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JAMES D. PERKINS,
OCT. 1901.
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REVUE
DES
DEUX MONDES
XXVI« ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME 1". — 1er JANVIER 1856.
PARIS.
- IMPRIMERIE LE J. CLAYE
F.CE SAINT-BEKOÎT, 7.
LÎBRARY.
REVUE
DES
DEUX MONDES
XXVP ANNÉE. — SECONDE PÉRIODE
TOME PREMIEH
PARIS
BUREAU DE LA REVUE DES DEUX MONDES
RUE SAINT-BENOÎT, 20
1856
TUFTS COLLEGB
LIBRASY.
ÉTUDES
LA VIE MONDAINE
LA PETITE COMTESSE
L
GEORGE L. A PAUL B. A PARIS.
Du Rozel, 15 septembre.
11 est neuf heures du soir, mon ami, et tu arrives d'Allemagne. On
te remet ma lettre, dont le timbre t'annonce d'abord que je suis
absent de Paris. Tu te permets un geste d'humeur, et tu me traites
de vagabond. Cependant tu te plonges dans ton meilleur fauteuil,
tu ouvres ma lettre, et tu apprends que je suis installé depuis cinq
jours dans un moulin de Basse-Normandie. — Un moulin! comment
diantre! que peut-il faire dans un moulin? — Ton front se plisse,
tes sourcils se rapprochent : tu déposes ma lettre pour un moment,
tu prétends pénétrer ce mystère par le seul effort de ton Imagina-
tive. — Soudain un aimable enjouement se peint sur tes traits ; ta
bouche exprime l'ironie du sage tempérée par l'indulgence de l'ami :
tu as entrevu dans un nuage d'opéra-comique une meunière pou-
drée, un corsage de rubans en échelle, une jupe fine et courte, et
des bas à coins dorés ; bref, une de ces meunières dont le cœur fait
tic-tac avec accompagnement de hautbois. — Mais les Grâces, qui se
jouent sans cesse devant ta pensée, l' égarent parfois : ma meunière
ressemble à la tienne comme je ressemble au jeune Colin; elle est
O REVUE DES DEUX MONDES.
coiffée d'un vaste, bonnet de coton, auquel la couche la plus iiTtense
de farine ne réussit pas à rendre sa couleur primitive; elle porte un
jupon d'une étoffe de laine grossière qui écorcherait la peau d'un
éléphant : bref, il m'arrive fréquemment de confondre la meunière
avec le nîeunier, après quoi il est superflu d'ajouter que je ne suis
nullement curieux de savoir si son cœur fait tic-tac.
La vérité est que, ne sachant comment tuer le temps en ton ab-
sence et n'ayant pas lieu d'espérer ton retour avant un mois (c'est
ta faute), j'ai sollicité une mission. Le conseil-général du départe-
ment de... venait tout à point d'émettre le vœu qu'une certaine ab-
baye ruinée, dite l'abbaye du Rozel, fût classée parmi les monumens
historiques : on m'a chargé d'examiner de près les titres de la pos-
tulante. Je me suis rendu en toute hâte au chef-lieu de ce départe-
ment artistique, où j'ai fait mon entrée avec la gravité importante
d'un homme qui tient entre ses mains la vie ou la mort d'un monu-
ment cher au pays. J'ai pris dans l'hôtel quelques renseignemens :
grande a été ma mortification quand j'ai reconnu que personne ne
paraissait soupçonner qu'une abbaye du Rozel existât ou eût jamais
existé à cent lieues à la ronde. — Je me suis présenté à la préfec-
ture sous le coup de ce désenchantement : le préfet, qui est V. . . ,
que tu connais, m'a reçu avec sa bonne grâce ordinaire; mais aux
questions que je lui adressais sur l'état des ruines qu'il s'agissait de
conserver à l'amour traditionnel de ses administrés, il m'a répondu
avec un sourire distrait que sa femme, qui avait vu ces ruines dans
une partie de campagne, pendant son séjour aux bains de mer, m'en
parlerait mieux qu'il ne le saurait faire.
Il m'invita à dîner, et le soir M"'* Y..., après les combats ordi-
naires de la pudeur expirante, me montra sur son album quelques
vues des fameuses ruines, dessinées avec goût. Elle s'exalta tout
doucement en me parlant de ces vénérables restes, encadrés, si on
l'en croit, dans un site enchanteur, et fort propres surtout aux par-
ties de campagne. Un regard suppliant et corrupteur termina sa
harangue. Il me semble évident que cette jeune femme est la seule
personne du département qui porte à cette pauvre vieille abbaye
un intérêt véritable, et que les pères-conscrits du conseil-général
ont émis un vœu de pure galanterie. Au surplus, il m'est impossible
de ne pas me ranger à leur opinion : l'abbaye a de beaux yeux; elle
jnérite d'être classée : elle le sera.
Mon siège était donc fait dès ce moment, mais il fallait encore
l'écrire et l'appuyer de quelques pièces justificatives. Malheureuse-
ment les archives et les bibliothèques locales n'abondent pas en
traditions relatives à mon sujet : après deux jours de fouilles con-
sciencieuses, je n'avais recueilli que de rares et insignifîans docu-
LA PETITE COMTESSE.
mens, qui peuvent se résumer dans ces deux lignes : « Abbaye du
Rozel, commune du Rozel, a été habitée de temps immémorial par
les moines, — qui l'ont quittée — lorsqu'elle a été détruite. »
C'est pourquoi je résolus d'aller, sans plus de retard, demander
leur secret à ces ruines mystérieuses, et de multiplier au besoin les
artifices de mon crayon pour suppléer à la concision forcée de ma
plume. — Je partis mercredi matin pour le gros bourg de ***, qui
n'est qu'à deux ou trois lieues de l'abbaye. Un coche normand,
compliqué d'un cocher normand, me promena tout le jour, comme
un monarque indolent, le long des haies normandes. Le soir j'avais
fait douze lieues, et mon cocher douze repas. Le pays est beau,
quoique d'un caractère agreste un peu uniforme. Sous un bocage
éternel se déploie une verdure opulente et monotone, dans l'épais-
seur de laquelle ruminent des bœufs satisfaits. Je conçois les douze
repas de mon cocher : l'idée de manger doit se présenter fréquem-
ment et presque uniquement à l'imagination de tout homme qui
liasse sa vie au milieu de cette grasse nature, dont l'herbe même
donne appétit.
Vers le soir cependant, l'aspect dupaysage changea : nous entrâmes
dans des plaines basses, marécageuses et nues comme des steppes,
qui s'étendaient de chaque côté de la route; le bruit des roues sur
la chaussée prit une sonorité creuse et vibrante; des joncs de couleur
sombre et de hautes herbes d'apparence malsaine couvraient à perte
de vue la surface noirâtre du marais. J'aperçus au loin, à travers le
crépuscule et derrière un rideau de pluie, deux ou trois cavaliers
lancés à toute bride, qui parcouraient, comme affolés, ces espaces
sans bornes : ils s'ensevelissaient par intervalles dans les bas fonds
du pâturage, et reparaissaient tout à coup, galopant toujours avec
la même frénésie. Je ne pouvais imaginer vers quel but idéal se pré-
cipitaient ces fantômes équestres. Je n'eus garde de m'en informer.
Le mystère est doux et sacré.
Le lendemain, je m'acheminai vers l'abbaye, emmenant dans mon
cabriolet un grand paysan qui avait les cheveux jaunes, comme Gérés.
C'était un valet de ferme qui demeurait depuis sa naissance à deux
pas de mon monument; il m'avait entendu le matin prendre des in-
formations dans la cour de l'auberge, et s'était offert obligeamment
à me conduire aux ruines, qui étaient la première chose qu'il eût
vue en venant au monde. Je n'avais nul besoin d'un guide : j'acceptai
cependant l'offre de ce garçon, dont l'officieux bavardage semblait me
promettre une conversation suivie, où j'espérais surprendre quelque
légende intéressante; mais dès qu'il eut pris place à mes côtés, le
drôle devint muet : mes questions semblaient même, je ne sais
pourquoi, lui inspirer une profonde méfiance, voisine de la colère.
8 REVUE DES DEUX MONDES.
J'avais affaire an génie des ruines, gardien jaloux de leurs trésors.
En revanche j'eus l'avantage de le ramener chez lui en voiture :
c'était apparemment ce qu'il avait voulu, et il eut tout lieu d'être
satisfait de ma complaisance.
Après avoir déposé devant sa porte cet agréable compagnon, je
dus mettre moi-même pied à terre : un escalier de rochers, serpen-
tant sur le flanc d'une lande, me conduisit au fond d'une étroite
vallée, qui s'arrondit et s'allonge entre une double chaîne de hautes
collines boisées. Une petite rivière y dort sous les aulnes, sépaiant
deux bandes de prairies fines et moelleuses comme les pelouses d'un
parc : on la traverse sur un vieux pont d'une seule arche qui des-
sine dans une eau tranquille le reflet de sa gracieuse ogive. Sur la
droite les collines se rapprochent en forme de cirque, et semblent
réunir leurs courbes verdoyantes; à gauche, elles s'évasent, et vont
se perdre dans la masse haute et profonde d'une forêt. La vallée est
ainsi close de toutes parts, et offre un tableau dont le calme, la fraî-
cheur et l'isolement pénètrent l'âme. Si l'on pouvait jamais trouver
la paix hors de soi-même, ce doux asile la donnerait : il en donne
du moins pour un instant l'illusion.
Le site eût suffi pour me faire deviner l'abbaye, qui sans doute
succéda à l'ermitage. Dans cette période de transition brutale et
convulsive qui ouvrit si péniblement l'ère moderne, quel immense
besoin de repos et de recueillement devait se faire sentir aux âmes
délicates et aux esprits contemplatifs! — Je lis dans le cœur du
moine, du poète, du spiritualiste inconnu que le hasard amena un
jour, au milieu de cet âge terrible, sur la pente de ces collines, et
qui découvrit soudain le trésor de solitude qu'elles recelaient : je me
figure l'attendrissement de ce rêveur fatigué en face d'une scène si
paisible; je me le figure, et en vérité je ne suis pas loin de le par-
tager. Notre époque, à travers de grandes dissemblances, n'est pas
sans quelques rapports essentiels avec les premiers temps du moyen
âge : le désordre moral, la convoitise matérielle, la violence barbare,
qui caractérisaient cette phase sinistre de notre histoire, ne semblent
éloignés de nous aujourd'hui que de la distance qui sépare la théorie
de la pratique, le complot de l'exécution, et l'âme perverse de la
jnain criminelle.
Les ruines de l'abbaye sont adossées à la forêt. Ce qui survit de
l'abbaye elle-même est peu de chose : à l'entrée de la cour, une porte
monumentale; une aile de bâtiment du xii* siècle, où loge la famille
du meunier dont je suis l'hôte; la salle du chapitre, remarquable
par d'élégans arceaux et quelques traces de peintures murales; enfin
deux ou trois cellules, dont une paraît avoir servi de lieu de correc-
tion, si j'en juge par la solidité de la porte et des verrous. Le reste
LA PETITE COMTESSE. 9
a été démoli, et se retrouve par fragmens dans les maisonnettes du
voisinage. L'église, qui a presque les proportions d'une cathédrale,
est d'une belle conservation et d'un effet merveilleux. Le portail et
le chevet de l'abside ont seuls disparu : toute l'architecture inté-
rieure, les voussures, les hautes colonnes, sont intactes et comme
faites d'hier. Là il semble qu'un artiste ait présidé à l'œuvre de
destruction : un coup de pioche magistral a ouvert aux deux extré-
mités de l'église, à la place du portail et à la place de l'autel, deux
baies gigantesques, de sorte que le regard, du seuil de l'édifice,
plonge dans la forêt comme à travers un profond arc triomphal. Dans
ce lieu solitaire, cela est inattendu et solennel. J'en fus ravi.
— Monsieur, dis-je au meunier, qui, depuis mon arrivée, obser-
vait de loin chacun de mes pas avec cette méfiance féroce qui semble
particulière au pays, je suis chargé d'étudier et de dessiner ces
ruines. Ce travail me demandera plusieurs jours : ne pourriez-vous
m'épargner une course quotidienne du bourg à l'abbaye, en me
logeant chez vous tant bien que mal, pendant une semaine ou deux?
Le meunier, Normand de racé, m'examina des pieds à la tête sans
me répondre, en homme qui sait que le silence est d'or : il me toisa,
me jaugea, me pesa, et finalement, desserrant ses lèvres enfarinées,
il appela sa femme. La meunière apparut alors sur le seuil de la
salle du chapitre, convertie en étable à veaux, et je dus lui renou-
veler ma demande. Elle m'examina à son tour, mais moins longue-
ment que son mari, et avec le flair supérieur de son sexe. Sa con-
clusion fut, comme j'avais droit de m'y attendre, celle du prœses
dans le Malade : — Dignus est intrare. Le meunier, qui vit la tour-
nure que prenaient les choses, souleva son bonnet et me régala d'un
sourire. Ces braves gens du reste, une fois la glace rompue, s'ingé-
nièrent à me dédommager, par mille attentions empressées, de la
prudence de leur accueil. Ils voulaient m'abandonner leur propre
chanbre, ornée des Aventures de Télémaque, à laquelle je préférai
— comme eût fait Mentor, — une cellule d'une austère nudité, dont
la fenêtre à petits carreaux losanges s'ouvre sur le portail ruiné de
l'église et sur l'horizon de la forêt.
Plus jeune de quelques années, j'aurais joui très vivement de cette
poétique installation, mais je grisonne, ami Paul, ou du moins j'en ai
peur, bien que j'essaie encore d'attribuer à de simples jeux de lumière
les tons douteux dont ma barbe s'émaille au soleil du midi. Toute-
fois, si ma rêverie a changé d'objet, elle dure encore et me charme
toujours. Mon sentiment poétique s'est modifié, et je crois qu'il s'est
élevé. L'image d'une femme n'est plus l'élément indispensable de
mon rêve : mon cœur, plus calme, et qui s'étudie à l'être, se retire
peu à peu du champ où s'exerce ma pensée. Je ne puis, je l'avoue,
10 REVUE DES DEUX MONDES.
trouver un plaisir suffisant dans les pures et sèches méditations de
l'intelligence : il faut que mon imagination parle d'abord et donne le
branle à mon cerveau, il faut qu'un spectacle me touche et me pro-
voque à penser, car je suis né romanesque, romanesque je mourrai,
et tout ce qu'on peut me demander, tout ce que je puis obtenir de
moi, à l'âge où la bienséance commande déjà la gravité, c'est de faire
des romans sans amour.
Les monumens du passé favorisent cette disposition incurable de
mon esprit : ils m'aident à ressusciter les mœurs, les passions, les
idées de leurs anciens habitans , et à interroger, sous les caractères
variés de chaque époque, la vieille énigme de la vie. — Dans cette
cellule où je t'écris, je ne manque pas d'évoquer chaque wr des
robes de bure et des visages macérés : un moine m'apparaît, tantôt
à genoux dans cet angle obscur, sur cette dalle usée, plongé dans
les heureuses extases de la foi, tantôt accoudé sur cette noire tablette
de chêne, couvrant d'auréoles d'or le parchemin des missels, perpé-
tuant les œuvres du génie antique, ou poursuivant sa science, qui
l'effraie, jusqu'aux limites de la magie. Un autre fantôme, debout
près de l'étroite fenêtre, attache son regard humide sur la profon-
deur de ces bois, qui lui rappellent les chasses chevaleresques et les
palefrois des châtelaines. — Tu en diras ce qu'il te plaira, j'aime les
moines, non pas les moines de la décadence, les moines fainéans,
pansus et verts gaillards, qui firent la joie de nos pères, et qui ne
font pas la mienne. J'aime et je vénère cette ancienne société mo-
nastique, telle que je me la figure, recrutée parmi les races mal-
heureuses et vaincues, conservant seule, au milieu d'un monde
barbare, le sentiment et le goût des jouissances de l'esprit, ouvrant
un refuge, et le seul refuge possible dans une telle époque, à toute
intelligence qui laissait vpir, fût-ce sous le sayon de l'esclave, quel-
aue étincelle de génie. Combien de poètes, de savans, d'artistes,
d'inventeurs anonymes ont dû bénir, pendant dix siècles, ce droit
d'asile respecté qui les avait arrachés aux misères poignantes et à
la vie bestiale de la glèbe ! L'abbaye aimait à découvrir ces pauvres
penseurs plébéiens et à seconder le développement de leurs apti-
tudes diverses : elle leur assurait le pain de chaque jour et le doux
bienfait du loisir, elle s'honorait et se parait de leurs talens. Quoique
leur cercle fût étroit, ils y exerçaient du moins librement les facultés
qu'ils tenaient de Dieu : ils vivaient heureux, quoiqu'ils dussent
mourir ignorés.
Que plus tard le cloître se soit écarté de ces nobles et sévères tra-
ditions, qu'il ait dégénéré de chute en chute jusqu'aux frères Fre-
dons et jusqu'au directeur spirituel de Panurge, cela est possible :
il a dû subir le destin commun à toutes les institutions qui ont fait
LA PETITE COMTESSE. 11
leur temps, et qui survivent à leur œuvre accomplie. Toutefois il se
peut bien que l'esprit gaulois de la bourgeoisie émancipée, auquel
vint s'ajouter bientôt l'esprit de la réforme, ait dessiné dans nos
vieilles abbayes plus de caricatures que de portraits. Quoi qu'il en
soit, même en lisant Rabelais avec le respect qui convient, aucun
homme doué de pensée ne saurait oublier que, durant cette triste
nuit du moyen âge, le dernier rayon de la pure vie intellectuelle
éclaire le front pâle du moine.
Jusqu'à présent l'ennui m'a épargné dans ma solitude. T'avoue-
rai-je même que j'y éprouve un contentement singulier? 11 me semble
que je suis à mille lieues des choses d'ici-bas, et qu'il y a une sorte
de trêve et de temps d'arrêt dans la misérable routine de mon exis-
tence, à la fois tourmentée et banale. Je savoure ma complète indé-
pendance avec l'allégresse naïve d'un Robinson de douze ans. Je
dessine quand il me plait : le reste du temps je me promène çà et
là à l'aventure, en ayant grand soin de ne jamais franchir les bornes
du vallon sacré. Je m'asseois sur le parapet du pont, et je regarde
couler l'eau; je vais à la découverte dans les ruines; je m'enfonce
dans les souterrains : j'escalade les degrés rompus du beffroi; je ne
puis les redescendre, et je demeure à cheval sur une gargouille, fai-
sant une assez sotte figure, jusqu'à ce que le meunier m'apporte une
échelle. Je m'égare la nuit dans ]a forêt, et je vois passer les che-
vreuils au clair de lune. Que veux-tu? Tout cela me berce agréable-
ment, et me produit l'impression d'un rêve d'enfant, que je fais dans
l'âge mûr.
Ta lettre, datée de Cologne, et qu'on m'a renvoyée ici suivant
mes instructions, a seule troublé ma béatitude. Je me console diffi-
cilement d'avoir quitté Paris presque à la veilie de ton retour. Que
le ciel confonde tes caprices et ton indécision ! Tout ce que je puis
faire maintenant, c'est de hâter mon travail; mais où trouver les
documens historiques qui me manquent? Je tiens sérieusement à
sauver ces ruines. Il y a là un paysage rare, un tableau de prix, qu'on
ne peut laisser périr sans vandalisme.
Et puis j'aime les moines, te dis-je. Je veux rendre à leurs ombres
cet hommage de sympathie. Oui, si j'avais vécu il y a quelque mille
ans, j'aurais certainement cherché parmi eux le repos du cloître
en attendant la paix du ciel. Quelle existence m'eût mieux convenu?
Sans souci de ce monde et assuré de l'autre, sans troubles du cœur
ni de l'esprit, j'aurais écrit paisiblement de douces légendes auxquelles
j'eusse été crédule, j'aurais déchiffré curieusement des manuscrits
inconnus et découvert en pleurant de joie l'Iliade ou l'Enéide; j'aurais
dessiné des rêves de cathédrales, chauffé des alambics, — et peut-
être inventé la poudre : ce n'est pas ce que j'aurais fait de mieux.
Allons, il est minuit : frère, il faut dormir.
45 REVUE DES DEUX MONDES.
Posl-scriplum. Il y a des spectres! — Je fermais cette lettre, mon
ami, au milieu d'un silence solennel, quand soudain mon oreille s'est
emplie de bruits mystérieux et confus qui paraissaient venir du
dehors, et où j'ai cru distinguer le sourd murmure d'une foule. Je
me suis approché fort surpris de la fenêtre de ma cellule, et je ne
saurais trop te dire la nature précise de l'émotion que j'ai ressentie
en apercevant les ruines de l'église éclairées d'une lumière resplen-
dissante : le vaste portail et les ogives béantes jetaient des flots de
clarté jusque sur les bois lointains. Ce n'était point, ce ne pouvait
être un incendie. J'entrevoyais d'ailleurs, à travers les trèfles de
pierre, des ombres de taille surhumaine qui passaient dans la nef,
paraissant exécuter avec une sorte de rhythme quelque cérémonie
bizarre. — J'ai brusquement ouvert ma fenêtre : au même instant,
de bruyantes fanfares ont éclaté dans la ruine, et ont fait retentir
tous les échos de la vallée; après quoi j'ai vu sortir de l'église une
double fde de cavaliers armés de torches et sonnant du cor, quel-
ques-uns vêtus de rouge, d'autres drapés de noir et la tête couverte
de panaches. Cette étrange procession a suivi, toujours dans le même
ordre, avec le même éclat et les mêmes fanfares, le chemin ombragé
qui borde les prairies. Arrivée sur le petit pont, elle a fait une sta-
tion : j'ai vu les torches s'élever, s'agiter et lancer des gerbes d'étin-
celles; les cors ont fait entendre une cadence prolongée et sauvage;
puis soudain toute lumière a disparu, tout bruit a cessé, et la vallée
s'est ensevelie de nouveau dans les ténèbres et dans le silence pro-
fond de minuit. Voilà ce que j'ai vu et entendu. Toi qui arrives d'Al-
lemagne, as-tu rencontré le Chasseur Noir? Non? Pends-toi donc!
II.
16 septembre.
L'ancienne forêt de l'abbaye appartient à un riche propriétaire du
pays, le marquis de Malouet, descendant de Nemrod, et dont le
château paraît être le centre social du pays. Il y a presque chaque
jour en cette saison grande chasse dans la forêt : hier la fête s'acheva
par un souper sur l'herbe suivi d'un retour aux flambeaux. J'aurais
volontiers étranglé l'honnête meunier qui m'a donné à mon réveil
cette explication en langiîe vulgaire de ma ballade de minuit.
Voilà donc le monde qui envahit avec toutes ses pompes ma chère
solitude. Je le maudis, Paul, dans toute l'amertume de mon cœur.
Je lui ai dû hier soir, à la vérité, une apparition fantastique qui m'a
charmé; mais je lui dois aujourd'hui une aventure ridicule, dont je
suis seul à ne point rire, car j'en suis le héros.
J'étais ce matin mal disposé au travail; j'ai dessiné toutefois jus-
qu'à midi, mais il m'a fallu y renoncer : j'avais la tête lourde, l'hu-
meur maussade, je sentais vaguement dans l'air quelque chose de
LA. PETITE COMTESSE. 13
fatal. Je suis rentré un instant au moulin pour y déposer mon atti-
rail; j'ai chicané la meunière consternée au sujet de je ne sais quel
brouet cruellement indigène qu'elle m'avait servi à déjeuner; j'ai
rudoyé les deux enfans de cette bonne femme qui touchaient à mes
crayons; enfin j'ai donné au chien du logis un coup de pied accom-
pagné de la célèbre formule : juge, si tu m'avais fait quelque chose !
Assez peu satisfait de moi-même, comme tu le penses, après ces
trois petites lâchetés, je me suis dirigé vers la forêt pour m'y déro-
ber autant que possible à la lumière du jour. Je me suis promené
])rès d'une heure sans pouvoir secouer la mélancolie prophétique
qui m'obsédait. Avisant enfin, au bord d'une des avenues qui tra-
versent la forêt, et sous l'ombrage des hêtres, un épais lit de mousse,
je m'y suis étendu avec mes remords, et je n'ai pas tardé à m'y
endormir d'un profond sommeil. — Dieu! que n'était-ce celui de
la mort!
Je ne sais depuis combien de temps je dormais, quand j'ai été
réveillé tout à coup par un certain ébranlement du sol dans mon
voisinage immédiat : je me suis levé brusquement, et j'ai vu à
quatre pas de moi, dans l'avenue, une jeune femme à cheval. Mon
apparition subite a un peu effrayé le cheval, qui a fait un écart. La
jeune femme, qui ne m'avait pas encore aperçu, le ramenait en lui
parlant. Elle m'a paru jolie, mince, élégante. J'ai entrevu rapide-
ment des cheveux blonds, des sourcils d'une nuance plus foncée,
un œil vif, un air de hardiesse, et un feutre à panache bleu campé
sur l'oreille avec trop de crânerie. — Pour l'intelligence de ce qui
va suivre, il faut que tu saches que j'étais vêtu d'une blouse de tou-
riste maculée d'ocre rouge; de plus, je devais avoir cet œil hagard
et cette mine effarée qui donnent à celui qu'on éveille en sursaut
une physionomie à la fois comique et alarmante. Joins à tout cela
une chevelure en désordre, une barbe semée de feuilles mortes, et
tu n'auras aucune peine à t' expliquer la terreur qui a subitement
bouleversé la jeune chasseresse au premier regard qu'elle a jeté sua-
moi : — elle a poussé un faible cri, et, tournant bride aussitôt, elle
s'est sauvée au galop de bataille.
Il m'était impossible de me méprendre sur la nature de l'impres-
sion que je venais de produire : elle n'avait rien de flatteur. Toute-
fois j'ai trente-cinq ans, et il ne suffit plus. Dieu merci, du coup
d'œil plus ou moins bienveillant d'une femme pour troubler la séré-
nité de mon âme. J'ai suivi d'un regard souriant la fuyante amazone;
à l'extrémité de l'allée dans laquelle je venais de ne point faire sa
conquête, elle a tourné bru-quement à gauche, s'engageant dans
une avenue parallèle. Je n'ai eu qu'à traverser le fourré voisin pour
la voir rejoindre une cavalcade composée de dix ou douze personnes,
lll ' REVUE DES DEUX MONDES.
qui semblaient l'attendre, et auxquelles elle criait de loin, d'une
voix entrecoupée : — Messieurs ! messieurs ! un sauvage ! il y a un
sauvage dans la forêt !
Intéressé par ce début, je m'installe commodément derrière un
épais buisson, l'œil et l'oreille également attentifs. On entoure la
jeune femme; on suppose d'abord qu'elle plaisante, mais son émo-
tion est trop sérieuse pour n'avoir point d'objet. Elle a vu, elle a
bien clairement vu , non pas précisément un sauvage si on veut,
mais un homme déguenillé dont la blouse en lambeaux semblait
couverte de sang, dont le visage, les mains et toute la personne
étaient d'une saleté repoussante, la barbe effroyable, les yeux à
moitié sortis de leurs orbites; bref, un individu près duquel le plus
atroce brigand de Salvator n'est qu'un berger de Watteau. Jamais
amour-propre d'homme ne fut à pareille fête. Cette charmante per-
sonne ajoutait que je l'avais menacée, et que je m'étais jeté, comme
le spectre de la forêt du Mans, à la tête de son cheval. — A ce récit
merveilleux répond un cri général et enthousiaste : — Donnons-lui
la chasse ! cernons-le ! traquons-le ! hop ! hourrah ! — et là-dessus
toute la cavalerie s'ébranle au galop sous la direction de l'aimable
conteuse.
Je n'avais, suivant toute apparence, qu'à demeurer tranquille-
ment blotti dans ma cachette pour dépister les chasseurs, qui m' al-
laient chercher dans l'avenue où j'avais rencontré l'amazone. Mal-
heureusement j'eus la pensée, pour plus de sûreté, de gagner le
fourré qui se présentait en face de moi. Gomme je traversais le car-
refour avec précaution, un cri de joie sauvage m'apprend que je suis
aperçu; en même temps je vois l'escadron tourner bride et revenir
sur moi comme un torrent. Un seul parti raisonnable me restait à
prendre, c'était de m' arrêter, d'affecter l'étonnement d'un honnête
promeneur qu'on dérange, et de déconcerter mes assaillans par une
attitude à la fois digne et simple; mais saisi d'une sotte honte, qu'il
est plus facile de concevoir que d'expliquer, convaincu d'ailleurs
qu'un effort vigoureux allait suffire pour me délivrer de cette pour-
suite importune et pour m' épargner l'embarras d'une explication, je
commets la faute à jamais déplorable de hâter le pas, ou plutôt,
pour être franc, de me sauver à toutes jambes. Je traverse le che-
min comme un lièvre, et je m'enfonce dans le fourré, salué au pas-
sage d'une salve de joyeuses clameurs. Dès cet instant, mon destin
était accompli; toute explication honorable me devenait impossible;
j'avais ostensiblement accepté la lutte avec ses chances les plus
extrêmes.
Cependant je possédais encore une certaine dose de sang-froid, et
tout en fendant les broussailles avec fureur, je me berçais de re-
LA PETITE COMTESSE. 15
llexions rassurantes. Une fois séparé de mes persécuteurs par l'épais-
seur d'un fourré inaccessible à la cavalerie, je saurais gagner assez
d'avance pour me rire de leurs vaines recherches. — Cette dernière
illusion s'est évanouie lorsque, arrivé à la limite du couvert, j'ai re-
connu que la troupe maudite s'était divisée en deux bandes, qui
m'attendaient l'une et l'autre au débuché. A ma vue, il s'est élevé
une nouvelle tempête de cris et de rires, et les trompes de chasse
ont retenti de toutes parts. J'ai eu le vertige; la forêt a tourbillonné
autour de moi; je me suis jeté dans le premier sentier qui s'est offert à
mes yeux, et ma fuite a pris le caractère d'une déroute désespérée.
La légion implacable des chasseurs et des chasseresses n'a pas
manqué de s'élancer sur mes traces avec un redoublement d'ardeur
et de stupide gaieté. Je distinguais toujours à leur tête la jeune
femme au panache bleu, qui se faisait remarquer par un acharne-
ment particulier, et que je vouais de bon cœur aux accidens les plus
sérieux de l'équitation. C'était elle qui encourageait ses odieux com-
phces, quand j'étais parvenu un instant à leur dérober ma piste; elle
me découvrait avec une clairvoyance infernale, me montrait du bout
de sa cravache, et poussait un éclat de rire barbare quand elle me
voyait reprendre ma course à travers les halliers, soufflant, hale-
tant, éperdu, absurde. J'ai couru ainsi pendant un temps que je ne
saurais apprécier, accomplissant des prouesses de gymnastique
inouies, perçant les taillis épineux, m'embourbant dans les fon-
drières, sautant les fossés, rebondissant sur mes jarrets avec l'élas-
ticité d'un tigre, galopant à la diable, sans raison, sans but, et sans
autre espérance que de voir la terre s'entr'ouvrir sous mes pas.
Enfin, et par un simple effet du hasard, car depuis longtemps
j'avais perdu toutes notions topographiques, j'ai aperçu les ruines
devant moi; j'ai franchi par un dernier élan l'espace libre qui les
sépare de la forêt, j'ai traversé l'église comme un excommunié, et
je suis arrivé tout flambant devant la porte du moulin. Le meunier
et sa femme étaient sur le seuil, attirés par le bruit de la cavalcade,
qui me suivait de près; ils m'ont regardé avec une expression de
stupeur; j'ai vainement cherché quelques paroles d'explication à
leur jeter en passant, et après d'incroyables efforts d'intelhgence,
je n'ai pu que leur murnnn*er niaisement : Si on me demande
dites que je n'y suis pas!... Puis j'ai gravi d'un saut l'escaher de
ma cellule, et je suis venu tomber sur mon lit dans un état de com-
plet épuisement.
Cependant, Paul, la chasse se précipitait tumultueusement dans
la cour de l'abbaye; j'entendais le piétinement des chevaux, la voix
des cavaliers, et même le son de leurs bottes sur les dalles du seuil,
ce qui me prouvait qu'une partie d'entre eux avait mis pied à terre
16 REVUE DES DEUX MONDES.
et me menaçait d'un dernier assaut : je me suis relevé avec un mou-
vement de rage et j'ai regardé mes pistolets. Heureusement, après
quelques minutes de conversation avec le meunier, les chasseurs se
sont retirés, non sans me laisser clairement entendre que, s'ils
avaient pris meilleure opinion de ma moralité, ils emportaient une
idée fort réjouissante de l'originalité de mon caractère.
Tel est, mon ami, l'historique fidèle de cette journée malheureuse,
où je me suis couvert franchement, et des pieds à la tête, d'une es-
pèce d'illustration à laquelle tout Français préférera celle du crime.
J'ai à cette heure la satisfaction de savoir que je suis, dans un châ-
teau voisin, au milieu d'une société de brillans cavaliers et de belles
jeunes femmes, un texte de plaisanteries inépuisable. Je sens de plus,
depuis mon mouvement de flanc (comme on a coutume d'appeler h
la guerre les retraites précipitées) , que j'ai perdu à mes propres yeux
quelque chose de ma dignité, et je ne puis me dissimuler en outre
que je suis loin de jouir auprès de mes hôtes rustiques de la même
considération.
En présence d'une situation si gravement compromise, j'ai dû tenir
conseil : après une courte délibération, j'ai rejeté bien loin, comme
puéril et pusillanime, le projet que me suggérait mon amour-
propre aux abois, celui de quitter ma résidence, et même d'aban-
donner le pays. J'ai pris le parti de poursuivre philosophiquement
le cours de mes travaux et de mes plaisirs, de montrer une âme su-
périeure aux circonstances, et de donner enfin aux amazones, aux
centaures et aux meuniers le beau spectacle du sage dans l'ad-
versité.
III.
20 septembre.
Je reçois ta lettre. Tu es de la vraie race des amis du Monomo-
tapa. Mais quel enfantillage ! Voilà la cause de ton brusque retour !
Un rien, un méchant cauchemar, qui, deux nuits de suite, te fait en-
tendre ma voix t' appelant à mon secours. Ah! fruits amers de la
détestable cuisine allemande! — \raiment, Paul, tu es bête. Tu me
dis pourtant des choses qui me touchent jusqu'aux larmes. Je ne
saurais te répondre à mon gré. J'ai le cœur tendre et le verbe sec.
Je n'ai jamais pu dire à personne : Je vous aime. Il y a un démon
jaloux qui altère sur mes lèvres toute parole de tendresse, et lui
donne une inflexion d'ironie. — Mais, Dieu merci, tu me connais.
Il paraît que je te fais rire quand tu me fais pleurer? Allons, tant
mieux. Oui, ma noble aventure de la forêt a une suite, et une suite
dont je me passerais bien. Tous les malheurs dont tu me sentais me-
nacé sont arrivés : sois donc tranquille.
LA PETITE COMTESSE. 17
Le lendemain de ce jour néfaste, je débutai par reconquérir l'es-
time de mes hôtes du moulin, en leur racontant de bonne grâce
les plus piquans épisodes de ma course. Je les vis s'épanouir à ce
récit; la femme, en particulier, se pâmait avec des convulsions
atroces et des ouvertures de mâchoire formidables. Je n'ai rien vu
de si hideux en ma vie que cette grosse joie de vachère.
En témoignage d'un retour de sympathie complet, le meunier me
demanda si j'étais chasseur, ôta du croc de sa cheminée un long
tube rouillé qui me fit penser à la carabine de Bas-de-Cuir, et me le
mit entre les mains en me vantant les qualités meurtrières de cet
instrument. J'acceptai sa politesse avec une apparence de vive satis-
faction, n'ayant jamais eu le cœur de détromper les gens qui croient
m' être agréables, et je me dirigeai vers les bois-taillis qui couvrent
les collines, portant comme une lance cette arme vénérable, qui me
paraissait en effet des plus dangereuses. J'allai m' asseoir dans les
bruyères et je déposai le long fusil près de moi, puis je m'amusai à
écarter à coups de pierre les jeunes lapins qui venaient jouer impru-
demment dans le voisinage d'une machine de guerre dont je ne pou-
vais répondre. Grâce à ces précautions, pendant plus d'une heure
que dura ma chasse, il n'arriva d'accident ni au gibier ni à moi.
A te dire vrai, j'étais bien aise de laisser passer le moment oii les
chasseurs du château avaient coutume de se mettre en campagne,
ne me souciant pas, par un reste de vaine gloire, de me trouver sur
leur passage ce jour-là. Vers deux heures de l'après-midi, je quittai
mon lit de menthe^et de serpolet, convaincu que je n'avais à redou-
ter désormais aucune rencontre importune. Je remis la canardière
au meunier, qui sembla un peu étonné, peut-être de me revoir les
mains vides, et plus probablement de me revoir en vie. J'allai m'in-
staller en face du portail, et j'entrepris d'achever une vue générale
de la ruine, aquarelle magnifique qui doit enlever les suiïrages du
ministre.
J'étais profondément absorbé dans mon travail , quand je crus
tout à coup entendre plus distinctement qu'à l'ordinaire ce bruit de
cavalerie qui, depuis ma mésaventure, chagrinait sans cesse mes
oreilles. Je me retournai avec vivacité, et j'aperçus l'ennemi à deux
cents pas de moi. Il était cette fois en tenue de ville, paraissant
équipé pour une simple promenade; il avait fait depuis la veille
quelques recrues des deux sexes, et offrait véritablement une masse
imposante. Quoique préparé de longue main à cette occurrence, je
ne pus me défendre d'un certain malaise, et je pestai fort contre ces
désœuvrés infatigables. Toutefois je n'eus pas même la pensée de
faire retraite; j'avais perdu le goût de la fuite pour le reste de mes
jours.
TOME I. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
A mesure que la cavalcade approchait, j'entendais des rires étouf-
fés et des chuchottemens dont le secret ne m'échappait point : je dois
t' avouer qu'un grain de colère commençait à fermenter dans mon
cœur, et tout en continuant ma besogne avec l'apparence du plus vif
intérêt et des poses de tête admiratives devant mon aquarelle, je
prêtais à la scène qui se passait derrière moi une attention sombre
et vigilante. Au surplus l'intention définitive des promeneurs parut
être de ménager mon infortune : au lieu de suivre le sentier au bord
duquel j'étais établi, et qui était le chemin le plus court pour gagner
les ruines, ils s'écartèrent un peu sur la droite et défilèrent en si-
lence. Un seul d'entre eux, quittant le groupe principal, fit brus-
quement une pointe de côté, et vint s'arrêter à dix pas de mon ate-
lier : quoique j'eusse le front penché sur mon dessin, je sentis, par
cette étrange intuition que chacun connaît, un regard humain se
fixer sur moi. Je levai les yeux d'un air d'indifférence, les rebaissant
presque aussitôt : ce rapide mouvement m'avait suffi pour recon-
naître dans cet observateur indiscret la jeune dame au panache bleu,
cause première de mes disgrâces. Elle était là, campée sur son cheval,
le menton en l'air, les yeux à demi clos, me considérant des pieds à
la tête avec une insolence admirable. J'avais cru devoir d'abord,
par égard pour son sexe, m' abandonner sans défense à son imperti-
nente curiosité ; mais au bout de quelques secondes , comme elle
continuait son manège, je perdis patience, et, relevant la tête plus
franchement, j'arrêtai mon regard sur le sien, avec une gravité po-
lie, mais avec une profonde insistance. Elle rougit, ce que voyant,
je la saluai. Elle me fit de son côté une légère inclination, s'éloigna
au galop de chasse, et disparut sous la voûte de la vieille église. —
Je demeurai ainsi maître du champ de bataille, savourant avec plaisir
le triomphe de fascination que je venais de remporter sur cette petite
personne, qu'il y avait assurément du mérite à décontenancer.
La promenade dans la forêt dura vingt minutes à peine, et je vis
bientôt la brillante fantasia déboucher pêle-mêle hors du portail.
Je feignis de nouveau une profonde abstraction, mais cette fois
encore un cavalier se détacha de la compagnie, et s'avança vers
moi : c'était un homme de grande taille, qui portait un habit bleu
boutonné militairement jusqu'à la gorge. Il marchait si droit sur
mon petit établissement, que je ne pus m'empêcher de lui supposer
la résolution arrêtée de passer par-dessus, afin de faire rire les
dames. Je le surveillais en conséquence d'un œil furtif, mais alerte,
lorsque j'eus le soulagement de le voir s'arrêter à deux pas de mon
tabouret, et ôter son chapeau : « Monsieur, me dit-il d'une voix
franche et pleine, voulez-vous me permettre de voir votre dessin? »
Je lui rendis son salut, m'inclinai en signe d'acquiescement, et pour-
LA PETITE COMTESSE. 19
suivis mon travail. Après un moment de silencieuse contemplation,
l'inconnu équestre laissa échapper quelques épithètes louangeuses
qui semblaient lui être arrachées par la violence de ses impressions;
puis, reprenant l'allocution directe : « Monsieur, me dit-il, permet-
tez-moi de rendre grâce à votre talent; nous lui devrons, je n'en
puis douter, la conservation de ces ruines, qui sont l'ornement de
notre pays. » Je quittai aussitôt ma réserve, qui n'eût plus été qu'une
bouderie enfantine, et je répondis, comme il convenait, que c'était
apprécier avec beaucoup d'indulgence une ébauche d'amateur, que
j'avais au reste le plus vif désir de sauver ces belles ruines, mais
que la partie la plus sérieuse de mon travail menaçait de demeurer
très insignifiante, faute de renseignemens historiques que j'avais
vainement cherchés dans les archives du chef-lieu.
— Parbleu, monsieur, reprit le cavalier, vous me faites grand
plaisir. J'ai dans ma bibliothèque une bonne partie des archives de
l'abbaye. Venez les consulter à votre loisir. Je vous en serai recon-
naissant.
Je remerciai avec embarras. Je regrettais de n'avoir pas su cela
plus tôt. Je craignais d'être rappelé à Paris par une lettre que j'at-
tendais ce jour même. Cependant je m'étais levé pour faire cette
réponse, dont je m'efforçais d'atténuer la mauvaise grâce par la
courtoisie de mon attitude. En même temps je prenais une idée plus
nette de mon interlocuteur : c'était un beau vieillard à large poi-
trine, qui paraissait porter très vertement une soixantaine d'hivers,
et dont les yeux bleu clair à fleur de tête exprimaient la bienveillance
la plus ouverte.
— Allons ! allons ! s'écria-t-il, parlons franc ! Il vous répugne de
vous mêler à cette bande d'étourdis que voilà là-bas, et que je n'ai
pu empêcher hier de faire une sottise pour laquelle je vous présente
mes excuses. Je me nomme le marquis de Malouet, monsieur. Au
surplus, les honneurs de la journée ont été pour vous. On voulait
vous voir : vous ne vouliez pas être vu. Vous avez eu le dernier mot.
Qu'est-ce que vous demandez?
Je ne pus m' empêcher de rire en entendant une interprétation si
favorable de ma triste équipée.
— Vous riez ! reprit le vieux marquis : bravo ! nous allons nous
comprendre. Ah çà, qu'est-ce qui vous empêche de venir passer
quelques jours chez moi? Ma femme m'a chargé de vous inviter:
elle a compris par le menu tous vos ennuis d'hier... Elle a une bonté
d'ange, ma femme... elle n'est plus jeune, elle est toujours malade,
c'est un souffle, mais c'est un ange... Je vous logerai dans ma biblio-
thèque... vous vivrez en ermite, si cela vous convient... Mon Dieu!
je vois votre affaire, vous dis-je : mes étourneaux vous font peur...
:20 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS êtes un homme sérieux! je connais ce caractère-là!... Eh bien!
vous trouverez à qui parler... ma femme est pleine d'esprit... moi-
même, je n'en manque pas... J'aime l'exercice... il est nécessaire à
ma santé... mais il ne faut pas me prendre pour une brute... Diable!
pas du tout! je vous étonnerai... Vous devez aimer le whist, nous le
ferons ensemble... vous devez aimer à bien vivre, délicatement,
j'entends, comme il sied à un homme de goût et d'intelligence...
Eh bien! puisque vous appréciez la bonne chère, je suis votre homme;
j'ai un cuisinier excellent. . . j'en ai même deux pour le quart d'heure,
un qui part et l'autre qui arrive... il y a conjonction... cela fait une
latte savante... un tournoi académique... dont vous m'aiderez à dé-
cerner le prix!... Allons! ajouta-t-il en riant lui-même ingénument
de son bavardage, voilà qui est dit, n'est-ce pas? je vous enlève?
Heureux, Paul, l'homme qui sait dire : non! Seul il est vrai-
ment maître de son temps, de sa fortune et de son honneur. 11 faut
savoir dire : non! même à un pauvre, même à une femme, même à
un vieillard aimable, sous peine de livrer à l'aventure sa charité, sa
dignité et son indépendance. Faute d'un non viril, que de misères,
que de chutes, que de crimes, depuis Adam !
Tandis que je pesais à part moi l'invitation qui m'était adressée,
ces réflexions m'assaillirent en foule; j'en reconnus la profonde sa-
gesse, — et je dis : oui. — Oui fatal, par lequel je perdais mon pa-
radis, échangeant une retraite complètement à mon gré, paisible,
laborieuse, romanesque et libre, contre la gêne d'un séjour où la vie
mondaine déploie toutes les fureurs de son insipide dissipation.
Je réclamai le temps nécessaire pour préparer mon déménage-
ment, et M. de Malouet me quitta, après une chaleureuse poignée
de main, en me déclarant que je lui plaisais fort, et qu'il allait exci-
ter ses deux cuisiniers à me faire un accueil triomphal. — Je vais,
me dit-il, leur annoncer un artiste, un poète; ça va leur monter
l'imagination.
Vers cinq heures, deux domestiques du château vinrent prendre
mon mince bagage et m'avertir qu'une voiture m'attendait au haut
des collines. Je dis adieu à ma cellule; je remerciai mes hôtes, et
j'embrassai leurs marmots, tout barbouillés et mal peignés qu'ils
étaient. Ce petit monde sembla me voir partir avec regret. J'éprou-
vais moi-même une tristesse extraordinaire. Je ne sais quel étrange
sentiment m'attachait à cette vallée, mais je la quittai le cœur serré,
comme on quitte une patrie.
A demain, Paul, car je n'en puis plus. •
LA PETITE COMTESSE. 21
IV.
21 Septembre.
Le château de Malouet est une construction massive et assez vul-
gaire, qui date d'une centaine d'années. De belles avenues, une cour
d'honneur d'un grand style et un parc séculaire lui prêtent toutefois
une véritable apparence seigneuriale. — Le vieux marquis vint me
recevoir au bas du perron, passa son bras sous le mien, et après
m'avoir fait traverser une longue file de corridors, m'introduisit
dans un vaste salon, où régnait une obscurité presque complète; je
ne pus qu'entrevoir vaguement, aux lueurs intermittentes du foyer,
une vingtaine de personnages des deux sexes, espacés çà et là par
petits groupes. Grâce à ce bienheureux crépuscule, je sauvai mon
entrée, qui de loin s'était présentée à mon imagination sous un jour
solennel et un peu alarmant. Je n'eus que le temps de recevoir le
compliment de bienvenue que ^1"*= de Malouet m'adressa d'une voix
faible, mais pénétrante et sympathique. Elle me prit le bras presque
aussitôt pour passer dans la salle à manger, ayant résolu, à ce qu'il
paraît, de ne refuser aucune marque de considération à un coureur
d'une si surprenante agilité.
Une fois à table et en pleine lumière, je ne laissai pas de m' aper-
cevoir que mes prouesses de la veille n'étaient pas oubliées, et que
j'étais le point de mire de l'attention générale; mais je supportai
bravement ce feu croisé de regards curieux et ironiques, retranché
d'une part derrière une montagne de fleurs qui ornait le milieu de la
table, et soutenu de l'autre dans ma position défensive par la bien-
veillance ingénieuse de ma voisine. — M™^ de Malouet est une de ces
rares vieilles femmes qu'une force d'esprit supérieure ou une grande
pureté d'âme ont protégées contre le désespoir à l'heure fatale de la
quarantième année, et qui ont sauvé du naufrage de leur jeunesse
une épave unique, mais un charme souverain, celui de la grâce.
Petite, frêle, le visage pâli et macéré par une souffrance habituelle,
elle justifie exactement le mot de son mari : C'est un souiïle, un
souffle qui respire l'intelligence et la bonté. Aucune trace de préten-
tion malséante à son âge, un soin exquis de sa personne sans ombre
de coquetterie, un oubli complet de la jeunesse perdue, une sorte
de pudeur d'être vieille, et un désir touchant, non de plaire, mais
d'être pardonnée, telle est cette marquise que j'adore. Elle a beau-
coup voyagé, beaucoup lu, et connaît bien son Paris. Je m'égarai
avec elle dans une de ces causeries rapides où deux esprits qui se
rencontrent pour la première fois aiment à faire connaissance, allant
d'un pôle à l'autre, effleurant toutes choses, controversant avec gaieté
et concordant avec bonheur.
22 REVUE DES DEUX MONDES.
M. de Malouet profita de l'enlèvement du plat gigantesque qui
nous séparait pour s'assurer de l'état de mes relations avec sa
femme. Il parut satisfait de notre bonne intelligence évidente, et
élevant sa voix sonore et cordiale : — Monsieur, me dit-il, je vous
ai parlé de mes deux cuisiniers rivaux; voici le moment de me prou-
ver que vous méritez la réputation de haut discernement dont je
vous ai gratifié auprès de ces deux virtuoses... Hélas ! je vais perdre
le plus ancien, et sans contredit le plus savant de ces maîtres, — l'il-
lustre Jean Rostain. C'est lui, monsieur, qui, m'arrivant de Paris il y
a deux ans, me dit cette belle parole : un homme de goût, monsieur
le marquis, ne peut plus habiterParis; on y fait maintenant une cer-
taine cuisine. . . romantique, qui nous mènera loin ! — Bref, monsieur,
Rostain est classique : cet homme rare a une opinion ! Eh bien ! vous
venez de goûter successivement à deux plats d'entremets dont la
crème forme la base essentielle : suivant moi, ces deux plats sont
réussis l'un et l'autre; mais l'œuvre de Rostain m'a paru d'une su-
périorité prononcée... Ah! ah! monsieur, je suis curieux de savoir
si vous pourrez de vous-même, et sur cette seule indication, assigner
à chaque arbre son fruit et rendre à César ce qui est à César... Ah!
ah ! voyons cela.
Je jetai un coup d'œil à la dérobée sur les restes des deux plats
que me signalait le marquis, et je n'hésitai pas à qualifier de clas-
sique celui que couronnait un temple de l'Amour, avec une image
de ce dieu en pâte polychrome.
— Touché! s'écria le marquis. Bravo! Rostain le saura, et son
cœur en sera réjoui. Ah ! monsieur, que n'ai-je eu l'honneur de vous
recevoir chez moi quelques jours plus tôt ! J'aurais peut-être gardé
Rostain, ou, pour mieux dire, Rostain m'eût peut-être gardé, car
je ne puis vous cacher, messieurs les chasseurs, que vous n'êtes
point dans les bonnes grâces du vieux chef, et je ne suis pas loin
d'attribuer son départ, de quelques prétextes qu'il le colore, aux
dégoûts dont l'abreuve votre indifférence. Je crus lui être agréable
en lui annonçant, il y a quelques semaines, que nos réunions de chasse
allaient lui assurer un concours d'appréciateurs digne de ses talens.
— Monsieur le marquis m'excusera, me répondit Rostain avec un
sourire mélancolique, si je ne partage point ses illusions : en premier
lieu, un chasseur dévore et ne mange point; il apporte à table un
estomac de naufragé, iratiim ventrem, comme dit Horace, et en-
gloutit sans choix et sans réflexion, gulœparens, les productions les
plus sérieuses d'un artiste; en second lieu, l'exercice violent de la
chasse a développé chez le convive une soif désordonnée qui s'assou-
vit généralement sans modération. Or monsieur le marquis n'ignore
pas le sentiment des anciens sur l'usage excessif du vin pendant le
LA PETITE COMTESSE. 23
repas : — il émoasse le goût — exsurdant vina pahlum ! — Néan-
moins monsieur le marquis peut être assuré que je travaillerai pour ses
invités avec ma conscience habituelle, quoique avec la douloureuse
certitude de n'être point compris. — En achevant ces mots, Ros-
tain se drapa dans sa toge, adressa au ciel le regard du génie mé-
connu, et sortit de mon cabinet.
— J'aurais cru, dis-je au marquis, qu'aucun sacrifice ne vous eût
coûté pour retenir ce grand homme.
— Vous me jugez bien, monsieur, reprit M. de Malouet; mais
vous allez voir qu'il me conduisit jusqu'aux limites de l'impossible.
11 y a précisément huit jours, M. Rostain, m' ayant demandé une
audience particulière, m'annonça qu'il se voyait dans la pénible
nécessité de quitter mon service. — Ciel! monsieur Rostain, quitter
mon service ! Et où irez-vous ? — A Paris. — Comment ! à Paris !
Mais vous aviez secoué sur la grande Babylone la poudre de vos san-
dales ! La décadence du goût, l'essor de plus en plus marqué de la
cuisine romantique! ce sont vos propres paroles, Rostain... Il sou-
pira : — Sans doute, monsieur le marquis, mais la vie de province
a des amertumes que je n'avais point pressenties. — Je lui proposai
des gages fabuleux, il refusa. — Voyons, qu'y a-t-il donc, mon ami?
Ah! je sais! vous n'aimez point la fdle de cuisine; elle trouble vos
méditations par ses chants grossiers : — soit, je la congédie!... Cela
ne suffit pas? C'est donc Antoine qui vous déplaît? Je le renvoie!
Est-ce mon cocher? Je le chasse! — Bref, je lui offris, messieurs,
toute ma maison en holocauste. A ces prodigieuses concessions, le
vieux chef secouait la tête avec indifférence. — Mais enfin, m'écriai-je,
au nom du ciel , monsieur Rostain , expliquez-vous ! — Mon Dieu !
monsieur le marquis, me dit alors Jean Rostain, je vous avouerai
qu'il m'est impossible de vivre dans un endroit où je ne trouve per-
sonne pour faire ma partie de billard!... — Ma foi! c'était trop
fort ! ajouta le marquis avec une bonhomie plaisante; je ne pouvais
pourtant pas faire moi-même sa partie de billard! J'ai dû me rési-
gner : j'ai écrit aussitôt à Paris, et il m'est arrivé hier soir un jeune
cuisinier à moustaches, qui m'a déclaré se nommer Jacquem.art
(des Deux-Sèvres). Le classique Rostain, par un sublime mouvement
de gloire, a voulu seconder M. Jacquemart (des Deux-Sèvres) dans
son premier travail, et voilà comment j'ai pu vous servir aujourd'hui,
messieurs, ce grand repas éclectique dont, je le crains, nous aurons
/Seuls apprécié, monsieur et moi, les mystérieuses beautés.
M. de Malouet se leva de table en achevant l'épopée de Rostain.
Après le café, je suivis les fumeurs dans la cour. La soirée était
magnifique. Le marquis m'entraîna dans l'avenue, dont le sable fin
étincelait aux rayons de la lune, entre les ombres épaisses des grands
2â REVUE DES DEUX MONDES.
inaiToniiiers. Tout en causant avec une négligence apparente, il me
fit subir une sorte d'examen sur beaucoup de matières, comme pour
s'assurer que j'étais digne de l'intérêt qu'il m'avait témoigné si gra-
tuitement jusque-là. Nous fûmes loin de nous accorder sur tous les
points; mais, doués l'un et l'autre de bonne foi et de bienveillance,
nous trouvâmes presque autant de plaisir à discuter qu'à nous en-
tendre. Cet épicurien est un penseur; sa pensée, toujours généreuse,
a pris dans la solitude où elle s'exerce un tour bizarre et para-
doxal. Je voudrais t'en donner une idée. — Il m'embarrassa un peu
en me disant tout à coup : — Quel est votre sentiment, monsieur, sur
la noblesse, considérée comme institution dans notre temps et dans
notre France? — Il vit que j'hésitais. — Parlez franchement, que
diantre! Vous voyez que je suis un homme franc! — Ma foi! mon-
sieur, dis-je, j'ai pour la noblesse les sentimens d'un artiste : je la
regarde... comme un monument national..., comme une belle ruine
historique, que j'aime, que je respecte, quand elle daigne ne pas
m'écraser. — Oh ! oh ! reprit-il en riant, nous avons du chemin à
faire pour nous entendre sur ce point-là ! Je ne conviendrai jamais
que je sois une ruine, même historique ! Je vous étonnerais beau-
coup, n'est-ce pas, si je vous disais que, suivant ma manière de
voir, il n'y a pas de France possible sans noblesse?
— Vous m' étonneriez positivement, dis-je.
— C'est pourtant ma pensée, et je la crois sérieuse. Je ne conçois
pas plus une nation sans une aristocratie classée, sans une noblesse,
que je ne concevrais une armée sans état-major. La noblesse est
r état-major intellectuel et moral d'un pays.
— Est-elle cela chez nous?
— Elle a été en d'autres temps, monsieur, tout ce qu'elle devait
être dans la mesure de la civilisation de ces temps-là; elle a été la
tète, le cœur et le bras de la nation. Elle a méconnu depuis, je
l'avoue, et jamais plus cruellement qu'au siècle dernier, le rôle
nouveau que lui imposait une ère nouvelle. Aujourd'hui, sans le
méconnaître, elle semble généralement l'oublier. Si le ciel m'eût
donné un fils... ah! je touche là une corde toujours douloureuse
dans mon cœur!... je me serais fait un cas de conscience, pour moi,
de l'arracher à cette oisiveté boudeuse et découragée où les restes
de notre vieille phalange vivent et meurent dans un vain regret du
passé. Sans cesser d'être le premier par le courage, — vertu ancienne
qui n'a pas cessé, comme on voit, d'être utile au pays, — j'aurais pris
soin qu'il fût encore le premier, un des premiers du moins par les
lumières, par la science, par le goût, par toutes les expressions de
cette noble activité d'esprit qui nous assure aujourd'hui notre place
sous le soleil! Ah! dites-moi qu'une aristocratie doit surveiller atten-
LA PETITE COMTESSE. 25
tivement la marche de la civilisation de son temps et de son pays,
et non-seulement la suivre, mais la guider toujours! Dites-moi
encore, si vous voulez, qu'elle ne doit jamais fermer ses cadres à
demeure, qu'elle a parfois besoin de recrues et de sang nouveau,
qu'elle doit s'approprier avec choix tout mérite éminent et toute
vertu éclatante, je vous l'accorde de grand cœur: c'est mon opinion;
mais ne me dites pas qu'une nation peut se passer d'une aristocratie,
— ou permettez-moi en ce cas de vous demander ce que vous pensez
de la civilisation américaine : c'est la seule en effet qui soit complè-
tement dégagée de toute influence immédiate ou lointaine d'une
aristocratie présente ou passée.
— Mais il me semble, lui dis-je, évitant de répondre directement
à sa question, il me semble qu'en France du moins nous avons cet
état-major intellectuel que vous demandez : c'est l'aristocratie natu-
relle et légitime du travail et du mérite. J'espère que celle-là ne
nous manquera jamais. Je crois que la classer, c'est vouloir l'entraver
et la restreindre. A quoi bon créer une institution, quand il y a là
un fait éternel de sa nature, qui se renouvelle et se perpétue de lui-
même à chaque génération?
— Ta! ta! ta! s'écria le marquis en s' échauffant, voilà du fruit
nouveau! Croyez-vous de bonne foi qu'une nation, un génie national,
une civilisation nationale, puissent naître, se développer et se con-
server par le seul fait des individualités plus ou moins brillantes
que chaque génération met au jour? Interrogez l'histoire, ou plutôt
regardez l'Amérique encore une fois : les États-Unis ont, comme tous
les autres états je suppose, leur contingent naturel d'hommes de ta-
lent et de vertu; ont-ils ce qu'on peut appeler un génie national?
quel est-il ? Faites-moi l'honneur de m'en décrire un seul trait. . . Bah !
ils n'ont pas de capitale seulement! Je les défie d'en avoir une ! Une
capitale n'est que le siège d'une aristocratie. Non, monsieur, non,
le fait ne suffit pas, il y a une loi qu'on ne peut méconnaître : rien
de fort, rien de grand, rien de durable sous le ciel sans l'autorité,
sans l'unité, sans la tradition. Ces trois conditions de grandeur et de
durée, vous ne les trouverez que dans une institution permanente. Il
faut une tribu sainte à la garde du feu sacré. Il nous faut un corps
d'élite qui se fasse un devoir et un honneur héréditaires de concen-
trer dans son sein le culte du génie de la patrie, de maintenir, de
pratiquer ou d'encourager les vertus, l'urbanité, les sciences, les arts,
les industries, qui composent ce que le monde entier salue sous le
nom de civilisation française ! Figurez-vous enfin une noblesse régé-
nérée dans cet esprit-là, comprenant son métier, ni exclusive ni ba-
nale, appuyant toujours sa suprématie officielle sur une véritable et
évidente supériorité : notre société, notre civilisation, notre patrie
26 ' REVUE DES DEUX MONDES.
vivront et grandiront. Sinon, non. Paris, vrai symbole aristocratique,
vous maintiendra encore quelque temps. Voilà tout... Ah! ah!
qu'est-ce que vous répondrez à cela ?
— Je vous répondrai par une question, si vous me le permettez :
Comment vous comportez-vous de votre personne dans ce petit coin
de la France où vous résidez?
— Mais, monsieur, je m'y comporte fort bien, et suivant mes
principes : j'y suis, autant qu'il est en moi, l'expression la plus éle-
vée de mon temps et de mon pays. J'y importe le bon sens, le bon
goût et le drainage. Je daigne être le maire de ma commune. Je
bâtis à mes paysans des écoles, des salles d'asile et une éghse, —
le tout à mes frais, bien entendu.
— Et vos paysans, dis-je, qu'est-ce qu'ils font?
— Parbleu! ils me détestent!
— Vous voyez, lui dis-je en riant, que l'esprit moderne ne souffle
pas directement dans le sens de vos théories, puisqu'il suffit de votre
qualité de noble pour fermer les yeux et le cœur de ces messieurs à
vos vertus et à vos bienfaits.
— Ah! l'esprit moderne! l'esprit moderne ! s'écria le marquis : eh
bien! quand il souffle de travers, il faut le redresser! Ah! jeune
homme, c'est de la faiblesse, cela! Je vous dirai comme Piostain :
Si vous obéissez servilement à ce que vous appelez l'esprit moderne,
vous nous ferez une cuisine romantique qui nous mènera loin !... Or
çà, mon jeune ami, allons retrouver ces dames et faire notre whist.
En nous rapprochant du château, nous entendîmes un grand
bruit de voix et de rires, et nous aperçûmes au bas du perron une
dizaine de jeunes gens sautant et bondissant, comme pour attein-
dre, sans l'intermédiaire des degrés, la plate-forme qui couronne
le double escalier. Nous pûmes pressentir l'explication de cette
gymnastique passionnée aussitôt que la clarté de la lune nous eut
permis de distinguer une robe blanche sur la plate-forme. C'était
évidenmient un tournoi dont la robe blanche devait nommer le vain-
queur. La jeune femme (si elle n'eût pas été jeune, ils n'auraient
pas sauté si haut) était appuyée sur la balustrade, exposant hardi-
ment à la rosée d'un soir d'automne et aux baisers de Diane sa tête
jonchée de (leurs et ses épaules nues : elle se penchait légèrement,
et tendait aux lutteurs un objet assez difficile à discerner de loin :
c'était une fine cigarette, délicat travail de sa main blanche et de
ses ongles roses. Bien que ce spectacle n'eût rien que de charmant,
M. de Malouet y trouva apparemment quelque chose qui ne lui plut
pas, car son accent de bonne humeur se nuança d'une teinte assez
sensible d'impatience lorsqu'il murmura : Allons! j'en étais sûrl
c'est la petite comtesse!
LA PETITE COMTESSE. 27
Je n'ai pas besoin d'ajouter que j'avais reconnu dans la petite
comtesse mon amazone aux plumes bleues, qui, avec ou sans
plumes, paraît avoir le même tempérament. Elle me reconnut très
bien de son côté, comme tu vas le voir. Au moment où nous ache-
vions, M. de Malouet et moi, de monter le perron, laissant les pré-
tendans rivaux se débattre et s'élancer avec une ardeur croissante,
la petite comtesse, intimidée peut-être par la présence du marquis,
voulut en finir et me mit brusquement sa cigarette dans la main en
me disant : Tenez ! c'est pour vous! Au fait, c'est vous qui sautez le
mieux. — Et elle disparut sur ce beau trait, qui avait le double
avantage de désobliger à la fois les vaincus et le vainqueur.
Ce fut, en ce qui me concerne, le dernier épisode remarquable de
la soirée. Après le whist, je prétextai un peu de fatigue, et M. de
Malouet eut l'obligeance de m'installer lui-même dans une jolie
chambre tendue de perse et contiguë à la bibliothèque. J'y fus in-
commodé une partie de la nuit par le bruit monotone du piano et
par le roulement des voitures, indices de civilisation qui me firent
regretter plus amèrement que jamais ma pauvre thébaïde.
V.
26 septembre.
J'ai eu la satisfaction de trouver dans la bibliothèque du marquis
les documens historiques qui me manquaient. Ils proviennent effec-
tivement de l'ancien chartrier de J' abbaye, et offrent à la famille de
Malouet un intérêt particulier. Ce fut un Guillaume Malouet, très
noble homme et chevalier, qui, au milieu du xir siècle, du consen-
tement de messieurs ses fils, Hugues, Foulques, Jean et Thomas,
restaura l'église et fonda l'abbaye en faveur de l'ordre des bénédic-
tins, pour le salut de son âme et des âmes de ses pères, concédant à
la congrégation, entre autres jouissances et redevances, la nue-pro-
priété des hommes de l'abbaye, la dîme de tous ses revenus, la
moitié de la laine de ses troupeaux, trois charges de cire à toucher
chaque année au Mont-Saint-Michel en mer, puis la rivière, les
landes, les bois et le moulin, — et molendinum in eodem situ. J'ai eu
du plaisir à suivre, dans le mauvais latin du temps, la description
de ce paysage familier. Il n'a point changé.
La charte de fondation est de 11A5. Des chartes postérieures prou-
vent rjue l'abbaye du Rozel était en possession, au xiir siècle, d'une
sorte de patriarcat sur tous les instituts de l'ordre de saint Benoît
qui existaient alors dans la province de Normandie. Il s'y tenait
chaque année un chapitre général de l'ordre, présidé par l'abbé du
Rozel, et où une dizaine d'autres couvens étaient représentés par
28 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs plus hauts dignitaires. La discipline, les travaux, le régime
temporel et spirituel de tous les l)énédictins de la province y étaient
contrôlés et réformés avec une sévérité que les procès-verbaux de
ces petits conciles attestent dans le plus noble langage. Ces scènes,
pleines de dignité, se passaient dans cette salle capitulaire aujour-
d'hui honteusement profanée.
Mon abbaye était donc dans cette grande province la première
d'un ordre illustre, dont le nom seul rappelle ce que le travail a de
plus noble et de plus austère. C'est un beau titre, qui explique la
magnificence de l'église, et qui doit en préserver les restes. J'ai dé-
sormais sous la main les élémens d'un travail intéressant et com-
plet; mais je m'oublie trop souvent dans la lecture de ces anciennes
chartes remplies de petits faits caractéristiques, d'incidens et de cou-
tumes empnmtés à la vie de chaque jour, et qui me transportent
dans le cœur et dans la réalité même des âges écoulés : ces âges
vraisemblablement ne valaient pas le nôtre, mais du moins ils en
diffèrent, et nous n'en prenons d'ailleurs que ce qui nous plaît. Peut-
être aussi, quand nous aimons à nous approprier par l'étude les
idées, les émotions, les habitudes même des hommes qui nous ont
précédés sur la terre, sentons-nous la douceur d'étendre dans le passé
notre vie personnelle, que borne un si court avenir, de remuer dans
notre cœur, pendant notre passage d'un jour, les sensations de plu-
sieurs siècles.
A part les archives, cette bibliothèque est fort riche, et cela me
détourne. De plus, le tourbillon mondain qui sévit dans le château
ne laisse pas de porter quelques atteintes à mon indépendance. Enfin
mes excellens hôtes me reprennent souvent d'une main la liberté
qu'ils me donnent de l'autre : comme la plupart des gens du monde,
ils ne se font pas une idée très nette de l'occupation suivie qui mé-
rite le nom de travail, et une heure ou deux de lecture leur parais-
sent le dernier terme du labeur qu'un homme peut supporter dans
sa journée. — « Soyez libre ! montez à votre ermitage ! travaillez à
votre aise! me dit chaque matin M. de Malouet; une heure après, il
est à ma porte. — Eh bien! travaillons-nous? — Mais, oui, je com-
mence. — Comment ! diantre ! il y a plus de deux heures que vous y
êtes! Vous vous tuez, mon ami. Au surplus, soyez libre!... Ah çà!
ma femme est au salon... Quand vous aurez fini, vous irez lui tenir
compagnie, n'est-ce pas? — Oui, certainement. — Mais seulement
quand vous aurez fini, bien entendu ! — Et il part pour la chasse ou
pour une promenade au bord de la mer. Quant à moi, préoccupé de
l'idée que je suis attendu, et voyant que je ne ferai plus rien qui
vaille, je me décide bientôt à aller rejoindre M"' de Malouet, que je
trouve en grande conversation avec son curé ou avec M. Jacquemart
LA PETITE COMTESSE. 29
(des Deux-Sèvres) : elle me dérange, je la gêne, et nous nous sou-
rions agréablement.
Voilà comme se passe en général le milieu du jour. Le matin, je
me promène à cheval avec le marquis, qui veut bien m'épargner la
cohue des grands carrousels. Le soir, je joue le whist, puis je cause
avec les dames, et j'essaie de me défaire à leurs pieds de ma répu-
tation et de ma peau d'ours, car aucune originalité ne me plaît en
moi, et celle-là moins qu'une autre. Il y a dans le caractère sérieux,
poussé jusqu'à la raideur et jusqu'à la mauvaise grâce vis-à-vis des
femmes, quelque chose de cuistre qui messied aux plus grands ta-
lens et qui ridiculise les petits. Je me retire ensuite, et je travaille
assez tard dans la bibliothèque. C'est un bon moment.
La société habituelle du château se compose des hôtes du mar-
quis, qui sont toujours nombreux dans cette saison, et de quelques
personnes des environs. Ce grand train de maison a surtout pour
objet de fêter la fdle unique de M. de Malouet, qui vient chaque an-
née passer l'automne dans sa famille. C'est une personne d'une
beauté sculpturale, qui s'amuse avec une dignité de reine, et qui
communique avec les mortels par des monosyllabes dédaigneux, pro-
noncés d'une voix de basse profonde. Elle a épousé, il y a une dou-
zaine d'années, un Anglais attaché au corps diplomatique, lord A...,
personnage également beau et également impassible. Il adresse par
intervalle à sa femme un monosyllabe anglais, auquel elle répond
imperturbablement par un monosyllabe français. Cependant trois
petits lords, dignes du pinceau de Lawrence, rôdent majestueuse-
ment autour de ce couple olympien, attestant entre les deux nations
une secrète intelligence qui se dérobe au vulgaire.
Un couple à peine moins remarquable nous arrive chaque jour
d'un château voisin. Le mari est un M. de Breuilly, ancien garde-
du-corps et ami de cœur du marquis. C'est un vieillard fort vif, en-
core beau cavaher, et qui porte un chapeau trop petit sur des che-
veux gris coupés en brosse. Il a le travers, peut-être naturel, de
scander ses mots, et de parler avec une lenteur qui semble affectée.
Il serait d'ailleurs fort aimable, s'il n'avait l'esprit constamment tor-
turé par une ardente jalousie, et par une crainte non moins ardente
de laisser voir sa faiblesse, qui toutefois crève les yeux de tout le
monde. On s'explique mal comment, avec de pareilles dispositions
et beaucoup de bon sens, il a commis la faute d'épouser à cinquante-
cinq ans une femme jeune, jolie, et créole, je crois, par-dessus le
marché.
— M. de Breuilly! dit le marquis, lorsqu'il me présenta au poin-
tilleux gentilhomme, — mon meilleur ami, qui sera infailliblement
le vôtre, et qui, tout aussi infailliblement, vous coupera la gorge si
30 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS faites la cour à sa femme. — Mon Dieu! mon ami, répondit
M. de Breuilly avec un ricanement des moins joyeux, et en accen-
tuant chaque mot à sa manière, pourquoi me donner à monsieur
comme l'Othello bas-normand! Monsieur peut assurément... Mon-
sieur est parfaitement libre... il connaît d'ailleurs et il sait observer
la limite des choses... Au surplus, monsieur, voici M"'^ de Breuilly,
souffrez que je la recommande moi-même h. vos attentions.
Un peu surpris de ce langage, j'eus la bonhomie ou l'innocente
malice de l'interpréter littéralement. Je m'assis carrément à côté de
M™* de Breuilly, et je me mis à lui faire ma cour, en observant la
limite des choses. Cependant M. de Breuilly nous surveillait de loin
avec une mine extraordinaire; je voyais étinceler sa prunelle grise
comme une cendre incandescente; il riait aux éclats, grimaçait, pié-
tinait, et se désossait les doigts avec des craquemens sinistres. M. de
Malouet vint à moi brusquement, m'offrit une carte de whist, et, me
prenant à part : — Qu'est-ce qui vous prend? me dit-il. — Moi?
rien. — Ne vous ai-je pas averti? C'est fort sérieux. Voyez Breuilly!
C'est la seule faiblesse de ce galant homme; chacun la respecte ici.
Faites de même, je vous en prie.
De la faiblesse de ce galant homme il résulte que sa femme est
vouée dans le monde à une quarantaine perpétuelle. Le caractère
belliqueux d'un mari n'est souvent qu'un attrait de plus pour la
foudre; mais on hésite à risquer sa vie sans l'apparence d'une com-
pensation possible, et nous avons ici un homme qui vous menace tout
au moins d'un éclat public, non-seulement avant moisson, comme
on dit, mais même avant les semailles. Cela décourage visiblement
les plus entreprenans, et il est fort rare que M"* de Breuilly n'ait pas
à sa droite et à sa gauche deux places vides, malgré sa grâce non-
chalante, malgré ses grands yeux de créole, et en dépit de ses re-
gards plaintifs et snpplians qui semblent toujours dire : Mon Dieu!
personne ne m'induira donc en tentation!
Tu croirais que l'abandon où vit manifestement la pauvre femme
doit être pour son mari un motif de sécurité. Point. Son ingénieuse
manie sait y découvrir une cause nouvelle de perplexités. — Mon
ami, disait-il hier à M. de Malouet, tu sais que je ne suis pas plus
jaloux qu'un autre; mais, sans être Orosmane, je ne prétends pas
être George Dandin. Eh bien! une chose m'inquiète', mon ami : as-tu
remarqué qu'en apparence personne ne fait la cour à ma femme?
— Parbleu! si c'est là ce qui te préoccupe... — Sans doute : tu
m'avoueras que cela n'est pas naturel. Ma femme est jolie. Pourquoi
ne lui fait-on pas la cour comme à une autre? 11 y a quelque chose
là-dessous.
Heureusement, et au grand avantage de la question sociale, toutes
LA PETITE COMTESSE. 31
les jeunes femmes qui séjournent et se succèdent au château ne sont
point gardées par des dragons de cette taille. Quelques-unes même,
et parmi elles deux ou trois Parisiennes en vacances, affichent une
liberté d'allures, un amour du plaisir et une exagération d'élégance
qui dépassent les bornes de la discrétion. ïu sais que je n'apprécie
pas beaucoup cette manière d'être qui répond mal à l'idée que je me
fais des devoirs d'une femme, et même d'une femme du monde; mais
je me range sans hésiter du parti de ces évaporées; leur conduite
me paraît même l'idéal du bien et la splendeur du vrai, quand j'en-
tends ici le soir certaines pieuses matrones distiller contre elles, dans
des commérages de portières, le venin de la plus basse envie qui
puisse gonfler un cœur départemental. Au surplus, il n'est pas tou-
jours nécessaire de quitter Paris pour avoir le vilain spectacle de ces
provinciales déchaînées contre ce qu'elles appellent le vice, c'est à
savoir la jeunesse, l'élégance, la distinction, le charme, en un mot
tout ce que les bonnes dames n'ont plus ou n'ont jamais eu.
Toutefois, quelque dégoût que ces chastes mégères m'inspirent
pour la vertu qu'elles prétendent soutenir (ô vertu! que de crimes
on commet en ton nom!), je suis forcé, à mon vif regret, de m'ac-
corder avec elles sur un point, et de convenir qu'une de leurs vic-
times au moins donne une apparence de justice à leur réprobation
et à leurs calomnies. L'ange même de la bienveillance se voilerait la
face devant ce modèle achevé de dissipation, de turbulence, de futi-
lité, et finalement d'extravagance mondaine, qui s'appelle de son
nom la comtesse de Palme, et de son surnom — la petite comtesse :
surnom assez impropre d'ailleurs, car la dame n'est point petite,
mais simplement mince et élancée. M™* de Palme a vingt-cinq ans :
elle est veuve; elle demeure l'hiver à Paris chez une sœur, et l'été
dans un manoir de Normandie, chez sa tante. M"'* de Pontbrian.
Permets que je me défasse d'abord de la tante.
Cette tante, qui est d'une très ancienne noblesse, se distingue à
première vue par un double mérite, par la ferveur de ses opinions
héréditaires et par une dévotion stricte. Ce sont deux titres de re-
commandation que j'admets pleinement pour mon compte. Tout
principe ferme et tout sentiment sincère commandent en ce temps-ci
un respect particulier. Malheureusement M""" de Pontbrian me pa-
raît être du nombre de ces grandes dévotes qui sont de fort petites
chrétiennes. Elle est de celles qui, réduisant à quelques menues
observances, dont elles sont ridiculement fières, tous les devoirs de
leur foi religieuse ou politique, prêtent à l'une et à l'autre une mine
revêche et haïssable, dont l'effet n'est pas précisément d'attirer des
prosélytes. Les pratiques, en toute chose, suffisent à sa conscience :
du reste aucune trace de charité, de bonté, aucune trace surtout
32 REVUE DES DEUX MONDES.
d'humilité. Sa généalogie, son assiduité aux églises, et ses pèleri-
nages annuels auprès d'un illustre exilé (qui probablement se pas-
serait fort de voir ce visage) inspirent à cette fée une si haute idée
d'elle-même et un si profond mépris pour son prochain, qu'elle en est
véritablement insociable. Elle demeure sans cesse absorbée, avec
une physionomie de relique, dans le culte de latrie qu'elle croit se
devoir à elle-même. Elle ne daigne parler qu'à Dieu, et il faut que
Dieu soit vraiment le bon Dieu s'il l'écoute.
Sous le patronage nominal de cette duègue mystique, la petite
comtesse jouit d'une indépendance absolue dont elle use à outrance.
Après avoir passé l'hiver à Paris, où elle crève régulièrement deux
chevaux et un cocher par mois pour se donner le plaisir de faire un
tour de valse chaque soir dans mie demi-douzaine de bals différens,
M"' de Palme sent le besoin de goûter la paix des champs. Elle ar-
rive chez sa tante, elle saute sur un cheval et part au galop. Peu lui
importe oii elle va, pourvu qu'elle aille. Le plus souvent elle vient au
château de Malouet, où l'excellente maîtresse du logis lui témoi-
gne une prédilection que je ne m'explique pas. Familière avec les
hommes, impertinente avec les femmes, la petite comtesse offre une
large prise aux hommages les plus indiscrets des uns, à la haine
jalouse des autres. Indifférente aux outrages de l'opinion, elle semble
respirer volontiers l'encens le plus grossier de la galanterie; mais ce
qu'il lui faut avant tout, c'est le bruit, le mouvement, le tourbillon,
le plaisir mondain poussé jusqu'à sa fougue la plus extrême et la
plus étourdissante; ce qu'il lui faut chaque matin, chaque soir et
chaque nuit, c'est une chasse à toute volée qu'elle dirige avec fré-
nésie, un lansquenet d'enfer où elle fasse sauter la banque, un co-
tillon échevelé qu'elle mène jusqu'à l'aurore. Un seul temps d'arrêt,
une minute de repos, de recueillement, de réflexion, — dont elle
est d'ailleurs incapable, — la tuerait. Jamais existence ne fut à la
fois plus remplie et plus vide, jamais activité plus incessante et plus
stérile.
C'est ainsi qu'elle traverse la vie à la hâte et sans débrider, gra-
cieuse, insouciante, affairée et ignorante, comme son cheval. Quand
elle touchera le poteau fatal, cette femme tombera du néant de son
agitation dans le néant du repos éternel, sans que jamais l'ombre
d'une idée sérieuse, la notion la plus faible du devoir, le nuage le
plus léger d'une pensée digne d'un être humain, aient effleuré, même
en rêve, le cerveau étroit que recouvre son front pur, souriant et
stupide. On pourrait dire que la mort, à quelque âge qu'elle doive
la surprendre, trouvera la petite comtesse telle qu'elle sortit du
berceau, s'il était permis de penser qu'elle en a retenu l'innocence
comme elle en a gardé la profonde puérilité.
LA PETITE COMTESSE. 33
Cette folle a-t-elle une âine? — Le mot de néant m'est échappé.
C'est qu'en vérité il m'est difficile de concevoir ce qui pourrait sur-
vivre à ce corps une fois qu'il aura perdu la fièvre vaine et le souffle
frivole qui semblent seuls l'animer.
Je connais trop le misérable train du monde pour prendre à la
lettre les accusations d'immoralité dont M'"" de Palme est ici l'objet
de la part des sorcières, et de la part aussi de quelques rivales qui
ont la bonté de porter envie à son mérite. Ce n'est pas à ce point
de vue, tu le comprends, que je la traite avec cette rigueur. Les
hommes, lorsqu'ils se montrent impitoyables pour certaines fautes,
oublient trop qu'ils ont tous plus ou moins passé une partie de leur
vie à les provoquer pour leur compte. Mais il y a dans le type fémi-
nin que je viens de t' esquisser quelque chose de plus choquant pour
moi que l'immoralité même, qui du reste en est difficilement sépa-
rable. Aussi, malgré mon désir de ne me singulariser en rien, n'ai-je
pu prendre sur moi de me joindre au cortège d'adorateurs que
M™' de Palme traîne après son char. Je ne sais si
Le tyran dans sa cour remarqua mon absence;
je serais tenté de le croire quelquefois aux regards d'étonnement et
de dédain dont on me foudroie en passant; mais il est plus simple
d'attribuer ces symptômes hostiles à l'antipathie naturelle qui sé-
pare deux créatures aussi dissemblables que nous le sommes. Je la
regarde parfois de mon côté avec la surprise ébahie que doit éveil-
ler chez tout être pensant la monstruosité d'un tel phénomène psy-
chologique. De cette façon nous sommes quittes.
Je devrais plutôt dire : nous étions quittes, car nous ne le
sommes véritablement plus depuis une petite aventure assez cruelle
qui m'est arrivée hier soir, et qui me constitue dans mon compte
courant avec M""" de Palme une avance considérable, qu'elle aura
de la peine à regagner. — Je t'ai dit que M"^ de Malouet, par je ne
sais quel raffinement de charité chrétienne, témoignait une vraie
prédilection à la petite comtesse. Je causais hier soir avec la mar-
quise dans un coin du salon : je pris la liberté de lui dire en riant
que cette prédilection, venant d'une femme comme elle, était d'un
mauvais exemple, que je n'avais jamais bien compris, pour moi, ce
passage de l'Évangile oii le retour d'un seul pécheur est célébré par-
dessus le mérite assidu d'un millier de justes, et que cela m'avait
toujours paru très décourageant pour les justes.
— D'abord, me dit M'"^ de Malouet, les justes ne se découragent
point : ensuite il n'y en a pas. — Croyez-vous en être un, vous, par
hasard ?
— Pour cela, non : je sais parfaitement le contraire.
TOME I. 3
éH REVUE DES DEUX IMPONDES.
— Eh ! bien, où prenez-vous le droit de juger si sévèrement votre
prochain?
— Je ne reconnais pas M"^ de Pahne pour mon prochain.
— C'est commode. M'"* de Pahne, monsieur, a été mal élevée,
mal mariée et toujours gâtée; mais, croyez-moi, c'est un vrai dia-
mant dans sa gangue.
— Je ne vois que la gangue.
— Et soyez sûr qu'il ne lui faut qu'un bon ouvrier, j'entends un
bon mari, qui sache le tailler et le polir.
— Permettez-moi de plaindre ce futur lapidaire.
M™^ de Malouet agita son pied sur le tapis, et laissa voir quelques
autres signes d'impatience, que je ne sus d'abord comment inter-
préter, car elle n'a jamais d'humeur; mais soudain une pensée, que
je crus lumineuse , me traversa l'esprit : je ne doutai pas que je
n'eusse enfin découvert le côté faible et l'unique défaut de cette
charmante vieille femme. Elle était possédée de la manie de faire
des mariages, et dans son désir chrétien d'arracher la petite comtesse
à l'abîme de perdition, elle méditait secrètement de m'y précipiter
avec elle, quoique indigne. Pénétré de cette conviction modeste, je
me tins sur une défensive qui me semble, à l'heure qu'il est, d'un
beau ridicule.
— Mon Dieu ! dit M'"^de Malouet, parce que vous doutez de sa lit-
térature!...
— Je ne doute pas de sa littérature, dis-je : je doute qu'elle sache
lire.
— Mais enfin, sérieusement, que lui reprochez-vous, voyons? re-
prit M"^ de Malouet d'une voix singulièrement émue.
Je voulus démolir d'un seul coup le rêve matrimonial dont je sup-
posais que se berçait la marquise. — Je lui reproche, répondis-je,
de donner au monde le spectacle, souverainement irritant même
pour un profane comme moi, de la nullité triomphante et du vice
superbe. Je ne vaux pas grand'chose, c'est vrai, et je n'ai point le
droit de juger, mais il y a en moi , comme dans tout public de
théâtre, un fonds de raison et de moralité qui se soulève en face des
personnages complètement dénués de bon sens ou de vertu, et qui
ne veut pas qu'ils triomphent.
L'agitation de la vieille dame redoubla : — Pensez-vous que je la
recevrais, si elle méritait toutes les pierres que la calomnie lui jette?
— Je pense qu'il vous est impossible de croire au mal.
— Bah ! je vous assure que vous ne faites pas ici preuve de pé-
nétration. Ces histoires d'amour qu'on lui prête... ça lui ressemble
si peu! C'est une enfant qui ne sait pas seulement ce que c'est que
d'aimer !
LA PETITE COMTESSE. 35
— J'en suis persuadé, madame. Sa coquetterie banale en est une
preuve suffisante. Je suis môme prêt à jurer que les entraînemens de
l'imagination ou de la passion sont complètement étrangers à ses
erreurs, qui de la sorte demeurent sans excuse.
— Oh ! mon Dieu ! s'écria M"" de Malouet en joignant les mains,
taisez-vous donc! c'est une pauvre enfant abandonnée!.. Je la con-
nais mieux que vous... je vous atteste que, sous son apparence beau-
coup trop légère, j'en conviens, elle a dans le fond autant de cœur
que d'esprit.
-r- C'est précisément ce que je pense, madame; autant de l'un
que de l'autre.
— Ah ! c'est vraiment insupportable ! murmura M'"* de Malouet
en laissant retomber ses bras comme désespérée. — Au même in-
stant je vis s'agiter violemment le rideau qui couvrait à demi la
porte près de laquelle nous étions assis, et la petite comtesse, quit-
tant la cachette où l'avait confinée l'exigence de je ne sais quel
jeu, se montra un moment à nos yeux dans la baie de la porte, et
alla rejoindre le groupe des joueurs qui se tenait dans un petit
salon voisin. Je regardai M"' de Malouet : — Comment! elle était là!
-^ Parfaitement. Elle nous entendait, et de plus elle nous voyait.
J'ai eu beau multiplier les signes, vous étiez parti!
Je demeurai un peu confus. Je regrettais la dureté de mes paroles,
car, en attaquant si violemment cette jeune femme, j'avais cédé à
l'entraînement de la controverse plutôt qu'à un sentiment d'animad-
version sérieuse. Au fond, elle m'est indifférente, mais c'est un peu
trop de l'entendre vanter, -r- Et maintenant que dois-je faire? dis-je
à M"'^ de Malouet. Elle réfléchit un moment, et me répondit, en
haussant légèrement les épaules : — Ma foi, rien : c'est ce qu'il y a
de mieux.
Le moindre souffle fait déborder une coupe pleine : c'est ainsi
que le petit désagrément de cette scène semble avoir exaspéré le
sentiment d'ennui qui ne me quitte guère depuis mon arrivée dans
ce lieu de plaisance. Cette gaieté continue, ce mouvement convulsif,
ces courses, ces danses, ces dîners, cette allégresse sans trêve et cet
éternel bruit de fête m'importunent jusqu'au dégoût. Je regrette
amèrement le temps que j'ai perdu à des lectures et à des recherches
qui ne concernent en rien ma mission officielle, et n'en ont guère
avancé le tei'me; je regrette les engagemens que les aimables instances
de mes hôtes ont arrachés à ma faiblesse; je regrette ma vallée de
Tempe; par-dessus tout, Paul, je te regrette. Il y a certainement
dans ce petit centre social assez d'esprits distingués et bienveillans
pour former les élémens des relations les plus agréables et même les
plus élevées; mais ces élémens se trouvent noyés dans la cohue mon-
o() REVUE DES DEUX MONDES.
daine et vulgaire. On ne les en dégage qu'avec peine, avec gêne, et
jamais sans mélange. M. et M'"*' de Malouet, M. de Breuilly même,
quand sa jalousie insensée ne le prive pas de l'usage de ses facultés,
sont certainement des intelligences et des cœurs d'élite; mais la
seule différence des années ouvre des abîmes entre nous. Quant aux
jeunes gens et aux hommes de mon âge que je rencontre ici, ils
marchent tous d'un pas plus ou moins alerte dans le chemin de
M"" de Palme. Il suffit que je ne les y suive pas pour qu'ils me témoi-
gnent une sorte de froideur voisine de l'antipathie. Ma fierté n'essaie
pas de rompre cette glace, bien que deux ou trois parmi eux me
semblent bien doués, et révèlent des instincts supérieurs à la vie
qu'ils ont adoptée.
Il est une question que je me pose quelquefois à ce sujet : valons-
nous mieux, toi et moi, jeune Paul, que cette foule de joyeux com-
pagnons et d'aimables viveurs, ou bien en différons-nous simplement?
Comme nous, ils ont de l'honnêteté et de l'honneur; comme nous, ils
n'ont ni vertu ni religion proprement dites. Jusque-là nous sommes
égaux. Nos goûts seuls et nos plaisirs ne se ressemblent pas : toutes
leurs préoccupations appartiennent aux légers propos du monde,
aux soins de la galanterie et à l'activité matérielle; les nôtres se
donnent avec une prédilection presque exclusive à l'exercice de la
pensée, aux talens de l'esprit, aux œuvres bonnes ou mauvaises de
l'intelligence. Au point de vue de la vérité humaine et suivant l'es-
time commune, il n'est guère douteux que la différence ne soit ici à
notre avantage; mais dans un ordre plus élevé, dans l'ordre moral,
et, pour ainsi dire, devant Dieu, cette supériorité se soutient-elle?
Ne faisons-nous, comme eux, que céder à un penchant qui nous
entraîne d'un côté plutôt que d'un autre, ou obéissons-nous à un
grand devoir? Quel est aux yeux de Dieu le mérite de la vie intel-
lectuelle? Il me semble quelquefois que nous professons pour la
pensée une sorte de culte païen dont il ne tient nul compte, et qui
peut-être même l'offense. Plus souvent je crois qu'il veut qu'on use
de la pensée, dût-on même la tourner contre lui, et qu'il agrée
comme des hommages tous les frémissemens de ce noble instrument
de joie et de torture qu'il a mis en nous.
La tristesse n'est-elle pas, aux époques de doute et de trouble,
une sorte de piété? J'aime à l'espérer. Nous ressemblons un peu,
toi et moi, à ces pauvres sphinx rêveurs qui demandent vainement,
depuis tant de siècles, aux thébaïdes du désert le mot de l'éternelle
énigme. Serait-ce une folie plus grande et plus coupable que l'in-
souciance heureuse de la petite comtesse? Nous verrons bien. En
attendant, garde, pour l'amour de moi, ce fonds de mélancolie sur
lequel tu brodes ta douce gaieté, car, Dieu merci, tu n'es pas un
LA PETITE COMTESSE. 37
pédant : tu sais vivre, tu sais rire, et même aux éclats; mais ton âme
est triste jusqu'à la mort, et c'est pourquoi j'aime jusqu'à la mort
ton âme fraternelle.
VI.
!<;■■ octobre.
Paul, il se passe ici quelque chose qui ne me plaît pas. Je vou-
drais avoir ton avis : envoie-le-moi le plus tôt possible.
Jeudi matin, après avoir terminé ma lettre, je descendis pour la
remettre au courrier, qui part de bonne heure; puis, comme il ne
restait que quelques minutes avant le déjeuner, j'entrai dans le salon,
qui était encore désert. Je feuilletais tranquillement une Revue au
coin du feu, quand la porte s'ouvrit brusquement : j'entendis le
craquement et les froissemens d'une robe de soie trop large pour
franchir aisément une ouverture d'un mètre, et je vis paraître la
petite comtesse : elle avait passé la nuit au château. — Si tu te rap-
pelles le fâcheux dialogue où je m'étais empêtré dans la soirée de
la veille, et que M""^ de Palme avait surpris d'un bout à l'autre, tu
comprendras sans peine que cette dame fût la dernière personne
du monde avec laquelle il pouvait m'être agréable de me trouver
en tête à tête ce matin-là.
Je me levai, et je lui adressai une profonde révérence : elle y
répondit par une inclination qui, bien que légère, était encore plus
que je ne méritais de sa part. Les premiers pas qu'elle fit dans le
salon, après m'avoir aperçu, étaient marqués d'une sorte d'hésita-
tion et pour ainsi dire de flottement : c'était l'allure d'une perdrix
légèrement touchée dans l'aile et un peu étourdie du coup. Irait-elle
au piano, à la fenêtre, à droite, à gauche ou en face? — Il était clair
qu'elle l'ignorait elle-même; mais l'indécision n'est point le défaut
de ce caractère : elle eut vite pris son parti, et, traversant l'immense
salon d'une marche très ferme, elle se dirigea vers la cheminée,
c'est-à-dire vers mon domaine particulier.
Debout devant mon fauteuil et ma Revue à la main, j'attendais
l'événement avec une gravité apparente qui cachait mal, je le crains,
une assez forte angoisse intérieure. J'avais lieu en effet d'appréhen-
der une explication et une scène. En toute circonstance de ce genre,
les sentimens naturels à notre cœur et le raffinement qu'y ajoutent
l'éducation et l'usage du monde, la liberté absolue de l'attaque et
les bornes étroites de la défense permise, donnent aux femmes une
supériorité écrasante sur tout homme qui n'est pas un mal-appris
ou un amant. Dans la crise spéciale qui me menaçait, la vive con-
science de mes torts, le souvenir de la forme presque ingénieuse
sous laquelle mon offense s'était produite, achevaient de m'interdire
toute pensée de résistance : je me voyais livré pieds et poings liés
38 REVUE DES DEUX MONDES.
à la vindicte effrayante d'une femme jeune, impérieuse et courrou-
cée. Mon attitude était donc fort pauvre.
M"" de Palme s'arrêta à deux pas de moi, étala sa main droite sur
le marbre de la cheminée, et allongea vers la flamme du foyer la
pantoufle mordorée qui emprisonnait son pied gauche. Ayant ac-
compli cette installation préalable, elle se tourna vers moi, et sans
m'adresser un seul mot, elle parut jouir de ma contenance, qui, je
te le répète, ne valait rien. Je résolus de me rasseoir et de re-
prendre ma lecture; mais auparavant, et en guise de transition, je
crus devoir dire poliment : — Vous ne voulez pas cette Bévue, ma-
dame 2
— Merci, monsieur, je ne sais pas lire. — Telle fut la réponse
qui me fut aussitôt décochée d'une voix brève. Je fis de la tête et
de la main un geste courtois, par lequel je semblais compatir douce-
ment à l'infirmité qui m'était révélée, après quoi je m'assis. J'étais
plus tranquille. J'avais reçu le feu de mon adversaire. L'honneur me
paraissait satisfait.
Néanmoins, au bout de quelques minutes de silence, je recom-
mençai à sentir l'embarras de ma situation; j'essayais vainement de
m'absorber dans ma lecture; je voyais une foule de petites pantoufles
mordorées miroiter sur le papier. Une scène ouverte m'eût décidé-
ment semblé préférable à ce voisinage incommode et persistant, à
la muette hostilité que trahissaient à mon regard furtif le pied agité
de M'"^ de Palme, le cliquetis de ses bagues sur la tablette de mar-
bre et la mobilité palpitante de sa narine. Je poussai donc malgré
moi un soupir de soulagement quand la porte, s'ouvrant tout à
coup, introduisit sur le théâtre un nouveau personnage que je pou-
vais considérer comme un allié. C'était une dame, amie d'enfance
de lady A..., et qui se nomme M'"'^ Durrnaître. Elle est veuve et
infiniment belle; elle se distingue par un degré de folie moindre au
milieu des folles mondaines. A ce titre, et aussi bien en raison de
ses charmes supérieurs, elle a conquis dès longtemps l'inimitié de
M"^ de Palme, qui, par allusion aux toilettes sombres de sa rivale,
au caractère languissant de sa beauté et à sa conversation un peu
élégiaque, se plaît à l'appeler, entre jeunes gens, la veuve du Mala-
bar. M"^ Durmaitre manque positivement d'esprit; mais elle a de
l'intelligence, un peu de littérature et beaucoup de rêverie. Elle se
pique d'un certain art de conversation. Me voyant dépourvu moi-
même de tout autre talent de société, elle s'est mis dans la tête que
je devais avoir celui-là, et a entrepris de s'en assurer. Il s'en est
suivi entre nous un commerce assez assidu et presque cordial, car
si je n'ai pu répondre à toutes ses espérances, j'écoute du moins
avec une attention rehgieuse le petit pathos mélancolique dont elle
est coutumière. J'ai l'air de le comprendre, et elle m'en sait gré. La
LA PETITE COMTESSE. 89
vérité est que je ne me lasse point d'entendre sa voix, qui est une
musique, de regarder ses traits, qui sont d'une exquise pureté, et
d'admirer ses grands yeux noirs, qu'un rideau de cils épais enve-
loppe d'une ombre mystique. Quoi qu'il en soit, ne t'inquiète pas :
j'ai décidé que la saison d'être aimé, et d'aimer par conséquent,
était passée pour moi; or l'amour est une maladie qu'on n'a point
quand on s'attache sincèrement à en réprimer les premières convul-
sions.
M""= de Palme s'était retournée au bruit de la porte : quand elle
reconnut M™'' Durmaître, un éclair féroce jaillit de son œil bleu; le
hasard lui envoyait une proie. Elle laissa la belle veuve faire quel-
ques pas vers nous avec la lenteur traînante et douloureuse qui ca-
ractérise son allure, et partant d'un éclat de rire : — Brava! dit-
elle avec emphase : la marche du supplice! la victime traînée à
l'autel! Iphigénie... ou plutôt Hermione...
Pleurante après sou cliar vous voulez qu'où nie voie !
Qu'est-ce donc qui a fait ce vers-là!... Je suis si ignorante!... Ah!
c'est votre ami M. de Lamartine, je crois ! Il pensait à vous, ma
chère !
— Ah ! vous citez des vers maintenant, chère madame? dit M"^ Dur-
maître, qui n'a point la réplique.
— Pourquoi pas, chère madame? En avez-vous le monopole?
« Pleurante après son char... » J'ai entendu dire cela à Piachel... Au
fait, ça n'est pas de Lamartine, c'est de Boileau... Je vous dirai, ma
petite Nathalie, que j'ai l'intention de vous demander des leçons de
conversation sérieuse et vertueuse... C'est si amusant! et pour com-
mencer, voyons, lequel préférez-vous, de Lamartine ou de Boileau?
— Mais, Bathilde, il n'y a aucun rapport, répondit M™^ Durmaître
avec assez de bon sens et avec beaucoup trop de bonne foi.
— Ah ! reprit M™" de Palme. Et me montrant du doigt tout à coup :
— Vous préférez peut-être monsieur, qui fait aussi des vers?
— Non, madame, dis-je, c'est une erreur; je n'en fais pas.
— Ah ! je croyais. Pardon !
]y[me Durmaître, qui doit sans doute à la conscience de sa beauté
souveraine son inaltérable sérénité d'âme, s'était contentée de sou-
rire avec une nonchalance dédaigneuse. Elle se laissa tomber dans
le fauteuil que je lui abandonnais. — Quel temps triste! me dit-
elle; vraiment ce ciel d'automne pèse sur l'âme ! Je regardais tout
à l'heure par la fenêtre : tous les arbres ressem])lent à des cyprès,
et toute la campagne à un cimetière. On dirait que...
— Non, ah! non,... je vous en prie, Nathalie, interrompit M""^ de
Palme, arrêtez-vous là. C'est assez folâtrer à jeun. Vous vous ferez
mal.
âO REVUE DES DEUX MONDES.
— Ah çà! ma chère Bathilde, il faut décidément que vous ayez
passé une fort mauvaise nuit, dit la belle veuve.
— Moi, ma chère amie ! ah ! ne dites donc pas ça! J'ai fait des rêves
célestes,... j'ai eu des extases,... des extases, vous savez?... Mon
âme s'est entretenue avec des âmes... pareilles à votre âme... Des
anges m'ont souri à travers des cyprès,... et cœtera pantoufles.
M™' Durmaître rougit légèrement, haussa les épaules et prit la
Revue que j'avais posée sur la cheminée.
— A propos, Nathalie, reprit M'"* de Palme, savez-voas qui nous
aurons aujourd'hui à dîner en fait d'hommes?
L'excellente Nathalie nomma M. de Breuilly, deux ou trois autres
personnages mariés et le curé de la commune.
— Alors je vais partir après le déjeuner, dit la petite comtesse en
me regardant.
— C'est fort gracieux pour nous, murmura M"^ Durmaître.
— Vous savez, répliqua l'autre avec un aplomb imperturbable,
que je n'aime que la société des hommes, et il y a trois classes d'indi-
vidus que je considère comme n'appartenant pas à ce sexe, ni à aucun
autre : ce sont les hommes mariés, les prêtres et les savans. — En
terminant cette sentence, M""^ de Palme m'adressa un nouveau re-
gard dont je n'avais d'ailleurs nul besoin pour comprendre qu'elle
me faisait figurer dans sa classification des espèces neutres : ce ne
pouvait être que parmi les individus de la troisième catégorie, bien
que je n'y aie aucun droit; mais on est savant à peu de frais pour
ces dames.
Cependant le son d'une cloche retentit presque aussitôt dans la
cour du château, et elle reprit : — Ah! voilà le déjeuner. Dieu
merci! car j'ai une faim diabolique, n'en déplaise aux purs esprits
et aux âmes en peine. — Elle fit alors une glissade jusqu'à l'autre
extrémité du salon et alla sauter au cou du marquis de Malouet, qui
entrait suivi de ses hôtes. Pour moi, je m'empressai d'offrir mon
bras à M"'^ Durmaître et de lui faire oublier à force de politesses
l'orage que venait d'attirer sur elle l'ombre de sympathie qu'elle
me témoigne.
Ainsi que tu as pu le remarquer, la petite comtesse avait fait
preuve dans le cours de cette scène, comme toujours, d'une liberté de
langage sans mesure et sans goût; mais elle y avait déployé plus de
ressources d'esprit que je ne lui en supposais, et quoiqu'elle les eût
dirigées contre moi, je ne pus me défendre de lui en savoir gré, —
tant je hais les bêtes, que j'ai toujours trouvées en ce monde plus
malfaisantes que les méchans. D'ailleurs, pour être juste, les repré-
sailles dont je venais d'être l'objet, à part la circonstance qu'elles
avaient frappé les trois quarts du temps sur une tête innocente, me
semblaient d'assez bonne guerre : elles ne partaient point d'un fonds
LA PETITE COMTESSE. 41
mauvais; elles avaient une tournure d'espièglerie plutôt que ce ca-
ractère de sérieuse méchanceté auquel se monte si aisément une
haine de femme, et pour de moindres provocations que celles dont
la petite comtesse avait eu à se plaindre. En résumé j'avais souri
intérieurement plus d'une fois pendant cette escarmouche, et l'im-
pression qu'elle me laissait sur le compte de mon ennemie était plu-
tôt atténuante qu'aggravante. A l'éloignenient et au dédain que
m'inspirait la mondaine extravagante se mêlait désormais une
nuance de douce pitié pour l'enfant mal élevée et pour la femme
mal dirigée.
Les femmes sont habiles à saisir les nuances, et celle-ci n'échappa
point à M'"*" de Palme. Elle eut vaguement conscience de mon léger
retour d'opinion vers elle; elle ne tarda pas même à s'en exagérer la
portée et à prétendre en abuser. Pendant deux jours, elle me harcela
de traits piquans que je supportai avec bonhomie, et auxquels je
répondis même par quelques attentions, car j'avais encore sur le
cœur les rudes expressions de mon dialogue avec M'"^ de Malouet,
et je ne croyais pas les avoir suffisamment expiées par le faible mar-
tyre que j'avais subi le lendemain, en commun avec la belle veuve
du Malabar.
Il n'en fallut pas davantage pour que M'"^ Bathilde de Palme
s'imaginât qu'elle pouvait me traiter en pays conquis et joindre
TJlysse à ses compagnons. Avant-hier, dans la journée, elle avait
essayé à plusieurs reprises la mesure de son pouvoir naissant sur
mon cœur et sur ma volonté en me demandant deux ou trois petits
offices de cavalier servant, offices dont chacun ici ambitionne l'hon-
neur avec énmlation, et dont je m'acquittai pour ma part avec poli-
tesse, mais avec une froideur évidente. Ces jolis actes de servage
ont quelquefois du charme, et surtout quand ils ne sont pas imposés;
mais tous les âges et tous les caractères ne sont point faits pour s'y
plier avec la môme bonne grâce. Les esprits graves et les naturels
un peu raides, sans jamais se refuser d'une façon maussade à ce que
peut exiger en ce genre le simple savoir-vivre, doivent s'en tenir au
nécessaire et ne pas rechercher des fonctions que la jeunesse et une
certaine souplesse élégante sauvent seules du ridicule.
Cependant, malgré l'extrême réserve avec laquelle je m'étais prêté
tout le jour à ces épreuves, M'"' de Palme crut à son entier succès;
elle jugea étourdiment qu'il ne lui restait plus qu'à river ma chaîne
et à me joindre à son triomphe, faible supplément de gloire assuré-
ment, mais qui enfin avait à ses yeux le mérite de lui avoir été con-
testé. Dans la soirée, comme je quittais la table de whist, elle
s'avança vers moi délibérément et me pria de lui faire l'honneur de
figurer avec elle dans la danse de caractère qu'on nomme cotillon. Je
m'excusai, en riant, sur ma complète inexpérience; elle insista, me
A2 REVUE DES DEUX MONDES.
déclarant que j'avais évidemment des dispositions pour la danse et
me rappelant l'agilité dont j'avais donné des preuves dans la forêt.
Enfin, pour terminer le débat, elle m'entraîna familièrement par le
bras en ajoutant qu'elle n'avait pas l'habitude de se voir refusée.
— Ni moi, madame, dis-je, celle de me donner en spectacle.
— Quoi ! pas même pour me plaire?
— Pas même pour cela, madame, et quand même ce serait l'uni-
que moyen d'y réussir. — Je la saluai en souriant sur ces mots que
j'avais accentués d'une manière si positive, qu'elle n'insista plus.
Elle quitta mon bras brusquement et alla rejoindre un groupe de
danseurs qui nous observait de loin avec un intérêt manifeste. Elle
y fut accueillie par des chuchottemens et des sourires, auxquels
elle répondit par quelques phrases rapides, dont je n'entendis que
le mot revanche. Je n'y fis pas autrement attention pour l'instant,
et mon âme alla s'entretenir dans les nuages avec l'âme de M""' Dur-
maître.
Le lendemain, une grande chasse devait avoir lieu dans la forêt.
Je m'étais arrangé pour n'y point prendre part, voulant profiter
d'une journée entière de solitude pour pousser mon malheureux tra-
vail. Vers midi, les chasseurs se réunirent dans la cour du château,
qui retentit pendant un quart d'heure du son éclatant des trompes,
du piétinement des chevaux et des aboiemens de la meute. Puis
cette mêlée tumultueuse s'engouffra dans l'avenue; le bruit s'étei-
gnit peu à peu, et je demeurai maître de moi et de mon esprit dans
im silence d'autant plus doux qu'il est singulièrement rare sous ce
méridien.
Je jouissais depuis quelques minutes de mon isolement, et je
feuilletais, en souriant à mon bonheur, les pages in-folio de la Neus-
triapia, quand je crus entencke un cheval galoper dans l'avenue,
et bientôt après sur le pavé de la cour. Quelque chasseur en retard !
me dis-je à part moi, et, prenant ma plume, je commençai à extraire
de l'énorme volume le passage relatif aux chapitres généraux des
bénédictins; mais une nouvelle et plus grave interruption vint m'af-
iliger : on frappait à la porte de la bibliothèque. Je secouai la tête
avec humeur, et je dis : entrez! — du ton dont j'aurais pu dire :
sortez! — On entra. J'avais vu peu d'instans auparavant M""' de
Palme prendre son vol avec ses plumes en tête de la cavalcade, et
je ne fus pas médiocrement surpris de la retrouver à deux pas de
moi, dès que la porte se fut ouverte. — Elle avait la tête nue et les
cheveux attifés en arrière d'une façon bizarre : elle tenait d'une
main sa cravache et relevait de l'autre la queue traînante de ses lon-
gues jupes d'amazone. L'animation de la course qu'elle venait de
faire semblait encore exagérer l'expression d'audace qui est habi-
tuelle à son regard et à ses traits. Et pourtant sa voix était moins
LA PETITE COMTESSE. Zl3
assurée qu'à l'ordinaire, lorsqu'elle me dit, à peine entrée : — Ah !
pardon!... est-ce que M™" de Malouet n'est pas ici?
Je m'étais levé de toute ma grandeur. — Non, madame, elle n'est
pas ici.
— Ah! pardon... Vous ne savez pas où elle est?
— Non, madame; mais je vais m'en informer, si vous le désirez.
— Merci, merci... Je vais la trouver... C'est qu'il m'est arrivé
un accident...
— Vraiment, madame?
— Oh! fort peu de chose,... une branche a déchiré la bourda-
loue de mon chapeau, et mes plumes sont tombées...
— Vos plumes bleues, madame?
— Oui,... mes plumes bleues... Enfin je suis revenue au château
pour faire recoudre ma bourdaloue... Vous êtes bien là pour tra-
vailler?
— Parfaitement, madame, on ne peut mieux.
— Etes-vous très occupé dans ce moment-ci?
— Mais oui, madame, assez occupé.
— Ah ! tant pis !
— Pourquoi donc?
— Parce que... j'avais envie,... l'idée m'était venue de vous de-
mander de m'accompagner à la forêt... Ces messieurs seront pres-
que arrivés quand je repartirai,... et je ne puis guère m'en aller
seule,... si loin...
En gazouillant du bout des lèvres cette explication un peu em-
brouillée, la petite comtesse avait un air à la fois sournois et trou-
blé qui fortifia beaucoup le sentiment de défiance que la gaucherie
de son entrée avait fait naître dans mon esprit.
— Madame, lui dis-je, vous me désespérez : je regretterai toute
ma vie d'avoir laissé échapper l'occasion charmante que vous dai-
gnez m' offrir, mais il faut que le courrier de demain emporte ce
travail, que le ministre attend avec une extrême impatience.
— Vous avez peur de perdre votre place ?
— Je n'en ai pas, madame; ainsi...
— Eh bien ! laissez attendre le ministre pour moi : ça me flattera.
— C'est impossible, madame.
Elle prit un ton fort sec : — Mais... c'est trop singulier!... Com-
ment! vous ne tenez pas plus que cela à m' être agréable?
— Madame, lui dis-je assez sèchement à mon tour, je tiendrais
beaucoup à vous être agréable, mais je ne tiens nullement à vous
faire gagner votre pari.
Je lançais cette insinuation un peu au hasard, m'appuyant sur
quelcpies souvenirs et sur quelques indices que tu as pu recueillir
à et là dans mon récit. Toutefois j'avais touché juste. M""^ de Palme
hh REVUE DES DEUX MONDES.
rougit jusqu'au front, balbutia deux ou trois paroles que je n'en-
tendis pas, et sortit de l'appartement, ayant perdu toute conte-
nance.
Cette déroute précipitée me laissa moi-même très confus. Je ne
saurais admettre que nous devions pousser le respect pour le sexe
faible jusqu'à nous prêter sottement à tous les caprices et à toutes
les entreprises qu'il peut plaire à une femme de diriger contre notre
repos ou contre notre dignité; mais notre droit de légitime défense
en de telles rencontres est circonscrit dans des limites étroites et dé-
licates que je craignais d'avoir franchies. Il suffisait que M""^ de Palme
fut isolée dans le monde, et sans autre protection que son sexe, pour
qu'il me parût extrêmement pénible d'avoir cédé sans mesure à l'ir-
ritation, juste d'ailleurs, que m'avait causée son impertinente réci-
dive. Comme j'essayais d'établir entre nos torts réciproques une
balance qui calmât mes scrupules, on frappa de nouveau à la porte
de la bibliothèque. Ce fut cette fois M""^ de Malouet qui entra. Elle
était émue. — Ah çà! me dit-elle, qu'est-ce donc qui s'est passé?
Je lui contai de point en point le détail de mon entretien avec
M™' de Palme, et, tout en exprimant un profond regret de ma viva-
cité, j'ajoutai que la conduite de cette dame à mon égard était inex-
plical3le, qu'elle m'avait pris deux fois en vingt-quatre heures pour
objet de ses gageures, et que c'était beaucoup trop d'attention de sa
part pour un homme qui lui demandait uniquement la grâce de ne
pas s'occuper de lui plus qu'il ne s'occupait d'elle.
— Mon Dieu ! me dit la bonne marquise, je ne vous reproche rien.
J'ai pu apprécier par mes yeux, depuis quelques jours, votre con-
duite et la sienne; mais tout cela est fort désagréable. Cette enfant
vient de se jeter en pleurant dans mes bras. Elle prétend que vous
l'avez traitée comme une créature...
Je me récriai : — Madame, je vous ai rapporté textuellement mes
paroles.
— Ce ne sont pas vos paroles, c'est votre air, votre ton... Mon-
sieur George, permettez-moi de m'expliquer franchement avec vous:
avez-vous peur de devenir amoureux de M""^ de Palme?
— jNullement, madame.
— Avez-vous envie qu'elle devienne amoureuse de vous?
— Pas davantage, je vous assure.
— Eh bien! faites-moi un plaisir : mettez pour aujourd'hui votre
amour-propre de côté, et accompagnez M'"'^ de Palme à la chasse.
— Madame !
— Le conseil vous paraît singulier; mais vous pouvez croire que
je ne vous le donne pas sans y avoir réfléchi. L'éloignement que
vous témoignez à M™" de Palme est précisément ce qui attire vers
vous cette enfant impérieuse et gâtée. Elle s'irrite et s'obstine contre
LA PETITE COMTESSE. A5
une résistance à laquelle on ne l'a point accoutumée. Ayez l'humilité
de lui céder. Faites cela pour moi.
— Sérieusement, madame, vous pensez?...
— Je pense, reprit en riant la vieille dame, ne vous en déplaise,
que vous perdrez votre principal mérite à ses yeux aussitôt qu'elle
vous verra subir son joug comme tout le monde.
— En vérité, madame, vous me présentez les choses sous un point
de vue tout nouveau. Jamais je n'ai conçu la pensée d'attribuer les
taquineries de M""' de Palme à un sentiment dont j'eusse lieu de me
glorifier.
— Et vous avez eu raison, reprit-elle vivement : il n'y a jusqu'à
présent rien de pareil, Dieu merci ; mais cela eût pu venir, et vous
êtes trop galant homme pour le vouloir avec les dispositions que je
vous connais.
— Je m'abandonne absolument à votre direction, madame; je vais
mettre mon chapeau et mes gants. Reste à savoir comment M'"*' de
Palme accueillera mon empressement un peu tardif.
— Elle l'accueillera fort bien, si vous mettez de la bonne grâce à
le lui offrir.
— Pour cela, madame, j'y mettrai toute celle dont je suis ca-
pable.
Sur cette assurance, M'"^ de Malouet me tendit sa main, que je
baisai avec un profond respect, mais avec une assez mince grati-
tude.
Quand j'arrivai dans le salon, botté et éperonné, M'"^ de Palme y
était seule : plongée dans un fauteuil et ensevelie sous ses jupes,
elle achevait de rattacher sa bourdaloue. Elle leva et baissa rapide-
ment les yeux, qu'elle avait fort rouges.
— Madame, lui dis-je, je suis si sincèrement affligé de vous avoir
offensée, que j'ose vous demander le pardon d'une maussaderie im-
pardonnable. Je viens me mettre à voti-e disposition; si vous refusez
ma compagnie, vous ne ferez que m'infliger une mortification très
méritée, mais vous me laisserez plus malheureux que je n'ai été cou-
pable,... et c'est beaucoup dire.
M'"* de Palme, tenant plus de compte de l'émotion de ma voix que
de mon patlios diplomatique, releva les yeux vers moi, entr'ouvrit
les lèvres, ne dit rien, et finalement avança une main un peu trem-
blante que je me hâtai de recevoia* dans la mienne. Elle se servit aus-
sitôt de ce point d'appui pour se dresser sur ses pieds, et bondit lé-
gèrement sur le parquet. Quelques minutes après, nous étions tous
deux à cheval, et nous sortions de la cour du château.
Nous atteignunes l'extrémité de l'avenue sans avoir échangé une
parole. Je sentais profondément, tu peux le croire, combien ce si-
lence, de mon côté du moins, était gauche, empesé et ridicule; mais,
hQ REVUE DES DEUX MONDES.
comme il arrive souvent dans les circonstances qui réclament le plus
impérieusement des ressources d'éloquence, j'étais frappé d'une
stérilité d'esprit invincible. Je cherchais vainement une entrée en
matière vraisemblable, et plus je me dépitais de n'en trouver au-
cune, moins je devenais capable d'y réussir. J'étais d'ailleurs agité
de réflexions aussi nouvelles que pénibles; je suivais malgré moi
l'ordre d'idées très imprévu où m'avaient jeté les étranges apprécia-
tions de M'"*' de Malouet. Je me demandais jusqu'à quel point ces
appréciations pouvaient être fondées, et jusqu'à quel point, en ce
cas, les conseils et la prudence de la marquise avaient été bien
inspirés. Je me rappelais la vivacité hautaine, volontaire et capri-
cieuse de la jeune femme qui était à mes côtés; je voyais son air
accablé et presque dompté. Tout cela me troublait et me touchait
vaguement. L'abîme qui me sépare à jamais d'ane telle pei'sonne
n'en subsistait pas moins dans son immensité; mais, si cela peut se
dire, je sentais toujours entre nous la distance, et je ne sentais plus
l'éloignement.
M""' de Palme, qui n'était pas initiée à mes secrètes méditations,
et qui d'ailleurs n'en eût peut-être goûté que modérément les nuan^
ces les plus bienveillantes, finit par s'impatienter d'un silence au
moins embarrassant. — Si nous courions un peu? dit-elle tout à
coup.
— Gourons, dis-je, et nous partîmes au galop, ce qui me soula-
gea infiniment.
Cependant il fallut, bon gré, mal gré, ralentir notre allure au
haut du chemin tortueux qui mène dans la vallée des Ruines, Le soin
de guider nos chevaux dans le cours de cette descente difficile put
encore, durant quelques minutes, servir de prétexte à mon mutisme;
mais eh arrivant sur le terre-plein de la vallée, je vis bien qu'il fal-
lait parler à tout prix, et j'allais débuter par une banalité quelconque,
lorsque M"^ de Palme voulut bien me prévenir :
— On dit, monsieiu-, que vous avez beaucoup d'esprit?
— Madame, répondis-je en riant, vous pouvez en juger.
— Difficilement jusqu'ici, quand même j'en serais capable, ce que
■vous êtes très éloigné de croire... Oh ! ne le niez pas! C'est parfaite-
ment inutile après la conversation que le hasard m'a fait entendre
l'autre soir...
— Madame, j'ai commis tant de méprises sur votre compte, que
vous devez vous expliquer la confusion pitoyable où je suis vis-à-vis
de vous.
— Et sur quels points vous êtes vous mépris?
— Sur tous, je crois.
— Yous n'en êtes pas bien sûr... Convenez au moins que je suis
une bonne femme...
LA PETITE COMTESSE. 47
— Oh ! de tout mon cœur, madame !
— Vous avez bien dit cela... Je crois que vous le pensez... Vous
n'êtes pas méchant non plus, je crois, et cependant vous l'avez été
pour moi, cruellement.
— C'est vrai.
— Quelle espèce d'homme êtes^vous donc? reprit la petite comtesse
de sa voix brève et brusque. Je n'y comprends pas grand' chose. A quel
titre, en vertu de quoi me méprisez-vous? Je suppose que je sois réel-
lement coupable de toutes les intrigues qu'on me prête : qu'est-ce
que cela vous fait? Étes-vous un saint, vous? un réformateur? iN'a-
vez-vous jamais eu de maîtresses? Avez-vous plus de vertu que les
autres hommes de votre âge et de votre condition ? Quel droit avez-
vous de me mépriser? Expliquez-moi ça.
— Madame, si j'avais à me reprocher les sentimens que vous me
supposez, je vous répondrais que jamais personne, dans votre sexe
ni dans le mien, n'a pris sa propre moralité pom- règle de son opi-
nion et de ses jugemens sur autrui : on vit comme on peut, et on
juge comme on doit; c'est en particulier une inconséquence très or-
dinaire parmi les hommes, de ne point estimer les faiblesses qu'ils
encouragent et dont ils profitent... Mais, pour mon compte, je me
tiens sévèrement en garde contre un rigorisme aussi ridicule chez
un homme que coupable chez un chrétien... Et quant à cette con-
versation qu'un hasard déplorable vous a livrée, et où mes expres-
sions, comme il arrive toujours, ont dépassé de beaucoup la mesure
de ma pensée, — c'est une offense que je n'effacerai jamais, je le
sais; mais je vous l'expliquerai du moins avec franchise. Chacun a
ses goûts et sa façon d'entendre la vie en ce monde : nous différons
tellement, vous et moi, à cet égard, que j'ai conçu pour vous, et que
vous avez conçu pour moi, à vue de pays, une antipathie extrême.
Cette disposition, qui, d'un côté du moins, madame, devait se mo-
difier singulièrement sur plus ample informé, m'a entraîné à des
mouvemens d'humeur et à des vivacités de controverse peu réflé-
chis : vous avez souffert sans doute, madame, des violences de mon
langage, mais beaucoup moins, veuillez le croire, que je n'en devais
souffrir moi-même, après en avoir reconnu l'injustice profonde et
irréparable.
Cette apologie, plus sincère que lucide, n'obtint point de réponse.
Nous achevions en ce moment de traverser l'église de l'abbaye, et
nous nous trouvâmes à l'improviste mêlés aux derniers rangs de la
cavalcade. Notre apparition fit courir un sourd murmure dans la foule
pressée des chassevu's. M"'^ de Palme fut entourée aussitôt d'une
troupe joyeuse qui parut lui adresser des félicitations sur le gain
de sa gageure. Elle les reçut d'une mine indifférente et boudeuse,
fouetta son cheval et gagna les avant-postes pour entrer en forêt.
liS REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant M. de Malouet m'avait accueilli avec une affabilité
plus marquée encore que de coutume, et, sans faire aucune allusion
directe à l'incident qui m'amenait contre mon gré à cette fête cyné-
gétique, il n'omit aucune attention pour m'en faire oublier le léger
désagrément. Bientôt après, les chiens lancèrent un cerf, et je les
suivis avec ardeur, n'étant nullement insensible à l'ivresse de ce
divertissement viril, quoiqu'elle ne suffise pas à mon bonheur en ce
monde.
La meute se laissa dépister deux ou trois fois, et la joui'née tourna
à l'avantage du cerf. — Nous reprhues vers quatre heures le chemin
du château. Quand nous traversâmes la vallée au retour, le crépus-
cule dessinait déjà plus nettement sur le ciel la silhouette des arbres
et la crête des collines : une ombre mélancolique descendait sur les
bois, et un brouillard blanchâtre glaçait l'herbe des prairies, tandis
qu'une brunie plus épaisse marquait les détours de la petite rivière.
Comme je m'absorbais dans la contemplation de cette scène, qui me
rappelait des jours meilleurs, je vis tout à coup M"' de Palme à mes
côtés.
— Je crois après réflexion, me dit-elle avec sa brusquerie accou-
tumée, que vous méprisez mon ignorance et mon manque d'esprit
beaucoup plus que ma prétendue légèreté de mœurs... Vous faites
moins de cas de la vertu que de la pensée... Est-ce cela?
— Non assurément, dis-je en riant, ce n'est pas cela; ce n'est rien
de tout cela. D'abord le mot de mépris doit être supprimé, n'ayant
rieçi à faire ici;... ensuite je ne crois guère à votre ignorance et pas
du tout à votre manque d'esprit... Enfin je ne vois rien au-dessus
de la vertu, quand je la vois, ce qui est rare. Je suis confus au reste,
madame, de l'importance que vous attachez à ma manière de voir...
Le secret de mes prédilections et de mes répugnances est fort
simple : j'ai, comme je vous le disais, le plus religieux respect pour
la vertu, mais toute la mienne se borne à un sentiment profond de
-quelques devoirs essentiels que je pratique tant bien que mal; je
ne saurais donc exiger davantage de qui que ce soit... Quant à la
pensée, j'avoue que j'en fais grand cas, et la vie me paraît chose
trop sérieuse pour être traitée sur le pied d'un bal continuel, du
berceau à la tombe. De plus les productions de l'intelligence, les
œuvres de l'art en particulier sont l'objet de mes préoccupations les
plus passionnées, et il est naturel que j'aime à pouvoir parler de ce
qui m'intéresse. Voilà tout.
Faut-il absolument avoir sans cesse à la bouche les extases de
l'âme, les cimetières et la Vénus de Milo pour prendre dans votre
opinion le rang d'une femme sérieuse et d'une femme de goût?...
Au surplus, vous avez raison, —je ne pense jamais; si je pensais
une seule minute, il me semble que je deviendrais folle, que ma tête
LA PETITE COMTESSE. 49
craquerait... Et à quoi pensiez-vous, vous, clans la cellule de ce
vieux couvent?
— J'y ai beaucoup pensé à vous, tlis-je gaiement, le soii' de ce
jour où vous m'aviez si rudement pourchassé, et je vous y ai mau-
dite de tout mon cœur.
— Gela se comprend. — Elle se mit à rire, regarda un peu autour
d'elle et reprit : — Quel joli vallon! quelle charmante soirée!... Et
maintenant me maudissez-vous?
— Maintenant je voudrais du fond de l'âme pouvoir quelque chose
pour votre bonheur.
— Et moi pour le vôtre, dit-elle simplement.
Je m'inclinai pour toute réponse, et il s'en suivit un court silence.
— Si j'étais homme, reprit tout cà coup M"^ de Palme, je crois que
je me ferais ermite.
— Oh ! quel dommage !
— Ça ne vous étonne pas, cette idée?
— Non, madame.
— Rien ne vous étonnerait de ma part, avouez-le. Vous me croyez
capable de tout, — de tout... peut-être même de vous aimer?...
— Pourquoi pas? On revient de loin! Je vous aime bien, moi, à
l'heure qu'il est! C'est un bel exemple à suivre.
— Vous me permettrez d'y réfléchir?
— Pas longtemps !
— Le temps qu'il faudra... Nous sommes amis en attendant.
— Si nous sommes amis, il n'y a plus rien à attendre, dis-je en
présentant franchement ma main à la petite comtesse. Je sentis
qu'elle la serrait avec un peu de réserve, et la conversation finit là.
Nous étions au haut des collines, la nuit était tout à fait tombée; nous
ne fîmes plus qu'une course jusqu'au château.
Comme je descendais de ma chambre pour le dîner, je rencontrai
M™'' de Malouet dans le vestibule : — Eh bien ! me dit-elle en riant,
vous êtes-vous conformé à l'ordonnance?
— Religieusement, madame.
— Vous vous êtes montré subjugué?
— Oui, madame.
— C'est parfait. La voilà tranquille et vous aussi.
— Ainsi soit-il, dis-je.
La soirée se passa sans autre incident. Je me plus à rendre à M'"'' de
Palme quelques petits services qu'elle ne me demandait plus. Elle
quitta deux ou trois fois la danse pour m'adresser des plaisanteries
bienveillantes qui lui traversaient la cervelle, et quand je me reti-
rai, elle me suivit jusqu'à la porte d'un regard souriant et cordial.
Je te demande maintenant, ami Paul, de dégager le sens précis
50 REVUE DES DEUX MONDES.
et la moralité de cette histoire. Tu jugeras peut-être, et je le désire,
qu'une imagination chimérique peut seule donner les proportions
d'un événement à cet épisode vulgaire de la vie mondaine; mais
si tu vois dans les faits que je t'ai racontés le moindre germe d'un
danger, le moindre élément d'une conq^lication sérieuse, dis-le-moi;
je romps les engagemens qui me devaient encore retenir ici une
dizaine de jours, et je pars.
Je n'aime point M"'' de Palme; je ne puis ni ne veux l'aimer. Mon
opinion sur son compte s'est évidemment transformée; je la regarde
désormais comme une bonne petite femme. Sa tête est légère et le
sera toujours; sa conduite vaut mieux qu'on ne le dit, quoique moins
peut-être qu'elle ne le dit de son côté; enfin son cœur a du poids et
du prix. J'ai pour elle de l'amitié, une affection qui a quelque chose
de paternel, mais de moi à elle rien de plus n'est vraisemblable;
l'étendue des cieux nous sépare. La pensée d'être son mari me fait
éclater de rire, et, par un sentiment que tu apprécieras, la pensée
d'être son amant me fait horreur. — Chez elle, je crois à l'ombre
d'un caprice, et pas même à la pénombre d'une passion. Me voilà
sur son étagère avec les autres magots, et je pense, comme M"* de
Malouet, que cela lui suffira. Toutefois qu'en penses-tu, toi?
Je crois nécessaire de te rappeler, Paul , en terminant cette con-
sultation dont certains passages exhalent un parfum si suspect, de
te rappeler, mon ami, que je ne suis pas un fat. Je t'ai dit la vérité
stricte. La fatuité ne consiste pas, je suppose, à s'apercevoir qu'une
femme vous serre la main quand elle vous la tord, mais à tirer va-
nité d'un genre de succès si commun et si rarement réservé au mé-
rite. Je me rappelle toujours ce vieux comédien de province ridé,
couturé, craquelé, hideux et bête, qui me contait qu'une femme
superbe lui disait un soir : — « Oh ! tu n'es pas un homme, tu es
un dieu! » Je suis convaincu que c'était vrai. Oui, par la merci du
ciel, le plus laid des mortels, et c'est notre ami G... de l'Institut, a
le plaisir de s'entendre dire au moins une fois en sa vie par une
bouche de femme qu'il est beau comme un ange. Cela a été de tout
temps, et c'est pourquoi, de tout temps, fat a été synonyme de sot.
Tout aveugle trouve un chien qui le suit et n'en est pas plus fier.
Bonsoir.
YH.
7 octobre.
Cher Paul, je prends part du fond du cœur à ton chagrin. Per-
mets-moi seulement de t' affirmer, d'après les détails mêmes de ta
lettre, que la maladie de ton excellente mère n'offre aucun symptôme
inquiétant. C'est une de ces crises douloureuses, mais sans danger,
LA PETITE COMTESSE. 51
que l'approche de l'hiver lui ramène presque invariablement chaque
année, tu le sais. Patience donc, et courage, je t'en prie.
Il me faut, mon ami, l'expression formelle de ton désir pour que
j'ose mêler mes petites misères à tes sérieuses sollicitudes. — Comme
tu le prévoyais dans ta sagesse et dans ta bonne amitié, je devais
avoir besoin , quand je recevrais ta lettre , non de conseils, mais
de consolations. Je n'ai pas le cœur tranquille, et, ce qui est pire
pour moi, ma conscience ne l'est pas davantage : cependant j'ai cru
faire mon devoir. L'ai-je bien ou mal compris? Tu en jugeras. Mon
Dieu ! je porte quelquefois une stupide envie à ceux que je vois céder
sans scrupule, sans combat, avec le pur instinct de la brute, à ce
qui les attire ou à ce qui les repousse ! Que de tourmens donne la
conscience à une âme naturellement honnête, qui n'est point guidée
par des principes certains et soutenue par une foi positive !
Je reprends ma situation vis-à-vis de M"^ de Palme où je l'avais
laissée dans ma dernière lettre. — Le lendemain de notre explica-
tion, je mis tous mes soins à maintenir nos relations sur le pied de
bonne camaraderie où elles me paraissaient établies, et qui consti-
tuaient, selon moi, le seul genre d'intelligence qui fût désirable, et
même possible entre nous. Il me sembla ce jour-là qu'elle se monti'ait
animée de la même vivacité et du même entrain qu'à l'ordinaire :
seulement je crus remarquer que son regard et sa voix, lorsqu'elle
s'adressait à moi, prenaient une douceur sérieuse qui n'est point de
son caractère habituel; mais les jours suivans, quoique je n'eusse
point dévié de la ligne de conduite que je m'étais tracée, il me fut
impossible de ne pas m'apercevoir que M""' de Palme avait perdu
quelque chose de sa gaieté, et qu'une vague préoccupation altérait
la sérénité de son front. Je la voyais étonner ses danseurs par ses
distractions : elle continuait de suivre le tourbillon, mais elle ne le
dirigeait plus. Elle prétextait brusquement de la fatigue au milieu
d'une valse, quittait sans autre cérémonie le bras de son cavalier,
et s'asseyait dans un coin d'un air boudeur et pensif. S'il y avait un
fauteuil vide près du mien, elle s'y jetait, et commençait à travers
son éventail une conversation bizarre et à bâtons rompus, comme
Celle-ci :
— Si je ne puis me faire ermite, je puis me faire religieuse... Que
diriez-vous, si vous me voyiez demain entrer dans un couvent?
— Je dirais que vous en sortiriez après-demain.
— Vous n'avez aucune confiance dans mes résolutions?
— Quand elles sont folles, non.
— Je ne puis en concevoir que de folles, selon vous?
— Selon moi, vous valsez à merveille. Quand on valse comme
vous, c'est un art, et presque une vertu.
— Est-ce qu'on flatte ses amis?
52 REVUE DES DEUX MONDES.
— Je ne vous llatte pas. Je ne vous dis jamais un mot que je n'aie
pesé et qui ne soit l'expression la plus grave de ma pensée. Je suis
un homme sérieux, madame.
— Il n'y paraît guère avec moi. Je crois que vous avez entrepris
de me faire détester le rire autant que je l'ai aimé.
— Je ne vous comprends pas.
— Gomment me trouvez-vous ce soir?
— Eblouissante.
— C'est trop. Je sais que je ne suis point belle.
— Je ne vous dis pas que vous soyez belle, mais vous êtes très
gracieuse.
— A la bonne heure. Ça doit être vrai, car je le sens. La veuve
du Malabar est vraiment belle.
— Oui; je voudrais la voir au bûcher.
— Pour vous y jeter avec elle?
— Précisément.
— Partez- vous bientôt?
— La semaine prochaine, je crois.
— Viendrez-vous me voir à Paris?
— Si vous me le permettez. . .
— Non, je ne vous le permets pas.
— Et pourquoi, grand Dieu?
— D'abord je ne crois pas que j'y retourne, à Paris.
— C'est une raison. Et où irez-vous, madame?
— Je ne sais pas. Youlez-vous faire un voyage à pied quelque
part, nous deux?
— Je crois bien ! Partons-nous?
Et cœtera. Je ne te fatiguerai pas, mon ami, du détail d'une di-
zaine de dialogues semblables, dont M"'' de Palme rechercha mani-
festement l'occasion pendant quatre jours : c'était de sa part un
effort de plus en plus marqué pour sortir du lieu commun et impri-
mer à nos entretiens un caractère plus intime; c'était de la mienne
une égale obstination à les renfermer dans les limites du jargon et
à demeurer inébranlable sur le terrain de la futilité mondaine. Elle
s'en apercevait, en riait souvent et s'en fâchait quelquefois, s'éton-
nant qu'entre nous le sérieux eût passé subitement de son côté.
Un manège si nouveau n'avait aucune chance d'échapper au pu-
blic envieux ou jaloux qui surveille tous les pas de la petite com-
tesse, d'autant plus qu'elle s'y abandonnait avec une franchise et
une naïveté vraiment enfantines. Elle ne laissait pas de remarquer
parfois la gêne et l'espèce d'ennui que me causait l'attention curieuse
(ju'elle attirait sur nous. — Je vous compromets, disait-elle; je m'en
vais ! — Tout en me récriant vivement, je ne faisais rien pour la
retenir, car tu me connais assez, mon ami, pour ne pas douter que
LA PETITE COMTESSE. 53
ma réserve ne fût de bon aloi et de bonne foi : j'avais pour système
«l'éloigner autant que possible M™*' de Palme, sans la blesser jamais.
Vlaintenant encore je ne saurais concevoir quelle meilleure conduite
j'aurais pu tenir, quoique celle-là n'ait pas eu le succès que je m'en
étais promis. Si j'avais à subir sur ce fait un autre jugement que le
tien, je pourrais dire, pour ma défense, qu'il m'a fallu quelquefois
un effort de courage méritoire, non pour repousser la pauvre glo-
riole que le monde attache à l'espèce de triomphe qui semblait
m' être offert, mais pour comprimer les mouvemens secrets que le
charme, la grâce et la bienveillance de cette jeune femme soule-
vaient dans un cœur moins ferme que mon esprit.
J'arrive à la scène qui devait terminer cette lutte pénible, et m'en
prouver malheureusement toute la vanité. — Pour faire leurs adieux
à leur fille, dont le mari est rappelé à son poste. M. et M'"*" de Ma-
louet donnaient hier un grand bal de gala, auquel tous les environs
à dix lieues à la ronde avaient été convoqués. Vers dix heures, la
foule inondait l'immense rez-de-chaussée du château, où les toi-
lettes, les lumières et les fleurs se confondaient dans un pêle-mêle
éblouissant. — Comme j'essayais de pénétrer dans le salon princi-
pal, je me trouvai vis-à-vis de M'"* de Malouet, qui me tira un peu à
l'écart : — Eh bien ! mon cher monsieur, me dit-elle, cela va mal.
— Mon Dieu ! qu'y a-t-il de nouveau? — Je ne sais trop, mais soyez
sur vos gardes. Ah! cela ne va pas bien... Mon Dieu! j'ai en vous
une confiance bien singulière, monsieur; vous ne la tromperez pas,
n'est-ce pas? — Sa voix était attendrie et son regard humide. —
Madame, comptez sur moi;... mais j'aurais bien dû partir il y a huit
jours. — Eh! mon Dieu! qui pouvait prévoir pareille chose?
Silence !
Je me retournai et je vis M"^ de Palme qui sortait du salon, et
devant laquelle la cohue ouvrait ses rangs avec cet empressement
craintif et cette espèce de terreur qu'inspire généralement à notre
sexe la suprême élégance d'une royauté féminine. 11 y a dans ces
jeunes reines d'une nuit, lorsqu'elles nous apparaissent environnées
de toute la pompe mondaine, et traversant d'un pied vainqueur
leur empire éftroit et charmant, il y a sur leur front hautain, dans
leurs regards radieux et enivrés, une magie qui pénètre les âmes
les plus fières. — Pour la première fois M""^ de Palme me parut
belle : une expression étrange et que je ne lui avais jamais vue, une
vive exaltation rayonnait dans ses yeux et transfigurait ses traits.
— Suis-je à votre goût? me dit-elle. — Je lui témoignai par je ne
sais quel murmure un assentiment qui n'était d'ailleurs que trop
visible pour l'œil perçant d'une femme. — Je vous cherchais, re-
prit-elle, pour vous faire voir la serre; c'est une vraie féerie, venez.
— Elle prit mon bras, et nous nous dirigeâmes vers la porte de la
5^ REVUE DES DEUX MONDES.
serre, qui s'ouvrait à l'autre extrémité du salon, prolongeant jus-
qu'au parc, à travers les lianes et les parfums de mille plantes exo-
tiques, toutes les splendeurs de la fête. Pendant que nous admi-
rions l'effet des girandoles qui scintillaient au milieu de la puissante
flore tropicale comme les constellations brillantes d'un autre hémi-
sphère, plusieurs cavaliers vinrent réclamer pour une valse la main
de M™* de Palme : elle les refusa, quoique j'eusse l'abnégation de
joindre mes instances aux leurs.
— Nos rôles me semblent un peu intervertis, me dit-elle : c'est
moi qui vous retiens, et c'est vous qui me renvoyez.
— Dieu m'en garde ! mais je crains que vous ne vous priviez, par
bonté pour moi, d'un plaisir que vous aimez, — et qui vous aime.
— Non! je sais fort bien que je vous recherche et que vous me
fuyez. C'est assez absurde aux yeux du monde, mais cela m'est fort
égal. Pour ce soir du moins, j'entends m'amuser comme je le vou-
drai. Je vous défends de troubler mon bonheur. Je suis vraiment
très heureuse. J'ai tout ce qu'il me faut : de belles fleurs, de bonne
musique autour de moi, et un ami à mon bras. Seulement, et c'est
un point noir dans mon ciel bleu, je suis beaucoup plus sûre de la
musique et des fleurs que de l'ami.
— Vous avez grand tort.
— Expliquez-moi donc votre conduite, une fois pour toutes. Pour-
quoi ne voulez-vous jamais causer sérieusement avec moi ? pourquoi
refusez-vous obstinément de me dire un seul mot qui sente la con-
fiance, l'intimité, l'amitié enfin?
— Veuillez y réfléchir une minute, madame : où cela nous mène-
t-il?
— Qu'est-ce que cela vous fait? Cela nous mène où cela peut. 11
est plaisant que vous vous en préoccupiez plus que moi !
— Voyons, quelle idée auriez-vous de moi si je vous faisais la
cour ?
— Je ne vous demande pas de me faire la cour, dit-elle vivement.
— Non, madame; mais c'est pourtant la tournure que prendrait
infailliblement mon langage, s'il cessait un instant d'être frivole et
banal. Eh bien ! avouez qu'il y a un homme au monde qui ne pour-
rait vous faire la cour sans s'attirer votre mépris, et que je suis cet
homme-là. Je ne vous dirai pas que je sois très satisfait de m'être
mis dans une telle situation vis-à-vis devons; mais enfin j'y suis, et
je ne saurais l'oublier.
— C'est beaucoup de raison !
— Madame, c'est beaucoup de courage.
Elle secoua la tête d'un air de doute, et reprit après un moment
de silence : — Savez-vous que vous venez de me parler comme à une
femme perdue?
LA PETITE COMTESSE, 5,j»
— Madame !
— Certainement. Vous croyez que je ne puis jamais supposer à un
homme qui me fait la cour une autre intention que celle de ni' avoir
pour maîtresse. Ce serait le fait d'une femme perdue, et je ne le suis
pas; vous avez beau ne pas le croire, c'est la pure vérité du bon
Dieu... Oui, du bon Dieu, Dieu me connaît, et je le prie plus sou-
vent qu'on ne pense. Il m'a préservée de mal faire jusqu'ici, — et
j'espère qu'il m'en préservera toujours; mais c'est une chose dont il
n'est pas seul maître... — Elle s'arrêta un moment, et ajouta d'un
ton ferme : — Vous y pouvez beaucoup.
— Moi, madame?
— Je vous ai laissé prendre, je ne sais comment... non, je ne le
sais en vérité pas !... un grand empire sur ma destinée... Youdrez-
vous en user? voilà la question.
— Et à quel titre... en quelle qualité le pourrais-je, madame? —
dis-je lentement, sur le ton d'une froide réserve.
— Ah! s'écria-t-elle d'un accent sourd et énergique, vous me de-
mandez cela? — Ah! c'est trop dur ! vous m'humiliez trop! — Elle
quitta mon bras aussitôt, et rentra brusquement dans le salon.
Je demeurai quelque temps incertain du parti que je devais pren-
dre. Je voulus d'abord suivre M™" de Palme et lui faire entendre
qu'elle s'était méprise, — ce qui était la vérité, — sur la portée de
la réponse sous forme d'interrogation dont elle s'était offensée. Elle
avait apparemment appliqué cette réponse à quelque pensée qui la
dominait, que je connaissais mal, que ses paroles du moins m'avaient
révélée beaucoup moins clairement qu'elle ne se l'imaginait; mais
après y avoir réfléchi je reculai devant l'explication nouvelle et re-
doutable que j'allais inévitablement provoquer. Je résolus de de-
meurer sous le coup des imputations les plus fâcheuses auxquelles
mon attitude et mon langage avaient pu donner lieu, et de dévorer
en silence l'amertume dont cette scène m'avait empli le cœur.
Je quittai la serre et j'entrai dans les jardins pour échapper aux
rumeurs du bal, qui importunaient mon oreille. La nuit était froide,
mais Ipelle. Un instinct douloureux m'entraîna hors de la zone lumi-
neuse que projetaient autour du château les baies des fenêtres res-
plendissantes. Je me dirigeai à grands pas vers un épais massif
d'ombre, formé par une double avenue de sapins qui sépare le jardin
du parc, et que traverse un pont rustique jeté sur im ruisseau.
J'entrais sous la voûte de cette sombre allée, quand une main toucha
mon bras et m'arrêta; en môme temps une voix brève et troublée,
que je ne pus méconnaître, me dit : — 11 faut que je vous parle !
— Madame! par grâce! au nom du ciel!... que faites-vous!
vous vous perdez!... retournez... venez! Je vais vous reconduire,
voyons !
56 RE\UE DES DEUX MONDES.
Je voulus saisir son bras; elle se dégagea.
— Je veux vous parler... j'y suis décidée... Oh! mon Dieu! que
je m'y prends mal, n'est-ce pas? Que vous devez me croire plus
que jamais une misérable créature ! Et pourtant il n'y a rien. . . rien. . .
c'est la vérité même, mon Dieu ! Vous êtes le premier pour qui j'aie
oublié... tout ce que j'oublie!... Oui, le premier!... Jamais homme
n'a entendu de ma bouche une parole de tendresse, jamais ! et vous
ne me croyez pas !
Je pris ses deux mains dans les miennes : — Je vous crois, je vous
le jure... je vous jure que je vous estime... que je vous respecte
comme ma fdle chérie... Mais écoutez-moi, daignez m' écouter ! ne
bravez pas ouvertement ce monde impitoyalDle... rentrez au bal...
je vais vous y retrouver bientôt, je vous le promets... mais au nom
du ciel ! ne vous perdez pas !
La malheureuse enfant fondit en larmes, et je sentis qu'elle chan-
celait; je la soutins et je la fis asseoir sur un banc qui se trouvait là.
— Je demeurai debout devant elle, tenant une de ses mains. Les
ténèbres étaient profondes autour de nous; je regardais le vide et
j'écoutais, dans une vague stupeur, le murmure clair et régulier du
ruisseau qui coule sous les sapins, le sanglot convulsif qui soulevait
le sein de la jeune femme, et l'odieux bruit de fête que l'orchestre
nous envoyait de loin par intervalles. C'est un de ces instans dont on
se souvient toujours.
Elle se remit enfin, et parut reprendre, après cette explosion de
douleur, toute sa fermeté. — Monsieur, me dit-elle en se levant et
en retirant sa main, ne vous inquiétez pas de ma réputation. Le
monde est habitué à mes folies. J'ai pris d'ailleurs mes mesures
pour que celle-ci ne fût pas remarquée. Peu m'importerait du
reste. Yous êtes le seul homme dont j'aie désiré l'estime et le seul
aussi malheureusement dont j'aie encouru le mépris... Cela est
bien cruel... Quelque chose doit vous dire pourtant que je ne le mé-
rite pas!
— Madame!...
— Écoutez-moi! Ah! que Dieu veuille vous convaincre! c'est une
heure solennelle dans ma vie. Monsieur, depuis le premier regard
que vous avez attaché sur moi, ce jour où je me suis approchée de
vous pendant que vous dessiniez cette vieille église,... depuis ce
regard, je vous appartiens. Je n'ai aimé, je n'aimerai jamais que
vous... Youlez-vous que je sois votre femme? J'en suis digne... Je
vous l'atteste, je vous l'atteste devant ce ciel qui nous voit!
— Chère madame,... chère enfant,... votre bonté,... votre ten-
dresse,... me troublent jusqu'au fond de l'âme;... de grâce, un peu
de calme,... laissez-moi une lueur de raison !
— Ah! si votre cœur vous parle, écoutez-le, monsieur! Ce n'est
LA PETITE COMTESSE. 57
pas avec Ja raison qu'il faut me juger!... Hélas! je le sens, vous
doutez encore de moi, de mon passé... Oh! Dieu! cette opinion du
monde, que j'ai dédaignée, que j'ai foulée aux pieds, comme elle se
venge ! comme elle me tue !
— Non, madame, vous vous trompez;... mais que pourrais-je
vous oflrir ea échange de ce que vous voulez me sacrifier,... des ha-
bitudes, des goûts, des plaisirs de toute votre vie?
— Mais cette vie me fait horreur! Vous croyez que je la regrette-
rais? vous croyez qu'un jour je redeviendrais la femme que j'ai
été,... la folle que vous avez connue?... Vous le croyez ! Et comment
vous empêcher de le croire? Pourtant je sais bien que je ne vous
donnerais jamais ce chagrin, ni aucun autre... Jamais! J'ai lu dans
vos yeux un monde nouveau que j'ignorais, un monde plus digne,
plus élevé, dont je n'avais jamais eu l'idée,... et hors duquel je ne
puis plus vivre!... Ah! vous devez pourtant bien sentir que je vous
dis la vérité !
— Oui, madame, vous me dites la vérité,... la vérité de l'heure
présente,... d'une heure de fièvre et d'exaltation;... mais ce monde
nouveau qui vous apparaît vaguement, ce monde idéal auquel vous
voulez demander un refuge éternel contre quelques dégoûts passa-
gers ne vous donnerait jamais ce qu'il semble vous promettre...
La déception, le regret, le malheur, vous y attendent,... et ne vous
y attendent pas seule. Je ne sais s'il existe un homme d'un assez
noble esprit, d'une âme assez belle pour vous faire aimer l'exis-
tence nouvelle que vous rêvez, pour lui conserver dans la réalité
le caractère presque divin que votre imagination lui prête; mais je
sais que cette tâche,... qui serait si douce,... est au-dessus de moi;
je serais un fou, — et je serais aussi un misérable si je l'acceptais.
— Est-ce votre détermination dernière? la réflexion n'y peut-elle
rien changer?
— Rien.
— Adieu donc, monsieur... Ah! malheureuse que je suis!...
Adieu! — Elle saisit ma main qu'elle serra convulsivement, puis
elle s'éloigna.
Quand elle eut disparu, je m'assis sur le banc où elle s'était as-
sise. Là, mon pauvre Paul, toute force m'abandonna. Je cachai ma
tête dans mes mains, et je pleurai comme un enfant. — Dieu merci,
elle ne revint pas !
Je dus enfin rassembler tout mon courage pour reparaître un
instant au bal. Aucun signe ne m'indiqua qu'on y eût remarqué mon
absence ou qu'on l'eût interprétée d'une manière fâcheuse. M""" de
Palme dansait, et laissait voir une gaieté qui tenait du délire. On
passa bientôt dans la salle où le souper était servi, et je profitai du
tumulte de ce moment pour me retirer.
58 REVUE DES DEUX MONDES.
Dès ce matin, j'ai demandé à M"" de Malouet un entretien parti-
culier. Il m'a semblé que je lui devais mon entière confidence. Elle
l'a reçue avec une profonde tristesse, mais sans montrer de surprise.
— J'avais deviné, m'a-t-elle dit, quelque chose de semblable... Je
n'ai pas dormi de la nuit. Je crois que vous avez fait le devoir d'im
homme sage, — et d'un honnête homme. Oui, vous l'avez fait.
Cependant cela paraît bien dur. La vie du monde a cela de détestable
qu'elle crée des caractères et des passions factices, des situations
imprévues, des nuances insaisissables, qui compliquent étrangement
la pratique du devoir et obscurcissent la voie droite, qui devrait
toujours être simple et facile à reconnaître... Et maintenant vous
voulez partir, n'est-ce pas?
— Oui, madame.
— Soit; mais restez encore deux ou' trois jours. Yous ôterez ainsi
à votre départ l'apparence d'une fuite, qui, après ce qu'on a pu
observer, aurait je ne sais quoi de ridicule et en même temps d'in-
jurieux. C'est un sacrifice que je vous demande. Aujourd'hui nous
devons tous dîner chez M"" de Breuilly : je me charge de vous excu-
ser. De la sorte, cette journée du moins vous sera légère. Demain,
nous ferons pour le mieux. Après-demain, vous partirez.
J'ai accepté cette convention. A bientôt donc, cher Paul... Que je
me sens seul et abandonné ! Que j'ai besoin de serrer ta main ferme
et loyale..., de t' entendre me dire : Tu as bien agi!
YIII.
10 octobre. Du Rozel.
Me voici rentré dans ma cellule, mon ami... Pourquoi l'ai -je
quittée! Jamais homme n'a senti battre, entre ces froides murailles,
un cœur plus troublé que mon misérable cœur ! Ah ! je ne veux pas
maudire notre pauvre raison, notre sagesse, notre morale, notre
philosophie humaines : n'est-ce pas ce qui nous reste encore de plus
noble et de meilleur? Mais, Dieu du ciel! que c'est peu de chose!
Quels guides suspects et quels faibles soutiens !
Écoute un triste récit. — ■ Hier, grâce à M"'^ de Malouet, je restai
seul au château tout le jour et toute la soirée. Je fus donc tranquille
autant que je pouvais l'être. Vers minuit, j'entendis revenir les voi-
tures, et bientôt après tout bruit cessa. Il était, je crois, trois heures
du matin quand je fus tiré de l'espèce de torpeur fébrile qui me
tient lieu de sommeil depuis quelques nuits, par le bruit très rap-
proché d'une porte qu'on semblait ouvrir ou refermer dans la cour
avec précaution. Je ne sais par quelle bizarre et soudaine liaison
d'idées un incident si ordinaire attira mon attention et m'agita l'es-
prit. Je quittai brusquement le fauteuil dans lequel je m'étais assoupi,
LA PETITE COMTESSE. 59
et je m'approchai d'une fenêtre : je vis distinctement un homme qui
s'éloignait d'une allure discrète dans la direction de l'avenue. Il me
fut facile de juger que la porte par laquelle il venait de sortir était
celle qui donne accès dans l'aile du château contiguë à la biblio-
thèque. Cette partie de l'habitation contient plusieurs appartemens
consacrés aux hôtes de passage; je savais qu'ils étaient tous vides
en ce moment, à moins que M""" de Palme, comme il arrivait sou-
vent, n'eût pris pour la nuit le logement qui lui était toujours réservé
dans ce pavillon.
Tu devines quelle étrange pensée me traversa le cerveau. Tantôt
je la repoussais comme une épouvantable folie; tantôt, retrouvant
dans le champ d'une expérience déjà longue des faits d'observation
qui prêtaient de la vraisemblance à cette pensée, je l'accueillais
avec une sorte d'ironie cynique, et j'aimais presque à l'admettre,
comme un dénoûment odieux, mais décisif. — La première clarté de
l'aube m'a surpris livré à ces angoisses mentales, évoquant mes
souvenirs, examinant puérilement les circonstances les plus minu-
tieuses qui pouvaient tendre à confirmer ou à détruire mes soup-
çons. J'ai dû enfin à l'excès de fatigue deux heures d'un accablement
dont je suis sorti plus maître de ma raison. Je n'ai pu douter à mon
réveil de l'apparition qui avait frappé mes yeux pendant la nuit;
mais il m'a semblé que je l'avais interprétée avec une hâte folle, et
que mon esprit malade lui avait attribué l'explication la moins vrai-
semblable. En supposant enfin que mes pires pressentimens dussent
se trouver justifiés, j'avais lieu assurément de me sentir l'âme pro-
fondément attristée devant un témoignage si douloureux , si impu-
dent, de la mobilité et de la perversité d'un cœur de femme; mais
j'avais perdu tout droit de m'en montrer offensé : le plus vulgaire
sentiment de dignité me faisait un devoir de l'indifférence, au moins
apparente. S'il était possible qu'on eût cherché contre moi une ven-
geance à un tel prix, on n'en lirait pas du moins le succès sur mon
visage. Quant à ma souffrance, je me disais, je me répétais que mon
départ et mon éloignement lui enlèveraient bientôt ce qu'elle aurait
de plus aigu et de plus insupportable.
Je suis descendu à dix heures et demie , comme de coutume.
M"" de Palme était dans le salon : elle avait donc passé la nuit au
château. Cependant il m'a suffi de la voir pour perdre l'ombre même
du soupçon. Elle causait d'un air tranquille au milieu d'un groupe.
Elle m'a salué de son doux sourire habituel. Je me suis senti déli-
vré d'un poids immense. J'échappais à un tourment d'une nature si
pénible et si amère, que l'impression franche de ma douleur primi-
tive, dégagée des honteuses complications dont j'avais pu la croire
aggravée, me semblait presque aimable. Jamais mon cœur n'avait
60 REVUE DES DEUX MONDES.
rendu à cette jeune femme un hommage plus tendre et plus ému. Je
lui savais gré du fond de l'àine d'avoir rendu la pureté à ma bles-
sure et à mon souvenir.
L'après-midi devait être consacrée à une promenade à cheval sur
les bords de la mer. Dans l'effusion de cœur qui succédait aux anxié-
tés de la nuit, je me rendis très volontiers aux instances de M. de
Malouet, qui, s'appuyant de mon départ prochain, me pressait de
l'accompagner à cette partie de plaisir. INotre cavalcade, recrutée
selon l'usage de quelques jeunes gens des environs, sortait vers deux
heures de la cour du château. Nous cheminions joyeusement de-
puis quelques minutes, et je n'étais pas le moins gai de la bande,
quand M™' de Palme est venue subitement se placer à côté de moi.
— Je vais commettre une lâcheté, a-t-elle dit; je m'étais pourtant
bien promis,... mais j'étouffe! — Je l'ai regardée : l'expression éga-
rée de ses traits et de ses yeux m'a soudain frappé d'effroi. — Eh
bien! a-t-elle repris d'une voix dont je n'oublierai jamais l'accent,
vous l'avez voulu;... je suis une femme perdue! — Aussitôt elle a
poussé son cheval et m'a quitté, me laissant attéré sous ce coup
d'autant plus sensible que j'avais cessé de le craindre, et qu'il m'at-
teignait avec un raffinement que je n'avais pas même prévu. Il n'y
avait eu en effet dans la voix de la malheureuse femme aucune trace
d'insolente fanfaronnade : c'était la voix même du désespoir, un cri
de douleur navrante et de timide reproche, — tout ce qui pouvait
ajouter dans mon âme à la torture d'un amour souillé et brisé le
désordre d'une pitié profonde et d'une conscience alarmée.
Quand j'ai eu la force de regarder autour de moi, je me suis étonné
de mon aveuglement. Parmi les courtisans les plus assidus de IM"' de
Palme figure un M. de Mauterne, dont l'éloignement pour moi, quoi-
que contenu dans les limites du savoir-vivre, m'a souvent paru re-
vêtir une teinte presque hostile. M. de Mauterne est un homme de
mon âge, grand, blond, d'une élégance plus robuste que distinguée,
et d'une beauté régulière, mais fade et empesée. Il a les talens du
monde, beaucoup d'entreprise et nul esprit. Son air et sa conduite,
dans le cours de cette fatale promenade, m'eussent appris dès le
début, si j'avais eu l'idée de les observer, qu'il se croyait le droit de
ne redouter désormais aucune rivalité près de M"'^ de Palme. Il s'at-
tribuait franchement le premier rôle dans toutes les scènes auxquelles
elle se trouve mêlée; il l'accablait de soins avec une mine importante
et discrète; il affectait de lui parler à voix basse, et ne négligeait rien
enfin pour initier le public au secret de sa faveur. A cet égard, il
perdait ses peines : le monde, après avoir épuisé sa méchanceté sur
des fautes imaginaires, semble jusqu'ici se refuser à l'évidence qui
provoque vainement ses regards.
LA PETITE COMTESSE. 61
Pour moi, mon ami, il m'est difficile de te peindre le chaos d'émo-
tions et de pensées qui se heurtaient et se confondaient en moi.
Le sentiment qui me dominait peut-être avec le plus de violence,
c'était celui de ma haine contre cet homme, d'une haine implacable,
— d'une haine éternelle. J'étais au reste plus choqué, plus désolé,
que surpris du choix qu'on avait fait de lui : c'était le premier venu;
on l'avait pris avec une sorte d'indifférence et de dédain, comme on
ramasse une arme de suicide, lorsque le suicide est une fois résolu.
— Quant à mes sentimens pour elle, tu les devines : nulle appa-
rence de colère, une affreuse tristesse, une compassion attendrie, un
remords vague, et par-dessus tout un regret passionné, furieux ! Je
savais enfin combien je l'avais aimée ! Je comprenais à peine les rai-
sons qui, deux jours auparavant, me semblaient si fortes, si impé-
rieuses, et qui m'avaient paru établir entre elle et moi une barrière
infranchissable. Tous ces obstacles du passé disparaissaient devant
l'abîme présent qui me semblait le seul réel, — le seul impossible à
combler, le seul qui eût existé jamais! — Chose étrange ! je voyais
clairement, aussi clairement qu'on voit le soleil, que l'impossible,
l'irréparable était là, et je ne pouvais l'accepter,... je ne pouvais m'y
résigner ! Je voyais cette femme perdue pour moi aussi irrévocable-
ment que si la tombe eût été fermée sur son cercueil, et je ne pou-
vais renoncer à elle !... — Mon esprit s'égarait alors dans des pro-
jets, dans des résolutions insensées : je voulais chercher querelle à
M. de Mauterne, le forcer à se battre sur l'heure... Je sentais que je
l'aurais écrasé!... Puis je voulais m' enfuir avec elle, l'épouser, la
prendre avec sa honte après l'avoir refusée pure!... Oui, cette dé-
mence m'a tenté! Pour l'écarter de ma pensée, j'ai dû me répéter
cent fois que le dégoût et le désespoir étaient les seuls fruits que pût
porter jamais cette union d'une main flétrie et d'une main san-
glante... Ah! Paul, que j'ai souffert!
]y[me (jg Palme a montré, pendant toute la durée de la promenade,
une surexcitation fiévreuse qui se trahissait surtout par de folles
prouesses d'équitation. J'entendais par intervalles les éclats de sa
gaieté exaltée qui résonnaient à mon oreille comme des plaintes
déchirantes. Une seule fois encore, elle m'a adressé la parole en
passant près de moi : — Je vous fais horreur, n'est-ce pas? — m'a-
t-elle dit. — J'ai secoué la tête et j'ai baissé les yeux sans lui ré-
pondre.
Nous sommes rentrés au château vers quatre heures. Je gagnais
ma chambre, quand un tumulte confus de voix, de cris et de pas
précipités sous le vestibule m'a glacé le cœur. Je suis redescendu à
la hâte; on m'a dit que M'"^ de Palme venait de tomber dans une
violente crise nerveuse. On l'avait portée dans le salon. J'ai reconnu
(52 REVUE DES PEUX MONDES.
à travers la porte la voix douce et grave de M""" de Malouet, à laquelle
se mêlait je ne sais quel vagissement pareil à celui d'un enfant ma-
lade. — Je me suis enfui.
J'étais décidé à quitter sans retard ce lieu de malheur. Rien n'eût
pu m'y retenir un instant de plus. Ta lettre, qu'on m'avait remise
au retour, m'a servi à colorer d'un prétexte vraisemblable mon dé-
part improvisé. On connaît ici l'amitié qui nous lie. J'ai dit que tu.
avais besoin de moi dans les vingt-quatre heures. J'avais eu soin, à
toute occurrence, de faire venir depuis trois jours une voiture et des
chevaux de la ville la plus proche. En quelques minutes, mes pré^
paratifs ont été achevés; j'ai donné au cocher l'ordre de partir en
avant et d'aller m' attendre à l'extrémité de l'avenue, pendant que
je ferais mes adieux. — M. de Malouet m'a paru n'avoir aucun soup-
çon de la vérité : le bon vieillard s'est attendri en recevant mes re-
mercîmens, et m'a réellement témoigné une affection singulière et
sans proportion avec la brève durée de nos relations. J'ai à peine eu
moins à me louer de M. de Breuilly : je me reproche la caricature
que je t'ai donnée un jour pour le portrait de ce noble cœur.
M™^ de Malouet a voulu m'accompagner dans l'avenue quelques
pas plus loin que son mari; je sentais son bras trembler sous le
mien, pendant qu'elle me chargeait de quelques commissions indif-
férentes pour Paris. Au moment oii nous allions nous séparer et
comme je serrais sa main avec effusion, elle m'a retenu doucement :
— Eh bien ! monsieur, ra'a-t-elle dit d'une voix presque éteinte,
Dieu n'a point béni notre sagesse!
— Madame, nos cœurs lui sont ouverts;... il a dû y lire notre sin-
cérité... Il voit ce que je souffre d'ailleurs; j'espère humblement
qu'il me pardonne.
— N'en doutez pas,... n'en doutez pas! a-t-elle repris d'un accent
brisé. Mais elle! elle!... Ah! pauvre enfant!
— Aye^; pitié d'elle, madame. Ne l'abandonnez pas. Adieu!
Je l'ai quittée à la hâte, et je suis parti; mais au lieu de m'ache-
miner vers le bourg de ***, je me suis fait conduire sur la j-oute de
l'abbaye jusqu'au haut des collines; j'ai prié le cocher d'aller seul
au bourg et de revenir me prendre demain de grand matin à la
môme place. Mon ami, je ne puis t' expliquer la tentation bizarre et
irrésistible qui m'a pris de passer une dernière nuit dans cette soli-
tude où j'ai été si tranquille, si heureux, et il y a si peu da temps,
mon Dieu !
Me voici donc dans ma cellule. Qu'elle me paraît froide, sombre
et triste! Le ciel aussi s'est mis en deuil. Depuis mon arrivée dans
ce pays et malgré la saison, je n'avais vu que des jours et des nuits
d'été. Ce soir, un glacial ouragan d'automne s'est déchaîné sur la
LA PETITE COMTESSE. 6d
vallée; le vent siffle dans les mines et en arrache des fragmens qui
tombent lourdement sur le sol. Une pluie violente bat mes vitraux.
— Il me semble qu'il pleut des larmes !
Des larmes ! j'en ai le cœur rempli,... et pas une ne veut monter
jusqu'à mes yeux ! — J'ai prié pourtant, j'ai prié Dieu longuement,
— non pas, mon ami, ce Dieu insaisissable que nous poursuivons
vainement au-delà des étoiles et des mondes, mais le seul Dieu vrai-
ment secourable aux affligés, le Dieu de mon enfance, — le Dieu de
cette pauvre femme !
Ah! je ne veux plus songer qu'à mon retour près de toi. Après-
demain, mon ami, et peut-être avant que cette lettre
Viens, Paul! — Si tu peux quitter ta mère, viens, je t'en supplie,
viens me soutenir. Dieu me frappe!
J'écrivais cette ligne interrompue, quand, au milieu des bruits
confus de la tempête, mon oreille a cru saisir le son d'une voix,
d'une plainte humaine. Je me suis jeté à ma fenêtre; je me suis
penché au dehors pour percer les ténèbres, et j'ai entrevu sur le sol
noir et inondé une forme vague, une sorte de paquet blanchâtre.
En même temps un gémissement plus distinct est monté jusqu'à
moi. — Une lueur de la terrible vérité m'a traversé l'esprit comme
une lame aiguë. — J'ai gagné dans la nuit la porte du moulin; près
du seuil, j'ai vu un cheval abandonné; il portait une selle de femme.
Je me suis précipité en courant vers l'autre face des ruines, et dans
le clos qui est situé sous la fenêtre de ma cellule et qui garde encore
des traces de l'ancien cimetière des moines, j'ai trouvé l'infortunée.
Elle était là, assise et comme écrasée sur une vieille dalle tumulaire,
grelottant de tous ses membres sous les torrens d'eau glacée qu'un
ciel impitoyable versait sans relâche sur sa légère toilette de fête.
J'ai saisi ses deux mains, essayant de la relever. — Ah! malheu-
reuse enfant! qu'avez-vous fait? ah! malheureuse!
— Oui, bien malheureuse! a-t-elle murmuré d'une voix faible
comme un souffle.
— Mais vous vous tuez !
— Tant mieux... tant mieux!
— Yous ne pouvez rester là!... Venez!... — J'ai vu qu'elle était
hors d'état de se soutenir. — Ah! Dieu bon! Dieu puissant! que
faire?... Qu'allez-vous devenir maintenant? Que voulez-vous de
moi?...
Elle n'a pas répondu. Elle tremblait, et ses dents se heurtaient. Je
l'ai enlevée dans mes bras et je l'ai emportée. On réfléchit vite dans
de tels instans. Aucun moyen imaginable pour la faire sortir de cette
vallée, où les voitures ne peuvent pénétrer. Rien n'était désormais
6!l REVUE DES DEUX MONDES.
possible pour sauver son honneur; il ne fallait plus songer qu'à la
vie. J'ai gravi rapidement les degrés de ma cellule, et je l'ai dépo-
sée dans un fauteuil près du foyer, que j'ai rallumé à la hâte; puis
j'ai réveillé mes hôtes. J'ai donné à la meunière une explication
vague et confuse. Je ne sais ce qu'elle en a compris, mais c'est une
femme, elle a eu pitié. Elle a rendu à M"* de Palme les premiers
soins. Son mari est parti aussitôt à cheval, portant à la marquise de
Malouet ce billet de ma main :
« Madame,
(( Elle est ici, mourante. Au nom du Dieu de miséricorde, je vous
invoque, je vous conjure... Venez consoler, venez bénir celle qui ne
peut plus attendre que de vous en ce monde des paroles de bonté et
de pardon.
(( Veuillez dire à M*"" de Pontbrian ce que vous jugerez néces-
saire. »
Elle me demandait. Je suis retourné près d'elle. Je l'ai trouvée
encore assise devant le feu. Elle n'avait pas voulu se laisser mettre
dans le lit qu'on lui avait préparé. En m' apercevant, — singulière
préoccupation de femme, — sa première pensée a été pour le cos-
tume de paysanne, contre lequel elle venait d'échanger ses vêtemens
imprégnés d'eau et souillés de boue. — Elle s'est mise à rire en me
le montrant; mais son rire s'est tourné presque aussitôt en convul-
sions que j'ai eu de la peine à calmer.
Je m'étais placé près d'elle : elle ne pouvait se réchauffer; elle
avait une horrible fièvre; ses yeux étincelaient. Je l'ai suppliée de
consentir à prendre le repos complet qui convenait seul à son état.
— A quoi bon? m'a-t-elle dit. Je ne suis pas malade. Ce qui me tue,
03 n'est pas la fièvre, ce n'est pas le froid, c'est la pensée qui me
brûle là; —^ elle se frappait le front; — c'est la honte, — c'est votre
mépris et votre haine, — bien mérités maintenant!
Mon cœur a éclaté, Paul; je lui ai dit tout : ma passion, mes re-
grets, mes remords! J'ai couvert de baisers ses mains tremblantes,
son front glacé, ses cheveux humides... J'ai répandu dans sa pauvre
âme brisée tout ce que l'âme d'un homme peut contenir de tendresse,
de pitié, d'adoration! Elle a su que je l'aimais; elle n'a pu en douter!
Elle m'avait écouté avec ravissement. — C'est maintenant, m'a-
t-elle dit, c'est maintenant qu'il ne faut pas me plaindre. Jamais je
n'ai été si heureuse de ma vie. Je ne méritais pas cela... Je ne puis
rien souhaiter de plus.... rien espérer de mieux.... je ne regretterai
rien.
Elle s'est assoupie. Ses lèvres entr' ouvertes ont un sourire pur et
LA PETITE COMTESSE. 65
paisible ; mais elle est prise par intervalle de tressaillemens terri-
bles, et ses traits s'altèrent protbndément. — Je la veille en t' écri-
vant.
M'"^ de Malouet vient d'arriver avec son mari. Je l'avais bien ju-
gée ! Sa voix et ses paroles ont été d'une mère. Elle avait eu soin
d'amener son médecin. La malade est couchée dans un bon lit, en-
tourée, aimée. Je suis plus tranquille, quoiqu'un délire efirayant se
soit déclaré à son réveil.
M"'"' de Pontbrian a refusé absolument de venir auprès de sa nièce.
Elle aussi, je l'avais bien jugée, l'excellente chrétienne!
Je me suis fait le devoir de ne plus mettre le pied dans la cellule,
([ue M'"' de Malouet ne quitte plus. La contenance de M. de Malouet
m'épouvante, et cependant il m'assure que le médecin ne s'est pas
encore prononcé.
Le médecin est sorti. J'ai pu lui parler. — C'est, m'a-t-il dit, ime
fluxion de poitrine compliquée d'une fièvre cérébrale.
— Cela est bien grave, n'est-ce pas?
— Très grave.
— Mais le danger est-il immédiat?
— Je vous le dirai ce soir. L'état est si violent qu'il ne peut durer
longtemps. 11 faut que la crise s'atténue ou que la nature cède.
— Vous n'espérez rien, monsieur?
Il a regardé le ciel et s'est éloigné.
Je ne sais ce qui se passe en moi, mon ami... Tous ces coups se
succèdent si vite! C'est la foudre.
Cinq heures du soir.
On a mandé à la hâte le prêtre que j'ai souvent rencontré au châ-
teau. C'est un ami de M"^ de Malouet, un vieillard simple et plein
de charité. Il est sorti un instant de cette chambre funeste; je n'ai
osé l'interroger. J'ignore ce qui se passe. Je redoute de l'apprendre,
et cependant mon oreille recueille avidement les moindres bruits,
les sons les plus insignifians : nne porte qui se ferme, un pas plus
rapide dans l'escalier, me frappent de terreur. — Pourtant... si vite!
c'est impossible!
Paul! mon ami,... mon frère! où es-tu?... Tout est fini!
Il y a une heure, j'ai vu descendre le médecin et le prêtre. M. de
Malouet les suivait. — Montez, m'a-t-il dit. Allons! du courage,
monsieur. Soyez homme. — Je suis entré dans la cellule : M""" de
()6 REVUE DES DEUX MONDES.
Maloiiot y était demeurée seule; elle était à genoux près du lit, et
m'a fait signe de m' approcher. — J'ai regardé celle qui allait cesser
de souflrir. Quelques heures avaient suffi pour empreindre tous les
ravages de la mort sur ce visage charmant; mais la vie et la pensée
rayonnaient encore dans ses yeux : elle m'a reconnu aussitôt. —
Monsieur, m'a-t-elle dit; — puis se reprenant après une pause : —
George, je vous ai bien aimé. Pardonnez -moi d'avoir empoisonné
votre vie de ce triste souvenir! — Je suis tombé sur mes genoux;
j'ai voulu parler, je ne le pouvais pas;... mes larmes coulaient brû-
lantes sur sa main déjà inerte et froide comme un marbre. — Et
vous aussi, madame, a-t-elle repris, pardonnez-moi la peine,... le
mal cjLie je vous fais ! — Mon enfant ! a dit la vieille dame, je vous
bénis du fond du cœur. — Pais il y a eu un silence, au milieu du-
quel j'ai entendu tout à coup un soupir profond et brisé... Ah! ce
soupir suprême, ce dernier sanglot d'une mortelle douleur. Dieu
aussi l'a entendu, il l'a recueilli!
Il l'a entendu,... il entend aussi ma prière ardente, éplorée!...
Il faut que je le croie, mon ami. Oui, pour ne pas céder en ce mo-
ment à quelque tentation de désespoir, il faut que je croie ferme-
ment à un Dieu qui nous aime, qui voit d'un œil attendri les déchi-
remens de nos faibles cœurs,... qui daignera un jour de sa main
paternelle refaire les nœuds brisés par la cruelle mort!... Ah! de-
vant la dépouille inanimée d'un être adoré, quel cœur assez dessé-
ché, quel cerveau assez flétri par le doute pour ne pas repousser à
jamais l'odieuse pensée que ces mots sacrés : Dieu, justice, amour,
immortalité, ne sont que de vaines syllabes qui n'ont point de sens!
Adieu, Paal. Tu sais ce qui me reste à faire. Si tu peux venir, je
t'attends; sinon, mon ami, attends-moi. Adieu.
IX.
LE MARQUIS DE MALOUET A M. PAUL B... A PARIS.
Château de Malouet, 20 octobre.
Monsieur, c'est pour moi un devoir aussi impérieux que pénible
de vous retracer les faits qui ont amené le malheur suprême dont
une voie plus prompte vous a porté la nouvelle avec tous les ména-
gemens qui nous ont été permis, malheur qui achève d'accabler nos
âmes déjà si cruellement éprouvées. Vous le savez, monsieur, quel-
ques semaines, quelques jours nous avaient suffi à M""* de Malouet
et à moi pour connaître, pour apprécier votre ami, pour lui vouer
une éternelle affection, qui devait se changer trop tôt en un éternel
regret.
LA PETITE COMTESSE. 67
Je ne vous parlerai point, monsieur, des tristes circonstances qui
ont précédé cette dernière catastrophe. Vous n'ignorez, je le sais,
ûucun trait de la fatale passion qu'avaient inspirée à une malheu-
reuse jeune femme les mérites et les qualités que nous sommes ré-
duits à pleurer aujourd'hui. Je ne vous dirai rien des scènes de deuil
qui ont suivi la mort de M'"*' de Palme. Un autre deuil les recouvre
déjà dans notre souvenir.
La conduite de M. George durant ces tristes journées, la sensibi-
lité profonde et en même temps l'élévation morale dont il ne cessa
de nous donner le spectacle , avaient achevé de lui gagner nos
cœurs. J'aurais voulu vous le renvoyer aussitôt, monsieur: je vou-
lais l'éloigner de ce lieu désolé, je voulais le conduire moi-même
dans vos bras, puisqu'une préoccupation douloureuse vous retenait
à Paris; mais il s'était imposé le devoir de ne pas abandonner si
promptement ce qui restait de l'infortunée.
Nous l'avions recueilli près de nous; nous l'entourions de nos
soins. Il ne sortait du château que pour faire chaque jour à deux
pas un pieux pèlerinage. Sa santé cependant s'altérait visiblement.
Avant-hier dans la matinée. M"* de Malouet le pressa de nous accom-
pagner, M. de Breuilly et moi, dans une promenade à cheval. Il y
consentit, quoique avec peine. Nous partîmes. Chemin faisant, il se
prêta de tout son courage aux efforts que nous tentions pour l'enga-
ger dans notre entretien, et le tirer de son accablement. Je le vis
sourire pour la première fois depuis bien des heures, et je commen-
çais à espérer que le temps, la force d'âme, les soins de l'amitié
pourraient rendre un peu de calme à son souvenir, quand , au dé-
tour de la route, un hasard déplorable nous mit face à face avec
AI. de Mauterne.
Ce jeune homme était à cheval : deux amis et deux dames l'accom-
pagnaient. Nous suivions la m.ême direction de promenade; mais
son allure était plus rapide que la nôtre : il nous dépassa en nous
saluant, et je ne remarquai pour moi dans son air rien qui pût atti-
rer l'attention. Je fus donc fort surpris d'entendre M. de Breuilly
l'instant d'après murmurer entre ses dents : Ceci est une infâme lâ-
cheté ! — M. George, qui au moment de la rencontre avait pâli et
détourné légèrement la tête, regarda vivement M. de Breuilly : —
Quoi donc, monsieur? De quoi parlez-vous? — De l'insolence de ce
fat! — j'interpellai M. de Breuilly avec force, lui reprochant sa ma-
nie querelleuse, et affirmant qu'il n'y avait eu trace de provocation
ni dans l'attitude ni sur les traits de M. de Mauterne, lorsqu'il avait
passé près de nous. — Allons, mon ami, reprit M. de Breuilly, vous
avez fermé les yeux — ou vous avez dû voir, comme je l'ai vu, que
le misérable a ricané en regardant monsieur! Je ne sais pas pour-
(38 REVUE DES DEUX MONDES.
quoi vous voulez que monsieur supporte une insulte que ni vous ni
moi ne supporterions! — Cette malheureuse phrase n'était pas ache-
vée, que M. George avait mis son cheval au galop.
— Es-tu fou? dis-je à Breuilly, qui essayait de me retenir, — et
que signifie cette invention-là? — Mon ami, me répondit-il, il falb.it
distraire cet enfant à tout prix. — Je haussai les épaules, je me dé-
gageai, et je m'élançai sur les pas de M. George; mais, étant mieux
monté que moi, il avait pris une avance considérable. J'étais encore
à une centaine de pas, quand il joignit M. de Mau terne, qui s'était
arrêté en l'entendant venir. Il me sembla qu'ils échangeaient quel-
ques paroles, et je vis presque aussitôt la cravache de M. George
fouetter à plusieurs reprises et avec une sorte d'acharnement le
visage de M. de Mauterne. Nous arrivâmes seulement à temps, M. de
Breuilly et moi, pour empêcher que cette scène ne prit un odieux
caractère.
Une rencontre étant malheureusement devenue inévitable entre
ces deux messieurs, nous dûmes emmener avec nous les deux amis
qui accompagnaient Mauterne, MM. de Quiroy et Astley, ce dernier
Anglais. M. George nous précéda au château. Le choix des armes
appartenait, sans aucun doute possible, à notre adversaire. Cepen-
dant, ayant remarqué que ses deux témoins semblaient hésiter, avec
une sorte d'indifférence ou de circonspection, entre l'épée et le pis-
tolet, je pensai que nous pourrions, avec un peu d'adresse, faire
pencher leur décision dans le sens qui nous serait le moins défavo-
rable. Nous primes donc préalablement, M. de Breuilly et moi, l'avis
de M. George. 11 se prononça immédiatement pour l'épée. — Mais,
lui fit observer M. de Breuilly, vous tirez fort bien le pistolet : je
vous ai vu à l'œuvre. Etes-vous sûr d'être plus habile à l'épée? Ne
vous y trompez pour Dieu pas : ceci est un combat à mort ! — J'en
suis convaincu, répondit-il en souriant; mais je tiens beaucoup à
l'épée, autant que cela sera possible. — Sur l'expression d'un désir
si formel, nous ne pouvions que nous croire heureux d'obtenir le
choix de cette arme. Il fut effectivement résolu, et la rencontre fut
fixée au lendemain neuf heures.
Pendant le reste de la journée, M. George montra une liberté
d'esprit et même par intervalle une gaieté dont nous fûmes tout
surpris, et que M"" de Malouet en particulier ne savait comment
s'expliquer. Ma pauvre femme ignorait bien entendu ces derniers
événemens.
A dix heures, il se retira, et je vis encore de la lumière chez lui
deux heures plus tard. Poussé par ma vive affection et par je ne sais
quelle inquiétude vague dont j'étais poursuivi, j'entrai vers minuit
dans sa chambre; je le trouvai fort tranquille : il venait d'écrire et
LA PETITE COMTESSE. 69
apposait son cachet sur quelques enveloppes. — Voilà ! me dit-il en
me mettant ces papiers clans la main. A présent, le plus fort est fait,
ajouta-t-il, et je vais dormir comme un bienheureux.
Je crus devoir lui donner encore quelques conseils techniques sur
le jeu de l'arme dont il devait bientôt se servir. Il m'écouta avec
distraction, puis, avançant son bras tout à coup : — Voyez mou
pouls, dit-il. — Je lui obéis, et je m'assurai que son calme et son
animation n'avaient rien d'affecté ni de fébrile. — Avec cela, reprit-il,
on n'est tué que qnand on le veut bien. Bonsoir, cher monsieur. —
Je l'embrassai et je le quittai.
Hier, à huit heures et demie, nous étions rendus, M. George,
M. de Breuilly et moi, dans un chemin écarté, situé à égale distance
de Malouet et de Mauterne, et qui avait été désigné pour lieu du
duel. JNotre adversaire arriva presque aussitôt, accompagné de
MM. de Ouiroy et Astley. Le caractère de l'insulte n'admettait
aucune tentative de conciliation. On dut procéder immédiatement
au combat.
A peine M. George s'était-il mis en garde, que nous ne pûmes
douter de sa complète inexpérience au maniement de l'épée. M. de
Breuilly me jeta un regard de stupeur. Toutefois, cpand les lames
se furent croisées, il y eut une apparence de combat et de défense:
mais, dès la troisième passe, M. George tomba, la poitrine traversée.
Je me précipitai sur lui : la mort le prenait déjà. Cependant il me
serra faiblement la main, soinit encore, puis m'exprima d'un dernier
souffle sa dernière pensée, qui fut pour vous, monsieur : « Dites à
Paul que je l'aime, que je lui défends la vengeance, que je meurs...
heureux. » Il expira.
Je n'ajouterai rien, monsieur, à ce récit. Il n'a été que trop long.
il m'a coûté beaucoup; mais je vous devais ce compte fidèle et dou-
loureux. J'ai dû croire en outre que votre amitié voudrait suivre
jusqu'au dernier instant cette existence qui vous fut si chère, et à
si juste titre. Maintenant vous savez tout, vous avez tout compris,
même mon silence.
Il repose près d'elle. Vous viendrez sans doute, monsieur. Nous
vous attendons. Nous pleurerons avec vous ces deux êtres bien-
aimés, tous deux bons et charmans, foudroyés tous deux par la
passion, et saisis par la mort avec une rapidité poignante au milieu
des plus douces fêtes de la vie.
Octave Feuillet.
LE
CANAL DE SUEZ
LA QUESTION DU TRiCÈ
Le projet d'une communication entre la Méditerranée et la Mer-
Rouge est accueilli par l'Europe, les résultats immenses en sont una-
nimement reconnus : il n'y a désaccord que sur la question du tracé.
On se partage entre le tracé direct de Suez à Peluse, proposé par
MM. Linant et Mougel, ingénieurs du pacha d'Egypte, et le tracé
indirect d'Alexandrie à Suez, proposé par M. Paulin Talabot (1).
Ce débat dure depuis près d'une année.
Le tracé du canal des deux mers est-il un problème d'art pur, et
du domaine réservé des savans et des ingénieurs? Personne ne le
croira. Loin d'être exclusivement technique, la question est à la por-
tée de tous par ses aspects généraux, par les conséquences dont telle
ou telle solution affecte les intérêts du pays traversé et ceux de l'Eu-
rope. C'est une question vitale, et qui veut être résolue conformé-
ment à ce programme avoué de la raison publique : satisfaire aux
lois de l'art et de la science, rendre autant que possible le tracé pro-
fitable pour la navigation, le commerce de l'Europe, et avantageux
pour l'Egypte; en un mot faire du canal un monument d'utilité
réciproque pour les nations transitaires et pour la région du par-
cours. C'est ce programme qui sera notre règle souveraine dans
l'étude que nous essayons.
(1) Voyez la Revue du l^r mai 1855.
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 7Ï
Cependant la question du tracé n'est-elle pas déjà vidée? Le tracé
direct n'a-t-il pas gain de cause, puisqu'il est imposé par le pacha
d'Egypte? Voilà ce que nous entendons dire, et ce que la vérité des
situations ne nous paraît pas entièrement admettre. j\u1 ne peut
avoir la prétention d'être l'unique arbitre d'une chose universelle. 11
appartenait au prince dont l'initiative généreuse accepte une expé-
rience de l'Occident sur son territoire de déclarer comment il entend
que l'expérience ait lieu, c'est son droit; mais si son territoire est à
lui, le canal est à l'usage de tous; c'est la voie de la civilisation, c'est
la voie du commerce européen, et il appartient à l'Europe de déclarer
comment il lui plaît que ce canal se fasse. La chose se réglera par un
arrangement des parties intéressées. Peut-être la commission scien-
tifique internationale pouvait-elle y préluder en traitant le problème
de tous les tracés : c'était une mission digne d'elle, et il est regret-
ttible qu'elle ait accepté un mandat plus étroit que son titre en con-
sentant à statuer simplement sur la possibilité matérielle du canal de
Suez à Peluse. Ce que cette commission aurait si bien fait et paraît
ne vouloir pas faire, d'autres doivent le tenter dans la mesure de
leurs forces. Tout doit être repris à nouveau. Rien n'est admis, rien
n'est exclu, tant que les gouvernemens ne se seront pas mis d'ac-
cord pour sanctionner une œuvre industrielle qui est à la fois la plus
grosse affaire et le plus grand événement du monde. L'isthme de
Suez veut une autre diplomatie que l'isthme de Panama. 11 n'y suffit
pas de l'entente d'une compagnie et du pouvoir local, il y faudra
peut-être un autre traité de Westphalie. Jusqu'à cette décision su-
prême, la question est entière, et la discussion doit préparer les
résolutions futures.
Qu'il nous soit permis de solliciter l'attention du lecteur. Sans
doute, au point où en est l'entreprise de Suez, nous avons à nous
interdire, à côté de l'examen du fond de l'affaire, ces considérations
variées qui l'ont accompagné longtemps comme une sorte de plaidoi-
rie opportune et attachante. Nous ne devons pas sortir de la question
du tracé; mais cette question met en jeu les plus chers intérêts de
l'Europe, de l'Egypte, d'une compagnie, et nous croyons l'avoir posée
sur un terrain élevé et décisif. Le tracé direct et le tracé indirect sont
plus que deux projets particuliers, ce sont les deux types généraux
d'où sortent, sont sortis et sortiront tous les plans possibles d'une
jonction de la Méditerranée et de la Mer-Rouge; types qui ne sont
pas d'hier, car nous les retrouvons dans l'histoire, soit à l'état de
théorie, soit à l'état de réalité. En un mot, ce sont des systèmes. En
conséquence, nous avons du subordonner le concours ouvert entre
les projets de MM. Linant et Talabot à un débat pérêmptoire entre
le système du tracé direct et le système du tracé indirect. C'est entre
72 REVUE DES DEUX MONDES.
eux que nous intervenons d'abord, afin de découvrir où est la solu-
tion, qui ne peut être indift'éremment d'un côté et de l'autre, puisque
des types si divers ne comportent pas d'accommodement. Le résul-
tat de cet examen, c'est l'exclusion de l'un des systèmes et des pro-
jets qui s'y japportent. L'autre système étant adopté, le concours
s'ouvre entre toutes les réalisations proposables du type unique.
Notre méthode pour trouver le tracé normal est donc de commencer
par choisir entre les systèmes, puis d'opter entre les divers projets
afférens au système choisi.
Il va de soi que les deux systèmes ont de commun ce qui constitue
les bases d'un canal de grande navigation marchande. La largenr
est de 100 mètres à la ligne d'eau, de 50 mètres au plafond, le ti-
rant d'eau de 8 mètres; la longueur varie selon le tracé. Il ne pou-
vait y avoir de différend sur la fixation à Suez de la passe en Mer-
Rouge. Quant au point de la passe dans la Méditerranée, c'est là
<(ue les deux systèmes se tranchent, et de cette divergence procè-
dent la plupart de leurs conséquences caractéristiques.
Un autre sujet de désaccord, c'est l'estimation des dépenses, cha-
cun s' attribuant le bon marché. Pour notre part, nous n'avons pas
pensé que la question du tracé fût nécessairement dans le chiffre
inférieur, et que le devis modeste fût le gage de la solution vraie.
Nous sommes sûrs que la voie du plus grand commerce du monde
sera assez productive pour permettre l'immobilisation du capital
correspondant à l'établissement le meilleur. En cela, nous nous en
jéférons au travail de M. J.-J. Baude (1), qui a éclairé cet aspect
(le l'affaire de Suez non moins heureusement que les autres. Dès lors
nous avons comparé les devis, imiquement afin de montrer le rap-
port de ce que vaut un projet et de ce qu'il coûte. Nous nous sommes
préoccupés du bon canal, et non du canal au rabais. Le bon canal
n'embarrassera jamais le génie financier de notre époque.
I. — SYSTÈME DU TRACÉ DIRECT. — PROJET DU CANAL DE SUEZ A PELUSE.
Ce système pouiTait aussi se nommer le système du percement de
l'isthme. Imaginé plus d'une fois dans le cours des âges, il n'a acquis
de consistance que depuis le commencement du siècle, grâce à l'un
des ingénieurs éminens de l'expédition d'Egypte, M. Lepère, qui
signala formellement le tracé de Suez à Peluse. Selon ses vues per-
sonnelles, la jonction des deux mers devait s'effectuer par un canal
à petite navigation entre la Mer-Rouge et le Delta, s' alimentant du
Nil, aboutissant à Alexandrie; néanmoins, frappé de cette ligne de
(1) Voyez la Revue du 15 mars 1855.
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 73
dépressions que le sol de l'isthme offre du sud an nord, convaincu
d'ailleurs que le niveau de la Mer-Rouge en marée haute excédait
celui de la Méditerranée d'environ dix mètres, il admit l'existence
collatérale d'un canal de grande navigation. Il en marqua la voie :
du seuil de Suez aux lacs amers, vaste bassin propre à un réservoir:
des lacs amers au centre de l'isthme, et de là, par le bord oriental
du lac Menzaleh, au golfe de Peluse. C'est le projet même dont
MM. Linant et Mougel ont étudié les détails; ce qu'ils y ont ajouté,
c'est un canal à petite section, dérivé du Nil à la hauteur du Caire
et conduit au lac Timsah , afin d'apporter de l'eau douce dans
l'isthme et de rattacher le canal maritime à l'intérieur du pays.
Entre les plans divers qui procèdent du tracé direct, c'est le seul
que nous ayons à discuter après avoir apprécié les données du
système, à savoir : l'isthme, milieu de traversée; un canal alimenté
par la Mer-Rouge; le débouché sur la plage de Tineh, la plus rap-
prochée des restes de Peluse, qui sont dans les terres.
Le tracé direct a pour lui la première impression : à la vue d'une
séparation étroite des deux mers, rien ne semble plus naturel que
de la supprimer; après examen , rien ne paraît plus contraire à la
bonne conduite des choses que ce mode expéditif de communication.
Un canal dans l'isthme est extérieur au Nil et à l'Egypte. Est-il donc
admissible, lorsque cette terre réclame une abondante distribution
de son fleuve, qu'on renonce à l'emploi des eaux du Nil dans un
canal de dimensions exceptionnelles qui pourrait être un magnifique
instrument de fertilisation? Est-il une occasion plus propice de déve-
lopper la prospérité agricole du pays sur une large échelle? La
perdre, ce serait une faute dont le canal du Caire au lac Timsah,
proposé par MM. Linant et Mougel, ne serait qu'une réparation
médiocre, puisqu'il ne doit être établi que pour l'irrigation de
50,000 hectares au plus. C'est un premier fait anormal que ce canal
d'eau salée dans l'isthme à côté du Delta à fertiliser et du Nil à
utiliser; le second fait l'est davantage. Conçoit-on une route com-
merciale tenue en dehors du milieu de production et passant par le
désert? Sommes-nous au temps du roi Nechos, qui craignait que la
jonction des deux mers ne livrât l'Egypte à l'invasion des barbares?
Si la navigation européenne est reliée au Caire par le canal du lac
Timsah, elle n'aura avec le Delta et Alexandrie que des rattache-
mens lointains assez préjudiciables pour que les bâtimens préfèrent
relâcher à Alexandrie, qu'ils auront sur leur route, et cette alternative
est encore un préjudice.
Supposons le canal fait, sait-on ce qui arrivera? Ce qui arrive
invariablement en pareille circonstance : le déplacement du siège
des intérêts commerciaux. Aujourd'hui Alexandrie est le lieu d'é-
75 REVUE DES DEUX MONDES.
changes de l'Occident et de l'Egypte, qui y expédie tous ses pro-
duits : alors ses expéditions convergeront vers le port intérieur qu'on
projette de créer au lac Tinisah comme port de relâche, de ravitail-
lement et d'entrepôt. Il y aura dans le Delta tout entier un revire-
ment de l'ouest à l'est; le canal se sépare du Delta, le Delta se
tournera vers le canal. Alexandrie n'a plus de raison d'être que
comme port militaire; comme port marchand, ce ne sera plus qu'un
port de cabotage, et son héritage sera dévolu à Timsah dans l'isthme,
à Tineh sur la Méditerranée. L'histoire est pleine de ces exemples.
Déjà même on a vu Alexandrie, par suite de l'engorgement de ses
canaux, abandonnée pour Rosette : ce fut Méhémet-Ali qui se hâta
de lui ramener l'eau du Nil; mais, du jour où un canal de l'Europe
dans l'isthme attirera tout à lui avec une force irrésistible et y sus-
citera des cités nouvelles, de ce jour recommencera le déclin de la
ville d'Alexandre, des Ptolémées, des Arabes, de Méhémet-Ali. Rien
ne paraît si simple que de faire une coupure à l'isthme, et c'est toute
une révolution.
Et l'on chercherait vainement une circonstance atténuante du sys-
tème dans la brièveté du parcours qui en est le privilège. Évidem-
ment le trajet est plus court de Suez à Peluse que de Suez à Alexan-
drie; il ne dépassera pas ^60 kilomètres. Est-ce un avantage effectif?
Qu'on prenne pour points de départ et de retour les trois points qui
résument les mouvemens maritimes de l'Europe occidentale, —
Trieste, Malte, Marseille : les bâtimens allant en Mer-Rouge, ou ren-
trant en Méditerranée, ne peuvent pas ne pas côtoyer l'Egypte à
l'est d'Alexandrie, soit qu'ils aient à prendre la passe dans le golfe
de Peluse, soit qu'ils en sortent. C'est une portion obhgée de leur
itinéraire. Mettons le débouché à Alexandrie, les bâtimens en feront
l'équivalent par la navigation du canal, plus sûre et plus douc€;
avec le débouché à Peluse, ce qu'ils auraient fait à l'intérieur, ils le
feront à l'extérieur. Il faut donc ajouter ce parcours sur les côtes du
Delta aux 160 kilomètres du canal entre Suez et Peluse. C'est un
chemin plus court qui n'est pas à portée, et dont le bénéfice est illu-
soire. La longueur du tracé indirect n'allonge pas, la brièveté du
tracé direct n'abrège pas.
Jusqu'à présent nous avons constaté ce que ce système causerait
de dommages sans en découvrir la compensation. Pourquoi donc le
canal de l'isthme, s'il ne fait les affaires ni de l'Europe ni de
l'Egypte? Il y a cinquante ans, on pouvait s'expliquer ce système,
dont M. Lepère a fait la fortune. En un temps de guerre générale,
un canal de grande navigation ne pouvait être supposé qu'en de-
hors de l'Egypte. Les motifs qui défendaient cette conception ne
sont-ils pas surannés? Le système d'ailleurs reposait sur une er-
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 75
leur scientifique aujourd'hui corrigée. Un nivellement inexact, excu-
sable sur un théâtre d'opérations militaires, avait assigné 9'" 90
à la surélévation du niveau de la Mer-Rouge en marée haute au-
dessus de la Méditerranée. Le savant ingénieur croyait donc avoir
à sou service une puissance de courant proportionnelle à cette sur-
élévation, force toute gratuite qui lui était donnée pour changer la
vallée de l'isthme en un détroit maritime, pour en nettoyer le chenal
et en maintenir les passes ouvertes. M. Lepère aurait-il persisté après
1847? — C'est alors, on s'en souvient, qu'une commission d'ingé-
nieurs rectifia les nivellemens de 1799, et réduisit la surélévation
des hautes eaux de la Mer-Rouge à un maximum de 2 mètres. —
Nous ne savons. La pensée, non moins étendue que sagace, de M. Le-
père se témoigne par une prédilection avérée pour la jonction des
deux mers traversant le Delta et s'embranchant sur Alexandrie. En
tout cas, personne ne serait fondé à placer le tracé actuel de l'isthme
sous l'autorité de son nom. Surtout on ne saurait oublier qu'il n'a
parlé qu'avec circonspection de l'établissement de la passe dans le
golfe de Peluse; la responsabilité de ce dernier chaj^itre du tracé
direct incombe tout entière aux auteurs du projet.
Rien ne distingue Tineh de la plage égyptienne. La mer y est
basse. Le fond de 8 mètres, voulu pour le tirant d'eau, ne se ren-
contre qu'à une distance de 8 kilomètres de la côte. Le canal devra
y être amené entre deux jetées de cette longueur. Afin de prémunir
la passe contre les ensablemens auxquels l'expose la double action
du courant maritime et du vent régnant, il faudra construire un môle
en tête des jetées. Derrière ce môle, afin de protéger l'entrée ou la
sortie des bâtimens par les temps contraires, il faudra enclore un
port de refuge assez vaste pour le mouillage éventuel d'une flotte.
\oilà Tineh. Si la nature a tout fait pour l'isthme, elle n'a rien fait
pour Tineh, et il s'agit, l'expression est juste, d'y installer une autre
Yenise. On n'a point à s'alarmer, à ce qu'on prétend, ni des déjec-
tions limoneuses du Nil, ni de l'ensablement, qui est arrêté depuis
des siècles, et dès lors tout est bien, il n'y a plus qu'à fonder. Ne
rêvons-nous pas? Lorsque nous lisons l'histoire d'une fondation des
temps antiques ou modernes, sur le vieux continent ou dans le Nou-
veau-Monde, nous voyons que les fondateurs, avant de déterminer
le siège d'un port ou d'une cité, reconnaissent les avantages du lieu
et tiennent compte de ce qu'on nomme les avances de la nature. Il
y a en cela une sorte de génie particulier que les peuples honorent
de leurs hommages. N'est-il donc pas étrange qu'on montre à l'Eu-
rope une plage absolument dénuée, et qu'on l'invite à y asseoir une
ville et un port, coûte que coûte? Et pourquoi? Parce que Tineh est
au bout d'un pli de terrain où l'on entend que le canal passe. On
76 REVUE DES DEUX MONDES.
sollicite pour Tineli la faveur publique et un jjudget énorme, en
«'autorisant des exemples de Cherbourg, de Cette, du Havre; mais le
canal du Languedoc justifie tout ce qu'on a fait à Cette, la vallée
de la Seine et Paris justifient tout ce qu'on a pu et pourra faire au
Havre. Dans l'isthme au contraire, il n'y a rien qui préexiste, rien
que la préoccupation d'y mettre le canal des deux mers, qui peut
passer ailleurs, qui n'y gagnera pas môme un raccourcissement de
trajet. Si le canal avait tiré de l'isthme une valeur quelconque, on
hésiterait à l'y établir en présence d'une localité aussi ingrate que
Tineh : comment s'y résoudre, lorsque cette valeur est nulle et qu'à
Tineh tout est à créer dans des conditions extraordinaires?
H y a une difficulté première, c'est la base même de ces créations.
Nous ne nions pas que, dès un temps reculé, les sables se soient
accumulés dans le golfe de Peluse comme dans une sorte d'enton-
noir : nous voulons que par suite l'ensablement ait atteint sa limite
depuis deux mille ans au moins, et qu'il y ait aujourd'hui équilibre
entre l'action du flot et la pente du talus sous-marin; mais, dès que
cette pente sera brusquement attaquée, l'équilibre n'est-il pas dé-
truit? Toute profondeur artificielle ne va-t-elle pas être rapidement
comblée? A chaque déblai opéré par la drague dans cet ensablement
arrêté, l'ensablement ne recommencera-t-il pas? C'est sur une lon-
gueur de 8 kilomètres que ce fond va être remué, tourmenté, fouillé
pour le chenal, pour les jetées, pour le môle, pour le port : où est
la garantie que les lames ne referont pas ce qu'elles ont déjà fait,
soit par un mouvement lent et invincible, soit à coups précipités?
Toute tempête peut y jeter des millions de mètres cubes de sable
et ruiner en quelques heures le travail de quelques mois, de quel-
ques années : cela est probable, et plus les auteurs du projet dé-
montrent victorieusement qu'une stabilité séculaire et normale est
acquise à cette plage, plus ils prouvent contre eux-mêmes que cet
état ne saurait être troublé sans se reformer sous l'empire des causes
qui l'ont constitué. L'apport des boues du Nil serait moins dange-
reux que ces marées de sables.
Parmi les ouvrages projetés à Tineh, il en est un que nous cite-
rons particulièrement : c'est un bassin à prendre sur la mer, d'une
superficie d'environ 3 millions de mètres carrés, recevant ses eaux
des lacs amers et destiné à l'entretien du régime du canal. Les eaux
devront y être maintenues à peu près au niveau des marées de la
Mer-Rouge, c'est-à-dire à la cote de l'"50 à 2"' 50, et, si le bassin
n'est pas parfaitement étanche, tout est perdu. Des barrages étanches,
dont le pied doit être à G"* 50 au-dessous des basses mers, se construi-
sent en bonne maçonnerie, ce dont le projet ne dit mot, et s'enraci-
nent dans le sol par des fondations résistantes; c'est un travail des
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CAXAI, DE SUEZ. il
plus hasardeux, et, si l'agitation des sables recommence, radicale-
ment impossible.
A Suez, on se propose aussi de conquérir sur la mer, pour l'ali-
mentation du canal, un réservoir d'une superficie d'environ 25 mil-
lions de mètres carrés, séparé de la mer par un barrage de 6 à
7 kilomètres de long avec portes qu'on ouvrira à marée montante,
qu'on fermera à marée descendante. L'eau emmagasinée dans ce
bassin ira combler deux fois en vingt-quatre heures le déficit causé
par le passage des écluses, les infiltrations, et surtout l'évaporation
des lacs amers, autre réservoir naturel d'une superficie de 330 mil-
lions de mètres carrés, qui, pendant l'été, cédera à l'air ambiant
(5,(500,000 mètres cubes par jour. Ce sont donc 3,300,000 mètres
cubes d'eau que chaque marée devra y envoyer par le canal, et de
la communication constante du canal avec le bassin il résultera à
marée haute, de Suez aux lacs amers, un courant dont la vitesse
de l^ôO à 2 mètres par seconde sera excessive en pareil cas. Il sera
convenable d'isoler le canal du bassin, afin que l'eau passe de l'un
dans l'autre par un écoulement lent et régulier; surtout il faudra
que ce bassin, comme celui de Tineh, soit parfaitement étanche, ce
({ui rendra les établissemens de Suez plus coûteux qu'on ne l'a dit,
de même que ceux de Tineh dépasseront l'estimation publiée.
Les dépenses de Tineh ont été évaluées à 50 millions, et la durée
de l'exécution à six années. Tout accident à part, ce temps est trop
court. Les travaux ne doivent être faits, dit-on, qu'avec des maté-
riaux tirés des environs de Suez et amenés par le canal. Une rigole
navigable de Suez à Peluse ne sera disponible qu'au bout de trois ou
quatre ans; il n'en restera plus que trois ou deux pour transporter
les h millions de mètres cubes ou les 8 millions de tonnes de pierres
exigés par les constructions et pour les mettre en œuvre; cela est
matériellement impossible, quand bien même on serait parvenu à
réunir en assez grand nombre les ouvriers de choix indispensables
pour la maçonnerie à la mer. D'ailleurs, par suite des circon-
stances difficiles de Tineh, ne se trouvera-t-on pas entraîné à des
ouvrages indéterminés au début et bientôt commandés comme une
conséquence, un complément ou une réparation des premiers tra-
vaux? En pareil cas, l'imprévu ne se définit plus ni pour le temps ni
pour les dépenses. On hésiterait à affirmer qu'il y suffira de 100 mil-
lions et de douze ou quinze ans. Si puissant que soit l'art moderne,
il faut lui faire une large part de temps et d'ai'gent, quand avec une
table rase pour point de départ on lui donne à vaincre d'incroyables
difficultés compliquées d'éventualités terribles. L'art, comme toute
puissance, a ses limites, et il y a peu de raison peut-être, parce qu'il
a fait des merveilles, à lui prescrire de tout oser.
/O REVUE DES DEUX MONDES.
Admettons cependant que Tineh s'achève. Le chenal ne peut pas
ne pas s'encombrer, et, attendu que les chasses avec charge d'eau
de 2 mètres seront absolument inefficaces, il y faudra un dragage
continuel, d'autant plus malaisé que le port s'ensablerait au lieu de
s'envaser. Et ce n'est pas tout : Tineh gît au fond d'un golfe; il est
plus soumis qu'aucun autre point de la côte au courant du littoral
venant de l'ouest et au vent régnant d'ouest-nord-ouest qui gêne-
ront l'entrée et la sortie. Voilà l'une des grandes portes maritimes
du monde affligée d'une incommodité nautique permanente, si pour-
tant Tineh s'achève ! Selon quelques hommes considérables, il y a
de tels risques d'insuccès, que les travaux peuvent commencer et
ne pas finir. C'est pour avoir un avis rassurant que la commission
scientifique internationale est conduite sur les lieux, et voilà où l'on
tombe avec ce percement de l'isthme, si expéditif en apparence et
préconisé comme tel; la possibilité du débouché fait question.
Que les lecteurs prononcent pour ou contre le système du tracé
direct, qui se caractérise en peu de mots : amélioration mesquine
du sol, insuffisance des relations du pays et de la navigation euro-
péenne, remède à ce vice radical dans un déplacement des intérêts
commerciaux de l'Egypte, ce qui est une violence à la nature des
choses, une perturbation de toutes les traditions légitimes, puis, pour
condition d'établissement, Tineh, c'est-à-dire une autre violence à
la nature, moyennant 100 millions et un tour de force de l'art qui
laisse subsister une passe incommode et d'un entretien coûteux en
cas de réussite, ce qui demeure incertain. Si nous ne nous abusons,
le système, si vulnérable dans chacune de ses parties, achève de
périr par la fatalité de Tineh, et ce n'est point ici que se trouve le
tracé normal que nous cherchons. Le seul bénéfice du tracé direct,
c'est que le canal n'aurait qu'un bief compris entre les écluses de
Suez et de Tineh; cet avantage serait à regretter, s'il ne pouvait se
retrouver ailleurs.
Nous n'écarterons pas le projet dont nous terminons l'examen
sans lui rendre cette justice, qu'il a été à son heure l'un des inci-
dens notables de l'élaboration du tracé et de l'entreprise du canal
des deux mers. Toute grande chose ne se fait que par des efforts
successifs, qui ne le sait? Et bien souvent l'œuvre de facultés rares
et d'une existence d'homme est de poser un jalon au-delà duquel la
route se poursuit et dévie. M. Linant est l'un des premiers qui,
vers 1833, eurent l'ambition de réaliser de nos jours cette commu-
nication antique. Dominé par la tradition scientifique de l'expédi-
tion d'Egypte, il reçut de M. Lepère la croyance à l'inégafité de
niveau des deux mers et l'indication du canal de Suez à Peluse. Plus
hardi dans l'erreur, il ne craignit pas d'en faire un bosphore, et,
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 79
avec une passion soutenue et une incontestable sagacité dans les
détails, il s'appliqua à dresser des plans qui donnèrent un corps à
l'idée et en furent le premier spécimen. C'est à ses plans que les
promoteurs de l'entreprise s'étaient tous ralliés jusqu'au jour où les
nivellemens de 1847, dirigés par M. Bourdaloue, firent évanouir
l'hypothèse qui en était la raison première. Alors survint dans ce
groupe d'hommes éminens une scission dont les suites importantes
vont nous occuper, M. Linant demeura fidèle à l'œuvre la plus chère
de sa vie, on ne saurait s'en étonner, et au tracé direct, qui, selon
nous, se défend mal devant une saine critique. Quoi qu'il en soit,
son projet a été un acheminement digne de gratitude, et son nom
restera attaché à l'œuvre dont il a été, dont il est encore en ce mo-
ment l'un des précurseurs infatigables et nécessaires.
II. — SYSTihiE DU TRACÉ INDIKECT. — PROJETS DU CANAL PAR LE BARUAGE
ET PAR LA PARTIE MOYENNE DU DELTA.
Ce système est le seul qui ait jamais été appliqué. Les anciens
n'avaient pas cru devoir s'abstenir des eaux du JNil pour une voie
navigable, et ils n'interdisaient pas à une route commerciale l'abord
d'un grand centre commercial tel qu'Alexandrie. C'est sur cette tra-
dition que M. Lepère avait modelé son projet de canal à petite navi-
gation, dont il a été parlé. Ces exemples pendant longtemps furent
perdus pour les promoteurs de l'entreprise de Suez. Ils pensaient
que si la vieille Egypte avait établi la communication des deux mers
à travers son territoire même, c'avait été pour s'en réserver le mono-
pole : puisque aujourd'hui toutes les nations devaient s'en partager les
bénéfices, ils concluaient que c'était à fisthme à recevoir ce grand
chemin du monde, l'isthme où la nature avait fait les premiers frais
du canal, et dont les marées hautes de la Mer-Rouge surtout attes-
taient la prédestination providentielle. L'isthme eut sa théorie, et
cette théorie eut cours jusqu'aux nivellemens de 18/i7, qui ame-
nèrent la crise. Les uns, comme on l'a vu, persistèrent dans le
tracé direct; quelques autres reconnurent que l'isthme les avait
dévoyés et qu'il fallait retourner à l'Egypte et au Nil. Ils comprirent
que l'Egypte n'avait point à prendre ombrage de ce trajet intérieur
du canal, grâce à la politique loyale et pacifique des temps nou-
veaux, et ils entrevirent d'une part les relations commerciales du
pays et de l'Europe se développant par ce contact, de l'autre le
canal ne mettant le Nil à contribution que pour ajouter à la fertilité
du sol. xYlors, de même que naguère en société de M. Linant ils
avaient emprunté à M. Lepère le tracé de Suez à Peluse, ils lui em-
pruntèrent la tradition antique pour l'élargir conformément aux
80 REVUE DES DEUX MONDES.
progrès de la civilisation et de Fart. Telle est en eftet la gloire de
ringéiiieur de l'expédition d'Egypte, que les deux systèmes actuel-
lement en présence remontent à lui, comme à l'initiateur dans cette
question du tracé.
x\lors la passe du canal, retirée de la plage scabreuse de Tineli,
fut fixée à Alexandrie, dont les titres précédemment oubliés parui-enî
incomparables. La prise d'eau fut placée entre le Caire et le barrage.
On sait que le barrage, dont l'objet est de pourvoir aux arrosages de*
l'été par l'élévation des eaux, se construit, d'après une désignation
de Napoléon, au point du Delta où le fleuve se bifurque. Le INil, de-
vant le Caire, est à 19 mètres au-dessus des basses mers de la Médi-
terranée et de la Mer-Rouge durant la crue, à 13 mètres cnviroii
durant l'étiage. Le Caire est l'une des capitales de l'Egypte, et, en
lui amenant toutes les voiles de l'Europe et de l'Asie, on voulut
presque en faire un port de mer. De la sorte, comme si l'on eût été
poussé à réagir le plus énergiquement possible contre le système
de l'isthme, on se mit en pleine possession du Caire, du Nil et du
barrage, sans doute en vertu d'un système reposant sur ce Delta
qu'on avait si longtemps abandonné. C'est de ce point de partage
que le canal dut mettre les deux mers en communication par deux
brandies descendant l'une à Alexandrie, l'autre à Suez; alimenté
d'eau douce, il avait à répandre sur son parcours la fécondité et
la vie.
Nous venons de raconter, en esquissant le projet de-M. Talabot,
comment on est passé du tracé direct au tracé indirect. Ce tracé, ainsi
qu'on a pu en juger, accomplit le programme, pourvu que la j^asse
soit convenablement fixée à Alexandrie. Là est évidemment la clé du
système.
Que dire contre Alexandrie? On n'y a rien repris, sinon qu'un
banc de sable occupe le tiers environ du Port- Vieux. Et que dire pour
Alexandrie? Que c'est le meilleur port de l'Afrique septentrionale et
le seul de l'Egypte? Tout cela est si connu, qu'un certificat admira-
ble de Napoléon en faveur de sa position naturelle et de sa destinée
commerciale eL politique serait surabondant. Choisir Tineh quand
on a Alexandrie sous la inain, c'est bâtir à Chalcédoine en face de
Byzance. C'est faire pis. On ne crée pas à grands frais ce qui n'a
jamais été et n'a pas puissance d'être, lorsqu'on peut se servir de
ce qui est. On améliore ce qui est bon, on ne le sacrifie pas pour
foncier à tout prix ce qui exigera un entretien perpétuel et sera per-
pétuellement médiocre. Tout cela est de la raison la plus vulgaire.
Le choix d'Alexandrie se défend par des lieux communs. C'est en
efiet l'idée vraie sur laquelle on n'a mis le doigt qu'à la fin, comme
cela arrive fréquemment. Un jour il semblera étonnant qu'on ait pu
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CAAAL DE SUEZ. 81
proposer à l'Europe de risquer cent millions à Tineli afin de se pas-
ser d'Alexandrie, où il y a un mouvement annuel de 700,000 ton-
neaux. Nous n'avons qu'un mot à ajouter : n'est-ce pas transformer
heureusement le port créé par Alexandre pour être l'entrepôt de
l'Europe et de l'Asie que d'en faire la tête du canal des deux mers?
Le tracé indirect est donc le vrai système du canal, et c'est l'hon-
neur du projet de M, Talahot de l'avoir retrouvé. La question a gagné
en précision. Alexandrie est une donnée d'une autre nature, mais du
même degré que Suez; ce sont les deux points nécessaires. L'isthme
n'est plus le milieu de traversée, c'est le Delta; le canal n'est plus
un cours d'eau salée, c'est un fleuve : un canal d'eau douce, le
Delta, Alexandrie et Suez, tels sont les termes désormais indiscuta-
bles. C'est une formule acquise. Est-elle suffisamment précise, est-
elle complète? Nous allons l'apprendre en examinant le projet qui
en est l'expression; mais, qu'on veuille le remarquer, ce projet n'est
pas le seul mode d'application du système, qui en comporte deux
autres, à ce qu'il semble. Ce sont trois en tout : l'' le canal peut
passer par la zone supérieure du Delta et l'envelopper de ses deux
jjranches, c'est le projet de M. Talabot; 2° le canal peut traverser la
partie moyenne du Delta et le scinder en deux portions; 3" enfin le
canal peut avoir son parcours sur la zone maritime du Delta. Autre-
ment dit, le canal peut passer par le sommet du triangle, par le
centre ou par la base. Il faudra donc, pour ne pas manquer à l'ordre
méthodique de cette étude, examiner successivement les trois tracés
dans lesquels le type unique du tracé indirect se réalise ; l'un des
trois ne peut pas ne pas être le tracé normal cherché.
L'idée caractéristique du projet de M. Talabot, c'est le canal se
combinant avec le barrage. Quoique le canal doive concourir à l'ir-
rigation du sol, l'accord des intérêts du commerce de l'Europe et
des intérêts de la production de l'Egypte eût paru incomplet à moins
de la solidarité de la grande voie navigable du monde et du grand
bassin d'arrosage du Delta. Cela est d'une vue supérieure sans con-
tredit, et quand bien même la juxtaposition du canal et du barrage
ne serait pas la condition indispensable de cette solidarité, c'est le
cachet d'originalité et de force du projet. Nous en avons dit la pen-
sée, voici les moyens. Le canal, qui durant les crues a la possibilité
de traverser le Nil, le traversera durant l'étiage à la faveur de la
retenue provenant du barrage, si pourtant le barrage s'achève, si
pourtant la retenue est suffisante. En cas d'insuffisance ou de non-
achèvement, le canal passera le fleuve sur un pont, qui alors servira
à l'établissement définitif de ce barrage commencé il y a plus de
vingt ans pour être recommencé et interrompu. Ainsi un chenal,
moyennant le barrage terminé et le niveau convenable de la retenue;
TOME I. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
faute du barrage ou de la retenue, un pont-canal : — telles sont les
deux propositions.
Entre ces deux propositions, nous n'avons à discuter que celle du
pont-canal, qu'il est impossible d'écarter. En eiïet, d'après les asser-
tions des ingénieurs successivement chargés du barrage, la retenue,
à son maximum, ne sera jamais supérieure de plus de li mètres à
A"' 50 aux basses eaux du Nil, et comme le radier est à 10 mètres
environ au-desssus des basses mers, le chenal n'aurait pas le tirant
d'eau de 8 mètres. Selon l'auteur du projet, le niveau de la retenue
pourrait être relevé; mais, s'il n'en avait pas désespéré, il n'aurait
pas proposé le pont-canal avec autant de résolution; ce n'est pas une
alternative qu'il soit le maître de choisir ou de rejeter, c'est une né-
cessité, et il l'accepte comme s'il l'eût choisie.
Le pont-canal aura 1,000 mètres de long. C'est la longueur qui est
adoptée pour le barrage, et nous ne la contestons pas, quoique faible
assurément en raison du débouché que le pont présentera aux eaux
du fleuve. La largeur ne peut être moindre de 25 mètres. La charge
à supporter sera une profondeur de 8 mètres d'eau. Le plan d'eau
sera à 12 mètres au-dessus des hautes eaux du Nil, c'est-à-dire à
31 mètres au-dessus des basses mers. C'est par cette cime que pas-
sera la navigation du monde. Un pareil édifice exige une solidité
massive qui défie les siècles. La construction des écluses attenantes
au pont et des biefs subséquens veut une égale solidité. Nous ne re-
fusons pas de croire que l'art dominera les difficultés et les risques
d'une œuvre qui laisse moins l'impression du colossal que du gigan-
tesque; nous n'avons à nous préoccuper que des conséquences du
tracé. Ces conséquences doivent être d'un prix inestimable pour ra-
cheter la première.
Et d'abord on ne saurait imaginer une nappe d'eau de 100 mètres
de largeur et de 8 mètres de profondeur, partant de la cote 31 mè-
tres auprès du Caire pour arriver à zéro à Alexandrie et à Suez, sans
se représenter le Delta enveloppé d'une muraille surmontée d'un
fleuve et sans en entrevoir les tristes effets. Dans la branche d'Alexan-
drie, les raccordemens avec les canaux existans seront laborieux. Il
y aura à toutes les communications des empêchemens à vaincre.
Passer sous le canal ne sera possible que daus les biefs supérieurs,
passer dessus ne sera possible qu'avec des ponts tournans d'une
grande portée, qui seront autant d'entraves à la navigation. Et les
relations seront incommodes, malgré le voisinage, entre le canal et
le Caire, dont les expéditions ne pourront être embarquées qu'après
élévation préalable. Ce serait le moindre mal; voici le pire. Le Caire
est le point de passage obligé et la station centrale de cette naviga-
tion fluviale qui descend et remonte entre la Haute-Egypte, l'Egypte
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 8^
moyenne et la Basse-Egypte. Selon toute vraisemblance, cette navi-
gation s'habituera à descendre et à remonter par le canal des deux
mers et par des canaux destinés à en alimenter les biefs inférieurs,
qui seront dérivés du Nil, à l'ouest ou à l'est, à une grande distance
en amont du Caire. D'autres stations se créeront à son usage. Le
vieux port intérieur sera délaissé; c'est une éventualité aussi posi-
tive que la différence de 19 mètres, cote des hautes eaux, à 31 mè-
tres, cote du plan d'eau du pont-canal. Le Caire ne deviendra pas le
jiort de la navigation européenne et cessera d'être le port de la na-
vigation égyptienne. Le canal est à ses portes, mais il est inacces-
sible. C'est le détrônement de la capitale de l'Egypte. Nous avons
dû insister sur ce point, puisqu'on justifie le tracé par l'intention
expresse de favoriser le Caire, tout aussi bien qu'Alexandrie, de la
présence du canal.
Ferons-nous observer c[ue ce tracé nécessitera de nombreuses
écluses? En tout il y en aura vingt au moins. A une demi-heure pour
le passage de chacune, ce sont dix heures, et si la navigation se fait
à II kilomètres par heure, le canal, qui a 392 kilomètres, est allongé
de AO kilomètres pour la durée du parcours. On a aussi entrevu sans
doute que l'alimentation du pont-canal ne pouvait être qu'exception-
nelle. Puisque son plan d'eau est à 12 mètres au-dessus des hautes
eaux du Nil, il faudra bien, durant l'étiage, élever chaque jour à
16 mètres de hauteur à peu près un million de mètres cubes d'eau
par des machines à vapeur, ce qui représente un eflbrt théorique d'en-
viron 2,/i00 chevaux au lieu de 6 ou 800 chevaux qu'on a comptés, ce
qui suppose les frais d'un matériel à installer et des dépenses d'en-
tretien et de combustible. Lors de la crue, l'élévation étant moindre,
les dépenses diminueront; mais, lors des basses eaux, ne faudra-t-il
pas doubler le million de mètres cubes d'eau, afin de réparer les
pertes occasionnées par l'évaporation? Ce ne serait point assez si les
infiltrations, considérables dans les biefs supérieuis, n'étaient pré-
venues par la construction de ces biefs en maçonnerie.
Ce calcul des eaux nécessaires à l'alimentation n'est pas destiné seu-
lement à montrer ce qu'il en coûte pour les élever; il montre ce que
le canal emprunte au Nil. Tout en approuvant la chose, on doit consi-
dérer le bon emploi des eaux empruntées et l'à-propos de l'emprunt.
Or, par suite de son tracé, le canal ne sera qu'un instrument impar-
fait de fertilisation. La branche de Suez, qui traverse une région
déshéritée, servira; la branche d'Alexandrie ne fera rien qui ne soit
ou ne puisse être fait par les canaux existans et par la branche de
Rosette, qu'elle accompagne de près ou de loin, et dont elle semble
la doublure. Ce qui est plus grave, c'est que le canal s'approprie
les eaux du fleuve à un point où, en vertu de l'élévation, elles sont
84 REVUE DES DEUX .MONDES.
facilement applicables à la fécondation du sol; dès lors tout ce qu'il
distribue sur une localité est privation sur une autre, et tout ce qu'il
réserve pour la navigation est un détournement. A l'époque des crues,
ce n'est qu'un infiniment petit; durant les basses eaux, quand le débit
du fleuve n'est plus que de 60 millions de mètres cubes par jour, ce
qu'il en prend, soixantième ou trentième, affecte sensiblement des
ressources disponibles pour l'arrosage. C'est en cela que l'alimenta-
tion du canal est justement incriminée. Enfin qu'arrivera-t-il lors-
qu'il y aura au sommet du Delta une combinaison du barrage et du
canal, combinaison fondamentale dans le projet? Le barrage centra-
lisera les eaux au profit des zones supérieure et moyenne de la Kasse-
Egypte; le canal consommera par jour 1 ou 2 millions de mètres cubes
d'eau; les branches du Nil, encore plus affaiblies à leurs extrémités,
laisseront remonter en plus grande quantité les eaux de la mer, qui
dès aujourd'hui se répandent sur le sol et pénètrent dans les grands
lacs, dont elles concourent à maintenir l'étendue, retranchant ainsi
des espaces immenses du territoire cultivable des bords de la Médi-
terranée. 11 est impossible de ne pas reconnaître qu'au point de vue
de l'alimentation et des rapports du canal avec le fleuve la direction
du tracé a des inconvéniens sérieux.
Nous n'avons plus qu'à résumer nos observations. Ce canal ab-
sorbe une partie notable des eaux utiles du fleuve, il en absorbera
davantage à mesure qu'il sera fréquenté. L'alimentation s'opère,
dans des proportions considérables, par des procédés artificiels et
dispendieux. La construction du pont-canal et des biefs supérieurs
présente des difficultés qui ne seront pas abordées sans héroïsme ni
sans additions au devis. Le pont-canal seul coûtera 38 millions, au
bas prix. La multiplicité des écluses grève la navigation d'une perte
de temps. Et tout le Delta est emprisonné dans une enceinte de
près de ZiOO kilomètres. De là un obstacle aux passages, des dé-
penses pour les établir, et néanmoins la hberté des communications
demeurera gênée. Le tout serait d'un entretien onéreux. Le barrage
semble avoir été, dans ce projet, ce que la marée haute de la Mer-
Rouge a été dans l'autre, — l'origine d'une erreur dans la direction
du tracé. La marée haute a tenu le canal dans l'isthme, le barrage
l'a attiré jusqu'au sommet du Delta. Ce sont deux voies extrêmes. Par
suite, dans le premier projet, le canal est un cours d'eau salée dont
l'Egypte n'a pas besoin; dans le second, c'est un courant d'eau douce
aux dépens du fleuve, dont l'Egypte n'a point assez. Et comme si le
parallèle devait aller jusqu'au bout, tandis que la rectification du
niveau de la Mer-Rouge laisse le canal de l'isthme aux prises avec
les hasards de Tineh, Finsuffisance de la retenue du barrage met le
canal de la zone supérieure du Delta à l'épreuve d'un pont-canal.
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 85
Enfla ce pont-canal, s'il se faisait jamais, porterait malheur au Caire,
de même que le débouché à Peluse porterait malheur à Alexandrie.
Sous le rapport des conséquences de l'exécution, les deux projets
sont comparables, mais aucune comparaison n'est permise au point
de vue théorique. Le projet du canal par le barrage a été une heu-
reuse réaction contre le tracé direct et la coupure de l'isthme : resti-
tution du canal des deux mers à Alexandrie, à l'Egypte et au Nil,
conciliation des intérêts de la navigation européenne et de la pros-
périté agricole de l'Egypte, modification du régime du Nil pressentie
dans la juxtaposition du canal et du barrage, tels sont les mérites de
cette conception. Nous aurons à voir si la solidarité du barrage et
du canal ne se réalise pas mieux à distance qu'à proximité, si l'un
des deux autres modes d'application du système n'en fait pas mieux
rassortir les avantages en supprimant les inconvéniens de ce pre-
mier mode. Il n'en faut pas moins reconnaître que la fornuile origi-
nelle du tracé indirect est issue de ce projet. Le principe restera;
c'est un service public.
L'opinion du pacha d'Egypte est maintenant expliquée. Le peice-
ment de l'isthme semble le projet vraiment égyptien en regard d'un
projet qui fait du canal des deux mers une concurrence au Nil, une
immixtion dans le barrage, une sorte d'entreprise contre le Caire.
Entre les deux projets, le prince a opté pour le plus innocent en ap-
parence, et il livre l'isthme à percer. Cette prudence ne pèche point
par timidité; le prince qui continue tout ce que le gouvernement de
Méhémet-Ali eut de progressif et de civilisateur n'avait pas d'autre
moyen de concilier le bien de ses états et le vœu de l'Europe. C'est
un signe que le dernier mot de la question du tracé n'a pas été dit.
Ce dernier mot serait-il dans le deuxième mode de réalisation du
tracé indirect, dans l'hypothèse du canal traversant la partie moyenne
du Delta? En se tenant sur les limites de cette zone et du littoral, il
n'aurait point à léser le réseau central des canaux d'irrigation; mais
après ce qui a été dit, le vice de ce tracé est jugé. L'alimentation
du canal absorberait les eaux utiles du fleuve. En outre, par suite
de cette section mitoyenne, qui retrancherait en quelque sorte de
l'Egypte la zone maritime où sont Damiette et Rosette, il attirerait
à lui ce qui y reste de vie commerciale, et frapperait de mort une
région déjà fort malheureuse. Les difficultés sont pareillement appré-
ciées à l'avance. Ce sont les travaux que nécessiterait la traversée des
deux grandes branches, à I\0 ou 50 kilomètres en amont de Rosette
et de Damiette, c'est-à-dire un barrage sur chaque branche, élevant
le niveau du Nil de li mètres au moins; travaux pénibles et coûteux,
qu'on n'aborde pas sans une perspective d'avantages que ce tracé
n'offre pas, à moins qu'on n'attachât une valeur extraordinaire à
un raccourcissement d'environ àO kilomètres sur les autres parcours
86 RE\'UE DES DEUX MONDES.
possibles entre Suez et Alexandrie. Il est clair qu'à quelques diffé-
rences près, cette hypothèse rentre dans le projet précédent, dont
elle n'est qu'une variante. Aussi jamais personne ne s'est avisé ni ne
s'avisera de cette conception bâtarde.
Jusqu'à cette heure, on l'aura remarqué, nous ne procédons que
par exclusion. Si nous avons judicieusement appliqué le programme,
le tracé normal que nous cherchons est en dehors du tracé direct,
de tout projet de ce genre, et, sur les trois solutions que comporte
le tracé indirect, les deux premières ont été régulièi'ement écar-
tées; il n'y a d'admis que le système, et dans le système, rien ne
subsiste que la troisième des solutions, c'est-à-dire l'hypothèse du
canal passant par la base du Delta. Cette hypothèse, nous la sou-
mettons au public comme une proposition en notre nom. Peut-être ce
tracé, en dehors de toute direction excentrique, paraîtra-t-il réa-
liser rationnellement les données du système.
III. — PROJET NOUVEAU.
Ce projet procède de la formule du système adopté, mais de cette
formule sans lacunes, telle que nous l'avons complétée. En accep-
tant Alexandrie, Suez, le Delta et un cours d'eau douce comme des
termes indiscutables, nous y avons introduit les définitions sui-
vantes : « 1° Le canal doit utiliser les eaux du Nil au profit du com-
merce du monde sans les distraire de leur destination naturelle, la
fécondation du sol égyptien, tout au contraire, en aidant à la mise
en culture de superficies immenses, aujourd'hui improductives et
inhabitables. 2» Le canal, en se combinant avec les ouvrages hydrau-
liques établis ou à établir, doit favoriser une répartition plus abon-
dante des eaux et en ordonner le régime. 3° Le canal doit être d'un
seul bief, et, tout en offrant à la grande navigation les facilités vou-
lues, il doit concourir à l'extension et à la régularisation de la navi-
gation intérieure de l'Egypte. »
Cet ensemble de données ne laisse rien à désirer, et notre projet
y est conforme, du moins nous le pensons. Il est entendu, sans que
nous le disions, que certaines parties du tracé ne peuvent être qu'ap-
proximatives jusqu'après étude sur le terrain, et que nous prenons
pour base les nivellemens de 18ii7.
Les dimensions du canal communes aux deux autres projets sont
aussi les nôtres, si ce n'est que nous comptons 8" 50 pour la pro-
fondeur minima. Le plafond est établi à 6" 50 au-dessous des basses
mers; le plan d'eau normal est au niveau des hautes marées de la
Mer-Rouge, soit à 2 mètres au-dessus des basses mers; comme pen-
dant la crue il pourra s'élever de G"" 50, alors la profondeur de 8'" 50
sera portée à 9 mètres.
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 87
Le nouveau canal forme un seul bief ayant son origine clans le
Port-Neuf d'Alexandrie et son débouché dans le golfe de Suez. Nous
nous rallions au projet de M. Talabot pour les dispositions relatives
à ces deux passes.
A partir d'Alexandrie, le canal, dont la carte jointe à cette étude
indique le tracé, prend sa direction par la zone maritime du Delta;
il gagne la baie d'Aboukir, de là il passe au nord du lac d'Edko, dont
il ferme la communication avec la Méditerranée, et il va couper, en
aval de Rosette, la première branche du Nil, dont il reçoit les eaux
pour les rendre ensuite à la mer. Il entre dans le lac Bourlos, et son
trajet reste à peu près parallèle à la côte jusqu'au point où il coupe
la deuxième branche du NU en aval de Damiette, pour en recevoir
et en rendre les eaux comme à Rosette; puis il traverse le lac Men-
zaleh, s'infléchit au sud en laissant Peluse à l'est, passe dans le lac
Ballah et coupe le seuil d'El-Ferdan, seul point où il rencontre des
dunes de sable mouvant. Enfin au lac Timsah, qui conserve sa des-
tination de port intérieur, il se raccorde avec le tracé direct, dont
il emprunte le canal de rattachement au Caire, et après avoir coupé
le seuil du Serapeum et traversé les lacs amers, il arrive au golfe
de Suez par les plis de terrain les moins élevés.
La longueur totale du canal est d'environ 390 kilomètres, sur les-
quels il y en a près de 200 dans les lacs; elle diffère à peine de la
longueur du canal par le barrage, qui a 392 kilomètres, et l'on peut
considérer comme égales les longueurs des deux canaux selon le
tracé indirect. Toutefois le nouveau canal n'a pas vingt écluses; il
n'a qu'un bief, comme le canal de Suez à Peluse; cet avantage, re-
vendiqué comme un privilège du tracé direct, n'est pas particulier à
ce système.
Le problème de l'alimentation est résolu par un procédé irrépro-
chable. Le Nil y contribue seulement à ce point de son cours où les
eaux ont pourvu aux besoins du pays et approchent de leur terme;
la navigation entre les deux mers ne s'approprie qu'une partie de ce
qui est disponible après l'usage, et va se perdre soit dans les lacs,
soit dans la Méditerranée. C'est là ce dont on a pu se convaincre sur
la simple indication du tracé. Venons aux détails. Le canal est princi-
palement alimenté par les deux branches de Rosette et de Damiette,
et par le canal de rattachement du lac Timsah au Caire, qui, sous ce
rapport, a le rôle d'une troisième branche. En outre, quatre bran-
ches secondaires, dont trois courent du sud au nord et une du sud
au nord-est, toutes les quatre canalisées, lui apportent le tribut des
eaux c|ui s'échappent des canaux d'irrigation de la partie moyenne
du Delta, après les avoir reçues d'une large rigole transversale qui
devra être disposée pour les recueillir. Cette rigole forme un pre-
mier bief entre les branches de Rosette et de Damiette, qu'elle met
88 REVUE DES DEUX MONDES.
en communication, ainsi que le gouvernement égyptien en a depuis
longtemps le projet. En se continuant au sud du lac Menzaleh, elle
forme un second bief qui s'étend depuis Mansourali sur la branche
de Damiette jusqu'à un point situé entre l'extrémité de ce lac et le
lac Ballah, point où elle se relie au canal des deux mers en lui four-
nissant le contingent de ses eaux. Enfin, au besoin, le canal dispo-
serait, pour la section comprise entre Suez et les lacs amers, des
eaux de la Mer-Rouge à marée haute. On voit qu'il n'y a plus lieu à
l'accusation d'un détournement du fleuve; le nouveau canal, en s' éta-
blissant sur les parties extrêmes de ses branches principales ou se-
condaires, ne fait que s'interposer entre leurs eaux déjcà utilisées et
les lacs ou la mer, afin de les utiliser une dernière fois. Au lieu
d'épuiser le Nil, il le rendrait plutôt inépuisable.
Et l'alimentation est garantie par toutes les mesures adoptées. Le
niveau de la rigole transversale est déterminé de façon à donner une
pente suffisante et un écoulement facile vers le canal aux quatre
branches secondaires qui s'y rendent et partent, trois du bief
compris entre les branches de Rosette et de Damiette, une du bief à
l'est de la branche de Damiette. En outre, afin que cette rigole soit
navigable durant l'étiage, alors qu'elle ne recevra que peu d'eau
des canaux supérieurs, elle doit pouvoir en prendre aux deux bran-
ches principales, et elle y est rattachée par des écluses. C'est d'après
ces données que seront décidés la position des écluses et le tracé de
la rigole, qui n'a qu'une valeur de simple indication jusqu'au nivel-
lement complet du cours du Nil et du terrain. — 11 est donc hors de
doute que, même en basses eaux, la profondeur de 8™ 50 sera par-
faitement maintenue dans la partie nord et nord-est du canal.
La partie sud, pendant la crue, est exclusivement alimentée par
la branche de Timsah, dont les dimensions et la pente seront calcu-
lées en conséquence, et dont nous avons dit l'importance dans le
projet nouveau. Sans pouvoir encore préciser le point de rattache-
ment au Nil, afin de n'être pas obligés à une élévation artificielle des
eaux du fleuve dans cette branche, nous reportons la prise d'eau en
amont de celle de Vamnis Trajams ou du canal d'Amrou, et nous
en augmentons la longueur. Elle en aura plus de terrains à fertiliser,
et, pour donner à ses distributions plus de portée, nous la tenons,
dans son trajet jusqu'au lac Timsah, sur les parties hautes de l'Ouadi-
Toumilat. C'est par cette branche qu'à l'époque des crues, les lacs
amers et la portion du canal comprise entre ces lacs et Suez forme-
ront un bief d'eau douce favorable à la culture. Lors de l'étiage,
il serait possible à la rigueur de maintenir ces lacs en eau douce et
au niveau normal. Toutefois l'évaporation enlèvera chaque jour une
tranche de O'-'OS de hauteur à leur superficie, et, quoique nous nous
proposions de la réduire par des endiguemens de 330 millions de
NOUVEAU TRACÉ POUR LL CANAL DE SUEZ. 89
mètres carrés à 200 millions, l'évaporation n'en sera pas moins de
Il millions de mètres cubes par jour. 11 pourra donc être nécessaire,
pour remplacer une partie des eaux du Nil, de faire intervenir par
momens les marées de la Mer-Rouge; il sera prudent d'y avoir égard
dans les travaux de Suez. Tout ce qui précède nous met en devoir
de fixer la largeur de la branche de Timsah et de la rigole transver-
sale à un minimum de 50 mètres à la ligne d'eau, et la largeur des
quatre branches secondaires à hO mètres; les écluses auront 12 mètres
de large sur 60 de long.
Quant aux deux branches principales que le canal coupe en aval
de Rosette et de Damiette, on y établira à chaque embouchure un
barrage à l'effet de relever le plan d'eau au niveau de celui du canal,
soit de 2 mètres environ, et le fleuve sera endigué en amont jusqu'au
point où le remous dû au barrage se fera sentir. Si on accepte la
cote 19 mètres pour les hautes eaux au Caire, la pente supposée
uniforme jusqu'à la Méditerranée serait pour un parcours de 160 ki-
lomètres d'environ 0" 12 par kilomètre, et un endiguement de 17 ki-
lomètres suffirait pour racheter la difl'érence de niveau du fleuve et
du canal; nous le portons à liO kilomètres de long sur chaque bran-
che, afin de tenir compte des sinuosités du Nil et d'éviter dans nos
évaluations toute erreur en moins.
D'après ce qui vient d'être exposé, un fait doit frapper : c'est que
le nouveau canal entre en relations avec l'intérieur de l'Egypte,
soit par les branches du Nil qui deviennent ses afîluens, soit par un
système de canaux dont les uns existent, dont les autres sont à
créer, tous faisant en quelque sorte corps avec lui, tous servant à la
fois à la navigation et à l'arrosage, de telle manière qu'en appli-
quant les eaux égyptiennes à un usage universel, il en multiplie les
applications à l'usage particulier du pays. Ses relations avec la Médi-
terranée ne concourent pas moins à l'amélioration des communica-
tions maritimes du Delta.
Après avoir réuni toutes les eaux qui ne servent pas à l'irrigation,
le canal doit rendre à la mer l'excédant qui ne serait pas consommé
par l'évaporation, les infiltrations, et les mouvemcns d'entrée et de
sortie des bàtimens à Suez et à Alexandrie. Sans doute, aux embou-
chures de Rosette et de Damiette, on aurait pu se contenter d'éta-
blir, immédiatement après le bief du canal, un barrage avec écluse,
en conservant en aval le lit et les berges du fleuve dans l'état actuel;
mais il vaut mieux endiguer chacune des deux branches jusqu'à
proximité de son embouchure, et fonder en ce point mi barrage
écluse avec sas pour le passage des navires et écluse de chasse pour
approfondir le chenal. On donnera au sas une largeur de 15 mètres
sur 75 de longueur. La même disposition devra être adoptée à
l'embouchure du canal d'arrosage et de navigation qui sera dirigé
90 REVUE DES DEUX MONDES.
vers le golfe de Peliise, à peu près dans la voie de l'ancienne branche
pelusiaque, afin d'y fertiliser environ 30 mille hectares de terres
incultes aujourd'hui et faciles à préserver des marées hautes de la
Méditerranée. A ces barrages écluses on pourra annexer des déver-
soirs à vannes d'une longueur totale de 3000 mètres. Ces déversoirs,
dont le seuil serait placé à la cote O'^ôO, suffiraient seuls au débit
du Nil en hautes eaux, époque à laquelle le plan d'eau du canal est
relevé de 0'"50, s'il ne paraissait préférable de réduire la longueur
des déversoirs et de disposer des vannes de fond sur les points du
canal où les vases du fleuve auraient une tendance particulière à
s'accumuler. Grâce à cet ensemble de dispositions, le canal sera
maintenu h son régime d'eau normal, les ports de Rosette et de
Damiette seront améliorés au bénéfice du cabotage des côtes d'Egypte
et de Syrie, et l'accès du canal aura été ménagé à cette navigation
secondaire sur trois points en dehors de la passe d'Alexandrie, qui
sera moins encombrée de petits navires.
Ici se présente une question des plus intéressantes, non-seule-
ment parce qu'elle touche à cet ordre général d'améliorations que
le projet introduit, détermine et prépare dans le sol et les eaux de
l'Egypte, mais encore parce qu'elle se lie, utilement peut-être, à
l'exécution du canal. Est-ce bien à Rosette, à Damiette et à Peluse,
c'est-à-dire aux embouchures naturelles du canal sur la Méditer-
ranée, qu'il faut pourvoir à l'écoulement régulier des eaux du Nil ?
S'il est vrai que les atterrissemens du fleuve encombrent aujourd'hui
les ports de Damiette et de Rosette, ne serait-il pas convenable, tout
en y disposant, ainsi qu'à Peluse, des écluses de chasse, d'établir
des vannes de fond et des déversoirs sur d'autres points de la côte?
N'y aurait-il pas avantage et même économie à se réserver de choisir
le terrain, et de répartir l'écoulement des eaux de la façon la plus
conforme à la tenue d'eau du canal? La langue de terre qui le sépare
de la mer est d'une largeur médiocre et se prêterait à l'installation
de ces ouvrages. Dans cette hypothèse, la largeur des branches du
Nil en aval du canal pourrait être réduite aux proportions qu'on
jugerait à propos de fixer, soit qu'on opérât sur leur lit, soit qu'on
procédât par des dérivations. Il suffirait de leur laisser les dimen-
sions que la petite navigation comporte. Par là l'importance des
barrages placés à l'embouchure serait singulièrement atténuée ,
l'exécution simplifiée, surtout s'il n'y avait à les construire que sur
des dérivations, et ce parti serait probablement le moins coûteux.
C'est alors le canal même qui servirait de lit au fleuve dans les por-
tions comprises entre les principaux affluons et les débouchés vers
la mer; sa section devrait y être augmentée, et cela se ferait sans
exagération de dépense, à la faveur des lacs de la côte nord, qui
y concourraient naturellement. Nous nous bornons à ces aperçus
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 91
relativement à une question sur laquelle il n'est permis de statuer
qu'après des études définitives; mais nous avions à noter l'une des
ressources éventuelles de l'exécution.
Il n'y a point lieu de le dissimuler : les travaux accessoires qui
doivent assurer l'existence du canal, ou qui en sont la conséquence
presque forcée, sont midtipliés, et nous allons les énumérer. C'est
l'une des heureuses nécessités du projet, puisque tous ces travaux
profiteront à l'Egypte et emporteront avec eux une rémunération
distincte, ainsi qu'on le verra plus tard. Voici, approximativement
du moins, les longueurs respectives des deux branches du Nil qui
doivent être endiguées, et celles des canaux et rigoles à ouvrir ou à
réparer :
Endiguemens du Nil sur les deux branches 80 kilom.
Les quatre branches nord et nord-est 130
La rigole transversale l'O
La branche du lac Timsah . 150
Canal débouchant à Peluse 30
Total 560 kilom.
Avant de faire ressortir les conséquences avantageuses du projet,
nous avons hâte d'aller au-devant des o])jections qu'il nous est aisé
de prévoir relativement à la durée et surtout à la facilité de l'exé-
cution. Nous serions étonnés qu'il n'y eût pas quelque inquiétude
sur la traversée des lacs, où le canal a un parcours de près de
200 kilomètres, et sur la traversée des deux branches du Nil. Pas
plus d'un côté que de l'autre ne se rencontrent de ces difficultés
exceptionnelles inhérentes aux deux autres projets; la seule har-
tliesse du projet nouveau, si c'en est une, est de remuer largement
la terre d'Egypte; du reste, il lui est permis d'user de la puissance
de l'art avec modération.
Les lacs Bourlos et Menzaleh, que le canal traverse, ne sont pas,
comme quelques lacs fameux, de petites mers intérieures, ce qui
eût été tout profit pour un canal de jonction; ce ne sont pas da-
vantage des marais stagnans et vaseux, ce qui aurait pu être un
embarias. Ces lacs sont alimentés par la Méditerranée, avec laquelle
ils communiquent par les brèches du littoral, et par le trop-plein des
inondations du Nil. Leur unique office est de recevoir la décharge
des canaux d'irrigation ou les eaux courantes de la crue, et d'en
écouler une portion à la mer, sous la condition de se laisser péné-
trer par les eaux salées. Entretenus par cette double invasion, ils
occupent sur la zone maritime du Delta des espaces immenses et
perdus, et ils gagnent insensiblement en étendue; l'un et l'autre sont
parsemés de bas-fonds et d'îlots nombreux. Tels sont ces lacs, dont
la traversée peut être taxée de témérité à l'inspection d'une carte,
et cesse d'être un épouvantail après une description exacte, 11 y a
<)-)
REVUK DES DKL'X MONDES.
longtemps que la suppression de ces lacs est l'objet d'une foule de
plans ou de rêves; mais rien n'était plus diiïicile sans une sorte de
remaniement général des eaux et des terres du Delta, et rien ne sera
plus facile pour nous, dès le début, que d'en assécher rapidement
la plus grande partie, grâce aux opérations qui doivent précéder
l'exécution du canal.
Avant toute chose, la rigole transversale sera établie, afin de re-
cueillir les eaux des terrains supérieurs et de les envoyer directe-
ment à la mer parles branches principales et secondaires, qui seront
immédiatement endiguées; en même temps, les ouvertures donnant
entrée à la mer seront fermées par l'élévation des berges extérieures
du canal. Dès que ces opérations auront diminué l'étendue des lacs,
et après que le tracé exact du canal aura été déterminé à travers les
parties les plus profondes, on creusera le chenal avec des dragues;
on fortifiera les berges du côté de la Méditerranée, et, avec le pro-
duit du dragage, on créera la berge intérieure qui se trouvera avoir
une assiette large et solide dans les chaînes d'îlots et de bas-fonds
actuellement visi])les ou ultérieurement émergés. Les premières
couches de ce dragage seront de la vase de rebut; les couches sub-
séquentes, enlevées à plus de profondeur, ramèneront le sol même
du Delta, qui sera très propre à la formation des berges. C'est la
drague qui sera dans ces lacs l'instrument de création. Tous les ans
on appliquera contre les berges les terres limoneuses qu'elle aura
extraites du fond du chenal, afin d'y maintenir le tirant d'eau voulu,
et l'on réduira d'année en année la ligne d'eau du canal, f{ui tout
d'abord, sur la plus grande partie de la traversée du lac, présentera
une largeur excessive, allant peut-être jusqu'à 2 ou 3 kilomètres;
avec le temps et la drague, le lac sera restreint aux dimensions nor-
males du canal.
Et cet endiguement sera aussi pratiqué dans le lac Timsah et les
lacs amers, dût-il l'être par une autre méthode et à plus de frais. Il
est sage de resserrer la superficie de toutes ces nappes, au lieu de
les abandonner à leurs limites naturelles et de livrer ainsi à l'éva-
]>oration d'énormes quantités d'eau du Nil susceptibles d'un meilleur
emploi. Pourtant il sera à propos de réserver dans les lacs Bourlos,
Menzaleh et Timsah, des enceintes où l'on établira des ports intérieurs
correspondant chacun à l'une des branches secondaires du fleuve,
toutes navigables. En définitive, le projet nouveau fait complète-
ment ce que les autres projets ne font qu'en partie : il s'empare de
tous les lacs de la Basse-Egypte; il les utilise tous, soit comme lit du
canal, soit comme ports, soit comme dessèchement et restitution de
vastes domaines à la culture. Il fait ainsi disparaître un état déplo-
rable de barbarie contre lequel se sont élevées tant de protestations
impuissantes, et, loin d'oflVir des obstacles, cette précieuse traver-
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 93
sée des lacs réduit notablement le cube des teri-asseniens à exécu-
ter; elle suflirait pour légitimer la direction du nouveau canal el
l'autoriser.
La traversée des deux branches du Nil est la seule difficulté sé-
rieuse que nous ayons à avouer; pourtant il n'y a lieu de s'en ef-
frayer rpie si l'on fait abstraction des conditions particulières du pro-
jet. Il ne s'agit pas pour nous de traverser le fleuve au sommet du
Delta, soit à l'aide d'un barrage qui devrait en relever les eaux de
8 mètres au moins, et qui coûterait 20 niillions, soit à la faveur d'un
pont-canal qui en coûterait 38. Et cependant, excités par l'espoir de
beaux résultats, des hommes d'une habileté rare et d'une grande
renommée ne reculent ni devant les dépenses ni devant l'audace de
cette traversée. 11 ne s'agit pas davantage pour nous de couper le
fleuve au centre du Delta, là où il suffirait d'en relever le niveau de
h mètres environ. Personne n'a songé à aborder cette traversée,
moins à cause des difficultés d'exécution qu'à cause d'inconvéniens
notoires. Il s'agit de traverser le Nil près de son embouchure, à
ce point de son cours où il suffit d'un relèvement de 2 mètres pour
assurer l'existence d'un canal dont les avantages ne sont plus dou-
teux. Devant un tel prix, quelque intrépidité serait permise, et, en
i^gard des difficultés des deux autres traversées, celles de la nôtre
s'amoindrissent au point de justifier une sécurité parfaite. Le bar-
rage écluse de chacune des branches, en supposant une profondeur
de h ou 5 mètres là où il sera établi, n'aura pas plus de 6'" 50 à
7"" 50 de hauteur, et cela n'a rien d'effrayant. D'ailleurs, ainsi qu'il
a été dit, il sera encore possible d'amoindrir ces difficultés. C'est sur
les extrémités des deux branches que nous opérons, et, sans nuire
à quoi que ce soit, il nous est permis de faire de ces branches exté-
nuées et difficilement praticables des canaux modestes en rrpport
avec leur cabotage. II nous est aisé de faire ces canaux par procédé
de dérivation; il nous est possible de nous délivrer de tout embarras
réel ou supposable, en reportant l'écoulement des eaux sur des })oints
nouvellement choisis. Le canal passera sans avoir à forcer le passage,
en réduisant des obstacles réductibles ici et nulle part ailleurs.
Quant à la coupure même, il ne s'agit que de terrasseinens. Le
cours du Nil sera régularisé sur 2 kilomètres de longueur envi-
ron, sa largeur fixée à 1,500 mètres, et son lit sera raccordé avec
le plafond du canal, tant en amont qu'en aval, par une pente de
0"' 003 à 0™00/j. Ce travail se fera avec des dragues. Chaque branche
arrivera donc au canal par une section d'au moins 9,000 mètres
carrés, et la section totale de toutes les embouchures du fleuve at-
teindra sans peine le chiffre de 20,000 mètres carrés, d'où résultera
en hautes eaux une vitesse maxima de 0"' /jO par seconde. En consé-
quence, le canal ne sera pas beaucoup plus exposé en ce point qu'en
94 REVUE DES DEUX MONDES.
tout autre aux envahissemens des dépôts limoneux, dont il serait
d'ailleurs assez singulier de faire un sujet d'alarme et de reproche.
L'eau douce est la condition du canal, et il n'y a pas en Egypte
d'eau douce sans limon. Ce n'est qu'une affaire d'entretien, et croit-
on qu'il fût meilleur marché d'entretenir le port de Tineh perpé-
tuellement ensablé, ou un canal à point de partage alimenté par des
machines à vapeur? En un mot, la traversée des branches du Nil
sera une œuvre assez coûteuse peut-être, mais ordinaire au point de
vue de la difficulté et certaine au point de vue de la réussite; œuvre
simple auprès des problèmes d'art et des risques d'insuccès des deux
autres projets.
Puisque les ouvrages d'art du projet nouveau sont moindres qu'ail-
leurs, la durée de l'exécution, malgré la multiplicité des travaux ac-
cessoires, est sujette à moins de chances de retard. Six ans peuvent
suffire pour l'achèvement du canal de Suez à Peluse, mais non pour Ti-
neh, œuvre majeure par l'étendue des constructions et grosse de com-
plications imprévues, qui ne se terminera pas avant douze ou quinze
ans. Cependant, à défaut de ces travaux périlleux, dont le temps est
l'élément obligé, le projet, ainsi qu'on le prévoit, a des terrassemeus
considérables. D'après nos évaluations, d'ailleurs très largement
laites, il y aurait à remuer, tant pour le canal des deux mers que p-our
les travaux accessoires, environ 180 millions de mètres cubes, sur
lesquels 160 millions devraient être exécutés avant l'ouverture du
canal à la navigation; le reste pourrait être fait plus tard. Or, si ces
160 millions de mètres cubes devaient être exécutés h bras d'homme
en six ans, il faudrait en faire '26 millions par an, c'est-à-dire em-
ployer constamment plus de A5,000 travailleurs. Ce chiffre énorme
en dit assez. Embarras de réunir une telle armée d'ouvriers, mala-
dies provenant de chacune des agglomérations entre lesquelles cette
masse se diviserait, désorganisation fréquente des ateliers, pertur-
bations et mécomptes, toutes ces causes ne permettraient pas d'ache-
ver le travail avant vingt ans peut-être, et le canal des deux mers
aurait décimé la population d'Egypte. Ce n'est pas ainsi que l'indus-
trie européenne doit procéder; elle peut faire autrement. Le sol du
Delta nous paraît d'une nature particulièrement favorable à l'emploi
des excavateurs américains dans presque toutes les parties non sub-
mergées, et notre tracé à travers les lacs appelle l'emploi de fortes
dragues servies par de petits bateaux à vapeur appropriés à la naviga-
tion de ces lacs. C'est donc surtout avec des dragues, des machines à
terrassement et tous les engins mécaniques qui peuvent économiser
des bras que nous voudrions procéder, en réduisant à 15 ou 18,000
le nombre des terrassiers à employer. Ces 15 ou 18,000 hommes fe-
raient en six ans de 50 à 60 millions de mètres cubes; le reste serait
facilement exécuté dans le même temps à l'aide des machines, dont
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 95
le nombre peut être aussi multiplié qu'on le voudra. Il serait insensé
de chercher d'autres moyens d'arriver au but dans un délai raisonna-
ble et de reculer devant l'acquisition de tout ce matériel, quel qu'en
soit le prix: il en résulte une économie d'hounnes et de temps.
On objectera, au point de vue de l'entretien, les inévitables dépôts
de limon; M. Talabot a rencontré la même objection et admis pour
son canal un dépôt de 73,000 mètres cubes par année. On connaît
déjà notre pensée à ce sujet, et nous admettons pour notre canal un
dépôt annuel de 200 à 250,000 mètres cubes, plus si l'on veut, qui
seront dragués à raison d'un franc par mètre, et serviront à réduire
l'étendue des lacs, dont la berge, progressivement élargie, sera plan-
tée ou mise en culture. Plus tard ces dépôts seront employés à con-
quérir sur les sables de nouveaux espaces à mettre en valeur.
Enfin il est un sujet délicat, auquel on n'a jusqu'à présent accordé
que peu d'attention, et dont nous croyons indispensable de parler :
c'est le mode de navigation du canal. On ne saurait s'y méprendre,
il y a impossibilité absolue de la navigation à la voile, surtout pour
les navires d'un fort tonnage, sur le canal donné par un projet quel-
conque; il fallait donc assurer une traversée régulière, dans le temps
le plus bref, par un moyen éprouvé. Ce moyen consiste dans le re-
morquage opéré par des bâtimens teneurs dont la machine agit sur
une chaîne noyée au fond du chenal. On disposerait deux chaînes
semblables, l'une pour l'aller, l'autre pour le retour, et de puissans
remorqueurs, partant chaque jour à des heures fixes d'Alexandrie et
de Suez, emmèneraient le convoi des navires qui auraient passé
l'écluse, et qui d'ailleurs aideraient à l'opération par l'orientation de
leurs voiles suivant le vent régnant. A h kilomètres par heure, le tra-
jet se fera sur le nouveau canal en 100 heures et à des conditions
fort économiques, environ 1 centime par tonne et par kilomètre. Les
bateaux à vapeur eux-mêmes auront profit à j^rendre la remorque.
On voudra bien remarquer que, sur un canal à écluses, chaque bief
exigerait deux remorqueurs, ce qui serait fort coûteux, à moins qu'on
ne leur fît aussi passer les écluses, ce qui serait une perte de temps;
c'est seulement sur un canal sans écluses que l'on aura tout le gain
de ce procédé.
Maintenant nous est-il permis d'en venir aux avantages du pro-
jet? Voici d'abord ceux que le nouveau canal offre à la navigation.
La passe la plus éprouvée et la mieux orientée lui est assurée dans
Alexandrie; le choix du Port-Neuf pour débouché lui réserve, en cas
d'encombrement, la ressource du Port-Yieux, dont l'entrée sera amé-
liorée. D'Alexandrie à Suez, le canal ne forme qu'un seul bief. Sur
plus de la moitié du trajet, la largeur normale de J 00 mètres est
décuplée. Et le canal est d'eau douce, excepté par momens dans la
section de Suez jusqu'aux lacs amers. Quel parcours plus commode
96 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Europe aurait-elle à souhaiter pour ses hâtimeus? Au point de vue
(les relations commerciales, la navigation est en contact avec le pays.
Pour se relier au Caire, elle a le canal du Malnnoiidieli à Alexan-
drie et les trois grandes artères de Rosette, de Damiette, de Tim-
sah. Le Caire se consolera donc de ne pas voir défiler la mâture des
Jjâtimens européens à la hauteur de ses minarets. Entre Alexandrie
et Suez, elle a une série d'escales. Rosette, Dauiiette, et les trois
ports intérieurs des lacs Bourlos, Menzaleh et Timsah, qui sont en
communication avec l'intérieur du Delta par des voies navigables.
Rien de plus n'est possible, et l'on entrevoit les facilités de séjour,
d'approvisionnement et de réparation que ces diverses stations oii'rent
aux bâtimens passant d'une mer dans l'autre. C'est la Basse-Egypte
tout entière qui devient un marché, et si Alexandrie et le Caire en-
trent dans une ère d'accroissemens infaillibles, la plupart des villes
du Delta, dont quelques-unes ont eu aussi leurs jours de splendeur,
seront comprises dans la répartition de cette prospérité générale.
Le canal fait plus que faciliter l'échange des produits de l'Egypte;
il ajoute à sa puissance de production et à l'étendue de son sol cul-
tivable. En traversant les lacs, il les supprime; en passant dans les
déserts marécageux de la zone maritime du Delta, il les dessèche, et
la culture peut compter parmi les terrains qui lui sont rendus : pour
les lacs d'Aboukir, d'Edko et les alentours, 75,000 hectares; pour le
lac Courlos et les environs, 150,000; pour la plaine comprise entre
les lacs Bourlos et Menzaleh, 80,000; pour le lac Menzaleh et les alen-
tours, i/iO,000; pour la plaine de Peluse, 30,000; pour l'Ouadi-Tou-
milat, 25,000; total, 500,000 hectares. C'est un beau département de
France que le canal donne à l'Egypte. Si, comme M. Linant l'affirme,
un hectare cultivé produit 250 fr. par an, l'Egypte est mise à même,
moyennant les frais de culture, d'augmenter son revenu annuel de
125 millions. Or ces frais de culture consistent surtout dans les dis-
positions à prendre pour que l'hectare soit arrosé, et l'irrigation est
garantie à ces 500,000 hectares par les travaux mêmes que le canal
nécessite ou crée. En effet le canal se relie à tout le système des eaux
de la Basse-Egypte poui- l'améliorer, le régulariser et le compléter.
\ccroissemens de l'irrigation et de l'arrosage, assainissement du
pays, développemens de la viabilité fluviale, tels sont ses bienfaits,
et ce bon aménagement des eaux dans le Delta, en se combinant avec
le barrage du Caire et la construction de barrages supérieurs, per-
met d'affecter une partie des retenues provenant de ces barrages à
l'Egypte moyenne sans dommage pour l'Egypte inférieure. Tout se
prépare par un premier enchaînement de travaux jiour la régéné-
ration complète de cette terre dont l'opulence antique étaitprover-
biale. Qu'on y pense, une augmentation de la masse des produits,
quelque part que ce soit, diminue pour notre globe les éventualités
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 97
de la disette, qu'il s'agisse de blé ou de coton. Telles sont les consé-
quences certaines de la solidarité du canal avec tous les Li-as et tous
les barrages du fleuve.
Enfin qu'on nous pardonne un rapprochement entre les trois pro-
jets. Ce qu'il y a de négatif dans le système du tracé direct et du
canal de Suez à Peluse s'accuse avec une évidence accablante, à
cette heure qu'on a sous les yeux une image de tout ce qu'il y a de
fécond dans l'application bien entendue du tracé indirect. Le canal
de l'isthme a été convaincu de faute contre l'art même, comme aven-
turant le débouché à Tineh à tout prix et à tout risque; il a été con-
vaincu de vouloir sacrifier Alexandrie à la plus malencontreuse des
fondations; actuellement il est convaincu de s'être désintéressé de
toutes les questions égyptiennes avec une indifférence incroyable,
et, nous le demanderions respectueusement au pacha d'Egypte lui-
même, n'est-il pas condamnable et pour le mal qu'il eût fait et pour
le bien qu'il ne s'est pas soucié de faire? Le projet du canal par le
barrage a affirmé le principe du canal des deux mers, c'est son mé-
rite éminent et singulier; mais il a échoué dans l'application. Ce
que ce projet a voulu faire de bien, c'est le projet nouveau qui le
réalise, grâce à une définition plus nette du principe et à une recti-
fication du tracé dans ce milieu que le projet antérieur avait donné
et où il s'est égaré. Le nouveau canal s'établit à la base du Delta. Il
laisse à l'irrigation toutes les eaux utiles et n'appauvrit point le Nil.
Il s'alimente de la retenue des eaux, qui n'ont plus d'autre destina-
tion que de s'abîmer dans la mer; par cet acte de conservation, dont
tous les peuples civilisés font l'objet de plus d'un vœu et d'une étude,
il ajoute au fleuve ime branche qui se crée sans rien coûter aux
autres et sans conti'arier leurs services, une branche qui, loin d'être
parasite, accroît l'abondance générale. Et en même temps qu'il em-
pêche les eaux nourricières de se perdre dans la Méditerranée, il
empêche les eaux stérilisantes de la Méditerranée de pénétrer sur
le sol et de s'y établir. C'est un immense barrage qui, en se po-
sant sur le littoral, repousse la mer dans ses limites, retient le
fleuve sur la terre, assure l'irrigation complète du Delta, fait refluer
l'arrosage jusque dans une région supérieure, et corrigera même
l'insuffisance des crues. Il intervient comme un élément d'organisa-
tion dans la vaste machine hydraulique de l'Egypte; le canal des
deux mers détermine irrésistiblement la transformation de tout le
régime du Nil. *
IV. — DEVIS COMPARÉS.
Cette comparaison des trois projets doit être complétée par celle
des trois devis. Ce n'est pas qu'il s'agisse d'introduire un motif d'op-
98 REVUE DES DEUX MONDES.
tion indépendant du parallèle de leurs avantages : il s'agit de mon-
trer le rapport exact de l'offre et de la demande de chaque projet.
Nous l'avons dit, la bonne affaire, c'est le bon canal, et ce sera tou-
jours le moins cher. L'économie n'est jamais avec le projet dont les
effets généraux seraient nuisibles, dont les bons résultats seraient
partiels, et qui reste placé sous la menace de l'insuccès ou de
l'achèvement tardif. Nous commençons par notre devis, et, selon
toute justice, nous ferons supporter aux deux autres devis des rec-
tifications conformes aux bases que nous adoptons pour le nôtre.
Le devis du projet nouveau comprend trois parties : les terrasse-
mens, les travaux d'art et les frais généraux. Le cube des terrasse-
mens a été évalué assez largement pour être plutôt au-dessus qu'au-
dessous de la vérité. Quant au prix, nous comptons à 0 fr. 80 c. les
terrassemens à bras d'homme, et à 1 fr. tous ceux exécutés à la
drague ou dans des terrains un peu difficiles; ceux-ci nous parais-
sent former les deux tiers du cube total. Pour les travaux d'art,
nous avons porté des sommes en bloc, mais plus élevées que celles
qui seraient imputées en France à des travaux analogues. Dans les
frais généraux, nous avons compté à part les dépenses de l'installa-
tion, celles des machines et engins qui sont habituellement comprises
dans le chiffre même des travaux. C'est bien réellement un devis au
maximum, selon les instructions que le pacha d'Egypte avait don-
nées à ses ingénieurs.
Devis du projet nouveau.
( 1/3 à 0 fr. 80 c. 48,000,000) ,„„AnAAnnP,
10 Terrassemens. 180,000,000 m. c. ' - , . 190 ono ono 1^8,000,000 fr.
2/3àlfr 120,000,000
2» Travaux d'art. Travaux d'Alexandrie 5,000,000
id. de Suez 20,000,000
Barrages de Rosette et Damiette. . I ^^ ^^^ ^^^ l 5, ooo,000
Ecluse de Suez, déversoirs ) ' ' (
Port deTimsah 2,000,000
Écluses des canaux d'alimentation . 5,000,000
Total des travaux 220,000,000
30 Frais divers. Matériel, outillage, installation 16,000,000
Études définitives, frais d'adminis-
tration 10,000,000
Intérêt des capitaux à 4 pour 100
durant l'exécution 42,000,000
Somme à valoir 22,000,000
Total général 310,000,000 fr.
Passons au devis du projet du canal par le barrage. Ainsi qu'il a
été fait dans le devis du projet nouveau, et qu'il sera fait dans le
devis du projet du canal par Peluse, on comprendra, dans un chiffre
proportionnel de Al pour 100 sur le total des travaux et sous le titre
90,000,000
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 99
de frais divers, les frais d'administration, d'étude et d'installation,
les sommes à valoir, etc. Ici et ailleurs, on appliquera les prix de
0 fr. 80 cent, au tiers des terrassemens, et de 1 fr. aux deux autres
tiers.
En ce qui concerne le canal, le cube des terrassemens est évalué
à 125 millions, comme pour le nouveau projet, et ne peut être
moindre. On a porté en compte le montant de l'acquisition des ma-
chines à vapeur alimentaires, les dépenses d'établissement des pas-
sages inférieurs ou supérieurs de ce canal en dehors du niveau du
pays, et celles du raccordement avec les canaux existans. Enfin,
comme l'alimentation par des machines à vapeur est pour ce projet
une condition nécessaire et spéciale, entièrement étrangère aux
frais d'entretien communs à tous les systèmes, il est impossible de
ne pas faire figurer au devis le capital représenté par la consom-
mation, l'entretien et la réparation des machines élévatoires. Or,
même en réduisant sensiblement la quantité d'eau qu'on a sup-
posé devoir être élevée chaque jour, on ne saurait estimer la dé-
pense relative à cet objet à moins d'un million par an; c'est donc
une somme de 20 millions à inscrire. On a dû ne rien exagérer,
mais ne rien oublier.
Devis rectifié du projet du canal par le barrage.
, ^ ( 1/3 àO fr. 80 c.. 30,000,000)
10 Terrassemens. 125,000,000 m. c. { .^g ^ i f, go^oiooo j 116,000,000 fr.
2» Travaux d'art et divers. Pont-canal de 1,000 met.. . 38,000,000 '
Travaux d'Alexandrie 5,000,000
id. de Suez 20,000,000
Passages inférieurs et supérieurs et
raccordement avec les canaux ) 118,000,000
existaus 9,000,000
Machines à vapeur et canaux d'ali-
mentation 21,000,000
24 écluses du grand canal 25,000,000
Total des travaux 234,000,000
30 Frais divers . 1° 41 pour 100 de 234,000,000 96,000,000 )
2» Capital représentant les irais an- / 116,000,000
nuels des machines élévatoires.. . 20,000,000 )
Total général 350,000,000 îr.
Nous avons annoncé comment nous modifierions le devis du ca-
nal par Peluse; nous n'avons plus qu'à justifier l'augmentation de
quelques chiflres. Pour les travaux de Peluse, au lieu de 50 mil-
lions, nous en comptons 80, en raison de la difficulté d'établisse-
ment de la digue étanche de 6,200 mètres de long et de l'écluse
qu'elle comprend, de la nécessité de creuser un port d'une étendue
considérable, et de tous les ouvrages accessoires indispensables au
100 REVUE DES DEUX MONDES.
maintien de la passe. Pour les mêmes causes, à Snez, au lieu de
lli millions, nous en comptons 25. Nous avons aussi dû grossir le
chiffre des écluses du canal de Timsah. En outre, dans ce devis
comme dans le précédent, nous faisons figurer le capital qui repré-
sente la consommation et l'entretien des machines élévatoires propres
à ce canal, soit, pour une dépense annuelle d'au moins 250,000 fr.,
une somme de 5 millions, à laquelle correspondent dans notre devis
les frais d'augmentation de longueur donnée au canal pour reporter
sa prise d'eau en amont du Caire.
Devis rectifié du projet du canal par Peluse.
.. T..as.n.„s. s,,o..,,. ., c. | « t ; iL".r. :: ss:;::: } 'v-«^«»» '■■■
2» Travaux d'art. Travaux de Peluse 80,000,000
id. de Suez 25,000,000
Machines à vapeur 1,200,000 > 110,800,000
Écluses du canal de Timsah 2,600,000
Bassin de Timsah 2,000,000
Total des travaux 190,000,000
30 Frais divers. . 1» 41 p. 100 de 190,000,000 en chiffre )
rond. . 78,000,000 f
20 Capital représentant les frais an- [ 83,000,000
nuels des machines élévatoires. ... 5,000,000 )
Total général 273,000,000 fr.
Enfin voici le résumé comparatif des trois devis :
^
TRACÉ INDIRECT.
TRACÉ DIRECT.
Projet par le barrage.
Projet iiouveaii.
Projet par Peltise.
Travaux
Frais divers . . .
234,000,000 fr.
116,000,000
220,000,000 fr.
90,000,000
190,000,000 fr.
83,000,000
Totaux
350,000,000 fr.
310,000,000 fr.
273,000,000 fr.
Le projet du canal par Peluse, quoiqu'il excède l'estimation offi-
cielle de 80 millions environ, demeure le plus économique. Le pro-
jet du canal par le barrage coûtera 77 millions en sus. Le projet
nouveau ne reviendrait qu'à 37 millions de plus, et il est de liO mil-
lions au-dessous du projet par le barrage. Quant à la durée de l'exé-
cution, qui influe sur le prix de revient, le projet dont l'achèvement
souffrirait le moins de retards est le projet nouveau; s'il a les travaux
les plus nombreux, il a les moins difficiles. Tout au contraire il y a
dans les autres une accumulation de difficultés et d'ouvrages sur un
NOUVEAU TRACÉ POUR LE CANAL DE SUEZ. 101
point vital. Tant que le débouché à Tineh ne sera point fait, et cela
peut se faire attendre douze ou quinze ans, le canal de Suez n'est
qu'un cul de sac; tant que le pont-canal ne sera pas terminé, et cela
peut être long, il n'y a pas de passage d'une mer à l'autre. Les capi-
taux engagés ont des intérêts à servir et ne produisent rien.
Cependant le mérite du projet nouveau ne se borne pas à la certitude
d'une exécution plus prompte; il a son privilège. Qu'on se rappelle
que ce projet rend à la culture 500,000 hectares de terrains qui
seront dévolus à la compagnie. Or, selon MM. Linant et Mougel, qui
ont l'expérience de l'Egypte, un hectare de terrain disposé pour
l'arrosage vaut 750 francs, sur lesquels 500 francs sont imputables
aux dispositions à prendre pour le rendre arrosable, ce qui laisse
une valeur de 250 francs à l'hectare brut; cet hectare, ainsi arrosé et
cultivé, rapporte donc 250 francs par an. Si ces détails sont exacts,
on peut sans exagération attribuer une valeur foncière de 250 francs
par hectare aux terrains que l'exécution du projet dessèche et rend
susceptibles d'être arrosés. Dès lors ces 500,000 hectares, dont la
moitié au moins sera prête pour la culture deux ou trois ans après
le commencement des travaux, représentent au minimum un capital
de 125 millions qui sera nécessairement la base d'une spéculation à
part. La compagnie jugera-t-elle à propos d'en entreprendre la mise
en valeur? en fera-t-elle cession à des sociétés agricoles? lui plaira-
t-il d'y importer des colons laborieux des îles de la Méditerranée?
préférera-t-elle s'en arranger avec le pacha, qui réunirait à son ter-
ritoire cette partie précieuse du sol? Le pacha pourrait solder la
compagnie en annuités à prélever sur la part de 15 pour 100 qu'il
s'est réservée dans les produits du canal; peut-être aimerait-il mieux
s'acquitter par un procédé plus immédiat. Quoi qu'il en soit de la
combinaison à laquelle on s'arrête, toujours est-il que la réalisation
du projet nouveau détermine la création d'un capital spécial de
125 millions qui doit s'amortir par lui-même. C'est donc pareille
somme à rabattre du devis de 310 millions, qui sera ramené à
185 millions. Les actionnaires recevront, par remboursemens suc-
cessifs, tout ce qui dépassera ce chiffre; néanmoins la totalité des
bénéfices du canal des deux mers restera applicable à leurs actions
réduites, et par là sera motivé l'abaissement graduel des tarifs du
péage. A ce compte, entre les trois projets, le projet nouveau, qui
ne doit la conquête de cette richesse territoriale qu'à son tracé par-
ticulier, est le plus productif, s'il n'est pas absolument le plus éco-
nomique.
V. — CONCLUSION.
Notre point de départ a été, on l'a vu, la discussion du projet de
canal de Suez à Peluse et du projet de canal de Suez à Alexandrie
102 REVUE DES DEUX MONDES.
par le barrage. En vertu de la méthode que nous nous étions pres-
crite, c'est entre les types supérieurs de ces deux projets que le dé-
bat a été posé. L'application du programme a été faite aux deux
types; le tracé direct a été exclu, et avec lui le projet du canal de
Suez à Peluse; le tracé indirect a été reconnu pour le vrai système
du canal des deux mers.
Dans ce système, l'hypothèse du canal par le centre du Delta a
été éliminée, comme ne pouvant être que la contrefaçon de l'un des
projets proposés. Restent en présence le projet du canal par le bar-
rage ou par le sommet du Delta, projet connu, et le projet du canal
par la base du Delta, projet nouveau, tous les deux se rapportant
au même principe, chacun ayant une formule différente.
Le résultat de cette étude est d'avoir transporté entre deux propo-
sitions procédant d'un type unique le débat, d'abord placé entre deux
propositions afférentes à deux systèmes opposés. Les lecteurs diront
de quel côté est le tracé normal. La question du tracé a donc été
amenée aussi près que possible de sa solution finale. C'est mainte-
nant à l'opinion de se préoccuper de plus en plus d'une question dont
nous aurons du moins fait ressortir toute l'importance, et nous nous
tiendrions pour satisfaits de ce prix de notre travail. Puisque le ca-
nal des deux mers est inscrit sur la liste des travaux pubhcs de l'Eu-
rope à exécuter prochainement, il faut qu'à ce sujet la lumière se
fasse, et nous aimons à espérer que la commission scientifique in-
ternationale, à son retour d'Egypte, éclairera le monde par un rap-
port digne des hommes considérables dont elle est composée. Avertie
et comme inspirée par l'aspect des lieux, elle ne peut pas ne pas
élargir son mandat, traiter la question sons toutes les faces avec im-
partialité. C'est ainsi qu'elle répondra à l'attente des nations et des
gouvernemens.
Jusqu'à ce jour, les gouvernemens de l'Europe se sont abstenus
ou ont paru s'abstenir. Dans une question si complexe, qui touche
à des intérêts divers et à des systèmes opposés de politique commer-
ciale, ils ont laissé à l'opinion des peuples une liberté complète d'ini-
tiative, — le temps des débats contradictoires; ils se sont ménagé à
eux-mêmes le silence, qui mûrit les résolutions de l'avenir, et ils
ont bien fait. Plus tard les intérêts de toutes les parties, nations
européennes et nations orientales, la direction même du tracé de ce
canal, seront réglés par un acte solennel des gouvernemens. C'est
là ce qui fait la grandeur de l'entreprise du canal de Suez. C'est un
résultat commercial immense à obtenir par le déploiement de toute
la puissance de l'industrie, et rien ne se peut ici sans le concours de
toutes les nations.
Alexis Barrault, ingénieur, et Emile Barrault.
Rr-vur des deux Mondes
Janvier 185(>
\LEXA.\DRIE
MER ROUGE /m''
CHARLES FOX
SECONDE PARTIE.
Memorials and Cor?'espoiidence ofCh. J. Fox, edited by lord Jolin Russell; vol. III 1855.
Au moment où survint la révolution française, l'Angleterre sem-
blait réservée pour longtemps à travailler sur elle-même. Le clé-
noûment de la guerre d'Amérique lui avait laissé comme un senti-
ment de faiblesse, le fardeau de sa dette l'inquiétait, et quoiqu'elle
ne pût sans amertume se rappeler la conduite et les succès de la
France, elle ne songeait pas à s'en venger, surtout parce qu'elle ne
l'espérait pas. L'ambition britannique semblait ensevelie dans le
tombeau Me Ghatham. L'orgueil de son fils ne pouvait sans doute
être insensible à la grandeur du pays, mais son naturel ne le portait
pas aux entreprises hasardeuses; il n'avait pas ces besoins d'ima-
gination qui, réunis au don de l'action et à l'art de commander, font
prendre l'initiative des grandes choses. Il songeait plus à signaler
sa force de volonté par l'ordre financier promptement rétabli, par le
pouvoir longtemps conservé, peut-être un jour par quelque réforme
hardiment faite, que par un important rôle joué au milieu des per-
turbations européennes. Les événemens pouvaient, et ils l'ont prouvé,
développer en lui des ressources cachées, et l'obliger d'appliquer
ses facultés à de plus périlleuses entreprises; mais il ne fut grand,
s'il le fut jamais, que contraint et forcé. Il obéit à la nécessité, à
l'opinion, surtout à cet orgueil qui ne lui permettait pas de paraître
(1) Voyez la première partie dans la livraison du l^f décembre 1834.
lOA REVUE DES DEUX MONDES.
timide ni de rester en-deçà de l'énergie moyenne de son parti. Et, s'il
ne se montra pas au-dessous d'une situation qu'il n'eût pas choisie,
il se serait de bon cœur contenté d'une autre et moindre gloire.
Sans les provocations et les outrages de la révolution française, on
peut même douter qu'il eût par pure politique accepté ou du moins
soutenu si longtemps le rôle de son plus persévérant antagoniste.
Aussi, loi'squ'elle éclata, ne s'en mit-il pas fort en peine. Il ne prévit
pas la possibilité d'une complication européenne oi^i son pays pût
être engagé, il se réjouit plutôt pour l'Angleterre de voir sa rivale
absorbée par des soins domestiques; il compta sur des jours de
repos. Depuis la paix de 1783, il s'était moins préoccupé des ques-
tions étrangères qu'on ne le supposerait à voir comme il a rempli
les quinze dernières années de sa vie. Plus que lui. Fox tenait les
yeux ouverts sur le monde. C'est plutôt Fox qui semblait animé de
l'esprit de Chatham.
Nous avons dit que le premier effet de la révolution française fut
de changer ses idées de politique extérieure. Jusque-là Fox n'avait vu
dans la France qu'un adversaire, non pas seulement de la gloire de
l'Angleterre, mais des principes de son gouvernement. 11 la jugeait
comme un homme d'état du temps de Guillaume III : il avait pensé
à lui chercher des contre-poids ou des oppositions dans les cours
du Nord, et jusque sur la terre classique du despotisme, la Russie;
mais tout changea en un jour. Il éprouva, dès le premier moment,
cet amour de tous les hommes de 89 pour les idées de la France,
pour le drapeau qu'elle élevait d'une main si noblement téméraire.
Destiné, comme eux tous, à de si cruels mécomptes, à la perte de
tant d'espérances, à l'affreuse nécessité de soutenir les criminels en
détestant le crime, il devait conserver jusqu'au terme ce fonds de
tendresse obstinée pour la cause et pour le pays qui a payé si cher
l'honneur de l'avoir embrassée. Acceptant sans regret ou du moins
sans faiblesse la solidarité, souvent pesante, que la France de la révo-
lution a imposée par le monde à tous les amis de la liberté, il a con-
senti à être méconnu, accusé pour elle, à encourir toutes les dis-
grâces, non-seulement des cours, léger sacrifice, mais de l'opinion,
amère et rude épreuve. Triste, navré souvent, découragé pour son
pays plus peut-être que pour le nôtre, il est resté inébranlable dans
ses sentimens, résigné à souffrir avec nous, à nous plaindre, à s'in-
digner même contre nous, à ne jamais nous haïr. C'est là ce qui doit
rendre à toujours le nom de Fox cher à la France.
Ses intimes sentimens se révèlent dans sa correspondance avec
lord Holland. Ce neveu, qui lui fut cher comme un fils, était encore
à l'université d'Oxford, qu'en lui parlant d'Hérodote et de Démos-
thène, il l'entretenait de ses travaux parlementaires, du bill qu'avec
CHARLES FOX. 105
le concours d'Erskine il espérait faire passer pour assurer à la liberté
de la presse toute la protection de la procédure par jurés. « Vous
êtes dans la capitale du torisme, lui écrivait-il, j'entends parler tout
autrement que vous du nouveau pamphlet de Burke. On dit que c'est
de la folie... 11 y a un pamphlet d'un M. Mackintosh dont j'entends
dire grand bien, quoiqu'on pense que, sous quelques rapports, il va
trop loin (mai 1791). » Quelque temps après, il laissa partir son
jeune correspondant pour le continent et ne cessa pas de lui adres-
ser des lettres qui le peignent tout entier. Là on voit défder toutes
ces dates sinistres que nous voudrions effacer de notre histoire. « 11
semble, dit-il après le 10 août, que les jacobins ont résolu de faire
quelque chose d'aussi révoltant que la proclamation du duc de Bruns-
wick; mais, quoiqu'ils aient fait de leur mieux, ils n'ont pas réussi :
la proclamation, à mon avis, reste sans rivale. » Quelques jours plus
tard, ses craintes et son indignation s'accroissent. Il tremble pour la
reine. L'assemblée législative lui paraît misérable. Il doute de la
résistance guerrière de la France. « Et cependant, avec toutes leurs
fautes et toute leur déraison, je m'intéresse à leur succès au plus
haut degré. C'est une grande crise pour la cause réelle de la liberté,
quoi que nous pensions des gens qui soutiennent la lutte. Je vou-
drais qu'ils ressemblassent à nos anciens amis les Américains, et je
ne craindrais guère pour eux. » Puis le tableau devient encore plus
sombre, u J'avais à peine remis mon âme des événemens du 10 août,
lorsque l'horrible nouvelle du 2 septembre nous est parvenue, et
réellement je regarde les horreurs de ce jour et de cette nuit comme
l'événement le plus désolant qui soit jamais arrivé à ceux qui sont
comme moi fondamentalement et inébranlablement attachés à la
vraie cause. Il n'y a pas, dans mon opinion , une ombre d'excuse
pour cet affreux massacre, pas même une possibilité de l'atténuer le
moins du monde, et si l'on ne devait considérer que le peuple de
Paris, on devrait presque douter à qui il faudrait » Le reste est
déchiré.
Cependant quelques jours se passent, et les Prussiens ont fui du
territoire français, u Non, aucun événement public, sans en excepter
Saratoga et York-Town, ne m'a donné autant de joie... Les défaites
des grandes armées d'invasion m'ont toujours causé la plus grande
satisfaction en lisant l'histoire depuis le temps de Xerxès jusqu'à nos
jours, et ce qui est arrivé en Angleterre et en France fera de ce que
dit Cicéron de la force armée l'opinion du genre humain : Invidio-
sum, detestabile, imheciUum, caducitm. » Paroles singulières, lors-
qu'on songe qu'elles furent écrites au début de la plus terrible guerre,
signalée par les plus vastes invasions dont le monde moderne ait été
témoin.
106 REVUE DES DEUX MONDES.
Le mois suivant, on le voit mettre ses espérances dans les giron-
dins, qu'il appelle encore les jacobins, et qu'il tient pour ennemis
et bientôt vainqueurs de Robespierre et de Marat. L'accent patrio-
tique de leur voix arrive jusqu'à son cœur, et il s'efforce de croire
les crimes déjà commis moins irréparablement funestes qu'ils ne
l'ont été à la cause de la liberté. Mais il faut rentrer en Angleterre
avec lui, et comparer l'état de son âme au mouvement si différent
qui entraîna bientôt tous les esprits.
L
La coalition de Pilnitz put plaire au cabinet de Saint-James comme
une humiliation possible pour la France. Néanmoins il ne prit aucune
part à ses insolentes résolutions. Il y avait trop peu de temps qu'il
avait failli s'engager dans une guerre tout autre, indirectement profi-
table à la France. Pour des griefs douteux, une rupture avec la Russie
parut imminente en 1791. Fox, qui avait toujours regardé cette puis-
sance comme une alliée à ménager, soupçonna la futilité des griefs
et la possibilité d'un accommodement. 11 n' hésita pas à prier un de
ses amis, sir Robert Adair, qui voyageait en Russie, peut-être même
par ses conseils, de lui faire connaître le véritable état des choses.
Il parvint à tout éclaircir, à inspirer au parlement, au cabinet lui-
même, des scrupules de prudence, et il détermina un retour à des
pensées pacifiques. J'ai vu à Holland-House l'autographe de Cathe-
rine II remerciant M. Fox d'avoir préservé les deux pays d'une rup-
ture sans motif. C'est à cette occasion qu'elle voulut placer dans son
cabinet le buste de l'orateur anglais entre ceux de Démosthène et de
Gicéron.
Je crois que lorsque ce buste arriva à Saint-Pétersbourg, l'impé-
ratrice était près d'entrer dans la croisade européenne contre l'indé-
pendance de la France, cette indépendance que Fox défendait d'une
voix si généreuse. On lui a reproché, et ce sont les amis de Pitt,
c'est l'évoque de Winchester, son précepteur, son secrétaire et son
biographe, d'avoir, par une diplomatie occulte et personnelle, com-
muniqué avec une puissance étrangère; mais, outre que sir Robert
Adair a répondu à l'accusation, on aurait mieux fait d'observer que,
par un jeu bizarre des événemens, c'est Fox qui a le plus contribué
à rendre la Russie, et par suite l'Angleterre, disponibles contre la
France, et à supprimer, en empêchant une guerre isolée, le plus sé-
rieux obstacle à la formation d'une ligue de l'absolutisme avec la
monarchie constitutionnelle contre la cause de la révolution.
William Grenville était entré en 1786 dans le cabinet. Orateur de
la chambre des communes deux ans après et secrétaire d'état en
CHARLES FOX. 107
1789, il était en 1791, sous le titre de lord Grenville, le ministre di-
rigeant de la chambre des pairs, et certainement le plus considé-
rable des collègues de M. Pitt. On a aujourd'hui les lettres qu'il
écrivait à son frère, et l'on y voit qu'après quelques vœux pour le
succès du duc de Brunswick, il s'applaudit fort d'avoir résisté à
toutes les instances et maintenu l'Angleterre à l'écart. Avec l'indiffé-
rence égoïste qu'affectent volontiers les cabinets britanniques, il
prend son parti de voir la coalition honteusement échouer.
« L'empereur doit sentir qu'il a maintenant acquis un ennemi qu'il faut
qu'il dévore ou dont il faut qu'il soit dévoré. Le parti qui gouverne à Paris
aura nombre de raisons toutes trouvées pour continuer la guerre. Le reste
de l'empire donnera son contingent, à moins qu'il ne soit assez heureux
pour être forcé de signer une capitulation de neutralité. La Sardaigne et
l'Italie se défendront comme elles pourront, probablement très mal. Ce que
fera l'Espagne, elle ne le sait pas, et par conséquent nous non plus assuré-
ment. Le Portugal et la Hollande fer nt ce que nous voudrons. Nous ne
ferons rien. »
Voilà ce qu'il écrivait confidentiellement le 7 novembre 1792,
c'est-à-dire après le 10 août, après le 2 septembre, après qiie le roi
de France était depuis trois mois au Temple, et il ajoutait ces paroles
plus politiques :
« Je suis de plus en plus convaincu que l'on ne peut préserver mon pays
de tous les maux qui nous environnent qu'en nous tenant entièrement et
complètement à l'écart, et en veillant bien à l'intérieur, mais en faisant
très peu de chose, bornant nos efforts à entretenir dans le pays une déter-
mination eifective de défendre la constitution, si elle est attaquée, ce qui
sera très infailliblement si les choses continuent, et, par-dessus tout, nous
elîorçant de rendre la situation des classes inférieures parmi nous aussi bonne
qu'il sera possible. »
C'est la politique qu'avec plus de regret Dundas signifiait comme
irrévocablement adoptée à Burke indigné. Dix mois ne s'étaient pas
écoulés depuis que Pitt avait dit en pleine chambre des communes :
« Incontestablement il n'y a jamais eu d'époque de l'histoire de ce
pays où, d'après la situation de l'Europe, nous pussions plus rai-
sonnablement espérer quinze ans de paix que nous ne le pouvons
faire en ce moment. »
Aucun motif autre que la personnalité des hommes d'état ne ren-
dait alors impossible de les réunir dans une coalition que justifiaient
la gravité et la nouveauté de la situation. Burke seul, lié par ses in-
vectives et ses prédictions, sonnant l'alarme matin et soir, et pous-
sant de toutes ses forces à faire de la révolution française un cas de
guerre civile européenne, soutenait que Fox, infecté des principes
108 REVUE DES DEUX MONDES.
français, s'était, par son langage, interdit l'entrée du pouvoir, et
qu'il fallait désormais le regarder comme un étranger. Il parvenait
bien à transmettre ses inquiétudes à ses amis, non à leur persua-
der d'imiter sa rupture, et tout en déclamant, il avait récemment
consenti à des tentatives de rapprochement. Le duc de Portland ,
lord Fitzwilliam, lord Spencer, Windham, ne concevaient rien de
sûr tant que Fox resterait en dehors, et répugnaient à se réunir
sans lui au gouvernement. Dundas avait été chargé de leur offrir un
plan de conciliation, d'où Fox n'était pas exclu. Il promettait quatre
places dans le cabinet, qu'on allait rendre vacantes, notamment celle
du chancelier lord Thurlow, qui avait perdu la confiance du premier
ministre. La réforme parlementaire, l'abolition de la traite des noirs,
l'abrogation de l'acte du test, enfin une certaine politique à l'égard
de la France, tels étaient les points à régler, et sur presque tous on
disait Pitt prêt à transiger. Sur le quatrième, les deux rivaux ne
différaient que par le langage et les sentimens, car jusqu'alors la
conduite était la même. Cependant Fox se portait d'assez mauvaise
grâce à cette négociation: il en suspectait la sincérité. Tantôt il deman-
dait que Pitt abandonnât la trésorerie à quelque personnage neutre,
tantôt il lui donnait l'exclusion absolue en s'excluant lui-même. Déjà
séparé des vvhigs négociateurs par le fond des sentimens, il se défiait
d'une conciliation dans laquelle les personnes seules, non les cœurs,
seraient réunies. Pitt, qui se disait réformiste et qui depuis huit ans
de ministère avait laissé tomber tout projet de réforme, Pitt, qui pro-
nonçait les plus véhémens, les plus beaux de ses discours en faveur
de l'abolition de la traite, déclarant que chaque minute de la pro-
longation de cet indigne trafic était un crime sans pardon, et qui se
laissait mettie en minorité sur cette question par Dundas et ses col-
lègues, tandis qu'il renvoyait le chancelier pour un dissentiment
sur l'amortissement d'un emprunt, Pitt ne pouvait inspirer une en-
tière confiance à ceux qui voulaient mettre d'accord les principes et
les actes. Sans excès de malveillance, Fox le pouvait soupçonner de
ne tendre, par ses avances, qu'à diviser l'opposition. En effet déjà
les whigs de la nuance du duc de Portland commençaient à se plain-
dre des whigs de celle de Sheridan. Ils déploraient l'influence de la
duchesse de Devonshire, qui était belle, hardie, remuante; ils accu-
saient Fox de se laisser entraîner. Quant à lui, il répétait qu'il ne
se séparerait pas de ses amis, et que la condition de tout rapproche-
ment était que Pitt cessât d'être premier ministre. On lui répondait
que l'honneur du gouvernement était engagé sur ce point; mais on
ne cherchait pas à compenser ce refus par des contre-propositions
acceptables. Lord John Russell est d'avis que si en lui donnant satis-
faction sur les mesures et sur ses amis, on eût ollert à Fox le minis-
CHARLES FOX. 109
tère des affaires étrangères avec la conduite de la chambre haute,
il eût accepté; mais on n'en parla pas.
Tout espoir d'accommodement ne paraissait pas encore perdu au
commencement de décembre 1792. Cependant la convention nationale
était réunie; elle commençait à juger Louis XVI, elle défiait l'Europe,
elle menaçait la Hollande. Des scènes de sédition avaient déjà agité
l'Angleterre; des clubs se formaient pour la propagation des prin-
cipes français; des sociétés populaires faisaient réimprimer les dis-
cours prononcés à la convention pour l'exhorter au régicide. Le
gouvernement lançait une proclamation contre les publications sédi-
tieuses et faisait réprimer les émeutes. L'opposition incriminait pro-
clamation et répression. L'inquiétude gagnaitles citoyens tranquilles,
nulle part plus vive que parmi ceux des vvhigs que Burke avait
ébranlés. Il semblait que pour une aussi grande résolution que celle
de scinder leur parti, il leur fallait de plus fortes raisons qu'à de
simples tories pour défendre le pouvoir. Aussi accusaient-ils ceux-ci
de méconnaître le danger, et par des craintes plus bruyantes ils jus-
tifiaient leur défection, tandis que le duc de Bedford, lord Robert
Spencer, Sheridan, Erskine, Whitbread, Francis, redoutant pour la
liberté l'efl'roi des amis de Tordre, opposant la sécurité à la crainte,
d'autant plus hardis que le pouvoir semblait plus inquiet, formaient
des sociétés pour la défense des droits populaires, et, sans soutenir
la même cause que la démagogie, dénonçaient les mêmes griefs et
combattaient les mêmes ennemis. L'association des Amis du peuple
fut fondée. La réforme parlementaire était son drapeau. Whitbread
l'avait présidée un des premiers. Charles Grey figurait parmi ses ora-
teurs. Fox était resté en dehors de toute cette agitation; mais il ne
voulait point désavouer ses amis, et lorsqu'une motion qu'il n'eût
pas conseillée était faite pour la réforme, pour la réhabihtation po-
litique des dissidens, pour la censure de certaines mesures répres-
sives, il ne pouvait se dispenser de l'appuyer : il le faisait avec sa
franchise et sa résolution accoutumées. Attirant sur lui toute l'atten-
tion du public et tout l'effort de l'adversaire, il encourait tous les
soupçons et tous les reproches que l'opinion épouvantée commençait
à élever contre les défenseurs opiniâtres de la liberté dans un mo-
ment où ce mot était écrit en traits de sang sur le drapeau de la con-
vention.
La France s'était déclarée l'alliée de tous les peuples qui vou-
draient renverser leur gouvernement. La révolution de la Belgique
était faite, l'Escaut était ouvert, et la Hollande provoquée. « Une
opinion se répand ici, avait dit Brissot, la république française ne
doit avoir pour bornes que le Rhin. » Et après avoir un temps con-
seillé le bon accord avec l'Angleterre, séduit par le bruit menaçant
110 REVUE DES DEUX MONDES.
des sociétés populaires qui agitaient ce pays, il espérait qu'en décla-
rant la guerre à son gouvernement, on insurgerait son peuple. Il sem-
blait dire que c'était contre Pitt que la France prendrait les armes.
Cette tactique allait devenir toute la diplomatie de la révolution, et
Pitt se voyait à la veille d'être déclaré l'ennemi commun des peu-
ples conviés en masse à l'insurrection.
On conçoit que le terme de sa patience fût venu. La politique de
neutralité, de non-intervention, d'isolement ou d'égoïsme national,
comme on voudra l'appeler, n'était plus de saison. Tout en essayant
encore quelque négociation secrète, il se décidait et se préparait à la
guerre; mais il ne voulait pas, en changeant de conduite, changer de
principes, ni donner à la guerre les caractères d'une guerre de parti.
A.U grand scandale de Burke, il alléguait surtout les dangers de la Hol-
lande, à laquelle l'Angleterre était unie par un traité. Toutefois, comme
la Hollande n'avait point invoqué l'appui de son allié. Fox était fondé
à soutenir que la guerre serait offensive, et qu'au fond il s'agissait
d'une intervention dont on dissimulait le principe. La guerre était
trop à ses yeux ce qu'aux yeux de Burke elle n'était pas assez. Tous
deux se plaignaient qu'on manquât de franchise. Selon Fox, les me-
naces de la France n'étaient encore que des paroles ofi'ensantes; on
avait négligé d'en demander satisfaction; on voulait donc maintenant
la guerre, qu'on avait paru éviter, et c'est à la révolution qu'on la
déclarait. « La France, disait-il, a dans sa querelle la justice de son
côté... Dieu soit loué! La nature a été fidèle à elle-même; la tyran-
nie a été vaincue, et ceux qui combattaient pour la liberté sont vic-
torieux. )) Puis, rappelant le temps où il était de mode d'insulter les
Américains, de dire : Un congrès de vagabonds, un certain Adams,
Hancock et sa clique, il jugeait, au cruel démenti infligé par les évé-
nemens à ces ridicules dédains, des châtimens qui attendaient les
insultes prodiguées aux auteurs de la révolution française, a Si s'af-
fliger à la nouvelle des revers de la France, c'est vouloir le ren-
versement de la constitution, je me livre à mon pays comme un
criminel, car je confesse franchement que lorsque j'ai entendu par-
ler du bruit, alors probable, du triomphe de l'Autriche et de la
Prusse sur les libertés de la France, mes esprits sont tombés dans
l'abattement. Quel homme, aimant la constitution de l'Angleterre et
en portant les principes dans son cœur, pourrait souhaiter le succès
du duc de Brunswick après avoir lu son manifeste? Je confesse que
j'ai ressenti une sincère tristesse, une vraie consternation, car j'ai vu
dans le triomphe de cette conspiration, non-seulement la ruine de la
liberté en France, mais la ruine de la liberté en Angleterre, la ruine
de la liberté humaine. »
Ces nobles paroles répondaient à Burke, à tous ceux qui confon-
CHARLES FOX. 111
daient dans im même anathème les principes et les événemens de la
révolution: mais on doit avouer qu'elles ne réfutaient pas complète-
ment la théorie de la guerre à la veille du 21 janvier, après les ma-
nifestes de la convention, après les provocations de Brissot. Fox était
condamné par la conviction de la bonté générale de sa cause à la
tâche laborieuse, hélas! et trop bien connue de qui porte un cœur
français, à la tâche de défendre la révolution lorsqu'elle se diflamait
elle-même, à soutenir le bon droit servi par l'iniquité, la raison ar-
mée du crime. Il ne défaillit point à cette tâche, mais il en sentit tout
le poids, et il le soutint sans plier. « Si j'avais voulu dans ces murs,
hors de ces murs, dit-il une fois tristement à la chambre, obtenir la
popularité, j'aurais pris une marche opposée. Peut-être le peuple
fera-t-il de ma maison ce qu'on a fait de celle du docteur Priestley. »
On sait qu'en 1791 les unitairiens ayant tenu à Birmingham, pour
l'anniversaire de la prise de la Bastille, une réunion où Priestley de-
vait parler, la populace la dispersa par la violence, et brûla la mai-
son, le laboratoire, les instrumens et les livres du savant célèbre
que l'impunité de cet attentat contraignit à fuir en Amérique.
L'opinion générale était en effet fort éloignée de suivre Fox. Il le
savait et ne cédait pas. Il voyait fuir sa popularité, sa gloire, ses
amis. Son parti, réduit en nombre, ne se conformait pas toujours à
ses vues, faute d'apercevoir avec le même discernement les côtés fai-
bles de leur commune situation. Il lui fallait résister aux mesures
de défense contre des manifestations qu'il n'approuvait pas, s'inté-
resser à ceux qui compromettaient sa cause, lutter contre une guerre
où l'honneur national s'engageait de plus en plus, paraître au moins
neutre entre une monarchie et une république, exagérer les iniquités
de l'une pour pallier les cruautés de l'autre. « Tandis que les Français
font tout ce qu'ils peuvent pour rendre le nom de la liberté odieux au
monde, les despotes se conduisent de manière à montrer que la ty-
rannie est pire. » Yoilà ce qu'il s'efforçait de se persuader en écrivant
à lord Holland : « Nous vivons dans un temps de violence et d'extré-
mités, et tous ceux qui veulent créer ou conserver des freins au pou-
voir sont regardés comme des ennemis de l'ordre... La France fait
pis est la seule réponse, et peut-être est-elle fondée en fait, car les
horreurs y redoublent... Enfin la liberté n'est pas populaire, et parmi
ceux qui lui sont attachés, il n'y en a que trop dont les plans de gou-
vernement sauvages et impraticables acquièrent dans notre malheu-
reuse situation plus d'apparence plausible et de crédit qu'ils ne mé-
ritent. Le pays est divisé très inégalement entre la majorité dominée
par- la peur ou corrompue par l'espérance, et la minorité qui n'at-
tend qu'une occasion de recourir aux remèdes violens. Le peu qui
ne sont ni assez soumis pour se taire, ni assez exaspérés pour renon-
112 REVUE DES DEUX MONDES.
cer à toute opposition régulière, sont faibles en nombre et en in-
fluence; mais, quoique faibles, nous avons le droit, et c'est assez. )>
Cette inflexibilité de principes le mettait hors de la politique pos-
sible: mais elle était d'accord avec ses goûts, et, en agissant ainsi,
il cédait à son humeur autant qu'à ses convictions. Il était homme
de parti par sa fidélité à ses opinions et à ses amitiés; il ne l'était
point par la complaisance envers les siens, par le talent de les tenir
unis et de les conduire. Un peu exclusif dans ses affections comme
dans ses idées, il s'isolait de la foule; il suivait ses propres inspira-
tions sans s'assurer qu'elles fussent partagées autour de lui. Il aspi-
rait à être le premier plutôt que le maître. Il cherchait la popularité,
mais il bravait l'opinion publique. C'est ainsi qu'il avait autrefois si
gravement compromis sa cause, d'abord par sa l'upture avec lord
Shelburne, puis par son alliance avec lord North, et qu'enfin aux
élections de 178ù il avait en quelque sorte détruit de ses mains la
puissance du parti whig. Confiant dans sa supériorité, il croyait tou-
jours tout réparer par l'empire de la discussion. Dans le débat en
effet il n'avait pas de supérieur, ni même d'égal; mais il était plus
fait pour combattre que pour vaincre, et le soin laborieux de gou-
verner les hommes allait peu à sa négligence. 11 savait mieux se
faire aimer qu'obéir. La politique qu'il adopta devant la révolu-
tion française fait honneur à son caractère et ne fait pas de tort à
ses lumières; seulement il aurait dû compenser ce qu'elle avait de
périlleux par l'adresse, la vigilance, la prudence. C'était le cas de
prendre en main la direction de son parti, et de chercher à racheter
le système par la conduite. Malheureusement il se désintéressa de
toute ambition, et ne prit soin que de son indépendance personnelle
et de la gloire de son talent.
Toutes les qualités qui pouvaient manquer à Fox étaient éminentes
dans son rival, et Pitt s'inquiétait peu, tant qu'il aurait l'Angleterre
avec lui, d'encourir le reproche d'inconséquence et de duplicité.
Tandis que Burke voulait qu'on guerroyât pour le roi de France
contre ses sujets révoltés, on diminuait son royaume en lui enlevant
ses colonies. On prenait Toulon pour Louis XVII et la Martinique pour
l'Angleterre. En désavouant toute intention d'imposer à la France un
gouvernement, on qualifiait de telle sorte la république, qu'autant
valait prendre l'engagement de ne poser les armes qu'après la res-
tauratio]! de la maison de Bourbon. (( C'est donc une guerre à mort
avec des proclamations jésuitiques? » avait dit Fox le premier jour
qu'elle fut déclarée. La passion publique fut pendant un temps assez
vive pour rendre les esprits insensibles à tant de fausseté et de con-
tradiction, et il essaya vainement une apologie de sa politique et de
sa conduite. Sa lettre aux électeurs de Westminster parut une redite
CHARLES FOX. 113
assez pâle de ses discours; elle ne prouva qu'une chose, c'est qu'il
était loin d'écrire comme Burke.
Heureusement pour lui, cette pénible époque de sa vie publique
fut celle d'un changement inespéré dans sa vie privée. Il vint à bout
des passions de sa jeunesse. Tel était le fond excellent de cette noble
nature, qu'il se retrouva, vers la maturité de l'âge, toute la fraîcheur
d'une vive sensibilité pour les biens qui font le bonheur d'une exis-
tence régulière et modeste. Le goût de l'étude et de la campagne,
les affections domestiques reprirent sur lui un empire sans partage.
Le jeu cessa de dévorer son temps et sa fortune. Quelquefois d'heu-
reux hasards avaient paru rétablir ses affaires; plus souvent il avait
été puni de ses imprudences. Enfin ses amis intervinrent, et au mois
de juin 1793 une réunion de whigs, présidée par le serjeant Adair,
et sur la proposition de Francis, décida qu'il était du devoir du
parti de l'arracher, par une marque de sa reconnaissance, à une si-
tuation précaire. Lord John Riissell (le dernier duc de Bedford) et
lord George Cavendish furent chargés d'exécuter ces généreuses
intentions. Fox accepta ce service noblement offert, et y répondit en
changeant de vie pour jamais. Sa vivacité impétueuse et l'abandon
de son caractère l'avaient pendant une trop longue jeunesse entraîné
à de changeantes amours. On cite une femme qui portait le nom gra-
cieux et funeste de Perdita, avec laquelle il n'avait pas craint de se
montrer publiquement. Depuis quelques années, mieux inspiré, il
s'était attaché à une personne qui, malgré une réputation compro-
mise, n'était pas indigne de son affection. On lit dans quelques écrits
que M™*' Armitstead avait attiré les regards de George II. Quoi qu'il en
soit, elle sut inspirer à Fox une affection sérieuse, que le temps calma
sans l'affaiblir. Par sa douceur, par son dévouement, par le bonheur
qu'elle lui donna, cette femme releva peu à peu la situation qu'elle
accepta près de lui. Après avoir habité quelques années sa maison
sans prendre son nom, elle acquit en i 795 le droit de le porter,
quoique cette union n'ait été rendue publique que sept ans plus tard.
Dans toutes ses lettres, il parle d'elle avec une vraie et délicate ten-
dresse, et c'est pour elle qu'il composa les seuls jolis vers, je crois,
qu'il ait faits.
Il possédait en Surrey le petit domaine de Saint-Ann's hill. Ce
lieu très agréable était devenu son séjour favori. Du haut d'un tertre
où s'élevait un grand hêtre solitaire, il passait des heures à lire en
contemplant le cours riant de la Tamise, entre Chertsey et Windsor.
Il avait toujours eu le goût de l'exercice; il était grand chasseur,
excellent nageur; les occupations de la campagne le ca])tivèrent de
plus en plus; il aimait la botanique, bientôt il aima l'agriculture, et
dans ses lettres familières, au milieu des confidences politiques, on
114 REVUE DES DEUX MONDES.
le voit s'inquiéter de la récolte de ses pommes de terre et de la bonne
venue de ses fourrages. Mais, plus que tout le reste, ce qui lui ren-
dait cher le séjour de Saint-Ann's hill, c'est, avec le commerce de ses
amis, celui des lettres. Le soir, après le thé, il lisait en famille les
romans de l'époque; le jour, à la promenade, dans son cabinet,
c'étaient les classiques anglais, notamment Spenser et Dryden, et
plus encore les grands poètes de l'antiquité. Il avait aimé dans sa,
jeunesse la littérature méridionale, celle de l'Espagne et surtout
celle de l'Italie; il admirait Dante, alors peu lu, et il adorait l'A-
rioste. Virgile parmi les Latins, Racine parmi les Français, étaient
ses auteurs de prédilection; mais Homère avant tout, puis, après
Homère, les tragiques, et après eux, Théocrite, Moschus, Apollonius
de Rhodes, le charmaient. A la manière dont il en parle, on doute
que rien ait valu pour lui l'étude délicieuse de l'antiquité. Il lisait en
admirateur sensil3le et en critique attentif. Un érudit, Gilbert Wake-
field, lui dédia une édition de Lucrèce. Il s'ensuivit entre eux une cor-
respondance qui dura cinq ans, et qui roulait presque tout entière
sur des sujets de littérature classique. Elle a été publiée. On ne la
peut lire sans être frappé de la supériorité, même en ces matières,
de l'homme d'état sur le savant. On l'est encore plus de voir Fox,
dans sa correspondance politique avec lord Holland, lord Lauder-
dale, Grey lui-même, s'interrompre sans cesse pour leur parler de
ses lectures, des réflexions qu'elles lui inspirent, et leur confier, avec
ses vues sur les affaires, des remarques de style et quelquefois de
philologie.
Je voudrais pouvoir citer sa lettre sur les grands poètes, où il
compare Homère, Virgile, Dante, le Tasse, l'Arioste, Milton; celle sur
l'Odyssée mise en regard de l'Iliade; ses réflexions sur Euripide,
sur la Phèdre de Racine, sur Horace, sur Pope : ce sont des pages
du meilleur cours de littérature.
« Si vous ne lisez pas l'Iliade régulièrement et d'un bout à l'autre, lisez,
je vous prie, le x® livre, ou du moins la première moitié. C'est une partie
que je n'ai jamais entendu spécialement louer, mais j'en trouve le com-
mencement plus vrai comme description des souffrances de l'armée des
Grecs et de la sollicitude des différens chefs qu'aucune autre portion du
poème. C'est une de ces choses dont aucune citatiou ne peut donner l'idée,
mais dont le mérite est au-delà de toutj c'est la scène exactement mise sous
vos yeux, et les caractères aussi sont remarquablement saisis et conservés.
Je trouve Homère toujours heureux lorsqu'il parle de Ménélas, notamment,
vous savez, dans l'Odyssée; mais je pense qu'il l'est toujours, et dans ce
passage en particuUer. Vous voyez que je n'en ai jamais fini avec Homère,
et réellement, s'il n'existait rien de plus au monde, avec Virgile et Arioste,
on aurait encore et toujours de quoi lire.
« Comment pouvez-vous, vous qui lisez Juvénal, parler de la difficulté de
CHARLES FOX. 115
Déinosthèiie? Difficile ou non, il faut que vous le lisiez, et que vous le lisiez
en vue de rechercher, ce que vous n'avez probablement jamais fait encore,
à quel point sa manière de traiter les choses peut être introduite avec succès
dans le débat parlementaire. Il est certain que ses discours iraient mieux,
dans l'état actuel, à Vautre côté de la question, et si Pitt avait quelque savoir,
ou si ceux de ses amis qui en ont avaient quelque génie, ils devraient faire
grand usage de Démosthène et pour le fond et pour la manière; mais celle-ci
est excellente pour l'un comme pour l'autre parti. »
On ne peut voir sans surprise et sans intérêt quels plaisirs, je dirai
passionnés, donnait la poésie à cet homme d'état plongé dès sa jeu-
nesse dans les débats de la vie politique. C'est encore un des mérites
des gouvernemens libres que de ne pas éteindre l'imagination des
hommes publics, et de leur permettre, de les obliger même de con-
server au sein des affaires le sentiment du beau et la faculté d'ad-
mirer. On remarquera que dans ses lectures Fox semblait fuir ce
qui aurait pu lui rappeler les affaires. Bien qu'admirateur d'Aristote
et de Montesquieu, il recherchait peu les publicistes; il estime sur-
tout dans Bîackstone l'excellent écrivain; il ne pouvait souffrir l'éco-
nomie politique, et l'histoire même ne l'occupa que médiocrement
jusqu'au jour où il songea à devenir historien. Impatienté contre
Hume et son imperturbable royalisme, il conçut l'idée de raconter
la chute définitive des Stuarts, et, pendant tout le reste de sa vie,
il n'interrompait les loisirs de sa retraite que pour recueillir les
matériaux et poser les premières assises du monument qu'il n'a pas
eu le temps d'achever.
Cependant il fallait quelquefois reporter sa pensée sur les affaires
de l'Angleterre et du monde, il fallait se montrer au parlement :
d éidiiY liaheas corpus à défendre, c'étaient des poursuites politiques
à flétrir ou à modérer, c'étaient des chances de paix à faire valoir,
c'était la captivité de Lafayette à dénoncer au monde. Que de débats
passionnés, que de scènes éloquentes aurait à décrire une histoire
parlementaire! Mais, si l'on y apprenait comment il faut soutenir
avec persévérance une cause désespérée, on ne pénétrerait point
peut-être dans l'âme de Fox, et l'orateur officiel ne nous laisserait
pas soupçonner les pensées intimes qui l'agitaient, et ce que lui
coûtaient les efforts de son courage.
II.
Quoique les Anglais eussent fait plus d'une conquête au-delà des
mers, ils n'avaient remporté aucune victoire mémorable. Le duc
d'York, en descendant sur le continent, n'avait pas illustré leurs
armes, La guerre était le beau côté de la révolution française; là
116 REVUE DES DEUX MONDES.
notre cause était juste, notre conduite irréprochable, notre gloire
sans mélange. L'Angleterre elle-niême ne pouvait refuser toute ad-
miration à ce spectacle d'un peuple combattant seul contre l'Europe
pour son indépendance. Si le gouvernement révolutionnaire avait
eu bonne envie de mettre un terme à la lutte, s'il s'était, sans con-
cession ni faiblesse, abstenu seulement de provocations et de vio-
lences, le bon sens de la nation anglaise, venant en aide au parti de
la paix, aurait pu amener un acconnnodement, car la guerre n'avait
pas un but déterminé; son gouverneuient même en la faisant n'en
avait point. Deux opinions dominaient dans son parti, toutes deux
belliqueuses, mais l'une volontairement, l'autre à regret. Les uns
combattaient la révolution pour la détruire, les autres ponr s'en dé-
fendre, et ne demandaient pas nueux que d'abandonner la France
à elle-même le jour oii ils le pourraient sans danger. Pitt se posait
dans un milieu assez indécis entre ces deux opinions. Il n'aurait
point voulu passer pour subjugué par la première : il craignait, en
suivant la seconde, dé tomber dans la politique un peu bourgeoise
qui sacrifie tout à la tranquillité du moment; il craignait surtout de
paraître céder à ses adversaires. La paix lui était demandée par les
mêmes hommes qui l'accusaient de fouler aux pieds la constitution
de son pays. Négocier pour la paix ou abandonner la place à Fox
semblait une seule et même chose, et Pitt trouvait une satisfaction
digne de sa fierté à tenir tête à l'orage et à gouverner dans la tempête.
Cependant il n'était point sourd au cri des intérêts en souflrance.
La prolongation d'une lutte dont le terme semblait reculer dans
l'obscurité, le naufrage des espérances et des combinaisons qui au
début promettaient une prompte réussite, l'état des finances, chaque
jour plus accablées par de nouveaux besoins, l'imprudence de se lais-
ser engager sans retour dans le champ illimité d'une guerre de prin-
cipes pour un parti qu'il trouvait plus chevaleresque que politique
et plus déclamateur encore que chevaleresque, cette défiance des
idées absolues, propre à tous les hommes de gouvernement, la
crainte de devenir le complice d'un enthousiasme quelconque, tout
lui laissait un fonds de perplexité, lors même qu'il montrait tous
les dehors d'une intrépide détermination. Il tenait à conserver l'ap-
pui de ce groupe respectable d'amis de l'humanité que M. Wil-
berforce sanctifiait par sa piété et illustrait par son éloquence. Là on
ne dissimulait pas un vif désir de la paix. Wilberforce l'exprimait
sans détour; il soutenait en l'amendant une motion pacifique de
Grey. Lui-même en 1795 il faisait dans ce sens une proposition
directe; il ne réussissait pas, mais cette idée restait comme un germe
que l'avenir pouvait développer. L'Angleterre cependant n'avait
jamais peut-être été plus agitée. La Société dite de Correspondance,
CHARLES FOX. 117
c'est-à-dire créée pour multiplier les clubs révolutionnaires, avait
tenu des meetings séditieux. Fox voyait bien tout le danger des ma-
nifestations démocratiques pour les intérêts mêmes de la liberté,
mais il n'en était que plus irrité quand ce danger se réalisait; c'était
lui qui la défendait, quand d'autres l'avaient compromise. Entre
l'audace des clubs et la violence du pouvoir exécutif, un plus timide,
ou si l'on veut un plus prudent, aurait essayé de se faire honneur
d'une innocente et stérile impartialité; mais il redoutait une lutte
directe entre la monarchie et la démocratie. Si la seconde, abandon-
née par l'opposition, était trop faible, la première triomphait sous
la forme du despotisme. Si la démocratie devenait la plus forte, ir-
ritée contre l'opposition, qui l'aurait délaissée, elle ne connaîtrait
aucun frein, et se porterait à des excès qui feraient regretter le des-
potisme. Il se décidait donc pour la conduite qui l'exposait le plus,
et il s'encourageait en citant des vers de l'Odyssée.
A l'époque où un bill contre les réunions séditieuses parut mena-
cer le droit d'association, le club whig s'assembla pour protester
sous la présidence du duc de Bedford. Fox présida dans Palace-
Yard une réunion plus populaire, où l'on vit figurer auprès du
duc de Bedford le comte de Derby, lord Lauderdale, lord Robert
Spencer, etc. Cet exemple fut suivi dans plusieurs villes importantes.
Au parlement. Fox avait prononcé les dernières paroles que dans les
luttes extrêmes autorise la liberté légale, déclarant que la question
de la résistance avait cessé d'être une question de moralité pour
n'être plus qu'une question de prudence. « On peut me dire, ajou-
tait-il, que ce sont là de violentes paroles, mais aux mesures vio-
lentes il faut de violentes paroles. Je ne me soumettrai pas au pou-
voir arbitraire tant qu'il me restera une alternative pour défendre
ma liberté. » Sommé d'expliquer cette déclaration, il dit que c'était
la doctrine qu'il avait apprise, non-seulement de Sidney et de Locke,
mais de sir George Savile et du dernier lord Chatham.
Néanmoins le parti révolutionnaire ne s'y trompait pas : il savait
bien que c'était pour sa défense et non pour sa victoire que com-
battaient des hommes tels que Fox. Aux élections générales qui
vinrent peu après, Fox rencontra pour compétiteur à Westminster
HorneTooke, qu'un impolitique procès pour haute trahison, terminé
par un acquittement, recommandait à l'enthousiasme démocratique.
On remarqua même que, devant les électeurs, en plein marché de
(.ovent-Garden, celui-ci futle plus écouté. Fox eut pourtant 5, 160 voix,
et Tooke n'en obtint que 2,819.
Cependant Pitt, voyant que la Prusse avait traité avec la répu-
blique française, que l'Autriche pouvait se décourager et que le
général Bonaparte était en Italie, crut à une chance réelle ou appa-
118 REVUE DES DEUX MONDES.
rente de négociation; il ne voulut pas, quelle qu'elle fût, l'avoir
négligée. Lord Grenville envoya un parlementaire à Calais, et bien-
tôt lord Malmesbury vint à Paris. Le directoire était un gouverne-
ment régulier, mais absurde; la crainte et la nécessité le rendaient
quelquefois prudent, mais jamais il n'était capable de concevoir
avec prévoyance, d'exécuter avec habileté, de poursuivre avec per-
sévérance. S'il avait eu cette capacité même à un degré médiocre,
si seulement la majorité eût changé dans son sein, une voix de plus
du côté de Garnot, et il n'est pas certain que le directoire n'eût pas
réussi. Je veux dire qu'il aurait rétabli peu à peu les conditions
élémentaires de l'ordre et de la liberté, subsisté pendant un temps
raisonnable au sein d'une société tranquille et malveillante, et péri
misérablement au moment peut-être où il aurait le plus mérité de
vivre. Mais de toutes les preuves.de sagesse, la plus difficile à don-
ner, c'était pour lui de s'abstenir d'insolence dans ses relations di-
plomatiques. La France sans doute avait droit d'être fière, et la fierté
ne lui avait pas mal réussi; la politique révolutionnaire n'a cepen-
dant jamais compris ni la fermeté ni la dignité sans la déclama-
tion. D'ailleurs le directoire ne souhaitait point en particulier la
paix avec la Grande-Bretagne; il l'aurait plus volontiers faite avec
l'Autriche, qui ne pouvait traiter qu'en lui abandonnant des pro-
vinces. Il nourrissait contre l'Angleterre tous les ressentimens et
tous les soupçons que la tribune avait accrédités, et, prenant au
mot la rhétorique révolutionnaire, il lui semblait, en négociant avec
le cabinet de Londres, pactiser avec des perfides et se livrer à des
traîtres. Sous l'empire de tels sentimens parés d'un langage à l'ave-
nant, il n'y avait pas de danger qu'on parvînt à s'entendre. Burke
eut satisfaction, la paix régicide ne se fit point.
Fox n'échappait pas aux méprises de toute opposition. Elle voit
le faible de son gouvernement, et toutes les fois qu'il est en rapport
avec l'étranger, elle suppose, s'il échoue, que c'est sa faute. Pitt
avait peut-être été sincère avec nous. Fox avait peine à croire qu'un
peu plus de bonne volonté ou d' habileté n'eût point arraché à la
France une paix si utile pour elle, et il était disposé à faire bon mar-
ché pour la contenter des intérêts de l'Europe monarchique. Il es-
saya encore une fois, mais en vain, de faire prononcer la chambre
sur les négociations qui avaient échoué, et reconnut plus que jamais
que son pays était lancé sur une pente où f obstacle des événemens
pouvait seul l'arrêter. C'était le temps de ces émeutes singuhères
qui s'élevèrent sur la flotte, de cette insurrection navale qu'on ap-
pela la république flottante. Le ministère se conduisit avec fermeté
et avec modération; tout se calma. Par malheur le gouvernement,
obhgé de déployer sa force, faisait chaque jour un pas de plus vers
CHARLES FOX. 119
le pouvoir arbitraire. Quand l'opposition s'en plaignait, on n'avait
plus la ressource de lui répondre comme autrefois : La France fait
pis; les crimes de la terreur avaient cessé. Et cependant l'agitation,
au fond assez vaine, de la démocratie anglaise continuait à dispenser
le pouvoir de compter avec l'opposition. Les chambres ne voulaient
rien entendre. Jamais Fox n'éprouva plus de découragement. Il trou-
vait la situation presque désespérée. Parmi les essais de Hume, il y
en a un où il examine comment doit mourir de sa belle mort le gou-
vernement anglais, et il conclut que le despotisme est Y euthanasie
d'une telle liberté. Fox croyait voir les symptômes de la fin prédite
par le philosophe sceptique. Il se dit qu'une opposition prolongée à
l'inconvénient d'être inutile pourrait ajouter le danger de décréditer
sa résistance, d'irriter encore les préventions du public. Cette consi-
dération, et sans doute aussi sa disposition personnelle, sa lassitude
d'une lutte stérile, le dégoût qu'inspire par moment l'injustice hu-
maine, une passion croissante pour le loisir et la retraite le décidè-
rent à se retirer de la vie active et à cesser de suivre les séances
du parlement. De 1798 à 1801, on ne trouve pas un discours de lui
dans les recueils. Cette sécession, comme l'appellent les Anglais après
les Romains, fut moins une tactique qu'un mouvement spontané. A
l'ouverture du parlement, en novembre 1797, les bancs de l'opposi-
tion furent laissés vides, et son absence fut blâmée, comme au reste
l'eût été sa présence. Fox n'a jamais prescrit aux whigs de s'abstenir
systématiquement, et il a toujours expliqué sa conduite par des mo-
tifs personnels. Il croyait avoir rempli sa tâche, et il cédait au goût
du repos. L'opposition cependant voulut montrer que pour ne plus
rien espérer du parlement, elle n'avait ni abjuré ses principes, ni
perdu son courage. Pour célébrer l'anniversaire de la naissance de
Fox, il y eut dans une taverne de Londres un grand banquet. Le duc
de Norfolk le présidait, et il porta ce toast : « Notre souverain, la
majesté du peuple ! » Horne Tooke prit la parole pour faire l'éloge
de Fox. C'était une de ces manifestations qui servent plus à tromper
l'opposition sur son impuissance qu'à émouvoir l'opinion ou à ébran-
ler le gouvernement. Pitt était d'avis qu'on dédaignât celle-ci. Du
moins eut-il soin de désapprouver, en la laissant prendre, la double
mesure par laquelle le duc de Norfolk perdit la lieutenance de son
comté, et Fox fut rayé de la liste du conseil privé. Il en résulta, peu
de temps après, un nouveau banquet au club whig, où Fox répéta
pour son compte le toast dont la cour s'était offensée (1).
Une nouvelle révolution avait livré la France à un gouvernement
(1) Mirabeau, attribuant à Chatham cette expression la majesté du peuple, dit que
ces mots sont la charte des nations. Voltaire les met dans la bouche de Shippen, membre
jacobite de l'oppositioa sous Walpole.
1-0 REVUE DES DEUX MONDES.
nouveau. Le consulat était aussi régulier qu'avait pu d'abord le
paraître le directoire, et tout autrement habile et sage. Il n'y avait
puissance en Europe qui ne dût s'honorer de traiter avec le négo-
ciateur de Leoben et de Campo-Forniio. Lui-même, qui du haut de
sa force et de sa gloire pouvait, sans s'abaisser, faire les avances, et
qui, en désirant la paix, ne risquait pas d'être soupçonné de craindre
la guerre, fit à l'Angleterre une ouverture brutalement accueillie.
A cette occasion, Fox reparut à la chambre des communes, et il in-
sista pour des négociations immédiates, mais il ne fit pas voter,
de peur d'engager le parlement contre le mouvement pacifique qui
commençait à se p]-ononcer. Une réunion nombreuse le constata par
les vœux qu'elle émit dans le common hall de la Cité de Londres.
Pitt méconnut l'importance du moment, et c'est une des grandes
fautes de sa vie. Si quelque chose pouvait faire suspecter le gouver-
nement anglais du machiavélique dessein d'arriver à je ne sais quel
but par la guerre à tout prix, ce serait le langage des ministres dans
le débat sur les propositions du premier consul; mais la conduite
subséquente prouve assez qu'il y eut tout simplement alors obstina-
tion, prévention, défaut de résolution et de sagacité, dirai-je le mot?
défaut d'esprit. C'est donc la restauration que l'on veut, disait Fox,
et Tierney fit un discours sur ce texte.
Mais Pitt était tout occupé d'un acte important, dont sans doute
il attendait beaucoup : il proposait la réunion de l'Irlande à la Grande-
Bretagne. Cette mesure, qui privait la première de son parlement et
de quelques institutions locales, semblait porter atteinte à son indé-
pendance, et ne pouvait être bien reçue qu'accompagnée d'amélio-
rations réelles et de concessions effectives. En prenant une tutèle
plus directe de l'Irlande, l'Angleterre s'engageait à l'élever à soi. On
sait qu'elle a si mal rempli cet engagement, qu'il y a quelques an-
nées le rappel de l'union était le leurre que le plus habile agitateur
offrit à une multitude opprimée. Fox semblait prévoir ce résultat.
Tout ce qui venait du pouvoir à cette époque lui paraissait fait à mau-
vaise intention. S'il était venu au parlement, il dit qu'il aurait com-
battu la réunion. Il resta chez lui et laissa passer une mesure qu'il ne
voulait pas approuver, qu'il ne pouvait empêcher. Cette conduite a
été blâmée avec raison. Je pense qu'il eût mieux fait d'accepter sous
condition; mais il croyait toute condition vaine, et craignait de con-
tribuer à étendre le champ d'un pouvoir tyrannique.
Un nouveau parlement, cette fols le parlement impérial des trois
royaumes, fut convoqué. Lorsqu'il s'assembla (janvier 1801), on
remarqua avec étonnement une tout autre absence que celle de
l'opposition : Pitt et Dundas ne se montrèrent plus. Que s'était-il
j^assé, et quels motifs pouvaient avoir dicté ce commencement de
CHARLES FOX. 121
retraite à un ministère qui ne semblait pas le moins du monde
ébranlé? On venait de traverser une année difficile. La disette avait
amené des émeutes, et la souffrance publique recrutait pour le parti
de la paix. Était-ce la nécessité d'une négociation avec la France
qui tout d'un coup décourageait les ministres? Se regardaient-ils
comme un obstacle à la paix? n'y voulaient-ils pas contribuer, ou se
croyaient-ils incapables de la conclure? On leur a souvent prêté
quelque pensée de ce genre, et l'on a écrit, surtout en France, que
Pitt, regardant la paix comme inévitable et précaire, n'avait pas
voulu y attacher son nom. Les événemens postérieurs ont tourné de
manière à autoriser cette conjecture, et lorsqu'on le vit deux ans
après ressaisir le pouvoir au moment où son pays reprenait les
armes, on a pu dire et ses admirateurs ont prétendu qu'il avait prévu
l'impossibilité de faire autre chose qu'une trêve avec le premier con-
sul. Ainsi il se serait réservé pour l'œuvre immense de cette guerre
de dix années qui ne finit qu'à Waterloo; mais cette manière de con-
cevoir sa politique se rapporte à ce personnage d'une grandeur un
peu fabuleuse que ses adversaires même ont fait de lui. Le vrai Pitt
n'avait point ces proportions odieuses et gigantesques; il n'était pas
le promoteur forcené de la guerre à tout prix. S'il se défiait de la
France, de sa révolution, de son chef, on sait aujourd'hui qu'il n'eût
été nullement fâché d'attacher son nom à la paix, surtout de se mon-
trer à son pays capable de saisir toutes les chances d'accommode-
ment. Sa conduite au commencement de 1801 s'explique par des
raisons plus modestes et plus honorables.
Il ne s'était jamais déclaré l'ennemi de la liberté religieuse. Les
droits des dissidens et par conséquent l'émancipation des catholi-
ques n'avaient rien de monstrueux à ses yeux. Sur cette question,
comme sur toutes celles qui n'intéressaient que la justice et l'huma-
nité, il prenait le beau côté; il parlait bien et ne concluait pas.
C'était beaucoup que d'avoir exercé dix-sept ans un pouvoir supé-
rieur à celui de Walpole et de Ghatham, et de n'avoir rien fait pour
les catholiques. Il jugeait le moment venu de faire quelque chose.
La réunion de l'Irlande ne pouvait pleinement réussir qu'à ce prix.
Il fallait qu'elle fût le début d'une politique réparatrice. « Point de
réunion sans émancipation ! » lui disait Canning, qui commençait à
prendre du crédit sur lui. Pitt avait toujours accompli la réunion
en attendant le reste. Lorsque, d'accord avec Grenville, Dimdas et
Windham, il voulut faire un pas de plus et rédiger dans cette vue le
programme de la session, il fut arrêté net par le roi. George III ne
voulait entendre à rien quand il s'agissait des catholiques; il alléguait
le serment de son sacre qui le liait aux lois d'intolérance. Si un
ministre lui représentait qu'il s'était engagé à faire exécuter les lois
existantes, non à les maintenir par le veto contre le vœu des cham-
122 REVUE DES DEUX MONDES.
bres et du pays, « trêve à votre métaphysique écossaise, monsieur
Dundas! » répondait-il. Pitt lui écrivit pour lui soumettre une dernière
fois la question : la réponse fut négative, et l'orateur de la chambre
des communes fut appelé à composer un cabinet.
M. Addington, connu depuis sous le nom de lord Sidmouth, était
un de ces hommes modérés en tout, même en talens, que le monde
honore au second rang et dédaigne au premier. La circonstance qui
l'appelait au pouvoir l'obligeait à composer son ministère dans le
parti de la cour; il devait même se montrer moins libéral dans ses
vues spéculatives que son altier prédécesseur, mais plus conciliant
dans sa conduite, étant plus faible et libre des engagemens d'une
lutte irritante avec l'opposition. La question des catholiques n'avait
pas été publiquement posée. L'opinion n'y songeait pas; le parle-
ment l'aurait probablement résolue comme le roi. 11 n'y avait donc
pas de querelle à chercher au ministère sur ce point, et, formé sous
l'influence des nouvelles dispositions de l'Angleterre et de la France,
il se présentait naturellement comme le négociateui- de la paix, de
cette paix à laquelle Pitt ne s'opj)Osait plus et que Fox avait sans
relâche invoquée.
Telle est la vanité de nos desseins, que leur succès même dément
quelquefois la pensée qui les a inspirés ou semble la compensation
de nos fautes. Malgré d'immenses sacrifices, la guerre n'avait en rien
diminué l'Angleterre, et pourtant elle avait mal réussi. Le sang-
froid, la fermeté, la persévérance, l'habileté du grand administra-
teur avaient élevé Pitt très haut dans l'opinion de ses concitoyens,
et cependant il avait échoué dans tout ce qu'il s'était proposé. La
guerre s'était prolongée contre son attente; avec le désir de la ter-
miner, il n'en avait pas su trouver l'occasion. Plus inquiet encore
de l'agrandissement de la France que de sa révolution, il avait
voulu anéantir ou du moins réprimer l'une et l'autre, et la révolu-
tion, se transformant sans cesse, avait enfin pris la forme d'un pou-
voir énergique et brillant qui se fondait sur la gloire, comportait la
stabilité, et semblait fait pour organiser et illustrer une société nou-
velle. En refusant de le reconnaître à sa naissance, Pitt avait donné
à Bonaparte le temps d'ajouter à ses victoires la bataille de Marengo.
La France allait jusqu'au Rhin; elle dominait l'Italie. Le continent
était soumis ou captivé. L'Angleterre, la moins intéressée des puis-
sances à la guerre contre-révolutionnaire, finissait par rester seule à
la soutenir. Au moment où s'ouvraient les négociations, phant sous
le faix des impôts, elle luttait contre la disette et le désordre. Pitt,
sortant du pouvoir, avait beau donner à sa retraite un motif hono-
rable et parfaitement indépendant de ces circonstances : il semblait
qu'il dût se retirer sous le coup de ses revers et frappé sans retour
par la réprobation publique. C'eût été ingratitude, mais non pas in-
CHARLES FOX. 123
justice; l'Angleterre ne fut pas même ingrate. 11 avait le cœur bien
anglais; il avait servi son pays avec dévouement et montré les qua-
lités d'un homme né pour commander. Tant de désintéressement uni
à tant d'ambition, tant d'habileté au milieu de tant de fautes, sa
modération personnelle dans la pratique d'un système absolu et
d'une politique extrême, le faisaient considérer comme un homme
d'état de premier ordre. Nul d'ailleurs ne savait mieux ménager sa
position, conduire son parti, diriger une assemblée. Rien ne coûtait
à cet homme d'une vie simple et d'un caractère sans tache pour ga-
gner ou satisfaire jusqu'aux vils intérêts qui se cachent au sein des
majorités de gouvernement. Le préjugé patriotique et le préjugé
contre-révolutionnaire donnaient aux classes de la société qui l'a-
vaient soutenu tous les caractères d'un parti. On avait porté dans la
guerre encore plus de passion que de calcul. On ne voulait point que
le clief qu'on avait suivi eût tort, ne voulant point avoir eu tort soi-
même, et l'orgueil du pays se portait solidaire du sien. Jamais sur-
tout on n'eût consenti, par l'abandon du passé, à donner raison à
cette opposition bruyante, offensante, qui d'ailleurs, avec une vue
plus juste des choses prises dans leur généralité, s'était sans cesse
trompée dans le détail et compromise par une impuissante agitation.
L'Angleterre, après tout, n'avait rien perdu à la guerre. Seule peut-
être en Europe, après la France, elle en sortait plus grande. Son
empire de l'Inde était complété et assuré. Elle avait conquis assez de
colonies pour garder les plus précieuses en lâchant celles qui de-
vaient être la rançon de la paix. Son commerce maritime s'était dé-
veloppé à l'exclusion de celui de toutes les autres nations, et comme
à l'époque de la guerre de la succession, les opérations financières
avaient imprimé aux affaires intérieures un mouvement singulier,
qui augmentait en réalité, et encore plus en apparence, la richesse
nationale. Bien donc que la paix fût désirée par l'opinion, bien
qu'elle fût accueillie par des démonstrations inusitées de la joie
populaire, à tel point que les gens de Londres traînèrent jusqu'au
Foreign-Office la voiture de l' aide-de-camp du premier consul qui
apportait la ratification des préliminaires, il eût été impossible de
faire regarder au. parlement et au public ce moment comme une
occasion de condamner la politique des dix-sept dernières années
et de proclamer un changement de système. Fox du moins ne l'es-
saya pas. Son ambition était visiblement amortie; ses convictions
étaient aussi fortes, son ardeur moindre que par le passé. Ses facul-
tés et ses talens étaient les mêmes, mais l'âge et l'expérience, les
variations de ses ennemis, l'indocilité des partis, tant de mécomptes
et d'échecs lorsqu'il n'avait pas un doute sur la vérité de ses prin-
cipes et la loyauté de ses intentions, enfin un goût excessif peut-
être, si en ce genre l'excès est possible, pour l'étude et la retraite.
124 REVUE DES DEUX MONDES.
l'avaient peu à peu désaccoutumé et presque découragé d'une par-
ticipation active aux affaires publiques. Lord HoUand dit qu'il l'a vu
chagrin jusqu'aux larmes d'être obligé de quitter Sainte-Anne pour
aller au parlement. Il ne croyait plus au succès. 11 se défiait des
hommes. Les institutions de son pays n'avaient pas rendu tout ce
qu'il en attendait; il craignait qu'elles ne fussent sans retour faus-
sées, énervées. Il pensait toujours à Y euthanasie de Hume. Quand
on lui demandait d'expliquer ce qui se passait, il répondait par ces
vers de Dante :
Vuolsi cosi cola dove si puote
Ciô che si vuole, e più non dimandare.
La dernière crise ministérielle avait montré en effet toute la puis-
sance personnelle du roi. Fox ne pouvait regretter Pitt. « C'était un
mauvais ministre, écrit-il à Grey; il est dehors, je suis content. »
Il se flattait même que ce serait une occasion de montrer aux plus
prévenus jusqu'où peut conduire une politique de courtisans. « La
beauté d'un gouvernement vraiment royal va apparaître dans tout
son éclat, » disait-il dans la même lettre. Toutefois il doutait s'il de-
vait attaquer ou ménager le nouveau cabinet. Il craignait un piège,
tant il le trouvait faible ! Dans le doute, il se montrait peu et venait
rarement à la chambre. Blessé des injustices de l'opinion, il se disait
que sa personne nuisait peut-être à sa cause, et que pour la servir
il fallait des ménagemens et des concessions dont il ne se sentait pas
capable. En cas de changement, il avait dès longtemps mis en avant
l'idée d'un ministère whig où il ne serait pas. Je ne suis pas, disait-il
en français avec un peu d'ironie, à la hauteur des circonstances.
Cependant la santé du roi oscillait entre la raison et la démence.
Des chances nouvelles pouvaient s'ouvrir. Le prince de Galles n'avait
point rompu avec l'opposition; mais tout à coup il venait de se pro-
noncer contre l'émancipation des catholiques, probablement parce
que Pitt s'y était montré favorable. La confiance du prince allait à
Sheridan, qui n'avait pas celle de Fox, et l'opposition n'était pas
d'accord. Sheridan, Tierney, Erskine, à qui son éminent talent
d'avocat avait fait un grand rôle dans les procès politiques, étaient
d'avis d'attirer le ministère en se rapprochant de lui, et le second
finit même par accepter le titre de trésorier de la marine. Grey et
lord Holland pensaient que, sans s'occuper des ministres, il fallait
aller de l'avant, et poser des questions qui tôt ou tard diviseraient
la majorité. Du côté de Pitt, on n'était pas plus unanime. Mécon-
tent du roi, qu'il avait mécontenté, il ne voulait point le pousser à
bout, et il épargnait ses successeurs; mais ses amis étaient moins
patiens. Grenville avait un parti, et Windham ne se séparait pas de
lui; tous deux, en attaquant la paix, tendaient sur la politique inté-
CHARLES FOX. 125
rieure à se rapprocher de l'opposition. Canning dans toute la verve
d'un esprit vif et d'une jeune ambition, Leveson Gower, cet homme ai-
mable et éclairé qui, devenu lord Granville, a laissé en France comme
ambassadeur un nom si respecté, cherchaient partout des alliances
pour ouvrir immédiatement les hostilités contre le cabinet. Les oppo-
sitions tendent toujours à se coaliser. La diversité des moyens d'agres-
sion n'est pas infinie, et la communauté des aversions amène le con-
cert des attaques. Burke n'était plus là pour élever des barrières entre
les partis; la république française n'était plus un club armé pour la
propagande démocratique. Lord Fitzwilliam avait depuis longtemps
renoué avec Fox les liens d'une véritable amitié. Windham et Thomas
Grenville étaient d'anciens whigs que la terreur de 1793 avait seule
détachés de lui. Lord Grenville montrait le goût de sa race pour les
combinaisons de tiers -parti. Dundas, devenu lord Melville, en se
ménageant avec Pitt, passait pour pressé de remonter au pouvoir.
Un homme moins expérimenté que Fox, d'un caractère moins sin-
cère, d'un attachement moins pur aux principes, aurait pu se laisser
séduire à tant de chances spécieuses de changer par une coalition
subite la situation respective des partis. Il vit de plus haut et jugea
plus froidement. D'abord il eût regardé comme une trahison de s'unir
à la nouvelle opposition pour décrier la paix. Il n'était pas insensible,
il le dit lui-même, à \a. puissance alarmante que cette paix reconnais-
sait à la France; mais le temps d'arrêter les progrès de la France était
passé. La paix lui assurait toutes ses conquêtes, et en dernière ana-
lyse elle ne laissait à l'Angleterre que Ceylan et la Trinité. Moins elle
était glorieuse cependant, plus on devait la pardonner au ministère,
puisqu'il ne faisait que recueilhr les tristes fruits de l'administration
précédente.
« D'ailleurs, ajoutait Fox, le sentiment de l'humiliation dans le gou-
vernement se perdra dans l'extrême popularité de la mesure. Jamais
joie ne fut plus universelle et moins feinte, et ce coquin de peuple (1)
est ivre de joie de recevoir des ministres ce qui, s'il avait osé le de-
mander, n'aurait pu lui être refusé à presque aucune époque de la
guerre. Le triomphe de Bonaparte est complet en effet; mais puis-
qu'il ne doit pas y avoir de liberté politique dans le monde, je crois
réellement qu'il est l'homme le plus fait pour être le maître. » Il
s'exprimait ainsi dans ses lettres particulières; mais il se hâta de
professer en public une approbation qui était d'accord avec sa con-
stante politique, donnant ainsi sur cette grande question le mot
d'ordre à son parti. Pitt se crut obligé d'approuver également, tout
en exprimant quelque regret. Grenville et Windham blâmèrent
(1) « Tliis rascally people. »
126 REVUE DES DEUX MONDES.
ouvertement. Cette situation rapprochait les whigs du ministère;
mais Fox ne voulait pas aller plus loin : il repoussait l'intrigue, il
se refusait à l'espérance. On venait de donner la pairie au père de
Grey, qui après Fox tenait déjà la première place dans l'opposition.
Ce fut une vive contrariété pour ce jeune homme d'état, fils tendre
et respectueux, mais qui avait d'autres vues et une autre ambition.
(( C'est un événement contrariant sans doute, lui écrit Fox; mais,
suivant mes notions, la constitution de ce pays décline si rapidement,
que la chambre des communes a en grande partie cessé et cessera
bientôt tout à fait d'être un lieu de grande importance. Le tout s'en
va, s'il ne s'en est allé. . . Le seul rayon d'espoir que j'aperçoive vient
de la cour, lorsqu'elle passera en d'autres mains, et la cour, à part
même l'odieuse considération de certains caractères, est un misérable
fondement pour bâtir un système de réforme et de liberté. Cependant,
si cette occasion se présente, nous devons au pays de ne pas la
négliger, et le cas échéant, vous manqueriez réellement dans la
chambre des communes. Au total, je considère que la probabilité de
vous voir obligé de la quitter dans un certain temps est de moindre
conséquence qu'elle n'eût été aux jours d'autrefois. » Ainsi jugeait
ce grand esprit et ce noble cœur de la constitution de l'Angleterre,
il y a un demi-siècle. Que de tels découragemens nous rassurent!
Un jour peut-être on s'étonnera du nôtre.
Il était dans cette triste disposition d'âme, lorsque la mort lui
enleva un de ses amis les plus fidèles. John, cinquième duc de Bed-
ford, mourut le 2 mars 1802. Il avait été le plus constant et le plus
hardi de ces pairs du royaume qui, en face de la convention nationale
et de ses fureurs, ne désertèrent pas la cause de la liberté et s'obsti-
nèrent à croire que les nations avaient des droits, espèces d'hommes
inintelligibles en Allemagne, et que même en France on prend pour
des grands seigneurs qui s'amusent.
Rarus enim ferme sensus commuuis in illa
Fortuna...
C'est Fox qui cita ce vers en prononçant son éloge. A la demande
des Russell et de son parti, il s'était en effet chargé de proposer la
convocation des électeurs de Tavistock, représentés jusque-là par le
nouveau duc de Bedford, afin d'avoir occasion de rendre un solen-
nel hommage à l'ami qu'il avait perdu. Cette sorte d'oraison funèbre
a été conservée, et elle n'est pas indigne du grand orateur. C'est le
seul discours qu'il ait écrit. On voit dans ses lettres combien lui
coûtait ce travail, et quelles peines il prit, que de conseils il de-
manda pour donner à cette petite composition la perfection qui
cherchait en toutes choses.
CHARLES FOX. . 127
III.
Dans le courant de l'été, après des élections un peu moins défa-
vorables aux whigs que les précédentes, Fox, réélu à Westminster,
fit un voyage en France avec M'"* Fox, qu'il fit alors reconnaître sous
son nom. On peut croire que la curiosité de voir la France telle que
la révolution l'avait laite et ce premier consul que la révolution avait
fait aussi entrait pour beaucoup dans les motifs du voyage; cepen-
dant le but principal était de cbercher dans les archives françaises
les pièces relatives aux rapports de Louis XIV avec les Stuarts et tous
les documens qui pouvaient aider fécrivain à compléter son histoire
commencée. On possède au reste un récit détaillé de cette course
sur le continent. Un secrétaire irlandais, qui accompagnait Fox, a
écrit avec un enthousiasme vrai et une naïveté déclamatoire des
mémoires sur les dernières années de sa vie, où il ne raconte guère
que son voyage et sa mort (1). A l'aide de ce récit abrégé des neuf
dixièmes, on pourrait rédiger l'itinéraire que voici :
On était parti de Saint-Ann's hill le 29 juillet 1802. M. Saint-John,
depuis lord Saint-John, était du voyage avec le secrétaire Trotter. La
compagnie débarqua à Calais, et prit la route de Lille pour se rendre
en Belgique. En traversant les campagnes riches, mais monotones,
de la Flandre, on lisait pour s'égayer Joseph Andrews, et Fox par-
donnait à Fielding sa vulgarité en faveur de sa vérité. A Calais, à
Lille, partout , il était accueilli avec empressement ; les autorités
et le peuple le fêtaient comme un ami de la France. Quand il tra-
versa ces belles villes de Gand et d'Anvers, où manquait leur plus
bel ornement, les tableaux de Rubens, ces grandes cités hollandaises,
où il ne trouvait plus de maison d'Orange, mais des garnisons fran-
çaises, il ne put sans surprise et même sans tristesse songer qu'il
était encore dans le rayon de notre domination , et contempler les
résultats de la politique qu'il avait combattue au péril de son repos et
de sa renommée. Il se faisait lire alors le huitième et le neuvième livre
de l'Enéide. Charmé de la mélancolie qu'il admirait comme le trait
distinctif de Virgile, il répétait avec émotion les beaux vers d'Evandre
priant pour la vie de son fils, ou de la mère d'Euryale pleurant sur
la mort du sien. 11 traversa en touriste les lieux célèbres de la Hol-
lande , La Haye , Leyde , Amsterdam , Rotterdam , et il arriva à
Bruxelles, où il termina la lecture de l'Enéide, non sans s'être ému,
avec le plus sensible des poètes, à la mort de Pallas et de Lausus.
Pour entrer en France, il quitta Virgile et revint à Fielding ; Tom
(1) Memoirs of the lutter ijears of the R. H. C. J. Fox, by J. B. Trotter, 3^ édition,
Londres, 1811.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
Joncs remplaça Joseph Andrews. Il avait la passion des romans,
pourvu qu'ils peignissent la nature vraie comme Tom Jones., ou le
monde de l'imaginatiou comme les Mille et Une Nuits. Il aimait à
mêler la prose et la poésie, et rArioste remplaça Virgile. Quelque-
fois il comparait l'Arioste à Homère, auquel pourtant il n'égalait
rien. Il disait que, s'il vivait, il voulait voir Constantinople, seule-
ment pour faire le voyage de l'Odyssée.
Tout en lisant et en causant, tout en voyant les musées des villes
et en s'enquérant des choses de l'agiiculture. Fox arriva à Paris et
descendit à l'hôtel de RicheUeu, qui était, dit-on, celui du trop cé-
lèbre maréchal, hôtel garni maintenant. L'air de contentement et
de prospérité qui l'avait frappé depuis qu'il était en France lui parut
à Paris plus saillant encore. Sa première visite fut pour le Théâtre-
Français. On donnait Andromaque. 11 admirait beaucoup Racine. II
écrivait une fois à lord Holland : « Je n'ai pas lu la Vie de Chaucer
par Godwin, mais je l'ai regardée. Je remarque qu'il trouve l'occa-
sion de montrer sa stupidité en n'admirant pas Racine. Cela me met
dans une vraie colère.
Je veux contre eux faire un jour un gros livre,
comme dit Voltaire. Même Dryden, qui parle avec un respect con-
venable de Corneille et de Molière, vilipende Racine. Si jamais je
pubhe mon édition de ses œuvres, je lui en donnerai pour cela, vous
y pouvez compter. »
On devine que le Théâtre -Français dut lui plaire; il était alors
très florissant. Une actrice à ses débuts passionnait fort le public. Fox
l'entendit souvent, surtout dans Phèdre; c'était une de ses tragédies
favorites. Il la mettait au même rang que la Phèdre d'Euripide,
quoiqu'il préférât Euripide aux autres tragiques grecs. «C'est mon
goût, quoique je ne sois pas sûr de n'être pas taxé d'hérésie. Il me
paraît avoir plus de facilité et de naturel que Sophocle, qui certai-
nement est plus achevé et plus exempt de grands défauts. » Quant au
Théâtre-Français de 1802, voici comme il se résumait à son retour :
« J'ai revu M"* Duchesnois dans Phèdre , juste au moment de quitter
Paris, et je l'ai trouvée beaucoup meilleure, quoique toujours iné-
gale. Je l'ai vue aussi dans Roxane de Bajozet, je regarde que c'est
de beaucoup son meilleur rôle. J'ai vu Lafond une ou deux fois, et
je l'aime mieux que Talma. Dans Tancrède, je le trouve vraiment
très bon, spécialement dans la bonne partie de Tancrède, qui est le
troisième acte, et peut-être cet acte seulement (1). »
La première fois qu'il vit jouer Phèdre, il fut reconnu. Son nom
passa aussitôt de bouche en bouche. Tout le monde se leva, et les
(1) Lettres à Trotter, iv et xiu; à lord Holland, Mémoires, t. III, p. 205.
CHARLES FOX. 129
applaudissemens furent universels. Son embarras était extrême en
l'ecevant un témoignage de bienveillance auquel il ne pouvait ré-
pondre. Le premier consul assistait à la représentation, et Fox le vit
ce soir-là pour la première fois.
Dans ses voyages en Italie, il avait formé son goût pour les arts,
et rien ne l'attira plus que le musée du Louvre, alors si magnifique-
ment enrichi par nos conquêtes. A peine y fut-il entré, que son admi-
ration tint du transport. Il y retourna souvent, et chaque fois son
plaisir était plus vif et mieux senti. Il ne tarissait pas en réflexions
justes et délicates. Dans une collection qui réunissait alors la Trans-
jiguralion de Raphaël, le Saint Pierre de Titien, Y Anliope du Cor-
rège, la Descente de Croix de Rubens, il préférait le Saint Jérôme du
Dominiquin. Il revenait souvent devant ce chef-d'œuvre, s'arrêtait
longtemps aie contempler, et commentait avec éloquence les beau-
tés toujours nouvelles qu'il y découvrait chaque fois.
Il ne tiendrait qu'à nous de le suivre à Versailles, à Tiianon, à
Saint-Gloud, même à l'Opéra et à Tivoli. Comme tous les hommes
d'imagination, il voyageait pour son plaisir, et non pour celui de sa
vanité. Plusieurs amis l'avaient rejoint, lord. Robert Spencer, lord
Holland, le général Fitzpatrick, sir Robert Adair, et on le voit plus
empressé dans les premiers jours de visiter avec eux tout ce qui pi-
<|uait sa curiosité ou charmait son goût que d'aller dans un monde
nouveau chercher les hommages et se donner en spectacle. Il paraît
même s'être fait admettre aux archives des aflaires étrangères, ce
qui était le principal objet de son voyage, avant d'avoir eu des rela-
tions directes avec les membres du gouvernement. Cependant il
devait remercier M. de Talleyrand. Il le connaissait d'ailleurs, et il
parut à l'une des soirées élégamment officielles de sa maison de
campagne de Neuilly. On a toujours trouvé que M. de Talleyrand
avait au plus haut degré l'air d'un grand seigneur. Ce ne fut jamais
plus vrai qu'au temps où il était ministre de la république française;
il tranchait par le contraste. Dans ce salon, où se pressaient tout ce
que la France et l'Europe offraient de plus brillant, tout ce qui restait
de l'ancien régime, tout ce qui s'élevait du nouveau. Fox rencontrait
des hommes dont le nom n'est pas oublié, le marquis Lucchesini, le
comte Markof, le marquis de Gallo, le chevalier d'Azara, M. Livings-
ton, « le plus agréable Américain avec qui il ait jamais causé. »
M. d'Azara s'approcha de lui, et lui montrant toute la compagnie :
« Que pensez-vous de tout ceci? lui dit-il. — C'est un temps d'éton-
nement, répondit Fox. J'entends dire que la Vénus de Médicis est en
route. Que verrons-nous après cela? »
Cette soirée était la veille du jour où il devait aller au lever du
premier consul. Le lendemain, il retrouva le môme monde au palais
TOME I, 9
130 REVUE DES DEUX MONDES.
des Tuileries, dans le salon des ambassadeurs, et de plus le cardi-
nal Caprara. M. Merry, chargé des aiïaires de l'Angleterre, en at-
tendant lord Whitworth, devait ce jour-là présenter Fox et Erskine.
Quand tout le corps diplomatique fut réuni, on vint prévenir le légat
que le premier consul était prêt, et tout ce cortège se rendit dans
une salle qui devait être celle du trône. On trouva le clief de l'état
revêtu de ce lourd costume rouge oublié de l'histoire, ayant auprès
de lui les deux consuls, les ministres et tout un brillant état-major.
On forma le cercle, et le généi'al Bonaparte en passa pour ainsi dire
la revue. Il commença par l'ambassadeur d'Espagne, vint au ministre
d'Amérique, avec lequel il s'entretint assez longtemps. Son aisance
et sa simplicité étaient parfaites. Quand il arriva devant M. Merry,
celui-ci lui présenta plusieurs Anglais, et dès qu'il lui nomma M. Fox,
le consul fit un mouvement très marqué, et lui dit avec son accent
rapide : « Ah ! monsieur Fox, j'ai appris avec plaisir votre arrivée.
Je désirais beaucoup vous voir. Il y a longtemps que j'admire en vous
l'orateur et l'ami de son pays, celui qui, en élevant constamment la
voix pour la paix, consultait les plus vrais intérêts de sa-patrie, ceux
de l'Europe, ceux de la race humaine. Les deux grandes nations de
l'Europe veulent la paix. Elles n'ont rien à redouter; elles doivent se
comprendre et s'estimer l'une l'autre. En vou^ monsieur Fox, je
vois avec beaucoup de satisfaction le grand homme d'état qui a con-
seillé la paix, parce que la guerre n'avait pas un juste objet, qui a
vu l'Europe désolée sans raison, et qui a lutté pour le soulagement
des peuples. » Telles sont les paroles que rapporte un témoin de
l'entrevue, et il ajoute : « M. Fox dit peu de chose ou plutôt rien.
A un compliment directement adressé, il a toujours trouvé une
invincible répugnance à répondre. Il ne prononça pas un mot d'ad-
miration ou d'éloge pour le grand et extraordinaire personnage qui
lui parlait. Un petit nombre de questions et de réponses relatives à
son voyage termina l'entretien. » Après Fox, on présenta Erskine.
Son nom ne rappelait rien au premier consul. L'Anglais paraissait
tout surpris. <( Parle-t-il français? » demandait tout bas et vivement
M. de Talleyrand. M. Merry glissa à la hâte quelques mots, et Bona-
parte, les saisissant au passage, dit à Erskine avec une grande indif-
férence : « Vous êtes légiste ? » La question attéra le grand avocat,
qui ne sut que dire, et le consul passa à un autre. Après avoir dit un
mot à chacun, il fit une seconde fois le tour du cercle, adressant la
parole tantôt à l'un, tantôt à l'autre, puis, se replaçant entre les deux
consuls, il fit un léger salut. A ce signal, la compagnie se retira.
Le jour de cette réception, on alla dîner chez Robert (je dédie ce
détail aux hommes de ce temps). Le célèbre acteur Kemble était du
dîner donné par lord Robert Spencer. Un des jours suivans, Fox était
CHARLES FOX. 131
invité à Neuilly. 11 y dina avec le duc d'Uzès et M. Rœderer, il y vit
l'abbé Gasti et un prince de Saxe-Weimar, car c'est chez M. de Tal-
leyrand que se faisait l'exhibition la plus complète et la plus variée
des curiosités de cette époque singulière. En sortant, Fox se rendit
à la soirée de M"^ Bonaparte, et fut enchanté de sa bonne grâce.
Elle aimait les fleurs, et elle avait de belles serres k la Malmaison.
Ce fut pour lui une occasion de penser à ses fleurs de Sainte-Anne,
et un sujet de conversation tout trouvé, dont il se saisit avec em-
pressement. La soirée d'ailleurs lui parut froide, et le premier consul
n'y avait fait qu'une apparition.
Rien n'était plus à la mode alors qu'une maison de campagne à
Clichy, où demeurait une personne d'une beauté célèbre, et qui est
parvenue à surpasser le charme de sa personne par le charme de
son caractère. M"'*^ Récamier y donna à déjeuner à Fox avec le géné-
ral Moreau. Fox s'intéressait à tout, sauf à l'art de la guerre. En
Flandre, il ne voulait pas regarder les fortifications. Il essaya d'en-
tretenir le général de Louis XIV et de son histoire. Le vainqueur de
Hohenlinden ne répondit rien, et ne parut pas y entendre grand'-
chose. Après déjeuner, il parla de l'armée, il parla bien, et l'on trouva
dans son langage plus de liberté que de prudence.
Le 18 septembre, le jour de l'an du calendrier républicain, devait
être précédé de cinq jours de fête : c'étaient les cinq jours complé-
mentaires. Il y eut de brillantes réunions. L'exposition de l'industrie
nationale s'ouvrit le cinquième jour. Le premier consul y vint; il y
trouva Fox accompagné de ses amis, et le garda près de lui quelque
temps. Suivant une anecdote de l'histoire industrielle, la plus grande
admiration de Fox fut pour les couteaux à bon marché de Thiers et
les montres d'argent de Besançon. Voici une autre anecdote que
M. Thiers a jugée digne de l'histoire, et qu'il vaut mieux lui laisser
raconter. « Il y avait dans une des salles du Louvre un globe ter-
restre, fort grand, fort beau, destiné au premier consul et artiste-
ment construit. Un des personnages qui suivaient le premier con-
sul, faisant tourner ce globe et posant la main sur l'Angleterre, dit
assez maladroitement que l'Angleterre occupait bien peu de place
sur la carte du monde. — Oui, s'écria M. Fox avec vivacité, oui,
c'est dans cette île si petite que naissent les Anglais, et c'est dans
cette île qu'ils veulent tous mourir! Mais, ajouta-t-il en étendant les
bras autour des deux océans et des deux Indes, inais, pendant leur
vie, ils remplissent ce globe entier et l'embrassent de leur puis-
sance. — Le premier consul applaudit à cette réponse pleine de fierté
et d' à-propos. »
Le 23 septembre, il y eut grand lever aux Tuileries. Fox y parut,
et tout se passa comme la première fois. On remarqua que le pre-
mier consul ne fut pas plus heureux à reconnaître Erskine, ou plutôt
132 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est Erskine qui ne fut ])as plus heureux. L'usage était d'inviter à
dîner pour le jour de cette réception ceux qui avaient été présentés
à une réception précédente. Fox dîna donc au palais. Le premier
consul causa beaucoup, et après le dîner, qui fut fort court, un
petit nombre de personnes furent engagées à le suivre dans les
appartemens de M"'" Bonaparte. S'il faut en croire les personnes qui
virent Fox à son retour des Tuileries, il revint plus amusé de sa
soirée que frappé du génie de son illustre interlocuteur. Le maître
de la France lui avait paru un peu enivré de sa fortune, mais sincère
dans son désir de maintenir la paix. Il s'était même donné dans la
conversation le divertissement de reprendre la thèse de l'abbé de
Saint-Pierre : « Il n'y a au fond, dit-il, que deux nations; l'une
habite l'Orient, l'autre l'Occident. Anglais, Français, Allemands,
sont de même race. Toute guerre est une guerre civile. » C'est dans
cet entretien que, le consul ayant accusé des collègues de Pitt, et
nommément Windham, d'avoir trempé dans quelque complot contre
sa vie. Fox les disculpa avec chaleur et n'omit rien pour dissiper
de si tristes soupçons.
La conversation de l'empereur était incomparable : c'est le témoi-
gnage de tous ceux qui l'ont approché en étant capables d'en juger.
Cependant, quoiqu'il ne parlât pas sans calcul, il parlait sans beau-
coup de choix. Aucun homme n'a plus tiré parti de ses dons naturels
et n'a plus cherché l'effet tout en se laissant aller. Cet air d'abandon
dans une position souveraine était un attrait de plus; mais, en im-
provisant beaucoup, il pouvait ne pas toujours tomber sur les pensées
les plus propres à donner de son esprit la plus haute et par consé-
quent la plus juste idée. D'ailleurs on a beau être Napoléon, on ne
connaît pas tous les hommes, et j'ajouterai que, de toute la nature
humaine, la nature anglaise n'est pas celle qu'il a le mieux comprise.
Aucun de ses jugemens sur les Anglais n'est fort remarquable, et,
dans la paix comme dans la guerre, il leur a rarement tenu le lan-
gage le mieux adapté à l'effet qu'il voulait produire. Sa simplicité
dans les relations ordinaires, sa gravité dans les relations officielles,
leur convenaient; mais, quand il s'animait, il s'animait trop pour eux,
et le ton inégal de son discours, tour à tour familier et théâtral, ce
mélange d'imagination et de passion qui entrecroisait les traits bril-
lans et les mauvaises raisons, n'allaient pas toujours à leur ma-
nière positive et pratique de concevoir les choses. Ils disent encore
aujourd'hui, en admirant beaucoup lord Chatham, que sa façon de
penser et de parler était peu anglaise. Il y a entre le génie et le sens
commun une lutte secrète dans laquelle le sens commun n'a pas tou-
jours raison. Les Anglais, tant que Napoléon a vécu, ont trouvé que
le génie avait tort.
Cependant il plut à Fox; il avait la sincérité de la conversation,
CHARLES FOX. 133
c'est-à-dire qu'il parlait avec une émolion vraie, tout en se propo-
sant un but, et Fox, sans se croire l'objet d'une confiance particu-
lière, fut touché d'un abandon qui dans le moment n'avait rien de
joué. Si peu de secret avec de si grands desseins, rien ne saurait
captiver autant. Fox revint d'Angleterre confiant dans les intentions
de Bonaparte sans l'être tout à fait autant dans son caractère, mais
n'ayant pas évidemment pénétré la nature de son esprit. Quant à
son gouvernement, il faut se rappeler que les formes militaires
n'avaient rien qui fût du goût du libéral orateur, et que pour les
Anglais de ce temps la revue d'un corps d'armée dans le Carrousel
était une chose presque choquante. Puis une fois Fox était entré au
tribunal, et il y avait entendu un secrétaire lire la liste des ouvrages
dont il était fait hommage à la nation. La séance n'avait rien eu de
plus important.
Un jour qu'il travaillait aux affaires étrangères, la porte du cabi-
net s'ouvrit, et son secrétaire vit entrer une personne inconnue dont
les traits respiraient une douce émotion. Fox parut également ému,
et tous d'eux s'embrassèrent. C'était M. de Lafayette qui venait re-
mercier son éloquent défenseur, et le prier de passer quelques jours
à Lagrange, au sein de sa famille, avec le général Fitzpatrick. Je
n'ose recueillir dans les livres qui sont sous mes yeux les souvenirs
des jours que passa Fox auprès des prisonnières d'Olmiitz. Ceux qui
ont vu Lagrange se rappellent peut-être le lierre qui d'une tourelle
à l'autre va recouvrant d'une verdure épaisse l'ancienne porte forti-
fiée. C'est Fox qui a planté ce lierre.
Ce que M. de Lafayette a dit de cette visite de Fox n'est pas sans
intérêt pour notre récit.
« La paix d'Amiens amena un grand nombre d'Anglais. « Ils s'en iront
tous mécontens, me dit l'ambassadeur Livingston; les uns avaient cru trou-
ver la France inculte, ils la voient florissante; les autres espéraient y voir-
des traces de liberté; tous ont été désappointés. » Je me trouvai à Chavaniac
lorsque Cliarlcs Fox et le général Fitzpatrick arrivèrent à Paris; ils voulu-
rent bien mander que j'étais un des principaux objets de leur voyage. Je me
bâtai de les joindre. M. et M""= Fox, Fitzpatrick, MM. Saint-John et Tiotter
passèrent quelques jours à Lagrange. Je vis à Paris les lords HoUand et Lau-
derdale, le nouveau duc de Bedford, M. Adair et M. Erskine, que je pressai
en vain d'écrire sur le jury d'Angleterre et de France. Je trouvai mes amis
anglais peu encourageans. « Les premières années de la révolution, disaient-
ils, nous avaient fait grand Ijien; ses excès ont ruiné la bonne cause. » Ils
pensaient que, môme en Angleterre, elle était compromise. Un jour que Fox,
avec son aimable bonté de cœur, m'engageait devant mon fils à ne pas trop
m'alTecter d'un délai nécessaire : « La liberté renaîtra, disait-il, mais non
pour nous, pour George tout au plus, et sûrement pour ses enfans. » En
nous voyant de loin dans la carrière révolutionnaire, ils avaient regardé
ceux qui nous dépassaient comme emportés par l'enthousiasme républicain.
ISA REVUE DES DEUX MONDES.
11 est superflu d'ajouter que dès qu'ils s'approchèrent d'eux, cet'e excuse
s'évanouit (1). »•
IV.
On ne sera pas surpris maintenant que Fox, à son retour en Angle-
terre, y trouvât un réveil d'opinion belliqueuse. Quoique les pou-
voirs publics fussent encore pour la paix, le mouvement nouveau
devait se prononcer chaque jour davantage, et la France, il faut le
dire, ne faisait rien j)our l'arrêter. Il n'est pas de notre sujet de
discuter les questions qui divisaient les deux pays. Avec Fox et
le grand historien de cette époque, nous croyons que le premier
consul voulait sincèrement garder la paix avec l'Angleterre; mais il
ne prenait pas les moyens d'en rendre le maintien possible. C'était
son génie que d'user hardiment de sa fortune et de ne rien dissi-
muler de sa grandeur. Sans violer positivement les stipulations
d'Amiens, il n'épargna à l'Europe aucune des conséquences de son
infériorité. A mesure que ces conséquences se développaient, c'était
pour l'Angleterre une nouvelle preuve des progrès de notre puis-
sance, une nouvelle révélation des côtés faibles du traité. Si la paix,
en général, est destinée à faire vivre les nations dans un sentiment
commun de calme bienveillance et de cordiale équité, ce sentiment
n'existait pas : chaque jour un événement nouveau provoquait une
irritation nouvelle.
Sous ce rapport, je n'hésite pas à dire que le premier consul fit
des fautes, si, comme je le crois, il ne cherchait pas la guerre. Ce
n'est pas la seule fois que ses manières causèrent plus de mal que ses
actions, et que les formes de sa politique compromirent sa politique.
Il oubliait trop qu'il traitait avec le gouvernement d'une nation
libre. « Il se fâchait follement, dit Fox, contre la presse anglaise. »
Il s'en plaignait comme si quelqu'un en était le maître, et lui, le
maître de tout, il ne ménageait personne dans son Moniteur. Même
quand il avait raison, sa façon léonine de raisonner gâtait le bon
droit. Aussi l'orgueil de part et d'autre fut-il la cause principale de
la rupture.
Nous pouvons aisément nous représenter Fox dans ces difficiles
circonstances. 11 espérait le maintien de la paix, il le désirait surtout;
il s'exagérait certains dangers de la guerre; il doutait que les finances
anglaises pussent supporter un si grand efl"ort; il croyait trop à l'iso-
lement prolongé de sa nation dans la lutte nouvelle qu'elle pouvait
entreprendre. Cependant il ne se trompait pas en regardant la guerre
comme funeste à la cause constitutionnelle, comme favorable aux em-
(1) Mes rapports avec le premier consul, Mémoires, t. V, p. 202. Voyez les lettres à
Fox et à Fitzpatrick.
CHARLES FOX. 135
piètemens de la couronne; il ne se trompait pas en prévoyant qu'elle
apporterait à la France un surcroît de puissance et de gloire. Il était
en cela dans le vrai de la politique. Quoi qu'il advînt d'ailleurs, il
voulait avoir conseillé la paix jusqu'au bout, et la prolonger du moins
jusqu'au moment où la rupture serait plus motivée et la guerre plus
juste. Cette façon de voir différait peu de celle du cabinet. Quant à
Pitt, il ne venait point au parlement, il s'absentait de Londres; mais
quoiqu'il n'épargnât pas Addington dans la conversation, on le
disait pacifique. Dans cet instant, Pitt devait être accusé par Canning
d'être trop ministériel, et Fox par Sheridan de ne l'être pas assez.
Fox faisait peu de cas des ministres; mais il était décidé à les
appuyer en tant qu'ils défendaient la paix, ou plutôt à la défendre
en même temps qu'eux. Son concours n'allait pas au-delà. Il ne pou-
vait croire néanmoins que leur pouvoir fût de longue durée, et pour
dire la vérité, il ne le désirait pas. Il prévoyait qu'un jour, vivement
attaqués par Gren ville, Windham, Canning, délaissés par Pitt, ils au-
raient besoin de secours, et dans cette hypothèse son vœu secret eût
été que ses amis de confiance, Lauderdale et Grey, pussent entrer au
pouvoir avec de bonnes conditions. Malheureusement il n'était pas
assuré d'obtenir d'eux un pareil dévouement. Il fallait même, pour
le leur demander, croire comme lui la situation tellement extrême
qu'on ne pouvait songer à soi, et qu'on devait se trouver heureux
d'empêcher un peu de mal. Avec le danger de la guerre, il y avait
l'autre danger, dont il se préoccupait jusqu'au découragement, l'in-
fluence usurpatrice de la couronne. Elle en était venue à éloigner
un ministre aussi puissant que Pitt, à l'intimider, à le paralyser
jusque dans l'opposition. On le disait presque résigné à abandonner
au roi l'Irlande et les catholiques pour rentrer en grâce. L'appui du
roi suffisait pour soutenir le plus faible des ministères. La discussion
avait perdu tout empire sur les chambres. Lui-même, Fox, était
réduit à tolérer, presque à seconder un cabinet de cour, et à com-
battre ainsi Gren ville et Windham, qui du moins savaient rompre
franchement avec la royauté, et à qui il reconnaissait quelques vertus
parlementaires. Cette fatale question de la guerre tenait dispersés
ces tronçons d'opposition, dont on ne pouvait former un tout ni pour
combattre ni pour gouverner. Dans cette passe difficile, Fox prit sa
résolution.
On ne peut ignorer aujourd'hui ses sentimens. Son âme toute nue
se montre dans sa correspondance. Lord Ilolland voyageait alors en
Espagne, et nous avons les lettres où Fox lui résume de^ temps en
temps sa situation, tout en lui racontant ses lectures classiques et
en devisant sur Cervantes et Lope de ^ega. Une autre correspon-
dance est plus instructive encore. Grey était devenu l'homme le plus
considérable du parti. Dès 1795, Fox écrivait à lord Rolland : «Grey
136 REVUE DES DEUX MONDES.
s'est perfectionné au plus haut degré, et il serait, si le pays était
dans un état à pouvoir être sauvé, aussi propre à le sauver qu'aucun
homme que j'aie jamais connu. » Une autre fois il écrit encore :
(c Jamais lui et moi nous n'avons été qu'un plus qu'aujourd'hui. »
Or Grey comme Fox aimait l'agriculture et la campagne. Ses liens
de famille le retenaient souvent loin de Londres, et l'assiduité par-
lementaire lui coûtait autant qu'au possesseur de Saint-Ann's liill.
Ce dernier, beaucoup plus rapproché de la capitale, y faisait même
de plus fréquens séjours. Il était donc fort intéressé à tenir au cou-
rant de toutes choses le premier lieutenant de son armée. Il lui écri-
vait de véritables dépêches, où tout est exposé, discuté, ses senti-
mens, ses vues, les ouvertures qu'il reçoit, les informations qu'on
lui donne. Pendant tout l'hiver de 1803, on le voit suivre d'un œil
inquiet la conduite de la France. Il est toujours convaincu que ni ce
pays ni son chef ne cherche la guerre. Ils les a vus l'un et l'autre
plongés dans les plans de commerce, dans les projets de régénéra-
tion coloniale, témoin l'expédition de Saint-Domingue.
« Sur tous ces sujets ils ont une stupide admiration de nos systèmes de la pire
espèce : traite des noirs, prohibitions, droits protecteurs. Le titre de pacifica-
teur n'est pas de ceux auxquels Bonaparte renoncera volontiers... C'est contre
sa conduite à l'égard des Français, bien plus que pour tout ce qu'il peut avoir
fait au dehors, qu'il faut ressentir de l'indignation; mais, avec nos j)rin-
cipes, ce n'est aucunement là un cas de guerre... 11 est vrai, le langage hos-
tile et l'attitude, pour employer un mot nouvellement inventé, des deux na-
tions peuvent produire la guerre contre le vœu des deux gouverneraens...
11 est possible de l'éviter encore, on doit y tendre toujours; mais enfin on
doit la prévoir et se préparer... J'ai une forte conviction : c'est que la guerre
échéant, cher Grey, vous êtes le seul, à la lettre le seul homme capable de
la conduire. Toute prévention, personnelle à part, je crois conqjlétemcnt dé-
montré que Pitt, avec tous ses grands talens, est parfaitement impropre à
cela. Il semble en effet lui-même en avoir la conscience, car en pareil cas
il abandonne à d'autres toute la direction... La guerre peut amener entre
les partis des alliances importantes; il faut la soutenir d'une manière ou
d'une autre, avec plus ou moins de sévérité pour l'administration, avec plus
ou moins d'entente avec les Grenville... Quant aux hommes, la sottise et le
vide d'Addington sont mon aversion. Je n'ai pas de goût pour les Grenville
ou les Cauning; mais les uns et les autres ont sur la conduite d"un parti
des notions qui ne différent pas des miennes... N'imaginez pas que j'aie en
ce moment, par une jonction quelconque, la vue de former un gouverne-
ment dont vous, encore moins moi, puissions être membres; mais s'il y a
guerre, les craintes qui proviennent de l'imbécillité des hommes actuels seront
très grandes et peuvent amener de nouvelles scènes. Et si nos rellquiœ pou-
vaient être réunies, quand il n'y aurait que les Russell et les Cavendish et
quelques-uns encore, avec vous à leur tête, ce pourrait être une base pour
quelque chose de mieux dans l'avenir. Considérez seulement quels change-
mens un seul événement peut produire, et dans les confusion* qui peuvent
CHARLES FOX. 137
survenir, combien il serait avantageux au public que, parmi les divers
groupes ou factions qui se formeraient, il y en eût une attacliée du moins
aux principes de la liberté. »
Les événemens marchèrent. Un message inopiné du roi vint, le
8 mars 1803, avertir les chambres des arméniens maritimes de la
France, et la guerre parut imminente. Cependant Fox ne crut pas
ni qu'on dût renoncer à l'espoir de l'éviter, ni que l'approche du
danger dût ramener Pitt au pouvoir. Il le trouvait trop isolé, et sans
alliance il le jugeait insignifiant. Il imagina de proposer un recours
à la médiation de la Russie, et cette proposition fut bien accueillie
du ministère; mais quand il fallut voter sur le renouvellement des
hostilités, Pitt et les Grenville passèrent du côté des ministres, et
Fox resta dans une minorité de 67 voix. Alors les Grenville proposè-
rent contre le cabinet une déclaration de non-confiance; mais Pitt se
sépara d'eux et demanda l'ordre du jour, pour lequel il n'obtint, par
l'abstention des whigs, que 56 voix contre 333, et il quitta la cham-
bre. Le vote de non-confiance fut ensuite rejeté par 279 membres
contre 3Zi, les whigs, contre l'avis de Fox, ayant continué de ne pas
voter. Tel était donc le chiffre de chaque opposition : Pitt, 56; Gren-
ville, 3Zj, et Fox, 67; tout le reste était aux ministres, c'est-à-dire
au roi. Cependant le discours de Fox sur la médiation de la Russie
est, au dire de ses adversaires, un des plus beaux qu'il ait pronon-
cés. Voici comme il s'en explique :
« Je n'ai pu résister à la curiosité de rester pour entendre Pitt sur la der-
nière question (le vote de défiance ). Il a été pour le fond et la forme aussi
mauvais que l'aurait pu désirer son plus grand ennemi, et Hawkesbury (plus
tard lord Liverpool) lui a répondu extraordinairement bien, montrant à la
fois un juste esprit de résistance et une juste émotion d'être forcé à résister
ainsi à un ancien ami. C'est de beaucoup le meilleur discours qu'il ait jamais
fait. Celui de Pitt, le premier jour, sur la réponse au message, a été fort
admiré et très justement. Je pense que c'est le meilleur qu'il ait jamais fait
dans ce style. Le contraste entre la réception de ce discours et celle du der-
nier est peut être le plus frappant qu'on ait vu. J'imagine que vous avez
entendu assez de pujfs au sujet de mon discours sur l'adresse, ainsi je n'ai
pas besoin d'y venir ajouter mon obole; mais la vérité est que c'a été mon
meilleur. »
Hors des chambres, à Londres du moins, tout était à la guerre.
Fox se flattait que les comtés seraient moins belliqueux; mais en
tous cas il fallait songer à un plan de défense, à un budget de la
guerre; on disait que la France menaçait d'une invasion. Alors se
manifesta l'insuffisance du cabinet. Les Grenville prirent contre lui
tous leurs avantages. Windham se distingua par des vues sur l'or-
ganisation militaire du pays qui frappèrent Fox et qu'il ne pouvait
s'empêcher de préférer à celles du ministère. Conduit ainsi par le
138 REVUE DES DEUX MONDES.
cours des choses à se rapprocher d'anciens adversaires ou d'alliés
suspects, il conçut une heureuse idée : c'était de saisir ce moment
pour une motion en faveur des catholiques. Lorsque l'Irlande pouvait
être le premier théâtre du débarquement des Français, il n'était pas
inutile de se concilier une population mécontente, et de lui enlever
tout prétexte d'espérer dans l'étranger; en même temps, c'était un
moyen d'éprouver le courage de la nouvelle opposition et de la com-
promettre avec la cour; enfin c'était placer Pitt dans l'obligation de
choisir entre son honneur et ses chances de réconciliation avec le
roi. Fox disposait tout pour cette habile opération, lorsque le prince
de Galles lui demanda une entrevue. Il avait toujours fait bonne
mine à ses anciens défenseurs; seulement il se laissait conduire par
Sheridan, qui l'amusait et qui flattait tous ses goûts, et ses ressen-
timens contre Pitt l'avaient porté à une demi-bienveillance pour le
ministère; puis, exclu par la jalousie de son père de la participa-
tion qu'il réclamait aux mesures de défense du territoire, il sou-
haitait une coalition entre Grenville, Windham, Fox et Grey. Ses
propositions furent écoutées; on lui promit qu'il ne serait rien fait
qui rendît cette alliance impossible. La motion pour l'Irlande, que
Fox avait à cœur, lui semblait plutôt un moyen de faciliter un rap-
prochement; mais le prince était incertain , Sheridan opposé; les
défenseurs avoués de l'Irlande, Grattan à leur tête, croyaient le mo-
ment mal choisi. Cependant on pouvait compter sur les Grenville;
on espérait le concours consciencieux de Wilberforce, le concours
politique de Canning. Quant à Pitt, « il ne fera jamais le saut péril-
leux,» disait Fox. Un retard parut encore nécessaire. Fox toutefois
ne renonça pas à son projet, fallût-il l'entreprendre seul avec Fitz-
patrick, Whitbread, Francis. Il comptait sur ceux qu'il appelait les
jeunes gens, parmi lesquels il distinguait surtout lord Henry Petty.
En lui, il plaçait déjà de grandes espérances; on sait si elles ont été
justifiées. 11 l'avait connu personnellement à Paris, où lord Henry
avait fait le voyage qui commença ses relations avec tout ce que la
France a de plus distingué. « Quelques mécomptes, écrivait Fox,
que Lansdowne ait pu avoir dans sa vie publique, et malgré d'autres
chagrins plus sensibles comme père de famille, il serait déraisonnable
s'il ne regardait pas lord Henry comme la compensation de tous ses
chagrins. »
Les choses en étaient là, lorsqu'on reçut la proposition formelle
d'une coalition immédiate, et peu après l'on sut que le l'oi était re-
pris de son ancien mal. Lord Spencer (1) et Windham portaient la
parole au nom des Grenville; on demandait à s'allier avec tout le
(1) Lord Spencer, ancien whig alarmiste, ministre avec Pitt, ne doit pas être con-
fondu avec lord Robert, trcdsième fils du duc de JîarlLorough et membre persistant de
l'opposition.
CHARLES FOX. 139
parti whig, sans consulter Pitt ni se soucier de ses projets. On allait
jusqu'à dire qu'il avait offert au roi d'entrer en abandonnant les ca-
tholiques. (( Quel homme ! o s'écrie Fox à cette nouvelle, qui du reste
ne reposait sur rien d'avéré. L'oflre le tentait, non pour lui-même,
mais pour son parti. La maladie du roi ouvrait encore de plus vastes
perspectives. On disait que sa vie ne pouvait se prolonger, et Fox
pouvait s'attendre à voir disparaître ce qu'il regardait comme le
grand obstacle à toute bonne administration. Ses espérances se rele-
vaient sans que son ambition se ranimât. (( Préparez votre âme à tout
ce qu'il faut que vous soyez, écrivait-il àGrey, si les choses prennent
un tour qui ne me semble pas improbable. Je vous donnerai toute
assistance; mais il faut que vous soyez à la tête. »
L'opposition fut très réservée sur la maladie du roi. On n'adressa
aucune question pressante; le ministère ne fit que de demi-réponses.
Chacun voulait évidemment attendre, afin de mieux apprécier la
durée et l'issue probable de ce grave incident. Après quelques se-
maines, on annonça que le roi était en voie de convalescence. Il ne
voyait qu'un de ses fils et un ou deux ministres, mais c'était assez
pour qu'on dût se taire dans tous les partis. Les négociations pour
la coalition n'avaient pas été interrompues. Trois questions allaient
donc être posées, qui pouvaient devenir décisives : la médiation de
la Russie, l'Irlande et les catholiques, la défense du pays. Tout le
monde était fort animé; on n'espérait le concours de Pitt que sur la
troisième question. Il était exaspéré contre les ministres; il ne les
ménageait plus. (( Mais, dit Fox, il craint de se commettre contre la
cour. . . et il ne peut agir en homme. . . La cour ! la cour ! Il ne saurait
consentir à abandonner ses espérances de ce côté, et par ce motif il
voudrait rétrécir toutes les questions d'opposition, de manière à
n'être engagé que sur des questions isolées ou de détail. C'est une
triste situation; mais même le faire entrer de force, c'est une irrup-
tion sur le pouvoir royal, et comme telle une bonne chose, advienne
après ce qu'il pourra. »
Ici la correspondance de Fox nous manque. Le dernier volume de
ses Mémoires, celui, dit lord John Russell, qui fera connaître sa com-
plète jonction avec lord Grenville, la chute du ministère Addington
et les événemens subséquens, n'a point paru. Nous n'écrirons plus
dans l'intime confidence de celui dont nous esquissons la vie. No-
tons seulement que les termes des lettres qu'il écrivait à Grey le
28 mars, et même le 13 avril 180ZI, sont tels, quand il parle de la
conduite de Pitt, qu'on ne peut admettre qu'il y eût alors entre eux
un rapprochement personnel. Or c'est dix jours après, c'est le 23 avril,
que fut posée la question décisive, et que toutes les oppositions com-
binées donnèrent l'assaut au cabinet, qui ne survécut pas plus d'une
vingtaine de jours. Dans l'intervalle, les expressions de lord John
1/10 RE\UE DES DEUX MONDES.
Russell autorisent à penser que Fox s'unit àGrenville d'une manière
complète; mais rien n'indique qu'il eût reçu ou même réclamé de
la part de Pitt les assurances d'un concours qui n'aurait jamais été
absolu ni cordial. Seulement on vient de voir qu'après avoir long-
temps douté du retour de son rival au pouvoir, il s'était résigné à
contribuer, s'il le fallait, à ce retour, pourvu que la royauté fût
vaincue. La guerre actuelle n'était plus cette guerre de principes qu'il
avait détestée. La France ne soutenait \Ai\s la cause de son indépen-
dance, mais la cause de sa grandeur. Son gouvernement, qui s'annon-
çait pour devenir prochainement impérial, n'était plus, surtout après
la journée du 21 mars 180/i (1), un de ces pouvoirs qui, malgré les
rivalités nationales, pouvaient inspirer à Fox la sympathie et la bien-
veillance. Tout en désirant le maintien ou le rétablissement de la
paix. Fox n'était plus séparé par un abîme des partisans de la
guerre, et ne pouvait que désirer qu'elle fût bien conduite, afin que
la paix, plus honorable, en devhit plus facile. Peu lui importaient le
succès de son opposition et le choix de ses alliés. Quoi qu'il arrivât,
il ne pouvait être ni dupe ni complice. La cause libérale n'avait rien
à perdre et elle pouvait gagner quelque chose à servir l'ambition
de gens qui un seul jour auraient eu besoin de ses défenseurs. Je
crois d'ailleurs que, malgré ses efforts d'impartialité, Fox se faisait
encore illusion 'sur la situation de Pitt. Il le jugeait plus affaibli qu'il
n'était, et, frappé de ses défauts, qui à la vérité n'avaient jamais
autant paru dans tout leur jour, il le croyait destiné à se perdre ou
à confesser sa faiblesse, en demandant secours à des rivaux. Cette
appréciation était au reste plutôt exagérée que fausse; Pitt ne se re-
leva qu'à demi, et quand même le temps lui en aurait été laissé, il
n'aurait point repris ou conservé longtemps l'autorité incomparable
dont il avait joui dans le passé.
Le 23 avril ISOZi, Fox demanda que la chambre se formât en
comité général. Le but de la motion était la révision de tous les bills
adoptés pour la défense du pays. L'hostilité de la proposition était
manifeste, et Pitt l'appuya en termes méprisans pour le ministère.
Il fit une allusion significative à l'utilité de l'union entre tous les
hommes pénétrés de la faiblesse du pouvoir et de la gravité des cir-
constances. La motion, appuyée par Sheridan et AYindham, Thomas
Grenville et Whitbread, Ganning et Burdett, fut rejetée à 20/i voix
contre 256. Trois jours après, Pitt s'opposa à la lecture d'un bill
sur l'armée de réserve, et ne succomJja qu'à 203 voix contre 2/iO. Le
roi avait repris assez de raison pour s'indigner et proposer à ses mi-
nistres de dissoudre la chambre; mais Addington n'était pas homme
à jouer le jeu de Pitt en 178/i. Le chancelier lord Eldon fut chargé
(1) Voyez ce que Fox dit de cet événement^ Mémoires, t. lîl; p. 247 et 461.
CHARLES FOX. 141
d'écrire à Pitt, dont il avait été déjà l'intermédiaire auprès du roi.
Pitt proposa au roi, — il s'y était, dit-on, engagé, — un plan d'ad-
ministration où Fox et lord Grenville devaient trouver place. Le roi re-
fusa l'un et consentit de mauvaise grâce au second. Le premier jour,
Fox avait déclaré que sa personne ne devait être un obstacle à au-
cun arrangement, et qu'il lui suffisait d'avoir ses amis dans l'admi-
nistration. Pitt se le tint pour dit, mais Grey et les autres whigs dé-
clarèrent à leur tour qu'ils n'entreraient point sans Fox, et lord
Grenville tint le môme langage. Pitt trouva indigne le procédé de
lord Grenville; mais il se passa de lui, il se passa de Fox et de ses
amis, comme il se passa de rien stipuler touchant l'Irlande et les
catholiques, et il forma son ministère avec les débris de celui d'Ad-
dington. Les hommes qui ont après lui gouverné l'Angleterre, les
lords Eldon, Liverpool, Gastlereagh, îlarrowby, viennent de là. Pitt
ne leur amena guère que lord Melville et Canning (12 mai 180/i).
Il était peu probable que cette combinaison ministérielle fût ré-
servée à de hautes destinées; cependant la session finit assez paisi-
blement. Les mesures du gouvernement passèrent à des majorités
plus faibles que celles dont Addington ne s'était pas contenté. Pitt
ne s'ébranlait point pour si peu, et malgré l'opposition de Gren-
ville et d' Addington, malgré les sarcasmes de Sheridan et l'habile
résistance de Grey, qui devint son plus sérieux adversaire, il tint
ferme et gagna une première année. Il avait toujours porté dans la
guerre plus de résolution que d'activité. Les grandes combinaisons
lui allaient mieux que les hasardeuses entreprises. Contre la France,
il se borna aux précautions d'un système défensif. Tout son espoir
était dans une nouvelle coalition européenne. Il travaillait ardem-
ment à la former.
A la session suivante, il se présenta devant le parlement sans
avoir à lui offrir de grands résultats. Il se sentit assez affaibli pour
rechercher l'alliance d'Addington lui-même, qui, sous le titre de lord
Sidmouth, devint président du conseil. Grenville et toute l'opposi-
tion n'en éclatèrent pas moins. Pitt se défendit avec son talent accou-
tumé; mais quoiqu'il obtînt facilement, en mesures et en argent, tout
ce qu'il voulait pour la guerre, la session fut pour lui une suite de
rudes épreuves. Il aurait voulu ajourner la question de la traite,
qu'on avait failli décider favorablement l'année précédente. Il ne put
obtenir un répit de la sainte ardeur de AVilberforce, et tout en se
donnant la bonne grâce apparente d'appuyer sa motion, il la laissa
combattre par ses collègues, qui la firent rejeter. Puis vint l'embar-
rassante question des catholiques. Cette question est la gloire des
whigs. Au risque d'alîaiblir leur parti, de compromettre leur popu-
larité, de créer dans l'avenir à la liberté politique de sérieuses diffi-
cultés, ils ont en tout temps, pour le seul honneur des principes, par
1A2 REYUE DES DEUX MONDES.
pur respect de la justice, épousé noblement une cause qui n'était la
leur que parce qu'ils étaient les ennemis de l'oppression, Pitt, em-
barrassé de leur attaque, n'avait point, pour se défendre à l'aise, les
préjugés passionnés d'un lord Elclon, qui tenait rudement tête à lord
Grenville, et il lui fallut opposer à Fox des distinctions douteuses,
des restrictions subtiles, et plaider les circonstances contre les prin-
cipes. Les pétitions des catholiques furent rejetées, mais la considé-
ration de Pitt ne gagna pas à cette victoire. Enfin un dernier coup
l'attendait. Une irrégularité financière, qui, si elle n'avait les carac-
tères du péculat, pouvait en avoir rapporté les bénéfices, fut prouvée
contre lord Melville, et, provoquée par Whitbread, une accusation
de la chambre des communes alla frapper jusque dans le pouvoir ce
fidèle Dundas, le vieux compagnon des travaux du premier ministre
dans ses jours de puissance et de fortune. Il fallut que la main de Pitt
rayât le nom de Melville de la liste même du conseil privé.
Cette cruelle affaire avait troublé, divisé le cabinet; lord Sidmouth
s'était retiré; la situation ministérielle paraissait en péi'il pour la
session prochaine. Cependant Pitt attendait d'ailleurs la diversion
qui devait le sauver. 11 avait décidé la Piussie; la coalition était for-
mée; l'Autriche y accéda le 2h août 1805. Les côtes d'Angleterre ces-
sèrent d'être menacées par le camp de Boulogne, la guerre s'étendit
sur un plus vaste théâtre; mais si le patriotisme de Pitt put s'enor-
gueillir de la journée du 20 octobre, où Nelson triomphant mourait
à Trafalgar, sa politique recevait presque le même jour un échec
mortel par la capitulation d'Llm. La bataille d'Austerlitz était gagnée
le 2 décembre, et la paix de Presbourg signée le 26. Triste, affaibli,
malade, Pitt mourut le 23 janvier suivant (1806). Il n'avait que
quarante-sept ans. On a remarqué qu'à cet âge son père n'avait pas
encore été ministre.
Le parlement fut convié à lui voter des honneurs funèbres. La
mort rehausse toute gloire, et les Anglais ne sont ingrats envers au-
cun de leurs grands hommes. Leur reconnaissance est une partie de
leur orgueil. Pitt, malgré sa décadence, laissait un large vide dans
les affaires de son pays. Malgré les revers de sa politique, rien de
plus légitime que les hommages qu'on voulut lui rendre. Toutefois
Fox ne pouvait s'y associer. On a beaucoup loué ce qu'il dit dans
cette occasion et les éloges qu'il donna à quelques-unes des grandes
qualités de son rival. Son langage en effet ne fut pas sans noblesse,
mais je le louerai surtout de sa franchise; je le louerai de s'être
mis au-dessus de l'affectation d'une fausse générosité, et d'avoir
refusé résolument d'affaiblir l'autorité de ses convictions en s'incli-
nant, même pour un moment, devant la politique qu'il avait combat-
tue pendant vingt-cinq années.
CHARLES FOX. 1A3
V.
La succession de Pitt ne pouvait rester incertaine. L'entêtement
du roi n'avait plus d'asile. Lord Sidmouth lui-même était en rupture
ouverte avec ses ministres. Il fallut donc accepter lord Grenville pour
premier lord de la trésorerie et Fox pour secrétaire d'état des af-
faires étrangères. Les deux autres secrétaires d'état furent pour l'in-
térieur lord Spencer et pour les colonies Windliam; lord Sidmouth
eut le sceau privé. Tout le reste appartint aux whigs; Erskine fut
chancelier, et en montant à la pairie il fit graver sous ses armoiries
cette devise unique dans les annales héraldiques : La procédure par
Jurés {trial by jury). Grey, maintenant lord Howick, car son père
avait été fait comte, fut premier lord de l'amirauté; lord Fitz William
président du conseil, le duc de Bedford lord-lieutenant d'Irlande,
Fitzpatrick secrétaire de la guerre, Sheridan trésorier de la marine;
enfin lord Henry Petty, qui n'avait que vingt-six ans, fut chancelier
de l'échiquier. Depuis longtemps l'Angleterre n'avait eu à la tête de
ses affaires une administration égale à celle-là.
Fox s'était cru sincèrement hors du pouvoir pour le reste de sa
vie, peut-être même avait-il espéré qu'im retour de ses opinions et
de son parti pourrait s'accomplir sans lui. Dans une lettre où il par-
lait de divers projets littéraires, il s'écriait deux ans auparavant :
<( Oh ! que je voudrais décider mon âme à prendre pour règle de
consacrer le reste de mes jours à de tels sujets, et uniquement à de
tels sujets! Oui, je crois plutôt finir ainsi, et pourtant, s'il y avait
une chance de rétablir un fort parti whig, quel qu'il fût,
Non adeo lias exosa manus Victoria fugit,
Ut tauta quicquam pro spe tentare recusem. »
Le moment venu, il se dévoua. Bien qu'on pût entrevoir sur son
visage les signes d'une altération menaçante de sa santé, jusque-là
si forte, on le retrouva tout entier. Il se replongea dans les affaires.
Son exactitude, sa lucidité, son esprit juste et pratique, la promp-
titude de son travail, le mérite de ses dépêches furent remarqués
comme autrefois. Les ministres étrangers aimaient sa franchise bien-
veillante, et l'on dit même qu'il finit par plaire au roi. Les rois-
estiment beaucoup dans leurs ministres l'humeur facile, l'égalité,
l'absence de toute vanité inquiète et irritable, et tiennent quelque-
fois à la vie douce plus encore qu'à la conformité des vues et à l'ac-
cord des opinions. Parce que Fox était éloquent et qu'il aimait les
lettres, on aurait grand tort de le considérer comme un artiste,
c'est-à-dire comme un composé de maux de nerfs, d'amour-propre
ihh REVUE DES DEUX MONDES.
et d'imagination. C'était un homme né pour les affaires publiques,
et qui savait vivre et traiter avec les hommes.
La situation générale n'était ni commode ni brillante. La France
montait au comble de la gloire, et les revers de la politique de la
guerre ne facilitaient pas la politique de la paix. Cependant on pouvait
considérer qu'à l'exception du Hanovre, conquis par l'empereur et
donné à la Prusse, l'Angleterre n'avait rien perdu. Son empire des
Indes était assuré: elle détenait Malte, le Cap, presque toutes nos co-
lonies; la bataille de Trafalgar illustrait ses armes. La coalition dont
Pitt était le principal artisan avait payé cher ses défaites; mais, en la
formant, Pitt avait éloigné son ennemi des côtes de l'Angleterre, et
la conduite de la guerre continentale ne pouvait après tout être re-
prochée à sa mémoire. Fox pouvait donc songer à la paix sans exi-
ger de son pays un grand sacrifice. Son premier acte parlementaire
fut guerrier néanmoins. La Prusse, en acceptant le Hanovre, quoi-
qu'elle alléguât la contrainte, avait encouru et mérité l'hostilité de
l'Angleterre. Un message du roi fut en conséquence communiqué
au parlement, et Fox inaugura sa diplomatie par une rupture nou-
velle, mais indispensable. Ce fut un hasard heureux qui le mit en
relation avec le cabinet français. H reçut un jour la visite d'un
personnage se disant Français, et qui venait lui confier un projet
d'assassinat contre l'empereur Napoléon. 11 s'empressa de le livrer à
la police, et d'écrire à M. de Talleyrand pour le prévenir et lui oflVir
tous les moyens de recherche et d'information que la chose pourrait
exiger. M. de Talleyrand était lié de tout temps avec lui; de tout
temps aussi, c'était à regret qu'il avait vu la lutte des deux pays.
Ministre du directoire, on l'avait accusé d'une politique anglaise.
H savait que Napoléon était dans un de ces momens où la paix avec
l'Angleterre tentait sa sagesse. Il répondit par des remerciemens
et des complimens. L'empereur, en recevant la communication,
s'était écrié qu'il reconnaissait là M. Fox. « Remerciez-le de ma
part, avait dit sa majesté, et dites-lui que, soit que la politique de
son souverain nous fasse rester encore longtemps en guerre, soit
qu'une querelle inutile pour l'humanité ait un terme aussi rappro-
ché que les deux nations doivent le désirer, je me réjouis du nou-
veau caractère que par cette démarche la guerre a déjà pris... M. Fox
est un des hommes les mieux faits pour sentir en toutes choses ce
qui est beau, ce qui est vraiment grand. » Fox répondit en offrant
directement la paix. « Cette proposition, dit M. Thiers, charma Na-
poléon. » Une négociation par correspondance à la fois officielle et
privée des deux ministres s'engagea. Fox disait dans une de ses
lettres : (( Je suis sensible au dernier point, comme je dois l'être,
aux expressions obligeantes dont le grand homme que vous servez
CHARLES FOX. l/i5
a fait usage à mon égard... Les regrets sont inutiles; mais s'il pou-
vait voir du même œil dont je l'envisage la vraie gloire qu'il serait
en droit d'acquérir par une paix modérée et juste, que de bonheur
n'en résulterait-il pas pour la France et pour l'Europe entière! »
(22 avril 1806.)
Au moment où cette lettre était écrite, la négociation semblait
près de se rompre ; mais la lettre même servit à la renouer. Lord
Yarmouth, retenu comme prisonnier en France, était chargé de la
suivre; plus tard, lord Lauderdale lui fut adjoint. Napoléon, juste-
ment mécontent de la Prusse, était disposé à faire disparaître la
j)lus grande difficulté en restituant le Hanovre. On en était presque
à ne plus discuter que deux choses, — si l'Angleterre, qui devait
garder toutes ses conquêtes maritimes, rendrait Surinam; si la
France, qui devait garder toutes ses conquêtes continentales, exige-
rait la Sicile pour le roi Joseph. C'est un de ces rares et précieux
momens qu'on ne rencontre pas, en lisant notre histoire de ce siècle,
sans un serrement de cœur. Malgré quelques défiances réciproques,
malgré quelques nuages sans cesse renaissans, dissipés sans cesse,
on semblait approcher du terme. La raideur ombrageuse du cabinet
britannique et son peu de promptitude à juger des intentions vraies
de ceux avec qui il traite, ces deux défauts, qui ont plus nui à sa re-
nommée que ne l'auraient fait de flagrantes violations de la foi et de
la justice, cédaient au libre et généreux génie d'un homme incom-
parablement placé pour être le réconciliateur de nos deux pays. Do-
minant les entraînemens de la victoire, la juste satisfaction d'être
si grand laissait encore l'âme de Napoléon ouverte aux inspirations
de la vraie sagesse, et les gigantesques idées dont se repaissait son
imagination ne se tournaient pas en exigences hautaines, incompati-
bles avec l'honneur et la sécurité de tous. Le malheur voulut que la
Prusse, qui n'avait pas osé s'unir à la dernière coalition, humiliée de
son inaction, de l'insignifiance à laquelle la condamnait sa duplicité
versatile, confondant, suivant son usage, sa vanité avec son ambi-
tion, imaginât de se faire menaçante et réveillât le génie de la guerre
à peine assoupi. Il fallut surtout qu'un mal grave et rapide vînt af-
faiblir et suspendre, puis bientôt anéantir Finduence de Fox, qui
mourut un mois juste avant la bataille d'Iéna.
Encore en possession de ses forces, il avait parcouru non sans
honneur la dernière session où il lui ait été donné de se faire en-
tendre. Il aurait désiré que l'émancipation des catholiques fût un de
ses premiers actes; mais c'était dissoudre le cabinet en le formant.
Il dit à l'Irlande de choisir entre un débat stérile et un ministère
ami, et l'Irlande ajourna elle-même ses griefs. En faisant voter la
chambre sur l'existence de l'armée, il introduisit dans le mutiny hili
TOME 1, 10
l/i6 REVUE DES DEUX MONDES.
une clause qui limitait la durée du service, innovation qui nous sem-
ble bien simple, mais qui pouvait faire préjuger une réorganisation
future de l'armée anglaise, en effaçant quelque chose de ce caractère
de servitude militaire qu'elle n'a pas perdu tout à fait encore. Enfin
il est un autre esclavage, celui-là odieux et détestable, auquel Fox
eut la joie de porter un coup fatal. Le 10 juin 1806, la chambre,
qui ne savait pas qu'elle l'écoutait pour la dernière fois, l'entendit
demander à son pays l'abolition de la traite des noirs. Wilberforce et
Ganning, Francis et Romilly, William Smith, le fidèle défenseur de la
liberté religieuse, lord Henry Petty, destiné à siéger dans le minis-
tère qui devait abolir l'esclavage aux colonies, plaidèrent à l'envi
la noble cause alors triomphante, et dans le monument funèbre élevé
dans Westminster à la mémoire de Fox, un Africain agenouillé étend
vers le lit du mourant ses bras dont les fers tombent en se brisant.
Fox avait au commencement du printemps passé à Sainte-Anne ses
derniers jours heureux. Revenu à Londres, il éprouva vers la fin de
mai quelque indisposition, et au milieu de juin il se sentit décidé-
ment malade. Le premier jour qu'il fut forcé de s'arrêter, il se fit lire
le quatrième livre de l'Enéide. Son état parut bientôt dans toute sa
gravité, et l'on reconnut les symptômes de Ihydropisie. On ne tarda
pas à recourir aux opérations pénibles et vaines qui donnent au
moins quelque soulagement. Dès qu'il se sentit un peu moins mal,
il soupira après la campagne. Sainte-Anne étant trop éloigné, on
le transporta à quelques milles de Londres, à Chiswick-House, l'élé-
gante villa italienne du duc de Devonsîiire. Là il se trouva assez
bien pour prendre plaisir à revoir les tableaux qui ornent la maison
et pour se faire lire, avec sa chère Enéide, des fragmens de Dryden,
de Swift et de Johnson; mais bientôt les symptômes alarmans repa-
rurent, l'angoisse devint insupportable, il fallut encore recourir à
une opération qu'il supporta avec beaucoup de sérénité. Tant qu'il
l'avait pu, il avait vu plusieurs de ses amis, lord Grey, qui obtint de
lui amener une fois Sheridan, lord Robert Spencer, surtout lord
Fitzwilliam et le général Fitzpatrick. Un jour l'un d'eux lui dit
(son mal était alors moins avancé) qu'il espérait le mener à Noël à
la campagne avec quelques amis, que ce changement de lieu lui
serait bon, que ce serait une scène nouvelle. (( Oui, répondit Fox
en souriant tristement, je serai sur une scène nouvelle à Noël. »
Puis, avec plus de gravité : « Mylord, que pensez-vous de l'état de
l'âme après la mort? » Et comme on ne lui répondait pas, il conti-
nua : « Qu'elle est immortelle, j'en suis convaincu. L'existence de
la Divinité prouve que l'esprit existe : pourquoi donc l'âme ne sub-
sisterait-elle pas dans une autre vie? J'y aurais cru, quand le chris-
tianisme ne me l'aurait pas dit... Mais quelle sera cette existence,
CHARLES FOX. 147
cela me passe. » M"^ Fox lui prit la main en pleurant. « Je suis heu-
reux, lui dit-il, je suis plein de confiance, et je puis dire plein de
certitude. » Fitzpatrick, miss Fox, une nièce qu'il chérissait, lord
Holland qu'il traitait comme son fds, ne le quittaient point dans ses
derniers jours. On raconte qu'il vit aussi lord Henry Petty, et qu'il
lui dit : u Tout ceci est dans le cours de la nature; je suis heureux;
votre tâche est difficile, ne désespérez pas. » L'avant-veille de son der-
nier jour, il demanda à lord Holland s'il n'y avait plus d'espoir. Lord
Holland ne le trompa point; Fox lui serra la main. Quand un jeune
ecclésiastique, M. Bouverie, vint lui lire les prières, il écouta avec
le plus grand calme et se tut. Pendant les dernières luttes, ses yeux
se portaient avec tendresse sur tous ceux qui l'entouraient; mais
quand il regardait sa femme, ses yeux exprimaient la tendresse et
la compassion. 11 paraissait inquiet de la laisser faible et isolée.
<( Je meurs heureux, » telles furent ses dernières paroles; puis ses
regards se fixèrent plusieurs fois sur sa femme, il la nomma et fit
effort pour prononcer des mots qu'on ne put entendre. Il mourut à
Chiswick, le 13 septembre 1806, à six heures vingt minutes du soir.
On a fait connaître son testament, qui ne contient que des mar-
ques de souvenir à ses amis et quelques dispositions pour assurer le
sort de sa veuve. On dit qu'il voulait être enterré à Ghertsey, près de
Saint-Ann's hill; mais il fut décidé que de solennelles funérailles
lui étaient dues. Elles furent célébrées avec pompe, et son tombeau
est à l'abbaye de Westminster.
Nos efforts auraient bien mal répondu à notre pensée, si ce qu'on
vient de lire n'avait un peu fait voir combien Fox était digne d'être
aimé. On a contesté plusieurs de ses qualités, blâmé sa conduite,
critiqué ses vues. On lui a donné de grandes louanges et bien di-
verses, mais au-dessus des critiques et même des éloges un aveu
unanipie s'élève : il était bon. C'était une de ces natures instinctive-
ment honnêtes et généreuses que fesprit de parti lui-même ne réus-
sit point à haïr. En Angleterre aujourd'hui, tous les partis ne par-
lent de lui qu'avec un bienveillant respect, et sa mémoire est aimée.
Deux ans après sa mort, son histoire de la première partie du
règne de Jacques II fut publiée par les soins de lord Holland. Cet
ouvrage, qui n'est pas achevé, devait être un tableau de la révolu-
tion qui a fondé sous sa forme définitive la liberté de l'Angleterre.
Fox attachait le plus grand prix à son travail. Quoique souvent in-
terrompu, il le poursuivit pendant plusieurs années avec plus d'ar-
deur que de continuité. Il était conduit par deux sentimens qu'il
voulait allier et qui ne sont point incompatibles, l'amour de sa cause
et l'amour de la vérité. Il travaillait lentement et se défiait de ses
habitudes de tribune. « Je viens de finir mon introduction, écrit-il
ihS REYUE DES DEUX MONDES.
à LaiiderdaiG, son conseiller ordinaire, et après tout, elle ressemble
plus à un discours qu'il ne faudrait. » Grand partisan de la vieille
langue anglaise, il disait qu'il ne voulait pas se servir d'un mot qui
n'eût l'autorité de Dryden. Quant au fond de l'histoire, l'esprit qui
l'inspirait n'a rien d'équivoque. On a vu que, comme Chatham,
comme Walpole, comme tout le monde, excepté la société française
du xviii'' siècle, il blâmait fort la politique de Hume, et il voulait
annexer à son ouvrage, s'il le terminait, un examen de V Histoire des
StiKtrts de l'illustre Écossais, qu'il accusait de partialité pour une
dynastie de compatriotes. Ce n'est pas en ce sens que Fox pouvait
être soupçonné, et l'on a cité cent fois l'arrêt qu'il a rendu contre
les restaurations.
Son ouvrage n'a point cependant paru au niveau des espérances
que le nom de l'auteur faisait concevoir. Quoique amateur très éclairé,
très passionné des beautés de l'art. Fox n'était pas un habile éc^-
vain; il avait trop peu écrit pour acquérir cette expérience du métier
qui simule le talent. Deux ou trois articles dans un journal oublié,
fhe EngJishman, qui paraissait en 1779, sa lettre aux électeurs de
Westminster, son éloge du cinquième duc de Bedford, et son frag-
ment d'histoire, voilà tout ce qu'il a fait. Il ne faut donc pas cher-
cher un grand art dans son livre, mais on y doit reconnaître une réelle
valeur historique. Il tenait à savoir le vrai, et il a donné rexem]Dle
de s'en enquérir en remontant aux sources et en écrivant l'histoire
sur pièces. La sincérité éclate partout dans son récit et dans ses ju-
gemens; un fonds de bienveillance se montre dans sa justice, même
dans son injustice, s'il en a quelquefois, et toujours on reconnaît la
ferme intention de ne condamner qu'à coup siir, et de tenir compte
de toutes les circonstances avant de prononcer. Sa manière de juger
n'est point implicite; il examine, il discute en présence du lecteur.
€t son histoire attache la raison comme une discussion bien suivie.
Tel nous semble le mérite de l'ouvrage de Fox, et l'on serait heureux
d'avoir sur tous les grands événemens de l'histoire un essai pareil
d'un pareil homme d'état.
C'est l'orateur qu'il aurait fajiu faire connaître, et nous devons
nous borner à le louer. Précisément parce que Fox était le véritable
orateur politique, on citerait de lui plus de beaux discours que de
beaux passages; on admirait plus ses mouvemens que ses expres-
sions. Il parlait comme on agit, avec un but, pour un certahi au-
ditoire, en vue de certaines circonstances. Quoique profondément
lettré, ce n'était pas un ouvrier en paroles. Son esprit n'était point
spéculatif. Il avait si peu de goût pour l'abstraction, qu'en rendant
hommage à Smith et en soutenant ses principes par instinct, il ne
faisait aucun cas de l'économie politique. « C'était, dit un critique
CHARLES FOX. l/l9
ingénieux, Hazlitt, un esprit exclusivement historique, un raisonneur
en fait, malter of fact reasuner. Si Burke avait trop d'imagination,
Fox en avait trop peu. La pratique manquait à l'un, le scientifique à
l'autre. » Il ne commandait pas comme Chatham, il ne séduisait pas
comme Pitt par la grâce de la diction et en relevant par la dignité
des paroles la subtilité des argumens. 11 cherchait à fixer les esprits
sur la question même; il la possédait en maître, et ayant l'entliou-
siasme de la conviction , il la communiquait peu à peu par la puis-
sance et la chaleur de la discussion. « Il était, dit encore ce critique
difficile, de la classe des hommes communs, mais le premier de cette
classe. Ses caractères saillans étaient la force et la simplicité. » J'ai
lu dans le cabinet de lord Brougham, au bas d'un beau et expressif
buste de Fox, les mots célèbres d'Eschine parlant de Démosthène,
et ces mots expriment, je le sais, l'opinion de lord Brougham lui-
«^•même. Cependant lord Erskine, sans pour cela le mettre au-dessous
de Démosthène, croit que l'éloquence antique était plus travaillée,
plus faite pour le cabinet que l'éloquence anglaise. L'expédition des
affaires à laquelle celle-ci est consacrée comporte moins de médi-
tation et d'art; elle exige à la fois plus d'instruction et de rapidité.
Selon lui, définir le talent de Fox, c'est définir l'éloquence même,
en tant qu'appliquée aux affaires du gouvernement britannique.
Quoiqu'il fît grand cas de l'action extérieure, il s'en occupait peu
pour lui-même. Il commençait avec lenteur, son débit était d'abord
pesant : il hésitait, il semblait comme submergé dans ses pensées;
mais il s'animait peu à peu, se saisissant de son sujet, non par mé-
thode, mais d'une manière impi'évue. Sa fertilité d' argumens était
infinie, et sans cesser un moment de discuter, il arrivait à la plus
entraînante véhémence.
Nul n'était plus habile à mettre en lumière le faible de l'adver-
saire. Son invective accablante était toujours motivée par la réfutation.
Elle était comme la conséquence naturelle de l'absiiifdité et de pis
encore qu'il venait de démontrer ou qu'il avait à combattre. Pitt pos-
sédait un art plus savant, une voix admirable, une manière de dire
noble et facile, un grand talent d'exposition, plus de subtilité que
de nerf dans l'argumentation, une mesure et un tact si justes et si
prompts, que Windham disait qu'il aurait improvisé un discours de
la couronne. Malheureusement il était monotone, il ne réfutait que
par le sarcasme, où il excellait, même en présence de Sheridan, et
quelques traits brillans et rares ne le préservaient pas toujours de la
froideur et de l'aridité." Sa passion contenue se communiquait peu.
Pitt imposait, Fox entraînait. Ses meilleures choses ont été entière-
ment improvisées. C'était un général de champ de bataille. Jamais
orateur n'a mieux conservé la raison dans la passion, ou porté plus
150 REVUE DES DEUX MONDES.
avant la passion dans la raison, et sans calcul visible, sans efforts
apparens, il atteignait le bat suprême de l'art en conservant dans son
talent ce qu'admirait Grattan, et ce qu'on pouvait retrouver dans toute
sa personne, .le charme du naturel et une grandeur négligente (1).
Lorsqu'on a fait une connaissance intime avec le talent, l'esprit et le
caractère de Fox, on s'explique mieux comment, malgré des fautes
aisément reconnaissables et de continuels revers, son nom est resté
grand dans son pays, et particulièrement cher à tous ceux dont le
cœur bat pour la même cause. On est touché de voir en Angleterre
dans combien de maisons le buste de Fox est placé avec honneur
comme celui d'un défenseur, d'un guide, d'un ami. Son souvenir
est partout. Dans la magnifique résidence de Woburn, lorsqu après
avoir longtemps marché sous les ombrages de ces beaux arbres et
traversé des forêts de cèdres, on a visité cette collection innom-
brable de portraits qui semble la revue de l'histoire d'Angleterre,
on arrive par un jardin d'arbustes rares et de fleurs précieuses à
une galerie d'un style grec, remplie de vases, de bas-reliefs et de
statues, et dans l'hémicycle en marbre qui la termine, comme dans
un sanctuaire consacré à la liberté même par les soins du dernier
duc de Bedford accomplissant les volontés de son frère, on voit le
buste de Fox entouré des bustes de ses compagnons d'espérance et
de travaux, éclairé de cette demi-lumière qui provoque le respect et
la méditation. Une inscription latine du duc de Bedford, des vers de
la duchesse de Devonshire témoignent à tous de la pieuse amitié
qui éleva ce monument, et l'on comprend mieux comment dans cet
heureux pays la tradition sert à soutenir l'ardeur des réformes et
l'esprit de famille vient en aide à l'esprit de liberté.
Les amis de Pitt, ses continuateurs, ont dit que sa politique avait
triomphé sur sa tombe, et après nos malheurs ils ont reporté jus-
qu'à lui l'honneur de leur victoire. Il n'en est pas moins vrai que
sa politique a de son temps moins nui que servi aux progrès guerriers
d(j la révolution, et qu'il a contraint ou autorisé son ennemi à ces
efforts immenses qui, pour leur succès final, n'auraient eu besoin que
de s'arrêter à temps. Il ne s'en est fallu que d'un peu de sagesse,
ou d'une mort à propos, que le système fondé par Pitt échouât.
Ce n'est pas lui qui a donné à Napoléon l'imagination démesurée et
insatiable qui a fini par se jouer de sa raison; on ne peut en con-
science supposer que le ministre anglais ait médité de faire passer
la France par l'excès de la grandeur pour qu'un jour l'orgueil eni-
vré par la fortune se perdit. Si les choses ont en définitive tourné
(1) Le plus bel éloge de Fox se trouve dans un discours de Grattan que j'aurais cité
si tout le monde ne l'avait lu, depuis que M. Yillemain l'a traduit dans le deuxième
volume de ses Souvenirs historiques.
CHARLES FOX. 151
comme il le désirait, rien n'est arrivé comme il l'avait prévu. Si
les revers de sa politique n'ont pas été funestes à la richesse et à la
puissance de son pays, c'est contre son espérance et en dépit de ses
projets. Assurément il ne pouvait deviner quelle serait l'influence
d'une guerre prolongée, d'une création énorme d'effets publics, de
l'isolement et du blocus commercial sur l'activité productive et la pros-
périté féconde de l'Angleterre, et sa prudence s'inquiétait même des
sacrifices qu'il lui imposait sans en prévoir les compensations. Enfin
les nécessités du moment, les difficultés de la lutte ont amené sous
lui et après lui la formation d'un système et d'un parti de gouver-
nement auquel on ne peut guère accorder d'autre mérite que celui
de l'énergie et de la persévérance, mais qui, pour la justice, la mo-
dération, la générosité, la sincérité, la prévoyance, risquait de
mettre l'Angleterre au niveau des monarchies du continent. Tout
cet ouvrage des circonstances, toute cette machine de guerre n'a plus
été, à partir de 1815, qu'un instrument vieilli d'oppression. L'hy-
pocrisie politique s'est maintenue quelque temps dans ses ouvrages,
mais enfin la brèche s'est faite, il a fallu se rendre et changer même
de drapeau. Si la politique qui a voulu exploiter Waterloo est celle
de Pitt, ne parlez pas tant de sa durée ni de sa fortune. Encore un
peu de temps, et la victoire a passé à la politique opposée. Un jour
ce Ganning, qui rêvait, il y a cinquante ans, de retremper l'une des
politiques par l'autre, a ébauché en mourant la coalition qu'il avait
manquée une première fois. Cette question de l'Irlande et des catho-
liques, que Fox dans ses dernières années regardait comme la pierre
de touche des hommes et des partis, a pris un jour une telle gravité,
que les plus courageux et les plus habiles des tories ont fait défec-
tion pour la résoudre contre les principes de leur vie entière. Ainsi
peu à peu c'est la politique de Fox qui a pris le dessus, et depuis
1830 elle règne presque sans débat. Depuis 1830, ce réveil de la
révolution française, c'est la politique de Fox qui gouverne l'Angle-
terre et qui préside à ses relations avec la France. Certes la France
y est pour quelque chose; quand elle se montre sous ses traits véri-
tables, quand la révolution n'écoute que son bon génie, l'Angleterre
a moins de peine et de mérite à lui rendre justice; les fantômes évo-
qués par Burke s'évanouissent, et les choses apparaissent en pleine
lumière, telles que Fox s'obstinait à les voir, malgré le nuage ora-
geux qui les cachait. Qui doute cependant que les vrais intérêts, les
vraies traditions de l'Angleterre, le développement naturel de ses
institutions et de ses idées ne soient dans le sens de ce qui s'y passe,
et que depuis vingt-cinq ans elle ne soit en général gouvernée sui-
vant sa nature? Et qui donc a eu l'honneur, il y a vingt-cinq ans,
d'inaugurer ce retour à la politique libérale? C'est l'ami, le lieute-
152 REVUE DES DEUX MONDES.
nant, l'héritier de Fox, c'est loid Grey. Oui, c'est de Fox qu'il faut
dire que sa politique a triomphé sur son tombeau.
Et comme si toutes ces choses se tenaient, comme si l'Angleterre
devait cesser de méconnaître la France dès que la France cesse de se
méconnaître elle-même, les sentimens de Fox pour notre pays, ce
respect pour notre indépendance , même cette indulgence pour nos
révolutions qui va jusqu'à l'optimisme, ont pénétré dans les divers
cabinets de la Grande-Bretagne. Plusieurs des anciennes préventions,
des vieilles jalousies se sont dissipées ; la politique des deux pays a
constamment oscillé autour d'une alliance intime, et par moment
cette alliance s'est réalisée, toujours au profit de la civilisation du
monde. Je ne crois pas en politique aux rapports éternels : il ne peut
exister entre des nations un lien de dévouement, une solidarité
désintéressée. Leur orgueil, à défaut de leur prudence, peut les sé-
parer quelquefois. Comment oublier, du roi Jean à Napoléon, com-
bien de faits historiques ont laissé aux deux peuples de ces blessures
qui peuvent se rouvrir? Qui donc ignore que tantôt l'artifice des
gouvernemens, tantôt la passion populaire ont suggéré des défiances,
accrédité des soupçons, entretenu des ressentimens? Enfin comment
se dissimuler qu'une certaine jalousie tour à tour commerciale ou
politique obsède, comme un préjugé héréditaire, l'esprit naturelle-
ment droit et bienveillant des Anglais? Une confiance chevaleresque
dans les alliances de ce monde serait un aveuglement d'enfant; mais,
cela dit, je persiste à penser que depuis Henri IV, c'est-à-dire de-
puis qu'il y a en France quelque chose comme un gouvernement,
le système d'alliances de ce grand prince est resté pour le fond le
vrai système de la France, et si l'on a dû parfois s'en écarter, on
a toujours bien fait d'y revenir. Les déviations, quand elles ont été
forcées, ont été des accidens. Spontanées, elles ont été des fautes.
Elles ont créé aux deux peuples de faux intérêts et des oppositions
factices qui leur ont fait plus de mal que rapporté de gloire ; je
n'admire pas ceux qui ont gouverné pour la vengeance. Je crois que
l'équilibre stable de l'Europe, du monde peut-être, est dans une cer-
taine union, plus ou moins étroite, suivant les temps, de la France
et de l'Angleterre. Si cette politique a passé dans les veines de Fox
avec le sang de Henri IV, qu'on rende grâce à la duchesse de Ports-
mouth; mais n'importe l'origine, cette politique est toujours la bien-
venue, elle recommandera toujours le nom de Fox parmi nous. Elle
se lie au salut de la révolution française, c'est-à-dire à la cause de
ma patrie.
Charles de Piémusat.
L'ART ET L'INDUSTRIE
DES BRONZES
L'art des bronzes, qu'on voit naître dès les premiers âges de l'hii-
inanité, après s'être développé sur des théâtres bien divers, est au-
jourd'hui presque exclusivement français. La dernière exposition
universelle a pleinement constaté la supériorité du génie de notre
pays appliqué soit aux progrès de l'art des bronzes proprement dit,
soit au développement des procédés matériels sur lesquels il repose.
Ces procédés, qu'on oublie si volontiers d'ordinaire devant une sta-
tue ou un tableau pour n'y chercher que l'expression de la beauté,
appellent ici une attention particulière, et l'on s'exposerait à mal
comprendre les monumens de bronze, si l'on n'était préparé à faire
la part du fondeur aussi bien que celle de l'artiste. C'est ce carac-
tère particulier de l'un des arts les plus anciens du monde qu'il y
aurait utilité à indiquer. L'histoire des procédés est dans une telle
étude la meilleure préparation à l'histoire des œuvres. Observé dans
le double domaine de la matière et de l'invention, l'art des bronzes
offre dans son passé même les bases d'un jugement équitable sur sa
situation présente.
L
On comprend généralement sous le nom de bronze ou d'airain
un alliage de cuivre et d'étain. Cependant cette définition n'est
guère exacte que pour le composé destiné aux bouches à feu, car le
bronze, dans ses autres applications, notamment dans la fabrica-
tion des objets d'art, est un alliage quaternaire, contenant à la fois
lôh REVUE DES DEUX MONDES.
du cuivre, de l'étain, du zinc et du plomb. Le bronze est toujours
plus dur et plus fusible que le cuivre. D'autant plus cassant qu'il
contient plus d'étain, la trempe le rend alors plus parfaitement mal-
léable (1) . La densité du bronze est supérieure à la densité moyenne
des métaux qui le composent. Il s'oxyde lentement, même à l'air hu-
mide. Néanmoins, fondu au contact de l'air, il s'oxyde alors facile-
ment, et l'oxydation de l'étain et du zinc marchant plus vite que
celle du cuivre, l'alliage qui reste perd ses proportions primitives.
La dureté remarquable du bronze, la finesse de son grain, la ré-
sistance de cet alliage à l'action oxydante de l'air humide, la fusi-
bilité et la fluidité qui le rendent capable de prendre l'empreinte
des moules les plus délicats, le désignaient naturellement à la fa-
brication des objets d'art. Grâce à ces propriétés précieuses, on re-
trouve tous les jours encore des médailles enfouies depuis plusieurs
siècles dans des terrains humides, et qui n'ont rien perdu de leur
finesse première. Chez les anciens, le bronze servait à tous les usages
pour lesquels nous employons maintenant avec plus d'avantage le
fer, l'acier et la fonte. Aujourd'hui l'emploi du bronze se réduit à la
fabrication des canons, des monnaies, des cloches, des tam-tams,
des cymbales, des timbres d'horlogerie et des miroirs de télescope.
Chacun de ces bronzes a une composition particulière; c'est l'alliage
destiné aux statues qui doit seul nous occuper ici.
Les alliages de cuivre, renfermant de 7 à 11 pour 100 d'étain, ou
même d'étain, de zinc et de plomb, senties plus propres à la fabri-
cation des bronzes d'art. Dans les temps antiques, les bronzes de
Corinthe étaient les plus renommés; il y entrait, dit-on, une petite
quantité d'or et d'argent. Toutefois l'airain des anciens contenait
de 12 à ili pour 100 d'étain. Cette composition fut à peu près celle
des bronzes de la renaissance. Au x\ir siècle, les frères Keller, qui
attachaient à la composition de leurs bronzes une importance dont
on a fait depuis trop bon marché, adoptèrent pour leurs statues de
Versailles une formule moyenne dans laquelle il entrait de 8 à 9 par-
ties d'étain, de zinc et de plomb, contre 92 à 91 de cuivre. Aujour-
d'hui, si la composition du bronze des statues est demeurée à peu
près ce qu'elle était autrefois, l'industrie des bron:^cs d'art propre-
ment dits se livre à des combinaisons où la fantaisie domine trop.
C'est que le bronze était jadis un objet de luxe abordable seulement
pour les grandes fortunes. Les grandes fortunes ont disparu, mais le
luxe est passé dans les mœurs, et il est devenu pour tous une néces-
sité : de là pour l'industrie l'obligation de fabriquer du bronze à bas
prix, c'est-à-dire du bronze de mauvaise qualité. La cherté du cuivre
force alors trop souvent le fondeur à économiser ce métal et à exa-
(1) C'est sur cette propriété singulière qu'est fondée la fabrication des tam-tams chinois.
l'art et l'industrie des bronzes. 155
gérer la proportion du zinc. On ne peut produire ainsi que des fontes
épaisses et sans délicatesse, mais peu importe au vulgaire : cela res-
semble à du bronze, et cela lui suffît. On vend maintenant sous le
nom de bronze des alliages qui n'en sont véritablement plus : il en
est qui contiennent jusqu'à 20, 30, hO pour 100 de zinc, et plus en-
core. On fait même beaucoup de statues en zinc pur, auquel on donne
ensuite la couleur du bronze, et ce métal, si perfectionné dans ses
applications, satisfait d'une manière suffisante aux exigences mo-
destes de la consommation bourgeoise. On trouve encore sans doute
des bronzes d'art véritables, mais dont le prix est nécessairement
élevé.
En général le bronze destiné à l'art statuaire doit être assez fluide
lors de sa fonte pour pénétrer facilement dans les cavités les plus
délicates du moule; il doit présenter une couleur convenable et pou-
voir prendre une belle patine par l'application d'un mordant; il faut
enfin qu'il soit docile au travail de la lime et du ciseau. Malheureu-
sement on ne trouve pas sans peine un alliage remplissant toutes ces
conditions. Le bronze exclusivement composé de cuivre et d'étain est
dur et tenace, mais ne jouit pas à la fonte d'une très grande flui-
dité. Si l'on substitue le zinc à l'étain, on a un alliage très fluide,
mais dont la ténacité n'est pas suffisante, et qui de plus est facile-
ment oxydable. Le mieux sera donc de former un alliage intermé-
diaire contenant du cuivre, de l'étain et du zinc. En tout cas, on ne
saurait apporter trop de soins à la composition de ces alliages.
Si la composition de l'alliage est d'une grande importance, la fonte
est une opération également délicate. Pour donner de bons résul-
tats, elle doit être rapide, afin d'éviter les pertes d'étain, de zinc et
de plomb, car, ces métaux étant plus facilement oxydables que le
cuivre, les proportions de l'alliage se trouvent souvent dérangées
pendant cette opération. Ainsi, lorsqu'on coule le bronze, il arrive
souvent qu'il n'a plus la fluidité suffisante et qu'il se refuse à sortir
du fourneau: c'est qu'il ne contient plus la quantité d'étain et de
zinc nécessaire, et qu'il est trop riche en cuivre. Il est ce que les
Florentins appelaient incantato. A propos, de ces accidens, on peut
citer un exemple célèbre. Lorsque Benvenuto coula son groupe de
Persée et Méduse, il était à dîner. Tout à coup les ouvriers conster-
nés viennent lui dire que la fonte est arrêtée. L'artiste saisit les as-
siettes et les plats d'étain qu'il avait sur sa table, il court les jeter
dans le bain métallique, et bientôt le bronze redevient assez fluide
pour que la fonte puisse s'opérer dans de bonnes conditions.
Pour prouver toute l'importance des opérations de la fonte des
bronzes au point de vue de l'art, il suffit de citer la colonne de la
place Vendôme : elle représente le type le plus détestable que l'art
ait jamais produit, et montre dans quel triste état il était tombé au
150 REVUE DES DEUX MONDES.
coiriiiieiicemcnt de ce siècle. La colonne fut fondue avec les ca-
nons conquis à Austerlitz : ces pièces contenaient environ 10 parties
d'étain sur 90 de enivre. Eh bien! des échantillons pris aux diverses
hauteurs de ce monument, depuis la base jusqu'au chapiteau, ont
donné à l'analyse chimique des proportions de cuivre d'autant plus
fortes qu'on s'élevait davantage. Les parties inférieures, coulées les
premières, ne contenaient déjcà plus que 6 parties d'étain au lieu de
10, puis on en trouvait 2 seulement; enfin le chapiteau contenait
99,79 de cuivre, c'est-à-dire qu'il n'y avait presque plus trace
d'étain. Gela venait évidemment de l'inhabileté du fondeur, qui
n'avait pas su prévenir l'oxydation de l'étain pendant la fusion du
bronze. Or, à mesure que la proportion d'étain diminuait, l'alliage
devenait moins fusible et le moulage de plus en plus défectueux. On
plaça ces dernières pièces dans les parties les plus élevées de la co-
lonne, afin d'en dissimuler les fautes. Les bas-reliefs de cet édifice
étaient si mal venus, que les artistes chargés de les finir, ou plu-
tôt de les exécuter complètement, purent en enlever 70,000 kilo-
grammes de bronze, qu'on leur abandonna comme gratification.
Un autre phénomène, remarquablement lié aux propriétés les plus
importantes du bronze, dépend du partage qui s'établit par le re-
froidissement dans la masse de cet alliage. En efi'et une portion du
cuivre et de l'étain forme d'abord un alliage qui se solidifie, tandis
qu'une autre portion de ces deux métaux constitue un second alliage,
qui reste liquide encore pendant quelque temps. Dès que le refroi-
dissement commence, l'alliage le moins fusible cristallise, et la masse
prend du retrait; alors l'alliage liquide, pressé par la colonne métal-
lique, s'écoule dans l'espace vide qui s'est formé à la circonférence
et dans le haut du moule. De là un partage qui s'établit de telle sorte
qu'au centre de la masse se trouve l'alliage le plus riche en cuivre,
tandis qu'à la périphérie vient se placer celui qui contient le maxi-
mum d'étain. Ce phénomène a recule nom de Uquation. C'est qu'un
alliage n'est pas une combinaison chimique, mais une dissolution
d'un métal dans un autre. Tant que l'alliage est liquide, il est ho-
mogène; mais il y a dans sa masse un mélange de plusieurs aUiages
doués de points de fusion différens et pouvant se solidifier les uns
après les autres. Cela nous montre qu'il est impossible d'obtenir de
grandes pièces d'une composition bien homogène, et qu'il y a tou-
jours intérêt à fractionner le plus possible la fonte d'un monument.
C'est à ce phénomène de Uquation qu'il faut attribuer la quantité in-
nombrable de petits trous que l'on remarque à la surface de la plu-
part des bronzes anciens. La partie de l'alliage la plus riche en étain
étant venue se déposer à la surface, elle est facilement oxydée et
détruite sous la double influence de l'air et de l'humidité. De là cet
aspect poreux qu'ont une grande quantité de bronzes antiques.
l'art et l'industrie des bronzes. 157
Quant aux procédés de moulage, ils sont très compliqués. Autant
ils sont curieux à étudier dans la pratique, autant la description en
est difficile. Ce n'est donc qu'avec une extrême hésitation que j'aborde
ce sujet délicat. — Un bon moulage doit reproduire le modèle sans
en altérer ni la forme ni le sentiment; il doit donner à chaque partie
l'épaisseur minhnum qui lui convient; il doit être tel enfin que l'ob-
jet sorte du moule avec sa perfection presque définitive. La ques-
tion économique, qui domine toutes les industries, veut en efiet qu'on
épargne en même temps le métal et la main-d'œuvre.
Nous manquons de détails précis sur les procédés de moulage des
anciens. Pline et les écrivains grecs ou latins qui nous ont transmis
le catalogue des plus beaux bronzes de l'antiquité ne nous disent
rien sur le mode de fabrication. Nous savons seulement qu'il était
très perfectionné, et les monumens sont Là pour témoigner en faveur
de la haute intelligence des fondeurs anciens. Pour ne parler ici que
de la statue équestre de Marc-Aurèle, Sandrard et Duquesnoy, ayant
examiné dans toutes ses parties cette fonte colossale, constatèrent
qu'elle avait été exécutée dans de si heureuses conditions, qu'une
fois débarrassée des jets et des évents, elle était sortie du moule aussi
pure que pouvait Lêtre le modèle de l'artiste; ils reconnurent en
outre que l'épaisseur de cette statue était partout égale, et ne dé-
passait pas l'épaisseur d'un écu. On croit que les anciens faisaient
leurs moules avec de l'argile mêlée de fleur de farine, et nous avons
la preuve que, loin de chercher à fondre leurs statues d'un seul jet,
ils s'attachaient au contraire à fractionner le travail. Ainsi ils com-
posaient leurs figures de plusieurs pièces, qu'ils réunissaient ensuite
par des soudures et des attaches en queues d'aronde. En opérant de la
sorte, les anciens se mettaient à Labri des fontes manquées et du
défaut d'homogénéité que nous signalions tout à l'heure en parlant
du phénomène de liquation. Enfin l'immense quantité de statues
de bronze qui peuplaient les villes grecques et romaines atteste la
perfection et la rapidité des procédés dont disposaient autrefois les
artistes et les fondeurs. Toutefois les anciens payaient fort cher les
statues de bronze, et le prix qu'ils en donnaient paraîtrait de nos
jours fort exagéré. Gicéron, dans ses Ver fines, parle d'une figure en
bronze de médiocre grandeur [siijnum œncum non mofjnum), qui
avait été payée en vente publique une somme représentant aujour-
d'hui 16,1A0 francs. Le nombre des statues d'airain, rapproché des
prix excessifs qu'elles atteignaient souvent, est une preuve assez re-
marquable du développement de la richesse privée dans les socié-
tés anciennes. Malheureusement l'art antique des bronzes se perdit
avec la civilisation qui l'avait vu grandir.
Depuis la renaissance jusqu'à nos jours, le moulage en cire perdue
a été presque exclusivement employé, et nous lui devons les monu-
158 REVUE DES DEUX MONDES.
mens que nous aurons à citer du xiv* au xviir siècle; mais ce pro-
cédé est abandonné maintenant, ou n'est plus employé que par
exception. Il exigeait des frais énormes, un temps considérable, et
il était en outre soumis à des chances de non-réussite que l'indus-
trie moderne ne peut plus courir. Enfin il demandait l'intervention
directe de l'artiste. On doit se contenter ici de rappeler les diverses
phases de cette opération compliquée. 11 fallait, pour une statue par
exemple, faire sur le modèle un moule en plâtre, le garnir d'une
couche de cire égale à l'épaisseur que devait avoir le bronze, con-
struire dans la cavité du moule une armature formée de pièces de
fer capables de soutenir le noyau (1) , y couler ce noyau auquel allaient
adhérer les cires, réparer les cires (travail qui ne pouvait être confié
qu'à l'artiste lui-même), les renfei'mer dans un moule épais et so-
lide appelé moule de potée (2) , dans lequel on ménageait des canaux
dont les uns {les jets) recevraient le bronze en fusion, et dont les
autres (les évents) donneraient issue aux gaz et à l'air déplacé par
l'alliage métallique. Il fallait ensuite, après avoir armé le moule de
potée de forts bandages de fer, fondre les cires, opération très déli-
cate et fort longue (pour de grandes fontes elle durait jusqu'à trois
semaines) (3). Enfin on revêtait le moule d'une dernière chemise en
plâtre, on le plaçait dans de la terre fine assez fortement foulée pour
qu'elle opposât une résistance suffisante aux efforts terribles du mé-
tal en fusion. On ne voyait plus alors du moule que les bouches des
jets dans lesquels on allait couler le bronze, et des évents par lesquels
les gaz et l'air déplacé allaient trouver une issue facile.
Ces quelques mots suffisent pour montrer toutes les longueurs,
toutes les difficultés du moulage en cire. Et comme si ces difficultés
n'étaient pas suffisantes, on les exagérait encore en voulant sans
cesse tenter les fontes d'un seul jet. Contrairement à la pratique des
anciens, qui fractionnaient le plus possible la fonte de leurs bronzes,
il semble que depuis la renaissance jusqu'au xvin'= siècle le but
unique des meilleurs fondeurs ait été de couler leurs monumens
d'une seule pièce. Nous avons montré comment la constitution ato-
mique des alliages métalliques s'opposait à ces fontes colossales.
Aussi les voyons-nous presque toujours manquées, refaites et rac-
(1) Le noyau (qu'on formait d'un mélange l'e plâtre et de brique) est la partie
pleine qui remplit la cavité du moule, en laissant seulement entre elle et ce moule ^m
vide égal à l'épaisseur qu'on veut donner au bronze. Cette épaisseur était ici repré-
sentée par la couche de cire dont on avait garni le moule en plâtre. On comprend que
sans ce noyau le bronze coulé dans le moule serait massif.
(2) Ce moule tirait sou nom de la composition ( nonmiée putde ) dont il était formé :
c'était un mélange de terre, de crottin de cheval, et de fragmens de creusets blancs bien
pulvérisés.
(3) Les cires disparaissaient alors complètement (d'où le nom de cire perdue donné
à ce moulage).
l'art et l'industrie des bronzes. 159
cordées à l'aide de pièces additionnelles. La plupart de ces statues
sont d'un poids infiniment trop considérable. La matière n'était pas
ménagée, et ne comptait, pour ainsi dire, pas à côté de la main-
d'œuvre. Les bronzes de ces époques sortaient généralement in-
formes de leurs moules, et avaient besoin d'être travaillés par les
artistes eux-mêmes. Ciselés ainsi de la main du maître, ils acqué-
raient une très grande valeur d'art, puisque le sentiment et la vie
leur étaient définitivement donnés par l'artiste; mais le prix deve-
nait excessif, et l'usage d'autant plus restreint. C'est ce qui fait la
valeur des bronzes florentins. Les chefs-d'œuvre du Baptistère, les
merveilles de Ghiberti, de Donato, de Cellini, sont des pièces vérita-
blement ciselées, portant l'empreinte divine du génie créateur de ces
grands maîtres; de là leur charme et leur beauté. Les bronzes des
Relier eux-mêmes, les plus habiles fondeurs des temps modernes,
sont tous retouchés, refouillés, ciselés par une main savante, par la
main de l'artiste lui-même; il suffit de les examiner attentivement
pour s'en convaincre. Mais aussi les portes de Ghiberti pèsent 3-6,000
livres, et coûtèrent 22,000 florins, ce qui représenterait aujourd'hui
une somme énorme; de plus, la seigneurie de Florence donna à Lo-
renzo un domaine considérable non loin de l'abbaye de Settimo. Fran-
çois I" ne comptait pas avec Benvenuto, non plus que Louis XIV avec
les Relier. — Aujourd'hui les temps sont moins favorables aux arts,
et une statue de bronze se paie à raison de 5 ou 6 francs le kilo-
gramme. Les portes de la Madeleine ont été fondues pour 110,000 fr.
par MM. Eck et Durand, et elles sont un chef-d'œuvre industriel. Le
gouvernement de la restauration payait encore 200,000 francs la
statue équestre de Louis XIV, qu'il faisait ériger à Lyon, tandis qu'en
1853 MM. Eck et Durand ont fondu pour la même ville celle de Napo-
léon I" avec ses quatre bas-reliefs pour 61,000 francs.
Les conditions actuelles de la fonte des bronzes sont donc toutes
nouvelles et sans précédens. Autrefois la question d'art primait la
question industrielle; on ne regardait ni à la quantité de matière em-
ployée, ni à la main-d'œuvre, ni au temps nécessaire pour produire
quelque chose de parfait : les grandes statues de bronze étaient fon-
dues pour les souverains et les villes, et les petites pour un certain
nombre d'amateurs capables de les payer comme œuvres d'art. Un nou-
vel ordre de choses a créé pour cette industrie des obligations nou-
velles. La question industrielle, la question du bon marché est presque
tout, il faut produire beaucoup , promptement et à bas prix , c' est-à-dire
qu'il faut économiser, trop souvent même altérer la matière, et, par
des procédés nouveaux de moulage, arriver a fabriquer des bronzes
qui, une fois sortis du moule et débarrassés des jets et des évents,
se présentent avec leur perfection définitive, tels enfin qu'ils doivent
être livrés au commerce. — Ainsi ce travail si patient de l'artiste, qui
iCO REVUE DES DEUX MONDES.
passait des années à refouiller son œuvre avec un soin infini et à
lui imprimer le caractère d'originalité que nous admirons dans les
uionumens antiques, ce travail n'est plus possible. Quand bien même
le temps et l'argent ne feraient pas défaut, on ne trouverait plus
maintenant d'hommes formés à ce labeur si long, si pénible et si
délicat. En outre, dans les temps anciens et pendant les beaux siè-
cles de la renaissance, les artistes dirigeaient eux-mêmes la fonte
de leurs statues; ils avaient une connaissance profonde de tous les
secrets de cette industrie, qu'ils considéraient comme le complément
de leur art. « Un habile sculpteur, dit Cellini, doit être assez initié
à Vart de la fonte pour n'être point obligé de se mettre entre les
mains des fondeurs; il faut qu'il sache lui-même prévoir les diffi-
cultés et y remédier (1). » Les artistes modernes n'en jugent plus
ainsi : ils se contentent de donner leurs modèles, et ils abandonnent
ensuite à des mains trop souvent inintelligentes le soin de réparer
leurs bronzes; de là vient que le sentiment de leur œuvre se trouve
si souvent altéré.
Toutefois de grands perfectionnemens matériels ont été apportés
dans ces trente dernières années aux procédés de l'art des bronzes.
D'abord on moule généralement en sable, ensuite on ne cherche
plus à fondre d'un seul jet, sinon par simple curiosité et pour de
petites pièces : au contraire, on fractionne la fonte le plus possible,
afin d'avoir plus de perfection dans le moulage et plus d'homogé-
néité dans la matière. Le fondeur doit d'abord examiner, étudier
dans ses moindres détails le modèle qu'on lui présente, le diviser
par la pensée de la manière la plus convenable pour que le moulage
le reproduise avec fidélité, intelligence et délicatesse, combiner
toutes ses pièces de rapport, et examiner quelles seront les coupes
les plus propres à faciliter la dépouille sans altérer la forme. C'est
seulement après cette étude préliminaire qu'il se met à l'œuvre avec
sécurité et qu'il peut compter sur le succès. Dans le choix du sable
employé pour le moulage, il faut éviter la présence du calcaire, qui,
par sa calcination, produirait au moment de la coulée un dégage-
ment de gaz fâcheux. On évite également la présence de l'oxyde de
fer, qui, sous l'influence du métal en fusion, formerait avec l'ar-
gile des composés nuisibles et de nature à entraîner dans le moule de
graves altérations. Le sable généralement employé à Paris vient de
Fontenay-aux-Roses : c'est une argile jaune, pure et suffisamment
plastique pour prendre facilement l'empreinte du modèle. On la mé-
lange avec du poussier de charbon, et on la broie en l'humectant
légèrement. Pour les petits objets, le moulage s'exécute en coquilles,
c'est-à-dire dans deux châssis en fonte repérés par trois points.
(1) Voyez les Mémoires de Benvenuto Celliui.
l'art et l'industrie des dronzes. 161
Après avoir divisé le modèle en parties telles qu'elles puissent être
moulées et fondues avec facilité, on les réunit dans l'un des châssis
préalablement rempli de sable, et on les y enfonce à moitié d'épais-
seur; on tasse ensuite le sable autour du modèle; on prépare toutes
les pièces de rapport pour les endroits refnuillés; on réserve la
place des je(s et des é vents, et l'on oJjtient ainsi la dépouille, de la
moitié du modèle. On procède de la même manière pour l'autre moi-
tié dans le second châssis, et le jnoule en sable se trouve fait. Il ne
reste plus qu'à le réparer, à lui imprimer toutes les finesses que
devra avoir le bronze, à le recuire afin de lui donner une solidité
suffisante, et à le recouvrir de poussier de charbon, afin d'éviter de
fâcheuses adhérences entre le sable et l'alliage métallique. On dis-
pose alors dans chacune des parties du moule l'armature du iwyau.
Quand ce noyau a pris une consistance suffisante, on le retire du
moule avec son armature, et on en retranche une épaisseur égale à
celle que l'on veut donner au bronze. C'est là qu'est aujourd'hui la
grande difficulté du moulage, et il faut une main très habile pour
enlever ainsi du noyau une épaisseur faible et égale dans toutes ses
parties. On replace ensuite le noyau dans le moule auquel il n'ad-
hère plus, et il ne reste qu'à couler le bronze dans la partie vide
entre le moule et le noyau. On voit combien la pratique actuelle du
moulage est plus simple et plus expéditive que le moulage en cire
perdue.
Dans ces derniers temps, quelques fondeurs ont substitué la
fécule au poussier de charbon. Cette substitution ne semble pas
être jusqu'ici un perfectionnement industriel : la fécule présente
même des inconvéniens que n'offre pas le charbon, et qui compro-
mettent souvent les résultats de la fonte. Elle donne au sable une
sécheresse et une aridité qui augmentent la dureté des moules, leur
enlèvent toute porosité, et les rendent imperméables aux gaz. Il en
résulte que lorsqu'on y verse l'alliage en fusion, l'air, ne trouvant
plus d'issue facile, opère dans la masse métallique des ravages qui
rendent le bronze défectueux : on obtient alors des fontes rugueuses,
qui exigent un travail de lime long et dispendieux. C'est surtout au
point de vue hygiénique qu'on recommande l'emploi de la fécule.
La poussière de charbon longtemps respirée s'accumulerait dans le
poumon et y opérerait souvent des altérations mortelles. La fécule
n'aurait pas cet inconvénient : plus grosse et plus lourde que le
poussier de charbon, elle tombe dans le moule sans se mêler à l'air
respirable. Toutefois cette question de la supériorité de la fécule
sur le charbon est loin d'être résolue. Une longue pratique pourra
seule prononcer à cet égard. On a sans doute exagéré les incon-
véniens industriels de la fécule, aussi bien que les inconvéniens
TOliE 1. 11
'1()2 re\ue des deux mondes.
hygiéniques du charbon, et les fondeurs ne sont pas plus d'accord
que les savans les plus dlustres. Cependant les praticiens les plus
Iiabiles donnent encore la préférence au charbon.
Quoi qu'il en soit, c'est grâce aux perfectionnemens apportés
maintenant dans le moulage, aussi bien qu'à la division intelligente
du travail substituée aux vains efforts qu'on faisait autrefois pour
couler d'un seul jet, que les fondeurs sont parvenus, surtout dans
ces vingt dernières années, à imprimer à leur industrie une impul-
sion puissante. Ils peuvent maintenant traduire en bronze a^ec
promptitude et économie les modèles qu'on leur présente sans en
altérer ni le sentiment ni la délicatesse. Une fois débarrassée des
jets et des évents, chacune des parties du modèle sort du moule telle
à peu près qu'elle doit demeurer définitivement : il ne reste plus qu'à
les raccorder et à les souder entre elles; le travail du ciseau est
réduit à son minimum. Ce travail, ainsi restreint, exige même encore
beaucoup d'habileté et d'intelligence, et si des hommes exercés à la
^:)ratique du dessin mettaient la dernière main à ces bronzes, l'exé-
cution y gagnerait certainement beaucoup; mais il en est rarement
ainsi : ce travail est le plus souvent abandonné à des ouvriers, et si
au point de vue de l'art les résultats sont peu satisfaisans, ils Je sont
complètement au point de vue de l'industrie et du bon marché.
Les bronzes d'art sont destinés, soit à figurer comme bronzes pro-
prement dits, soit à être dorés. Dans le premier cas, on les met en
couleur à l'aide de compositions diverses qu'on applique au pinceau
sur la surface du métal préalablement chauffé. Cette couleur varie
suivant le goût des époques, et le temps lui donne un caractère spé-
cial qui relève singulièrement la beauté de l'alliage. C'est ce qu'on
appelle la patine du bronze : elle devient d'autant plus belle, que
l'alliage a été mieux composé. Elle est surtout admirable dans les
bronzes antiques et florentins. On arrive du reste à donner directe-
ment au bronze la couleur antique au moyen de solutions diverses
dans lesquelles il entre du vinaigre, du sel ammoniac, de la
crème de tartre, du sel marin et du nitrate de cuivre. 11 est plus diffi-
cile d'imiter la, patine des bronzes florentins. Si le bronze est destiné
à être doré, il faut le composer de telle sorte qu'il présente un grahi
assez compacte pour que la quantité d'or nécessaire à le couvrir ne
soit pas trop considérable. L'alliage quaternaire (cuivre, zinc, étaui,
plomb) est alors le meilleur.
Tels sont les procédés successifs dont a disposé l'industrie des
bronzes et les conditions au milieu desquelles elle se produit de nos
jours. Il devient aisé maintenant de comprendre la valeur des mo-
numens que les différentes époques de cet art nous ont transmis.
l'art et l'industrie des bronzes. 163
II.
Les Orientaux eurent des statues de bronze longtemps avant les
autres peuples : on en trouve un grand nombre parmi les antiquités
égyptiennes, et l'Écriture sainte parle d'images d'airain fondu bien
antérieures à celles que nous pouvons indiquer chez les Grecs et chez
les Romains. Seulement, chez ces nations primitives de l'Orient, l'art
sous toutes ses formes, enchaîné à sa naissance par la théocratie, dut
renoncer à cette initiative qui est inséparable de tout progrès.
Suivant Paxisaniâs, l'Italie aurait eu des statues de bronze long-
temps avant la Grèce, et ici l'écrivain grec appuie sans doute son
opinion sur le témoignage de Denys d'Halicarnasse. Cet historien
mentionne en effet plusieurs raonumens en bronze qu'il rapporte
aux premiers âges de Rome (1); mais on ne saurait en contester
l'origine étrusque, et ce peuple précéda vraisemblablement la Grèce
dans cette voie primitive de l'art. Seulement l'art étrusque, si remar-
quable par sa puissante originalité, n'atteignit jamais jusqu'à l'idéal :
tandis que l'art plus jeune de la Grèce s'élevait rapidement et avec
liberté jusqu'aux sublimes hauteurs, l'art qui l'avait précédé resta
raide et comme étouffé sous des influences politiques qui s'opposè-
rent à son développement.
Dans cet art des bronzes, comme dans tous les arts d'imitation,
la Grèce nous représente le mouvement vers la perfection. C'est donc
surtout de ce côté qu'il faut porter ses regards, lorsqu'on cherche
dans l'antiquité les modèles impérissables qui doivent nous inspirer
aujourd'hui. C'est à Samos, dans une de ces belles îles ioniennes de
r Asie-Mineure, qu'est le véritable berceau de l'art des bronzes. C'est
dans ces douces contrées, où naquirent Homère etPythagore, Archi-
loqueet Anacréon, Parrhasius et Aspasie, qu'il faut chercher le type
élevé d'une industrie que doit toujours dominer le sentiment du beau
et de l'idéal. C'est en effet à Théodore et à Rhécus de Samos qu'on
attribue généralement l'honneur d'avoir exécuté en Grèce les pre-
mières statues de bronze. Or, le premier de ces artistes ayant gravé
la fameuse émeraude de Polycrate, ce serait 530 ans environ avant
Jésus-Christ qu'auraient paru en Grèce les premiers monumens exé-
cutés en bronze. Ainsi l'art des bronzes s'émancipe complètement en
Grèce au siècle de Pisistrate (vp siècle), et il prend alors une forme
c[ui, sans être encore parfaite et définitive, fait cependant déjà pres-
sentir la perfection. Puis il prend un essor rapide pendant le siècle
de Périclès (v siècle), et il arrive à une perfection qu'il conserve
(1) Ce serait d'auord une statue de Romulus couronné par la victoire et porté sur un
cliar attelé de quatre chevaux, puis une figure représentant Horatius Goclès, et enfin
une statue équestre de Clélie.
l6/l REVUE DES DEUX MONDES.
jusque sous le règne d'Alexandre (iv siècle). C'est à cette époque
que Lysippe, l'un des auteurs présumés du Laocooii, créant de nou-
veaux procédés de moulage, obtient des résultats gigantesques. On
fondit alors de véritables colosses de bronze, et la seule île de Rhodes
en possédait plus de cent, « dont un seul, dit Pline, anrait suffi à
la gloire d'une ville. » Les bronzes grecs les plus estimés étaient
ceux de Samos, d'Égine, de Délos et de Corinthe. Du reste toutes
les villes de la Grèce rivalisaient de zèle et de génie dans cette noble
branche de l'art, tellement qu'à l'époque de l'invasion romaine
Athènes comptait, dit-on, plus de trois mille statues en bronze, et il
y en avait autant à Rhodes, à Olympie et à Delphes. Que sont nos
richesses modernes en comparaison de ces splendeurs de l'antiquité !
Cependant l'heure de la Grèce était marquée, et l'invasion des
Romains au milieu de ces villes peuplées de merveilles fut ce que
devait être plus tard pour l'Italie l'invasion des Barbares. Tout le
monde connaît les tristes détails du sac de Corinthe, les détails plus
tristes encore de la prise d'Athènes, et tous ces grands désastres qui
ruinèrent les arts dans leur propre foyer et les frappèrent de coups
mortels. Les plus rares chefs-d'œuvre de Phidias et de Polyclète, de
Zeuxis et de Parrhasius, d'Ictinus et de Praxitèle, de Scopas, de
Lysippe et d'Apelles furent anéantis par les mains grossières de sol-
dats ignorans : le reste fut mutilé et proscrit.
On a vu que les premiers élémens de l'industrie des bronzes fu-
rent importés à Rome par les Étrusques. Les Romains, absorbés par
la guerre, n'avaient j)as le temps de se créer un art original, et ils
prirent d'abord tel qu'ils le trouvèrent l'art de la vieille Étrurie;
mais ils l'abandonnèrent bientôt pour l'art grec. Après la conquête
de l'Achaïe, ils transportèrent à Rome, non-seulement les richesses
de la Grèce, mais aussi ses artistes : Mimimius clevklâ Acliaïa replevit
iirbem. Les plus beaux bronzes et les plus habiles fondeurs de Co-
rinthe et de Délos furent emmenés par droit de conquête, et bientôt
cette industrie se naturalisa à Rome sous sa forme grecque. Ces fa-
rouches amans de la gloire, ces guerriers auxquels rien ne résistait,
furent subjugués par la beauté toute-puissante de l'art hellénique.
La Grèce domina sans partage à Rome, et loin de se transformer, de
se plier aux exigences d'une civilisation étrangère, ce fut l'art grec
qui transforma cette civilisation. Le génie des Hellènes s'infiltra
dans le sang romain, et la Grèce s'établit dans Rome. Ainsi l'art ro-
main, fils de la violence et du pillage, n'est pas une transformation
de l'art grec, c'est l'art grec lui-même marchant vers la décadence.
Les bronzes apporteront aussi leur témoignage à l'appui de cette
opinion. Ce sont des artistes grecs qui travaillent à Rome. S'inspi-
rant des souvenirs de la patrie absente, ils produisent encore, sous
les premiers césars, des œuvres admirables, mais cet art merveil-
l'art et l'industrie des bronzes. 165
leux, né en Grèce et transporté violemment sur im sol étranger, sera
comme une plante enlevée à sa terre natale, il ne produira que des
rameaux sans vigueur et des fleurs sans parfum. Du reste les Ro-
mains de l'empire restèrent ce qu'avaient été les Romains de la répu-
blique, des conquérans se contentant d'un art étranger et ne le con-
sidérant toujours que comme un accessoire du luxe et de la gloire ;
Tu regere imperio populos. Romane, mémento;
Hae tibi erunt aites
Malheureusement, malgré le nombre considérable des statues de
bronze qui peuplaient les temples, les gymnases, les cirques, les pa-
lais, les places publiques et tous les édifices de la Grèce et de Rome,
ces statues sont aujourd'hui les plus rares de tous les monumens an-
tiques. Pline en mentionne im grand nombre, qu'il cite comme les
chefs-d'œuvre des plus grands artistes grecs, et cependant, môme à
Rome, on n'en a retrouvé que de rares fragmens. Cela tient d'abord
à ce que les Barbares, attachant une grande valeur aux métaux, s'em-
parèrent des statues de bronze, qu'ils fondirent et transformèrent en
armes. Puis, en 663, l'empereur d'Orient Constant II, petit-fils d'Hé-
raclius, acheva l'œuvre des Barbares : il dépouilla la ville éternelle
de presque tous les bronzes antiques qui avaient échappé aux désas-
tres de tant d'invasions, et les fit transporter à Syracuse, où ils de-
vinrent la proie des Sarrasins. Enfin les plus beaux bronzes, qui
avaient émigré dans la capitale de l'empire d'Orient, furent égale-
ment détruits au xiii* siècle, lors de la prise de Constantinople par
Baudouin. C'est alors qu'on vit fondre et convertir en monnaie la
Junon de Samos, le chef-d'œuvre de Lysippe, V Hercule colossal, la
statue d'Hélène, et tant d'autres monumens remarquables.
On n'aurait donc presque aucune idée de cet art dans l'antiquité,
si le Yésuve n'avait englouti sous des monceaux de lave ou de cendre
les villes d'Herculanum, de Stables et de Pompéi l'an 79 de Jésus-
Christ. Pendant dix-sept cents ans, le temps et les hommes n'ont eu
nul accès, nulle prise, sur ces villes perdues; seules parmi les cités
antiques, elles ont été préservées du pillage ; elles n'ont pas vu le
triste spectacle des invasions. Là du moins la mort et le deuil ont
été respectés ou plutôt oubliés, et ce n'est que dans les premières
années du xviir siècle, en 1715, qu'on a songé à les tirer de leur
léthargie séculaire. Les fouilles ne furent même régulièrement en-
treprises qu'en 1750, sous le règne de Charles III, et bientôt la plu-
part des mystères de l'antique civilisation furent expliqués par l'évi-
dence des faits. Tous les trésors enlevés aux villes d'Herculanum,
de Stables et de Pompéi font aujourd'hui partie du musée royal de
Naples, le plus riche du monde en monumens de l'antiquité. La col-
lection des bronzes est surtout admirable, et l'on est saisi d'une émo-
166 REYUE DES DEUX MONDES.
tion singulière quand on pénètre pour la première fois dans cette
salle merveilleuse, où l'on a la révélation inattendue d'une nouvelle
branche de l'art antique. Là seulement il est possible de concevoir
une idée juste de la perfection à laquelle les anciens avaient porté
cette industrie des bronzes. C'est dans cette collection, plus riche à
elle seule que tous les musées de l'Europe réunis, qu'il faut consi-
dérer quelques-uns des monumens les plus précieux de l'antiquité.
Le Mercure au repos du musée Bourbon peut être regardé comme
un des types de la perfection dans l'art des bronzes, et on le rapporte
avec raison à la plus brillante époque de la sculpture grecque. De quel-
que côté qu'on se place pour voir cette belle figure, l'œil est ravi par
cette harmonie suprême des formes humaines, rendues avec tant de
délicatesse, de force et d'idéal. A côté du Mercure il faut placer les
deux Lutteurs, trouvés aussi à Herculanum en 175Zi. Ces deux sta-
tues, qui ornaient sans doute un gymnase grec, sont faites pour êti'e
mises en regard. Ces lutteurs courent l'un vers l'autre dans l'atti-
tude de deux hommes dont chacun veut saisir son adversaire avec
avantage. On les voit la tête basse, le cou rentré dans les épaules,
le corps incliné en avant, les bras tendus et déjà préparés pour la
lutte. Quelle fierté dans ce beau travail, quelle harmonieuse unité
dans toutes les parties de ces figures! On retrouve là un des plus
beaux caractères de l'antiquité, qui savait tout exprimer avec no-
blesse, même les actions les plus violentes. L'art moderne sait ra-
rement se garantir de l'exagération, et quand il veut exprimer la
passion ou la force, il tombe presque toujours dans raffectation. On
pourrait comparer les lutteurs grecs du musée de Naples aux pugi-
listes de Ganova du musée Pie-Clémentin, on aurait là en regard l'art
antique et l'art moderne dans leur expression la plus élevée, et l'évi-
dence qui résulterait de ce rapprochement justifierait notre asser-
tion. Dans lespufjilistes de Canova, c'est l'expression qui est en excès
sur la beauté, tandis que dans l'art antique l'expression reste tou-
jours subordonnée à la beauté, but suprême de l'art.
Le Faune ivre, le Satyre endormi et le Faune dansant rappellent
encore ce que l'antiquité a produit de plus élégant, et peuvent éga-
lement être regardés comme des spécimens de la plus belle époque
de l'art grec. On croit voir le sang et la vie circuler dans ces bron-
zes. Naples possède le buste de Sapho et celui de Platon, ce type
de la beauté méditative, le plus précieux peut-être des monumens
iconographiques de la Grèce. On y admire cette tête colossale de
cheval qui est aussi un des plus beaux restes de la sculpture grec-
que (1). L'art étrusque des bronzes est également représenté au
musée Bourbon par plusieurs monumens dignes d'attention.
(1) Ce cheval existait encore au xiv^ siècle; il ornait alors une des places publiques
l'art et l'industrie des bronzes. 167
A Rome, le véritable type de l'art du bronze est la statue équestre
de Marc-Aurèle Antonin sur la place du Capitole. Au premier abord,
cette œuvre si remarquable peut sembler froide : elle ne pose pas
comme le Louis XIV lancé au galop au milieu de la place des Vic-
toires, mais plus d'un enseignement utile pourrait sortir de la com-
paraison de ces deux œuvres, que sépare une distance de quinze
siècles. On verrait d'un côté la véritable grandeur, de l'autre l'em-
phase et l'exagération. Le musée capitolin renferme en outre plu-
sieurs bronzes antiques d'une rare beauté, et en première ligne
cette charmante figure si connue sous le nom du Berger Marzio ou
du Tireur d'Epine. L'art romain a revendiqué pour lui cette belle
statue; mais sa nudité absolue, la pureté du style, la délicatesse du
travail, tout dénote qu'elle est plutôt l'œuvre d'un artiste grec. Du
reste elle ne représente ni le berger Marzio, ni un enfant qui tirerait
une épine enfoncée dans son pied : cette figure est trop calme pour
exprimer la douleur; sans doute cet adolescent se frotte avec le stri-
gile, et nous avons peut-être là lejnierum distrimjenlem qui se trouvait
dans les thermes d' Agrippa, et dont Pline parle avec tant d'éloges.
Un Hercule plus grand que nature, et qui a encore toute sa dorure
antique, est une œuvre également parfaite, d'origine grecque sans
doute aussi, mais que le temps n'a malheureusement pas respectée
dans toutes ses parties. Il ne faut pas non plus oublier dans le pa-
lais des Conservateurs l'antique louve de bronze allaitant lîomulus
et Rémus. Ce bronze, d'un travail étrusque (ainsi que l'indique la
disposition des poils rangés par étages), est un des monumens les
plus précieux et les mieux conservés de l'ancienne Rome. Les enfans
sont modernes. Enfin il est impossible de quitter Rome sans nommer
au moins V Apollon Sauroctone de la villa Albani, admirable figure dont
Winckelmann parle souvent avec éloge, et qu'il attribue à Praxitèle.
Parmi les cités italiennes qui possèdent quelques beaux bronzes
antiques, après Rome et Naples se présentent Palerme, où l'on trouve
quelques statues remarquables provenant des fouilles d'Herculanum;
Venise, où l'on voit les quatre chevaux parodiés par M. Rosio sur
l'arc du Carrousel. Ils étaient encore à Constantinople au commen-
cement du xcii" siècle, lorsque les Vénitiens s'emparèrent de cette
ville et emmenèrent en captivité ces belles reliques de l'art grec. La
campagne d'Italie les avait amenés à Paris; Waterloo les a replacés
au-dessus de la grande porte de la basilique de Saint-Marc. A Flo-
rence, la Galerie Royale compte quelques beaux bronzes anciens, tels
que X Orateur et Vidolino. Hors de l'Italie, de rares monumens dis-
(le Naples, et le peuple lui atlriliuait la puissance miraculeuse de guévir les maladies
des chevaux. En 1332, l'arclievéque de Naples, voulant abolir cette grossière supersti-
tion, fit fondre l'idole et la transforma en cloclies pour la cathédrale. Heureusement on
put sauver la tête et le cou.
168 REVUE DES DEUX MONDES.
perses à Berlin, à Munich, à Vienne, en Angleterre et en France, ne
sont là que comme les membres épars de cet art tant de fois violé,
mutilé par le temps et plus encore par les hommes.
Quant aux petits bronzes antiques, bien que fort rares et très pré-
cieux aussi, ils sont cependant répandus en assez grande quantité
dans toutes les collections de l'Europe. Ces figurines représentent gé-
néralement des divinités : elles étaient pour les anciens les dieux de
voyage. Tout le monde peut, en étudiant ces petits chefs-d'œuvre,
se faire une idée de ce qu'était cette industrie dans l'antiquité.
La décadence de l'art antique des bronzes suivit exactement celle
de l'empire romain, et on la vit se précipiter avec une rapidité
effrayante à partir de Commode, ce fils indigne de Marc-x\urèle. Les
deux Sévère semblent arrêter cet élan rétrograde, Aurélien et Probus
suspendent un moment la chute de l'empire, et sous Dioclétien l'art
semble vouloir se relever avec la gloire de Rome; mais bientôt il re-
tombe, entraîné par un courant irrésistible : Rome est abandonnée
pour Constantinople; le goût du luxe oriental altère ou étouffe par-
tout le sentiment du beau; les invasions et les guerres civiles se suc-
cèdent sans interruption, et à la fin du v^ siècle la décadence est com-
plète. Pour en juger, il suffit d'aller dans le Forum romain et d'y
comparer les bas-reliefs des arcs de Titus (79 ans après Jésus-Christ) ,
de Septime-Sévère (193) et de Constantin (306). Quelle chute ef-
frayante! Les arts, dégradés dans leur principe, tombent alors dans
la plus affreuse barbarie.
Cependant, à partir de Constantin, un art nouveau était sorti des
limbes pour remplacer l'art du paganisme, dont la ruine était con-
sommée. Ce fut au commencement du iv* siècle que le christianisme
put enfin élever dans Rome ses premières basiliques : Saint-Paul-
hors-les-Murs, Saint-Pierre-au-Vatican, Saint-Jean-de-Latran, Sainte-
Agnès et Saint-Laurent-hors-les-Murs. Les ténèbres du moyen âge
envahirent malheureusement l'aurore de cet art, qui se débattit pen-
dant dix siècles au milieu d'aspirations sublimes jusque dans leur
impuissance. Il faut arriver au temps où Dante et bientôt après Pé-
trarque et Boccace allaient évoquer les grandes ombres de Yirgile et
d'Homère pour voir l'art antique sortir du sépulcre'où l'avait enfermé
le moyen âge. Ce furent les bas-reliefs d'un sarcophage qui révélèrent
au premier des artistes de la renaissance, Nicolas Pisan, les traces
depuis longtemps perdues de la vérité dans les arts d'imitation. Ce
sarcophage, sur lequel est représentée la Chasse d'IIippolyte, servait
de tombeau depuis le x"= siècle à Beatrix, mère de la comtesse Ma-
thilde de Toscane. On le voit encore aujourd'hui au Campo-Santo de
Pise, à deux pas du baptistère oii Nicolas Pisan sculpta cette chaire
admirable, dont la grâce naïve annonce déjà les splendeurs futures
de la renaissance.
l'art eï l'industrie des bronzes. 169
Du xiv au xvi" siècle, l'industrie des bronzes produisit des mer-
veilles sans nombre. A défaut des œuvres capitales, qu'il faut aller
étudier en Italie, tout le monde connaît les petits bronzes florentins.
Bien moins rares que les antiques, il n'est pas d'amateur qui n'en
possède et qui n'ait pu les apprécier. Les noms des plus grands
artistes se trouvent liés à l'art des bronzes de la renaissance; il suffit
de citer les Pisans .lean et Andréa, les Siennois Agnolo, Agustino et
Jacopo délia Quercia, les Florentins Arnolfo di Lapo, Orcagna, Dello,
Antonio di Banco, Luca délia Robbia, Lorenzo Gbiberti, Branelleschi,
Donatello, Antonio et Piero del Pollajuolo, Torrigiano, Benvenuto
Cellini, et notre célèbre Jean de Bologne (1).
Les portes du baptistère de Florence représentent d'une manière
complète l'art des bronzes florentins. Ces portes sont au nombre de
trois : celle du sud est d'Andréa Pisano; les deux autres, situées
à l'est et au nord, sont de Lorenzo Gbiberti. Andréa fut un des créa-
teurs de la renaissance, a La fortune le favorisa, dit Yasari, en lui
mettant sous les yeux les marbres antiques apportés dans le Campo-
Santo par les flottes victorieuses des Pisans. » Il fut à la sculpture
moderne ce que Giotto fut à la peinture. Il travailla pendant vingt-
deux ans à la porte en bronze sur laquelle il représenta toute l'his-
toire de saint Jean-Baptiste, et cette œuvre, qui se ressent de l'in-
spiration toute puissante de Giotto, fut terminée en 1339. Quant aux
portes de Gbiberti, elles se composent chacune de dix panneaux re-
présentant des sujets tirés de l'Ancien et du Nouveau Testament,
traités en relief, demi-relief et bas-relief. Michel-Ange jugeait ces
portes dignes d'ouvrir le paradis. Elles sont en effet ce que le génie de
la renaissance a produit de plus exquis, et elles resteront comme le
type le plus accompli de l'art moderne des bronzes. Ces trois portes
du baptistère résument admirablement le xiv* et le xv^ siècle, les
deux plus beaux de l'art chrétien. La première le représente encore
dans son enfance, avec toute sa candeur, sa naïveté, sa gaucherie
charmante et son inexpérience, tandis que les secondes nous le mon-
trent dans sa plénitude et dans sa toute-puissance. Enfin, pour avoir
une juste idée de la valeur des bronzes du xv^ siècle, il faut consi-
dérer, dans la Loggia deW Orcagna, l'admirable groupe de Judith et
Holopherne par Donatello, les statues et bas-reliefs du baptistère de
Sienne par Jacopo délia Fonte, le Vecchietto et Donato, et les tom-
beaux de Sixte IV et d'Innocent VIII par Antonio Pollajuolo, à Saint-
Pierre de Rome.
Au xvr siècle, Benvenuto Cellini et Jean de Bologne représentent
fidèlement pour l'art des bronzes italiens cette époque de suprême
élégance. Qui ne connaît à Florence le groupe célèbre de Persée et
(1) Jean de Bologne naquit à Douù eu 1524.
170 REVUE DES DEUX MONDES.
Méduse, la statue équestre de Corne I", le Mercure et les beaux
bronzes du musée degli Ufjizi? A cette époque, la renaissance ita-
lienne envahit la France, et l'art des bronzes florentins y jette de
profondes racines. Benvenuto travaille pour François 1" et fond
pour lui la Ni/mphe de Fontainebleau, actuellement au Louvre. Les
bronzes français possèdent alors les hautes qualités qui signalent les
œuvres de notre sculpture. Il faut rappeler surtout ceux de Germain
Pilon, de Guillaume Dupré, de Ponce et de Barthélémy Prieur (1).
La décadence générale de l'art au xvir siècle exerça nécessaire-
rement une influence fâcheuse sur l'industrie des bronzes; mais les
procédés de fabrication se perfectionnèrent, et l'on vit alors une
gi'ande quantité de monumens qui étonnent plus par leur richesse
et leurs dimensions qu'ils ne séduisent par leur vraie beauté. Les
artistes, ne pouvant déjà plus charmer l'esprit par la seule puissance
de la forme, cherchent à éblouir les yeux par la richesse de la ma-
tière. La chaire de Saint-Pierre et le maître-autel colossal de la basi-
lique vaticane sont là pour appuyer cette opinion. Ces compositions,
matériellement gigantesques, mais sans grandeur morale, montrent
avec quelle rapidité fatale s'accomplit la décadence de l'art. Cepen-
dant, de même qu'à cette époque la France compte les deux plus
grands peintres, — Poussin et Lesueur, — elle possède aussi les
plus habiles fondeurs. 11 suffit de citer les beaux bronzes des Keller
dans les jardins de Versailles, le Remouleur du jardin des Tuileries,
les statues équestres de Coysevox, de Girardon, de Simon Guillain
et de Fr. Duquesnoy.
L'art dégénéré du xviir siècle, à part de rares exceptions, ne de-
manda rien de sérieux à l'industrie des bronzes. Les procédés ma-
tériels eux-mêmes se perdirent à la fin de cette triste époque. Au
commencement du xix* siècle enfin, on ne put trouver un fondeur
assez habile pour couler convenablement la colonne élevée à la gloire
de nos armées victorieuses.
III.
(( Dans toutes les inventions humaines, dit Winckelmann, on a
commencé par le nécessaire, ensuite on a cherché le beau, et on a
donné enfin dans le superflu et dans l'exagération. » Après avoir vu
l'art du bronze se transformer successivement suivant ces tendances
générales de l'esprit humain, il reste à examiner ce qu'il est aujour-
d'hui, et à le juger d'après les monumens qu'on a pu voir réunis à
l'exposition universelle.
Les bronzes français occupaient dans l'exposition de 1855 une très
(1) Voir au Louvre la statue de René de Birague, celle d'Albert Pie, duc de Savoie,
cl les figures allégoriques du tombeau du connétable Anne de Montmorency.
l'art et l'industrie des bronzes. 171
grande place, tandis que cette industrie, chez les nations étrangères
les plus riches, n'était représentée que par un petit nombre d'objets.
L'art des bronzes est maintenant en effet éminemment français et
presque exclusivement parisien. Il occupe à Paris plus de dix mille
ouvriers, et met en circulation une valeur annuelle qui s'élève au
moins à 30 millions de francs. Ce n'est pas seulement dans les ate-
liers des fabricans en renom que se trouvent ces nombreux ouvriers :
un grand nombre travaillent en chambre, et pour leur compte; puis
ils vendent leurs produits aux marchands, qui les exposent sous leurs
noms dans leurs magasins. Telle est du reste l'organisation de la plu-
part des industries pai-isiennes. Le véritable producteur reste presque
toujours ignoré, inconnu du public, qui ne voit que le commerçant
décoré du titre de fabricant, bien qu'il ne fabrique souvent rien du
tout. Toutefois ce fait est loin d'être général, et nous aurons bientôt
l'occasion de citer, parmi les fondeurs les plus habiles, des noms
qui, dans l'industrie parisienne, comptent parmi les plus impor-
tans.
Gn peut presque dire, au sujet des bronzes d'art, que la France
fournit maintenant à la consommation du monde entier. Du moment
où cette branche de l'art tombait dans le domaine presque exclusif
de l'industrie, Paris devait en avoir le monopole. Ce centre unique
d'activité et de mouvement pouvait seul fournir une main-d'œuvre
assez intelligente pour suppléer au travail de l'artiste, devenu désor-
mais impossible sur ces objets d'une faible valeur. Depuis longtemps
déjà, Paris impose son luxe et son goût, non-seulement à la France,
mais au reste de l'Europe. Eh bien ! cette prédilection, qui attire vers
nous les nations civilisées, nous impose de grandes obligations. Nous
sommes pour ainsi dire responsables du goût de tous les peuples,
que nous entraînons par notre exemple, et nous devons veiller avec
d'autant plus de soin à élever incessamment chez nous le sentiment
moral de l'art. Or les bronzes sont un des moyens de propagande les
plus puissans dont nous disposions. Reproduits à l'infini et dispersés
dans le monde entier, ils sont comme les nombreux exemplaires
d'un livre oii nous aurions écrit notre dernier mot sur ce qu'il faut
considérer comme étant véritablement beau et bon.
Parmi les représentans de l'industrie parisienne des bronzes d'art,
il faut nommer en première ligne M. Barbedienne. Au moyen d'un
appareil, dû à M. Collas, qui permet de réduire tous les monumens
de l'art avec une précision presque mathématique, M. Barbedienne
s'est emparé des -principaux chefs-d'œuvre de la sculpture, et il s'est
appliqué à les populariser en les mettant à la portée des plus hum-
bles. C'est là qu'ont tendu des efforts incessans, récompensés déjà
par de légitimes succès. Nulle part la propagande que font journel-
lement les bronzes d'art ne s'est manifestée d'une façon plus heu-
172 REVUE DES DEUX MONDES.
leuse, et voilà déjà plus de quinze ans qu'on peut la suivre dans sa
marche, trop lente à la vérité, mais progressive et certaine.
De nombreuses réductions de l'antique attestent l'activité des ate-
liers de M. Barbedienne. Il suffira de citer notre Vénus de Milo, le Lao-
coon, VAinazone du Vatican, les Deux lutteurs de la Tribune de Flo-
rence, la Diane de Gabies et la Polymnie du musée du Louvre. Sans
doute ces statues réduites ne nous offrent pas avec une fidélité ab-
solue l'idéale beauté des originaux. Il y a dans les procédés de ré-
duction, aussi bien que dans les procédés de moulage, des causes
d'erreur qui rendent le succès difficile (1) , surtout pour les modèles
en ronde-bosse, et il y aurait de nombreuses critiques à faire, si on
examinait ces bronzes au point de vue exclusif de l'art. N'oublions
pas toutefois que c'est une industrie que nous discutons en ce mo-
ment, que ses produits, répandus dans le commerce, ne sortant pas
des mains de l'artiste, on ne peut leur demander qu'une perfection
relative, et que, malgré les défauts signalés dans ces bronzes, les tra-
vaux dont nous parlons ont déjà singulièrement contribué à élever
le niveau de cette industrie aussi bien que le goût général du public.
M. Barbedienne n'a pas fait une part moins large dans ses réduc-
tions aux monurnens de la renaissance qu'aux monumens antiques.
On a vu par exemple figurer à l'exposition universelle la réduction
au demi de l'une des portes de Ghiberti. Sans doute ces admirables
panneaux n'ont plus la beauté sévère de l'original; mais un industriel
qui respecte assez le public pour oser lui offrir une œuvre de cette
importance est certainement digne d'encouragemens. M. Barbedienne
avait exposé aussi le 3îoïse du tombeau de Jules II. Cette réduction
aux deux cinquièmes du chef-d'œuvre de Michel-Ange est satisfai-
sante à quelques égards, mais rien ne saurait rendre la lumière et la
majesté divines qui jaillissent de ce marbre, et ce n'est vraiment
qu'à Saint-Pierre-aux-Liens qu'il est possible de comprendre la puis-
sance gigantesque de cette figure. Au Moïse venaient s'ajouter les
réductions des tombeaux de la sacristie de San-Lorenzo. Qui ne con-
naît ces statues de Laurent de Médicis et de son fils Julien, du Jour
et de la Nuit, de l'Aurore et du Crépuscule? A côté de la reproduction
de ces chefs-d'œuvre de Michel- Ange, on ne doit point oublier le
Saint Jean de Donatello, cette délicieuse figure, si naïve et si vraie;
les trois Grâces de Germain Pilon, etc. Parmi les réductions d'œuvres
modernes, il faut citer surtout les deux belles figures de Toussaint,
et la Pénélope endormie de M. Cavelier, dont le marbre appartient
à M. le duc de Luynes.
Ces procédés de réduction, que la science perfectionnera encore,
(1) Voyez à ce sujet l'Orfèvrerie et Vébénisterie à l'exposition^ de M. G. Planclie,
dans la Revue du 13 novembre dernier.
l'art et l'industrie des bronzes. 173
ont déjà l'avantage de nous rendre les originaux avec assez de fidé-
lité pour que nous les puissions comprendre. Avant l'intervention
de ces machines, les bonnes réductions, de l'antique surtout, étaient
fort rares, car les artistes de premier ordre, seuls capables de com-
prendre ces chefs-d'œuvre, préféraient naturellement se livrer àlenrs
propres inspirations. Quant aux talens secondaires, qui s'occupaient
seuls de ces sortes de travaux, incapables de supporter la responsabi-
lité d'une tâche aussi lourde, ils défiguraient les originaux de la façon
la plus fâcheuse. Le goût du jour donnait même à ces reproductions
son empreinte spéciale. Regardez dans le parc de Versailles les nom-
breuses copies des statues antiques; il ne manque à leur pesante ma-
jesté que les lourdes perruques de Louis XIV. Le siècle de Louis XV
substitue la manière à la simplicité : il donne à la Vénus un regard
lascif, et il ne lui manque que de la poudre, du fard, des mouches et
un panier, pour être transformée en marquise. Sous la république
enfin et sous l'empire, les dieux et les héros de la Grèce et de Rome
ont la pédantesque raideur de ces tristes époques. Il était donc assez
naturel que l'antiquité, travestie de la sorte, n'inspirât qu'une sympa-
thie médiocre. Maintenant il n'en est plus ainsi, et tout le monde
peut prendre une notion exacte de ces chefs-d'œuvre. Toutefois il y
a encore beaucoup de soins, beaucoup d'art à apporter dans le tra-
vail de ces réductions. Comme elles se font par parties, il faut exécuter
les soudures avec grande habileté, faire disparaître la trace des Jets
et des éoents sans altérer le sentiment général du modèle. Ce sont là
encore des difiicultés réelles, et qu'on ne peut surmonter qu'à force
de soins et d'intelligence (1).
A côté des réductions, l'art français des bronzes peut revendiquer
aussi des créations originales, dont il a droit d'être fier. M. Barye est
un véritable artiste : il était né pour produire de grandes choses; la
fortune l'a contraint à en faire de petites, et, loin de se raidir contre
le sort et de poser en génie incompris, c'est lui qui s'est mis à la portée
de ceux qui ne le comprenaient pas. Il s'est fait fabricant de bronzes,
et son talent exercera sans doute une salutaire influence sur le goût
général de cette industrie. Les dispensateurs officiels de la renom-
mée n'ont voulu voir en M. Barye qu'un sculpteur de genre, et ce-
pendant toutes ses œuvres, petites de dimension, possèdent la véri-
table grandeur, celle de l'idée. Elles se recommandent autant par la
(1) Il serait injuste de parler des produits de ;\I. Barbedieuue sans appeler l'attentiou
sur les compositions charmantes de M. Caliieux, jeune artiste d'un vrai talent et l'une
des victimes du choléra de 1834. Il montrait avec un rare bonheur et une grande puis-
sance d'invention ce que peut le génie moderne, lorsqu'il puise ses inspirations aux
sources vives de l'antiquité. — Parmi les industriels qui nous ramènent vers l'antiquité,
il faut citer encore M. Delafontaiue, qui s'inspire constamment aux sources les plus
pures, et M. Susse, qui dispose également d'un appareil de réduction dû à M. Sauvage.
17 II REVUE DES DEUX MONDES.
vérité patiente qui préside à l'exécution des moindres détails que
par la verve et la liberté qui marquent toutes ses inventions d'une si
harmonieuse énergie.
Rentrant dans le domaine de l'industrie, on doit citer parmi les
plus habiles fondeurs de Paris M. Thiébaut et MM. Eck et Durand.
M. Thiébaut avait exposé de magnifiques fontes brutes coulées d'un
seul jet. Pour qu'on n'en pût douter, il les montrait telles qu'elles
étaient sorties des moules, encore entourées des jets et des évents.
Cette exposition offrait un haut intérêt, elle témoignait de la perfec-
tion à laquelle est arrivé maintenant le moulage en sable. Il est bon
d'ajouter que ces fontes d'un seul jet n'étaient que des tours de force
exécutés pour la circonstance : dans la pratique habituelle, toutes
ces statues sont fondues en plusieurs pièces. Quant à MM. Eck et
Durand, pour se convaincre de leur habileté, il suffit de rappeler
que ce sont eux qui ont fondu les portes de la Madeleine, et de si-
gnaler, outre les fontes si délicates qui ont figuré dans leur exposition
particulière, les principaux monumens en bronze de la grande nef
du palais.
Veut-on maintenant connaître le goût général qui domine aujour-
d'hui? Il faut regarder les bronzes de M. Denière. La plupart de ces
bronzes sont dorés: ne pouvant les faire beaux, on les a faits riches.
Sans doute tout cela est éblouissant, et cependant je reste froid et .
insensible. Pourquoi? Parce que là rien n'est simple, rien n'est vrai,
rien n'est réellement grand, rien n'élève ma pensée vers l'idéal, que
je cherche partout, même dans les plus modestes objets. Voyez ce
service de table exécuté pour M. de Risselef; examinez toutes ces
figures si bien dorées à l'ôr mat, ces enfans maniérés, ces femmes
nues dont les corps semblent tordus à dessein pour montrer la ri-
chesse prétentieuse de leur sein : où est la simplicité? où est la
vraie beauté?... Je ne vois là qu'un luxe qui s'affiche, une richesse
matérielle considérable, et rien de plus. J'en dirais autant de cette
grande corbeille de fleurs soutenue par trois enfans de grandeur
naturelle, d'un goût et d'un dessin déplorables. Certainement tout
cela est arrangé avec une certaine recherche, c'est peut-être ce que
le monde appelle joli; mais alors le monde se trompe, et l'art n'a
rien à voir dans de pareilles exti'avagances.
Parmi les nations étrangères chez lesquelles l'art des bronzes est
encore représenté par des œuvres sérieuses, le royaume-uni doit être
cité le premier. Dans une des principales villes manufacturières de ce
pays, à Birmingham, un industriel puissant par les ressources dont
il dispose et par l'énergie qu'il met dans ses efforts, M. Elkington,
est presque parvenu à acclimater en Angleterre cette industrie des
bronzes d'art, si peu faite pour vivre et se développer au milieu des
brouillards; mais les Anglais ont beau nous enlever à prix d'or nos
l'art et l'industrie des bronzes. 175
<3uvners les plus expérimentés, nos artistes les plus habiles : tout ce
qui touche au sol britannique s'y marque aussitôt d'un cachet dont
l'originalité n'est pas douteuse, mais dont la valeur réelle est très
contestable. Néanmoins il est juste de signaler plusieurs beaux
bronzes dans l'exposition anglaise. Ainsi, à côté des pièces galvano-
plastiques de M. Elkington, il faut citer la Lesbie pleurant sur l'oi-
seau mort qu'elle presse sur son sein. Cette statue est de M. Cum-
berworth; la pose en est heureuse, la tête est bien traitée, mais
l'arrangement des cheveux manque d'idéal, et il y a dans les parties
nues une réalité trop pauvre. La Négresse de M. John Bell est une
fonte remarquable, qui mérite également des éloges. Quant à la
Dorothea du même artiste, elle rentre tout à fait dans le goût an-
glais. Son Tireur d'aigle est une grande figure académique, dont la
pose fatigue vite le spectateur. Enfin dans cette exposition si remar-
quable de M. Elkington, on a retrouvé l'Angleterre avec ses étranges
contrastes. A côté des merveilles du Parthénon, à côté du Thésée et
de V Hercule au repos, on remarquait des excentricités toutes britan-
niques, telles par exemple que la Jeune Naturaliste de M. H. Weekes.
Quant aux petits bronzes d'ameublement, les rares spécimens qui
nous étaient offerts ne nous montraient qu'un goût puéril : c'est la
Morale en action, l' Exaltation des Douceurs de la Maternité, etc.
La Prusse occupe aujourd'hui une place également importante
dans l'industrie et dans l'histoire ffe l'art contemporain; elle est le
pays le plus sérieusement érudit de l'Europe, elle compte surtout
des sculpteurs d'un grand talent. L'art des bronzes allemands avait
exposé une grande statue héroïque du feu roi Frédéric-Guillaume III
vêtu en empereur romain. La raideur germanique se prête mal à la
majesté de la pourpre romaine, et bien que cette œuvre importante
témoigne de beaucoup de science, bien qu'elle dénote de sérieux
efforts vers un art réellement élevé, on reste froid en la contemplant.
Toutefois il y a de curieux détails dans les parties-de l'ajustement;
la draperie du manteau surtout est fort bien traitée, et telle qu'elle
est, cette figure historique peut être comptée parmi les monumens
en bronze les plus remarquables de l'art allemand. — Citons encore
la Madeleine pleurant aux pieds de Jésus crucifié, d'après le profes-
seur E, Rietschel. Ce bronze, d'un beau style, sortait des ateliers
de M. Lauchhammer; — un Aigle enlevant une gazelle, fondu d'après
M. F. Bûrde, par M. G. Fischer de Berlin; — en_fin deux Cerfs, d'après
M. Ch. Rauch, fondus par M. Deravanne. — Les petits bronzes prus-
siens étaient d'une extrême faiblesse.
La Toscane avait envoyé trois pièces importantes et d'un grand
intérêt, dues au professeur Clémente Papi de Florence. — C'étaient
d'abord une jolie copie du groupe de Versée et Méduse de Cellini,
— puis la tète du David de Michel-Ange. Ce bronze colossal a permis
176 r»EYUE DES DEUX MONDES,
à ceux qui n'ont pas vu la statue célèbre placée à la porte du
Palazzo Vecchio à Florence d'admirer ici la puissance de l'un des
chefs-d'œuvre du Buonarolti. — Enfin sous cette dénomination :
Badinoge sur l'art de la fusion, l'habile professeur florentin nous
présentait une plante d'aloès, avec toutes ses feuilles et toutes ses
racines, coidée d'un seul jet, et probablement sur nature. C'est là
une des pièces les plus curieuses que puisse offrir aujourd'hui l'in-
dustrie des bronzes; mais ce badinage coûte 3,360 francs, c'est cher.
— La tête du David était cotée 3,750 francs, et le Persée 8,â00. —
Rome était représentée par une intéressante petite réduction de sa
colonne trajane, en bronze doré. - — Enfin la Chine, où peut-être est
né cet art des bronzes, la Chine n'a plus rien à nous apprendre.
A peine nous a-t-elle montré quelques bronzes anciens d'une admi-
rable patine. Ce qu'elle produit aujourd'hui est au-dessous du mé-
diocre. — Tels sont en résumé les bronzes étrangers dignes de quel-
que intérêt que nous ayons à signaler à côté des bronzes français.
11 résulte de l'ensemble de cette étude que l'industrie des bronzes,
après avoir atteint sa forme la plus parfaite chez les Grecs du \i^ au
iv° siècle avant Jésus-Christ, a suivi les destinées générales de l'art,
et qu'elle s'est perdue presque complètement pendant le moyen âge
pour reparaître avec un nouvel éclat pendant les beaux siècles de la
renaissance italienne. Naturalisée française k partir de François P',
elle acquit chez nous sa plus grande puissance sous Louis XIV pour
dégénérer ensuite sous Louis XV, et arriver à une stérilité complète
au commencement de ce siècle. Depuis trente ans enfin, l'industrie
des bronzes d'art s'est relevée en France avec une grande vigueur;
elle a accompli de notables progrès, créé une technologie nouvelle
qui se trouve maintenant très avancée vers la perfection, accru sa
production dans des proportions considérables, tellement que l'ex-
position universelle a pu la montrer toute française, très riche déjà
de son présent et jilus riche encore de son avenir, si elle sait utiliser
les instrumens précieux que la science lui a livrés.
Au point de vue de l'industrie des bronzes, la France a donc une
réelle prééminence. En est-il de même de la question d'art? Nous ne
pouvons malheureusement l'affirmer. Si nous avons parlé longuement
des monumens en bronze qu'ont laissés l'antiquité et la renaissance,
c'est que seuls ils sont capables de guider nos efforts sans jamais
nous égarer. De nobles tentatives ont été faites pour ramener l'in-
dustrie des bronzes vers cette direction certaine, et nous avons si-
gnalé les nombreuses réductions qui tendent à populariser les plus
belles époques de l'art : elles ont déjà produit des artistes et des
œuvres d'une puissante originalité, et elles nous donnent quelque
confiance pour l'avenir: mais la grande majorité des bronzes que
l'exposition nous a montrés témoigne du mauvais goût qui domine
l'art et l'industriiï des bronzes. 177
encore aujourd'hui chez le fabricant aussi bien que dans le public.
La plupart des fondeurs en renom nous reportent au goût déplo-
rable qui domina l'Europe entière au xviir siècle. Nous voyons
dans presque tous ces bronzes le superflu et l'exagération, c'est-à-
dire les signes infailhbles de l'impuissance. Et cependant une véri-
table renaissance s'est opérée de^^uis soixante ans : l'antiquité est
venue pour la seconde fois redonner la vie à l'art, dont on déses-
pérait; les efforts des AVinckelmann , des Lessing, des Stuart, des
Mengs, des Millier, ont créé une ère nouvelle et féconde. L'érudi-
tion passionnée des savans a été heureusement contagieuse, et au-
jourd'hui tout le monde veut connaître la Grèce et l'Italie. Il est
facile de suivre les efforts de cette réaction dans nos écoles de pein-
ture et de sculpture : nous lui devons aujourd'hui nos maîtres les
plus habiles, et qui ne voit maintenant la distance énorme qui sé-
pare les compositions puériles des Yanloo, des Boucher et des Wat-
teau, de la science sérieuse et élevée des artistes les plus érainens
dont la France s'honore aujourd'hui? Pourquoi donc l'art des bronzes
ne participe-t-il pas à ce mouvement salutaire? Pourquoi voyons-
nous encore presque partout ces amours insolens qui pullulaieiil
dans les petites maisons au temps de M'"*' de Pompadour? Pourquoi
souvent aussi cet art prétendu gothique, qui n'a du moyen âge que
la raideur sans en avoir la naïveté? Pourquoi ces troubadours de
pendule et ces chevaliers bardés de fer? — Telles sont les questions
que la critique doit sérieusement adresser à la plupart de nos fabri-
cans. Songeons toujours à l'influence utile que peuvent exercer sur
le goût général les bronzes d'art les plus modestes et par conséquent
les plus répandus, et n'oublions pas que les objets les plus hum-
bles portent en eux leur idéal comme les monumens les plus somj)-
tueux. Plutarque nous apprend que Sylla, dans toutes ses expédi-
tions, portait sur son sein une petite figure d'Apollon Pythien en
bronze doré, et qu'il la baisait souvent. Eh bien! les bronzes d'art,
répandus partout aujourd'hui, sont comme les dieux de nos foyers
domestiques. La possession nous y attache, et ils font presque partie
de notre existence intime. Ayons donc soin de bien choisir ces divi-
nités inspiratrices de notre goût : qu'elles développent le sentiment
véritable de l'art, qui existe en germe chez la plupart d'entre nous,
mais qui a besoin, pour se produire, d'être incessamment cultivé.
Enfin qu'elles nous élèvent peu à peu vers les hautes régions d'où
notre esprit ne doit jamais descendre.
A. Grlver,
12
NUSSIR-U-DIN
DERNIER ROI D'AOUDE
The piivale Life of an castern Kiiig, liy a meiiiber of tlie houseliold of liis late iiiajesty
Niissii-iMleen, king of Oiule; l vol. in-S". London, Hope and C" 1835.
Si nos descendans éprouvent quelque difficulté à raconter l'his-
toire de notre xix' siècle,- ce ne sera point faute de docuinens. Jamais
aucune époque n'a réuni une telle masse de matériaux bons et mau-
vais. Et ce n'est pas seulement notre petite Europe qui a le privilège
d'intéresser les collecteurs de faits, ce sont les pays les plus inconnus
et les plus lointains du globe. Nous avons aujourd'hui des renseigne-
mens plus précis et plus exacts sur l'insurrection chinoise que nos
pères n'en avaient il y a deux siècles sur les révolutions de la Russie.
Le royaume de Dahomey nous est relativement plus familier que tel
pays du Nord ne l'était autrefois; nous connaissons toutes les intrigues
du palais de Kamehameha IV, et il n'y a pas un îlot de l'Océanie qui
ait des secrets pour nous. Cette exploration en tout sens de l'uni-
vers est même une des seules choses incontestablement bonnes que
notre siècle ait produites. C'est cependant à une seule nation que
nous devons cette lumière jetée sur le monde entier, — à l'Angle-
terre. Les autres nations ont peu fait relativement pour cette divul-
gation des secrets de la vie humaine sous toutes les formes qu'elle
peut revêtir; l'Allemagne elle-même, la savante et méthodique Alle-
magne, commence à peine à entrer dans cette voie de recherches,
et il est douteux qu'elle y réussisse jamais aussi bien que l'Angle-
terre. Le dévouement à la science, qui est une si grande et si noble
LE DERNIER ROI d'aOUDE. 179
chose, n'est cependant pas dans ce genre d'investigations la qualité
la plus nécessaire, et il peut même arriver qu'on serve mieux la
science en ne s'en inquiétant point du tout. Des mobiles très infé-
rieurs peuvent être infiniment plus utiles dans ce cas particulier que
l'amour de la science ou du progrès humain , — par exemple le
désir de faire fortune, l'amour des aventures ou des émotions vio-
lentes, l'instinct de la curiosité, et même ce simple appétit du nou-
veau qui s'empare des imaginations blasées, mais actives encore,
d'une époque corrompue et fatiguée. Pour bien voir le pays que
l'on visite lorsque ce pays est l'Inde ou l'ouest de l'Amérique par
exemple, il n'est pas absolument nécessaire de posséder des con-
naissances historiques étendues, ou d'être un grand orientaliste; il
vaut souvent mieux commander tout simplement un navire, être ca-
pable de prendre part à une chasse au tigre, ou bien avoir une assez
grande habitude du danger pour n'être pas efl'arouché par une atta-
que soudaine de sauvages et de bêtes féroces. Là est la source de la
supériorité que possèdent les Anglais sur les autres peuples dans ce
qu'on peut appeler la littérature des voyages. Leurs innombrables
relations de voyage ne sont cependant rien de rema,rquable sous
le rapport de l'art et de la composition, ni sous le rapport de la
science. Rien généralement de moins savant, de plus incomplet, de
plus fragmentaire que ces relations. Souvent elles ne contiennent
qu'un seul fait, mais sur ce point la lumière est complète. Ces rela-
tions non plus ne sont pas signées de grands noms dans la science :
ceux qui les écrivent sont des capitaines de navire, des aventuriers,
des lieutenans en congé, des marchands, de jeunes lords ennuyés;
mais qui d'un savant ou d'un aventurier peut pénétrer avec le plus
de sagacité les mystères d'une cour barbare, les secrets d'une tribu
sauvage, bien plus la poésie d'une terre périlleuse, où le métier
de contemplateur exige l'adresse d'un maître d'armes et d'un chas-
seur consommé, la science d'équitation d'un centaure ou d'un fjau-
cho? Qui d'un savant ou d'un marchand est le mieux à même de
pénétrer le caractère d'un peuple, ses vices et son degré de moralité?
Il y a plus : trop de scrupules de morale peuvent nuire chez l'obser-
vateur, et il y a des peuples qu'il est difficile de bien comprendre,
si l'on ne met pas de côté toutes les idées de dignité et de probité
qui forment le bagage d'un homme civilisé. Telles sont quelques-
unes des raisons pour lesquelles la littérature des voyages a prospéré
en Angleterre plus que dans tout autre pays. Les voyageurs anglais
sont moins des voyageurs, c'est-à-dire des savans, que des curieux,
ou des hommes obligés par fatalité ou profession de connaître avec
exactitude les peuples avec lesquels ils ont à traiter ou à commercer.
Par une autre raison encore, l'Anglais mieux que les autres peu-
180 REVUE DES DEUX MONDES.
pies civilisés est appelé à rendre à l'humanité ce service de l'explo-
ration du monde. L'Anglais peut être plein de préjugés, individuel,
égoïste, incapable de s'assimiler les élémens étrangers; mais il a un
grand avantage sur le Français ou sur l'Allemand : il ne s'étonne de
rien. Quand il part pour les antipodes, il ne se promet pas d'avance
un plaisir tout nouveau, et ne s'effraie pas outre mesure de l'ennui
qu'il va subir. S'il s'ennuie moins qu'il ne l'avait supposé, c'est tant
mieux. S'il ne trouve pas ce qu'il espérait, c'est tant pis. Il n'éprouve
donc ni illusions, ni désenchan tenions. Il visite l'Inde ou l'Australie
comme il visiterait une paroisse des environs de Londres, et il se
conduit dans les plus lointains pays comme il se conduirait dans sa
propre contrée, c'est-à-dire qu'il y dîne à ses heures habituelles, dé-
jeune et dort à ses heures habituelles. Par conséquent, n'y fît-il même
qu'une courte halte, il n'y passe pas, il y séjourne. Enfin, dernière
qualité, il manque de la faculté d'assimilation et ne perd jamais son
individualité. Le Français adopte vite les mœurs et les usages des
peuples étrangers qui l'ont choqué d'abord. Il commence par se mo-
quer des sauvages pour se faire sauvage lui-même huit jours après;
grande preuve de bonté naturelle, et en même temps grande preuve
de faiblesse. Grâce à cette qualité ou à ce défaut, comme on voudra
l'appeler, il est capable de passer au milieu des peuples, de partager
leur existence, de se faire complice de leurs mœurs, sans se rendre
mieux compte, au bout de tout cela, de leur nature et de leurs ins-
tincts qu'avant de les avoir visités. L'Anglais au contraire n'abdique
jamais son individualité, excellente qualité pour bien voir, car les
choses extérieures posent devant lui comme objets d'étude ou de
simple curiosité. En un mot, les relations entre Y objectif et le sub-
jectif ^oni mieux et plus sagement maintenues par l'Anglais que par
le Français, qui s'identifie trop facilement avec Y objectif , et que par
l'Allemand, qui assimile trop volontiers à son moi tout ce qui lui est
extérieur.
jNous avons une preuve de plus de cette faculté d'observation
propre aux Anglais dans le curieux livre intitulé la Vie privée d'un
roi d'Orient. L'auteur, ancien officier au service de sa majesté Nus-
sir-u-deen, second roi d'Oude, n'a point de système préconçu; il n'est
point un profond orientaliste, et il confesse même qu'il n'a jamais
su d'hindoustani que ce qu'il lui en fallait pour se faire comprendre
des indigènes et n'être point embarrassé au milieu d'eux. Il n'a au-
cune idée et ne donne à son gouvernement aucun conseil politique;
mais en revanche il connaît à fond les choses qui sont tombées dans
le domaine de son expérience, il n'a perdu ni un mot, ni un geste. Sa
description du royaume d'Oude est, si l'on peut associer des mots
aussi contraires, une sorte de tableau hollandais de l'Orient. On a là
Je ménage et l'intérieur du roi d'Oude, sa cuisine, ses écuries, les
LE DERNIER ROI d'aOUDE. 181
portraits de ses domestiques et de ses femmes, le portrait du roi
Nussir-u-deen dans toute sorte de costumes et d'attitudes, à table,
à cheval, au sortir du bain, en chapeau noir et en frac à l'anglaise,
en costume oriental et la couronne sur le front. Seulement il ne faut
pas oublier que les scènes de cette série de tableaux d'intérieur à la
flamande se passent en Orient, et que par conséquent les détails les
plus humbles sont d'une opulence et d'une étrangeté singulières; les
ustensiles de ménage sont d'or, les servantes sont vêtues d'étoffes
lamées d'or et d'argent; pour chats domestiques on a des tigres, et
pour animaux familiers des éléphans.
Le royaume d'Oude ou d'Aoude, situé dans l'Inde septentrionale,
entre le Punjab, le Népaul et le Delhi, est, ainsi qu'on le sait, placé
sous le protectorat de la compagnie des Indes. Jadis province du
grand empire mogol, pillé par Warren Hastings au dernier siècle,
réduit de moitié par lord Wellington, qui annexa une grande partie
de son territoire aux possessions anglaises, il fut constitué sur ses
bases actuelles en 1819 par le marquis d'Hastings, qui ajouta à ce
qui restait de cette province, jadis florissante, quelques déserts con-
quis sur le Népaul, et sacra roi, au nom de la puissante compagnie
des Indes, le nawab Gazi-u-deen, père du héros de cette histoire.
Quoique tous ces faits soient le développement naturel de la con-
quête et qu'il n'y ait pas à s'en étonner, on peut dire néanmoins,
sans courir le risque d'être accusé de sentimentalité philanthropique
mal placée, qu'il y a eu rarement quelque chose de plus injuste que
les traités qui unissent le royaume d'Oude à la compagnie des Indes.
L'indépendance du pays est nominale, et il est inutile d'ajouter que
le prix du protectorat anglais est le sacrifice de l'indépendance du
roi. La compagnie protège le roi pour se garantir elle-même, c'est-
à-dire pour empêcher que le roi ne se serve de son pouvoir contre
la domination anglaise. Jusque-là la philanthropie n'a rien à dire à
cette politique; mais ce roi, impuissant pour le bien de ses sujets,
est en revanche très puissant pour le mal. Les traités lui garantis-
sent sa couronne et ses possessions contre tout ennemi extérieur et
intérieur, c'est-à-dire que si ses peuples, las d'une oppression ca-
pricieuse et sanglante, se soulèvent contre lui, la redoutable compa-
gnie appose son veto, et s'engage à lui livrer, pieds et poings liés,
ses sujets, pour qu'il continue à les ruiner et à les mutiler. La com-
pagnie lui donne le pouvoir de faire tout le mal qu'il voudra à d'au-
tres qu'elle; il profite largement de cette permission. Tous les ca-
prices qui peuvent passer par la tête d'un despote oriental, il les
satisfait avec sécurité et impunité. Meurtres, mutilations, pillages,
extorsions, supplices bizarres, exils ignominieux, emprisonnemens
dans des cages de fer, il peut se permettre toutes ces plaisanteries
à l'égard de ses sujets; mais que ces derniers, las de cette crimi-
182 REVUE DES DEUX MONDES.
nelle tyrannie, se gardent bien de remuer, car le résident anglais
de Lucknovv n'a qu'à faire un signe, et les troupes anglaises canton-
nées sur la frontière étoufferont la rébellion. Ajoutez que les mal-
heureiLx sujets de cet empire n'ont pas même la ressource des états
despotiques très étendus, et où la jalouse surveillance de la tyrannie
ne peut s'exercer également partout, grâce aux distances. Non : le
territoire d'Oude n'étant pas plus étendu que celui des Pays-Bas
et de la Suisse réunis, personne n'échappe à l'œil fascinateur et à
la griffe du tigre couronné. Supposez le despotisme oriental établi
dans quelqu'un des petits états de l'Europe, et vous aurez une idée
imparfaite de la situation du peuple d'Oude, car il faudra supposer
encore que ce despotisme est protégé par un puissant voisin.
Le roi d'Oude est donc libre de se livrer à tous les caprices de son
imagination orientale. De gouvernement, d'administration légale, il
n'en existe point, et comme il faut bien cependant montrer son pou-
voir en quelque chose, le monarque montre le sien en pillant ses
sujets. On lève le revenu public à coups de fusil. Dans cet aimable
état d'anarchie, où personne n'est protégé que le roi, les sujets sen-
tent le besoin de se protéger eux-mêmes et ne sortent jamais qu'ar-
més. Lucknow, la capitale de ce royaume, est certainement une des
plus étranges villes qu'il y ait dans le monde entier. Ces habitans
armés de pistolets et de poignards, de brassards et de boucliers en
peaux de buffles, vous croyez peut-être qu'ils vont en guerre, ou
tout au moins qu'ils se rendent à quelque parade militaire? Non, ils
vont traiter de leurs affaires, vendre ou acheter ce que les caprices
du roi et de ses collecteurs de taxes ont bien voulu ne pas leur en-
lever. Quant au roi sous l'administration duquel existe un tel état de
choses, c'est un des souverains les mieux logés de la terre. Sa rési-
dence se compose d'une succession de palais qui s'étend sur l'une des
rives du Goomty, tandis que sur l'autre rive s'étend sa ménagerie,
parc immense où des troupes d'éléphans, de rhinocéros, de tigres,
de léopards, d'antilopes, de lynx et de chats de Perse s'ébattent au
soleil, dit notre auteur, comme les moutons et les vaches dans un
parc anglais. Le luxe des habitans n'est naturellement point en pro-
portion avec le luxe du souverain, et les rues de Lucknow sont en-
combrées de mendians armés comme les autres citoyens, et qui,
ainsi que le mendiant de Gil Blas, vous demandent l'aumône l'es-
copette à la main. Il est même assez curieux de retrouver au fond de
l'Asie le type du /fl^zoro^/^ italien, avec ses mœurs, ses phrases sacra-
mentelles, ses compHmens hyperbohques et ses injures aristopha-
nesques. C'est une preuve de plus que les mêmes causes ont partout
les mêmes effets, et qu'un état d'abjection ou de dignité morale en-
gendre partout à peu près les mêmes mœurs et le même langage.
Est-ce dans une rue de Naples ou dans une rue de Lucknow que se
LE DERNIER ROI d'aOUDE. 183
passe la petite scène que voici? « La lumière du soleil a brillé sur
l'esclave de monseigneur, et le pauvre esclave sera nourri, vous dit
un impudent et vigoureux gaillard armé d'une forte moustache, un
sabre et un bouclier au poing, en vous tendant la main. — Vous êtes,
vous dit-il, la lumière du soleil, — et ce compliment vaut bien, à son
avis, le salaire d'une journée de travail. Vous vous détournez de dé-
goût, et alors, aussi tranquillement qu'il vous avait débité ses com-
plimens, il vous fait part de son opinion sur les membres féminins
de votre fomille (particulièrement votre mère et vos sœurs) dans un
langage trop nu et trop énergique pour souffrir la traduction, et plutôt
hardi et expressif qu'élégant » Les citoyens armés et les mendians
forment le plus intéressant spectacle de Lucknow, et partagent l'at-
tention et l'étonnement du voyageur avec les chameaux et les élé-
phans, qui se prom.ènent dans la ville aussi communément que les
mulets en Espagne, les ânes et les bœufs dans nos villages, les che-
vaux dans nos rues.
Lorsque notre aventurier se présenta à la cour de Lucknow, le
roi régnant était Nussir-u-deen, un des deux fds du premier souve-
rain élevé au trône par la compagnie. Ce n'était point sans diffi-
cultés qu'il avait succédé à son père Ghazi-u-deen, qui l'avait dés-
hérité et avait formé, paraît-il, le dessein de le tuer plutôt que de
lui laisser la chance de monter sur le trône. Il devait son élévation
à l'énergie de sa mère, la padshah begiim (sultane favorite). Elle
arma les femmes de son harem, et, après un combat sanglant dans
l'intérieur du palais, elle réussit à déjouer les projets du roi, grâce
à sa bravoure et aussi à l'intervention du résident anglais. Nussir-
u-deen devint donc roi, et son premier acte fut de suivre les traces
de son père : bon sang ne peut mentir. De même que son père avait
voulu le déshériter, Nussir voulut déshériter son fils. La mère dis-
puta son petit-fils à cette bête fauve et le prit sous sa protection.
L'ingrat Nussir, oublieux du passé, ordonna à sa mère de quitter le
palais; elle refusa. Le roi envoya contre elle ses fenimes-cipayes
(garde d'amazones qui habite le palais du roi), et un nouveau com-
bat s'engagea dans lequel quinze ou seize femmes de la padshah
begum furent tuées. Le résident anglais intervint de nouveau. Le
roi promit au colonel Lowe (c'était le nom du résident) de ne point
tourmenter sa mère ni de toucher à son fils, si elle consentait à se
retirer à un palais qu'il indiqua. « Le résident se porta garant de
la vie de l'enfant, et la begum partit contente. Elle eut plus de con-
fiance dans la parole d'un gentleman anglais qu'elle n'en aurait eu
dans les sermons les plus solennels du roi et de tous ses ministres.
En vérité, ce n'est pas en Europe que l'on découvre la grandeur de
l'Angleterre et la puissance magique que renferme le nom d'An-
glais. )) Cette brave et courageuse mère de Nussir est le personnage
ISll REVUE DES DEUX MONDES.
le plus intéressant du livre, le seul qui ait des affections naturelles
et quelque chose d'humain. Elle avait réussi contre Ghazi-u-deen,
elle ne devait pas réussir contre le fils ingrat qu'elle avait sauvé
de la disgrâce et peut-être de la mort. Après le départ de sa mère,
Nussir fit publiquement proclamer son fils illégitime. Une fois stig-
matisé ainsi, fenfant ne pouvait plus hériter de la couronne. Cepen-
dant, après l'empoisonnement de Nussir, la begum fit encore une
tentative, cette fois réellement héroïque, car elle ne craignit pas
d'entrer en lutte avec le formidable pouvoir de l'Angleterre. Elle fit
entourer de troupes le palais où habitait le résident anglais qui re-
fusait de reconnaître le jeune prince; mais les troupes de la com-
pagnie des Indes arrivèrent à leur tour, quelques coups de fusil
furent échangés, et le l'oi de la compagnie, un oncle de Nussir,
monta sur le trône.
Si Nussir traitait ainsi sa mère et son fils, il n'y a point lieu d'être
étonné qu'il se portât aux derniers outrages envers les autres membres
de sa famille. Famille! quel est ce mot-là? Dans le pays d'Oude, le roi
seul est tout; ses parens les plus proches ne participent en rien à sa
grandeur, et ont moins d'importance qu'un eunuque favori ou une
danseuse qui a captivé pour une semaine les sens très susceptibles
du roi. S'ils ont encouru la colère du souverain, le dernier esclave du
palais a le droit de les bafouer sans pitié, et cela avec la plus com-
plète impunité. C'est là la façon dont le despotisme rétablit l'égalité.
Tous sont égaux devant la violence et la cruauté du monarque, aussi
bien un prince royal qu'un mendiant. D'ailleurs les victimes sont
peu intéressantes : si elles sont tyrannisées, elles n'attendent que le
moment de tyranniser à leur tour, et elles infligeraient, si elles en
avaient le pouvoir, les mêmes outrages qu'elles ont à subir. Nussir
avait plusieurs oncles vieux et infirmes qu'il se plaisait à insulter et
à fouler aux pieds; mais ces oncles avaient comploté jadis sa perte
de concert avec son père, et ils finirent par le faire empoisonner.
Ils ne valaient probablement pas mieux que leur neveu, et la seule
raison qui semblait militer en leur faveur était leur vieillesse et leurs
infirmités. Quoi qu'il en soit, ils étaient une grande ressource pour
Nussir : quand ses danseuses ou ses jeux de marionnettes l'ennuyaient
par trop, quand il ne trouvait plus aucun plaisir dans les combats de
bêtes fauves, qu'il ne lui était tombé depuis longtemps sous la main
personne à faire décapiter, quand il sentait qu'il avait besoin d'un
dérivatif puissant pour secouer sa torpeur que n'éveillaient plus les
jouissances physiques, la cuisine indienne et le vin de l'Europe, alors
il invitait à dîner un de ses oncles, et les habitués de la table royale
étaient sûrs qu'ils allaient avoir un spectacle exceptionnel. Les plai-
santeries qu'on faisait supporter aux princes étaient très variées,
grâce au génie inventif du barbier du roi. Anglais de basse extrac-
LE DERNIER ROI D AOUDE.
185
tioiî, cruel et rapace, qui s'était emparé si bien de l'esprit de son
maître, qu'il était le véritable souverain d'Oude, et que Nussir tomba
dès que le barbier eut été chassé par ordre de la compagnie. Nous
regrettons que l'auteur ait cru devoir taire le nom de ce facétieux
scélérat qui doit vivre aujourd'hui dans une opulence somptueuse,
fruit de ses rapines et de ses crimes. Le lecteur aura une idée du
génie drolatique de ce favori et de l'affection que Nussir portait à ses
oncles par les deux anecdotes suivantes.
Le roi avait invité à dîner un de ses oncles, nommé Saadat. Après
le dîner, les convives, échauffés par le vin, se préparaient à assister
aux divertissemens ordinaires des soirées du palais. — Dansons une
écossaise! s'écria le barbier illuminé par une idée soudaine; je dan-
serai avec Saadut. — Bonne idée, bonne idée! répond le roi; que le
khan danse avec mon cher oncle. Sur l'assentiment du roi, le bar-
bier saisit Saadut, et le malheureux vieillard, à moitié ivre, tourne
et tourne jusqu'à ce qu'il soit sur le point de s'évanouir. Au milieu
de ce tourbillonnement, le barbier, d'un coup de main, fait tomber
son turban, grave outrage chez les Indiens d'Oude et que le vieil-
lard ressentit vivement, car, môme dans l'état d'ivresse où il était,
il porta la main sur son poignard. Ce geste fut aperçu par le barbier,
qui, d'un mouvement rapide, jette le poignard loin de lui, détache le
ceinturon du vieillard, déroule le châle qui lui ceignait le corps, puis
enlève sa veste de tissu d'or; pièce à pièce, morceau par morceau,
le barbier déshabille le pauvre prince. Quelques-uns des officiers
anglais, irrités de cette insolence, s'approchèrent pour protéger le
vieillard. — Arrière, messieurs! cria le roi; je veux que la plaisan-
terie continue, ou, par le ciel! je vous mets aux arrêts. — Le mal-
heureux vieillard se tenait là, au milieu de l'appartement royal, nu
comme au jour de sa naissance, jouet des esclaves et de la canaille
du palais, bafoué et même frappé, dans un état d'ivresse qui ajou-
tait encore quelque chose de ridicule à cette scène repoussante, et
cependant versant des larmes et se couvrant la figure de ses mains.
Dans cet état, le roi le força de danser jusqu'à ce que ses yeux se
fussent assouvis de ce honteux spectacle.
Un autre oncle de Nussir, encore plus âgé que le précédent, nommé
Asoph, reçut une semblable invitation à dîner. Il ne s'y rendit pas
sans hésitation; il pressentait quelque humiliation ou quelque cruauté.
— Savez-vous ce que me veut le roi? demanda- t-il au voyageur an-
glais dont nous citons le récit. — Mais seulement dîner avec vous,
je crois. — Hélas! je suis vieux, ma tête est grise et mon œil éteint;
je ne puis être un compagnon pour mon neveu, qui est jeune et
avide de plaisirs. « Il y avait, dit notre auteur, une grande et très
pathétique expression dans ces paroles , que le vieillard prononça
avec toute la musique du langage hindoustani. Je fus touché de son
186 REVUE DES DEUX MONDES.
chagrin, » Le dîner commença sous de très bons auspices : le roi
entra, salua avec grâce et dignité (pas plus que Néron et Hélioga-
bale, Nussir ne manquait d'une certaine élégance royale) , et se mon-
tra pour son oncle plein de prévenances hypocrites. Une bouteille
de madère fut placée devant Asoph, et les toasts se succédèrent si ra-
pidement, que le vieillard, sentant que la liqueur commençait à lui
monter au cerveau, ne put tenir tète au roi et posa son verre à moi-
tié vide seulement. Ici cessèrent les prévenances et l'hypocrisie. Le
roi regarda fixement son oncle. — Est-ce que le vin qu'on sert à
ma table n'est pas bon? demanda-t-il d'un ton sec. Asoph s'excusa,
lit appel à sa volonté et réussit à tenir tête aux convives jusqu'à la
fin du dîner. Au moment où les danses commencèrent, la bouteille
de madère placée devant Asoph était à peu près vide. — Ne voyez-
vous pas qu' Asoph n'a plus de vin? dit le roi en se retournant vers le
barbier. Allez lui chercher une autre bouteille. — Le breuvage qu'on
posa cette fois devant le malheureux était un composé de madère et
d"eau-de-vie. Une ivresse complète fut produite bientôt par l'affreuse
mixtion, et la tête du vieillard tomba sur sa poitrine, a Ses mous-
taches ont besoin d'être arrangées, » dit le barbier en se levant, et à
la grande indignation des Européens témoins de cette scène, il tira
brutalement le vieillard par ses moustaches, qu'il portait très lon-
gues. Mais ce n'était que le prélude d'une scène repoussante qu'il
fallut contempler en silence sous peine d'encourir les colères du
monarque, qui déjà avait prévenu toutes les observations par ces
mots : « Est-ce que le vieux pourceau n'est pas mon oncle? est-ce
qu'il ne m'appartient pas? Moi et le khan nous ferons de lui ce qu'il
nous plaira. » En attendant, la tète du vieillard continuait à s'incli-
ner, penchée à demi par le sommeil et à demi par l'ivresse. « Il faut
lui redresser la tête, » dit le roi. L'obéissant barbier ne se le fit pas
dire deux fois, et, prenant deux longs morceaux d'un fil très solide,
il attacha habilement, en homme consommé dans son métier, les
deux bouts de la moustache du prince aux bras du fauteuil sur le-
quel il reposait. Le roi battit des mains, chuchotta quelques mots
à l'oreille de son favori, qui sortit et rentra bientôt après avec quel-
ques fusées qu'on alluma sous le fauteuil du vieillard. Réveillé par
la détonation, le prince tressailfit et fit un effort subit pour se lever.
Ce mouvement lui arracha une partie de ses moustaches. La dou-
leur avait dissipé complètement l'ivresse; Asoph se leva, et en courti-
san consommé salua son neveu, le remerciant du plaisir qu'il lui avait
donné et le priant de l'excuser si le sang qui coidait de sa blessure
ne lui permettait pas de jouir plus longtemps de sa royale société.
Le lecteur ne doit cependant pas se faire illusion, et croire qu'il
a affaire, en Nussir-u-deen, à quelqu'un de ces monstres de cruauté,
phénomènes de scélératesse, qui ont épouvanté le monde. Non!
LE DERNIER ROI d'aOUDE. 187
Nussir-u-deen n'était ni un Attila, ni un Gengis-Khan, ni un Tanier-
lan, ni un Sélim. 11 n'avait pas l'âme assez forte pour ressembler en
rien à ces types de la tyrannie. Encore moins ressemblait-il à ces
fous de la vieille Rome, les Caligula ou les Commode, à qui l'ivresse
du pouvoir inspirait des crimes si saugrenus et de si gigantesques sot-
tises. Tout au plus était-il capable de quelques-unes de ces inventions
de cruauté raffinée auxquelles se complaisaient le dilettante Néron
et l'élégant Héliogabale; mais il leur ressemblait par quelques détails.
seulement, et non par l'ensemble du caractère. Son pouvoir n'était
])as assez grand et assez indépendant d'ailleurs pour lui permettre les
mêmes folies, litre tyran d'un petit royaume ou tyran d'un vaste
empire, ce n'est point absolument la mêiue chose, et l'étendue du
pays où s'exerce le despotisme réagit sur le despotisme lui-même et
l'empêche de se développer outre mesure. La tyrannie exercée sur
un petit espace perd la moitié de sa force pour le tyran ; elle pèse
plus violemment, il est vrai, sur les peuples qui lui sont soumis; mais
en revanche l'imagination du tyran est gênée et nécessairement
limitée. Non, le roi Nussir était un tyran d'un ordre beaucoup moins
extraordinaire que tous ces célèbres despotes. Sa tyrannie était un
composé de trois sortes d'arbitraires : l'arbitraire d'un enfant gâté
de la fortune, à qui le sort n'a imposé aucun contrôle; l'arbitraire
d'un homme sans moralité, et enfin l'arbitraire particulier aux princes
d'Orient. Il n'était de sa nature ni cruel ni doux. Il avait une âme
essentiellement indienne, molle, sans résistance, capricieuse. Seu-
lement cette âme, qui est celle de tous ses compatriotes, il l'avait
vulgaire et faible. Comme les peuples mêmes soumis à sa tyrannie,
il n'avait pas, à proprement parler, de caractère humain, et il était
l'esclave de la nature.
11 est assez difficile d'expliquer ce que nous entendons par ces pa-
roles, cependant nous l'essaierons. L'Européen seul a un caractère
humain, c'est-à-dire qu'il agit en vertu d'une détermination bonne
ou mauvaise qui est le fruit de sa volonté. La nature extérieure n'a
pour ainsi dire pas de prise sur lui, ses sens ont avec la nature exté-
rieure des relations établies d'une manière régulière et comme par
suite d'un consentement mutuel. On dirait que chez les races euro-
péennes la nature et l'homme ont passé ensemble un contrat pour
maintenir leurs droits réciproques. Il en résulte que chez nous il y a
une dualité bien établie, la nature d'une part, l'homme de l'autre :
chacune de ces deux parties vit indépendante de l'autre; mais en
Orient il n'y a pas de nature humaine distincte de la nature exté-
rieure, il n'y a pas deux royaumes séparés; l'homme est un des
faits de la nature comme le bananier, le tigre ou l'éléphant, et il
n'est pas un fait beaucoup plus important qu'aucun de ceux-là. 11
existe des hommes en Orient ou en Afrique, mais il n'existe pas
188 REVUE DES DEUX MONDES.
de nature humaine. L'homme y a la nature sauvage de la bête fauve,
ses mouvemens souples et gracieux, ses cruautés soudaines et inex-
pliquées, sa soumission, sa témérité et sa timidité. Le même voya-
geur qui nous introduit à la cour du roi d'Oude nous montre des
tigres et des éléphans qui, en vérité, agissent d'une manière exac-
tement conforme à celle de Nussir. Le roi dans ses cruautés et dans
ses repentirs ressemble, à s'y méprendre, à l'éléphant Malleer qui tue
son mahout et puis se laisse doucement mener en laisse par un en-
fant. On se demande quels sont ici les personnages humains, et l'on
est tenté de prendre pour des hommes les bêtes qui figurent dans
ce récit. Le tigre Kagra prendrait la place du roi Nussir, et le roi
Nussir la place du tigre Kagra, qu'on ne serait nullement étonné de
la métamorphose; l'un et l'autre ont exactement le même caractère.
Telle est la nature de ces Orientaux trop vantés, et à qui quelques-
uns des dons les plus riches semblent n'avoir été accordés que pour
marquer la différence entre le phénomène homme et les autres phé-
nomènes naturels, et afin d'empêcher toute méprise trop grossière.
Nussir-u-deen était un Oriental complet. Il était impossible de s'ex-
pliquer la raison de ses actions et de saisir le vrai fondement de son
caractère. Il était cruel : pourquoi? Demandez au tigre pourquoi il
est cruel. Quelquefois il épai-gnait : était-il clément? Demandez à la
bête qui se détourne de sa proie sans qu'on en connaisse la raison
si elle agit par clémence? Il était impossible de savoir pourquoi il
était féroce à telle heure plutôt qu'à telle autre. Un mouvement du
sang, une démangeaison de la peau, une minute d'un soleil trop ar-
dent étaient les raisons déterminantes de ses actions. Un mot mal-
sonnant vous faisait trancher la tête ou enfermer dans une cage de
fer. On ne l'abordait donc qu'à genoux, direz-vous, et sans doute on
ne lui parlait que par derrière un voile, ainsi que chez les anciens
Perses? Eh! non, il était bon enfant, très familier; il se laissait par-
faitement aborder, et il aimait à jouer avec ses favoris. Un jour il
s'amusa à jouer avec eux au saut de mouton, prêtant gracieusement
sa royale échine comme s'il eût été un simple écolier. Était-ce bon-
homie? Non, il obéissait tout simplement à cette loi naturelle, que
les enfans suivent instinctivement et que les hommes qui ont quel-
que souci de leur dignité redoutent dans la vie, — l'égalité de tous
dans le plaisir. Une autre fois, ayant entendu raconter qu'un des
divertissemens de l'hiver en Europe était les combats à coups de
boules de neige, il voulut se donner ce spectacle, et en un instant
le jardin fut dépouillé de certaines fleurs qui, ayant quelque res-
semblance avec les boules de neige, servirent de projectiles à la
joyeuse compagnie. Nussir poussait même plus loin la familiarité :
il aimait à boire et à s'enivrer, et il ne craignait point de se mon-
trer à sa cour dans cet état ignominieux; mais n'allez pas croire
LE DERNIER ROI d'aOUDE. 189
pour cela qu'il eût des allures grossières. Cet ivrogne savait gar-
der au milieu de ses vices une certaine dignité, et notre auteur re-
connaît qu'il avait quelque chose de véritablement royal. Tel était
Nussir : une énigme des plus compliquées et des plus embrouillées,
qu'il était impossible de pénétrer. Grâce à ce caractère énigmatique,
il devenait très dangereux de séjourner avec lui. Ses faveurs étaient
périlleuses, car, comme il était impossible de connaître au juste le
mobile de ses actions et que le caprice était l'unique règle de sa vie,
l'expérience de la veille ne pouvait servir en rien au lendemain. C'est
là ce qu'apprit à ses dépens un de ses ministres, le malheureux
rajah Buktar Singh.
Un jour, au retour d'une promenade, le roi, qui aimait à porter
l'habit européen, s'amusait à jouer avec son chapeau et à le faire
tourner au bout de son pouce. Le chapeau étant de mauvaise qualité,
ce jeu le défonça. Le roi se retourna en riant, comme pour inviter sa
suite à partager sa joie. Rajah Buktar Singh pensa que c'était l'oc-
casion de placer un bon mot : — 11 y a un trou dans la couronne de
votre majesté, dit-il. Le roi devint subitement pâle : — Avez-vous
entendu le traître? demanda-t-il à l'officier qui se trouvait le plus
près de lui. Mettez cet homme sous bonne garde. Allez, Rooshun
(c'était son premier ministre), faites-moi décapiter cet homme.
Le rajah Buktar semblait perdu; il n'était point au service de la
compagnie, il était citoyen d'Oude. Le roi avait donc un absolu droit
de vie et de mort sur lui comme sur tout indigène. Subitement une
pensée de justice excentrique traversa l'esprit de Nussir. — Com-
ment agirait, demanda-t-il, un roi d'Angleterre envers un sujet qui
l'aurait insulté ainsi? — 11 l'aurait fait arrêter ainsi que l'a fait
votre majesté, répondit un des officiers anglais, et l'aurait fait passer
en jugement. — J'agirai donc de môme, répondit le roi. Le résident
intervint, un conseil fut tenu; toutes les voix parlèrent de clémence,
et il fut résolu que le rajah aurait la vie sauve, que le refuge du
monde (c'était le titre oriental de Nussir-u-deen) se contenterait
pour toute vengeance de l'emprisonnement du coupable dans une
cage de fer et de la confiscation de ses propriétés. Cependant il
n'était pas encore sauvé, et un incident survint qui faillit de nouveau
lui coûter la vie. — Je veux qu'il soit déshonoré, dit le roi, comme
jamais rajah ne l'a été auparavant. Qu'on lui enlève son turban et
son habit, son épée et ses pistolets, et qu'on les apporte ici. — Ces
ordres furent exécutés. Le turban fut déroulé par un esclave et l'épée
brisée par un vigoureux forgeron; quand vint le tour des pistolets,
le forgeron crut devoir s'assurer s'ils étaient chargés., Ils l'étaient.
— Soni-ils chargés? demanda le roi avec véhémence. — Que le
refuge du monde jette sur son esclave un regard de bienveillance,
les pistolets sont chargés, répondit le forgeron. — Eh bien! ne vous
190 REVUE DES DEUX HfONDES.
avais-je pas dit que cet homme était un traître de la pire espèce?
N'avait-il pas prémédité de me tuer? Vous entendez? les pistolets du
misérable sont chargés! — C'était son devoir, en sa qualité de géné-
ral, d'avoir toujours ses pistolets chargés afin de défendre votre
majesté, dit avec fermeté un des favoris. — Ah ! vraiment, c'est votre
avis! répondit le roi. Par Allah! nous verrons si les autres pensent
comme vous. Qu'on introduise le capitaine des gardes! — Le capi-
taine entra. — Capitaine, était-ce le devoir du rajah Buktar Singh
d'avoii» ses pistolets chargés? — C'est indubitablement le devoir
d'un commandant en chef des forces de votre altesse d'être prêt à
détourner tout danger qui pourrait menacer soudainement les jours
de votre majesté. — C'est bien, qu'on les décharge et qu'on les brise.
Le lendemain, Buktar Singh et sa famille partirent de Lucknow.
Un caprice du hasard avait renversé Buktar : un caprice du hasard
le releva. Un an après cette aventure, des troubles éclatèrent dans
Lucknow à l'occasion de la cherté des subsistances. Le roi fut fort
étonné de l'audace de ses sujets. — H y a évidemment quelque
chose qui va mal là-dessous, dit-il; je n'ai jamais vu troubles durer si
longtemps dans Lucknow. — Le ministre insinua que la récolte avait
été mauvaise. — Taisez-vous, Rooshun, répondit le roi, vous êtes
une vieille commère. La récolte a été excellente. — Un autre favori,
le professeur d'anglais du roi, insinua à son tour que la police des
bazars devait être mal faite. — Je suis de votre avis, répondit Nus-
sir. Déguisons-nous et allons nous assurer de la chose de nos pro-
pres yeux, comme l'ancien kalife de Bagdad. — Ce qui fut dit fut
fait. Le roi, accompagné de quelques favoris, descendit sous un dé-
guisement dans les rues de sa capitale. On entra dans la boutique
d'un changeur. Le changeur causait avec un voisin d'une nouvelle
attaque contre les magasins de riz. — Tristes temps, tristes temps,
Baboo. Ce n'était pas ainsi lorsque le rajah Buktar était ministre du
roi. Il maintenait l'ordre dans les bazars. — Oui, en vérité, comme
vous le dites, Madhub,.le rajah maintenait l'ordre. Tristes temps,
tristes temps. — Ce mot fit tressaillir le roi. Deux mois après, le rajah
Buktar était de retour au palais, et sa faveur était plus grande que
jamais.
Cette anecdote indique assez le caractère que nous avons essayé
de décrire, c'est-à-dire un mélange de cruauté capricieuse, de sau-
vagerie spontanée et de dignité royale. Oui, il y a une certaine di-
gnité dans la conduite de ce tigre, et nous ne pouvons partager à
cet égard l'opinion de l'auteur anglais. Entre la conduite de Nussir et
celle qu'aurait tenue en pareille occasion un prince européen, il n'y
a que la dift'érence de la latitude et du climat. En Europe, le courti-
san qui aurait été aussi maladroit que le fut Buktar aurait perdu
son crédit; en Russie, il eût été envoyé en Sibérie; dans l'Inde, il
LE DERMER ROI d'aOUDE. l9l
court risque d'être décapité. Il n'y a qu'un degré de despotisme de
plus, il est vrai qu'il est important.
Le résident intervint dans cette affaire, ainsi que nous l'avons dit,
et il obtint quelques adoucissemens au sort de la famille du rajah
Buktar, exemple frappant de la puissance de la compagnie des Indes
sur l'esprit des populations asiatiques. L'honorable compagnie, la
Koompamj Bahador, est à la fois la terreur et la providence de ces
populations. On l'implore comme une sorte de génie qui peut tout
voir et tout entendre. La compagnie est un mythe sur la nature du-
quel les hypothèses les plus hardies peuvent être données par les
Hindous. Aussi la famille de Buktar se crut- elle sauvée, dès que le
résident intervint en sa faveur. L'auteur décrit la douleur et le dés-
espoir de cette famille naguère si puissante, et qu'une minute a suffi
j)Our renverser : c'est un tableau tout asiatique, qui rappelle à l'es-
prit toutes les scènes où l'humilité naturelle aux Orientaux se traduit
par une pantomime si expressive, — les Juifs implorant leur vain-
queur ou leur Dieu vêtus de sacs et la tête couverte de cendres, les
musulmans le front penché contre la terre devant le commandeur
des croyans, les parias se faisant petits et se collant aux murs pour
laisser passer les hommes de race noble.
« J'ai vu bien des speclacles déchirans dans le cours d'une longue vie
quelque peu aventureuse, mais je ne me rappelle rien qui m'ait affecté aussi
vivement que cette malheureuse réunion de femmes et d'enfans. Ils furent
tous traités comme Buktar l'avait été, dépouillés de leurs beaux habits et de
leurs ornemens, revêtus du misérable costume dont on l'avait couvert. Ils
étaient tous là, se serrant les uns contre les autres dans une attitude de
crainte muette, comme des moutons qui attendent la boucherie. Le vieux
père de Buktar était là, avec sa peau ridée et son pauvre corps amaigri, qui
teissait voir distinctement sa charpente anatomique. Il était là, pleurant non
de ses propres souffrances et de son déshonneur, mais des malheurs de son
fils et des femmes de son fils. Des femmes délicates, qui avaient été élevées
dans tous les raflinemens du luxe, dont jusqu'alors le visage n'avait jamais
été exposé aux yeux des hommes, étaient là accroupies à terre, pêle-mêle
avec leurs enfans, exposées aux regards et aux plaisanteries brutales de la
soldatesque indigène, dispersée çà et là dans la cour du palais. L'une de ces
femmes serrait son enfant contre son sein et semblait trouver quelque satis-
faction dans son malheur à remplir ses devoirs de mère; une autre était as-
sise dans une attitude de silencieux désespoir, corps incliné, yeux fixés à
terre, une Niobé hindoue. Aucun sculpteur n'aurait pu trouver de plus
belles formes que celles de deux d'entre elles, qui avaient ce teint de bistre
si ravissant lorsqu'il contraste avec la chevelure de jais qui est si commune
dans ces pays du soleil. Elles avaient déroulé leurs longues tresses noires,
afin que ces emblèmes du chagrin formassent un manteau à leurs épaules
nues, et elles n'en paraissaient que plus charmantes. »
Les caprices du roi n'étaient pas tous des caprices sanglans; il en
102 REVUE DES DEUX MONDES.
avait de fort drolatiques, tout à fait dignes du grand Schahabaham
et de ces princes de l'Orient célébrés par Grébillon fils. Volontiers il
eût dit, lui aussi, à un boufibn ou à une danseuse qui ne l'amusait
pas : (( Ali çà! tâchez ne pas m'ennuyer, ou je vous fais couper la
tète. » Un jour, une nouvelle esclave venue du Cachemire figura
paruii les danseuses chargées d'égayer les après-dînées de sa ma-
jesté. Elle se nommait Nuna, et était extrêmement belle sous ce cos-
tume oriental qui voile les formes sans les cacher. La perfection de
son beau corps, que l'on distinguait exactement sous ses voiles, at-
tira l'attention du roi. Elle chanta, les accens de sa voix allèrent à
l'âme du prince. Elle dansa, les souples mouvemens de ses mem-
bres remuèrent les sens de son maître. « Qu'on lui donne cent rou-
pies, dit le roi, en récompense de son chant. » Le lendemain, les
prodigalités redoublèrent : (c Qu'on lui donne deux cents roupies, »
dit le roi, — et lorsqu'il se leva, il ne voulut pas d'autre appui
que le bras de Nuna pour l'accompagner au harem. Nuna était en
grande faveur : (( Vrai, je vous ferai bâtir une maison toute d'or,
, Nuna, dit le roi, et vous serez ma padshah beguni. » Ces faveurs du-
rèrent une semaine. « Eh mais ! s'écria Nussir un certain soir, comme
il la regardait danser, elle m'ennuie. Je voudrais bien savoir quelle
ligure elle ferait sous le costume européen ! — Rien n'est plus facile,
sire, répondit l'infernal barbier, toujours prêt à se rendre complice
des méchancetés de son maître. On fit sortir Nuna, qui bientôt après
reparut revêtue du costume des dames européennes; mais sous cet
attirail nouveau pour elle, elle était gauche et embarrassée, ses mou-
vemens étaient gênés, ses formes dissimulées; toute sa beauté avait
disparu. La pauvre fille sentit qu'elle était ridicule et se mit à pleu-
l'er à chaudes larmes. Quant au roi, il riait à gorge déployée. A par-
tir de ce jour, le roi ne voulut plus la voir dans un autre costume
que le costume européen. Pour échapper à cette persécution, Nuna
demanda la permission de quitter la cour; cette faveur lui fut re-
fusée. Telle fut l'histoire de la grandeur et de la décadence de la
danseuse Nuna. »
Les seuls favoris qui fussent à peu près à l'abri des caprices de
Nussir étaient ses favoris européens, peut-être parce que la terible
compagnie les couvrait. Comme les Européens ne peuvent prendre
de service à la cour du roi sans la permission du résident, la pro-
tection de la compagnie s'étend naturellement sur eux. A l'époque
où notre auteur entra au service de Nussir, il y avait à la cour
quatre Européens qui se partageaient les faveurs royales; il fit le cin-
quième. L'un d'eux était le professeur d'anglais du roi, le second son
bibliothécaire, le troisième le peintre chargé de conserver à la pos-
térité les traits de son auguste personne, et le cinquième son bar-
bier. Ce dernier était le plus puissant. Comme on l'a vu, il connais-
LE DERNIER ROI d'aOUDE. 193
sait à fond la nature de son maître, flattait tous ses vices et servait
tous ses mauvais instincts. Il était venu comme mousse dans les
Indes, s'était établi comme barbier à Calcutta, avait fdit une petite
fortune et était allé en chercher une plus considérable à Luck-
novv. Un incident bizarre lui fit trouver ce qu'il désirait. Le gou-
verneur général de l'Inde se distinguait alors par sa chevelure
bouclée, et comme le gouverneur-général est le miroir de la mode
pour l'Inde tout entière, tout le monde cherchait naturellement à
l'imiter, les chevelures bouclées faisaient rage, au grand déses-
poir du résident anglais à Lucknow, qui avait la chevelure plate
et lisse. Sur ces entrefaites le barbier parut, et grâce à l'habileté
du nouveau-venu le résident put bientôt montrer une chevelure ma-
gnifiquement bouclée. L'imitation est contagieuse, le roi fut jaloux
des boucles de cheveux du résident; le résident lui donna son coif-
feur. A partir de ce moment, titres, faveurs, pensions, tombèrent
comme grêle sur l'heureux barbier; il fit rapidement une belle for-
tune. Il était chargé de fournir de vin la table de son maître et
de se procurer tous les objets européens nécessaires au palais. Cha-
que mois, il présentait à sa majesté une liste des dépenses, longue
de plusieurs mètres, que le roi payait toujours sans faire aucune
observation. Le roi connaissait toutes les concussions de son favori,
il ne faisait qu'en rire : — Qu'est-ce que cela vous fait? dit-il un
jour à quelqu'un qui l'informait des habitudes de rapine du barbier;
si je veux que le kban s'enrichisse, ne suis-je donc pas le maître?
— Il s'enrichit en effet, car, en quittant le service du roi, il emporta
une fortune de 2ZiO,000 livres sterling. Sa faveur était si grande
qu'il était connu dans l'Inde entière, et que la Revue de Calcutta crut
devoir lui faire l'honneur de l'attaquer, ce dont le barbier se sou-
ciait fort peu. Cependant, ennuyé de ces criailleries de puritain, le
vil subalterne, comme l'appelaient les journaux de l'Inde, finit par
prendre à ses gages un journaliste pour répondre aux attaques qui
pleuvaient sur lui; mais il pouvait en sûreté braver tous les orages,
sa faveur était de celles qui résistent à tous les coups de la fortune :
il tenait le roi par le sentiment le plus fort du cœur humain, l'amour
de la conservatioii personnelle. Le roi avait tellement peur d'être
empoisonné, qu'il ne laissait à nul autre que son barbier le soin de
sa table et de sa cave. C'était le barbier qui débouchait les bou-
teilles et goûtait le vin avant le roi. Enfin son pouvoir était de ceux
qui entraînent dans leur chute les pouvoirs supérieurs qui essaient
de les briser après les avoir laissé grandir. Le barbier était la seule
sauvegarde du roi; en favorisant tous ses vices et en se faisant le
complice de toutes ses cruautés, il ne lui avait laissé d'autre appui
que lui; tombant, il entraînait le roi dans sa chute. Cela se vit bien
TOME 1. 13
194 RETUE DES DEUX MONDES.
lorsque, sur les instances de la compagnie, Nussir fut obligé de ren-
voyer son favori. Quelques semaines après, il mourait lui-même
empoisonné.
Les amusemens du palais étaient dignes de cette cour bizarre.
C'étaient des plaisirs cruels et sanglans, mais d'ailleurs intéressans.
En vérité, si nous avions visité la cour d'Oude sous le règne de
Nussir, nous nous serions fort peu soucié de ses danses et de ses
chants, mais nous aurions volontiers sollicité l'honneur d'assister à
quelques-uns de ces combats d'animaux auxquels se complaisait le
roi, non pas de ces combats repoussans où deux chameaux, luttant
dans l'arène, se lançaient au visage les flots de salive de leur second
estomac, ni ces combats où d'inofiensives et élégantes bêtes, les an-
tilopes par exemple, s'éventraient pour le plaisir d'une brute hu-
maine qui ne les valait pas, mais les combats gigantesques des rhi-
nocéros, des tigres et des éléphans. Le spectacle de ces combats
d'animaux est tellement émouvant, que les pages dans lesquelles l'au-
teur les raconte minutieusement arrivent par moment à l'éloquence.
Ce dut être en effet un beau spectacle que celui du tigre Teraï-Wal-
lah renversant le tigre Kagra. Kagra était un favori du roi, et Nussir
avait parié pour lui une somme de cent mohurs d'or contre le rési-
dent. Kagra était un tigre monstrueux, Kagra était un aristocrate,
l'orgueil de Lucknow; on le montrait aux voyageurs comme une
des merveilles du pays, et cependant Kagra fut vaincu par le Te-
raï-Wallah (c'est-à-dire l'étranger de Teraï), ainsi nommé parce
qu'il avait été pris dans le district de Teraï. Mais plus merveilleux
encore fut le combat du tigre Burrhea contre le cheval sauvage
qu'on nourrissait dans la ménagerie du roi, et que sa férocité avait
fait surnommer le mangeur d'hommes. Cette bête anthropophage,
s' étant échappée un certain jour, avait tué et mis en pièces plusieurs
personnes, et failli dévorer notre auteur lui-même et quelques-uns
des habitués de la cour. Lorsqu'on rapporta le fait au roi, il se mit
à rire et répondit : — Eh bien! j)uisqu'il est si terrible, qu'on le
mette aux prises avec Burrhea. Burrhea le mettra à la raison. — On
introduisit dans l'arène les deux animaux. Aussitôt qu'ils furent en
présence, devinant ce qu'on leur demandait à l'un et à l'autre, ils
prirent toutes leurs mesures pour le combat, le cheval baissant la
tête et l'œil immuablement fixé sur son adversaire, suivant tous ses
mouvemens, et ayant soin de présenter toujours la croupe au lieu
du cou, le tigre tournant avec hypocrisie autour de l'arène, comme
s'il ne méditait rien contre la vie de son adversaire, et épiant l'occa-
sion. Ce manège dura plusieurs minutes, et subitement, à la grande
surprise du narrateur anglais, qui regardait pourtant ce spectacle
avec toute l'attention qu'il mérite, le tigre s'élança sur sa proie par
LE DERNIER ROI d'aOUDE. 195
un bond électrique, et comme poussé par une force invisible. Le che-
val, qui n'avait perdu aucun de ses mouvemens, présenta la croupe,
qui fut déchirée par les griffes du tigre, lança une ruade et envoya
Burrhea rouler dans la poussière. — C'est égal, Burrhea l'aura, dit
le roi. — Le tigre se releva, et les animaux recommencèrent leur
pantomime. Mêmes promenades circulaires de la part du tigre, même
attention, de la part du cheval, à ne présenter que la croupe, même
bond galvanique et imprévu de Burrhea, qui cette fois roula dans la
poussière en poussant des hurlemens et en cherchant une issue pour
fuir : la mâchoire avait été brisée par une des ruades du cheval. —
Ah! mais, dit le roi, ce mangeur d'hommes est un brave compagnon.
Qu'on le fasse combattre contre des buffles sauvages. — On intro-
duisit dans l'arène trois buffles énormes, qyi regardèrent d'un air
étonné et stapide, sans bien comprendre ce qu'on voulait d'eux. Le
cheval, plus intelligent, voulut sonder le terrain et connaître la na-
ture de ces nouveaux adversaires. Il s'approcha de ces énormes
bêtes, dont la moindre aurait suffi pour l'anéantir, et s'avisa d'étendre
son long cou sur le dos d'un des buffles; ils n'y prirent garde et ne
parurent se soucier en rien de lui. La familiarité engendre l'inso-
lence, dit l'auteur, et le cheval, encouragé par cette attitude pas-
sive, s'approche de l'un d'eux et lui allonge un coup de pied. Sur-
pris de cette audace, les trois buffles relèvent la tête et regaa'dent
d'un air étonné, comme s'ils cherchaient à comprendre la raison de
cette attaque imprévue. — Eh ! mais, dit le roi, c'est un brave cama-
rade que ce cheval; je veux qu'il ait la vie sauve. — On fit sortir de
l'arène le mangeur d- hommes, qui s'était montré si ingénieux, et qui,
grâce à sa présence d'esprit, avait su garantir sa vie.
Je suis fâché d'apprendre qu'une lutte de rhinocéros et d'éléphans
n'a pas tout l'intérêt qu'on pourrait lui supposer; mais en revanche
les combats d'éléphans sont un spectacle encore plus extraordinaire
que je ne l'imaginais. L'hôte anglais de Nussir en décrit un, dont le
héros dépasse tous les éléphans légendaires et fabuleux de l'antiquité
dont Pline nous a conservé le souvenir. Que sont ces éléphans pieux
et reconnaissans, qui sauvent la vie à leur maître ou font leur piière
au lever d u soleil, à côté du terrible et doux Malleer, qui mériterait bien
plus qu'eux dépasser à la postérité? Les combats d'éléphans avaient
lieu dans un vaste enclos, sur une des rives du Goomty, et les spec-
tateurs contemplaient avec sécurité ce spectacle de la rive opposée.
Chaque éléphant combat monté par son mahout, qui dirige l'énorme
bête au moyen d'une corde passée entre ses défenses et sa queue. Les
deux éléphans s'avancent l'un contre l'autre, la trompe relevée en
l'air, ils se heurtent de front, et le choc est si terrible qu'on l'entend,
dit l'auteur, à un demi-mille de distance, et que souvent les défenses
196 RLVUE DES DEUX MONDES.
brisées sautent en l'air. Dans le combat décrit par l'ancien servi-
teur du roi Nussir, Malleer fut le vainqueur. Son adversaire, reculant
toujours devant lui, se trouva acculé au Goomty et se jeta dans le
fleuve, Malleer voulut l'y suivre; résistance de la part du mahoiU. Mal-
leer s'obstine, le mahout redouble d'efforts pour modérer son ardeur.
Malleer, perdant patience, dans ses mouvemens de fureur renverse
son mahout, qui, tombant du haut de cette tour vivante, se blesse et
gît à terre sans pouvoir se relever. L'éléphant fuiieux leva alors sa
patte énorme, la posa sur la poitrine de l'homme, et broya sa char-
pente osseuse avec tant de force, qu'on entendit le craquement des
os sur l'autre rive du fleuve; il enroula sa trompe autour d'un des
bras du cadavre , l'arracha et le lança en l'air. Les spectateurs,
pétrifiés d'horreur, contemplaient cette scène sans oser pousser un
cri, et au moment où l'épouvante était à son comble, un nouvel in-
cident vint encore augmenter l'émotion. On vit une femme, qui por-
tait un enfant dans ses bras, courir en toute hâte vers l'éléphant.
C'était la femme du mahout. — Oh! Malleer! Malleer! bête cruelle!
vois ce que tu as fait. Voilà notre maison finie. Tu as enlevé le toit,
maintenant brise les murs; tu as tué mon mari que j'aimais tant,
tue-moi maintenant, ainsi que son fils. — Vous croyez peut-être que
Malleer se mit à rugir et à menacer? Non, Malleer était un héros :
comme tous les héros, il avait ses momens de fureur pendant les-
quels il était dangereux de l'approcher; mais il avait l'âme magna-
nime et le cœur chevaleresque. Sa fureur se dissipa en écoutant les
reproches de la femme du mahout. Il retira son pied, qui pesait sur
le cadavre; tête basse, il contempla la douleur de la pauvre femme,
écouta patiemment ses reproches et y répondit par les regards pleins
de tristesse et de repentir qu'il lui jeta. Pendant ce temps, le petit
enfant du mahout jouait entre les jambes du colosse et badinait avec
sa redoutable trompe.
L'accès de colère de Malleer semblait passé. Les cavaliers armés
de lances, qui sont chargés de piquer l'éléphant pour le faire sortir
de l'arène, pensèrent, voyant le héros plongé dans la douleur, que
le moment était venu où, sans danger pour leur vie, ils pouvaient
accomplir leur tâche; ils se trompaient. Malleer se retourna, secoua
les oreilles et grogna comme pour leur dire : J'ai commis une mau-
vaise action et j'en suis fâché; mais ce n'est pas à vous que je dois
des comptes, c'est à cette pauvre femme et à ce faible enfant. Quant
à vous, décampez si vous ne voulez pas qu'il vous arrive malheur. Ils
ne tinrent compte de cette éloquence muette et voulurent le piquer.
Malleer furieux se retourne, mugit, lève sa trompe, prend sa course,
et chevaux et cavaliers fuient éperdus devant lui. Il allait faire quel-
que nouvelle victime, lorsque le roi eut un éclair de sagesse : « Que
LE DERNIER ROI d'aOUDE. 197
la femme du mahout l'appelle! il l'écoutera. » La femme l'appela,
et le furieux Malleer revint absolument comme l'aurait fait un épa-
gneul à l'appel de son maître. « Que la femme le monte avec son
enfant et l'emmène! » dit le roi. Malleer s'agenouilla sur l'ordre de
la femme. Elle monta sur son dos. Malleer lui donna d'abord le ca-
davre mutilé de son mari, puis son enfant. A partir de ce moment,
il ne voulut plus d'autre mahout qu'elle. En vérité nous sommes
bien dans l'Inde, la terre du panthéisme. Les hommes vivent pour
ainsi dire dans la compagnie des bêtes, et les bêtes dans celle des
hommes; les hommes parlent aux bêtes, et celles-Là comprennent:
ils font un échange de caractères et de sentimens. A eux seuls, les
animaux occupent un grand tiers de ce livre, et ce qu'il y a de frap-
pant, c'est que ces animaux sont des manières de personnages dans
l'état; ce sont des êtres historiques, des individualités. L'éléphant
Malleer, les tigres Kagra, Teraï-Wallah et Burrhea, le cheval man-
geur d'hommes, sont des caractères.
Telle était la vie de Nussir-u-deen, et telle sera la vie de tout roi
d'Oude, jusqu'au jour où l'Angleterre aura jugé convenable de ne
pas protéger plus longtemps de telles infamies. Nous n'avons pas à
donner de conclusions; elles se tirent d'elles-mêmes de ce récit.
Les traités qui unissent la tyrannie des rois d'Oude à la protection
de la compagnie sont aussi coupables, jusqu'à un certain point, que
les traités qui accorderaient aux traficans d'esclaves la protection
des gouvernemens et des lois. Il n'y a entre ces deux faits qu'une
nuance très subtile, et cette protection n'est qu'un des derniers restes
de cette vieille politique machiavélique qui s'inquiète avant tout du
bénéfice matériel, politique sur laquelle l'esclavage a été fondé, et
en vertu de laquelle il est encore conservé, défendu et excusé. Les
Anglais se sont débarrassés de l'esclavage, il est bien permis de
croire qu'ils en finiront aussi avec cette protection accordée à des
roitelets sanguinaires, et qu'ils ne voudront pas éternellement per-
mettre qu'avec leur autorisation des millions d'hommes soient tyran-
nisés, ruinés, spoliés et abandonnés à l'ignorance et au vice. Les vic-
times sont réellement intéressantes, et les bourreaux le sont fort peu;
la protection de l'Angleterre est donc, si nous pouvons nous exprimer
ainsi, placée à rebours. C'est en faisant le vœu qu'il en soit autrement
que nous terminerons ces pages, où nous avons voulu donner une
idée de cet Orient dont on nous étourdit depuis vingt-cinq ans, et où
nous nous sommes proposé pour but de conquérir, s'il nous était
possible, quelques ennemis de plus à ces détritus de civilisations na-
guère splendides, aujourd'hui embarrassantes et pestilentielles.
Emile Montégut.
REVUE MUSICALE
LES THEATRES ET LES CONCERTS.
Nous avons attendu que la saison musicale fût assez avancée pour appré-
cier la qualité des fruits nouveaux. Aussi bien on arrive toujours assez tôt
pour assister aux funérailles du succès de la veille, car jamais on n'a pu dire
avec plus de vérité que de nos jours : « Les morts vont vite. »
Le troisième théâtre lyrique, pour avoir obtenu depuis quelques mois un
si grand nombre de succès, ne s'en porte pas mieux. Ni Jaguarîta l'In-
dienne, ni le Bijou perdu, ni les prouesses de M"* Cabel n'ont pu encore
assurer l'avenir d'une entreprise à qui la vie a été rendue aussi dure que
possible. Le Théâtre-Lyrique était destiné d'abord à exercer la veine des
jeunes compositeurs sans expérience de la scène et à les préparer soit pour
rOpéra-Comique, soit pour l'Opéra, où l'on ne peut arriver qu'après avoir
fait ses preuves de vaillance. MM. les membres de l'Institut, au lieu de res-
pecter cet asile de l'innocence, s'y sont abattus comme des vautours et l'ont
ruiné à force de succès. Pourtant rien ne serait plus facile que d'assurer
au Théâtre-Lyrique un avenir moins brillant, mais plus certain : ce serait
de lui accorder une subvention, dont l'art musical a bien plus besoin en
France que la littérature du mélodrame et du vaudeville, qui se suffit à
elle-même, en lui imposant la condition de n'exécuter que les opéras des
compositeurs novices et particulièrement ceux des lauréats de l'Institut.
Quant aux musiciens illustres qui siég-ent à l'Académie des Beaux-Arts, ils
seraient absolument exclus d'un théâtre pour lequel ils ne possèdent ni assez
de vices ni assez de vertus.
Quoi qu'il arrive de ce programme que nous donnons pour ce qu'il vaut
en tout bien et en tout honneur, le Théâtre-Lyrique a grand besoin qu'on
vienne à son aide soit avec un chef-d'œuvre inconnu, soit avec une sub-
vention qui lui permette d'attendre de meilleurs jours. Parmi les jeunes
REVUE MUSICALE. 199
compositeurs qui se sont fait un nom à ce théâtre, il est juste de citer en
première ligne M. Gevaërt, Tauteur des Larandiéres de Santarem. Les paroles
de cet opéra en trois actes n'ont pas précisément le mérite de Télégance ni
celui de l'intérêt. Il s'agit d'un roi quelconque de Portugal qui s'éprend d'une
passion furieuse pour une belle lavandière de son royaume. Ce qu'il importe
de savoir, c'est que la morale de la pièce est de la plus pure essence, et que la
musique qui l'accompagne ne lui est pas trop inférieure. L'ouverture annonce
assez bien ce que sera la partition : composée de quelqut s motifs empruntés
à difFérens morceaux de l'ouvrage, elle manque de caractère et semble avoir
été écrite trop à la hâte, sans que l'auteur ait eu le temps de travailler son in-
strumentation, qui est sufilsante, mais nullement remarquable. La romance
que chante tout d'abord la belle lavandière Margarita n'est qu'un lieu-com-
mun mélodique qui fait ressortir d'autant mieux les couplets en duo pour
deux voix de femmes qui suivent, et dont la conclusion en majeur est fort
élégante. La romance pour voix de mezzo-soprano, Je suh heureuse, où Mar-
garita exprime la satisfaction qu'éprouve son âme d'appartenir bientôt au
sergent Manoël, est fort bien venue et délicatement accompagnée. La ren-
trée de l'idée principale est opérée avec adresse et produirait un excellent
effet sans le point d'orgue de la fin, concession de mauvais goût faite aux
oreilles gauloises du parterre. Un trio bouife habilement dialogué pour la
scène, l'ensemble du duo entre Margarita et Manoël qui est charmant, les
couplets qui s'y trouvent encadrés, A la cour, dont la mélodie pourrait être
d'un accent plus simple, la reprise du duo et le chœur final du régiment de
Santarem qui avait déjà servi d'introduction, ce sont là les différens mor-
ceaux qu'on remarque au premier acte. Le second, qui est moins riche,
commence par un air que chante Margarita : Le bonheur que f ai perdu, où
il semble vraiment que pour une simple lavandière elle vise un peu trop
au style pathétique. M"*^ Lauters ajoute encore à ce défaut par l'exagération
de sa pantomime et de ses portamenti ou élans de voix que nous lui avons
reprochés dès ses débuts, et dont elle n'est point parvenue à se corriger.
M""" Lauters manquerait-elle, comme M"" Cruvelli, d'intelligence ou de doci-
lité? Ce serait grand dommage. Un trio au milieu duquel se détache une
phrase charmante : Foilà ce que je dirais au roi^ que M"® Lauters dit avec
dignité, la strette vigoureuse qui en est la conclusion^ les couplets de l'au-
bergiste : Je suis capitaine, finement instrumentés, un quatuor rempli
d'épisodes habilement déduits, sont les parties saillantes du second acte.
Au troisième on peut encore signaler une jolie prière en quatuor et quel-
ques détails du duo entre Manoël et Margarita.
Certes la partition que nous venons d'analyser rapidement n'est pas l'œu-
vre d'un artiste ordinaire. On y sent partout la main d'un musicien exercé,
qui a le sentiment de la scène, et qui sait donner à ses idées une forme in-
génieuse et souvent distinguée. Son style est assez varié, rempli de détails
piquans, de modulations incidentes, qu'on voudrait parfois moins nom-
breuses et plus développées. L'instrumentation eu est claire, nourrie et co-
lorée sans excès. Toutefois, après avoir reconnu et signalé avec plaisir les
qualités peu communes qui distinguent le talent de M. Gevaërt, on se de-
mande pourquoi sa musique ne produit pas sur le public un effet plus sal-
'200 REVUE DES DEUX MONDES.
sissant et surtout plus durable. C'est qu'il lui manque l'originalité, ce degré
de vitalité qui condense les rayons épars et fait excuser les plus grands dé-
fauts. M. Gevaërt, qui est Flamand, aurait-il, comme la plupart des peintres
et des artistes de son pays, plus de talent que d'invention, plus de dextérité
de main que de véritable émotion? Heureusement M. Gevaërt est encore
Jeune, et les deux ou trois opéras qu'il a composés à Paris peuvent n'être
que les préludes d'une personnalité qui se cherche et se dégage. Nous le sou-
haitons vivement, car il serait pénible qu'un musicien aussi distingué vînt
augmenter le nombre de ces pâles ombres qui n'ont pas plus de place mar-
quée dans ce monde que dans l'autre. Nous regrettons aussi d'être obligé
d'avouer que M'"* Lauters, qui chante le rôle de IMargarita, et qui possède
une des plus belles voix de mezzo-soprano qu'on fjuisse entendre, n'ait pas
fait un pas en avant depuis ses débuts, que nous avons encouragés comme
il nous arrive rarement de le faire. Elle est restée ce que la nature l'a faite,
une bonne Flamande qui paraît contente de son sort. Honni soit qui mal y
pense !
On a eu l'idée bonne ou mauvaise de reprendre au Théâtre-Lyrique l'opéra
antique et solennel du Solitaire, qui remonte à l'an de grâce 1822. Ce que
<''e3t pourtant que de nous et de la vogue populaire! Qui se douterait au-
jourd'hui, si l'histoire ne l'attestait, que M. d'Arlincourt et son fameux roman
du Solitaire ont eu, l'un portant l'autre, les honneurs du triomphe popu-
laire? Les magasins, les modes du jour, tout ce qui brille et vit l'espace
d'un matin était à la Solitaire et en portait les couleurs. La musique ne
pouvant résister à cet entraînement général, M. Carafa composa un opéra
en trois actes sur des paroles de M. Planard, et qui fut représenté au mois
d'août 1822 avec un immense succès. Les journaux ont accueilli l'apparition
de cette vieille et agréable connaissance avec une mauvaise grâce qui nous
a un peu surpris. Ne dirait-on pas, à les voir juger avec si peu de ménage-
ment un opéra qui a eu plus de cent représentations, qu'ils ont le droit de
se montrer difficiles ! Ah ! si M. Carafa écrivait des feuilletons comme M. Ber-
lioz ou comme M. Adam, MM. les critiques ordinaires de la presse parisienne
n'auraient pas assez d'éloges pour l'auteur de Masaniello, qui n'est pas si à
<lédaigner qu'ils veulent bien le dire. M. Carafa, qui a commencé à écrire
de très bonne heure, est évidemment un imitateur de Rossini, et doit être
classé parmi les nébuleuses de l'astre de Pesaro; mais si M. Carafa n'est pas
toujours original dans le choix de ses idées, s'il a apporté dans l'art si dif-
îicile de la composition un peu trop le sans-façon d'un homme du monde
qui était destiné à une tout autre carrière, il n'est pas moins juste de recon-
naître que l'auteur du Solitaire, de Masaniello, de la Fiolette, du Falet de
Chambre, de la Prison d'Edimbourg, et de vingt opéras italiens, est un com-
positeur bien doué, qui a souvent des mélodies heureuses, qu'il sait rendre
dans une forme claire, chaleureuse et populaire. Après tout, il y a plus de
musique réelle dans les ouvrages de M. Carafa que dans le pathos insiru-
mental de M. Berlioz et dans les opérettes de M. Adam.
Le Théâtre-Italien poursuit assez heureusement le cours de ses représen-
tations. La troupe que la nouvelle administration est parvenue à réunir est
l'une des meilleures et des plus complètes que nous ayons possédées à Paris
REVUE MUSICALE. 201
depuis 1848. Les élémens en sont bons; il ne leur manque que d'être bien
dirigés, chose plus difficile qu'on ne pense, car il ne suffit pas d'avoir des
chanteurs habiles pris isolément, il faut surtout qu'ils forment un corps bien
discipliné et soumis au chef qui préside à l'exécution générale. M. Calzado
apprendra sans doute un peu à ses dépens qu'on ne s'improvise pas du jour
au lendemain directeur d'un théâtre comme l'opéra italien de Paris. Quoi
qu'il en soit de l'expérience nécessaire pour manier ces natures délicates et
fiévreuses qui se vouent aux plaisirs du public, on a repris Otello pour les
débuts de M""" Penco, qui nous est arrivée d'Italie avec une réputation qui
avait besoin d'être revue et corrigée par le goût parisien. M"* Penco est une
jeune cantatrice de vingt-cinq ans à peu près, d'une taille élancée, d'une
physionomie vive, et dont la voix de soprano, d'une étendue ordinaire, a
plus d'éclat et de puissance que de flexibilité. Elle s'est trouvée tout d'abord
dépaysée dans le chef-d'œuvre de Rossini, dont elle a balbutié la langue
divine, parce que depuis longtemps on ne la parle plus dans le pays où
règne le patois de M. Verdi. M""* Penco a été obligée d'intercaler dans la
partition du grand maître un air de Donizetti, et, dans les morceaux qu'on
ne lui a pas permis de supprimer, elle a été insuffisante et médiocre. Le
reste a été à l'avenant, et M. Graziani, qui chantait le rôle de lago, s'est
aussi donné la satisfaction de passer sous silence le beau duo du premier
acte. 11 en est arrivé de même pour celui des deux femmes :
Quanto son fieri i palpiti
Che desta in noi l'amor !
En sorte qu'on nous a donné un Otello tout à fait digne des chanteurs mo-
dernes. On a repris ensuite le Barbier de Séville pour la rentrée de M. Mario^
qui a chanté le rôle d'Almaviva avec une voix fatiguée et en gentilhomme
qui se trouve égaré sur les planches d'un théâtre. Le public parisien, qui
ne ressemble pas à celui de Saint-Pétersbourg, pas plus qu'à celui de Lon-
dres ou de New-York, a fait comprendre à M. de Candia qu'il exigeait plus
de zèle de la part des artistes qu'il daigne écouter. M. Mario a très bien pris
la leçon, et s'est exécuté de son mieux. Le Barbier de Séville n'en a été pas
moins saccagé, et excepté M""* Borghi-Mamo, qui nous a surpris dans le
rôle de Rosine, et M. Zucchini, qui est un artiste de talent et qui l'a prouvé
en Jouant fort bien le rôle de Bartolo, tout le reste est pitoyable, y compris
l'orchestre. M. Everardi n'a pas été aussi heureux dans le personnage de
Figaro que dans celui de Dandini de Cenerentola. Son accent gaulois se
trahit à chaque mot et altère l'exquise fluidité de cette musique dont on ne
se lasse pas plus que de la lumière. Ainsi qu'on devait s'y attendre, on a
repris également // Trovatore de M. Verdi, qui est le grand cheval de bataille
de la saison et, comme on dit vulgairement, la pièce à recettes. Nous n'avons
point à revenir sur une partition que nous avons longuement appréciée ici
l'année dernière, et dont le succès recrudescent n'a point modifié notre opi-
nion. Nous nous rangeons volontiers parmi ces esprits moroses qu'on appe-
lait autrefois, sous la monarchie constitutionnelle, des doctrinaires, les-
quels, sans méconnaître le prix de la popularité, savent résister à ses exa-
gérations. M. Verdi n'est point une école, mais un accident qui passera vite,
202 REVUE DES DEUX MONDES.
et dont l'œuvre tout entière est destinée à la mort, car en musique, comme
dans les autres arts, on ne vit que par le style. Quand l'Italie se réveillera,
elle sera fort étonnée, nous l'espérons pour son salut, de contempler de près^
l'objet de ses nouvelles et folles amours. En attendant cette résurrection,
convenons que les représentations du Trovatore attirent la foule au Théâtre-
Italien. M. Mario, qui avait été faible d'abord dans le rôle d'il trocatore
qu'il chantait pour la première fois, s'est relevé avec éclat aux représenta-
tions suivantes, où il a trouvé de beaux élans, particulièrement dans la ro-
mance du quatrième acte :
Ah! che la morte ognora
È tarda nel venir
A chi desia morir!
Le rôle de Leonora, que M"^ Penco a créé dans l'origine, a failli donner
lieu à un épisode judiciaire. Prise d'un rhume subit. M"* Penco fut obligée
de suspendre les représentations de l'opéra à la mode, où elle n'avait pas été
à la hauteur de la Frezzolini. Celle-ci, qui n'était point engagée pour cette
saison, offrit ses services à la condition qu'on ne la déposséderait plus d'un
rô!e où elle était admirable de distinction et de sentiment. J'ignore quelles
seront les suites d'un incident qui nous a valu le retour de M™" Frezzolini,
artiste du plus grand mérite, dont M°^ Penco n'égalera jamais la suprême
élégance et
il canto
Che neir anima risuona!
Quels regrets pour nous et pour le public che un' anima si gentile soit trahie
trop souvent par une voix qui s'éteint et une poitrine où je souffre, comme
dit cette bonne M"* de Sévigné !
Si nous avions eu besoin d'un exemple pour apprécier la triste influence
de ce qu'on appelle par-delà les monts l'école de M. Verdi, nous l'amions
trouvé dans Florina, a la Figliuola di Claris, que le Théâtre-Italien nous a
fait entendre pour la première fois le 8 décembre 185S. Il paraît que c'est à
Vérone en 1852 qu'a été créé et mis au monde ce chef-d'œuvre de M. Carlo
Pedrotti, qui a déjà fait je tour de la péninsule, mais qui ne fera pas le tour
du monde, nous l'espérons bien. Qu'on s'imagine une historiette de village
du genre le plus niais racontée par un musicien qui, à tout propos et hors
de propos, embouche la trompette héroïque et le cornet à piston si chers à
M. Verdi. Des unissons, du tapage, un fi-acasso del diavolo, des heux-com-
muns de Donizetti mêlés à des éclats de mélodrame qiù appartiennent à
l'auteur d'Enianl, voilà quels sont les élémens du style et de l'œuvre de
M. Pedrotti. A la troisième génération de l'école de M. Verdi, il nous faudra
envoyer en Italie des professeurs de solfège.
Une nouvelle cantatrice, M"^ Boccabadati, a débuté tout récemment dans
la.Sonnambnla de Bellini. Sa voix de soprano, déjà frappée de vétusté,
manque de corps; sa vocalisation lourde et son style pâteux trahissent une
éducation vicieuse. L'émotion très vive à laquelle M"" Boccabadati paraissait en
proie a dû paralyser im peu ses forces. Il y a lieu de craindre néanmoins
REVUE MUSICALE. 205
qu'elle ne puisse jamais se posséder assez pour vaincre la froideur que lui a
témoignée le public parisien. M. Mongini, jeune ténor à la voix un peu verte,
a été plus heureux dans le rôle d'Elvino, où il a montré du sentiment et des
dispositions de chanteur. Il ne faudrait pas cependant qu'il se fît illusion
sur l'accueil bienveillant et de simple encouragement qu'on lui a fait. On
nous promet bientôt la reprise du Matrimonio segreto deCimarosa... JHecjrla
in casa è questa!
Le théâtre de l'Opéra-Comique vit un peu de sa gloire passée, et, malgré
l'habileté bien connue de son directeur à manier le télégraphe de la publi-
cité, les succès ne répondent pas aux efforts qu'on fait pour les obtenir et
les fixer. Pour les observateurs attentifs, il se passe dans ce moment-ci quel-
ques phénomènes de bon augure qui pourraient avoir la plus heureuse in-
fluence sur les destinées de la musique dramatique. Fatigués d'être les
dupes de tant de succès imaginaires, les éditeurs resserrent leurs bourses
et se refusent à faire graver les chefs-d'œuvre qu'on vient leur offrir. Ils
ont compris un peu tard peut-être que ces opéras, qu'on fait réussir bon
gré mal gré pendant quelque temps au théâtre, ne sont que des cadavres
galvanisés par les prestiges de la mise en scène. Le public, qui commence
aussi à se réveiller et à vouloir autre chose que des points d'orgue illus-
trés et des facéties de caporal, se met de la partie et n'achète plus de mu-
sique qu'après l'avoir entendue dans les salons, où l'on chante autre chose
que des vaudevilles. Voulez-vous un exemple récent de cette justice de l'opi-
nion se faisant jour à travers les acclamations des journaux et les applau-
dissemens organisés du parterre? Voyez le sort déplorable du Hussard de
Berchini, opéra-comique en deux actes, de M. Adam. Sa naissance a été cé-
lébrée sur tous les tons et par tous les instrumens... Je passai;... il n'était
déjà plus. En écoutant cette partition très légère, il nous vint à l'esprit le
mot de Grétry à propos d'un opéra très sombre de Méhul, Lithal : « Je don-
nerais bien un petit écu, dit l'auteur de Richard, pour entendre une chan-
terelle. )) Nous aurions fait le même sacrifice à la première représentation
du Hussard de Berchini, pour une bonne modulation dont le besoin se
faisait sentir, particulièrement dans le joli trio du premier acte, le seul
morceau qui mérite d'être signalé. QueRossini est heureux! Non-seulement
il a fait le Barbier de Séville et Guillaume Tell, mais il lui a été donné encore
d'assister à la répétition générale du Hussard de Berchini! C'est M. Adam
lui-même qui a ménagé à son illustre ami cette agréable surprise. Un nou-
vel opéra-comique en trois actes, les Saisons, qui a été représenté le 22 dé-
cembre, a donné lieu à des incidens dramatiques que depuis longtemps on
n'avait vu se produire dans un théâtre de Paris. Irrité des applaudissemens
effrénés que l'ignoble phalange qui siège au parterre prodiguait à une pièce
ennuyeuse, le public a fait prompte et bonne justice d'une œuvre estimable
sans doute, qu'on voulait soustraire à son jugement. Nous étions heureux
d'entendre ces protestations et de voir le public revendiquer un droit dont
il s'était laissé dépouiller au grand détriment de la vérité, de l'art et des
artistes.
Rien de plus simple que le sujet des Saisons : c'est l'éloge du blé et de la
vigne prolongé pendant trois actes et quatre tableaux. Tantôt c'est le blé qui
204 REVUE DES DEUX MONDES.
l'emporte, tantôt c'est la vigne, et la pièce se termine par le mariage de
Cérès et de Bacchus dans les personnes insignifiantes de Simonne et de
IMerre. A travers cette idylle paysanesque, où le langage berrichon du
Champy de M"'^ Sand se mêle aux bucoliques de M. Pierre Dupont, on voit
le personnage odieux de Nicolas lutter de ruse et d'égoïsme avec celui non
moins désagréable de Jacques le vigneron, sans qu'on puisse s'intéresser
aux froides amours de Simonne et de Pierre, qui se lamentent sur des pi-
paux rustiques de la fabrique de M. Sax.
La musique des Saisons est de M. Victor Massé, qui s'est fait connaître
depuis une dizaine d'années par deux ou trois opérettes, telles que la Chan-
teuse voilée, Galathée et les Noces de Jeannette, dont nous avons loué dans
le temps la grâce un peu cherchée et la distinction, sans nous faire illu-
sion pourtant sur les défauts du jeune compositeur. M. Victor Massé s'est
essayé depuis dans un opéra en trois actes, la Fiancée du Diable, dont le
succès n'a pas répondu à ses efforts. A-t-il été plus heureux dans celui qui
nous occupe en ce moment? Nous n'oserions l'affirmer. Sans mentionner
l'ouverture, qui ne se fait remarquer que par un andantino contenant
d'agréables détails d'instrumentation, nous ne pouvons citer au premier
acte que le cliœur de l'introduction, qui a de la vigueur; la romance que
chante Nicolas en l'honneur du blé, et par la liouche de M. Bataille, ro-
mance qui est moins un chant proprement dit qu'une sorte de contour
mélodique, et puis l'air de M"* Duprez, tout rempli d'étincelles, et sans qu'on
puisse en dégager une idée facilement saisissable. Le second acte, moins
riche que le premier, renferme un trop grand nombre de couplets et de
chansonnettes visant à l'effet par des piperies de rhythme qui sont usées,
un trio qui n'est pas réussi, un air de basse qui manque de relief, et une
^cène dramatique, où M"'' Duprez fait preuve d'un grand talent. Le troi-
sième acte, moins abondant encore que les deux autres, ne contient qu'un
bel air de soprano que M"" Duprez chante avec le style et la vigueur qui
distinguent l'école d'où elle est sortie. Peut-être même pourrait-on repro-
cher à cette jeune et vaillante prima-donna d'exagérer quelquefois son élan
et de dépasser le but. Nous sommes loin de méconnaître tout ce qu'il y a
de distinction, de grâce et de finesse dans les détails de cette partition, qui
pèche évidemment par le défaut d'ampleur et de variété. M. Victor Massé
semble jusqu'ici manquer du souffle nécessaire pour fournir la carrière
d'un opéra en trois actes. Ce doute, que nous avons émis il y a plusieurs
années, ne préjuge rien pour l'avenir de M. Massé : nous sommes cepen-
dant forcé de convenir qu'on n'y a pas encore répondu d'une manière vic-
torieuse. Dans tous les cas, ce n'est pas la musique, d'ailleurs distinguée,
des Saisons qui est de nature à calmer nos inquiétudes. L'exécution de cette
œuvre ennuyeuse est aussi bonne que possible à l'Opéra-Comique. M. Ba-
taille, qui est un artiste intelligent et un chanteur de goût, n'a pu réussir
complètement dans un rôle ingrat qui impatiente le public, et il faut tout
l'entrain de M. Couderc pour tirer parti du personnage non moins désa-
gréable de Jacques Balu. C'est M"^ Caroline Duprez qui a eu les honneurs
de la soirée dans le rôle de Simonne, qui n'a point été écrit pour sa voix,
puisqu'il était destiné à M"^ Ugalde.
REVUE MUSICALE. 205
Si M. le directeur de l'Opéra-Comiqiie était convaincu, comme nous le
sommes, que la musique dramatique est dans un état déplorable, et qu'il
n'y a pas un compositeur en renom, excepté M. Auber, dont on puisse es-.
pérer une œuvre intéressante, il ferait un retour vers le passé et puiserait
dans le riche répertoire dont il a le dépôt une de ces bonnes et naïves chan-
sons de nos pères qui lui ont déjà valu de si copieuses recettes. Par exem-
ple pourquoi ne reprendrait-on pas le Roi et le Fermier, ou bien Félix,
de Monsigny? 11 y a plus de musique dans ces deux opérettes du père de
l'opéra-comique que dans vingt partitions contemporaines.
Les nouveautés deviennent à TOpéra de plus en plus rares, et le temps se
passe dans un ennui solennel. On a donné jusqu'à satiété les Fépres sici-
liennes, dont la musique a fait si peu de progrès dans les goûts du public,
qu'on peut craindre que cet ouvrage laborieux ne reste pas au répertoire.
Les Italiens eux-mêmes ne trouvent pas dans les lèpres siciliennes le Verdi
fougueux qu'ils aiment tant, et le public français a de la peine à reconnaître
dans ce style entortillé et bâtard la touche vigoureuse des maîtres qui ont la
puissance de l'émouvoir. 11 est arrivé à M. Verdi, dans cette circonstance, ce
qui arrive à tous les artistes qui n'ont pas de génie, et dont l'éducation pre-
mière laisse beaucoup à désirer : il a voulu modifier sa manière, et il n'est
parvenu qu'à entraver la spontanéité de ses idées. Méhul, dont l'instinct
musical était bien supérieur à celui du compositeur italien, a éprouvé le
même sort à la fin de sa carrière. Il a essayé vainement de se donner une
science tardive dont il ne possédait pas les élémens, et il a gâté le style que
lui avait donné la nature sans pouvoir acquérir celui qu'il ambitionnait.
C'est dans les arts surtout qu'il est vrai de dire : il tempo non fa saltî. Il n'ap-
partient qu'à des êtres prédestinés de pouvoir écrire tour à tour le Mariage
de Figaro et Do7i Juan, le Barbier de Séville et Guillaume Tell.
Cependant l'Opéra vient de nous donner un ouvrage en deux actes sous
le titre scabreux de Pantagruel, et dont la première représentation a eu lieu
le 25 décembre. Nous n'avons pas besoin de dire quel en est le sujet et à
quelle source historique il a été puisé. N'est-ce pas une grande témérité que
de toucher à l'œuvre étrange de ce grand bouffon du xvi^ siècle qu'on ap-
pelle Rabelais, et de ne lui emprunter que les grimaces sous lesquelles il
cachait le sérieux d'un grand esprit et le style d'un admirable écrivain? La
vraie gaieté, a dit quelque part Sénèque, est une chose très sérieuse ( verum
gaudium, res severa). Ce n'est pas ce qui ressort tout à fait de la pièce de
M. Henri Trianon, dont l'imbroglio pourrait être plus amusant et moins
vulgaire, surtout pour la scène de l'Opéra, où l'on peut admettre le comique,
mais non pas le bouffon. La musique, de la composition de M. Théodore
Labarre, n'est pas suffisante à racheter les défauts du poème. Nous y avons
remarqué au premier acte un duo fort bien dialogué, pour ténor et baryton,
entre Jean Jeudy, le cabaretier, et Dindenault; un chœur d'écoliers fort ori-
ginal :
Chantons, chantons, amis.
Le gai falerne !
et l'air de Panurge pour voix de basse, qui est détaillé avec finesse, et dont
l'accompagnement renferme de jolis détails d'instrumentation. Malheureu-
206 REVUE DES DEUX MONDES.
sèment le second acte ne répond pas à ce que promettait le premier, et l'en-
semble de l'ouvrage ne paraît pas destiné à une bien grande longévité. Il faut
dire aussi que l'exécution n'aura pas peu contribué à ce triste résultat.
Excepté M. Obin, dont la belle voix de basse n'est pas dépourvue de flexi-
bilité et qui chante avec assez de brio le rôle de Panurge, tout le reste est
au-dessous de la critique, pai'ticulièrement M'"'' Laborde, qu'on a réengagée
sans doute parce qu'elle n'a pas une seule note juste dans sa voix sèche et
criarde comme une crécelle.
M"^ Cruvelli a décidément quitté l'Opéra pour convoler à de nouvelles
destinées. Nous lui souhaitons plus de succès dans la carrière qu'elle va par-
courir qu'elle n'en a obtenu dans celle qu'elle vient d'abandonner. M"^ Te-
desco a été réengagée, ainsi que M. Roger; mais l'événement le plus curieux
que nous ayons à signaler, c'est l'engagement à l'Opéra de M'"^ Borghi-Mamo.
INûus concevons très bien que l'administration de ce grand théâtre cherche
son bien partout où elle croit le trouver; mais quel intérêt peut avoir la can-
tatrice italienne à chanter dans une langue étrangère? Comme spéculation,
nous croyons cette tentative mauvaise, et, au point de vue de la célébrité,
l'exemple de M'"" Alboni, qui a perdu dans ces pérégrinations le charme de
son talent, aurait dû servir d'enseignement à M'"^ Borghi-Mamo, qui pour-
rait bien laisser aussi à l'Opéra une partie de la bonne renommée qu'elle s'est
acquise au Théâtre-Italien. Quoi qu'il en soit, ce que l'administration de
l'Opéra pourrait faire de mieux pour ses intérêts et nos plaisirs, ce serait de
reprendre quelques chefs-d'œuvre de son vieux répertoire, l'./r/y^/c/f, l'O/-
phée ou l'Âlceste de Gluck, que la génération actuelle ne connaît que de
nom, et de laisser reposer un peu les opéras modernes, dont le public com-
mence à se fatiguer. N'est-il pas humiliant qu'il faille aller à Berlin pour
entendre exécuter une de ces admirables tragédies lyriques que Gluck est
venu composer à Paris?
La fête de Sainte-Cécile a été célébrée cette année, comme les années pré-
cédentes, par l'association des musiciens. Une messe en musique, de la com-
position de M. Charles Gounod, a été exécutée dans l'église Saint-Eustache,
le jeudi 27 novembre 185.j, sous la direction de l'auteur. Nous n'avons pas
la prétention de pouvoir juger avec équité une œuvre de cette importance
après une seule audition. L'impression qui nous en est restée est à peu près
conforme à celle que nous avons souvent exprimée sur le talent élevé de
M. Gounod, dont le style élégant, puisé aux sources les plus pures, manque
peut-être d'originalité. On sent que M. Gounod, dont l'esprit est aussi vif
qu'éclairé, cherche encore sa voie, et qu'il n'a pas trouvé cet équihbre des
facultés qui est la condition de la force. Dans la messe nouvelle, nous avons
particulièrement lemarqué le Kyrie, qui débute par un thème de plain-
chant repris et travaillé avec une grande habileté de main; puis le Credo,
morceau longuement développé, qui renferme des parties excellentes, entre
autres le Remrrexit, qui est bien préparé et produit un effet puissant. Peut-
être M. Gounod a-t-il été, dans ce morceau capital comme dans le reste de
la messe, plus prodigue de contrastes piquans et d'effets ingénieux d'instru-
mentation que ne le comporte ie genre sévère de la musique religieuse.
C'est surtout dans le style religieux qu'il est vrai de dire que l'art qui se
REVUE MUSICALE. 207
montre trop est insuffisant. Nous sommes ici de l'avis des orthodoxes sé-
vères, et nous reconnaissons avec eux qu'il n'y a pas d'orchestre qui pro-
duise à l'église un effet comparable à un chœur de voix pures et bien diri-
gées. M. Gounod a écrit pour l'Offertoire un prélude symphonique qu'il
intitule prière intime, et qui nous a paru traduire d'une manière heureuse
le sentiment qu'on éprouve à cet instant suprême. Pourquoi donc le compo-
siteur de musique religieuse se croit-il obligé d'employer constamment toutes
les ressources de l'orchestre qu'il a à sa disposition, et d'écrire dix ou douze
morceaux d'une longueur et d'un développement fatigans? Pourquoi, en
s'inspirant des paroles liturgiques, ne ferait-il pas contraster plus souvent
les voix pures avec la puissance de l'instrumentation, qui ne devrait inter-
venir que dans les situations importantes du sublime sacrifice? Ah! c'est
qu'il ne suffit pas d'être musicien pour accomplir une œuvre pareille ; il
faut être surtout poète dans le sens élevé du mot, et savoir écouter et tra-
duire les veines secrètes du murmure sacré, voias divini svsurri, comme
dit admirablement saint Augustin. >l. Gounod, qui serait digne d'accomplir
une si noble tâche, a fait preuve de grand talent dans la messe de Sainte-
Cécile, qui doit prendre place, avec celle composée l'année dernière par
M. Ambroise Thomas, parmi les meilleures productions qu'on doive à l'heu-
reuse initiative de l'association des musiciens.
C'est le 16 décembre qu'a été célébrée la fermeture de la grande expo-
sition universelle de 1853, mais ce n'est pas sans tambours ni trompettes.
Il y en avait beaucoup des uns et des autres, puisque c'est M. Berlioz qui
avait été chargé d'organiser cette fête musicale. Nous l'avons échappé belle!
Si M. Berlioz eût réussi dans la tentative d'acclimater en France la musique
monumentale, dont il poursuit depuis trente ans le rêve impossible, nous
avions une série de concerts monstres qui auraient achevé de nous rendre
dignes des plaisirs esthétiques de l'avenir. 11 fallait voir M. Berlioz 7io7jé
dans un nuage transparent où se réfléchissaient les émotions de son âme,.
comme dit agréablement son historiographe ordinaire, qui voit tout dans
M. Berlioz, comme Malebranche voyait tout en Dieu, excepté ce que désigne
si plaisamment Voltaire. Les trente mille auditeurs qui se trouvaient là pré-
sens ne s'en sont pas moins allés tout transis, en promettant bien qu'on ne
les reprendrait pas une seconde fois à pareille fête, et ils ont tenu parole. Ce
pubhc incorrigible n'a voulu applaudir qu'un très beau chœur de Haendel,
un autre de Gluck, et surtout la prière de Moïse, de Rossini, qu'il a jugée
digne d'être classée parmi les vieilleries du passé.
Je vous le dis en vérité, les morts seuls sont vivans : vivent les morts !
P. Scuro.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 décembre 1855.
C'en est fait, le rideau tombe sur un acte de plus du drame de l'histoire
contemporaine. De cette année rapide et insaisissable qui disparaît déjà,
que reste-t-il? Un souvenir, un point, — un point, il est vrai, qui embrasse
l'horizon derrière nous. C'est la huitième année depuis qu'un jour d'hiver
lit éclore la république en France d'une violence populaire; c'est la troi-
sième, ou, pour mieux dire, c'est la quatrième année depuis que l'empire
renaissant est sorti tout armé de la république; c'est la seconde année enfin
depuis que la guerre est venue ébranler le continent et livrer au tranchant
de l'épée le nœud des plus grandes questions d'équilibre et de civilisation.
L'esprit a besoin de rassembler ces souvenirs et ces dates pour mesurer l'es-
pace parcouru, pour saisir comment nous avons pu passer de l'un à l'autre
pôle des idées politiques dans notre vie intérieure, comment aussi nous
avons pu être jetés d'une paix de quarante années dans une conflagration
redoutable surtout par ce qu'elle a de mystérieux dans sa marche et dans
son but. Le monde marche aujourd'hui au milieu du bruit des armes sans
trop savoir où il sera demain. Si l'on consulte certains faits, certains symp-
tômes, il est bien clair que la guerre est loin d'être terminée. Tandis que la
ville de Kars finit décidément par capituler, et donne aux Russes leur pre-
mière victoire, nos armées gardent leurs positions conquises en Crimée. Nos
régimens d'Orient qui rentraient hier à Paris ne reviennent pas seulement
pour prendre le repos dû à leurs fatigues, ils reviennent parce que « le pays,
qui entretient six cent mille soldats, a intérêt à ce qu'il y ait maintenant
en France une armée nombreuse et aguerrie prête à se porter où le besoin
l'exige. » Tel était le langage du chef de l'état à ces bataillons presque pou-
dreux encore du champ de bataille, et accueillis partout avec une virile et
sympathique émotion. Si d'un autre côté on tourne les yeux vers l'Allema-
gne, il est bien évident qu'il y a là un effort suprême en faveur d'une paci-
REVUE. — CHRONIQUE. 209
fication prochaine. On en est certain maintenant; on commence à savoir
comment il s'est produit, en quoi il consiste, et même quels obstacles il ren-
contre, quelles faiblesses le feront échouer encore une fois, s'il échoue. Ainsi
la guerre, avec ses résultats acquis, ses faits actuels et ses éventualités tou-
jours menaçantes, — la paix, avec ses chances devenues peut-être plus dou-
teuses à mesure que la négociation appn che de son terme : c'est en présence
de cette double perspective que finit i.Sd.'i et que commence une année nou-
velle.
Considérée en elle-même, au point de vue militaire, certes cette année de
guerre qui s'achève n'a point été sans résultats. Qu'on se rappelle le serre-
ment involontaire que causaient à Paris et à Londres tous ces récits parfois
trop véridiques qui nous parvenaient, il y a un an, sur Tétat des armées
alliées. Ces armées étaient toujours héroïques, elles venaient de vaincre à
hikerman; mais cette victoire avait comme le reflet sombre d'un second
Eylau. La vie même de ces intrépides soldats avait quelque chose d'émou-
vant et de douloureux : c'était la vie obscure du siège, la veillée dans la
neige et dans la boue, la surprise des tranchées, l'épreuve terrible des com-
bats opiniâtres de nuit. 11 n'en est plus de même aujourd'hui. En réalité, ce
sont les alliés qui dominent en Orient. L'occupation de léni-Kalé et de Kertch
nous répond de la mer d'Azof. Les ports de la Crimée sont entre nos mains.
Notre escadre et nos soldats sont allés prendre à Kinburn la clé du Dnieper.
Sébastopol enfin est tombé, et la flotte russe a disparu. On dit que dans son
récent voyage en Crimée l'empereur Alexandre II n'a pu se défendre d'une
certaine émotion à l'aspect de la ville détruite et de cette baie vide de tant
de vaisseaux, l'orgueil des tsars. Certes c'était le cruel et amer contraste de
cette autre scène dont M. de Ségur a fixé le souvenir en racontant dans ses
Mémoires le voyage qu'il fît en Crimée en 1787 avec tant de personnages
fameux, — l'impératrice Catherine, le capricieux et asiatique Potemkin, le
spirituel xjrince de Ligne, M. de Cobentzel. On était sur les hauteurs d'In-
kcrman. Tout à coup un grand balcon s'ouvre, et à travers une ligne de
Tartares à cheval on voit Sébastopol sortant pour ainsi dn-e du néant. Dans
la rade immense apparaît une flotte formidable de vingt-cinq bâtimens de
guerre dont le feu salue Catherine et semble annoncer à l'Euxin qu'il a
désormais une dominatrice, qu'en trente heures la Russie peut aller planter
son pavillon sur Constantinople. — C'était le commencement enivrant et
magmtîque de ce songe de domination dont le triste réveil était réservé à
l'empereur Alexandre II. De toute façon, cette année qui s'achève restera
bien l'année de la prise de Sébastopol et de la disparition de la puissance
navale russe dans les flots de la Mer-Noire. Ce sont là autant de faits accom-
plis qui sont le point de départ de la paix possible.
La Russie, il est vrai, a perdu Sébastopol : elle n'a plus Kertch, léni-Kalé,
Ralaclava, Kamiesch, Eupatoria, Kinburn; mais elle vient de trouver devant
Kars un succès qu'elle poursuivait depuis quelques mois déjà. On aurait pu
peut-être, du côté d'Erzeroum, secourir cette place, que le général Mura-
vief appelle le boulevard de l'Asie-Mineure; on ne l'a point fait. Le mouve-
ment d'Omer-Pacha sur l'Ingour n'a point été la diversion efficace qu'on
semblait attendre. Réduite à elle-même, isolée, privée de communication^
TOME I. 14
210 REVUE DES DEUX MONDES.
et de ressources, la ville turque est tombée après une résistance héroïque
dont l'honneur revient en partie à coup sûr au général anglais Williams.
Une seule chose est surprenante, c'est la durée de cette résistance. Quant
à son énergie, elle est inscrite dans la capitulation même de la garnison,
aujourd'hui prisonnière de guerre. C'est un succès pour l'armée russe très
certainement. Qu'on remarque cependant que quand le général Muravief a
voulu attaquer Kars de vive force le 29 septembre dernier, il a éprouvé le
plus sanglant échec, et qu'en définitive la ville turque, on peut le dire, a
capitulé moins devant ses armes que devant la famine. Le général Muravief
n'exalte pas moins sa victoire, comme cela est naturel; il la représente
même avec un certain lyrisme d'imagination comme une victoire de la
croix du Sauveur. Si la prise de Kars était pour la Russie une satisfaction
d'orgueil militaire propre à incliner plus aisément sa politique vers la con-
ciliation et la paix, il n'y aurait aucun intérêt véritablement à diminuer la
valeur de cette satisfaction; mais est-il bien vrai que la victoire de Kars aura
ce salutaire effet d'inspirer au cabinet de Pétersbourg un esprit plus conci-
liant et plus pacifique? N'aura-t-elle point pour résultat au contraire de
surexciter les instincts belliqueux, de créer celte dernière et dangereuse illu-
sion d'un retour possible de fortune sur d'autres champs de bataille, de
faire oublier les revers essuyés et ceux qu'on peut essuyer encore? Les
hommes plus modérés qui sentent le besoin de la paix fussent-ils disposés
à conseiller quelque transaction, d'autres influences ne prévaudront-elles
pas? Pour tout dire, avant même d'avoir eu à se prononcer sur des propo-
sitions formelles, la Russie n'aurait-elle point commencé déjà quelqu'une de
ces campagnes diplomatiques où elle a été plus heureuse jusqu'ici, on n'en
peut disconvenir, qua dans ses campagnes militaires? C'est là ce qui s'agite
aujourd'hui, et c'est im des côtés les plus graves, les plus décisifs de la situa-
tion de l'Europe en ce moment.
11 est certain en effet que depuis quelque temps il y a eu entre les albés
du 2 décembre une série de négociations pour arriver à formuler de nou-
veau les conditions d'une paix possible, que de ce travail il est sorti des pro-
positions également acceptées par les trois puissances, et que ces proposi-
tions viennent d'êire portées à la connaissance du gouvernement russe par
le comte Valentin Esterhazy, ministre de l'empereur François-Joseph au-
près du tsar. C'est le 26 décembre que le comte Esterhazy est arrivé à Pé-
tersbourg; le 28, il a eu une conférence avec M. de Nesselrode. On ne peut
donc connaître encore les dispositions ou la décision de la Russie; niais
peut-être n'est-il point impossible de pressentir son système de conduite
d'après ce qu'elle a fait déjà en toutes les ocrasions et d'après les actives
menées de sa diplomatie depuis un mois i)articulièreraent. Quelles sont au
fond tout d'abord les propositions que le comte Esterhazy a été chargé de
faire connaître à Saint-Pétersbourg? En principe ce sont toujours les quatre
garanties, en réalité il y en a deux qui ont pris une forme nouvelle. L'une
pose comme condition de paix la neutralisation complète de la Mer-Noire,
ce qui rend inutile l'existence de forteresses ou de ports militaires russes
dans l'Euxin; l'autre a pour objet d'assurer la liberté de la navigation du
Danube, en neutralisant également les bouches de ce fleuve, ce qui entraîne
REVUE. — CHRONIQUE. 211
une certaine cession de territoire de la part de la Russie. La première de
ces conditions avait été primitivement proposée par la France aux confé-
rences de Vienne : elle ne fut point admise par la Russie; c'est l'Allemagne
qui en a depuis suggéré l'adoption. Quant à la seconde, elle était en germe
dans la pensée de placer la liberté de la navigation du Danube sous la ga-
rantie d'une sorte de syndicat européen. Ce n'est point d'aujourd'hui que
la France, l'Autriche et l'Angleterre ont mis leurs elTorts à retrouver un
terrain commun d'action. Des négociations commençaient entre elles dès
la fin d'octobre. L'heure était favorable; on était encore sous l'impression
de nos grands succès. En Allemagne, il se dessinait un mouvement marqué
d'opinion vers les puissances occidentales. Les états germaniques pressaient
la Russie de consentir enfin à rendre la paix possible par ses concessions.
Si on eût pu saisir cet instant pour mettre le cabinet de Pétersbourg en de-
meure de se prononcer sur des propositions nettes et décisives irrévocable-
ment arrêtées entre les alliés du 2 décembre, peut-être la Russie eût-elle
cédé devant une pression universelle, peut-être encore les mêmes proposi-
tions eussent-elles conservé plus de chances de succès, si elles avaient pu
arriver avant que le cabinet du tsar fût informé des délibérations d'où elles
allaient sortir; mais d'une part le secret de ces négociations n'a pu être si
bien gardé, que la Russie n'en eût tout au moins une connaissance géné-
rale, de l'autre il a fallu quelque temps à l'Autriche, à la France et à l'An-
gleterre pour se mettre d'accord sur une formule précise et satisfaisante
pour tous les intérêts.
Qu'en est-il résulté? La Russie s'est hâtée de mettre à profit ces circon-
stances. Tant qu'il a ignoré les négociations nouvelles nouées entre l'Au-
triche, la France et l'Angleterre, le cabinet de Pétersbourg a refusé aux dé-
sirs de l'Allemagne toute concession. Le jour où il a su que l'Autriche se
préparait à se rattacher par un lien nouveau aux puissances occidentales,
il n'a plus eu qu'une pensée, celle dassouphr sa politique et son langage
aux nécessités de sa position. C'est alors que la Russie a pris une de ces ré-
solutions qu'elle sait toujours prendre à l'heure voulue. Par sa diplomatie
répandue dans les cours germaniques, elle a fait savoir qu'elle était touchée
des vœux de l'Allemagne, et qu'elle se décidait à faire un grand sacrifice
dans l'intérêt de la paix. En un mot, la Russie s'offrait à accepter le principe
de la neutralisation de la Mer-Noire, sans en discuter l'application pour le
moment, — et en se déclarant prête à ce sacrifice, elle ajoutait que désormais
du moins, si la paix n'était point conclue, l'Allemagne ne pourrait plus lui
miputer avec justice la continuation de la guerre. Tel est le sens du travail
de la diplomatie du tsar au-delà du Rhin depuis un mois. Cela fait, la Rus-
sie a attendu les propositions qu'elle savait sur le point d'être arrêtées, et
qu'elle a aujourd'hui à examiner.
Il est facile de le voir, c'est là toujours cette comédie d'évasions et de sub-
terfuges qui consiste à saisir l'heure propice de concessions plus apparentes
que réelles, à désintéresser avant tout l'Allemagne, et à se faire de l'immo-
bilité germanique un moyen de résisfance aux plus légitimes exigences de
l'Occident. La tactique qu'emploie aujourd'hui la Russie est celle qu'elle a
mise en usage à tous les instans pour détourner les coups qui la mena-
çaient. Réussira-t-elle encore une fois? Il n'est point impossible que quel-
212 REVUE DES DEUX MONDES.
ques états germaniques ne se trouvent tVavance satisfaits par les habiles
ouvertures de la Russie, et ne croient inutile de s'associer aux conditions
émanées de l'inifiative européenne. Que les meilleures résolutions de cer-
taines cours germaniques ne soient point de longue durée et ne tiennent
pas devant la première parole de la Russie, il ne faut pas hien s'en étonner;
mais de tous les états de l'Allemagne, celui dont la politique est la plus
<îtrange, c'est certainement la Prusse.
Les mobilités et les tergiversations de la l'russe ne peuvent plus surprendre
ceux qui suivent depuis l'origine cette grande crise, et cependant elles sem-
blent en vérité prendre un caractère toujours nouveau. Les propositions
l'écemment concertées entre l'Autriche, la France et l'Angleterre ont été com-
muniquées au roi Frédéric-Guillaume par l'empereur François-Joseph. Le'
cabinet de Berlin a promis d'abord de les apjmycr à Saint-Pétersbourg; mais
bientôt il s'est ravisé. Évidemment ce n'était plus là l'intérêt allemand ! Soit
par une instinctive répulsion pour tout ce qui ressemble à une démarche
sérieuse, soit par un mouvement d'incurable jalousie à l'égard de l'Autriche,
ce fantasque gouvernement n'a plus voulu appuyer de son influence les con-
ditions adoptées par les trois puissances, et non -seulement il n'a point voulu
jusqu'ici intervenir à Pétersbourg, mais encore il a cherché à retenir les
autres états secondaires de l'Allemagne, disposés à seconder la mission du
comte Esterhazy. il s'est elTorcé de leur représenter comment, après tout,
(m demandait à la Russie plus que la neutralisation de la Mer -Noire. Quand
nous disions que les chances de la paix diminuaient à mesure que la négo-
ciation approchait de son terme, c'était en tenant compte de ces tergiversa-
tions et de ces faiblesses, qui semblent toujours assurer à la Russie une neu-
tralité utile, bienveillante et permanente. Tout n'est point perdu peut-être
absolument, des conseils plus sages peuvent prévaloir; mais l'instant est dé-
cisif pour l'Europe comme pour la Russie, comme pour l'Allemagne et la
Prusse. Après avoir étonné le monde par des évolutions qui l'ont fait tomber
du rang de puissance de premier ordre, la Prusse pouvait s'emparer de ce
moyen de rentrer dans le concert de l'Europe, elle pouvait saisir l'occasion
aux cheveux, comme le disait le grand Frédéric dans une circonstance où
cela était infiniment moins moral et moins politique, lors du premier par-
tage de la Pologne. Malheureusement Frédéric II ne règne pas à Berlin, et si
le nom de la Pologne revient dans ces formidables débats, ce ne sera point à
l'occasion d'un partage nouveau. La Prusse serait pourtant intéressée la pre-
mière à écarter le péril de ces complications qu'elle redoute et. qu'elle appelle
par l'irrémédiable inconsistance de sa politique. Certes l'Allemagne désire la
paix; c'est au nom de cet intérêt qui lui est si cher qu'elle pesait na]
guère de ses conseils et de ses plaintes à Pétersbourg : aujourd'hui cepen-
dant, avec le fanatisme de la paix, faute d'un peu de résolution, elle nous
conduit peut-être par le plus droit chemin à la guerre la plus menaçante
pour le continent! Quant à l'Autriche, le lien nouveau qu'elle vient de con-
tracter avec les puissances occidentales, en marquant son attitude actuelle,
semble indiquer qu'elle est irrévocablement décidée à aller jusqu'au bout;
mais quelle est la sanction immédiate des engagemens de l'Autriche? Dans
le nombre des combinaisons possibles, il y a évidemment une latitude
où la circonspection du cabinet de Vienne peut se poser plus d'une étape.
REVUE. — CHRONIQUE. 213
Il est inutile de rien prévoir pour le moment. Il y a pourtant une chose
certaine : c'est avec une persistance réelle, quoique lente parfois, que l'Au-
triche marche dans une route qui la sépare si complètement du gouverne-
ment russe. Que le cabinet de Vienne se borne à rappeler son ambassadeur,
si la mission du comte Esterhazy échoue définitivement, ou que ce rappel
devienne le signal immédiat d'une série d'actes plus comminatoires, la rup-
ture est consommée et ne peut que s'aggraver. Entre la Russie et l'Autriche,
il s'élèvera toujours ce fait d'une demande de cession de territoire transmise
et appuyée par l'empereur François-Joseph, d'un concours moral, diploma-
tique, prêté à toutes les mesures ayant pour but de rabaisser les prétentions
de la politique des tsars. On a dit que l'Autriche ne pardonnerait jamais à
la Russie le secours qu'elle en avait reçu en Hongrie; pense-t-on que la Rus-
sie pardonne jamais au cabinet de Vienne le secours que celui-ci a prêté à
ses adversaires? Et dès lors ne serait-il pas plus simple, ne serait-il pas
d'une meilleure politique pour l'Autriche de joindre franchement ses forces
à celles de l'Occident pour rendre la guerre plus décisive et plus courte?
Il en est de même de la Suède, dont l'intervention possible n'est plus un
doUte aujourd'hui, et qui vient d'attester son adhésion sincère et intelli-
gente à la cause occidentale par le traité récemment signé avec la France
et l'Angleterre. La curiosité européenne a cherché pendant bien des jours le
mot de cette énigmatique mission que le général Canrobert est allé remplir
à Stockholm et à Copenhague. On a là tout au moins un des actes qui s'y
rattachent. Il y a dans le traité du 21 novembre deux parties assez dis-
tinctes, quoique intimement liées, — une partie matérielle et une partie
morale. — Au point de vue matériel et strictement contractuel, la Suède
s'engage vis-à-vis de la France et de l'Angleterre à ne céder à la Russie, à
n'échanger avec elle, à ne lui permettre d'occuper aucune partie des terri-
toires appartenant aux couronnes de Suède et de Norvège; elle s'oblige à ne
concéder aucun droit de pêche, de pâturage, ou de toute autre nature, et à
repousser toute prétention que pourrait élever le cabinet de Saint-Péters-
bourg. De leur côté, la France et l'Angleterre s'engagent à prêter à la Suède le
secours de leurs forces de terre et de mer pour résister aux prétentions ou aux
agressions de la Russie. On se souvient peut-être que nous indiquions ré-
cemment le Finnmark comme un des points où convergeait l'ambition russe,
pour se créer une issue dans la Mer du Nord. C'est justement sur ce point
que portaient les négociations, et c'est là ce que le traité du 21 novembre
a pour but de régler de façon à mettre un terme aux envahissemens crois-
sans de la Russie. Pris en lui-même, ce traité semble n'avoir point de rap-
port avec la guerre actuelle. 11 n'implique ni une coopération militaire ni
même une adhésion du cabinet de Stockholm aux actes diplomatiques ac-
€omplis par les puissances occidentales. Si on en observe l'esprit, il est évi-
demment le signe d'une révolution complète dans les relations du Nord.
Qui peut penser que la Suède eût signé une transaction de ce genre, si elle
ne se liait pas à toute une politique nouvelle? En scellant une alliance pour
opposer une barrière aux prétentions et aux agressions de la Russie, le roi
Oscar n'acquiesçait-il pas implicitement à tout ce qui se fait sur d'autres
points dans la même pensée? 11 y a mieux, si la Suède n'était point décidée
à mêler prochainement ses armes aux nôtres, comment aurait-on publié ce
214 REVUE DES DEUX MONDES.
traitp, qui ôte manifestement à sa politique le caractère de neutralité qu'elle
avait conservé jusqu'ici-, et qui s'élèvera toujours désormais comme une
barrière entre elle et la Russie? La convention du 21 novembre est un acte
de courageuse indépendance qui lie la Suède à l'Occident. Ue ces divers faits
il résulte, ce nous semble, que les événemens marchent chaque jour. Ce qu'on
nommait l'alliance du Nord n'existe plus, ou, si elle existe, la ligue du Nord
se retourne contre la Russie, qui en était l'âme depuis quarante ans. Si la
paix n'est point signée d'ici à peu, avant les premiers jours du printemps
la Suède sera sans nul doute la première puissance appelée à participer à la
guerre. Le Danemark aussi ne peut manquer d'entrer dans cette voie. L'Au-
triche elle-même sera bien conduite à céder aux nécessités d'une position qui
ne pourra plus rester mixte longtemps. Il y a là une force des choses que la
Russie seule peut arrêter aujourd'hui en acceptant sérieusement les condi-
tions de paix qui sont le résumé modéré des dernières volontés de l'Europe.
Quand il engagea cette guerre, l'empereur Nicolas commit indubitablement
une grande faute; il a fait courir de grands risques à la Russie. Une des
conséquences de cette impatience d'autorité et d'ambition a été la destruc-
tion de Sébastopol, c'est-à-dire de la ville qui était le boulevard de la puis-
sance russe dans la Mer-Noire. Nous ne méconnaissons pas ce qu'il y a de
difficile dans la situation de l'empereur Alexandre II : le nouveau tsar a
reçu un lourd héritage; mais après la faute commise par son père commet-
tra-t-il à son tour celle de laisser attaquer et brûler Cronstadt, c'est-à-dire
le boulevard de la puissance russe dans la Baltique ? Là est la question,
l'unique et souveraine question.
Jamais donc les circonstances ne furent plus graves, jamais les difficultés
ne furent plus accumulées autour des gouvernemens et des peuples. Voici
cependant un homme d'état qui tranche ces difficultés en quelques pages,
en démontrant la nécessité d'un congrès pour pacifier l'Europe. Nous ne sa-
vons trop jusqu'à quel point il est opportun et habile de dire à la Russie
qu'elle ne sera pas plus humiliée de faire des concessions que ne l'a été l'An-
gleterre de reconnaître l'indépendance de ses colonies, et que ne l'a été la
France de souscrire aux traités de 1815. En vérité, dans cette petite bro-
chure qui s'est produite avec une certaine mise en scène, et qui a fait, il
nous paraît, plus de bruit qu'elle ne mérite, parce qu'on lui a prêté l'auto-
rité d'une origine qu'elle n'a pas, il y a deux choses qu'on peut remarquer :
d'abord ce nom à' homme d'état est bien évidemment le pseudonyme de
ceux qui ne le sont pas et ne le seront jamais. En outre, ce congrès tel
que le représente l'auteur n'est point autant qu'il le pense un congrès de
souverains; c'est le congrès de la paix universelle, le congrès d'où doit sortir
une paix sans fin, qui va amener une explosion de travaux infinis, de
réformes et de bien-être. On peut reconnaître ici la chimère qui semble re-
paraître aujourd'hui plus que jamais, et qui se déguise sous bien des formes,
sous bien des habits. 11 faut revenir à la réalité, et la réalité en ce moment,
c'est ce mélange de négociations tendant au rétablissement de la paix et
de préparatifs belliqueux qui se multiplient partout, en Russie comme en
Angleterre et en France. Ainsi finit l'année 1855, et ainsi commence l'année
nouvelle. Celte heure qui s'enfuit et qui est si rapide comptera néanmoins
dans l'histoire, car elle marquera un point décisif, — celui où le monde se
REVUE. CHRONIQUE. 215
sera trouvé un instant entre une paix possible et une guerre dont les pro-
portions et la durée restent un mystère.
Quelque grandes que soient les questions qui s'agitent, il reste toujours
cependant d'autres intérêts plus modestes, qui ont leur importance et qui
suivent leur cours. La France et l'Angleterre ont certes d'assez graves su-
jets de préoccupations communes aujourd'hui; elles viennent néanmoins de
signer une transaction bien étrangère à ces préoccupations, et qui offre des
avantages réels : c'est une convention additionnelle à celle de 1843, qui ré-
git les relations postales entre les deux pays. Aux termes de la convention
nouvelle, les imprimés de toute nature, qui n'étaient transportés sur le ter-
ritoire du royaume-uni, ou dans les divers pays des deux mondes pour les-
quels l'Angleterre nous sert d'intermédiaire, qu'aux mômes prix que les let-
tres ordinaires, profiteront désormais des bénéiices d'une modération de taxe
proportionnelle à celle qui existe dans l'intérieur de la France. On ne sau-
rait ici entrer dans les détails. Qu'on sache cependant qu'un simple livre,
une simple livraison d'un recueil périodique, pour arriver dans certaines
villes de l'hide anglaise, payait jusqu'à 25 et 30 francs de frais de poste. 11
y a peu de jours encore, quelques documens de statistique expédiés d'une
ville de l'Amérique du Sud par les paquebots anglais parvenaient à Paris.
Arrivés à leur destination, ils coûtaient en frais de port seulement 795 francs !
On comprendra que l'initiative éclairée de M. le ministre des affaires étran-
gères se soit très utilement employée en mettant fin à de telles anomalies.
Le résultat infaillible sera de rendre possibles d'abord et d'accroître ensuite
les rapports intellectuels entre l'Europe et l'Inde ou l'Amérique. Il est bien
des publications qui éclaireraient d'un jour nouveau la vie de ces contrées,
qu'on ne pouvait obtenir jusqu'ici, et qu'il deviendra facile d'avoir : témoi-
gnages utiles, quelquefois curieux, du développement contemporain des
peuples. Le traité nouveau se relie aux conventions du même genre et à
notre législation postale, qu'il complète. C'est un côté modeste et pratique
de notre vie intérieure.
Mais dans son ensemble, à un point de vue plus général, qu'a produit
l'année qui s'en va dans cette vie intérieure? Le calme, un calme profond
et universel, ne s'est point démenti. Le bruit des luttes politiques, violem-
ment apaisé, ne s'est point réveillé; on pourrait dire même que ce repos
ressemble à un assoupissement. Dans cette année, le grand événement a
été l'exposition, qui a attiré à Paris les souverains et les princes, les hommes
d'état et les hommes de travail de tous les pays. L'industrie a eu ses jours
de pompe. Soit, mais il faudrait prendre garde, à la faveur du développe-
ment légitime de l'industrie, de ne point faire grandir, jusqu'à devenir une
puissance, le culte exclusif des intérêts et du bien-être. Quoi qu'on en dise,
ce n'est point là une conséquence inévitable de 1789. La liberté véritable
repose moins sur le développement de la richesse matérielle, bien qu'elle
soit compatible avec lui, que sur l'intégrité des notions morales qui sont le
principe de sa force et la source de ses grandeurs.
Et maintenant, en dehors de ces grandes questions qui viennent de temps
à autre remuer et instruire le monde, qu'on fasse un retour sur les faits les
plus récens, sur l'état présent de l'Europe : il y a eu certes peu de change-
mens décisifs depuis une année. La situation actuelle de la plupart des pays
516 REVUE DES DEUX MONDES.
n'est que la conséquence de leur situation antérieure; les circonstances ne
font que mettre en saillie les gages de paix, les périls ou les pièges qu'ils
portent en eux-mêmes. La Suisse n'a point vu cesser la lutte entre le radi-
calisme et les éléraens conservateurs, lutte qui tend à s'apaiser, il est vrai,
sur certains points, mais qui reste encore vive à Fribourg et dans le Tessin.
L'Allemagne, déjà si perplexe dans le choix d'une politique extérieure,
semble retombée dans la somnolence de sa vie intérieure. En Prusse seule-
ment, la session qui vient de s'ouvrir montre l'antagonisme du parti féodal
et du libéralisme modéré. La Hollande en est toujours à ses paisibles tra-
vaux, dont les discussions législatives qui se poursuivent sont la régulière
expression. L'Italie! l'Italie reste encore ce qu'elle a été depuis ses dernières
commotions et même avant ces commotions, le théâtre à demi voilé d'un
travail plein de mystères et d'incertitude.
Si on observe les états italiens dans leur existence individuelle, chacun a
ses traits distincts et sa sphère d'action. Le Piémont marche évidemment
au premier rang aujourd'hui, et il le doit surtout à l'intelligente et vigou-
reuse initiative qu'il a su prendre en s'alliant à l'Occident dans une ques-
tion qui intéresse l'Europe entière, en montrant le drapeau italien là où n'a
point paru encore le drapeau des maîtres de la Lombardie. Est-ce à dire
que le Piémont n'ait pas lui-même ses difficultés et ses pièges? Le cabinet
de Turin vient de voir se dénouer à l'honneur des deux parties son récent
démêlé diplomatique avec la Toscane; mais il lui reste encore ses différends
avec Rome au sujet de toutes les questions religieuses, et un esprit d'équi-
table conciliation vînt-il enfin écarter ces différends, il lui resterait en outre
des difficultés financières qui ne sont pas sans gravité. Ce qu'il y a de bril-
lant et de généreux dans le rôle du Piémont, le voyage de Victor-Emma-
nuel à Paris et à Londres l'a révélé. Le roi est revenu à Turin satisfait de
l'accueil qu'il a reçu, et cette situation même peut donner plus de force au
gouvernement pièmontais pour surmonter ses embarras intérieurs. De tous
les pays de l'Italie, l'état romain est sans contredit le plus éprouvé. Ici mal-
heureusement il est à craindre qu'il n'y ait que peu de progrès dans l'af-
fermissement d'un pouvoir dont l'indépendance est pourtant la garantie des
nations catholiques. On ne saurait se faire illusion, les années ont beau
passer, l'expédition de Rome dure encore, et sa durée reste peut-être la
triste, mais nécessaire condition de la sécurité temporelle du saint-siège.
A Naples, on a vu quelles complications ont été sur le point de surgir et
de mettre le gouvernement des Deux-Siciles presque en lutte directe avec la
France et l'Angleterre. Ces complications se sont heureusement évanouies;
une politique prévoyante semble avoir prévalu. A vrai dire, comme à tous
les souverains absolus, il peut arriver souvent au roi Ferdinand II d'être servi
dans son système intérieur au-delà de ce qu'il veut. Dans de tels pays, il
n'y a qu'une volonté au sommet, et elle peut être éclairée; mais il y a à
tous les degrés mille petits despotismes qui, au lieu de désarmer les passions
révolutionnaires, les activent et les enflamment là où la libérahté des actes
serait infiniment plus efficace et bien des fois plus conforme à la pensée du
souverain. Il y a dans le gouvernement napolitain des hommes faits pour
comprendre et pratiquer cette dernière politique. De ce nombre est M. Lo-
dovico Bianchini, aujourd'hui ministre de l'intérieur, et qui exerce provi-
REVUE. CHRONIQUE. 217
soiremenl la direction de la police depuis la retraite de M. Mazza. M. Bian-
chini n'est point un homme nouveau; il a l'expérience que donne une
lonj^ue pratique administrative, et il s'est signalé surtout par des écrits sé-
rieux sur l'histoire des finances du royaume de Naples, sur la situation
civile et économique de la Sicile, sur les réformes commerciales accomplies
en Angleterre. Récemment encore il vient de publier une œuvre nouvelle
sur les principes de la science du hien-étre social et de l'économie jmbliq ne.
C'est tout un traité des conditions de l'ordre et du progrès dans les sociétés.
Écrivain consciencieux en même temps que ministre de son souverain,
M. Bianchini ne peut puiser dans l'étude d'autre conseil que celui d'une po-
litique prévoyante et libérale, la plus propre au demeurant à garantir le
royaume de Naples de bouleversemens nouveaux.
Mais au-dessus de ces traits divers de l'existence individuelle des états ita-
liens il reste toujours une question dominante, celle de la situation géné-
rale de l'Italie, qui touche par tant de côtés à la situation générale de l'Eu-
rope. Que le conflit qui a mis le continent en armes ait retenti presque
comme un appel au-delà des Alpes, qu'il ait ravivé des espérances, laissé
entrevoir des possibilités nouvelles, cela ne saurait surprendre. L'Italie est
comme tous les peuples qui souffrent, qui attendent sans cesse, et qui croient
chaque jour voir arriver l'occasion favorable. C'est à une impatience de ce
genre sans doute qu'obéissait récemment M. Manin, l'ancien dictateur de
Venise, en jetant une fois de plus dans la polémique ce grand problème des
aspirations italiennes. Le malheur de l'Italie, c'est que dans les rêves de ré-
génération formés pour elle, la chimère prenne si souvent la place de la
réalité, même quand on cherche le mieux à se rapprocher du possible. Dans
les rêves d'aujourd'hui, le Piémont occupe évidemment une grande place.
Il y a là une maison royale populaire, un gouvernement constitué, qui a
des traditions, de grandes alliances, une armée, une force organisée. Il ne
reste plus qu'à se servir de cette force, à la diriger vers le but commun. Le
Piémont a sans nul doute au-delà des Alpes une position considérable, qui
peut s'accroître encore; mais il est le premier intéressé à résister à des sug-
gestions, à des entraînemens qui le perdraient lui-même sans sauver l'Ita-
lie. Ce n'est pas la complicité de l'esprit révolutionnaire déguisée sous une
forme quelconque qui ajouterait à sa force, elle ferait sa faiblesse. C'est
justement parce que le Piémont est un état régulier qui a des traditions,
des alliances, une armée courageuse et fidèle, qu'il doit se conduire comme
un état régulier, et qu'il a autant à se garder d'un certain genre d'alliés
que de ses ennemis propres. M. de Cavour, qui reste toujours à la tête du
ministère, ne peut certainement que conseiller cette politique au roi Victor-
Emmanuel. C'est celle de la maison de Savoie, et c'est la seule qui puisse
servir l'Italie dans ses vrais intérêts, dans ses justes aspirations.
Où en est de son côté cette autre péninsule qui embrasse l'Espagne et le
Portugal? Ce ne sont point à coup sûr les événemens qui ont manqué à l'Es-
pagne en peu de temps. Une révolution travaillant à s'organiser, des cortès
constituantes à peu près en permanence, des discussions passionnées, des
conflits de pouvoirs, des agitations religieuses, des tentatives de guerre
civile, tout s'est réuni pour éprouver un pays déjà soumis jusqu'ici à tant
d'expériences. L'histoire de l'Espagne depuis plus d'une année peut se résu-
218 REVUE DES DEUX MONDES.
mer en un mot : c'est la lutte entre l'anarchie révolutionnaire et un certain
esprit d'ordre renaissant. Lequel l'emportera? Tout semble incliner vers
l'ordre aujourd'hui. Une chose est manifeste, c'est la décadence du parti qui
s'appelle démocratique. Ce parti n'a jamais été bien puissant au-delà des
Pyrénées, et il n'est pas même populaire. 11 n'a dû d'entrer dans les cortès
qu'à un ébranlement révolutionnaire. 11 espérait jouer un rôle en circonve-
nant le duc de la Victoire, dont il aurait fait au besoin son dictateur : il n'a
point réussi. Il comptait tout au moins trouver quelque force dans une
alliance avec les progressistes avancés : ceux-ci n'osent pas avouer son al-
liance, et les progressistes modérés la déclinent chaque jour énergiquement.
Le parti démocratique reste donc avec lui-même, ce qui est peu. Le général
O'Donnell achevait, il y a quelques jours, sa défaite en révélant dans les
cortès avec un mélange de réserve et de cruauté que ces fiers tribuns, tou-
jours prêts à faire la guerre au gouvernement, n'étaient pas moins fort trai-
tables. L'un d'eux, M. Ordax y Avecilla, avait manifesté, à ce qu'il paraît,
l'intention d'accepter le poste de ministre plénipotentiaire à Mexico, — qui
ne lui a point été accordé. La révélation a fait quelque scandale; de là une
recrudescence de fureurs démocratiques contre le général O'Donnell, et cette
recrudescence même n'a pas peu contribué à fortifier l'ascendant du mi-
nistre de la guerre. Un incident tout récent est venu mettre de nouveau à
l'épreuve cette situation. On sait les désordres qui ont eu lieu à Saragosse.
Une des conséquences de ces désordres a été la disgrâce, — déguisée sous
une démission volontaire, — du commandant militaire de l' Aragon, du gé-
néral Gurrea, dont le rôle n'a point été fort clair dans ces événemens. Ce
qu'il y a à remarquer, c'est que le général Gurrea était l'ami très intime du
duc de la Victoire en même temps que l'espoir du parti démocratique et des
progressistes avancés. Tout semble donc indiquer un développement crois-
sant de cette situation que le duc de la Victoire couvre de son nom, et dont
le général O'Donnell est la force réelle. Les révolutionnaires espagnols ne
tenteront-ils pas un suprême effort pour combattre ces tendances? C'est là
une éventualité dont on parait se préoccuper à Madrid, et contre laquelle le
gouvernement est armé. La révolution triomphait il y a un an au-delà des
Pyrénées, elle semble battre en retraite aujourd'hui.
Le Portugal a de plus que l'Espagne la paix des partis, cette trêve des
opinions ou des passions qui dure depuis quelques années, et qu'est venu
corroborer l'avènement au trône du roi dom Pedro V. Chartistes et septem-
bristes se sont réunis pour saluer cet avènement, qui en définitive a peu
modifié les conditions réelles du royaume portugais. La session régulière
des chambres s'ouvrira sans doute le 2 janvier selon l'habitude; le duc de
Saldanha reste à la tête du gouvernement. Telle est encore la situation du
Portugal. Les luttes des partis se réveilleront-elles dans les chambres? Le
cabinet de Lisbonne semble décidé à prendre position sur un terrain tout
autre que le terrain politique, sur celui des améliorations matérielles, et le
voyage du ministre des finances, de M. Fontes Pereira de Mello, n'est point
étranger à la réalisation de ces vues de progrès pratique. Le roi a tenu, dit-on,
à ce que son ministre vît de près de grandes administrations; mais en outre
le voyage de M. Fontes a eu un objet plus direct. Le ministère actuel de
Lisbonne a accompli, depuis qu'il est au pouvoir, de grandes mesures finan-
REVUE. — CHRONIQUE. 219
cières, dont l'une est la conversion de la dette. Malheureusement une por-
tion notable des porteurs anglais des titres de la dette extérieure a refusé
jusqu'ici d'adhérer à cette conversion, de sorte que le seul fonds portugais
qui ait jamais eu une valeur positive n'était pas même admis à la bourse de
Londres. Il s'agissait de faire cesser ce conflit. Sous ce rapport, le voyage de
M. Fontes n'aura point été sans résultat, s'il est vrai, comme on l'assure,
que la dette portugaise doive prochainement reparaître sur le grand marché
régulateur du stock-exchange. Ce moyen de crédit reconquis, il restait à
l'utiliser, et ce second objet de la tournée financière de M. Fontes paraît
devoir être également atteint. Le ministre des finances du roi dom Pedro
s'est occupé de négociations avec une grande société de capitalistes français
et anglais qui prendrait immédiatement à sa charge la construction du ré-
seau complet des chemins de fer portugais. Ce serait à coup sûr la plus im-
mense révolution économique dans un pays qui, avec le sol le plus riche, le
climat le plus varié et la plus belle position géographique de l'Europe, n'a
pas même, à l'heure qu'il est, des routes ordinaires.
A l'extrémité orientale de l'Europe enfin est un pays à qui cette année
n'a point souri non plus que la précédente : c'est la Grèce. Le royaume hel-
lénique pourtant s'occupe à mettre un peu d'ordre dans ses affaires, assez
troublées. Les chambres réunies le mois dernier sont parvenues non sans
peine, bien que l'œuvre fût aisée, à voter leur réponse au discours d'inau-
guration du roi Othon. Le sénat et la chambre des députés ont paraphrasé
la harangue royale. En général les membres du nouveau cabinet s'appli-
quent à écarter ce qui pourrait être un péril, à bien faire comprendre qu'il
n'y a qu'un ministère de moins, que la politique reste la même, — une
politique de neutralité, de bienveillance et de reconnaissance pour les puis-
sances protectrices. Il faut bien avouer cependant que les derniers événc-
mens ont laissé un désordre profond dans les imaginations helléniques.
Que disait récemment un député publiciste d'Athènes? Il disait que les
Grecs, en se joignant aux insurgés de l'Épire, croyaient venir en aide aux
alliés, bien loin de contrarier leurs desseins; les Grecs n'avaient d'autre but
que de devancer les Russes à Constantinople et de soutenir là sans doute
un nouveau siège de Byzance contre un autre Mahomet ! C'est là justement
l'effort qu'on ne demandait point aux Grecs, et plus ils insistent à se
défendre d'avoir eu un moment d'hallucination périlleuse, plus il est à
craindre que cette hallucination ne soit point entièrement dissipée, bien
qu'elle se cache sous l'apparence de la résignation à une réalité plus modeste.
Dans le mouvement universel des choses, le Nouveau-Monde occupe certes
une grande place, et cette place tend chaque jour à s'agrandir. Les États-
Unis touchent peut-être à une période critique pour leur existence intérieure
aussi bien que pour leur politique extérieure. Le message annuel du pré-
sident au congrès est donc attendu avec une certaine impatience. On espère
qu'il jettera quelque jour sur l'ensemble d'une situation qui est très grave
et sur le véritable état des relations du cabinet de Washington avec l'Angle-
terre, car le différend n'est pas encore ap'ani, et le gouvernement anglais ne
paraît jtas disposé à reconnaître, par le rappel de son ministre, M. Crampton,
qu'il ait eu dans l'affaire du recrutement les torts que l'attorney général,
M. Cushing, lui a reprochés avec une amertume qui a fort envenimé le dé-
220 REVUE DES DEUX MONDES.
hat. Mais on sait que la cliambre des rcprésentaiis n'ayant pas, eu trente-
neuf scrutins, réussi à nommer son président, et par conséquent le congrès
n'étant pas constitué à la date des dernières nouvelles, l'envoi du message
n'a pu avoir lieu. Nous n'analyserons pas pour le moment les éléraens de la
situation, tels qu'ils ressortent de ces longs et inutiles efforts pour dégager
une majorité dans le sein du congrès; il suffira de dire que c'est l'apparition
du parti ultra-américain et ultra-protestant, connu sous le nom de knoic-
nothing, qui menace l'ascendant du parti démocratique, identifié avec l'ad-
ministration actuelle. L'abolitionisme et le maintien de l'esclavage ne figu-
rent qu'au second plan dans la mêlée des opinions, quoique la lutte des deux
systèmes soit au fond de tout ce qui s'est passé dans le cours des derniers
mois, et doive très prochainement reparaître comme le principal élément
de la classification des partis. Ce que nous cherchons maintenant dans la
situation actuelle, c'est l'influence qu'elle doit exercer dans la politique
extérieure du gouvernement des États-Unis. Or, il est permis de le voir sans
en éprouver de regrets, le résultat manifeste d'une pareille division dans
un pays si mal organisé d'ailleurs pour faire sentir le poids de sa volonté
dans les grandes affaires du monde, c'est l'impuissance.
Voilà une expression qui n'est pas habituelle quand on parle des États-
Unis; mais si elle va jusqu'au bout de notre pensée, nous ne croyons cepen-
dant pas qu'on puisse la taxer d'exagération, et nous sommes persuadés
qu'en Amérique il n'y a pas un homme d'état vraiment digne de ce nom
qui ne soit profondément convaincu que le gouvernement fédéral doit éviter
avec soin toute occasion de révéler sa faiblesse en poussant trop loin sa pré-
tention de ne compter avec personne. 11 faudrait, pour justifier une préten-
tion de ce genre, que la politique des États-Unis fût sincèrement inoffen-
sive, que le peuple américain, satisfait du lot qui lui est échu sur la terre,
se contentât de l'exploiter, de le féconder, de l'embelbr, sans jeter un œil de
convoitise surtout ce qui est à sa portée. Alors en effet on comprendrait et on
respecterait l'isolement des États-Unis. Rassuré par leur sagesse, on ne ferait
que des vœux pour leur prospérité. Malheureusement on les a vus depuis
quelques années passer de la neutralité, relativement aux affaires de l'Eu-
rope, à un américanisme agressif qui ne tend à rien moins qu'à se créer une
influence sur tout un continent, et à faire de cette prépondérance dans le
Nouveau-Monde un moyen d'action contre l'ancien. La bienveillance dont
ils étaient l'objet a donc fait place à un sentiment de défiance qui trouvera
une certaine satisfaction dans les graves embarras qu'annonce pour cette
année à l'administration de M. Pierce l'animosité croissante des partis sur
toute l'étendue du territoire fédéral. La grande république, qui se proclamait
complaisamment la république modèle, perdra de son prestige quand on
verra ses élections ensanglantées aboutir à l'annulation des forces publi-
ques et à la permanence de l'anarchie, quand on verra l'activité du pays
se consumer en luttes personnelles, le pouvoir exécutif douter de lui-même
en présence des troubles qui agitent le Kansas, et l'hospitalité si vantée des
États-Unis remise en question par un esprit jaloux qui semble emprunté
aux institutions exclusives des anciennes cités grecques.
Les républiques hispano-américaines, à qui l'imitation des États-Unis n'a
pas été moins fatale que les intrigues du cabinet de Washington, ouvriront-
REVUE. — CHRONIQUE.
223
elles les yeux sur le danger du système démocratique dont elles ont adopta
toutes les exagérations? comprendront-elles le vice des théories de selj-gc-
rernment que les diplomates de l'Union paraissent avoir pour mission de
prêcher dans ces petits états, bouleversés par d'incessantes révolutions, où
ils applaudissent aux plus odieux triomphes de la force, comme M. Wheeler
vient de le faire sans scrupule au Nicaragua? C'est à peine si nous osons
l'espérer. Et pourtant rien ne sauvera le Mexique, rien ne sauvera l'Amé-
rique centrale tout entière d'invasions comme celle du colonel W'alker,
si ce n'est une meilleure discipline politique maintenue par des gouver-
nemens plus forts, des mstitutions plus stables que tout ce qu'on y a es-
sayé jusqu'à présent. C'est à la faveui- d'une guerre civile qui avait épuisé
toutes les forces vitales du pays, en se donnant pour l'allié des démocrates
insurgés contre l'autorité légale, qu'un aventurier audacieux a pu occuper
une des plus importantes positions du globe. 11 y fait fusiller sans miséri-
corde les hommes qui, après avoir courbé la tète dans un premier moment
de surprise et de terreur, comme on livre sa bourse au brigand qui vous
couclie en joue, ont ensuite cherché à relever le drapeau national. Le
général Corral, dont l'exécution est certaine, a été jugé par un conseil de
guerre, où pas un nom ne révèle la présence d'un liomme de race espa-
gnole, et mis à mort pour avoir exprimé dans une lettre au général gua-
témalien Guardiola les vœux d'un patriotisme honorable. Reconnu solen-
nellement et sans hésiter par l'envoyé américain, M. Wheeler, dont nous
parlions tout à l'heure, qui ne paraît pas se douter de l'énormité d'une
pareille résolution, le gouvernement de Walker a aussitôt expédié un mi-
nistre aux États-Unis, Américain du Nord comme lui-même, nous n'avons
pas besoin de le dire, et cette étrange entreprise, qui rappelle en plein
xix*" siècle les conquêtes des Barbares ou les expéditions des pirates dans le
moyen âge, prétend aux honneurs d'une société politique régulièrement
constituée. Que fera-t-on à "Washington en présence des protestations réité-
rées de tous les états qui avoisinent le Nicaragua, et qui se sentent menacés
de son sort, protestations qui sans doute auront été communiquées à plu-
sieurs puissances européennes? Avouera-t-on M. Wheeler? Rccevra-t-on
l'envoyé du prétendu gouvernement des flibustiers? En un mot, s'associera-
t-on à cette politique de revolver, qui, après avoir manqué ses débuts à
Cuba, dans la Basse-Californie, sous les auspices du même Walker, et en
Sonora, — hélas ! avec un nom français à sa tête, — a trouvé momenta-
nément une meilleure chance au cœur de l'Amérique centrale? C'est une
épreuve sérieuse à laquelle va être soumis le gouvernement des États-Unis.
En attendant, l'Amérique centrale se débat dans les convulsions. D'un côté
les autres républiques protestent, et de l'autre le président de Guatemala,
le général Carrera, vient, dit-on, de battre le gouvernement démocratique
du Honduras, ce qui peut l'amener à marcher contre les envahisseurs du
Nicaragua. Ainsi se succèdent et se poursuivent les révolutions d'une extré-
mité à l'autre de ce continent, de Mexico à Montevideo, de Bogota à Lima.
Qu'on rassemble ces traits épars, ceux qui appartiennent à la vieille Eu-
rope aussi bien que ceux qui peignent le monde nouveau, le plus caracté-
ristique, le plus frappant, c'est la permanence de la guerre, de la lutte.
Voilà comment se trouvent justifiés ceux qui annonçaient il y a quelques
222 REVUE DES DEUX MONDES.
aimôes la paix universelle et ceux qui l'annoncent encore, comme si la lutte
n'était pas partout! C'est la condition terrible et universelle qui trouve son
application même dans l'industrie. Il ne dépend point des hommes de l'évi-
ter; mais, en subissant une loi nécessaire, ils peuvent en tempérer les
rigueurs inutiles ou odieuses. En acceptant la lutte sous toutes ses formes,
ils peuvent et doivent se proposer le triomphe de la justice et du droit dans
les conflits des peuples, la prééminence des grandeurs morales au milieu du
développement de toutes les forces matérielles; c'est là le meilleur souhait
pour l'année qui commence. ce. de mazade.
11 devient de plus en plus difficile d'exprimer une opinion sincère, indé-
pendante, sur quelque sujet que ce soit. Les parties intéressées ont recours
aux procédés les plus étranges pour infirmer le jugement dont elles croient
avoir à se plaindre; elles accusent de mauvaise foi, de légèreté, d'étourderie
les écrivains qui ont blessé leur amour-propre. Il serait vraiment beaucoup
plus simple de dire : Je m'admire; mes amis s'associent à la haute estime
que j'ai pour moi-même. Vous êtes d'un avis contraire, donc je vous récuse.
De cette façon, la discussion ne s'égarerait plus; le public saurait à quoi s'en
tenir. Peintres et poètes ne relèveraient plus que d'eux-mêmes; ils diraient
ce qu'ils pensent de leurs œuvres, et leur parole ferait loi. On n'aurait plus
à redouter les caprices ou les erreurs de ceux qui prennent la peine de les
étudier. La méthode que je propose se recommande par le bon sens et l'à-
propos. Personne en effet ne peut avoir la prétention de juger l'œuvre d'un
peintre aussi bien que lui-même; c'est une vérité qui n'a pas besoin d'être
démontrée. Comment pénétrer les secrètes intentions qui ont dirigé l'auteur
d'un poème ou d'un tableau? comment parler de lui en termes convenables,
si l'on n'a pas été admis à l'honneur de ses confidences? Il n'y a qu'impru-
dence et danger à donner son avis en ne consultant que sa propre pensée.
C'est pour m'être placé dans cette périlleuse condition que je me suis
attiré de la part de M. Madrazo le plus terrible des reproches, le reproche
de mauvaise foi. Il y a trois mois, je parlais de l'école espagnole, c'est-à-dire
des œuvres envoyées par l'Espagne à l'exposition de Paris. J'avais eu soin
d'estimer la valeur présente de chaque nation au nom de son passé, abs-
traction faite des nations voisines, pour éviter toute comparaison blessante.
Après avoir estimé Cornélius et Overbeck en rappelant les noms d'Holbein
et d'Albert Durer, je croyais pouvoir estimer librement M. Madrazo en rap-
pelant les noms de Murillo et de Velasquez. Il paraît que je m'abusais.
M. Madrazo prend pour une offense la liberté de mon langage et l'impi-
toyable fidélité de mes souvenirs. Dans une lettre adressée au directeur de
la Revue, il m'accuse en termes formels d'avoir parlé du portrait de la
reine Isabelle, d'avoir exprimé sur ce portrait une opinion qui ne repose
sur aucun fondement. Murillo et Velasquez m'ont porté malheur. Si j'avais
eu' la prudence de ne pas rappeler leurs noms, ou si j'avais proclamé
M. Madrazo héritier légitime de ces deux maîtres illustres, j'aurais sans
doute évité sa colère, peut-être même obtenu ses remercieraens. Je ne puis
ni effacer ni atténuer ma faute; mais j'ai le droit de discuter l'accusation
REVUE. — CHRONIQUE.
223
portée contre moi. Avant d'exiger de moi im acte de contrition, on me
permettra de me défendre.
Je veux croire que M. Madrazo se trompe de bonne foi, qu'il attribue
vraiment à mes paroles le sens qu'il leur donne dans sa lettre. Quelques
lecteurs penseront peut-être qu'il abuse de sa qualité d'étranger, et qu'après
un séjour en France de plusieurs années, il est au moins étonnant qu'on se
méprenne à ce point; mais, puisque M. Madrazo m'accuse d'avoir parlé à
Paris d'un portrait à peine ébaucbé qui est demeuré à Madrid dans son ate-
lier, je me vois forcé de commenter et d'expliquer mes paroles. Je lui ai re-
proché de n'avoir pas tiré parti de ses modèles, et j'ai ajouté : « Je ne veux
parler ni du portrait de la reine, ni du portrait de son mari don Francisco,
qui n'offrent pas à la peinture d'abondantes ressources. » Que le portrait de
la reine soit présent ou absent, peu importe. L'opinion que j'exprime ne
s'applique pas à l'œuvre de M. Madrazo, mais au visage de la reine consi-
déré comme modèle. M. Madrazo aura beau retourner ces deux lignes en tout
sens, il ne réussira jamais à prouver que j'ai parlé d'un portrait sans l'avoir
vu. Si j'avais dit : Je ne veux pas ne pas parler du portrait de la reine,
il serait en droit de m'accuser, car deux négations valent une affirmation;
mais je me borne à dire : Je ne veux pas parler du portrait de la reine.
Je défie les plus habiles héritiers de Saumaise et de Scaliger de trouver
dans cette ligne l'expression d'une opinion quelconque sur le portrait de
la reine d'Espagne. Que M. Madrazo m'accuse de manquer de goût, de le
juger avec une extrême sévérité, avec injustice, je ne m'en étonnerai pas.
Dès que je n'admire pas sa peinture, je ne dois pas trouver singulier qu'il
récuse mon témoignage. Mais quand il se laisse aller jusqu'au reproche de
mauvaise foi, j'ai le droit de lui dire : Vous ne m'avez pas compris ou vous
feignez de ne pas me comprendre. Ce que vous appliquez au portrait ina-
chevé de la reine Isabelle s'applique dans ma pensée, dans la pensée de
tous ceux qui connaissent notre langue, au visage de la reine et non pas au
portrait, c'est-à-dire que si j'avais à juger le portrait de la reine, je ne vous
reprocherais pas d'avoir fait un ouvrage imparfait sous le rapport de l'élé-
gance et de la beauté. Une lecture attentive suffit pour démontrer que mes
paroles ne peuvent s'appliquer ni au portrait de la reine ni au portrait de
son mari. Ma défense se réduit au dilemme que voici : ou M. Madrazo con-
naît notre langue, et dans ce cas il ne peut m'accuser de mauvaise foi, ou il
ne connaît pas notre langue, et dans ce cas son accusation est sans valeur,
puisqu'il a négligé de consulter des juges compétens. Qu'il me souhaite mi
peu plus de goût en souvenir de l'archevêque de Grenade, à la bonne heure;
quant à ma bonne foi, pour tous ceux qui savent le français, elle ne saurait
être mise en doute. gustave planche.
Tableaux de l'Histoire de Suisse, par M. Monnard (1). — Genève con-
tinue son mouvement intellectuel un peu uniforme, mais toujours sérieux
et digne d'intérêt. Les esprits originaux y sont rares, et cependant il est
plus rare encore qu'un Genevois prenne la plume pour répéter exactement
la chose qu'on a dite avant lui. Il a fait généralement, lorsqu'il écrit un
(1) Un volume in-18, Cherbuliez, Genève.
224 REVUE DES DEUX MONDES.
livre, une petite découverte littéraire, rihilosophique, historique; la décou-
verte quelquefois est bien modeste, mais n'importe, elle est réelle, et l'au-
teur n'a que le tort de l'enfouir de nouveau dans un ou plusieurs gros vo-
lumes que personne ne lira peut-être, si bien que la découverte est comme
si elle n'était pas. Le défaut de tous les livres genevois en général, c'est
de s'adresser à un public exclusivement lettré et qui doit tout lire, et de
ne pas s'inquiéter assez du public beaucoup plus nombreux qui a d'autres
affaires que celles de la littérature et qui n'est pas obligé de tout lire.
L'esprit genevois n'a pas le don de prosélytisme. Ainsi les protestans de
(ienève publient chaque année en l'honneur de leur religion une foule
de traités, de romans, de nouvelles et de pamphlets, souvent intéres-
sans, qui jamais n'ont été lus ailleurs qu'en Angleterre ou en Amérique.
M. Charles Monnard échappe assez heureusement à ce défaut, et ses produc-
tions peuvent être lues avec plaisir et profit par quiconque n'a pas l'hon-
neur d'être Genevois. M. Charles Monnard est, comme on le sait, an des
continuateurs de Mûller; il connaît son histoire de Suisse jusque dans ses
infiniment petits, et si nous avions à lui faire un reproche, ce serait pré-
cisément de la connaître trop. C'est au moins tout ce que nous nous per-
mettrons de reprocher à ses Tableanx d histoire de la Suisse au dix-huitième
siècle. Cette période de l'histoire helvétique est généralement assez mal
connue, et elle mérite peu de l'être, si on regarde l'histoire plutôt comme
une source d'émotions morales que comme une œuvre d'érudits. Ce n'est
point que les talens, les dévouemens, les héroïsmes, y soient plus rares qu'à
une autre époque; seulement ils ont le tort de venir à une de ces mauvaises
périodes où la vertu est inutile et perd elle-même de son prix. C'est une pé-
riode de transition et de confusion où les faits ne s'enchaînent point d'une
manière logique, où les élémens de la vie n'ont point d'unité, — une période
d'anarchie en un mot. Les vieilles aristocraties subsistent encore, et se dé-
fendent cruellement, surtout à Berne; la monarchie gouverne encore à Neu-
chàtel et à Saint-Gall ; les cantons démocratiques, surveillés par les aristo-
craties environnantes, travaillés par les influences contraires de l'Autriche
et de la France, se livrent à des saturnales inouïes. La vie industrielle com-
mence à peine à Bàle, à Claris, à Appenzell. Tel est le spectacle que pré-
sente la Suisse depuis la mort de Louis XIV jusqu'à la fondation de la répu-
blique helvétique. Kien n'est frappant comme de voir à quel jjoint cette
histoire de la Suisse au xvni'^ siècle ressemble à celle de la France, et nous
pourrions dire du continent européen. L'ancien régime, trop faible pour
gouverner, assez fort cependant pour se défendre, essaie de maintenir ses
prérogatives surannées; il est défait enfin, et sur ses ruines un régime mo-
derne s'établit à grand'peine par une longue suite d'essais et de révolutions
contradictoires qui se déroulent encore sous nos yeux, sans parvenir, pas
plus qu'en France, à pouvoir se définir nettement. Cette histoire éclaire la
nôtre en plus d'un sens, et M. Monnard, en l'écrivant, a accompU sous plus
d'un rapport une œuvre française. émile montegut.
V. DE Mars.
MADAME
DE HAUTEFORT
Voici maintenant une toute antre personne, qui va nous ramener
parmi les mêmes événemens, mais qui y portera un bien différent
caractère. C'est encore une ennemie, ce n'est plus mie rivale de Ri-
chelieu et de Mazarin. La noble femme dont nous allons retracer la
vie n'appartient point à l'histoire politique; elle n'est point de la
famille des hommes- d'état; elle n'a point disputé aux deux grands
cardinaux leur pouvoir et le gouvernement de la France; elle a refusé
seulement de leur livrer son âme, de traliir pour eux ses amis et sa
cause, cette cause qui lui semblait celle de la religion et de la vertu.
Son grand cœur, qu'animait une flamme héroïque et que servviient
une merveilleuse beauté et un esprit adorable, toujours contenu par
la dignité et la pudeur, a paru surtout dans ses sacrifices. Après
avoir été la favorite d'un roi, l'amie d'une reine, l'idole de la cour la
plus brillante de l'univers, dès que le devoir a parlé, elle a été au-
devant de la disgrâce, elle s'est retirée du monde, elle a caché et
comme enseveli sous les voiles et dans l'ombre de la vertu les dons
les plus rares que Dieu ait jamais départis à une créature humaine.
Elle n'a point laissé de nom dans l'histoire, et nous qui entreprenons
<le la disputer à l'oubli, si nous la mettons à côté de M™" de Che-
vreuse, ce n'est pas un parallèle, c'est bien plutôt un contraste que
nous voulons établir, pour faire paraître sous ses aspects les plus
divers la grandeur de la femme au xvii^ siècle, comme aussi, nous
l'avouons, avec le désir et l'incertaine espérance d'intéresser à cette
fière et chaste mémoire quelques âmes d'élite çà et là dispersées.
TOME I. — 15 JANVIER l8oG. , 15
226 REVUE DES DEUX MO?iDES.
I.
Marie de Hautefort naquit le 5 février 1616, clans un vieux châ-
teau féodal du Périgord (1), qui tour à tour appartint à Gui le jNoir,
à Lastours, dit le Grand pour ses exploits dans les croisades, au fa-
meux poète guerrier Bertrand de Born, à Pierre de Gontaut, et à
d'autres personnages illustres du moyen âge, qui servit souvent de
rempart contre les incursions de l'ennemi dans les guerres des An-
glais au xv^ et au xvi'^ siècle, et depuis est devenu une grande et
noble résidence, diminuée aujourd'hui, mais encore fort Lien con-
servée, et surtout très dignement habitée (2) . ■
Marie était le dernier enfant du marquis Charles de Hautefort,
maréchal de camp des armées du roi et gentilhomme ordinaire de
sa chambre. Il avait épousé Renée de Bellay, de l'ancienne maison
de La Flotte Hauterive , et de ce mariage étaient sortis deux fils et
quatre filles. Le fils aîné, Jacques-François, devint lieutenant-gé-
néral, premier écuyer de la reine, chevalier des ordres du roi,
fameux à la fois par sa parcimonie pendant sa vie et ses largesses
après sa mort (3). Ne s' étant pas marié, il laissa son titre, ainsi que
sa charge de premier écuyer de la reine, à son cadet Gilles de Haute-
fort, longtemps connu sous le nom de comte de Montignac, qui suivit
avec succès la carrière des armes, et parvint aussi au grade de lieu-
tenant-général. C'est lui qui a continué la famille; il épousa en 1650
Marthe d'Estourmel, dont il eut de nombreux enfans, et mourut en
décembre 1693, âgé de quatre-vingt-un ans. Des quatre filles, les
deux premières s'éteignirent fort jeunes et n'ont pas laissé de trace.
La troisième au contraire, née en 1610, prolongea sa vie jus-
qu'en 1712; on l'appelait mademoiselle d'Escars. En 1653, elle fut
mariée à François de Choiseul, marquis de Praslin, fils du premier
maréchal de ce nom : elle ne manquait ni de beauté ni d'esprit, mais
la figure qu'elle fit dans le monde ainsi que ses deux frères, ils la
devaient surtout à J' éclat que jeta de bonne heure et à la haute re-
(1) Hautefort est aujourdiiui un bourg du département de la Dordogiie, dans rarron-
dissement de Périgueux, à huit lieues de cette ville, et à deux lieues et demie d'Exci-
deuil, sur une colline qui domine la Baure.
(2) Le possesseur actuel du château est M. le baron de Damas^ ancien ministre des
affaires étrangères sous la restauration, dont nous ne voulons pas rencontrer le nom
?ans rendre un public hommage à ses vertus et à son cœur tout français.
(3) ]\i™e lie Sévigné, annonçant sa mort dans rme lettre du 16 octobre 1680, en cite
un trait inoui d'avarice. On dit qu'il a servi d'original à l'Avare de Molière. D'un autre
côté, il est certain qu'il fonda un hôpital dans son marquisat de Hautefort, pour y en-
tretenir à ses frais onze vieillards, onze jeunes garçons et onze jeunes filles ou femines,
eu l'honneur des trente-trois années de la vie de Jésus-Christ.
MADAME DE HAUTEFORÏ. 227
nommée que garda toute sa vie leur sœur cadette Marie de îîau-
tefort.
Celle-ci était a peine née quand mourut son père, que sa mère sui-
vit hientôt, en sorte qu'elle resta en très bas âge, et presque sans
biens, confiée aux soins de sa grand'mère, M"-" de La Flotte Haute-
rive. Ses premières années s'écoulèrent dans l'obscurité et la mono-
tonie de la vie de province. La jeune fille, qui promettait d'être belle
et spirituelle, ne tarda pas à s'y ennuyer. Souvent, chez M'"^ de La
Flotte, elle entendait parler de la cour, de cette cour brillante et agi-
tée vers laquelle étaient tournés tous les regards, et où se décidaient
les destinées de la France. Elle aussi elle se sentit appelée à y jouer
un rôle, et depuis elle racontait plaisamment qu'à douze ou treize
ans, unissant déjà la plus sincère piété à cette ardeur de l'âme qu'on
appelle l'ambition, elle s'enfermait dans sa chambre pour prier Dieu
de la faire aller à la cour. Sa prière fut exaucée : les affaires de
M'""' de La Flotte l'ayant appelée à Paris, elle y amena avec elle l'ai-
mable enfant, dont les grâces naissantes firent partout la plus heu-
reuse impression. Elle plut particulièrement à la princesse de Gonti,
Louise-Marguerite de Guise, fille du Balafré, si célèbre par sa beauté,
son esprit et sa galanterie, la brillante maîtresse de Bassompierre,
l'auteur de^ Amours du grand Alcandre. La princesse la trouva si jolie,
qu'elle voulut la mener avec elle à la promenade, et tout le monde
cherchait à deviner quelle était cette charmante personne que l'on
voyait à la portière de son carrosse; le soir, on ne parla que de M"" de
Hautefort, et il ne fut pas difficile d'engager la reine-mère, Marie de
Médicis, à la prendre parmi ses filles d'honneur.
Yoilà donc M"'' de Hautefort sur le théâtre où elle avait tant sou-
haité paraître; elle y montra des qualités qui en peu de temps la
firent aimer et admirer tout ensemble : un rare mélange de bonté
et de fermeté, une piété vive avec infiniment d'esprit, un très grand
air tempéré par une retenue presque sévère que relevait une beauté
jDrécoce. On l'appelait l'Aurore, pour marquer son extrême jeunesse
et son innocent éclat. En 1630, elle suivit la reine-mère à Lyon,
où le roi était tombé sérieusement malade, pendant que Richelieu
était à la tête de l'armée en Italie. C'est là que Louis XHI la vit pour
la première fois et qu'il commença à la distinguer : M"'' de Hautefort
avait alors quatorze ans.
Louis XIII était l'homme du monde qui ressemblait le moins à son
père Henri IV : il repoussait jusqu'à l'idée du moindre dérèglement,
et les beautés faciles de la cour de sa mère et de sa femme n'atti-
ra,ient pas même ses regards; mais ce cœur mélancolique et chaste
avait besoin d'une affection ou du moins d'une .habitude particulière
qui lui tînt lieu de tout le reste et le consolât des ennuis de la royauté.
228 RE\UE DES DEUX MONDES.
La modestie aussi bien que la beauté de M"^ de Hautefort le touchè-
rent; peu à peu il ne put se passer du plaisir de la voir et de s'en-
tretenir avec elle, et lorsqu'à son retour de Lyon, après la fameuse
journée des dupes, l'intérêt de l'état et sa fidélité à Richelieu le for-
cèrent d'éloigner sa mère, il lui ôta la jeune Marie et la donna à la
reine Anne, en la priant de l'aimer et de la bien traiter pour l'amour
de lui. En même temps il fit M'"" de La Flotte Hauterive dame d'atours
à la place de M""* du Fargis, qui venait d'être exilée (1) . Anne d'Autri-
che reçut d'abord assez mal le présent qu'on lui faisait. Elle tenait à
]V1'"« du Fargis, qui, comme elle, était du parti de la reine-mère, de
l'Espagne et des mécontens, et elle regarda sa nouvelle fille d'hon-
neur, non-seulement comme une rivale auprès du roi, mais comme
une surveillante et une ennemie. Elle reconnut bientôt à quel point
elle s'était trompée. Le trait particulier du caractère de M"'' de Hau-
tefort, par- dessus toutes ses autres qualités, le fond même de son
âme, était une fierté généreuse, à moitié chevaleresque, à moitié
chrétienne, qui la poussait du côté des opprimés et des faibles. La
toute -puissance n'avait aucune séduction pour elle, et la seule ap-
parence de la servilité la révoltait. Dans cette belle enfant était ca-
chée une héroïne qui parut bien vite dès que les occasions se pré-
sentèrent. Voyant sa maîtresse persécutée et malheureuse, par cela
seul elle se sentit attirée vers elle, et par goût comme par honneur
elle résolut de la bien servir. Peu à peu sa loyauté, sa parfaite can-
deur, son esprit et ses grâces charmèrent la reine pi-esque autant
que le roi, et la favorite de Louis XIII devint aussi celle d'Anne d'Au-
triche.
La première galanterie déclarée du roi envers M"* de Hautefort fut
à un sermon où la reine était avec toute la cour. Les filles d'honneur
étaient, selon l'usage du temps, assises par terre. Le roi prit le car-
reau de velours sur lequel il était à genoux, et l'envoya à M"*" de
Hautefort pour qu'elle se pût commodément asseoir. Elle, toute sur-
prise, rougit, et sa rougeur augmenta sa beauté. Ayant levé les yeux,
elle vit ceux de toute la cour arrêtés sur elle. Elle reçut ce carreau d'un
air si modeste, si respectueux et si grand, qu'il n'y eut personne qui
ne l'admirât. La reine lui ayant fait signe de le prendre, elle le mit
auprès d'elle sans vouloir s'en servir. Il n'en fallut pas davantage
pour lui attirer encore plus de considération qu'auparavant. La reine
fut la première à la rassurer; elle voyait tant d'estime du côté du
roi et tant de vertu du côté de M"^ de Hautefort, qu'elle devint leur
confidente.
(1) Sur ]^I™e du Fargis, voyez, dans le Journal de M. le cardinal de Richelieu, édition
de 1649, page 93, la Copie des lettres de madame du Fargis, qui ont donné lieu à sa
condamnation.
MADAME DE HAUTEFORT. 229
Les mémoires du temps abondent en piquans détails sur ces pre-
mières et platoniques amours de Louis XlII. Écoutons Mademoi-
selle (1) : « La cour étoit fort agréable alors. Les amours du roi
pour M"'= de Ilautefort, qu'il tàchoit de divertir tous les jours, y con-
tribuaient beaucoup. La chasse étoit un des plus grands plaisirs du
roi; nous y allions souvent avec lui. M"" de Ilautefort, Chémerault et
Saint-Louis, filles de la reine; d'Escars, sœur de M"'' de Hautefort, et
Beaumont venoient avec moi. Nous étions toutes vêtues de couleur,
sur de belles liaquenées richement caparaçonnées, et, pour se garan-
tir du soleil, chacune avoit un chapeau garni de quantité de plumes.
L'on disposoit toujours la chasse du côté de quelques belles maisons,
où l'on trouvoit de grandes collations, et au retour le roi se meitoit
dans son carrosse avec M"*" de Hautefort et moi. Quand il étoit de bonne
humeur, il nous entretenoit fort agréablement de toutes choses...
L'on avoit régulièrement trois fois la semaine le divertissement de
la musique. . . , et la plupart des airs qu'on chantoit étoient de la com-
position du roi; il en faisoit même les paroles, et le sujet n' étoit
jamais que M"'' de Hautefort. »
Louis XHI était en effet très capable de composer des vers et de
les mettre en musique; mais la plupart du temps il empruntait le
sscours d'un poète et d'un musicien à la mode. On a des Stances
pour le Roi à madame de Hautefort, de la main de Benserade et de
Boisset, qu'un enfant, représentant l'Amour, adressait à un autre
enfant, la jeune Marie. Il faut espérer que l'air valait mieux que les
paroles. JNe pouvant les chanter, nous les supprimons ("2); mais voici
un couplet d'une autre chanson dont l'auteur est inconnu, et qui, ce
nous semble, peint avec assez de grâce le charme qu'exerçait M"'' de
Hautefort sur l'humeur chagrine de son royal amant :
Hautefort la merveille
Réveille
Tous les sens de Louis,
Quand sa bouche vermeille
Lui fait voir un souris.
Quand M*'*" de Hautefort n'aurait pas été aussi sage que belle,
l'amour du roi ne lui aurait pas été fort dangereux. Tous les soirs,
il l'entretenait dans le salon de la reine, mais il ne lui parlait la plu-
part du temps que de chiens, d'oiseaux et de chasses, et, la crai-
gnant et se craignant lui-même, il osait à peine en lui parlant s'ap-
procher d'elle. On raconte qu'un jour étant entré à l'improviste chez
la reine et ayant trouvé M"'= de Hautefort tenant un billet qu'on ve-
(1) Mémoires de Mademoiselle, édition d'Amsterdam, t. I^'', p. 33.
(2) Ou peut les voir dans les Œuvres de Benserade, édition de 1697, t. l*""^ p. 191.
230
REVUE DES DEUX MONDES.
liait de lui remettre, il la pria de lui laisser voir ce billet. Elle n'avait
garde de le faire, parce qu'il contenait quelque plaisanterie sur sa
faveur nouvelle, et pour le cachei- elle le mit dans son sein. La
reine en badinant lui prit les deux mains, et dit au roi de le prendre
où il était. Louis XIII n'osa se servir de sa main et prit des pincettes
d'argent qui étaient auprès du feu pour essayer s'il pourrait avoir
ce billet; mais elle l'avait mis trop avant, et il ne put l'atteindre. La
reine la laissa aller en riant de sa peur et de celle du roi.
Si la passion du roi était innocente, elle était trop vive pour n'être
pas mêlée de fréquentes et violentes jalousies. Le roi savait quelle
était la conduite de M"« de Hautefort, et que, parmi tous les jeunes
seigneurs qui brillaient à la cour, elle n'en aimait aucun; mais il
aurait voulu que personne ne l'aimât, cpie personne ne lui parlât,
que personne même ne la regardât avec quelque attention. Souvent
il lui disait qu'il serait mort de déplaisir si son père Henri le Grand
eût été encore en vie, parce qu'assurément il eût été amoureux d'elle.
Ces bizarres jalousies, ces longues et fatigantes assiduités pesaient
quelquefois un peu à la jeune fdle, et, avec son indépendance et sa
fierté, elle le témoignait. De là des démêlés assez souvent orageux,
suivis de raccommodemens qui ne duraient guère. Dès qu'il y avait
entre eux quelque brouillerie, tout s'en ressentait, les divertisse-
mens de la cour étaient suspendus, et si le roi venait le soir chez la
reine, il s'asseyait dans un coin sans dire un mot, et sans que per-
sonne osât lui parler. « C'étoit, dit Mademoiselle, une mélancolie qui
refroidissoit tout le monde, et, pendant ce chagrin, le roi passoit la
plus grande partie du jour à écrire ce qu'il avoit dit à j\I"'' de Haute-
fort et ce qu'elle lui avoit répondu : chose si véritable qu'après sa
mort on a trouvé dans sa cassette de grands procès-verbaux de tous
les démêlés qu'il avoit eus avec ses maîtresses, à la louange desquelles
on peut dire aussi bien qu'à la sienne qu'il n'en a jamais aim.é que
de très vertueuses. » M™^ de Motteville déclare fort nettement que
M"' de Hautefort, tout en étant sensible aux hommages de Louis XIII,
n'avait aucun goût pour lui, et qu'elle le maltraitait autant qu'on
peut maltraiter un roi, en sorte qu'il était, dit-elle, « malheureux de
toutes les manières, car il n'aimoit pas la reine, et il étoitle martyr
de M"^ de Hautefort, qu'il aimoit malgré lui. Il avoit quelque scru-
pule de l'attachement qu'il avoit pour elle, et il ne s' aimoit pas lui-
même. Parmi tant de sombres vapeurs et de fâcheuses fantaisies, il
sembloit qu'une belle passion ne pouvoit avoir de place dans son
cœur. Elle n'y étoit pas aussi à la mode des autres hommes qui en
font leur plaisir, car cette âme, accoutumée à l'ameitume, n'avoit
de la tendresse que pour sentir davantage ses peines. »
Le sujet ordinaire des querelles que faisait le roi à M"" de Haute-
MADAME DE HAUTEFORT. 231
fort était la reine. Louis XIII avait deux motifs pour ne pas l'aimer,
l'un était général et de l'ordre le plus élevé, celui qui le sépara de
sa mère, pour laquelle il avait une vive tendresse, à savoir l'intérêt
de l'état, une politique qui ne fléchit jamais et le ramena toujours à
Richelieu, bien que les façons altières du cardinal ne lui plussent
point et qu'il lui prît souvent des impatiences et des révoltes qui cé-
daient bientôt à sa justice et à son patriotisme. L'autre motif n'était
pas moins fort et plus personnel. Défiant et jaloux depuis l'aflaire de
Chalais et ses premières déclarations (1) , le roi était demeuré con-
vaincu que la reine s'entendait avec le duc d'Orléans, et qu'elle se
serait fort bien accommodée de l'épouser après lui et de partager
son trône. Cette conviction était à ce point enracinée dans cet esprit
malade, qu'après qu'il eut eu des enfans de la reine, et même à son
lit de mort, lorsqu'elle lui protesta avec larmes c{u'elle était entière-
ment étrangère à la conspiration de Chalais, il se contenta de ré-
pondre que dans son état il était obligé de lui pardonner, mais non
de la croire. 11 s'efforça de détacher M""' de Hautefort d'une maî-
tresse qu'il lui peignait sous les couleurs les plus défavorables, ne
se doutant pas que plus il s'emportait contre l'une, moins il persua-
dait l'autre, et que la persécution même dont Anne d'Autriche était
l'objet exerçait sur ce jeune et noble cœur une séduction irrésistible.
\'oyant que tous ses discours ne réussissaient point, il finit par lui
dire : u Vous aimez une ingrate, et vous verrez un jour comme elle
paiera vos services. »
Richelieu avait vu d'abord avec plaisir le goût du roi pour une
jeune fille qui n'appartenait à aucun parti, et dont il n'avait pu de-
viner le caractère. Il espérait qu'une distraction agréable adoucirait
un peu cette humeur sombre et bizarre, qui lui était un continuel
sujet d'inquiétude. Il prodigua les complimens et les caresses à la
jeune favorite, il s'employa même à dissiper les orages qui s'éle-
vaient souvent dans ce commerce agité, croyant bien en retour la
gagner à sa cause et la mettre de son côté; mais elle, qui n'avait
pas consenti à sacrifier sa maîtresse au roi lui-même, eût rougi
d'écouter son persécuteur : elle rejeta bien loin les avances du car-
dinal, et dédaigna son amitié dans un temps où il n'y avait pas une
femme à la cour qui ne fît des vœux pour en être seulement regardée.
Aujourd'hui que nous pouvons embrasser le cours entier du
xvir siècle et mesurer son progrès presque régulier depuis les glo-
rieux commencemens d'Henri IV jusqu'aux dernières et tristes an-
nées de Louis XIV, il nous est bien facile de comprendre et d'ab-
soudre Richelieu. Nous concevons que pour en finir avec les restes
(1) Voyez la Duchesse de Chevreuse, livraison du l^r décembre 1855, p. 936.
232 REVUE DES DEUX MONDES.
de la société féodale, pour mettre irrévocablement le pouvoir royal
au-dessus d'une aristocratie excessive, mal réglée, turbulente, pour
empêcher les ps-otestans de former un état dans l'état et les faire
ployer sous la loi commune, pour arrêter la maison d'Autriche, maî-
tresse de la moitié de l'Europe, pour agrandir le territoire français,
pour introduire un peu d'ordre et d'unité dans la société nouvelle,
pleine de force et de vie, mais oii luttaient les élémcns les plus dis-
semblables, il fallait une vigueur extraordinaire, et peut-être pour
quelque temps une dictature éclairée, un despotisme national et in-
telligent. Mais le despotisme a besoin d'être vu à distance : de trop
près, il révolte les cœurs honnêtes, et tandis qu'aux yeux de la pos-
térité la grandeur du but excuse en quelque mesure, non pas l'in-
justice, qui jamais ne peut être excusée, mais l'extrême sévérité des
moyens, c'est alors la dureté des moyens qui, en soulevant une in-
dignation généreuse, offusque et fait méconnaître la grandeur du
but. Qui de nous, parmi les plus fermes partisans de Richelieu, eût
été sûr de lui-même et d'une admiration fidèle devant tant de coups
frappés sans pitié, devant tous ces exils, devant tous ces échafauds?
Les contemporains ne virent guère que cela : Pdchelieu laissa une
mémoire abhorrée, et, vivant, il n'eut pour lui qu'un très petit
nombre de politiques, à la tête desquels était Louis XIII; encore ce-
lui-ci, à la mort de son redouté ministre, en approuvant et en gardant
le système, fut d'avis de le pratiquer différemment. Mettons-nous
donc à la place d'une jeune fille sortie d'une race féodale, introduite
à la cour par la reine-mère et jetée à quinze ans dans celle d'Anne
d'Autriche. Disons-le : plus son cœur était noble, moins son esprit
pouvait voir clair dans le fond des affaires du temps. M"" de Haute-
fort ne connaissait ni les intérêts de la France, ni l'état de l'Europe,
ni l'histoire, ni la politique. Tout son esprit, si vanté pour sa viva-
cité et sa délicatesse, était incapable de percer les voiles du passé et
de l'avenir, et le présent la blessait dans tous ses instincts d'honneur
et de bonté. Gracieusement accueillie par Marie de Médicis, au bout
de quelques mois elle l'avait vue exilée, et elle apprenait que sa pre-
mière protectrice, la femme d'Henri le Grand, la mère de Louis XIIT,
dont les torts surpassaient son intelligence, était réduite à vivre en
Belgique des secours de l'étranger. Elle n'avait pas connu la pre-
mière jeunesse un peu légère d'Anne d'Autriche. Depuis 1630, elle
n'avait rien aperçu qui pût choquer la sévérité de ses regards. Elle
trouvait fort naturel qu'abandonnée et maltraitée par son mari, la
reine en appelât à son frère le roi d'Espagne, et qu'opprimée par
Richelieu, elle se défendît avec toutes les armes qui lui étaient offertes.
Elle voyait les malheurs de îa reine, et elle croyait à sa vertu. jN'ou-
bliez pas la piété fervente qui lui faisait accompagner avec joie Anne
MADAME DE HAUTEFORT. 233
d'Autriche aux Carmélites et au "Val-de-Grâce. Là, on n'aimait pas
plus Richelieu que plus tard on n'aima Mazarin; là, et particulière-
ment aux Carmélites, chez ces dignes filles de sainte Thérèse et de
Bérulle, on priait pour les deux reines, bienfaitrices de la maison; on
priait pour les victimes de Richelieu, et il s'était trouvé une sainte
religieuse, qui, en 1633, dans l'effroi et le silence universel, n'écou-
tant que la charité et l'amitié, osa élever la voix en faveur du garde
des sceaux Michel de Marillac, exilé à Châteaudun, mit sur sa tombe
une épitaphe magnanime, et qui mêla publiquement ses larmes à
celles de Charlotte-Marguerite de Montmorency, princesse de Condé,
quand la hache impitoyable du cardinal faisait tomber à Toulouse
la tête de son frère. En 1633, M"*" de lîautefort avait vu frapper et
disperser tout l'intérieur de la reine. M"" de Chevreuse, dont l'intré-
pidité devait au moins lui plaire, chassée de la cour pour la deuxième
fois, et le chevalier de Jars, condamné à mort, ne recevant sa grâce
que sur l'échafaud. Toutes ces cruautés indignaient M"'' de Haute-
fort; la courageuse fidélité des amis de la reine excitait la sienne;
elle brava donc les menaces prophétiques de Louis XllI, elle repoussa
toutes les offres de Richelieu, qui n'était à ses yeux qu'un tyran de
génie, et elle se donna tout entière à la reine Anne, fermement ré-
solue à partager jusqu'au bout sa destinée.
Richelieu, n'ayant pu la gagner, entreprit de la perdre dans l'esprit
du roi. Plus que jamais il se mêla de leurs nombreuses querelles,
non plus pour les accommoder, mais pour les aigrir. D'intermédiaire
bienveillant, il devint un juge sévère. Aussi, quand Louis XIll était
mécontent de la jeune fille, il la menaçait du cardinal. Celle-ci s'eo
moquait avec l'étourderie de son âge et la fierté de son caractère.
Richelieu fit jouer sur le cœur du roi deux ressorts habilement in-
ventés. Louis XIII était défiant et dévot. Des rapports perfidement
exagérés lui apprirent que, dans l'intérieur de la reine, M"'^ de Hau-
tefort faisait avec elle des plaisanteries sur ses manières, sur son
humeur et sur son amour. D'autre part, lorsque, épris de plus en
plus de la beauté toujours croissante de cette charmante fille, dont
les grâces se développaient avec les années, il se reprochait un sen-
timent troj) ardent pour être toujours entièrement pur, au lieu
d'apaiser comme autrefois les scrupules de sa conscience, on les
nourrissait, et on finit par lui faire un crime d'un attachement im-
modéré, condamné par la religion. Enfin, vers 1635, à la suite d'une
querelle plus vive qu'à l'ordinaire, le triste amant prit le parti de
rompre avec une maîtresse aussi peu complaisante, et pendant plu-
sieurs jours il ne lui parla plus. Il ne l'aimait pas moins, et le soir,
chez la reine, ses regards mélancoliques et passionnés avaient peine
à s'éloigner de l'attrayant visage. Il la contemplait en silence, et,
234 REVUE DES DEUX MONDES.
quand il voyait qu'on y prenait garde, il détournait sa vue d'un
autre côté. La rupture était commencée; le cardinal la fit durer deux
années entières,
Il y avait alors parmi les autres filles d'Honneur de la reine une
jeune personne de fort bonne naissance, qui, sans avoir toute la
beauté de M"" de Hautefort, était aussi très agréable. Marie était
une blonde éblouissante, parée de bonne heure des charmes les plus
redoutables: Louise-Angélique de La Fayette était brune et délicate.
Si elle n'avait pas le grand air de sa compagne, si elle n'enlevait
pas l'admiration, elle plaisait par sa douceur et sa modestie. A la
place de la vivacité et de la grâce, elle avait du jugement et de la
fermeté, avec un cœur porté à la tendresse, mais défendu par une
piété sincère (1) .
Les confidens du roi, de faciles serviteurs, Saint-Simon, favori
émérite, qui avait fait son traité avec le ministre, Sanguin, maître
d'hôtel du roi et qui était très familier avec lui, bien d'autres en-
core, parmi lesquels on met à tort ou à raison l'oncle même de M"Hle
La Fayette, l'évêque de Limoges, portèrent Louis XIII à faire atten-
tion à la jeune fille par tout le bien qu'ils lui en dirent. Louis XIII
commença à lui parler pour faire dépit à M"' de Hautefort ; mais,
comme il était homme d'habitude (2), à force de lavoir, l'inclina-
tion lui vint pour elle, et il l'aima sérieusement. M"'^ de La Fayette
commença aussi par être flattée des hommages du roi; puis, quand il
lui ouvrit son cœur, quand il lui montra ses tristesses intérieures,
ses ennuis profonds parmi les grandeurs de la royauté, quand elle
vit l'un des plus puissans monarques de l'Europe plus misérable que
le dernier de ses sujets, elle ne put se défendre d'une compassion
affectueuse, elle entra dans ses peines et les adoucit en les parta-
geant. Le roi, se trouvant à son aise pour la première fois de sa vie
avec une femme, laissa paraître tout ce qu'il y avait en lui d'esprit,
d'honnêteté, de bonnes intentions, et il connut enfin la paix et la
douceur d'une afîection réciproque. M"' de La Fayette en effet finit
par aimer Louis XIII; M™" de Motteville, qui plus tard devint son
amie et reçut ses plus intimes confidences, l'assure, et nous la
croyons. M"" de La Fayette n'aima pas seulement le roi comme un
simple gentilhomme, avec le plus entier désintéressement, sans
s'enorgueillir ni sans profiter de sa faveur, elle l'aima comme un
frère, d'un sentiment aussi pur que tendre. Cette liaison dura deux
années, jusqu'en 1637, toujours noble, touchante et véritablement
(1) 11 nous a été impossible, malgré toutes nos recherches, de découvrir aucun por-
trait peint de M"« de La Fayette, et le père Lelong ne cite d'autre portiait gravé que
celui de Monlcornet, auquel on ne peut se fier.
(2) Ce sont les propres termes de Monglat.
MADAME DE HAUTEFORT. 235
admirable. M"" de La Fayette, c'est M"" de La Vallière, mais M"-^ de
La Vallière qui n'a pas failli. Il est vrai que Louis XIII n'était ni
aussi dangereux ni aussi pressant que Louis XIV. Une fois pourtant,
vaincu par sa tendresse et par le besoin qu'il avait de la voir à toute
lie are, il la conjura de se laisser mettre à Versailles pour y être
toute à lui; cette parole effraya la vertu de la jeune fille et l'avertit
du danger qu'elle courait. Louis XIII ne renouvela jamais la propo-
sition qui lui était échappée, mais M"^ de La Fayette s'en souvint, et
elle résolut de terminer une situation difficile à soutenir d'une façon
digne du roi et d'elle-même : elle songea à entrer en religion. Cepen-
dant elle n'avait cessé d'exhorter le roi à se réconcilier avec la reine
et à secouer le joug de Richelieu. Ainsi, quand tout le monde, de-
puis Mathieu Mole jusqu'à M. le Prince, fléchissait et tremblait de-
vant l'impérieux cardinal, deux jeunes filles, sans fortune et placées
presque sous sa main, lui résistèrent. En vain il essaya de gagner
M"" de La Fayette, il ne réussit pas mieux auprès d'elle qu'auprès
de M"'' de Hautefort. Il eut recours alors à ses manœuvres accoutu-
mées : il fomenta les scrupules des deux amans, et, après bien des
luttes que M"'" de Motteville a racontées. M"" de La Fayette se retira
au couvent des filles de Sainte-Marie de la rue Saint-Antoine. Le roi
alla l'y voir pendant plusieurs mois. La noble religieuse lui parla à
travers la grille du cloître avec plus de force encore et d'autorité que
dans leurs anciennes entrevues; elle ne put rien sur sa politique,
mais elle l'adoucit un peu envers sa femme, et c'est un soir, en re-
venant du couvent des filles de Sainte-Marie, que, forcé par un orage
de ne pas retourner à Saint-Maur, et de passer la nuit au Louvre où
était la reine, Louis XIII donna Louis XIV à la France.
Mais, depuis la retraite de M"'' de La Fayette, et jusqu'au jour où
la grossesse d'Anne d'Autriche parut et mit un terme ou du moins
apporta quelque adoucissement à ses malheurs, les plus étranges
événemens s'étaient accomplis : la reine avait été à deux doigts de sa
perte, et n'avait été sauvée que par l'intrépide dévouement de sa
jeune et fidèle amie Marie de Hautefort.
L'année 1657 est la plus triste et la plus douloureuse cjue la reine
Anne ait eu à traverser. Jamais Louis XIII ne l'avait à ce point dé-
laissée, et elle n'avait conservé autour d'elle qu'un très petit nombre
de serviteurs et d'amis dont elle s'était fait une petite cour intime
où encore l'œil vigilant du cardinal parvenait souvent à pénétrer.
Au premier rang de ces rares courtisans de l'infortune était La Ro-
chefoucauld, tout jeune encore, et qui, plein des sentimens que son
père lui avait inspirés contre Richelieu, en débutant dans le monde
embrassa d'abord le parti des mécontens et la cause d'Anne d'Au-
triche. Lui-même a raconté quel agrément il trouvait alors à servir
236 REVUE DES DEUX MONDES.
une reine sans crédit, mais environnée de femmes charmantes, et
quelle liaison il forma avec M"^ de Ilautefort, dont il célèbre la sur-
prenante beauté, ajoutant, comme s'il avait peur de la compromettre,
qu'elle avait beaucoup de vertu (1). Nous pouvons écarter le voile de
ce langage incertain, et nous ne voyons pas pourquoi La Rochefou-
cauld, si peu réservé, hélas! sur un point bien autrement délicat,
montre ici quelque embarras à nous dire qu'il devint amoureux de
la belle Marie. C'est peut-être qu'il eût fallu avouer que, loin d'être
accueillie, cette passion dut se borner aune adoration respectueuse,
selon les mœurs de la galanterie du temps ou plutôt selon le goût
particulier de l'héroïne. La Rochefoucauld aima M"^ de Hautefort
sans oser le lui dire; mais quelque temps après, étant à l'armée et
à la veille d'une bataille, il alla trouver le marquis de Hautefort avec
lequel il servait, lui fit confidence de sa passion, et lui donna une
lettre pour sa sœur, en lui faisant promettre que, s'il périssait dans
le combat, il la lui remettrait et lui dii-ait de sa part ce qu'il ne lui
avait jamais dit, et que, s'il n'était pas tué, il lui rendrait sa lettre à
lui-même et lui garderait fidèlement son secret. C'était là comme on
faisait la cour à M"'= de Hautefort. Ce n'est pas ici d'ailleurs le temps
de parler de ses conquêtes; celui où nous en sommes arrivés n'était
pas la saison des amours, et des choses plus sérieuses et presque
tragiques se passaient dans l'intérieur de la reine.
Lasse de souffrir, Anne d'Autriche rêva quelque entreprise déses-
pérée pour sortir d'embarras, ou du moins elle intrigua avec M"^ de
(]hevreuse, alors reléguée en Touraine, et entretint une correspon-
dance équivoque avec ses deux frères, le cardinal infant et le roi
Philippe IV, pendant que l'Espagne était en guerre avec la France (2) .
Ln de ses domestiques qu'elle employait à cette correspondance, et
qui avait tous ses secrets, La Porte, fut arrêté, jeté dans un cachot de
la Bastille, soumis aux plus terribles épreuves. Après avoir commencé
par tout nier, la reine, pressée par Richelieu et par des indices irré-
cusables, craignant les derniers malheurs, fit de grands aveux, que
uous connaissons bien aujourd'hui, et qui, tout graves qu'ils sont déjà,
ne devaient pas être complets, car s'ils l'eussent été, la reine n'avait
qu'à faire dire tout simplement à La Porte par le chancelier Séguier,
et par une lettre de sa propre main, de déclarer tout ce qu'il savait,
tandis qu'elle tint une conduite bien différente. Elle considéra son
salut comme suspendu à deux fils : il fallait que, selon le tour que
prendrait l'affaire, M"" de Chevreuse pût fuir ou rester; il fallait sur-
tout que La Porte, dans ses interrogatoires, ne dépassât pas les
(1) Mémoires, collection Petitot, t. LI, p. 348.
(2) Voyez le détail de toute cette affaire dans noire premier article sur la Duchesse de
Chevreuse, livraison du le' décembre .
MADAME DE HAUTEFORT. :237
aveux de la reine, et aussi qu'il avouât tout ce qu'elle avait avoué,
pour donner à leurs déclarations communes une parfaite vraisem-
blance. La Porte intimidé pouvait en dire trop, ou sa constance à
tout nier pouvait inspirer des ombrages; la reine craignait tout en-
semble son énergie et sa faiblesse. Un concert secret était néces-
saire, mais comment l'obtenir? Comment arriver jusqu'à La Porte,
enseveli dans un cachot de la Bastille? Gomment môme prévenir
M""^ de Ghevreuse, ignorante de ce qui se passait, et qui pouvait à
tout moment être arrêtée? G'est alors, si on en croit La Piochefou-
cauld, que la reine, dans les angoisses de sa première terreur, se
croyant menacée d'être répudiée, déchue de tout droit, enfermée
dans quelque couvent ou même dans le château du Havre, qui était
à Piichelieu, lui aurait proposé de l'enlever, elle et M"* de Hautefort,
et de les conduire à Bruxelles, proposition trop extravagante pour
avoir été faite sérieusement, et que La Piochefoucauld ne rapporte
sans doute que pour peindre le danger du moment et aussi pour re-
lever son importance. C'eût été jouer précisément le jeu du cardi-
nal, comme l'avait fait Marie de Médicis; il fallait rester, tenir tête
au péril, et le conjurer à force d'adresse et de courage.
Dans cette grave conjoncture, Marie de Hautefort entreprit de
sauver sa maîtresse ou de se perdre avec elle. Déjà elle lui avait
sacrifié la faveur du roi, celle de Richelieu, son avenir, elle qui
n'avait rien que sa beauté et son esprit, et qui aimait naturelle-
ment la magnificence et l'éclat; elle fit plus cette fois, elle risqua
pour elle quelque chose qui lui était mille fois plus cher que la
fortune et la vie, elle risqua sa réputation; elle rejeta cet in-
stinct de pudeur et de retenue qui faisait son charme et sa gloire,
qui jusque-là avait fermé son oreille à tout propos flatteur, et ne lui
avait pas même permis d'écrire, sous quelque prétexte que ce fût, le
moindre billet à aucun homme (1), et la superbe créature se con-
damna au rôle le plus opposé à tous ses goûts et à toutes ses habi-
tudes. D'abord elle persuada à un gentilhomme de ses parens, M. de
Montalais, d'aller à Tours dire à M'"* de Ghevreuse où les choses
en étaient, de ne pas remuer, tout en prenant ses précautions, et
qu'on l'avertirait de fuir ou de rester, en lui adressant des Heures
reliées en rouge ou en vert, selon le parti qu'il faudrait prendre.
Puis elle-même, elle se déguise en grisette (2), barbouille son beau
(1) Vie manuscrite de M"e de Hautefort, communiquée par le marquis d'Estourmel.
Cette vie contient des lettres et des passages omis dans la notice imprimée en 1799,
in-40, par M"» de Montmorency, née de Luynes, et réimprimée en 1807, in-12, par le
père Adry, de l'Oratoire.
(2) G'est le mot même qu'emploie deux fois la Vie imprimée. Nous l'avons fidèlement
suivie dans ce récit, dont les traits essentiels sont communs à la vie imprimée, à la vie
238 REVUE DES DEUX MONDES.
visage, cache ses blonds cheveux sous une grande coiffe, et de grand
matin, quand personne n'est encore éveillé au Louvre, elle en sort à
la dérobée, prend un fiacre et se fait conduire à la Bastille. Elle sa-
vait qu'il y avait là un prisonnier qui déjà une fois avait joué sa tête
pour la reine, déployé dans les fers une constance magnanime, et
venait à peine de descendre de l'échafaud, le chevalier de Jars. Il
commençait un peu à respirer de cette terrible épreuve, on lui lais-
sait quelque liberté, et il pouvait recevoir quelques personnes. La
noble fdle, jugeant du chevalier par elle-même, crut qu'elle pouvait
lui demander de jouer sa tête une seconde fois. Elle se donna pour
la sœur de son valet de chambre, qui venait lui apprendre que cet
homme était à la mort, et l'entretenir de sa part de choses pres-
santes. Le chevalier de Jars, qui savait son domestique en bonne
santé, répugnait à se déranger pour une telle visite, et l'altière
Marie de Hautefort dut attendre quelque temps dans le coips de
garde qui était à la porte de la Bastille, exposée aux regards et aux
plaisanteries de tous ceux qui étaient là, et qui, à son costume, la
prenaient pour une demoiselle très équivoque. Elîe supporta tout en
silence, appliquant bien ses mains sur sa coiffe pour qu'on n'aper-
çût pas sa figure et ses yeux. Enfin le chevalier de Jars se décida à
venir. iS'e la reconnaissant pas d'abord, il allait la traiter assez mal,
lorsque, le tirant à part et entrant avec lui dans la cour, pour toute
réponse à ses propos, elle leva sa coiffe, et lui montra cet adorable
visage qu'on ne pouvait oublier quand on l'avait vu une fois : a Ah !
madame! est-ce vous? » s'écria le chevalier. Elle le fit taire, et lui
expliqua en peu de mots ce que la reine lui demandait. Il s'agissait
de faire parvenir à La Porte une lettre cachetée où on lui marquait
jusqu'où il pouvait et devait aller dans ses déclarations. Elle remit
cette lettre au chevalier en lui disant : a Voilà, monsieur, ce que la
reine m'a donné pour vous; il faut employer votre adresse et votre
crédit dans ce lieu-ci pour faire arriver cette lettre jusqu'à ce pri-
sonnier. Je vous demande beaucoup, mais j'ai compté que vous ne
m'abandonneriez pas dans le dessein que j'ai de tirer la reine de
l'extrême péril où elle est. » Le chevalier, tout intrépide qu'il était,
fut bien étonné de voir qu'il était question de hasarder de nouveau
sa vie. Il balança, il songea longtemps. M"'' de Hautefort, le voyant
chanceler, lui dit : « Eh quoi! vous balancez, et vous voyez ce que
je hasarde! car, si je viens à être découverte, que dira-t-on de
moi? » — « Eh bien ! lui répondit le chevalier, il faut donc faire ce
mamiscrite et aux Mémoires de La Poiie; mais, dans La Porte et dans la vio manuscrite,
Mi'i^ de Hautefort partagerait l'honneur de son dévouement avec M'^'^ de Villarceaux,
nièce de M. de Chàteauneuf^ amie intime du chevalier de Jais, et elle se serait travestie
en soubrette de cette dame.
MADAME DE HAUTEFORT. 239
que la reine demande; il n'y a point de remède; je ne fais que sortir
de dessus l'échafaud, je vais m'y remettre. » M"'' de Hautefort fut
assez heureuse pour n'être pas plus reconnue en rentrant au Louvre
que le matin lorsqu'elle en était sortie. Elle retrouva dans un petit
endroit auprès de sa chambre la fille qu'elle y avait mise en senti-
nelle avant de partir, afin que, si le roi, passant près de là pour aller
à la messe, demandait de ses nouvelles, on ne manqucât pas de lui
dire que, s' étant trouvée un peu mal la nuit, elle reposait encore;
mais, quand elle fut dans sa chambre, et qu'elle réfléchit à l'aven-
ture qu'elle venait de courir, elle en fut épouvantée : la jeune fille
modeste remplaça l'héroïne, et elle tomba à genoux pour remercier
Dieu de l'avoir conduite et protégée.
Le chevalier de Jars fit des merveilles. Sa chambre était de quatre
étages au-dessus du cachot de La Porte; il perça son plancher, et fit
passer la lettre de la reine au bout d'une corde, avec prière au pri-
sonnier de la seconde chambre d'en faire autant, puis successive-
ment jusqu'à la dernière où était La Porte, en recommandant bien
le plus profond secret. C'est ainsi que la lettre de la reine arriva
parfaitement intacte aux mains du fidèle valet de chambre; chose
admirable, qu'une manœuvre si difficile, si compliquée, et qui dura
plusieurs nuits, se soit accomplie sans qu'aucun des geôliers ait pu
s'en apercevoir, et sans qu'aucun de ceux qui y prirent part l'ait
compromise par la moindre indiscrétion, en sorte que ce prisonnier
si bien gardé, dans un cachot et derrière des portes de fer, reçut
une instruction détaillée qui le mit en état de se justifier lui-même et
de justifier sa maîtresse. La fermeté qu'avait d'abord montrée La
Porte eût tourné contre la reine, si à la fin elle n'eût été éclairée et
guidée par la lettre qui parvint jusqu'à lui, grâce à la courageuse
industrie du chevalier de Jars, dont le dévouement était dû à celui
de M"'' de Hautefort.
Dès que celle-ci avait espéré le succès, elle s'était empressée d'en-
voyer à M"^ de Chevreuse, selon ce qui avait été convenu, des Heures
à la couleur favorable qui devait la rassurer et la retenir. Se trompa-
t-elle sur la couleur, ou M"*' de Chevreuse s'y méprit-elle elle-
même? A tort ou à raison, M""' de Chevreuse entendit que tout allait
mal, et, comme ce qu'elle redoutait le plus au monde était la prison,
elle se hâta de fuir déguisée en homme, et alla chercher un asile en
Espagne, où le frère d'Anne d'Autriche l'accueillit presque comme
autrefois, dans son premier exil, l'avait reçue le duc de Lorraine.
Cet événement, arrivé un peu avant les derniers interrogatoires de
La Porte, ranima et porta à leur comble l'irritation et les soupçons
de Richelieu. On redoubla de sévérité envers la reine; La Rochefou-
cauld, que M"'"= de Chevreuse avait vu un moment en passant à Ver-
2h0 REVUE DES DEUX MONDES.
teil pour lui demander des chevaux, fut mis quelques jours en pri-
son, et on ne sait trop comment la cliose aurait tourné, si La Porte,
en ayant l'air de céder à l'ordre officiel que la reine lui envoya de
tout dire, n'eût adrnii ablement confirmé les déclarations de sa maî-
tresse dans la mesure concertée, et par là persuadé au cardinal et au
roi que toute cette alïaire n'était pas aussi importante qu'ils l'avaient
jugé d'abord.
Est-il besoin de dire de quelle vive reconnaissance la reine fut
pénétrée pour Jars, pour La Porte, et surtout pour sa jeune et intré-
pide amie, et quelles promesses elle lui fit, si jamais elle voyait de
meilleurs jours? Mais Marie de Hautefort avait déjà reçu sa récom-
pense. Elle avait senti battre dans son cœur l'énergie qui fait les
héros; elle s'était ou])liée pour une autre, elle s'était mise avec l'op-
l)rimée contre l'oppresseur; elle avait été compatissante, charitable,
généreuse, chrétienne enfin, selon l'idée qu'elle s'était faite et qu'elle
soutint jusqu'à son dernir soupir de la religion du crucifié.
IL
Dès que la grossesse de la reine fut déclarée au commencement
de l'année 1638, elle dissipa l'impression des tristes scènes qui ve-
naient de se passer, et ramena dans la cour un peu de concorde et
d'agrément. M"'' de Hautefort avait alors vingt-deux ans. Quelques
années avaient augmenté l'éclat de ses charmes. Louis Xlil, qui s'en
était détaché avec tant de peine, sentit en la revoyant ses anciens
feux se rallumer, et M"'' de La Fayette n'étant plus là pour le dis-
traire, il redevint plus amoureux que jamais de M"" de Hautefort.
Ces secondes amours durèrent deux années; elles furent, comme les
premières, chastes et agitées. INous n'y insisterons point, et nous
nous bornerons à dire que M"" de Hautefort ne mit point à profit
pour sa fortune ce retour de la tendresse du roi. La seule grâce
qu'elle consentit à recevoir, et encore de la main de la reine autant
que de celle du roi, fut la survivance de la charge de dame d'atours
qu'occupait sa grand'mère, M™'^ de La Flotte; dès ce moment, elle
eut le droit d'être appelée madame, et désormais nous-même l'ap-
pellerons ainsi. Sa sœur, M"'' d'Escars, devint une des filles d'hon-
neur de la reine, et son jeune frère, le comte de Montignac, qui était
déjà dans les cadets aux gardes, entra dans la compagnie des mous-
quetaires du comte de Tréville. Après les couches de la reine. M'"" de
La Flotte, qui n'avait pas l'humeur aussi désintéressée que sa petite-
fille, désira vivement monter de sa place de dame d'atours à celle
de gouvernante du petit dauphin. On poussa M""^ de Hautefort à en
parler à Louis Xlli et même à Richelieu; elle le fit, mais avec une
MADAME DE HAUTEFORT. 2A1
fierté maladroite qui ne réussit pas. Richelieu n'était pas liomme à
remettre le futur roi entre les mains de ses ennemis, et il avait déjà
fait nommer à cet emploi important M™* de Lansac, qui lui était
toute dévouée. Ses anciens ombrages s'étaient réveillés avec la pas-
sion du roi, et, comme la conduite de M""^ de Haiitefort n'avait fait
que les fortifier, au lieu de la servir, il travaillait à la perdre. Cette
fois, instruit par l'expérience, il avait compris que, tant que
Louis XIII pourrait voir cette ravissante figure et approcher de ce
noble cœur, avec des brouilleries plus ou moins longues, M"""= de
Ilautefort reprendrait toujours son empire, et que, pour la détruire,
il fallait lui faire quitter la cour et Paris. Il n'ignorait pas que la
reine, tout en gardant mieux les apparences, ne cessait d'encourager
le parti des mécontens. Il savait que sa jeune confidente s'était liée
par ses ordres avec le comte de Soissons et avec Monsieur, et qu'elle
était leur intermédiaire auprès de sa maîtresse. Il avait fini par pé-
nétrer jusque dans l'intérieur d'Anne d'Autriche, en gagnant une de
ses filles d'honneur, cette jeune, belle et spirituelle M"" de Chéme-
rault dont La Rochefoucauld fait un si vif éloge. M"" de Chéme-
rault avait une correspondance mystérieuse avec le cardinal, où
elle lui rendait compte de tout ce qu'elle voyait et entendait. Dans
cette correspondance, trouvée après la mort de Richelieu parmi ses
papiers et livrée à la publicité pendant la fronde, le roi et la reine
sont appelés Céphale et Procris; M"'" de Hautefort y est toujours
l'Aurore, W"" de La Flotte est la Vieille, M"-^ de La Fayette la Dé-
laissée, Richelieu l'Oracle, bien entendu, et elle-même se met sous le
nom du bon Ange (1). Cet ange-là, avec sa johe figure, sa gaieté et sa
candeur apparente, trompa longtemps "Sl"^ de Hautefort par des raf-
finemens de perfidie et de bassesse que la noble femme était inca-
pable de soupçonner.
Richelieu n'avait pas sous la main une autre M""' de La Fayette
pour balancer M'"*' de Hautefort; mais, sachant qu'il fallait toujours
à Louis XIII une sorte de distraction sentimentale, un amusenieut de
cœur, il avait mis depuis quelque temps auprès de lui un jeune homme
cle la tournure la plus agréable, le fils d'un de ses amis les plus dé-
voués et les plus capables, le marquis et maréchal d'Efiiat, et, se
croyant aussi sûr du fils cpie du père, il lui avait fait faire un chemin
si rapide qu'à dix-neuf ans, en 1639, Cinq-Mars était déjà grand-
écuyer. Il avait plu d'abord au roi par sa bonne grâce, et le faible
monarque l'avait aussi trouvé bien cojiunode à aimer, puisque cela ne
lui faisait pas d'aflàire avec M.* le cardinal. Ainsi que Richeheu l'avait
prévu et espéré, cette inclination nouvelle amortit peu à peu dans le
(1) Journil de 3/. le cardinal do lUchelieit, etc.
TOME 1. 16
242 REVUE DES DEUX MONDES.
cœur de Louis XllI son amour pour M'"'' de Hautefort, ou plutôt elle
devint un autre amour qui, comme le premier, avait ses vivacités, ses
jalousies, ses orages. Le roi demandait à Cinq-Mars de n'aimer que
lui; celui-ci, poussé par sa propre ambition et par Richelieu, de-
mandait à son tour au roi de ne pas partager ses affections, et il se
])laignaitde l'empire qu'exerçait encore sur lui M"" de Hautefort (1).
Dans les commencemens, il suffisait d'une soirée que le roi venait
passer chez la reine pour déjouer toutes ces manœuvres, et rendre
Je cœur de Louis à sa première et irrésistible maîtresse; mais il n'en
était point ainsi dans les voyages : là, seul entre son redouté ministre
et son nouvel ami, le roi était bien autrement facile aux impres-
sions qu'on lui voulait donner, et c'est dans un de ces voyages que,
les yeux de la belle dame n'étant plus là pour j)laider sa cause,
Richelieu l'accusa d'avoir la main dans les intrigues de Monsieur,
de troubler et de diviser la cour et de faire obstacle au gouverne-
ment par l'absolu crédit qu'on lui supposait sur le roi; il fit entendre
qu'il était fort inutile d'avoir exilé M"* de Chevreuse pour garder
une personne tout aussi dangereuse qu'elle. Louis XIII résista long-
temps; pour l'emporter, le cardinal fut obligé de lui donner à choi-
sir entre M""' de Hautefort et lui, et de déclarer qu'il aimait mieux
se retirer que de se consumer dans des luttes obscures, où l'appui
du roi lui manquait. Cette menace épouvanta Louis XIH; Richelieu,
le voyant ébranlé, pour le décider, lui dit qu'il ne s'agissait pas
d'éloigner à jamais M'"'" de Hautefort, mais seulement pour une quin-
zaine de jours, afin qu'on vît que sa faveur n'était pas aussi grande
qu'on le croyait. Le roi finit par céder en insistant bien sur cette con-
dition que ce serait seulement pour quinze jours; le cardinal l'as-
sura qu'il n'en demandait pas davantage, mais, redoutant l'ascen-
dant accoutumé de M'"'' de Hautefort, il fit promettre au roi de ne
pas la voir. A peine le marché conclu, Richelieu se hâta de l'exé-
cuter; il envoya, de la part du roi, à l'ancienne favorite, l'ordre de
se retirer pour quelque temps, et aux gardes celui de ne la point
laisser entrer chez le roi. Quand M™" de Hautefort reçut le comman-
dement qui lui était apporté, elle eut de la peine à y croire. Elle se
rappelait que, dans plusieurs de ses querelles avec son royal amant,
souvent elle lui avait dit que de l'humeur dont elle le connaissait,
elle s'attendait à être un jour ou l'autre chassée de la cour par la
jalousie du cardinal, et que Louis XIII lui avait toujours répondu
que cela ne serait jamais, et que, reçût-elle un pareil ordre, il la
conjurait de ne pas y ajouter foi et de ne croire qu'à ce qu'il lui
dirait lui-même. Elle voulut donc entendre de la bouche même du
(1) Mémoires de Monglat, collect. Petitot, t XLIX, p. 238, etc.
MADAME DE HAUTEFORÏ. 24^
roi l'ordre qu'elle venait de recevoir. « Elle étoit si bonne et si aimée
de tout le monde, dit l'histoire de sa vie, que, lorsqu'elle se pré-
senta à la porte du roi, les gardes, après lui avoir fait part de leur
ordre, n'osèrent s'opposer à ce qu'elle entrât. La surprise du roi
fut extrême en la voyant avec un air de grandeur et de fierté tout
ensemble que le dépit lui donnoit et qui augmentoit sa beauté. Elle
lui dit qu'avant de partir de la cour par son ordre, elle avoit voulu
connoître quel crime elle avoit commis pour mériter d'être exilée.
Le roi lui dit que son exil n'étoit que pour quinze jours, qu'il l'avoit
accordé avec une violence extrême aux raisons d'état, à cause des
intrigues qui troubloient toute la cour, et que Ton faisoit sous son
nom, qu'elle le devoit plaindre de la violence que l'on avoit faite
à son inclination et de la douleur qu'il en souffriroit pendant ce
temps. Elle lui répondit que ces quinze jours dureroient le reste de
sa vie, qu'ainsi elle prenoit congé de lui pour toujours. Le roi l'as-
sura, comme il le croyoit, que rien au monde ne pourroit l'obliger à
se priver de la voir un jour de plus. »
On comprend quelle dut être la douleur d'Anne d'Autriche en per-
dant une pareille amie, dont elle sentait bien qu'elle causait elle-
même le malheur. Elle pleura, sanglota, l'embrassa plusieurs fois,
et, dans le trouble où elle était, ne sachant que lui offrir, elle défit
ses pendans d'oreilles, qui valaient bien dix ou douze mille écus, et
les lui donna, en la priant de les garder pour l'amour d'elle.
M'"'' de Hautefort se retira près du Mans, dans une terre qui ap-
partenait à sa grand'mère, emmenant avec elle son jeune frère, M. de
Montignac, et sa sœur, M"^ d'Escars, sans oublier celle qu'elle croyait
sa meilleure amie. M"' de Ghémerault, que Richeheu avait aussi mise
en disgrâce pour couvrir sa trahison, et qui, sous le masque du dé-
vouement, avait accepté l'odieuse mission de surveiller l'exilée comme
elle avait fait la favorite. Tel était, à son égard, l'aveuglement de
M""' de Hautefort, qu'avant de quitter Paris, ayant appris que la reine
s'était bornée à donner A, 000 écus à M'^'^ de Ghémerault, sans au-
cune autre marque d'attachement et d'estime, elle se sentit blessée
dans l'opinion qu'elle s'était faite de la générosité de la reine, et lui
écrivit une dernière fois pour lui rappeler, dans les termes les plus
vifs, ce qu'elle devait à M"' de Ghémerault, oubliant sa propre in-
fortune et le rang de celle à laquelle elle écrivait pour ne songer qu'à
la jeune fille. Elle avait appris aussi qu'Anne d'Autriche n'avait pas
témoigné une assez haute indignation de l'outrage qui lui était fait
à elle-même en sa personne, et qu'elle avait trop paru se résigner
au triomphe de Richelieu. Gette conduite avait été un coup doulou-
reux à sa fierté et à sa tendresse; elle en souffrait plus que de l'exil,
et la façon dont elle en parle à la reine se ressent du trouble et de
244 REVUE DES DEUX MONDES.
l'amertume de son cœur. La lettre où elle exhale ses chagrins, pleine
à la fois (l'afiection, de hauteur et de dépit, peint à merveille le ca-
ractère de M'"'' de Hautefort, et montre en elle, à vingt-quatre ans,
à cet âge heureux des grands sentimens portés jusqu'à l'exagération,
une sorte d'Emilie outrée et sublime. Voici quelques passages de
cette lettre à la Corneille. On y sent que la plus grande douleur de
M*"^ de Hautefort est de voir sa royale amie au-dessous de l'idéal de
générosité et de noblesse qu'elle s'était formé, et la hardiesse de
son langage en cette occasion marque déjà jusqu'où elle pourra se
porter plus tard, lorsqu'elle croira la réputation de la reine bien au-
trement compromise.
« Madame (1) , s'il m'étoit permis de juger des sentimens de votre
majesté par les miens, je n'oserois vous dire adieu pour jamais, de
crainte que cette parole ne mît votre vie au même péril où elle met
la mienne en vous l'écrivant. Mais puisque Dieu vous fait avoir en
cet accident la résignation que vous avez eue en tant d'autres, je
ferois injure à la Providence et à votre courage, si je croyois que
mes disgrâces et mes déplaisirs pussent donner quelque atteinte à
votre santé et à votre repos. C'est donc pour jamais, madame, que
je dis adieu à votre majesté, et je vous supplie très humblement de
croire qu'en quelque endroit du monde que la persécution me puisse
jeter, j'y passerai mes jours dans la fidélité et dans l'attachement
qui sont les véritables causes qu'on me persécute, et n'aurai de re-
gret, parmi les ennuis qui m'accablent, que de n'en pouvoir pas
souffrir davantage pour l'amour de vous. Ma douleur me feroit ici
achever ma lettre, si le zèle que j'ai pour votre gloire ne me défen-
doit de taire une chose qui la peut ternir, et de vous dissimuler
l'étonnement que chacun témoigne de l'état où vous laissez M"*" de
Chémerault. On sait que vous connoissez aussi bien son cœur que sa
misère, et on ne croit pas même que vous lui deviez faire acheter le
bien qu'elle peut recevoir de vous par une demande qui lui sortiroit
de la bouche avec plus de peine que sa propre vie. Cependant on
lui a commandé de se retirer avec 4,000 écus, qu'il faut qu'elle em-
ploie à payer ses dettes : on parle de la renvoyer de la même sorte
qu'on renverroit Michelette (2), si l'on s'étoit avisé des grandes ca-
bales qu'elle fait dans la cour aussi bien que nous... On dit que, si
une reine n'a pas d'argent pour fournir aux nécessités d'une fille
qu'elle a aimée, elle peut bien au moins lui envoyer un présent qui
témoigne qu'elle ne l'oublie pas, et lui donner après cela une pen-
sion qui assure sa subsistance, avec une lettre qui fasse connoître
(1) Vie manuscrite.
(2) Femme de service de la reine qui avait la garde de ses petits chiens.
MADAME DE HAUTEFORT. '2!\b
à sa mère l'entière satisfaction que vous avez d'elle... Je suis si déli-
cate en ce qui regarde l'opinion que toute la terre doit avoir de
vous, que si M"* de Ghémerault n'avoit pas su le présent que vous
m'avez fait, je n'eusse pu m'empèclier de le lui donner de votre
part. Encore que j'aie appris avec dépit la peur que vous avez de
déplaire à celui qui m'arrache d'auprès de vous, je proteste que vos
timidités et vos complaisances me piquent beaucoup plus pour vous
que pour moi, et que je me consolerois du mal qu'il m'a fait, si j'étois
bien certaine que ce fût le dernier qu'il voulût vous faire. Adieu
pour la dernière fois, madame; je ne puis plus penser à ne vous voir
jamais, et si cette mortelle imagination ne me donne relâche pour
un moment, je ne vivrois même pas assez pour vous dire que je
suis, madame, de votre majesté, la très fidèle, etc.. »
Tous ceux qui, à la cour et à Paris, avaient connu j\I'"* de Haute-
fort, sa vertu, son désintéressement, son obhgeance, sa libéralité,
ne la virent pas s'éloigner sans un extrême déplaisir. Les plus in-
consolables furent ses amans, comme on disait alors. L'un d'eux, le
marquis de Noirmoutiers, ne pouvant résister à la violence de sa pas-
sion, s'échappa de Paris et courut au Mans pour la voir encore et
dans l'espérance de la toucher; mais M™" de Hautefort ne l'aimait
point, et elle comprenait trop la dignité du malheur pour la com-
promettre en recevant une visite équivoque. Le brillant marquis
n'obtint pas même une audience et un regard. Elle s'ensevelit
dans une solitude profonde, ne recevant qu'un très petit nombre
d'amis, entre autres le pauvre La Porte, qu'elle avait fort contribué,
pendant le retour de son crédit, à tirer de la Bastille, et qui, exilé
comme elle, habitait dans le voisinage. Ces deux âmes loyales et
courageuses, bien séparées par leur rang dans le monde, s'étaient
rapprochées dans leur fidélité à Anne d'Autriche et dans leur com-
mune ardeur pour ses intérêts et pour sa gloire. La Porte avait vu
y{me jg Hautefort si intrépide, et il la savait si pure, si désintéressée,
si bienfaisante, qu'il s'était donné à elle tout autant qu'à la reine et
bien plus qu'à M™" de Chevreuse. Il n'était pas dupe de la feinte
amitié de M"'' de Ghémerault, et plus d'une fois il tenta d'éclairer
M™^ de Hautefort; mais celle-ci rejetait bien loin ses soupçons, <( ne
pouvant pas seulement, dit La Porte (1), souffrir la pensée d'un tel
crime, » et elle ne fut désabusée qu'à la mort de Richelieu, lorsque
la reine lui envoya les lettres de M"'= de Ghémerault, trouvées dans
la cassette du cardinal.
G'est pendant ce séjour auprès du Mans qu'elle entendit parler
de Scarron, de ses cruelles infirmités, et de la gaieté courageuse
(1) Mémoires, collection Petitot, p. 391^ etc.
2/l(> REVUE DES DEUX IMONDES.
avec laquelle il les supportait. Scarron souffrait; c'était assez, elle
s'intéressa au bouffon malade et lui vint en aide de toutes les ma-
nières. De là, tant de vers adressés par Scarron à M™" de Hautefort
et à sa sœur (1).
Cependant les événemens se pressaient sur la scène mobile qu'elle
venait de quitter. Du fond de sa retraite, pendant trois années, elle
assista de loin à bien des spectacles qui tour à tour agitèrent son
âme de rares joies, d'inquiètes espérances, d'effroi, de compassion,
d'horreur. Elle recevait de fréquens et secrets messages d'Anne
d'Autriche, qui l'assuraient de sa constante amitié. Un jour, elle
reçut de sa part le portrait du petit dauphin comme un présage de
jours meilleurs. Quels durent être ses seutimens, lorsqu'elle apprit
l'audacieuse entreprise du comte de Soissons, son triomphe à la
Marfée et sa mort! Bientôt aussi elle vit l'ambitieux étourdi qui
l'avait remplacée dans le cœur du roi, parvenu au faîte de la faveur,
s'en précipiter lui-même, conspirer la perte de celui auquel il devait
tout, et, retombé sous la main puissante qui l'avait tiré du néant,
porter, à vingt-deux ans, sa tête sur un échafaud. Elle vit enfin ce
terrible cardinal, vainqueur de tous ses ennemis au dedans et au
dehors, maître du roi et de la France, et, méditant les plus hardis
desseins, succomber à ses soucis et à ses infirmités, et Louis XIII,
épuisé et languissant, tout prêt à le suivre dans la tombe.
Anne d'Autriche n'osa pas rappeler les serviteurs et les amis aux-
quels elle tenait le plus avant que le roi eût fermé les yeux. Tout
entière à son grand objet, d'être mise par le roi lui-même en pos-
session de la régence, elle s'était résignée aux étroites limites où la
déclaration royale du 20 avril 16Zi3 renfermait son autorité, et elle
avait souffert sans se plaindre que cette même déclaration maintînt
et perpétuât l'exil de sa plus ancienne amie, 1""= de Chevreuse, se
réservant d'agir plus tard selon son pouvoir et selon les circon-
stances. Pendant la fin d'avril et le commencement de mai, chaque
jour on croyait que le roi allait expirer. Une fois même, la nouvelle
de sa mort étant arrivée au Mans, M"'" de Hautefort et La Porte se
hâtèrent d'accourir à Paris; le lendemain, il se trouva que la nou-
velle était fausse, et il leur fallut regagner leur retraite sans avoir
vu personne (2). Le 14 mai, le roi Louis A III acheva de mourir, et
le 17 la reine écrivait de sa propre main à M'"' de Hautefort la lettre
suivante : a Je ne puis demeurer plus longtemps sans envoyer de
(1) Lorsque M™e de Haiitfti'ort revint à la cour, elle présenta Scarron à la reine Anne,
et elle lui fit ohteuir une pension et un bénéfice au Mans. Voyez les pièces que Scarron
lui a adressées ainsi qu'cà sa sœur, M'i" d'Escars, à diverses époques, t. VU des Œuvres
de Scarron, édition d'Amsterdam, 1752.
(2) Mémoiiesde La Porte, p. 391 et 39-2.
MADAME DE HAUTEFORT. 2/l7
Cussy (domestique de la reine) pour vous conjurer de me venir
trouver aussitôt qu'il vous aura donné celle-ci. Je ne vous dirai autre
chose, l'état où je suis après la perte que j'ai faite ne me permettant
que de vous assurer de mon affection, laquelle je vous témoignerai
toute ma vie, et que je suis votre bonne amie et maîtresse (1).
« Anne. »
Pour faire honneur à son amie et lui marquer davantage son em-
pressement à la voir, la reine lui envoya sa propre voiture. M"*^ de
Ilautefort rentra donc à la cour en triomphe; elle reprit sa charge de
dame d'atours; elle put croire que ses épreuves étaient terminées, et
qu'elle avait enfin touché le port.
III.
Marie de Hautefort avait vingt-sept ans en 1643. La jeune femme
avait remplacé la jeune fille. Tout en restant modestes, ses manières
étaient devenues plus aisées. Elle se livrait davantage aux plaisirs de
la conversation et de la comédie, à la lecture des poètes français et
italiens, à celle des romans du jour. Avec sa délicatesse et sa fierté,
ses grands sentimens et son amabilité, elle était faite pour être un
des ornemens de l'hôtel de Rambouillet, une digne amie de l'illustre
marquise, de sa fille Julie et de M*"* de Sablé, une véritable et par-
faite précieuse; elle le devint sous le nom cl'Hermione (2), et toute sa
vie elle en garda la réputation. Il était difficile d'unir plus d'agrément
à plus de solidité. La sérénité de son âme passait dans ses propos
enjoués, qu'animait une plaisanterie assez vive, mais toujours du
meilleur goût. Elle donnait un tour heureux aux moindres choses,
elle récitait admirablement les vers, savait jouer de la guitare, chan-
tait bien, et écrivait des lettres fort jolies. Pour son caractère, on
ne savait ce qu'on devait y admirer le plus, de l'élévation ou de la
bonté. Assez libre et même un peu fière avec les grands, elle était
douce aux inférieurs, et d'une bienfaisance égale à son désintéresse-
ment. Elle était donc honorée et aimée de tout le monde, et par-
dessus tout cela les grâces incomparables de sa personne semaient
autour d'elle les adorateurs.
Nous avons dit un mot de la passion respectueuse qu'éprouva
(1) Nous devons ce billet au père Griffet, dans son excellente et trop peu appréciée
Histoire de Louis XIII; c'est sans doute un abrégé qu'en a voulu donner M">e de JMottc-
ville, lorsqu'elle dit, t. I", p. 1G4, que la reine avait écrit de sa propre main à U'"^ de
Hautefort « qu'elle la priait de revenir, qu'elle ne pouvait goûter de plaisir parlait si
elle ne le goûtait avec elle, » et ces mêmes mots : « Venez, ma chère amie, je meurs
d'im\mtience de vous embrasser. » L'abrégé est plus tendre que la lettre même.
(2) Saumaise, le grand Dictionnaire des précieuses, 1661, t. 1", p. 218.
2ii8 REVUE DES DEUX MONDES.
pour elle La Rochefoucauld. Elle inspira le même sentiment à l'im-
pétueux Charles IV, duc de Lorraine, et le triomphe de sa chaste
beauté est d'avoir un moment transformé l'amant de M'"*^ de Che-
vreuse, de Béatrice de Gusance et de Marianne Pajot, en un héros de
l'Astrée et du grand Cyrus. Le duc l'aima sans oser se déclarer autre-
ment que par une galanterie empruntée aux romans à la mode. Dans
un combat, soit à Nortlingen, soit plutôt à ïudelingen, où Charles I\
déploya de grands talens militaires couronnés par la victoire, ayant
fait prisonniers deux gentilshommes français dont l'un avait servi
avec le frère de M""' de Hautefort, il lui demanda s'il connaissait
cette dame. Ce gentilhomme ayant répondu qu'il l'avait vue très
souvent à la cour, Charles leur dit à tous les deux : « Je vous donne
la liberté, et ne veux pour votre rançon que l'honneur de savoir que
vous avez baisé de ma part la robe de M""' de Hautefort. » Ce qui fut
ponctuellement exécuté. Elle avait eu un peu plus de peine à répri-
mer la violente passion du brillant marquis de Noirmoutiers, de la
maison de La ïrémouille. Il est assez piquant qu'elle ait tourné la
tête à Chavigny, le confident et le disciple de Richelieu, et malgré
toute sa modestie et sa retenue, elle ne put s'empêcher de troubler
le cœur du sage et noble marquis depuis duc de Liancour, le mari
de Jeanne de Schomberg. Sous Louis XIII, dans un moment où il
croyait qu'il allait perdre sa femme, au milieu de la douleur la plus
sincère, M. de Liancour avait laissé pénétrer dans son âme une
secrète espérance qu'il n'avait pu contenir en présence de celle qui
l'aurait pu consoler, et il l'avait trahie par quelques mots embarras-
sés que M™" de Hautefort avait accueillis avec un air et un silence
qui avaient suffi à faire rentrer en lui-même le noble duc; mais l'im-
prudente déclaration avait été entendue et rapportée au roi, qui,
alors dans toute la recrudescence de sa passion pour M'"" de Haute-
fort, ne pouvait souffrir qu'on lui adressât aucun hommage. M. de
Liancour courait risque d'être renvoyé, et toute la cour était éinue
et inquiète. M"'« de Hautefort se conduisit en cette affaire avec tant
de modestie, de sagesse et d'esprit, que la jalousie de Louis XIII
s'apaisa, et que M. de Liancour changea peu à peu ses premiers
sentimens en une tendre amitié : noble changement qu'il appartient
à bien peu de femmes de produire, et qui demande un mélange
exquis de parfaite honnêteté et de bonté aifectueuse (1).
Mais si Louis XIII eut tant d'humeur contre M. de Liancour pour
avoir adressé à M'"^ de Hautefort quelques paroles, il entra dans une
bien autre coîère, lorsqu'il apprit, à peu près vers le même temps,
qu'il avait auprès de l'aimable dame d'atours un rival bien plus re-
(1) Vie manuscrite.
MADAME DE HAUTEFORT.
249
doiitable dans le plus jeune et le plus brave capitaine de ses cardes.
Potier, marquis de Gêvres, le fils aîné du comte de Trêmes. C'était
un des jeunes seigneurs de la cour qui donnait les plus grandes
espérances. Son service de capitaine des gardes lui faisant i-encon-
trer souvent la belle Marie, il en était devenu éperdument amou-
reux, et sachant bien à qui il avait affaire, il avait soutenu ses ar-
dens et respectueux honnuages de propositions qui n'étaient pas
faites pour être repoussées. M"' de Chémerault, pour qui M""* de
Hautefort n'avait pas de secret, en avertit Richelieu (1) , qui en avertit
le roi, afin de lui montrer que la belle dame n'était pas aussi insen-
sible qu'elle le voulait faire accroire, et qu'elle répondait bien mal à
sa royale affection. Louis XIII, transporté de courroux, envoya trois
de ses gens chez M"'* de Hautefort demander une explication. Celle-ci
ne trouva pas de sa dignité de s'expliquer avec eux, et leur dit seu-
lement que si le roi voulait bien venir lui-même, elle ne lui cache-
rait rien. Louis XIII y courut sur-le-champ, et elle lui avoua sans
détour qu'en effet le marquis de Gêvres la recherchait et qu'il lui
avait fait parler par un de leurs amis. Le roi se montra charmé de
cette loyale déclaration, disant en même temps qae si elle avait usé
du moindre déguisement, il l'aurait chassée de la cour; mais il ne
s'en tint pas là : il envoya un exempt de ses gardes se plaindre au
comte de Trêmes de la conduite de son fils, qui, étant à son service
et recherchant une personne du service de la reine, osait le faire par
des voies secrètes et sans en avoir obtenu la permission de leurs
majestés. Il déclarait d'ailleurs quil ne s'opposait pas à ce mariage,
mais sur un ton que le comte de Trêmes comprit fort bien. Se prê-
tant, en fin courtisan, à cette comédie, c'est lui qui s'éleva contre
ce mariage, et le jeune capitaine des gardes dut signer une décla-
ration où librement il renonçait au dessein qu'il avait eu. Cette belle
déclaration est des premiers jours de 1639 (2) . Gêvres s'y serait-il
arrêté après la mort de Louis XIII, s'il eût revu à la cour Marie de
Hautefort plus brillante que jamais, et si une mort glorieuse ne
l'avait pas emporté au siège de Thionville, quand il allait devenir
maréchal de France?
Parmi tant d'autres adorateurs de la belle dame qui paraîtront
successivement, mettons ici, à côté du jeune et héroïque marquis de
Gêvres, le vieux duc d'Angoulême, gouverneur de Provence, le fils
de Charles IX et de Marie Touchet. Resté veuf de Charlotte de Mont-
(1) Lettres de Mi'*' de Chémerault, dans le Journal de M. le cardinal de Richelieu,
p. 184 et 185 de Féditioii plus haut citée.
(2) Nous tirons ces curieux détails d'une pièce inédite, enfouie à la Bibliothèque natio-
nale dans le fonds Du Puy, n°^ 548, 549, 5j0. Eu tète de cette pièce, on lit : « Hautefoit.
(îesvres, 1G39. n
250 REVUE DES DEUX MONDES.
morcDC^S il mit aux pieds de M"* de Ilautefort sa fortune et son nom
qu'elle n'hésita point à refuser (1). Le duc de Yentadour, le chef de
la maison de Levis, ne cachait pas la vive) et solide passion qu'elle
lui avait inspirée : il la recherchait ouvertement et briguait son cœur
et sa main (2) .
Quelle était donc cette beauté à laquelle nul ne résistait, et qui,
sans la moindre coquetterie, soumettait les cœurs les plus dissem-
blables, les plus purs et les plus légers, les plus hardis comme les
plus sages, et les vieillards comme les jeunes gens? Le moment est
venu de la faire connaître d'après les témoignages les plus certains.
Sans nous arrêter à recueillir les divers éloges que les mémoires
contemporains prodiguent en passant à M""= de Hautefort, nous nous
en tiendrons à trois descriptions tracées par des mains différentes,
et qui toutes les trois, par leur ressemblance, témoignent de leur
commune exactitude. M"'= de Motteville fournit d'abord les traits
essentiels (3) : (( Ses yeux étoient bleus, dit-elle, grands et pleins de
feu, ses dents blanches et égales, et son teint avoit le blanc et l'in-
carnat nécessaires à une beauté blonde. » La pieuse amie qui nous
a laissé une vie édifiante de M""" de Hautefort a cédé elle-même au
plaisir de faire connaître eu détail une si parfaite beauté. La chaste
plume n'a rien oublié, et la peinture entière est d'une naïveté gra-
cieuse qui répond assez de sa fidélité : « M"'' de Hautefort est grande
et d'une très belle taille; le front large en son contour, qui n'avance
guère plus que les yeux, dont le fond est bleu et les coins bien fen-
dus; leur vivacité est surprenante et leurs regards modestes; ses
sourcils sont blonds, assez bien fournis, se séparant les uns des
autres à l'endroit où se joint le front; le nez aquilin, la bouche ni
trop grande ni trop resserrée, mais bien façonnée; les lèvres belles
et d'un rouge vif et beau; les dents blanches et bien rangées. Deux
petits trous aux côtés de la bouche achèvent la perfection et lui ren-
dent le rire fort agréable; elle a les joues bien remplies : la nature
s'est complu à y mêler le blanc et le vermeil avec tant de mignar-
dise, que les roses semblent s'y jouer avec les lis; elle a les cheveux
du plus beau blond cendré du monde, en quantité et fort longs, et
les tempes bien garnies; elle a la gorge bien faite, assez formée et
fort blanche, le cou rond et bien fait, le bras beau et bien rond, les
doigts menus et la main pleine. Elle a l'air libre et aisé, et quoi-
qu'elle n'affecte pas de certains airs que la plupart des belles veu-
lent avoir pour faire remarquer leur beauté, elle ne laisse pas
(1) Tallemant, 1. 1", p. 141.
(2) Scarroii, t. VU, p. 180, Voyage de la Reine à La Barre.
(3) Mémoires, t. !«■■, p. 4S.
MADAME DE HAUTEFORT. '251
d'avoir im air de majesté dans toute sa personne qui imprime à la
lois le respect et l'amitié (1). »
Le portrait de M™'^ de Ilautefort, sous le nom d'Olympe, qui se
trouve k la suite des Divers Portraits de Mademoiselle, la représente
vers cet âge de quarante ans, si redoutable à la beauté imparfaite et
fragile, mais qui met la solide et vraie beauté dans tout son lustre,
que va bientôt suivre un inévitable déclin. Ce n'est plus l'Aurore
des poètes de Louis XIII; c'est, pour continuer leur langage, l'astre
lui-même k son coucher. Ses blonds cheveux ont à peine changé
leur teinte délicate pour celle du brun clair le plus agréable. Elle
avait donc vaincu le temps, mais nous doutons fort qu'elle pût résis-
ter à la description insipide et maniérée que nous épargnons au lec-
teur (2).
Comment admettre qu'une beauté pareille, deux fois favorite d'un
roi, l'objet de tant d'adorations, et qui plus tard devint la femme
d'un des hommes les plus considérables de son temps, n'ait pas sou-
vent exercé le pinceau et le burin des meilleurs artistes du xvir siè-
cle? Et pourtant on chercherait en vain la belle Marie dans la riche
galerie de Versailles, dans celle que Mademoiselle avait rassemblée
au château d'Eu, et dans les diverses collections célèbres. On n'en
a même d'autre portrait gravé que celui de la collection de Desro-
chers, si médiocre et si lourd. Il n'est pas aisé d'y reconnaître
Olympe dégradée par un burin vulgaire. Cependant voilà bien en-
core ce grand front, ces grands yeux, cette abondante chevelure,
flottant sur d'admirables épaules, ce cou bien fait, ce sein magni-
fique, qui, pour revivre dans toute leur beauté, demandaient le ta-
lent brillant et doux de Poilly ou de Nanteuil.
Bien convaincu qu'il devait se trouver quelque part un portrait
de la belle dame perdu dans quelque galerie particulière ou dans le
coin d'un château de province, nous avons porté nos recherches
partout où pouvait nous conduire la moindre espérance, et nous
avons eu enfin la bonne fortune de rencontrer ce que nous avions
tant désiré dans une noble famille alliée de celle des lîautefort.
Lorsque le second frère de Marie, le comte de Montignac, épousa
(1) C'est à la vie manuscrite qu'appartient ce passage trop abrégé dans la vie impri-
mée. Celle-ci, en retour, s'étend un peu plus sur le mélange de majesté et de douceur
<iui semble bien avoir été le caractère de la beauté de M''^ de Hautefort.
(2) Les Divers Portraits parurent en 165'J, et il y en eut cette même année deux
antres éditions sous le titre de Recueil des Portraits et des Éloges en prose, dédiés à
Son Altesse lionale Mademoiselle. C'est la seconde de ces éditions, plus ample que la
première, qui donna pour la première fois le portrait de M""* de Hautefort, qui de là a
passé dans la Galerie des Peintures, 2 volumes, 1CG3. Ce portrait, publié en 1659, et
composé sans doute quelque temps auparavant, montre donc M'"'^ de Hautefort entre
quarante et quarante-trois ans.
252 REVUE DES DEUX WO^'DES.
Marthe d'Estourmel, il aura sans doute apporté dans la maison où il
entrait un portrait de sa sœur, qui y est resté depuis le xvii*' siècle
jusqu'à nos jours. Nous l'avons eu entre les mains, nous l'avons
longtemps examiné, et nous pouvons nous flatter d'avoir vu Marie
de Hautefort dans tout l'éclat de sa beauté, vers l'âge qu'elle avait
à l'époque de son histoire où nous sommes arrivés. La peinture
n'est assurément pas d'une grande finesse, mais la vie n'y manque
point, et l'on croit volontiers à la ressemblance. Les traits les plus
frappans des trois descriptions que nous avons reproduites s'y re-
trouvent relevés par le charme et la fraîcheur de la jeunesse. Marie
de Hautefort est représentée en buste. Elle a d'abondans cheveux
blonds agréablement bouclés, le front haut, les yeux bleus et grands,
le nez légèrement aquilin, la bouche petite, les lèvres d'un rouge
brillant, une petite fossette au menton, les joues pleines et colorées,
l'ovale du visage parfait, le cou rond et assez fort, de belles épaules,
le sein, que voile à demi une sorte d'écharpe en mousseline, ample
et bien formé. Elle a des perles aux oreilles, un collier de perles et
une agrafe de perles à la poitrine. Elle porte une sorte de cuirasse
de fantaisie qui se termine aux épaules et à la ceinture par des or-
nemens en or et des rubans. L'ensemble a plus de force et de no-
blesse que de légèreté et de grâce. Marie de Hautefort nous rappelle
cet idéal de la vraie et grande beauté que nous avons autrefois re-
tracé, au scandale des jolies femmes (1); elle est delà famille de
Charlotte-Marguerite de Montmorency, princesse de Condé, de sa
fiîle, M""= de Longueville, de M""" de Montbazon et de M™"^ de Guy-
méné, de la princesse Marie de Gonzague et de sa sœur Anne la
Palatine. Elle était faite pour figurer avec elles dans ce paradis de
la beauté qui s'appelle la cour de Louis XIII et de la régente. Elle
en était une des étoiles les plus brillantes, et certainement la plus
pure.
IV.
Revenue auprès de la reine à la fin de mai 16Z|3, M""^ de Hautefort
l^ouvait se promettre, ainsi que nous l'avons dit, de longs jours
heureux. Elle était dans tout l'éclat de la jeunesse et de la beauté,
au comble de la considération et de la faveur. Anne d'Autriche lui
avait promis de l'aimer toute la vie. Cependant, au bout de quelques
mois, le charme de l'ancienne amitié était à jamais rompu, et une
année n'était point écoulée que M'"'= de Hautefort recevait l'ordre de
quitter la cour.
(1) Voyez la ficrui; du 1" août 1851.
MADAME DE HAUTEFORT. 253'
De quel côté étaient les torts? Qui faut-il accuser d'Anne d'Au-
triche ou de sa belle favorite? Ni l'une ni l'autre. Tout le mal vint
d'une situation nouvelle, qui, en s'établissant peu à peu, les sépa-
rait inévitablement. Anne d'Autriche, devenue régente, changea de
politique; elle renonça à ses desseins et à ses amis pour prendre
ceux de Richelieu, présentés par une autre main. M""= de Ilautefoit
au contraire resta fidèle aux anciens desseins et surtout aux anciens
amis de la reine.
La gloire d'Aune d'Autriche, dans la postérité, est d'être arrivée
au pouvoir, traînant après elle quinze ans de malheurs et de persé-
cutions, d'amers et profonds ressentimens, avec une foule d'amis
qui, pour elle, avaient bravé la mort, l'exil, la prison, et de n'avoir
pas tardé à reconnaître que l'intérêt de la France, de son fds et de la
royauté exigeait d'elle le sacrifice de ses amitiés et de ses haines,
et de tous ses anciens engagemens. Elle semblait destinée, en 16^3,
à devenir une autre Marie de Médicis. C'était le parti de la reine-
mère qui avait combattu pour elle, et, après avoir partagé sa dis-
grâce, il comptait bien partager son crédit, la politique de ce parti
était au dehors la paix, l'alliance espagnole, l'abandon de l'alliance
protestante, au dedans le rétablissement de l'anarchique autorité des
princes et des grandes familles, la domination des évêques sous le
manteau de la religion, et celle du parlement sous celui de la liberté,
en un mot le retour à l'ordre de choses que Louis XIII et Richelieu
avaient entrepris de faire cesser. Qu'on nous permette d'éclairer ce
moment critique et glorieux de notre histoire par un souvenir de
notre temps. Lorsqu'en 1814 et 1815 la maison de Rourbon reparut
parmi nous, elle ramenait de l'exil avec elle tout un monde de préjugés
et d'inimitiés contre tout ce qui s'était passé en France depuis vingt-
cinq années. Le roi Louis XVIII revenait avec un parti qui lui avait
aussi prodigué les sacrifices, et qui comptait dans ses rangs des
noms illustres, des vertus et même des talens. Quelles lumières su-
périeures ne lui fallait -il pas pour reconnaître que le triomphe de
ce parti était la perte de la monarchie, pour comprendre l'excellence
de l'ordre nouveau, pour en venir à préférer à des amis éprouvés
d'anciens adversaires, des généraux de la république et de l'empire,
pour accepter les principes et les résultats de la révolution fran-
çaise, et devenir un roi constitutionnel, comme Henri IV, après la
ligue, s'était fait un roi catholique! De même en 16^3 il fallut h la
reine Anne une intelligence et une fermeté peu communes pour se
séparer de ceux qui jusque-là l'avaient fidèlement servie, et em-
brasser la politique de celui qui l'avait tant persécutée. Ce grand
changement s'opéra presque insensiblement, et sans qu'Anne d'Au-
triche elle-même en ait d'abord eu conscience; il ne parut à décou-
~i>h REYUE DES DEUX MONDES.
^ert qu'après deux ou trois mois d'incertitudes et de luttes inté-
rieures. Deux causes principales expliquent ce changement : avant
tout, l'instinct de la royauté, puis le talent de Mazarin, la confiance
et l'affection qu'il sut inspirer à la régente.
La royauté a son génie et ses vertus, comme ses préjugés et ses
périls, et dès qu'Aime d'Autriche, d'épouse délaissée et sans puis-
sance, fut devenue vraiment reine et investie de l'autorité souveraine,
par cela seul elle dut prendre d'autres pensées et voir les choses
d'un autre œil. Il ne lui pouvait déplaire d'être maîtresse absolue en
France, de disposer à son gré des commandemens et de toutes les
grandes charges, au lieu de les remettre aux mains de grands sei-
gneurs indépendans, ingrats, souvent rebelles. Et d'ailleurs, mère
encore plus que sœur, elle devait aimer à voir la couronne de son fils
s'accroître, même aux dépens de celle de son frère le roi d'Espagne.
Yoilà les soutiens naturels que Mazarin rencontra auprès de la
reine, et qu'il sut développer avec un art merveilleux. Il eut l'air de
mettre tout à ses pieds, et il opposa cette soumission empressée et
dévouée aux exigences aliières de ses prétendus amis, qui réclamaient
sa faveur comme une dette et l'opprimaient de leur ancien dévoue-
ment. Les qualités inférieures du ministre, son adresse, sa douceur,
sa parole insinuante, les agrémens de son esprit et de sa personne
vinrent encore en aide à ses hautes qualités; on dit même qu'il acheva
la conversion de la reine en s'adressant au cœur de la femme. Ce
bruit, mollement repoussé par M'"* de Motteville, était fort répandu
et très accrédité au xvir siècle. Et en vérité, si Anne d'Autriche n'a
point aimé Mazarin, si elle a su le comprendre par les seules lumières
de sa raison, si elle lui a sacrifié tous ses amis sans nul dédomma-
gement de cœur, si en 16/13 elle l'a défendu contre les Importans, et
en 16^8 et 1649 contre la fronde, si elle lui est restée fidèle pendant
son exil en 1651 ; si pour lui en 1652 et 1653 elle a bravé une
guerre civile longue et cruelle, et consenti à errer en France, avec
ses enfans, à la merci de combats douteux, et souvent sans savoir
où le lendemain elle reposerait sa tête, plutôt que d'abandonner un
étranger détesté et méprisé presque à l'égal du maréchal d'Ancre,
parce qu'elle avait discerné en cet étranger un homme de génie mé-
connu, seul capable de sauver la royauté et de maintenir la France
au rang qui lui appartient en Europe; si cette constance, que les plus
terribles orages ne purent ébranler et qui a duré pendant plus de dix
années, ne s'appuyait pas en elle sur un sentiment particulier, le
grand mobile et la grande explication de la conduite des femmes, il
faut alors considérer Anne d'Autriche comme un personnage extra-
ordinaire, un des plus grands esprits, une des plus grandes âmes
qui aient occupé un trône, une reine égale ou supérieure à Elisabeth.
MADAME DE HAUTEFOUT. 255
Nous n'osons pas aller aussi loin, bien que nous soyons très con-
vaincu que les historiens n'ont guère été plus justes envers Anne
d'Autriche qu'envers Louis XIII, et ne lui ont pas donné le rang qu'elle
mérite.
Jusqu'où a pu aller la liaison de la reine et de Mazarin, nous ne
chercherons pas à le décider; nous n'affirmons qu'une seule chose,
la seule aussi qui importe à l'histoire : c'est que la reine a eu pour son
ministre un sentiment de la nature la plus tendre, qui a donné sur
elle à Mazarin un suprême ascendant, et explique le prodige de son
inviolable fidélité au cardinal pendant tant d'années et au milieu des
plus grands dangers. Sans doute d'autres causes concoururent avec
ce sentiment, "son aversion pour les affaires, l'évidente incapacité des
deux premiers rivaux de Mazarin, l'évoque de Beauvais et le duc de
Beaufort, l'absence de M""* de Ghevreuse en ces premiers momens
décisifs, l'impossibilité de mettre d'abord Châteauneuf à la tête du
gouvernement malgré l'opposition de M. le Prince et surtout de sa
femme, le respect de la volonté dernière de Louis XIII, les heureux
débuts et les succès toujours croissans du cardinal jusqu'au com-
mencement de la fronde; mais selon nous ces diverses causes avaient
elles-mêmes besoin d'un secret et plus puissant appui dans le cœur
d'Anne d'Autriche.
Oui, Anne d'Autriche a aimé Mazarin. Gomment en douter devant
le passage suivant des Mémoires du jeune Brienne (1) ? « Peut-être,
et je ne le désavoue pas, la reine accorda-t-elle son estime au car-
dinal avec trop peu de ménagement. Quoiqu'il n'y eût sans doute
en cela rien que d'innocent, le monde, qui sera toujours méchant,
ne put s'empêcher d'en parler en des termes peu respectueux, et
la licence alla si loin que chacun crut voir ce qui n'étoit pas, et
que ceux même qui le croyoient le moins l'assuroient comme véri-
table. La galanterie de la reine, s'il y en a eu, étoit toute spiri-
tuelle; elle étoit dans les mœurs, dans le caractère espagnol, et te-
noit de ces sortes d'amours qui n'inspirent point de souillures; j'en
puis au moins juger ainsi d'après ce que m'a raconté ma mère. La
reine avoit pour elle beaucoup de bonté, et ma mère, qui l'aimoit
sincèrement, osa l'entretenir un jour de ces mauvais propos. Voici
comment la chose se passa. G'étoit à l'époque où la faveur du car-
dinal auprès de la reine éclatoit librement aux yeux de la cour, et
quand le monde malin, comme j'ai déjà dit et ne puis trop répé-
ter, faisoit le plus de bruit de leurs prétendues amours. M'"'= de
Brienne s' étoit un soir recueillie, selon sa coutuaie, quelques in-
(1) Mémoires inédits de Louis-Henri de Loménie, comtf do BrieunO;, etc., par ^I. Bar-
rière; Paris, 1828, t. Il, p. 39.
256
REVUE DES DEUX MONDES.
stans dans l'oratoire de la reine. Sa majesté y entra sans l'aperce-
voir; elle avoit un chapelet dans une de ses mains, elle s'age-
nouilla, soupira, et parut tomber dans une méditation profonde.
Un mouvement que fit ma mère la tira de sa rêverie : u Est-ce vous,
madame de Brienne? lui dit sa majesté. Venez, prions ensemble,
nous serons mieux exaucées. » Quand la prière fut finie, ma mère,
cette véritable amie, ou, pour parler plus respectueusement, cette
servante fidèle, demanda permission à sa majesté de lui parler avec
franchise de ce qu'on disait d'elle et du cardinal. La bonne reine, en
l'embrassant cordialement, lui permit de parler. Ma mère le fit alors
avec tout le ménagement possible; mais comme elle ne déguisoit
rien à la reine de tout ce que la médisance publioit contre sa vertu,
elle s'aperçut, sans en faire semblant, ainsi qu'elle me l'a dit elle-
même après m'avoir engagé au secret, que plus d'une fois sa ma-
jesté rougit jusque dans le blanc des yeux; ce furent ses propres
paroles. Enfin, lorsqu'elle eut fini, la reine, les yeux mouillés de
larmes, lui répondit : « Pourquoi, ma chère, ne m'as-tu pas dit cela
plus tôt? Je t'avoue que je l'aime, et je puis même dire tendrement;
mais l'affection que je lui porte ne va pas jusqu'à l'amour, ou si elle
y va sans que je le sache, mes sens n'y ont point de part, mon es-
prit seulement est charmé de la beauté de son esprit. Cela seroit-il
criminel? Ne me flatte point : s'il y a même dans cet amour l'oud^re
du péché, j'y renonce maintenant devant Dieu et devant les saints,
dont les reliques reposent en cet oratoire. Je ne lui parlerai désor-
mais, je t'assure, que des affaires de l'état, et romprai la conversa-
tion dès qu'il me parlera d'autre chose (1). » Ma mère, qui étoit à
genoux, lui prit la main, la baisa, la plaça près d'un reliquaire
qu'elle venoit de prendre sur l'autel : « Jurez-moi, madame, dit-elle,
je vous en supplie, jurez-moi sur ces saintes reliques de tenir à ja-
mais ce que vous venez de promettre à Dieu. — Je le jure, dit la
reine en posant sa main sur le reliquaire, et je prie Dieu de me pu-
nir si j'y sais le moindre mal (2). — Ah ! c'en est trop, reprit ma
mère tout en pleurs, Dieu est juste, et sa bonté, n'en doutez pas,
madame, fera bientôt connoître votre innocence. » Elles se remirent
ensuite à prier tout de nouveau, et celle dont j'ai su ce fait, que je
n'ai point cru devoir taire à présent que la reine a reçu dans le ciel
la récompense de ses bonnes œuvres, m'a dit plusieurs fois qu'elles
ne prièrent jamais l'une et l'autre de meilleur cœur. Quand elles
(1) Le cardia;il lui parlait donc d'autre chose.
(-2) Voilà (jui est bien fort et nous persuaderait tout à fait, si nous ne nous souvenions
qu'en 1637, sortant de communier, Anne jura sur la sainte eucharistie qu'elle venait de
recevoir, et sur le salut de son âme, qu'elle n'avait pas une seule fois écrit en Espagne,
tandis que pus tard elle fit des aveux bien contraires à ses premiers sermens.
MADAME DE HAUTEFORT. 257
eurent achevé leur oraison, que cet incident prolongea plus que de
coutume, M"" de Brienne conjura la reine de lui garder le secret. Sa
majesté le lui promit, et en effet elle ne s'est jamais aperçue que la
reine en ait parlé au cardinal, ce qui, à mon avis, est une grande
preuve de son innocence. » Il nous faut avouer que si cette grande
preuve de la parfaite innocence des relations d'Anne d'Autriche et de
Mazarin était seule, elle serait bien insuffisante, car dans les carnets
du cardinal nous trouvons bien des passages où il se plaint très vive-
ment que M'"*' de Brienne tourmente la conscience de la reine, ce qu'il
n'a pu savoir que par la reine elle-même. Ajoutons bien vite, pour être
impartial, que M"'" de Chevreuse, qui n'était pas prude assurément,
s'exprime toujours avec doute sur le degré d'intimité d'Anne d'Au-
triche et de son ministre. « Elle m'a dit plusieurs fois, dit Retz (1),
que la reine n'avoit le tempérament ni la vivacité de sa nation, qu'elle
n'en tenoit que la coquetterie, mais qu'elle l'avoit au souverain de-
gré. . . qu'elle lui avoit vu dès l'entrée de la régence une grande pente
pour M. le cardinal, mais qu'elle n'avoit pu démêler jusqu'où cette
pente l'avoit portée, qu'il étoit vrai qu'elle avoit été chassée de la
cour sitôt après, qu'elle n'avoit pas eu le temps d'y voir clair quand il
y auroit eu quelque chose, qu'à son retour en France, après le siège
de Paris, la reine dans les commencemens s' étoit tenue si couverte
avec elle qu'elle n'avoit pu y rien pénétrer, que depuis qu'elle s'y
étoit raccoutumée, elle lui avoit vu dans des momens de certains
airs qui avoient beaucoup de ceux qu'elle avoit autrefois avec Buc-
kingham, qu'en d'autres elle avoit remarqué des circonstances qui
lui faisoient juger qu'il n'y avoit entre eux qu'une liaison intime
d'esprit, que l'une des plus considérables étoit la manière dont le
cardinal vivoit avec elle, peu galante et même rude, ce qui toutefois,
ajouta M""' de Chevreuse, a deux sens, de l'humeur dont je connois
la reine; c'est pourquoi je ne sais qu'en juger. »
Sans poursuivre cette discussion délicate (2), revenons à 16Zi3 et
à M""* de Hautefort.
(1) Édit. d'Amsterdam, 1731, t. II, p. 383 et 384, et dans l'édit. de M. Aimé Cliam-
poUion, p. 303.
(2) Rappelons que deux écrivains de notre temps dont l'opinion nous est considc-
lable, l'exact éditeur des Lettres du cardinal à la reine, à la princesse Palatine, etc.,
fit le savant auteur des Mémoires sur madame de Sëvigné, s'accordent à penser que
Mazarin a été l'amant d'Anne d'Autriche. M. Ravenel se fonde sur des expressions
employées par Mazarin, très vives il est vrai, mais qui dans la langue du xyu^ siècle
n'ont peut-être pas toute la signification qu'il leur prête, d'autant plus que Mazarin,
l'onnaissant la coquetterie de la reine, ne devait pas se faire faute de charger outre
mesure, à la façon italienne, ses protestations de tendresse et de dévouement. Les argu-
mens de M. Walckenaer approchent bien plus de la certitude. Le principal est une lettre
de la reine à Mazarin, jusqu'alors inédite; voyez les Mémoires sur madame de Séviçjné,
TOME I. 17
258 REVUE DES DEUX MONDES.
M'"'= de Hautefort aurait pu se résigner au changement politique
de la reine, elle ne se résigna point à l'abandon de leurs anciennes
et communes amitiés. Nous l'avons déjà dit : elle n'avait point de sys-
tème sur les aflaires d'état; toute sa politique était dans son cœur,
dans sa fierté, dans sa délicatesse. En se donnant à la reine aux jours
du malheur, elle s'était liée avec tous ceux qui avaient souffert pour
la môme cause; il était donc bien naturel qu'en revenant à la cour,
en 16A3, elle entrât dans leurs intérêts et s'imaginât qu'ils allaient
recevoir comme elle le prix de leur dévouement. Comment aurait-
elle rompu avec eux? C'eût été rompre avec tout le passé de sa vie,
avec toutes ses habitudes, avec tous ses sentimens, et pour ainsi
dire avec elle-même. L'honneur lui en interdisait la seule pensée,
et l'honneur était tout pour M""' de Hautefort. Elle aimait la cour,
l'éclat, la magnificence, mais elle aimait encore plus la gloire : elle
avait ce soin passionné de la considération qui fait fuir la moindre
apparence d'une lâcheté et d'une bassesse. Et quand la généreuse
fille vit peu à peu, non-seulement tous les anciens plans de la reine
abandonnés, mais ses plus anciens et ses plus fidèles amis tenus dans
l'ombre, puis disgraciés, puis proscrits et contraints de reprendre le
chemin de la prison et de l'exil, elle ne consentit point à passer du
côté de la fortune, elle prit parti encore une fois pour les opprimés
du jour, parla leur langage, accepta leurs dangers, et regarda en
face le nouveau Richelieu triomphant. Elle eut tort sans doute aux
yeux de la raison d'état; mais quelle femme, si ce nom est encore
III« partie, p. 471. Nous devons dire que nous connaissons plusieurs autres lettres
d'Anne d'Autriche, qui sont bien fortes aussi et qui semblent emporter la balance. On
en pourra juger par les passages suivans (Bibliothèque nationale, Boîtes du Saint-Es-
prit, lettres inédites et autographes d'Anne à Mazarin) : « Dimanche au soir (vraisem-
blablement de la fin de l'année 1652). Je n'ai garde de vous rien demander (pom' le
retour du cardinal), puisque vous savez bien que le service du roi m'est bien plus cher
que ma satisfaction; mais je ne puis m'empescher de vous dire que je crois que, quand
on a de l'amitié, la vue de ceux que l'on aime n'est pas désagréable, quand ce ne seroit
que pour quelques heures. J'ai bien peur que l'amitié de l'armée (où était alors Maza-
rin) ne soit plus grande que toutes les autres. Tout cela ne m'empeschera pas de vous
prier d'embrasser de ma part notre ancien ami (Louis XIV) et de croire que je serai
toujours celle que je dois , quoi qui arrive. » — Lettre du 26 janvier 1633 : « Je ne
sais plus quand je dois attendre votre retour, puisqu'il se présente tous les jours des
obstacles pour l'empescher. Tout ce que je vous puis dire est que je m'en ennuie fort, et
supporte ce retardement avec beaucoup d'impatience, et si 16 (Mazarin) savoit tout ce
que je souffre sur ce sujet, je suis assurée qu'il en seroit touché. Je le suis si fort eu ce
moment que je n'ai pas la force d'écrire longtemps ni ne sais pas trop bien ce que je
dis. J'ai reçu de vos lettres tous les jours, et sans cela je ne sais ce qui arriveroit. Con-
tinuez à m'en écrire aussi souvent, puisque vous me donnez du soulagement dans
Tétat où je suis. (Ici deux chiffres que nous traduisons par ces mots : Je serai à vous)
jusques au dernier soupir. Adieu, je n'en puis plus. » — Lettre du 29 janvier 1633 :
« .. . ( Anue ) est plus j amais même chose que ( Mazarin ) . »
MADAME DE HAUTEFORT. 259
celui de la générosité et de la délicatesse, quel honnête homme même
osera la blâmer? Qui ne s'inclinera avec respect devant cette belle
et noble créature qui, après avoir pendant douze années servi hé-
roïquement sa maîtresse, et pour elle dédaigné l'amour d'un roi et
les brillantes promesses d'un ministre tout-puissant, au moment où
elle a droit d'espérer le terme de ses longues épreuves, où elle va
connaître enfin la laveur, la puissance, la grandeur, que sa jeune
ambition avait rêvées, assurer son avenir et faire quelque grand éta-
blissement digne d'elle, foule aux pieds tous ces avantages, et, sans
aucune intrigue, sans aucune arrière-pensée, se précipite au-devant
d'une nouvelle et irrévocable disgrâce plutôt que de manquer à ce
que lui commandait l'honneur?
Un autre motif encore, d'une puissance irrésistible sur un cœur
tel que le sien, la jeta dans une opposition de plus en plus déclarée:
nous voulons dire la liaison apparente ou réelle de la reine et de Ma-
zarin. Pure comme la lumière, en vain son incomparable beauté lui
avait fait mille adorateurs, les plus hardis avaient à peine osé se dé-
clarer, et l'amitié de la reine, avec le commerce de leurs saintes
amies du \'al-de-Grâce et des Carmélites, lui avait suffi. Elle s'était
attachée à Anne d'Autriche, parce qu'au charme du malheur Anne
joignait à ses yeux celui d'une vertu méconnue, et maintenant elle
la voyait, presque sur le déclin de l'âge, sacrifier au moins sa répu-
tation à Mazarin; or, nous l'avons vu, la réputation lui était chère
presque à l'égal de la vertu, et elle tenait à celle de la reine comme
à la sienne. Elle soulfrait impatiemment le bruit qui se répandait
comme s'il l'eût atteinte elle-même. Ajoutez que, pendant les trois
années de solitude qu'elle venait de passer auprès du Mans, toute sa
force contre les voix secrètes de son cœur, dans l'entier épanouisse-
ment de sa jeunesse et de sa beauté, avait été une piété sincère et
sérieuse, portée jusqu'à une austérité un peu exaltée; en un mot,
\Irae f[Q Hautefort, à vingt-sept ans, était dévote. Elle rougissait donc
à la fois et frémissait de l'injurieuse accusation qui s'élevait contre
la reine, et que semblaient autoriser ces conférences du soir, pro-
longées souvent jusqu'au milieu de la nuit, où Mazarin restait seul
avec la régente, sous prétexte de l'instruire des afiaires de l'état. Pour
M"^ de Hautefort, les afiaires de l'état étaient bien peu de chose de-
vant le salut éternel de la reine et même devant l'opinion des hommes.
Elle croyait la religion et la gloire, ces deux idoles de son cœur,
intéressées dans la simple apparence, et l'apparence était contre
Anne d'Autriche. Pour s'accommoder de ces mœurs nouvelles, il
eût fallu que M™'' de Hautefort eût été une dame d'atours ordinaire,
faisant son service sans trop s'inquiéter de la conduite de sa mai-
tresse, comme l'honnête et discrète M'""' de Mottevilie, que le triomphe
260 REVUE DES DEUX MONDES.
de Mazarin choqua d'abord presque autant que sa compagne, mais qui,
avertie par la reine, se soumit sans bassesse et finit par se condam-
ner à un silence prudent. M'"'' de Ilautefort pouvait-elle se réduire
à ce rôle? jN'était-elle à Anne d'vVutriche qu'une dame d'atours?
JN 'était-elle pas son amie devant Dieu et devant les hommes, et
n'avait-elle point envers elle les droits et les devoirs d'une amitié
chrétienne? Les nobles religieuses du \'al-de-Grâce, des Carmé-
lites et des filles Sainte-Marie la pressaient de se joindre à elles, à
M""' de Sénecé, à M'"" de Maignelai, au père de Gondi, à l'évêque de
Lisieux, au père Vincent. Tous ses instincts d'honneur et de dignité,
tous les principes du solide christianisme dont elle faisait profes-
sion, se révoltaient à la seule idée de devoir sa fortune, les faveurs
que lui voulaient prodiguer la reine et Mazarin, à une connivence
criminelle ou à un lâche silence. Elle préférait mille fois la pau-
vreté, la solitude, une cellule dans un couvent à côté de Louise de
La Fayette, à la moindre complaisance de ce genre, en sorte que sa
sincère affection, sa vertu, sa religion, lui inspirèrent d'avertir Anne
d'Autriche, d'essayer de la sauver, dût-elle elle-même se perdre, et
de disputer le cœur de sa royale amie au beau et heureux cardinal.
Enfin nous n'écrivons pas ici un panégyrique ou un roman, nous
étudions l'humanité dans l'histoire; nous cherchons à la voir et nous
la présentons sans fard et sans voile. Disons-le donc, Marie de Hau-
tefort est assurément une des femmes du xvii^ siècle qui ont porté
le plus loin la grandeur des sentimens, encore relevée par l'esprit et
par la beauté; mais nous ne la donnons pas pour une personne par-
faite. Loin de là, comme on dit, elle avait les défauts de ses qualités.
Le trait principal de son caractère était l'honneur, la fierté, la gé-
nérosité, le courage; mais au lieu d'attendre le danger, selon l'in-
stinct de sa race et l'humeur de son pays, elle se plaisait à le braver.
Elle était d'une sincérité et d'une droiture admirables, mais elle n'en
faisait pas toujours l'usage le plus respectueux. Sa bonté était iné-
puisable, mais elle oubliait quelquefois d'y joindre la douceur, quand
il ne s'agissait point des malheureux et des faibles. Sa vivacité, si
charmante dans les occasions ordinaires, pouvait dégénérer en une
sorte de généreux emportement, lorsqu'elle croyait la justice ou
l'honneur en jeu. Sa fine plaisanterie, si goûtée à l'hôtel de Ram-
bouillet, si célébrée par tous les beaux esprits, pouvait avoir sa pointe
d'amertume, si quelque irritation se glissait dans son âme, ainsi
qu'il a paru dans la lettre qu'elle écrivit à la reine, en 1639 ou 16/i0,
en faveur de M"" de Chémerault. C'était à la fois une glorieuse et
une précieuse, visant toujours au délicat et au grand, et tournant
un peu à l'outré et au romanesque, comme M"' de Longueville et
les héroïnes de Corneille.
MADAME DE HAUTEFORT. 261
Ainsi faite, Mazarin n'était pas l'homme qui la pouvait séduire.
Jusqu'à un certain point, elle pouvait admirer Richelieu en le détes-
tant, car sa tyrannie n'était assurément pas sans grandeur, même
aux yeux les moins exercés, tandis que Mazarin n'avait aucune des
qualités auxquelles M'"* de Ilautefort était sensible. Incapable d'ap-
précier son génie politique, sa profonde connaissance de toutes les
cours de l'Europe et des intérêts des dilTérens états, sa merveilleuse
intelligence dans les petites comme dans les grandes choses, sa vi-
gilance et son application infatigable, et ce qu'il y avait d'original
dans la situation de cet étranger, arrivé au pouvoir par la faveur de
l'implacable persécuteur de la reine, s'y maintenant par la faveur
inattendue de cette même reine et luttant presque seul contre une
coalition formidable, M™^ de Hautefort ne voyait guère dans Mazarin
que ses défauts, comme firent plus tard M""= de Longueville, Retz et
Condé lui-même. Cette qualité d'étranger, qui sonnait mal à des
oreilles françaises, l'appui même de la reine, qui rappelait le maré-
chal d'Ancre, ce jargon italien, cette politesse exagérée et sans di-
gnité, le perpétuel mensonge de ses promesses, les artifices aux-
quels il était bien forcé d'avoir recours, le trafic de tous les emplois
même les plus saints, ses manœuvres souterraines, sa police partout
présente, les sacrifices même qu'il savait faire aux circonstances, et
qui semblaient trahir une âme médiocre, avant qu'on l'eût vu iné-
branlable dans le danger et tout aussi ferme à soutenir les tempêtes
qu'habile à les conjurer, tout cela repoussait au lieu d'attirer M™^ de
Hautefort, et Mazarin n'était pour elle qu'un continuateur adroit de
Richelieu. Le premier cardinal avait gouverné par la terreur, le se-
cond entreprenait de gouverner par la corruption. Ce n'était point
là le héros que sa noble imagination avait rêvé et qu'elle eût pu par-
donner à la reine.
. Par toutes ces raisons. M""' de Hautefort se déclara d'assez bonne
heure contre Mazarin, et elle employa contre lui tout ce qu'elle avait
retenu d'ascendant sur Anne d'Autriche, les droits d'un dévouement
éprouvé, le crédit que lui donnait sa charge, l'autorité de sa vertu,
les ressources de son esprit, le prestige de sa beauté, la fermeté et
la hardiesse de son caractère.
Rappelée à la cour le 17 mai 16Zi3, M"''= de Hautefort y trouva
d'abord les proscrits de la veille devenus les favoris du jour. Anne
d'Autriche n'était pas encore changée, elle appartenait encore à son
ancien parti : elle lui avait ouvert le conseil, livré la cour, le parle-
ment, l'église; elle lui prodiguait tous les emplois, toutes les pro-
messes; elle avait seulement gardé Mazarin à cause de sa capacité
incontestée, et, pour ainsi dire, en attendant que l'évêque de Reau-
vais eût appris l'art de gouverner; elle ne se doutait pas qu'un seul
262 REVUE DES DEUX MONDES.
homme, à grand'peine maintenu, prévaudrait peu à peu sur tout le
reste, et avec le temps lui ferait oublier tous ses desseins et tous ses
amis. M""^ de Hautefort fut quelque temps tout aussi bien avec la
reine qu'elle l'avait jamais été. Elle reprit l'ancienne familiarité et
cette liberté de langage qu'autrefois Anne tolérait, encourageait
même. Mais Anne n'était plus une reine disgraciée, reléguée dans
un coin du Louvre, à peine entourée de quelques serviteurs fidèles
auxquels elle confiait toutes ses pensées, et qui vivaient avec elle
dans le commerce le plus intime. Elle était souveraine et régente ,
en spectacle à la France et à l'Europe, et le premier ministre ne
tarda pas à lui dire que sa situation étant changée, il lui fallait aussi
changer de manières, faire un peu sentir la majesté royale, et mettre
doucement un terme à des habitudes incompatibles avec sa condition
présente. Sans cesse il lui représentait qu'en souffrant la familiarité
elle ôtait le respect, et que le respect , surtout en France , était la
sauvegarde de l'autorité. Son véritable objet était de séparer insen-
siblement la reine d'amis et de confidens trop intimes, et de devenir
lui-même son premier confident et son premier ami , sachant très
bien qu'il en faut toujours un à une femme, fût- elle assise sur un
trône. 11 se défiait beaucoup de cette belle et vive dame d'atours,
qui avait tout fait pour sa maîtresse, et à qui celle-ci permettait
tout. M™* de Hautefort avait l'habitude et le privilège de rester seule
avec la reine quand tout le monde s'était retiré, et qu'Anne d'Au-
triche était passée dans son oratoire ou même s'était mise au lit. Le
soupçonneux et pénétrant Mazarin redoutait avec raison ces der-
niers et intimes entretiens où M""^ de Hautefort pouvait dire bien
des choses à une maîtresse bonne et facile qui l'aimait et qu'elle
aimait. Il conjura la reine de faire à la dignité royale le sacrifice
de cette familiarité excessive, et peu à peu il réussit à la persuader.
Un soir, M*"* de Hautefort restait comme à son ordinaire auprès
de la reine, qui s'était couchée; toutes les personnes admises aux
dernières heures de la soirée se retiraient; une femme de service
vint lui dire : d Madame, il faut sortir aussi, s'il vous plaît. » M"" de
Hautefort se mit à rire, croyant qu'elle se trompait, et lui dit : (( (^et
ordre n'est pas donné pour moi. » La femme de chambre lui répon-
dit que personne n'était excepté, et M"'^ de Hautefort, voyant que la
reine entendait de son ht tout cela sans dire un mot , comprit que
les anciens jours étaient passés, et qu'un autre était plus puissant
qu'elle sur le cœur d'Anne d'Autriche. Ici commença la lutte ou-
verte de l'ancienne favorite et du favori nouveau, où l'un et l'autre
employèrent toutes leurs armes et les qualités les plus différentes,
celui-ci l'insinuation, l'adresse, la patience, la raison d'état, ne se
précipitant jamais, mais avançant toujours; celle-là une droiture
MADAME DE HAUTEIORT. 263
inflexible, la séduction d'une amitié vraie et désintéressée, la ten-
dresse tour à tour et l'énergie, l'opinion des gens de bien, la voix de
la religion, admirable jusque dans ses fautes et emportant dans sa
défaite le respect universel.
Selon sa coutume, avant de faire la guerre à M™" de Hautefort,
Mazarin s'efforça de la gagner : il savait l'affection que lui portait la
reine, et combien elle pouvait le servir ou lui nuire; mais M"'^ de
Hautefort se gouvernait par des pensées devant lesquelles échoua
toute l'habileté de Mazarin, comme avait déjà fait celle de Riche-
lieu. Elle demeura fidèle à ses amis et à sa cause. Anne d'Autriche
aussi prit la peine de lui expliquer les raisons qui lui faisaient main-
tenir Mazarin au ministère, ses talens indubitables, l'extrême diffi-
culté d'un meilleur choix, et la dépendance forcée où il était d'elle,
n'ayant en France ni famille, ni parti, ni aucun intérêt particulier.
A toutes ces raisons. M'"" de Hautefort ne manquait pas de réponses
bonnes ou mauvaises : que la France n'était pas dépourvue d'hommes
d'état, sans qu'on eût besoin d'avoir recours à un étranger, qu'elle
n'avait pas essayé de M. de Châteauneuf dont la renommée était si
grande, qu'on ne changeait pas honorablement de parti du jour au
lendemain, et qu'après s'être déclarée contre Richelieu à la face du
monde entier, elle ne pouvait, sans se condamner elle-même, conti-
nuer son système et maintenir ses créatures. Elle ne craignait pas
d'ajouter, sous un air de badinage, que le cardinal était encore bien
jeune, et, dans les coramencemens, la reine répondait sur le même
ton qu'il était d'un pays où l'on n'aimait pas les femmes, et que de
ce côté-là elle n'avait rien à craindre (1).
Mais bientôt les badinages firent place à des discours sérieux.
A mesure que la faveur de Mazarin augmenta, et que les fameuses
conférences du soir se prolongèrent et se multiplièrent. M"'" de Hau-
tefort s'engagea de plus en plus dans l'espèce de ligue qui se forma
contre le cardinal. L'ancien parti de la reine Anne était devenu le
parti des Importans. Les Importans se divisaient en deux factions
bien distinctes, momentanément réunies par un intérêt commun, les
politiques et les dévots. Les dévots servaient d"instrumens aux poli-
tiques. Ceux-ci, après quelques efforts infructueux, s'étaient presque
retirés de la scène, méditant dans l'ombre de redoutables projets,
et laissant agir sur l'esprit et sur le cœur de la reine les dévots et les
dévotes. L'évêque de Beauvais, qui voulait succéder à Mazarin, et
ne se doutait pas qu'il travaillait pour les Vendôme et pour Château-
(1) Mémoires de La Porte, t. LIX de la coUect. Pet., p. 400 : « Un jour, comme
M™6 d'Hautefort lui disoit qrre le cardinal étoit encore bien jeune pour qu'il ne se fît
point de mauvais discours d'elle et de lui, sa majesté lui répondit qu'il n'aimoit point
les femmes, qu'il étoit d'un pays à avoir des inclinations d'une autre nature.»
264 REVUE DES DEUX MONDES.
neuf, excité par l'évêque de Limoges, l'oncle de M"* de La Fayette,
employait contre Mazarin auprès de la pieuse reine les plus vénérés
personnages, Emmanuel de Gondi , autrefois général des galères,
maintenant prêtre de l'Oratoire, le père du duc de Retz et du célèbre
coadjuteur; le vertueux et hardi Gospéan, évêque de Lisieux, et le
père Vincent, chef des pères des missions, qui devait être un jour
saint Vincent de Paul. Les couvens étaient entrés dans la sainte ca-
bale, et la reine n'allait pas aux Garmélites, au Val-de-Grâce, aux
Filles- de-Sainte-Marie, sans entendre d'incroyables discours , qui
troublaient sa conscience et lui laissaient de pénibles souvenirs que
Mazarin avait peine à dissiper. L'évêque de Béarnais s'était d'abord
adressé à M""* de Sénecé, de la maison de La Rochefoucauld, pre-
mière dame d'honneur de la reine et gouvernante des enfans de
France, et l'avait prié d'avertir la régente du mauvais effet que fai-
saient sur les honnêtes gens ses longues et perpétuelles conférences
avec Mazarin; mais M""" de Sénecé se ménageait trop pour élever bien
haut la voix et pour être fort efficace. Il fallait une âme tout autre-
ment désintéressée et courageuse pour oser se commettre ouver-
tement avec le premier ministre, et livrer un puissant assaut à la
conscience de la reine. Ge fut snr M™" de Hautefort que le parti des
saints jeta les yeux; elle accepta volontiers ce rôle périlleux, comme
de son côté l'avait accepté Gospéan, et elle parla avec autant de force
que le digne évêque. Elle n'eut pas un autre succès. « Anne d'Au-
triche, dit un homme qui la connaissait bien(l) , étoit facile à persua-
der, elle n'avoit de fermeté que pour les choses qu'elle affectionnait
extraordinairement. » Et elle en était venue à affectionner extraordi-
nairement Mazarin. De quelque nature que fût cette affection, elle
résista à tout, à sa piété même, qui était extrême et effrayait tant le
cardinal. Les alarmes vives et profondes qu'il laisse paraître dans
ses carnets nous peuvent donner une idée de la puissance du parti
dévot sur la régente. Parmi les hommes, celui que Mazarin craignait
le plus était le vertueux évêque de Lisieux; il avait résolu de l'éloi-
gner à tout prix, et comme M"" de Hautefort était de toutes les
dévotes de l'intérieur de la reine la plus sincère, la plus hardie,
la plus accréditée, après avoir fait d'inutiles efforts pour la mettre
de son côté, il se décida à ne rien négliger pour la perdre. Il ne pou-
vait lui reprocher son ambition, car elle ne demandait rien, accuser
sa politique, puisqu'elle n'avait à cet égard aucune prétention, en-
core bien moins mettre en doute un dévouement dont elle avait
donné tant de preuves; habilement il l'attaqua par son côté vulné-
rable : il se plaignit de sa hauteur et de la liberté trop peu respec-
(1) Mémoires de La Porte, ibid., p. 335.
MADAME DE HAUTEFORT. 265
tueuse de son langage; il renouvela la manœuvre bien vulgaire,
mais toujours sûre, que Richelieu avait jadis employée avec succès
auprès de Louis XIII : il fit parvenir aux oreilles de la reine, en les
exagérant , les propos qui échappaient à M"^ de Hautefort. Anne
d'Autriche, qui n'avait pas déjà été très charmée des libres discours
que lui tenait sa dame d'atours, l'excusait un peu dans la pensée
que ces discours ne s'adressaient qu'à elle; mais un blâme public
l'offensa et l'irrita. Mazarin eut grand soin d'entretenir cette irrita-
tion, que M"^ de Hautefort ne s'appliqua pas à désarmer, et elle ap-
prit bientôt à ses dépens combien était vraie et profonde la maxime
du cardinal : qui a le cœur a tout, qui n'a pas le cœuir n'a rien. Elle
perdit le cœur de la reine, et ne se soutint plus que par le souvenir
de ses anciens services, par les nombreux et puissans amis qu'elle
avait à la cour et qui la défendaient hautement.
M'"" de Hautefort en effet n'était pas seulement l'idole des Impor-
tans et du parti des saints; elle était adorée de toute la cour, des
plus petits et des plus grands, n'étant jalouse de personne, obli-
geante et même affectueuse à tout le monde. Ne demandant rien
pour elle-même, elle demandait volontiers pour les autres, et c'était
à elle que chacun s'adressait pour obtenir quelque grâce. Plus tard,
sa charité et sa bienfaisance se déployèrent avec éclat; mais déjà
à cette époque de sa vie elle était libérale bien au-delà de sa très
médiocre fortune. Elle cédait généreusement aux femmes de la
reine tous les menus profits de sa charge. La Porte, devenu valet
de chambre du roi et une sorte de personnage, lui était à ce point
dévoué, que pour elle, dit Mazarin, il se serait coupé les veines.
Sa beauté aussi était une puissance dont elle n'abusait pas, mais
qui lui faisait bien des serviteurs. Qui aurait pu s'empêcher d'ai-
mer une créature aussi belle, aussi pure, aussi bonne? Il n'y avait
pas jusqu'au petit roi, alors âgé de cinq ou six ans, qui ne témoi-
gnât pour elle le goût le plus vif, attiré à son insu par le même
charme qui avait captivé son père, et par cet amour instinctif de la
beauté, la faiblesse des grands cœurs, qu'un jour Louis XIV devait
porter si loin. « Le roi, encore fort jeune, avoit une extrême amitié
pour M"'* de Hautefort, dit la pieuse personne qui nous a laissé l'his-
toire de sa vie (1); il l'appeloit sa femme. Quand elle étoit incommo-
dée, il se faisoit mettre sur son lit et jouoit avec elle, il faisoit col-
lation dans sa chambre; enfin il l'aimoit autant qu'un enfant de son
âge pouvoit aimer (2) . »
Mais M"^ de Hautefort excita en 1643, comme auparavant, de plus
(1) Vie imprimée, p. 138.
(-2) Un père jésuite d'une irangination galante, le père Lemoine, s'est plu à consacrer
le souvenir de cette passion précoce et innocente dans une de-sise assez curieuse. On y
266 REVUE DES DEUX MONDES.
sérieuses passions, et elle avait des adorateurs jusque dans le parti
de Mazarin, et parmi les hommes les plus attachés à sa politique et
à ses intérêts. Nous avons déjà dit qu'elle avait autrefois blessé le
cœur du duc de Liancour, un des premiers gentilshommes de la
chambre du roi, qui dans les secrets conseils d'Anne d'Autriche,
pendant la longue agonie de Louis XIII, avait si utilement servi Ma-
zarin. Il était dans la plus haute faveur auprès du ministre et de la
régente, et il y était un appui déclaré et très jouissant pour M"" de
Hautefort. Il la défendait auprès de Mazarin, et il défendait aussi
Mazarin auprès d'elle. Elle protestait à M. de Liancour qu'elle ne
se mêlait d'aucune intrigue et qu'elle n'avait pas la moindre con-
naissance des complots qu'on attribuait aux Importans; mais elle
avouait qu'elle entendait dire sur la reine et sur Mazarin bien des
choses qui l' affligeaient et auxquelles elle ne pouvait fermer ses
oreilles, et que la reine elle-même était souvent réduite à entendre.
M™^ de Hautefort avait encore auprès du cardinal deux autres
amis que le ministre avait le plus grand intérêt à ménager. L'un
était le premier général de cavalerie de l'armée française, ce vail-
lant élève de Gustave-Adolphe, si bien fait pour les combats, que
Richelieu l'appelait La Guerre, Gassion, qui venait de se couvrir de
gloire àPiOcroy. Il n'avait pu rencontrer Marie de Hautefort sans être
touché de sa beauté modeste; mais ce cœur de fer et de feu, devenu
timide devant la jeune femme, s'était renfermé dans une admiration
respectueuse, et il attendait pour se déclarer quelque occasion favo-
rable, quelque grand avancement, le maréchalat ou un commande-
ment d'armée ou de province. L'autre adorateur de la belle dame
d'atours était le duc Charles de Schomberg, le digne fils de Henri
de Schomberg, maréchal de France et l'un des amis particuliers et
des premiers capitaines de Richelieu; lui-même était maréchal de
France depuis sa victoire de Leucate, et tenait dans la cour et dans
les affaires un rang très élevé par sa naissance, sa fortune, sa re-
nommée et sa magnificence. Il avait quarante-deux ans en 16^3.
Fort beau dans sa jeunesse, il était encore très bien. Il avait la
mine haute et le plus grand air, et il faisait profession de la noble
galanterie qui était alors à la mode. Il n'appartenait à aucun parti,
et était étranger à toute intrigue : il servait la régente et Mazarin,
comme il avait servi Louis XIII et Richelieu, faisant son devoir plus
voit un phénix sur un lirasier allumé aux rayons avec ces mots : Me quoqueposi patrem.
Au bas^ les armes de M™*^ de Hautefort, avec cette explication :
Mon cœur est à peine formé,
Et sur les cendres de mon père
Déjà de ses rayons mon cœur est allumé.
De l'Art des Devises, par le père Lemoine; Paris, chez Cramoisi, 1G66, in-4o, p. 281,
MADAAIE DE HAUTEFORT. 267
que sa cour, respectueux avec diguité, et dans la posture la plus
indépendante. Il venait de perdre sa femme, la duchesse de Ilalluin;
il n'avait pas d'enfans, et songeait à se marier de nouveau. Depuis
longtemps il connaissait la belle Marie; il l'avait vue arriver à la
cour et croître chaque année en beauté et en vertu; il l'avait suivie
et admirée dans toutes les vicissitudes, et, trouvant en elle une
piété solide unie à l'esprit le plus charmant, une grâce parfaite avec
une dignité qui imprimait le respect, il jeta les yeux sur elle pour
en faire la compagne de sa vie. Le maréchal de Schomberg n'était
pas un parti à traiter légèrement, et de toute manière il convenait
et plaisait même à M"*' de Hautefort; mais, en digne élève de l'hô-
tel de Rambouillet, sans paraître insensible à ses hommages, elle
les accueillit avec une extrême réserve, et laissa le noble guerrier
soupirer quelque temps. Entre ces deux personnes si bien faites
l'une pour l'autre, le seul obstacle était le peu de goût du maréchal
pour les Importans et son loyal attachement à Mazarin. Les Impor-
tantes de l'intérieur de la reine, M"' de Saint-Louis à leur tête, re-
poussaient l'idée d'un tel mariage, et le combattaient de toutes leurs
forces, craignant que le maréchal ne leur enlevât leur meilleur
appui auprès d'Anne d'Autriche. De son côté, par la raison con-
traire, Mazarin favorisait les démarches de Schomberg; il comptait,
ou qu'il amènerait sa femme à partager ses opinions et sa conduite,
ou au moins qu'elle quitterait la cour pour suivre son mari dans son
gouvernement (1). M"" de Hautefort hésitait et mettait à l'épreuve
les sentimens de son illustre amant. En attendant, elle demeurait
fidèle à la cause de toute sa vie, et la servait avec son zèle accou-
tumé. Elle croyait Anne d'Autriche mille fois plus en danger dans
sa toute-puissance qu'elle n'avait pu l'être, en 1637, sous la plus
ardente persécution, car alors elle la croyait aussi pure qu'elle-
même, digne en ses malheurs des respects du monde entier et de la
sainte amitié des religieuses du \'al-de-Grâce et des Carmélites, tan-
dis que maintenant elle se demandait quel charme mystérieux la
soumettait à l'héritier de Richelieu, et qu'elle voyait avec douleur
sa royale amie sacrifier leur commun idéal de piété et de vertu à
ce qui lui semblait un attachement vulgaire. Plus elle aimait la
reine, plus elle s'enhardissait à combattre le penchant qui de jour
en jour l'entraînait davantage vers Mazarin; elle ne cessait de l'a-
vertir; elle la blessait et la tourmentait. La reine passait sa vie
dans un embarras douloureux, et l'inquiétude de Mazarin croissait
chaque jour. La lutte était trop vive pour durer longtemps; elle
(1) La vie imprimée ni même la vie manuscrite ne disent pas qu'en 1643 le maré-
cLal de Schomberg reclierclia M"» de Hautefort. Nous devons ce curieux reuseigne-
ment aux carnets de Mazarin. Ille carnet, p. 4.
268 REVUE DES DEUX MONDES.
demandait un prompt dénoûment. Il vint bientôt, et du côté d'où on
l'aurait le moins attendu.
V.
Nous avons raconté (1) les divers événemens qui tout à coup vin-
rent changer la face de la cour et des affaires, la bizarre querelle de
M"'^ de Longiieville et de M"'* de Montbazon, l'insolente soumission
de celle-ci, son exil, les fureurs du parti des Importans, la conspi-
ration ourdie contre Mazarin par M""' de Chevreuse et par le duc de
Beaufort, le mauvais succès de cette conspiration, l'arrestation de
Beaufort, la dispersion de sa famille et de ses amis, l'éloignement
de M""' de Chevreuse, enfin l'absolu triomphe du cardinal. Mais ce
triomphe eût été mal assuré, si l'heureux vainqueur eût eu l'impru-
dence de laisser auprès de celle qu'il aspirait à gouverner des enne-
mis moins violons, mais presque aussi dangereux. Mazarin n'hésita
pas; en même temps qu'il frappait Beaufort et M'"* de Chevreuse
avec leurs complices réels ou apparens, il renvoya dans leurs dio-
cèses l'évèque de Beauvais, l'évêque de Limoges, l'évêque de Lisieux;
il destitua successivement La Châtre, Chandenier, Tréville, et ne vou-
lant pas qu'Anne d'Autriche entendît une voix qui ne fût pas l'écho de
celle de son ministre, il pénétra jusque dans son intérieur, avertit
sévèrement ses dames d'honneur, gagna les unes, écarta ou intimida
les autres. Deux femmes seules restèrent debout, que soutenaient
leur naissance, leur dévouement éprouvé et la haute estime dont
elles étaient environnées : M'"'= de Sénecé, première dame d'honneur
et gouvernante du roi, et la belle et fière dame d'atours, toutes
deux ouvertement contraires à Mazarin, mais au-dessus de tout soup-
çon d'avoir eu la main dans aucune manœuvre déloyale. Le cardinal
faisait d'ailleurs entre elles une grande différence. Il savait qu'avec
toute sa vertu M'"" de Sénecé était ambitieuse, et que si elle voulait
mettre à sa place l'évêque de Limoges, ou De Noyers, ou Château-
neuf, elle entendait bien tirer parti de leur élévation pour elle-même
et pour sa famille; il comprit donc qu'en faisant pour elle ce qu'elle
espérait de ses rivaux, il -parviendrait à amortir ses ressentimens,
sans donner à la reine l'extrême déplaisir et le mauvais air de mettre
en disgrâce une personne de cette qualité et de cette considération.
La redoutant moins, il la supporta davantage, et dirigea toutes ses
batteries contre M'"" de Hautefort.
Déjà l'amitié de la reine pour M""^ de Hautefort avait reçu bien
des atteintes, et plus d'une scène pénible avait eu lieu entie Anne
d'Autriche et son ancienne favorite.
(1) La duchesse de Chevreuse, livraison du la décembre 1835.
MADAME DE HAUTEFORT. 269
Dans une soirée du mois d'août 1643 Anne d'Autriche, étant seule
dans sa chambre avec une de ses femmes, M"'= de Beaumont, et
Béringhen, premier valet de chambre du roi, se plaignit à eux de
la conduite de leur amie et du peu de respect qu'elle témoignait
pour elle-même et pour son gouvernement. M"^ de Hautefort, qui
était dans un cabinet voisin, entendit ce discours, et, se présentant
à l'improviste, se défendit avec sa vivacité accoutumée. L'explica-
tion fut orageuse, et suivie d'un de ces raccommodemens, avant-
coureurs certains d'une rupture inévitable. M""^ de Motteville, hon-
nête et bonne, mais toujours un peu femme de chambre, ne manque
pas de prendre ici le parti de sa maîtresse. « Nous pouvons, dit-
elle (1) , dire nos avis à nos maîtres et à nos amis; mais quand ils
se déterminent à ne pas les suivre, nous devons plutôt entrer dans
leurs inclinations que suivre les nôtres, quand nous n'y connoissons
point de mal essentiel et que les choses par elles-mêmes sont indif-
férentes. » Voilà certes de belles maximes de cour, mais qui n'étaient
pas à l'usage de M""^ de Hautefort. Elle ne croyait pas du tout qu'il
s'agît là d'une chose indifférente, et elle n'avait pas autrefois résisté à
l'amour de Louis XllI, bravé Richelieu, joué sa liberté et sa réputation
pour se réduire au métier d'une domestique complaisante. M'"' de
Motteville nous raconte ainsi la fm de la scène : « Les larmes furent
grandes du côté de l'accusée, et les sentimens de même; mais enfin,
ayant témoigné un grand désir de ne plus déplaire à celle à qui elle
devoit toutes choses, elle lui dit tout ce qu'elle put pour justifier
ses intentions et l'emportement qu'elle avoit eu. La reine, qui étoit
bonne et naturellement aimable, lui pardonna de bonne grâce, et, lui
donnant sa main à baiser, lui dit en riant, pour apaiser son amer-
tume : 11 faut donc aussi, madame, baiser le petit doigt, car c'est
le doigt du cœur, afin que la paix soit parfaite entre nous. » Mais
ce n'étaient là de part et d'autre que de trompeuses apparences.
Nous savons à quel point Anne d'Autriche était dissimulée, et M""'de
Hautefort avait promis plus qu'elle ne pouvait tenir. Il lui échap-
pait sans cesse de généreuses imprudences que l'habile Mazarin ne
manquait pas de tourner contre elle. Sans s'en douter, elle était
entourée d'une police attachée à ses pas. Comme autrefois Riche-
lieu était parvenu à gagner une de ses meilleures amies, la belle
et odieuse M"*= de Ghémerault, son successeur avait aussi corrompu
quelque valet ou quelque femme de chambre en relation habituelle
avec la dame d'atours, et qui tenait note de toutes ses actions et
de toutes ses paroles; et lui s'empressait de les rapporter à la reine
chargées et envenimées. Voici par exemple comment, dans les car-
1) Mnie (le Mottevil'e, t. !«% p. 168.
270 REVUE DES DEUX MONDES.
nets cle Mazarin, est représentée la scène racontée par M"" de Mot-
teville : « M"'* cle Hautefort s'est vantée d'avoir fait connoître à la
reine les raisons de sa conduite et de lui avoir parlé de façon à
lui faire bien comprendre qu'elle demanderoit son congé si on ne la
traitoit pas mieux. » Puis vient cette remarque en espagnol évidem-
ment destinée à la reine : a Elle avoue qu'elle a pleuré, mais que ce
n'étaient pas des larmes de tendresse. »
L'emprisonnement du duc de Beaufort aigrit encore cette situation
difficile. Nous qui savons aujourd'hui, à n'en pouvoir douter (1), que
Beaufort était coupable, nous approuvons la conduite de Mazarin;
mais les preuves juridiques faisant défaut, ceux qui n'étaient pas dans
les secrets de M""' de Chevreuse pouvaient fort bien croire que toute
cette conspiration, dont on faisait tant de bruit, était une invention
du cardinal pour se défaire de ses ennemis. C'était là l'opinion sin-
cère de bien des gens, et par exemple du vertueux évêque de Lisieux,
le fidèle ami et défenseur des Vendôme; pourquoi M"'' de Hautefort
aurait-elle été plus clairvoyante? Elle croyait donc Beaufort inno-
cent. On conçoit alors quelle dut être sa douleur en voyant la reine
se prêter à ce qui lui semblait une lâche vengeance et sacrifier à un
favori italien le petit-fds d'Henri IV. Elle eut bien de la peine à
suivre, comme M"'* de Sénecé, le mot d'ordre donné par l'évêquç
de Limoges : souffrir en silence, demeurer à son poste, et attendre
les occasions favorables.
Dans le parti des Importans, les politiques vaincus et détruits
avaient entièrement cédé la place aux dévots qui s'agitaient plus que
jamais. Ils avaient tiré De Noyers de sa retraite de Dangu, et pla-
çaient en lui leur espérance, comme en un autre Châteauneuf. A dé-
faut de r évêque de Lisieux, exilé dans son diocèse, ils mettaient en
avant le père de Gondy, le père Vincent, les religieuses du couvent
desFilles-de-Sainte-Marie, des Carmélites et du Val-de-Grâce. M""' de
Hautefort était parmi les saints ce qu'avait été M™'= de Chevreuse
parmi les politiques, et elle lui avait succédé dans les ombrages et
les alarmes du cardinal. Comme nous l'avons di„ tout à l'heure, elle
ne faisait, elle ne disait rien dont il ne fût sur-le-champ informé. •
Plusieurs des rapports qu'on lui adressait sont tombés entre nos
mains (2) , et nous montrent la source des soupçons et des accusa-
(1) La duchesse de Checreuse, livraison du 15 décembre 1855.
(-2) Archives des affaires étrangères, France, t. CXLIII, trois pièces de l'année 1043,
rgarées dans l'année 1652, et qui sont sur des papiers différens et de mains différentes.
Quelqu'un écrit les oliservations faites par une autre personne, qui est appelée l'Oracle.
Mazarin avait donc deux espions autour de M"»" de Hautefort : l'Oracle était le prin-
cipal. Les trois pièces ont diverses dates et portent ce titre commun : Touchant la con-
duite de madame de Hautefort.
MADAME DE HAUTE FORT. 273
tions répandus dans les carnets du cardinal. Tantôt on la repré-
sente menant Anne d'Autriche au Val-de-Grâce, où trois dames osè-
rent lui parler contre Mazarin, et elle-même cachée dans une cellule,
pendant qu'on faisait à la reine la remontrance concertée; tantôt on
la suppose feignant d'être malade ou d'aller passer quelques jours
dans des couvens, pour recevoir des visites ou entretenir des corres-
pondances mystérieuses. On va jusqn'cà lui prêter des intelligences
avec deux officiers suspects, Tréville et Des Essarts. Les Importans,
accusant surtout Mazarin de faire revivre Richelieu, avaient répandu
dans Paris un rondeau imité de celui qu'on avait fait à la mort du
grand cardinal :
Il n'est pas mort, il n"a que changé d'âge,
Ce cardinal, dont cliacun eu enrage, etc.
Ils avaient même trouvé daus les mots Jules de Mazarin l'anagramme :
Je suis Armand, consolation ordinaire des partis vaincus, qui soula-
gent leur humeur en malices impuissantes. La police de Mazarin,
qui voyait partout M""' de Ilautefort, prétend que c'est dans sa so-
ciété que l'anagramme et le rondeau avaient été composés. Comme
elle pouvait tout sur La Porte, Mazarin imagine aussi que c'est elle
qui a poussé le hardi valet de chambre à jeter dans le lit de la reine
une impertinente lettre où on la conjurait de prendre plus de soin de
sa réputation et de son salut. Il se trompait, car La Porte, qui dans
ses Mémoires fait l'aveu de cette action singulière, n'y mêle pas le
moins du monde la dame d'atours. Mais le plus grand crime de
celle-ci était de s'intéresser à Beaufort. Un des rapports que nous
avons sous les yeux s'exprime ainsi : « La dame susdite n'écoute
qu'avec indifférence ses adorateurs, ayant son cœur au Lois de Yin-
cennes. » Cette compassion généreuse fut une des principales causes
de sa perte. Au commencement du printemps de IGZiZi, la reine alla
faire une promenade au bois de Vincennes; M'"" de Hautefort l'y ac-
compagna. A la vue du château et du donjon, la noble et bonne créa-
ture ne put contenir son émotion, et elle dit à la reine que « c'étoit
la première fois que sa majesté venoit en ce lieu depuis que ce pauvre
garçon y étoit, )> et elle lui demanda s'il n'y aurait point quelque
grâce à espérer pour lui. La reine mécontente ne répondit pas un
seul mot. Quand on servit la collation, M""" de Hautefort, qui avait
le cœur serré, ne put pas manger, et lorsqu'on lui demanda pour-
quoi, elle avoua qu'elle ne savait pas se divertir en songeant à u ce
pauvre garçon (1). » C'en était trop : dès ce moment, la reine ré-
(1) Archives des affaires étrangères, Fhance, t. CVI, lettre de Gandin à Servion,
23 avril 1644.
272 REVUE DES DEUX MOr«iDES.
soliit de se délivrer de cette perpétuelle censure, et elle n'en atten-
dit plus que l'occasion.
Le trait dominant du caractère de M"'^ de Ilautefort, avec la géné-
rosité et le courage, était une intarissable bonté. A la cour de
Louis XIIl, elle était la ressource de tous ceux qui avaient à faire en-
tendre quelque plainte ou à réclamer quelque faveur légitime. Elle
n'hésitait jamais à se mettre en avant dès qu'elle croyait la justice
intéressée. Elle avait continué ce rôle depuis qu'elle était revenue
auprès d'Anne d'Autriche. Quelques jours après la triste promenade
de Vincennes, le 13 ou le Ih avril, un soir, à ce que raconte M"* de
Motteville, la reine allant se mettre au lit et n'ayant plus que sa der-
nière prière à faire, « M™" de Ilautefort, toujours occupée à bien
faire, en déchaussant la reine, appuya la recommandation d'mie de
ses femmes qui parloit en faveur d'un vieux gentilhomme servant,
qui depuis longtemps étoit son domestique et demandoit quelque
grâce. M"" de Hautefort, ne trouvant pas la reine de trop bonne vo-
lonté pour lui, lui dit et lui fit entendre par des souris dédaigneux
qu'il ne falloit pas oublier ses anciens domestiques. La reine, qui
n'attendoit qu'une occasion pour se défaire d'elle, contre sa douceur
ordinaire ne manqua pas de prendre feu là-dessus, et lui dit avec cha-
grin qu'enfin elle étoit lasse de ses réprimandes et qu'elle étoit fort
mal satisfaite de la manière dont elle vivoit avec elle. En prononçant
ces paroles, elle se jeta dans son lit et lui commanda de fermer son
rideau et de ne lui plus parler de rien. M"" de Hautefort, étonnée
de ce coup de foudre, se jeta à genoux, et, joignant les mains, ap-
pela Dieu à témoin de son innocence et de la sincérité de ses inten-
tions, protestant à la reine qu'elle croyoit n'avoir jamais manqué à
son service, ni à ce qu'elle lui devoit. Elle s'en alla ensuite dans sa
chambre, sensiblement touchée de cette aventure, et je puis dire
fort affligée. Le lendemain, la reine lui envoya dire de sortir d'auprès
d'elle et d'emmener avec elle M"" d'Escars, sa sœur (1). » Yoilàle
récit d'une amie de la reine. Celui de l'amie de M"'" de Hautefort,
qui nous a laissé l'histoire de sa vie, est bien différent. Après la
scène, que l'amie de M"'^ de Hautefort donne un peu autrement, celle-
ci, au lieu de se jeter à genoux en protestant de son innocence et de
chercher à se sauver, comprit d'abord l'intention d'Anne d'Autriche
et vit bien qu'il fallait quitter la cour. « Elle (2) ferma le rideau de
la reine, comme elle avoit accoutumé les autres jours, et lui dit : « Je
vous assure, madame, que si j'avois servi Dieu avec autant d'attache-
ment et de passion que j'ai fait toute ma vie votre majesté, je serois
(l) Mémoire:', t. l<'^, p. 203.
(■2) Vie manuscrite.
MADAME DE HAUTEFORT.
97:^
une grande sainte. » Et levant les yeux sur un crucifix qui étoit au-
près du lit, elle dit tout haut : « Vous savez, Seigneur, ce que j'ai fait
pour elle! » La reine ne répondit rien, et M™^ de Hautefort compta
sûrement que le lendemain elle auroit un ordre de se retirer, et le
lendemain en effet elle eut cet ordre connue elle l'avoit prévu. » M"'" de
Motteville, l'allant voir dans sa chambre avant son départ, la trouva
« assez forte sur son malheur; » mais son âme, qui d'abord n'avait
pas jeté un seul soupir, finit par éclater avec force, à ce point qu'elle
tomba malade. Le jour suivant, étant un peu remise et soulagée
par deux saignées qu'on lui fit la nuit, elle sortit du palais « regret-
tée de tout le monde, » dit M""' de Motteville, et la reine ou plutôt
Mazarin commanda qu'on ne fît aucune sollicitation en sa faveur (1).
Ce fut en ce moment que lui revinrent tristement à la pensée les
prophétiques paroles que Louis XIII lui avait souvent répétées :
« Vous avez tort; vous servez une ingrate. » Mais M"* de Hautefort
se souvint aussi de Louise de La Fayette, et elle résolut de l'imiter.
Le vrai et sérieux christianisme, qui lui avait interdit de rester à la
cour pour y être une duègne complaisante, lui montra l'asile placé
au-dessus des disgrâces comme des faveurs des rois : elle se fit
mener au couvent des Filles-Sainte-Marie de la rue Saint- Antoine,
et elle songea à y devenir religieuse.
Dieu en avait disposé autrement : Marie de Hautefort devait res-
ter dans le siècle pour en être l'ornement et le modèle. Son mal-
heur lui fit bien perdre quelques amis de cour : elle ne revit plus ni
M""" de Motteville, qui l'aimait beaucoup et qui obéit à regret à la
reine, ni môme le chevalier de Jars, devenu avec l'âge et une riche
commanderie bien diilerent de lui-môme, et que retint la crainte de
déplaire à Mazarin; mais elle était faite pour avoir d'autres amis, qui
lui demeurèrent fidèles et lui prodiguèrent dans sa disgrâce toutes
les marques de considération et de tendresse. Ses adorateurs se ré-
jouirent presque de la voir pauvre et persécutée, pour mettre à ses
pieds leur fortune et leur cœur. Le duc de Ventadour, qui jusque-là
lui avait fait une cour médiocrement accueillie, déclara hautement
qu'il serait heureux de l'épouser, « quand elle n' auroit pas un double
(1) Archives des affaires étrangères, France, t. CVI, lettre de Gaudin à Servien du
17 avril : « M™» de Hautefort a eu soa congé hier pour avoir parlé avec peu de respect
à la reine. » Lettre de Mazarin à Béringhen pendant que celui-ci était en Hollande,
du 16 avril : « Vous serez surpris de la nouvelle du congé que la reine donna
avant-hier à M™» de Hautefort. La chose arriva sur quelque demande que faisoit ;i
sa majesté ladite dame pour l'intérêt de quelqu'un de ses amis. Elle le porta si avant
que de paroles en autres, sa majesté vint à blâmer la conduite de certaines personnes.
M™e de Hautefort, ayant pris cela pour elle, mit le marché à la main de se retirer, ce
que sa majesté, qui étoit déjà mal satisfaite de sa conduite, accepta sur-le-champ, et
depuis a défendu à tout le monde de lui en parler. »
TOME I. 18
274 REVUE DES DEUX MONDES.
vaillant, » et, ne s'en tenant pas aux paroles, il fit part de sa ré-
solution à la reine, et lui demanda son agrément, qui ne fut pas
refusé (1). Cette fidélité généreuse toucha M™' de Hautefort, mais
n'eut pas le pouvoir de la faire sortir de son couvent. Gassion ne fut
pas plus heureux. Il n'avait pu la voir sans l'aimer, ainsi que nous
l'avons dit, mais il n'avait pas osé se déclarer. Venant d'être fait
maréchal, très bien avec la cour et avec les Condé, et ayant devant
lui la plus brillante carrière, il s'enhardit un peu, et sans confier son
dessein à personne, il prit le parti de risquer lui-même l'aventure, et
un jour il se présenta au parloir des filles de Sainte-Marie. M""* de Hau-
tefort fut bien surprise lorsqu'on l'avertit que le maréchal de Gassion
la demandait à la grille. Elle fut bien plus sui'prise encore et fort
embarrassée quand il lui fit une déclaration inattendue, et lui témoi-
gna la passion qu'il avait pour elle, et son intention de l'épouser,
si elle daignait y consentir. Elle demeura assez longtemps sans lui
pouvoir répondre. A la fin, après avoir rappelé ses esprits, elle lui
dit qu'elle se sentait tout à fait obligée de l'honneur qu'il lui faisait,
que ce serait un très grand avantage pour elle qu'un pareil mariage,
qu'elle y voyait un seul obstacle, la diiïérence de religion, parce
qu'elle ne se pourrait jamais résoudre à épouser quelqu'un qui ne
serait pas catholique. N'ayant pas envie de se convertir, le maréchal
prit cette réponse pour un congé; il s'en alla fort affligé de n'avoir
pas réussi, mais un peu consolé de n'avoir pas eu de témoin de son
échec (2) .
Quelque temps après, la belle recluse reçut une autre visite, ou du
moins un autre message qui ne la trouva pas aussi insensible. Elle
quitta sa pieuse retraite ; sans aller à la cour, elle reparut dans [e
monde, et bientôt le bruit se répandit que M'"* de Haiitefort allait
devenir la maréchale duchesse de Schomberg. Tous les cœurs hon-
nêtes, sans distinction de parti, applaudirent à l'idée d'une union si
bien assortie. Une seule personne s'en affligea : ce fut la sœur du
maréchal, Jeanne de Schomberg, la duchesse de Liancour. Elle avait
soupçonné quelque chose de la passion que son mari avait autre-
fois ressentie pour M"'^ de Hautefort; elle craignit une alliance qui
la pouvait rallumer, en exposant M. de Liancour à voir sans cesse
cette beauté redoutable, et elle entreprit d'empêcher le mariage,
déjà bien avancé. Elle dissimula ses véritables craintes, et, allant
voir M""^ de Hautefort, elle lui dit en toute confidence que M. de
Schomberg avait fait de grandes dépenses à l'armée et dans ses dif-
(1) Archives des affaires étrangères, Fra>xe, t. GVI^ lettres de Gaudin du 23 avril
et du 6 mai.
(2) Vie manuscrite.
MADAME DE HAUTEFORT. 275
férentes charges, que sa fortune était à peu près perdue, qu'il avait
besoin d'un riche mariage pour rétablir ses affaires, et que s'il per-
sistait à l'épouser, sa maison était ruinée sans ressources; qu'elle
s'adressait donc à l'amitié même qu'elle témoignait à son frère pour
prévenir un tel malheur. On peut se faire une idée de l'impression
que fit un pareil discours sur M'°^ de Hautefort. On lui demandait le
sacrifice de sa dernière espérance. Que diraient la cour et Paris d'une
rupture aussi imprévue, qu'on ne manquerait pas de rapporter à quel-
que cause injurieuse? Pourquoi l'avoir tirée du couvent, où, après
ce public affront, elle ne pouvait plus rentrer avec le même hon-
neur? Comment M. de Schomberg n'avait-il pas fait toutes ses ré-
flexions avant de prendre un engagement aussi sérieux, et comment
l'aimait-il si peu de les faire au moment suprême? Et puis M""= de
Liancour était-elle bien l'interprète de son frère? Elle-même, en
vérité, était-elle obligée d'immoler son bonheur à la fois et son hon-
neur à des considérations qui lui paraissaient bien peu dignes et
d'elle et de celui qu'elle commençait à aimer? L'affection, l'ambi-
tion, la générosité, le dépit, la honte, se livraient dans son cœur le
plus douloureux combat. La générosité l'emporta; elle n'entendait
pas nuire à M. de Schomberg, et elle promit à sa sœur que le ma-
riage qu'elle redoutait ne se ferait point. A peine M™^ de Liancour
était-elle sortie, que la pauvre femme, épuisée par le noble effort
qu'elle venait de faire, tomba dans une affliction voisine du déses-
poir. Elle était résolue, mais inconsolable et malheureuse. Quelques
jours après, étant restée au lit assez tard, malade et désolée, elle
reçut la visite d'un ami de M. de Schomberg, qui leur servait d'in-
termédiaire, M. de Villars, et elle s'apprêtait à lui dire qu'elle con-
naissait la situation et les nouvelles réflexions du maréchal, et lui
rendait sa parole, quand M. de Yillars se mit à la gronder d'être si
paresseuse, tandis que lui s'était levé de fort bonne heure pour faire
les publications de son mariage à sa paroisse et à celle de M. de
Schomberg, et en même temps il lui remit une lettre du maréchal,
la plus pressante et la plus amoureuse. M"'= de Hautefort ne savait
que penser et demeurait interdite. Sur ces entrefaites arriva M"'^ de
Liancour, qui, rougissant de sa faiblesse et confuse de sa conduite, se
jeta dans ses bras, lui confessa ses vrais sentimens, la supplia de tout
oublier et d'être sa sœur.
Ainsi se termina la partie romanesque de la vie de M""" de Haute-
fort; elle devint duchesse de Schomberg, le (5 septembre IQliQ, à
l'âge de trente ans. Depuis, sa destinée a été aussi paisible que sa
jeunesse avait été orageuse. Arrêtons-nous sur le seuil de cette nou-
velle carrière où la noble femme se surpassera elle-même, où sa
vertu demeurera sans tache, où elle sera tour à tour une tendre
276 REVUE DES DEUX MONDES.
épouse, une sainte veuve, la protectrice et l'amie de Bossuet, le
charme de quelques sociétés d'élite, l'objet constant des respects af-
fectueux de Louis XI Y, surtout une digne élève de saint Vincent de
Paul, l'asile fidèle des malheureux et des opprimés, le recours assuré
de tous ceux qui souffraient, particulièrement des filles et des femmes
dans leurs périlleuses misères, n'ayant retenu de son ardeur et de sa
vivacité naturelle qu'une bonté presque passionnée et ce feu sublime
de la charité chrétienne qui lui mérita le beau nom de mère des
pauvres.
Posons la plume, et mettons fin à ces peintures d'une société à
jamais évanouie, et de femmes que l'œil des hommes ne reverra
plus. Encore quelques pages sur M*"^ de Longueville, et nous aurons
dit adieu à ces rêves de nos heures de loisir, que caressa notre jeu-
nesse, et qui nous ont accompagné jusqu'au terme de l'âge mûr.
Nous l'avouons : nous ne quittons pas sans regret cet aimable et gé-
néreux commerce. Soyez bénies, en nous séparant, muses gracieuses
ou sévères, mais toujours nobles et grandes, qui m'avez montré la
beauté véritable et dégoûté des attachemens vulgaires. C'est vous
qui m'avez appris à fuir les sentiers de la foule, et, au lieu d'élever
ma fortune, à tâcher d'élever mon cœur. Grâce à vos leçons, je me
suis complu dans une pauvreté fière; j'ai perdu sans murmure tous
les j)rix de ma vie, et j'ai été trouvé fidèle à une grande cause, au-
jourd'hui abandonnée, mais à laquelle est promis l'avenir. Soutenez-
moi dans les épreuves suprêmes qui me restent à traverser. Contem-
poraines de Descartes, de Corneille, de Pascal, de Richelieu, de
Mazarin, de Gondé, Anne de Bourbon, Marie de Rohan, Marie de
Hautefort, Marthe du Vigean, Louise de La Fayette, sœur Sainte-
Euphémie, âmes aussi fortes que tendres, qui, après avoir jeté tant
d'éclat, avez voulu vous éteindre dans l'obscurité et dans le silence,
donnez- moi quelque chose de votre courage, enseignez-moi à sourire
comme vous à la solitude, à la vieillesse, à la maladie, à la mort.
Disciples de Jésus-Christ, joignez-vous à son précurseur sublime
pour me répéter, au nom de l'Évangile et de la philosophie, qu'il
est bien temps de renoncer à tout ce qui passe, et que la seule pen-
sée qui désormais me soit permise est celle de quelques travaux
utiles, du devoir et de Dieu.
V. Cousin.
LE
ROMANCIER DU GHETTO
i1«.yciPATios m JtiFs de bohème.
Am Pflug, Eine Geschichte, von Leopold Kompert; 2 vol., Berlin 18o5.
A Prague comme à Presboiirg, tout le ghetto (1) est en émoi. Ce
ne sont partout que préparatifs de départ, on n'entend de tous côtés
que paroles de séparation et d'adieu. Quelle tristesse à travers ce
bruit et ce mouvement ! Il y a surtout une pauvre famille agitée de
mille sentimens divers. Le brave Rebb Schlome Hahn est un mar-
chand qui gagnait péniblement sa vie en vendant comme ses pareils
toute sorte de friperies et de bric-à-brac. Or, depuis le matin, une
voiture est arrêtée devant l'humble demeure de Rebb Schlome, et
tous les membres de la petite communauté, le père, la mère, les
deux fils, la jolie petite fdle elle-même avec son babil naïf et sa
gaieté confiante, tous enfin sont occupés à transporter sur la char-
rette les meubles, le linge, les ustensiles du ménage. Voilà des gens
bien affairés, les uns tristes jusqu'aux larmes, les autres plus résolus
en apparence, mais tourmentés en secret par une vague inquiétude.
Au moment de quitter les lieux connus depuis l'enfance, au moment
de déplacer ces meubles qui rappellent les événemens du foyer, que
de pensées, que d'émotions viennent assaillir ces pauvres âmes ! On
(I) Ce mot italien ghelto est le terme usité dans les villes de l'Autriche pour dési-
gner le quartier des Juifs. Quelquefois aussi le ghetto s'appelle simplement la rue,
die Gasse.
278 REVUE DES DEUX MONDES.
s'arrête, on réfléchit, on évoque maintes circonstances du passé, cir-
constances insignifiantes, mais qui tout à coup, en de tels instans,
prennent des proportions inattendues; une dernière fois, on veut
revoir à leur place ordinaire les objets familiers, on se remet à
l'œuvre, on s'interrompt encore, on ne finirait jamais... Cependant
le froid est vif dans la rue; le voiturier, qui attend depuis le lever
du jour, trouve les heures longues et fait claquer son fouet. Heu-
reusement plus débonnaires, plus compatissans que leur maître, et
comme s'ils comprenaient toutes les douloureuses émotions de ce
départ, les chevaux restent là, immobiles, la tête basse, sans fouiller
le sol du pied, sans jeter dans les airs des hennissement d'impa-
tience. Hélas! il n'est que trop vrai : avant une heure, ces pauvres
gens auront quitté leur maison pour n'y jamais revenir. De joyeux
cris d'enfans ont-ils rempli jadis ces chambres abandonnées? Une
mère a-t-elle exhalé ici les secrètes tristesses de son cœur? Sous ce
misérable toit, naguère encore un père de famille a-t-il porté le
poids de ses inquiétudes et lutté contre les difficultés de la vie ? Qui
révélera ces secrets? qui parlera de ces choses d'hier? Ces murailles
dégarnies sont muettes et lugubres. Une autre famille, une famille
heureuse et fortunée, peut s'établir maintenant dans cette demeure;
elle ne soupçonnera pas seulement les douleurs qui l'ont traversée.
C'en est fait : voilà un passé, tout vivant encore, effacé du livre de
la vie. Un lourd verrou de fer a scellé le tombeau où tant de souve-
nirs reposent; les émigrans viennent de partir.
Ainsi commence le nouveau récit que vient de nous donner le
peintre et le conseiller des pauvres Israélites de Bohême, M. Léo-
pold Kompert. On n'a pas oublié peut-être les premiers travaux de
ce profond et sympathique écrivain. J'ai été heureux de signaler ici
ses débuts (1); j'ai pris plaisir à mettre en lumière ses peintures si
vives, si nouvelles, si tragiques parfois, toujours si instructives et
si touchantes. M. Léopold Kompert n'était pas à mes yeux un roman-
cier ordinaire. Israélite lui-même, âme sincèrement religieuse, mêlé
et pour ainsi dire attaché par les fibres les plus secrètes de son
cœur aux choses douloureuses qu'il raconte, je sentais bien qu'il
exerçait une fonction sérieuse en composant ces dramatiques récits.
L'auteur des Scènes du Ghetto et des Juifs de Bohême avait étudié
de près les coutumes, les croyances, les préjugés, les terreurs, les
doutes sans cesse croissans, et finalement les transformations insen-
sibles de ses coreMgionnaires. Dans la Nouvelle Judith, il avait peint
cette exaltation farouche que les croyances persécutées allument
chez les âmes fières; les Enfans du Randar exprimaient avec une
sorte de grandeur épique le doute religieux entrant au sein de la
(1) Voyez la Revue du i" janvier 1852.
LE ROMANCIER DU GHETTO. "279
famille juive et brisant les liens du foyer; l'histoire de Jaikevv et de
Resèle nous montrait l'obstination invincible des Juifs d'Allemagne
luttant contre des lois iniques; enfin le Colporteur, Trendeln, la Juive
perdue mettaient dramatiquement en scène les rapports du christia-
nisme de nos jours avec les croyances hébraïques et plaidaient au
nom de l'Évangile en faveur d'une race opprimée. Encore une fois,
\I. Kompert ne s'était pas annoncé comme un romancier de profes-
sion, on sentait qu'il avait charge d'âmes. — Poursuivez, lui disions-
nous, poursuivez cette enquête et cette prédication. Continuez d'ob-
server avec un soin religieux, avec une sympathique philosophie, ces
naïves peuplades qui vous ont révélé tant de choses, et dont vous
pouvez à voùre tour préparer l'émancipation et aplanir les voies!
M. Léopold Kompert ne s'est point hâté. On a pu craindre un instant
que ce premier succès n'eût épuisé les forces ou ralenti l'ardeur du
jeune écrivain; non, il étudiait en silence, il observait le développe-
ment des idées nouvelles chez les hommes du ghetto, il suivait le
conseil que j'avais osé lui adresser et travaillait à l'émancipation de
sa race. Le récit que vient de publier M. Kompert est la suite logique
des touchantes narrations que je rappelais tout à l'heure. Après la
Juive perdue et le Colporteur, il faut lire l'histoire de Rebb Schlome.
Heureux le conteur dont les études sont attendues avec cette légi-
time impatience ! Heureux et bienvenu ce roman qui se rattache à
de telles œuvres et continue une entreprise si noble ! Ne dites pas
que ces détails sont loin de nous, que cette question des Juifs nous
touche peu, que ce sont là des événemens bien humbles et accom-
plis sur un théâtre ignoré : qu'importe, si cet obscur épisode appar-
tient à l'histoire religieuse de notre xix*= siècle? Ouvrons-le, ce livre,
avec l'attention qu'il mérite. Nous avions laissé ces pauvres Juifs de
Presbourg au milieu d'une crise inquiétante; voici le tableau qui se
déroule devant nous, et les plus graves questions qui puissent préoc-
cuper l'humanité sont engagées dans ces rustiques aventures.
Que s'est-il donc passé depuis que M. Kompert écrivait la Nou-
velle Judith et les En fans du Randar? Un grave événement en vérité.
M. Kompert publiait son premier volume en 18A8, et le second pa-
raissait l'année suivante. Or, cette année même, en 18A9, le jeune
empereur François-Joseph, au milieu des réformes qui signalaient
son avènement au trône, décrétait l'émancipation des Juifs. Ces lois
odieuses qui pesaient sur les héros de M. Kompert, les voilà abolies.
Le pauvre Jaikew ne serait plus obligé d'attendre vingt et un ans
l'autorisation d'épouser Resèle; il ne serait pas traduit en justice pour
avoir perdu patience un beau jour et s'être marié devant le rabbin
sans avoir le droit d'être chef de famille; la chaste Resèle ne serait
pas forcée d'aller à Vienne se jeter aux pieds de l'empereur pour ob-
tenir que son fils ne soit pas un bâtard aux yeux de cette loi sans
280 REVUE DES DEUX MONDES.
pitié; non, toutes ces iniquités, et bien d'autres encore, le jeune sou-
verain en a purgé ses états. L'Israélite peut être chef de famille, il
peut se marier comme il l'entend, il peut aussi posséder la terre et
y verser en sécurité la sueur de son front. Quelle joie et quel éton-
nement dans le (/hetto! L'étonnement, je le crois bien, est plus grand
encore que la joie. Ces malheureuses victimes d'une oppression sécu-
laire avaient fini par s'habituer aux ténèbres de leur existence; au
moment de relever la tête et de marcher à la lumière du soleil, je ne
sais quelle timidité les enchaîne. Il y a surtout, je le sais, un noble
cœur qu'agite une douloureuse inquiétude : c'est le publiciste qui a
demandé l'émancipation de ses frères, c'est le tendre penseur qui
veille sur eux et qui compose tout exprès des récits populaires pour
diriger ces âmes irrésolues dans les voies de la société modenie.
Quel effet vont produire sur les pauvres gens du ghetto ces nou-
veautés inattendues? comment passeront-ils de l'état de tutelle à la
virilité? Seront-ils dignes de cette liberté qu'on leur donne? sau-
ront-ils changer de vie, secouer les vieilles haines, abandonner les
ténébreux négoces et prendre loyalement leur place dans la grande
famille qui leur ouvre ses rangs? Qu'on ne s'y trompe pas, c'est une
transformation complète qui sera exigée d'eux. Ces droits qu'ils vien-
nent d'obtenir, le guide intelligent qui les surveille sait bien que ce
sont surtout des devoirs nouveaux. 11 est troublé, il est ému, et s'il
apprend que Rebb Schlome quiUele ghetto pour répondre aux inten-
tions du souverain et labourer le coin de terre qu'il a acheté, soyez
sûr qu'il accompagnera la famille du marchand dans la rustique de-
meure, et que là, inquiet, attentif, dévoué, il viendra en aide aux
cœurs pusillanimes et dirigera vaillamment l'éducation des forts.
Telle est l'inspiration de M. Léopold Kompert dans ce curieux
tableau qui va nous montrer les marchands juifs du ghetto mettant la
main à la charrue. A la charrue ! c'est le titre même du livre. Le
dramatique intérêt du récit, l'intérêt d'une enquête ethnographique
et morale, tout cela se tient dans l'œuvre de M. Kompert. Cette his-
toire qu'il va nous raconter, c'est une sorte de révolution rustique
et populaire qui demeurerait inconnue sans ces révélations. Les
érudits qui ont essayé d'écrire l'histoire des classes agricoles se plai-
gnent avec raison de l'insuffisance des documens; en voilà un, ne né-
gligeons pas de le recueillir. Il est aussi vrai que les diplômes offi-
ciels, il est vivant comme la réalité.
Rebb Schlome a donc quitté sa maison du ghetto, et le voilà qui
part avec sa petite caravane pour aller prendre possession de son mo-
deste domaine. Hélas! avant cette heure décisive, il y a eu bien des
larmes versées en secret. Rebb Schlome est un homme impérieux; il
n"a pas délibéré là-dessus avec sa femme Nachime, il n'a pas pris
l'avis de ses deux fils et consulté leurs goûts. La seule personne de
LE ROMANCIER DU GHETTO. 281
la famille qui ait de l'influence snr l'esprit dominateur du chef, c'est
la petite TilIé, une belle enfant d'une douzaine d'années, joyeuse,
aimable, insouciante, avec des reparties subites et des idées impré-
vues qui font songer aux femmes inspirées dont le rôle est si éclatant
dans la Bible. Oui, Tillé n'est qu'une enfant, et déjà il est évident
que la famille de Rebb Schlome admire en elle un être choisi, une
fille de Judith ou de Déborah. Un jour que Rebb Schlome voyait tous
ses confrères du ghelto faire leurs paquets et profiter, qui d'une
façon, qui de l'autre, de la liberté octroyée par la loi : « Et nous,
disait-il, qu'en ferons-nous, de cette liberté tant désirée? Faut-il que
nous restions enchaînés ici, comme au temps de notre servitude?
est-ce en vain qne l'empereur nous aura fait cette grâce, et personne
de nous ne saura-t-il se rendre utile? — L'empereur! l'empereur!
s'écria naïvement Tillé, le regard en feu, la voix tremblante, et
comme possédée d'une inspiration subite. Tu ne l'as pas encore re-
mercié, mon père ! Tu n'as pas encore remercié l'empereur. Je crois
cei3endant qu'il conviendrait... — Moi! remercier l'empereur! dit
Rebb Schlome, tout surpris de cette singulière parole de l'enfant.
— S'il m'était permis d'avoir une opinion là-dessus, dit subitement
Anschel, le fils aîné de Rebb Schlome et de Nachinie, je sais bien ce
que nous aurions tous à faire. » Ce cri lui était échappé; il semblait
cependant qu'il n'osât continuer et qu'une crainte respectueuse en-
chaînât sa langue. « Silence! laisse parler l'enfant, lui cria impé-
rieusement Rebb Schlome; ce n'est pas par tes lèvres que parle la
sagesse. » Anschel devait être accoutumé à se voir ainsi humilié de-
vant sa sœur, car il se tut à cette rude apostrophe sans en paraître
blessé. (( Vous allez tous vous moquer de moi, reprit Tillé, un peu
troublée cette fois de la supériorité que lui attribuait son père, mais
si j'étais le maître ici, je voudrais être paysan et cultiver une terre
qui serait à moi. — Dieu vivant! murmura Anschel, la chère Tillé
est-elle dans mon cerveau pour savoir ce qui s'y passe? Elle a dit
précisément ce que je voulais dire. :>
Rebb Schlome avait attendu avec anxiété la décision de l'enfant. Tout
à coup, à ce cri poussé par Tillé : «je voudrais cultiver ma terre ! » il
lui sembla que la chambre était illuminée par les mystiques candéla-
bres, et qu'au milieu de cette lumière éblouissante une voix se faisait
entendre, une voix mystérieuse et douce qui lui dévoilait à lui-même
le secret de ses confuses pensées. 11 se sentait frappé au plus pro-
fond de son cœur. Pour cette âme ardente et timorée, pour cette
vraie nature de Juif toute nourrie des antiques traditions et de la lec-
ture du saint hvre, le cri de l'enfant était une révélation d'en haut.
Il avait entendu une de ces sentences décisives qui changent notre
vie de fond en comble. « C'est vrai!» disait-il en phrases entrecou-
pées, tandis qu'il tournait et retournait dans tous les sens les paroles
282 REVUE DES DEUX MONDES.
auxquelles il attribuait une céleste origine; a c'est vrai! Avons-nous
remercié l'empereur? 0 Dieu d'Israël! moi, Rebb Schlome Hahn, moi
sur qui Pawel et Honza ont craché avec mépris parce que Pawel et
Honza vont à l'église, moi, Rebb Schlome, je puis maintenant deve-
nir bourgmestre, je puis établir ma boutique là où bon me sem-
blera, je puis me faire bâtir une maison auprès de l'hôtel du pre-
mier conseiller de la ville, et si j'ai de quoi m'acheter un champ, je
puis vivre de mes récoltes! 0 Dieu d'Israël! de quelle manière re-
mercie-t-on l'empereur pour des bienfaits comme ceux-là? » Et, sui-
vant toujours sa pensée, il se demandait naïvement ce que l'empe-
reur avait voulu en promulguant un tel décret, quel était le but de
cette loi, le sens de cette épreuve, en un mot par quels actes de re-
connaissance et de bon vouloir les gens du (jhetlo se montreraient
dignes de la libéralité du souverain. Un vague sentiment de la trans-
formation de ses frères s'éveillait alors dans son esprit et devenait
peu à peu plus distinct : « Ne disent-ils pas toujours (et il avait en
vue les ennemis implacables de sa race), ne disent- ils pas toujours
que le Juif n'est pas fait pour la vie des champs, qu'il aime mieux se
traîner par la ville avec son sac de marchandises que de prendre en
main le timon de la charrue et d'aiguillonner une paire de bœufs?
Hélas! n'est-il pas trop fondé, ce reproche qu'ils nous adressent,- et
n'est-ce pas maintenant surtout qu'ils auront le droit de le répéter
avec injure, si nous ne profitons pas dignement et courageusement
de la nouvelle vie qui nous est ofl'erte? Moi, du moins, j'accomplirai
ce devoir; aussi vrai que je me nomme Rebb Schlome Hahn, je veux
montrer à l'empereur ce que je puis faire. La chère Tillé a raison;
le Dieu d'Israël a parlé par sa bouche. »
C'est ainsi que Rebb Schlome s'est décidé à quitter sa boutique
du (jlietto pour aller cultiver son coin de terre. Une parole inspirée
de sa fille a éveillé en lui de graves méditations; il a compris qu'il
y avait là un sérieux devoir à remplir, et aussitôt, sans prendre con-
seil de sa femme jNachime, sans lui communiquer ses plans, sans
l'élever peu à peu à ce même sentiment du devoir, il a vendu son
fonds de commerce et acheté une petite ferme dans le pays tchèque.
Au moment où il s'enthousiasme si vaillamment pour la régénéra-
tion des Juifs, au moment où il promet à l'empereur de s'associe!'
pour sa part à l'œuvre bienfaisante de la loi, il obéit encore aux in-
stincts du vieil homme. C'est l'esprit oriental qui reparaît ici; c'est
le Juif hautain, impérieux, chez qui les habitudes du temps des pa-
triarches ont dégénéré en tyrannie domestique. Pourquoi n'essaie-
t-il pas de convertir Nachime à ses idées? Nachime est bien triste
déjà de quitter le g/ietto et de recommencer à son âge une existence
nouvelle; ce dur silence jettera dans son cœur le germe d'une ran-
cune amère et implacable. La première condition du succès dans ce
LE ROMANCIER DU GHETTO. 283
travail qu'ils vont commencer, c'est l'union du père et de la mère.
Si la femme n'est pas dévouée à sa tâche, si Rachel ne vient pas en
aide à Jacob, comment s'accomplira cette transformation laborieuse?
Il y a encore un autre membre de la famille qui paraît souffrir en
secret de la décision de Rebb Schlome. Élie n'est pas un robuste gar-
çon comme son frère aîné Anschel; il a eu une enfance maladive, il
est taciturne, il souffre, et je ne sais vraiment ce qu'il deviendra dans
la rude existence de la ferme. Élie aura du moins une consolation;
il est passionné pour la science. Disciple enthousiaste du Talmud, il
passe ses journées dans la méditation et l'étude. Si vous avez lu dans
les Mélodies hébraïques d'Henri Heine le poème de Jehvda-hen-ha-Levy ,
si vous vous rappelez cette poétique description de la halacha, véri-
table salle d'escrime, effrayant arsenal de problèmes et de décisions,
tandis que l'autre partie du grand livre des rabbins, celle qu'on ap-
pelle la hafjada, est un jardin enchanté où fleurissent des milliers
de légendes, un paradis plein de fleurs, de chants d'oiseaux, de fon-
taines jaillissantes, où le lutteur va s'abriter à l'ombre et reposer son
front, — si vous vous rappelez, disais-je, cette description magique,
vous ne serez pas inquiet pour le pauvre fils de Rebb Schlome. Sous
le toit de chaume de la ferme comme dans la sombre chambre du
(fhelto, il verra s'ouvrir tour à tour la salle d'escrime et le merveil-
leux jardin; mais Nachime, que deviendra-t-elle? Qui pourra calmer
sa tristesse, adoucir ses rancunes? Celle qui devrait être l'âme de la
maison se sentira seule, abandonnée... Ce ne sont là toutefois que
des pressentimens; l'auteur, qui les fait entrevoir, a d'autres scènes
encore à raconter avant de nous montrer la tribu juive à la charrue.
Rebb Schlome va donc partir avec toute sa famille. Nachime a
pleuré comme un enfant, mais elle a bien été obligée de se sou-
mettre. Seulement, lorsqu'on veut revenir un jour dans la maison
que l'on quitte (c'est une superstition des pauvres gens de la Bo-
hème), il faut cacher un objet précieux dans quelque coin de la mu-
raille. Nachime vient de confier à une cachette obscure le collier que
son mari lui donnait il y a vingt-cinq ans, à la fête des fiançailles.
Le père, la mère, les trois enfans, ont pris place dans le fourgon qui
doit les conduire à la ferme. Il y a Là encore un sixième personnage,
un vieux cousin à moitié fou, le pauvre Coppel, armé du talisman qui
jouait un si grand rôle chez les Juifs du moyen âge. Ce talisman est
une plaque de bois noir sur laquelle un losange de cuivre représente
le bouclier de David; au milieu du bouclier est tracé en grosses lettres
dorées le mot Orient, en langue hébraïque misracli. Or le cousin
Coppel est persuadé que son misrach a appartenu au roi David lui-
même. David, poursuivant son fils Absalon, laissa tomber son mis-
rach à l'endroit le plus sombre de la forêt, et Coppel l'a retrouvé.
Les tristes réflexions de l'insensé produisent un singulier effet au mi-
28â REVUE DES DEUX MONDES.
lieu de la douleur de tous. Le voyage est triste. Maintes pensées in-
quiètes assiègent les émigrans. C'est en vain que l'auteur, au mo-
ment où la voiture s'est ébranlée, a prononcé sur eux la bénédiction
sacerdotale; c'est en vain qu'il s'est écrié : «Dieu vous bénisse et
vous protège! Qu'il éclaire votre chemin des rayons de sa face ma-
jestueuse! Qu'il laisse tomber sur vous ses regards et qu'il vous
donne la paix ! » Ces souhaits pourront être exaucés quelque jour,
l'heure présente ne s'y prête pas. Vous voyez, hélas! ce qu'ils em-
portent avec eux pour la protection de leur entreprise ! Un débris
des vieilles superstitions aux mains d'un insensé. Où est le talisman
vivant, l'union des cœurs et des courages? Le père est dur, les fils
sont défians, le cœur de la mère est désolé.
M. Lèopold Kompert a peint ici avec une singulière franchise un
trait bien dramatique et bien vrai du caractère Israélite, je veux dire
la défiance produite par une oppression séculaire. Lorsque les émi-
grans atteignent, après une longue journée de pluie, le village qui
va devenir leur séjour, la nuit est déjà tombée, une nuit sombre et lu-
gubre. A peine arrivés aux premières maisons, ils entendent un coup
de feu qui retentit comme un signal. Des voix moqueuses entonnent
une chanson où il est question de Juifs, de Juifs qui veulent devenir
laboureurs, et qui préfèrent le sillon nourricier au pavé du ylietlo;
puis soudain une immense lueur embrase le ciel. « Dieu vivant !
s'écrie Nachime, c'est un incendie, c'est notre maison qui brûle! Je
te l'avais bien dit, Rebb Schlome, quel accueil nous feraient ces pay-
sans! )) — Les chevaux s'arrêtent tout effarés, et le voiturier n'ose
continuer sa route. Rebb Schlome sent fléchir son courage, Nachin.e
éclate en sanglots et en reproches. Tillé seule n'a pas peur, elle
écoute cette chanson que profèrent des centaines de voix, et là où
les autres ont vu une raillerie injurieuse, elle croit saisir une parole
de bienvenue. Tillè ne se trompe-t-elle pas? Pourquoi ce rassemble-
ment et ces rires étouffés? Pourquoi cet incendie qui projette au loin
sa lumière? On n'est guère disposé cette fois à accepter l'avis de
l'enfant comme une révélation. Rebb Schlome se dresse sur le mar-
chepied de la voiture, et de toute la force de ses poumons il apos-
trophe la foule cachée dans l'ombre. « Tais-toi! lui crie Nachime
épouvantée, n'ameute pas contre nous ces sauvages. » Cependant
les voix s'éloignent, les rires ont cessé, la chanson tumultueuse n'est
plus qu'un murmure lointain, mais la campagne semble toujours
éclairée par les flammes. Ce silence en un tel moment n'est-il pas
plus effrayant que le vacanne de tout à l'heure? Point de cloches,
point de tocsin pour appeler au secours, nul mouvement dans ces
rues solitaires. Si c'est la maison du Juif qui brûle, elle brûlera sans
qu'une main humaine ait essayé de combattre le fléau. Il faut pour-
tant voir ce qui se passe dans le village. Anschel veut sortir de la
LE ROMANCIER DU GHETTO. 285
voiture : uNon! non! M crie INachime, ils vont te tuer, mon en-
fant! » Nachime resterait là, pétrifiée par la peur, incapable d'avan-
cer ou de reculer; mais Anschel a désobéi au cri de sa mère, il s'est
élancé hors du fourgon, et déjà, comme si ses pieds avaient des ailes,
le voilà au milieu du village. Nachime pousse des cris de détresse;
elle croit que son enfant court à une mort certaine, qu'il va être dé-
voré par les flammes de l'incendie ou assassiné par ce peuple en
fureur. « Ne craignez rien, Nachime, » s'écrie alors une voix qui ne
s'était pas encore fait entendre au milieu de cette scène d'épouvante.
C'était le cousin Coppel, auquel on ne songeait guère en ce moment.
« Ne craignez rien, disait-il, — et son accent avait je ne sais quoi de
religieux qui commandait la confiance, — j'ai encore entre les mains
le misrach du roi David, et tant que le misrach sera avec nous, il
n'arrivera pas malheur à la famille. » Disant cela, il s'était levé, et,
tenant au-dessus de sa tête le bouclier sacré, il jetait du côté du vil-
lage, comme un prêtre de Lévi, cette solennelle apostrophe : u Gar-
dez-vous bien de toucher à un cheveu de sa tête! C'est moi, Coppel,
qui vous parle ici; c'est moi qui vous donne cet ordre au nom du
roi David ! ')
Toute la scène que je résume ici est développée de main de maî-
tre; il est impossible de ne pas en être ému. Que de choses dans ce
tableau! Cette carriole arrêtée pendant la nuit à l'entrée du village,
cette famille tremblante, ces chevaux qui n'osent faire un pas de
plus, le voiturier lui-même qui partage l'épouvante de la petite tribu
qu'il conduit, et ne songe pas à faire claquer son fouet, voilà bien
la première heure de liberté pour ces Juifs après des siècles et des
siècles de servitude. Ils sont libres, et la liberté leur semble pleine
de pièges. Inquiets, elfarouchés, ils voient partout des ennemis. En
vain leur dirait-on que les temps sont changés, que le moyen âge
n'est plus, qu'une lumière plus pure s'est levée sur le monde, que
l'esprit de l'Évangile a percé enfin les ténèbres qui l'obscurcissaient,
et que l'égalité des hommes est inscrite dans les lois. Étranges ar-
gumens pour des Juifs ! Accoutumés à la haine depuis dix-huit cents
ans, accoutumés à maudire et à être maudits, il faut, pour les ras-
surer, invoquer le nom du livre qui pendant une longue suite de
siècles a renfermé leur condamnation. C'est bien ici que se vérifient
les terribles paroles des prophètes, lorsque, prédisant la ruine d'Is-
raël, ils montraient tous ses enfans en proie à l'épouvante. Fcce egu
dabo te in pavorem, s'écriait Jérémie. Isaïe disait aussi, et avec plus
de force encore : Formido, et fovea, et laqueus super te. La peur sera
sur toi, partout tu verras le piège, partout l'abîme. Cette effrayante
menace revient sans cesse dans les versets des sublimes voyans.
Ecoutez encore cette prophétie : « Ceux qui survivront porteront un
cœur lâche dans le pays de leurs ennemis; le frémissement d'une
'286 REVUE DES DEUX MONDES.
feuille morte les remplira de terreur; ils s'enfuiront devant elle
comme devant une épée: ils s'enfuiront et tomberont la face contre
terre, bien que personne ne les potu'suive. » Le tableau de M. Kom-
pert est la vivante traduction de ces paroles. L'enfant seul (symbole
expressif), l'enfant seul et l'insensé n'ont pas partagé la commune
épouvante.
Il n'y avait cependant rien de sérieux dans ces aventures noc-
turnes. Il n'y avait pas de complot contre les émigrans Israélites,
pas d'émeute, pas d'incendie. C'était plutôt le contraire. Le lende-
main, après une nuit d'insomnie et d'angoisses sous ce toit qu'ils
avaient cru incendié, nos gens s'occupaient encore des premiers
soins de leur installation, quand arrive chez Rebb Schlome une dé-
putation du village. Celui qui la conduit est un homme robuste, aux
épaules carrées, à la figure franche et loyale. Il parle au nom de
tous, parce que le suffrage populaire l'a fait magistrat de la petite
communauté. Il va droit à Nachime, lui prend les mains et les se-
coue cordialement. «A celle-là d'abord mon salut! — dit le rustique
magistrat d'une voix qui fait résonner les vitres. A celle-là d'abord,
car c'est la femme qui est l'âme et la vie dans le ménage du paysan,
et ensuite à toi, Rebb Schlome! » Il lui serre la main comme il a fait
à Nachime; puis, ôtant son chapeau à larges bords et enveloppant
de son regard toute la famille assemblée : « Soyez les bienvenus,
dit-il, au nom de notre Seigneur Jésus-Chiist! Puisse le bonheur et
la santé vous réjouir à souhait dans notre village ! Nous savons, nous
autres paysans, ce qu'il faut demander à Dieu; que Dieu vous donne
tout cela, à toi, à ta femme et à tes enfans! » Rebb Schlome est si
ému, qu'il ne sait que répondre; mais les larmes qui coulent sur ses
joues expriment mieux que des paroles les sentimens qui l'animent.
Il se remet pourtant peu à peu, et s'excuse de son émotion. Il cher-
che en même temps à expliquer son inquiétude. Quand on quitte
sa profession et sa demeure pour entreprendre une vie nouvelle,
est-on sûr de l'accueil qui vous attend? Hier encore, le village
ne paraissait-il pas soulevé contrôles arrivans? Ah! quelle soirée
d'épouvante et d'angoisses! Ils ne l'oublieront de leur vie. —
A ces mots imprudens, le paysan irrité frappe le sol de son bâton
ferré et fait retentir un juron épouvantable. « En sommes-nous en-
core là, s'écrie-t-il, et ces haines d'autrefois ne s'éteindront-elles
jamais? Ne sommes-nous pas tous égaux? A quoi bon cette liberté
que l'empereur nous a donnée à tous, si les hommes ont peur des
hommes comme on a peur d'une bande de brigands? » Un murmure
d'indignation parcourt les rangs des laboureurs, comme pour con-
firmer ce cri du magistrat. « C'est moi qui ai tiré le coup de fusil,
dit une voix, je donnais le signal de votre arrivée. — C'est moi qui
ai composé la chanson, dit un autre, et le feu qui vous effrayait.
LE ROMANCIER DU GHETTO. 287
c'était lin feu de joie clans les cliamps. » Tout cela est exact. On
était alors en 1849. Après les rudes secousses de l'année précédente,
on avait gardé les généreuses idées entrevues seulement à travers
l'anarchie démagogique, et les réformes par lesquelles l'empereur
François-Joseph inaugurait son règne étaient accueillies et fêtées
avec une joie naïve.
La colère du magistrat et l'indignation de ses amis sont aussi ras-
surantes pour la famille de Rebb Schlome que leurs protestations et
leurs vœux. Ce n'est pas tout cependant, nous ne sommes ici qu'au
début. De nouvelles épreuves vont commencer pour les émigrés du
ghetto. Il ne suffît pas d'avoir écarté cette terreur farouche dont les
menaçait la Bible; il ne suffit pas de se sentir en sécurité sous son
toit, si Ion ne se décide pas courageusement à cette transformation
qu'on désire. Au sordide amour du gain doit succéder le sentiment
de la dignité retrouvée, aux pratiques suspectes le travail régulier
et honnête. Cet apprentissage de la dignité et du travail, c'est pré-
cisément le sujet de M. Léopold Kompert.
Quel sera le maître de Rebb Schlome et de ses fils? Un valet de
charrue. Ce valet, qui se nomme Wojtèch, est un paysan de race
slave, un paysan tchèque, comme la plupart des habitans du bourg.
C'est un étrange personnage, une nature bourrue, hargneuse, inso-
lente, capable toutefois de dévouement et de tendresse, en somme
un caractère plein de contradictions mystérieuses dont le secret ne
sera dévoilé que plus tard. Un matin que Rebb Schlome, en se le-
vant, descendait dans la cour (c'était le cinquième jour de leur in-
stallation à la ferme) , il fut tout surpris de trouver les chevaux atte-
lés à la charrue et Wojtêch à côté, qui achevait d'aiguiser le soc.
u Où vas-tu, Wojtêch? — Où aller, si ce n'est aux champs? répond
durement le valet sans quitter son travail. Voici le moment de se-
mer. Si l'on attend toujours ainsi, il sera trop tard, et le grain pour-
rira dans le sol. Avec une maison organisée de la sorte, il faut bien
se résoudre à agir sans attendre les ordres. » Rebb Schlome sent
la violence du reproche, et au fond de son cœur il en reconnaît
la justesse. Oui, ce reproche poignant est mérité, et cependant
est-ce à un valet de parler sur ce ton? Le rouge lui monte au vi-
sage. « Si tu n'es pas disposé à attendre mes ordres, dit-il, tn peux
décamper tout de suite. Je n'ai que faire d'un valet qui prend des
allures de maître. » AVojtêch le regarde sans colère, mais plutôt
avec un mélange de compassion et d'étonnement; puis, plaçant sa
main sur le cou du cheval et caressant sa crinière : « Ces chevaux-là,
dit-il d'une voix lente et pensive, personne ne m'en séparera jamais.
Nous avons grandi ensemble, et lors même que tous les Juifs de la
terre viendraient ici, ils ne m'en arracheraient pas. J'appartiens à
la maison, j'y resterai. » Rebb Schlome n'ose en croire ses oreilles.
288 REVUE DES DEUX MONDES.
Stupéfait d'une telle audace, partagé entre la colère et une sorte de
terreur secrète, il répond d'une voix assez ferme : « ïu menaces les
Juifs? Ce sera un Juif qui te montrera lequel de nous deux est le
maître dans la maison. » Wojtêch ne s'émeut pas, et, sautant d'un
bond sur le dos de son cheval, il ajoute d'un ton indifférent et comme
si rien ne se fût passé entre eux : « \ient-il avec moi? — Qui cela?
ditRebb Schlome. — Eh! votre fds apparemment. Ne dirait-on pas,
en vérité, que la moisson est déjà sur pied? Le gars aura besoin
de se lever plus d'une fois avant le soleil, s'il veut arriver à temps.
— Allons! que veux-tu dire? » s'écrie Rebb Schlome impatienté,
car ce ton hautain et mystérieux commence à lui faire monter le
sang aux oreilles. « Prenez-le comme vous voudrez, dit le valet en
fronçant le sourcil, je n'en retirerai pas un mot. J'avais toujours
entendu dire que les Juifs comprennent bien leurs intérêts, mais
jusqu'ici je ne m'en suis guère aperçu. Yoilà déjà quatre jours
écoulés, et je ne vois pas qu'on mette la main à l'œuvre. Si vous ne
vous en inquiétez pas davantage, mieux vaut aller tout de suite
chez le magistrat et revendre au plus tôt les champs et la ferme;
sans quoi les rats auront bientôt saccagé la maison, et au lieu d'une
belle moisson dorée votre champ ne produira que de mauvaises
herbes à peine dignes d'être jetées aux pourceaux. Ces Juifs ont
d'étranges idées de la campagne! Ils ne savent pas que la terre est
semblable à l'homme et qu'elle veut sa nourriture à heure dite. Le
champ a faim aujourd'hui, il aura soif demain; il faut le veiller et
le soigner de près, comme la nourrice son nourrisson. Mais je vois
bien que les Juifs ne veulent pas travailler. Le travail leur est à
charge, ce n'est pas la première fois que j'en ai la preuve. Yoilà des
gens qui viennent au village avec l'intention de se faire cultivateurs :
admirables cultivateurs, en vérité! De tout ce qu'ils produiront, il
n'y en aura pas assez pour leur chat. Je l'ai dit, je le répète : ces
Juifs sont une misérable race, et il n'y a rien à faire avec eux. )">
Après cette rude mercuriale, Wojtêch, faisant claquer sa langue,
donne le signal du départ à ses chevaux; l'attelage s'ébranle et sort
de la cour au grand trot, avant que le Juif ébahi ait pu seulement
ouvrir la bouche.
Que vous semble de la leçon? Voilà nos Israélites de Bohême assez
rudement avertis des devoirs qui les attendent. Ces paroles du valet
de charrue, ne les appliquez pas seulement au travail de la terre;
appliquez-les au travail en général, au travail vrai, suivi, régulier,
à ce travail qui n'est plus le brocantage ou l'usure, mais un travail
fécond qui enrichit le patrimoine commun de l'humanité : vous com-
prendrez tout ce qu'il y a de profondément senti dans cette scène.
M. Léopold Kompert a le droit de ne pas ménager ses coreligion-
naires d'Autriche, car dans ces reproches qu'il leur adresse il y a
LE ROMANCIER DU GHETTO. 28V>
une compassion sincère et un généreux souci de leur transformation
morale. Ces malheureux, pendant des siècles, ont été privés du droit
de posséder la terre, de s'établir sur le sol, de faire partie du pays
natal et de la cité, c'est-à-dire en définitive du droit de travailler
honnêtement; le jour où ce droit leur est rendu, ils se troublent, ils
hésitent, et ces hommes si rompus aux affaires équivoques semblent
tout à coup frappés d'inertie et de stupeur. Faut-il donc désespérer?
Non, certes; il faut continuer l'éducation des émigrés du ghetto.
M. Kompert est plein de confiance, sa sévérité même l'atteste. Il ne
châtierait pas si durement, par la bouche du valet de charrue, l'apa-
thie et l'incertitude de Rebb Schlome, s'il ne savait bien qu'un jour
viendra où la famille juive ira joyeusement faucher les épis d'or sur
les sillons arrosés de ses sueurs.
Rebb Schlome est un cœur droit. L'arrogance de Wojtêch a beau
l'irriter, il a senti l'espèce de sollicitude cachée sous ces cruelles
paroles. Il se garderait bien de chasser un valet si attaché aux inté-
rêts de la ferme. Surtout il est touché de ses paroles, et, rentrant
en lui-même, il ne se traitera pas mieux que n'a fait le rude paysan.
Si vous pouviez suivre les tumultueuses pensées qui se pressent
dans son cerveau, vous verriez que la réprimande de Wojtêch a déjà
porté ses fruits. Être mécontent de soi, c'est le commencement de la
sagesse. Rebb Schlome est soucieux et sombre; il lui échappe des
paroles de colère, contre qui? Contre lui-même, et aussi, il faut
bien le dire, contre sa femme Nachime, qui se prête si peu aux de-
voirs de leur vie nouvelle et qui décourage toute la maison par ses
éternelles jérémiades. Ces dures paroles, ces effrayantes prédictions
du valet de charrue, il les répète à son tour comme si elles venaient
de lui. C'est encore là une de ces scènes excellentes dont le roman
de M. Kompert est rempli. Anschel, qui a entendu de sa chambre la
mercuriale de Wojtêch, descend à la hâte auprès de son père afin de
le distraire de ses tristes pensées : « Mon père, que faut-il que je
fasse aujourd'hui? — Belle question! répond Rebb Schlome avec
colère; ce qu'il faut que tu fasses? Il faut travailler, et labourer, et
semer, jusqu'à ce que la sueur t'inonde le visage. Sans travail, la
ferme est perdue, la maison s'écroule, et c'est à peine si le champ
produira des herbes à jeter aux pourceaux. » Anschel avait entendu
cette sinistre prophétie dans la bouche de Wojtêch; quand il vit que
son père la répétait en son nom, une émotion douloureuse le saisit :
<( Cela n'arrivera pas, mon père, dit-il d'un ton ferme; nous sommes
là précisément pour que cela n'arrive pas. Tu parles comme si nous
étions depuis de longues années au village, et nous ne faisons que
d'arriver. Nous sommes à notre début, mon père! — Notre début!
reprend Rebb Schlome avec amertume. J'en souhaite un pareil à nos
TOME I. 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
ennemis. Ne perJons-nous pas le temps à errer comme des âmes
en peine, sans nous décider à rien ? A nous voir ainsi sans courage,
on dirait que nous venons de faire des centaines de lieues à pied et
que nos forces sont à bout. Et pourquoi? je te le demande; oui,
pourquoi? Quelqu'un me dira-t-il pourquoi les choses vont de la
sorte? — Je n'en sais rien, répondait Anschel à voix basse; mais il
sentait bien aussi que ce tableau était vrai. — Je vais te le dire,
Anschel, d'où vient tout le mal : c'est ta mère qui en est cause. Ces
reproches, ces gémissemens, ou bien ce sombre silence plus insup-
portable encore que ses plaintes, n'y a-t-il pas là de quoi faire per-
dre la tête aux plus forts? Nous en sommes tout démoralisés, cela
est trop clair. Ah ! il y a par le monde des milliers de femmes juives
qui pleureraient de joie, si elles avaient ce que j'ai donné à ta mère;
mais elle, y prend-elle garde seulement? Au ghetlo, elle attendait
souvent des journées entières pour voir arriver, quoi?... Un ache-
teur défiant dont elle tirait à grand'peine quelques creuzers. Ici,
elle est chez elle, elle n'aura qu'à étendre la main pour trouver le
pain que son champ aura produit. Elle devrait en remercier Dieu à
genoux. Non, elle aime mieux se désoler et nous désoler tous. C'est
ainsi que le temps passe. Ah! mon pauvre Anschel, comment tout
cela fmira-t-il? »
C'est une triste situation quand le père est obligé d'accuser ainsi
la mère devant son fils. Heureusement Anschel a toute l'ardeur et la
confiance de ses vingt ans. La mère se révolte et le père se décou-
rage, Anschel les ramènera l'un et l'autre. Charmant tableau domes-
tique au milieu de ces pénibles épreuves ! Image gracieuse et pure
des ressources que renferme un jeune cœur! C'est à la génération
nouvelle de venir en aide à ses aînés, c'est aux enfans d'accepter
vaillamment leur vie nouvelle et d'encourager les anciens. M. Kom-
pert indique tout cela avec une rare fmesse. Il n'y a pas trace de
prétention dogmatique dans les scènes qu'il raconte, mais la leçon
qui en résulte est vivante et éclaire l'esprit en le touchant. C'est là,
ce me semble, un des traits distinctifs de M. Léopold Rompert. Il
est souvent un peu long, il s'arrête à d'inutiles détails, on pourrait
lui souhaiter plus d'art et plus d'adresse, mais on voit que le fond
de son œuvre est sérieusement médité. Les idées abondent dans ses
récits, et ces idées se produisent toujours sous une forme drama-
tique. Lisez-le attentivement, laissez-vous prendre aux choses,
comme disait Molière, vous sentirez bientôt que votre pensée est
provoquée par cette narration féconde, et le pathétique tableau du
peintre se traduira dans votre esprit avec la précision d'un ensei-
gnement. Est-ce un roman que je lis? Est-ce une étude historique
sur une crise morale de ce temps-ci? Je lis un roman, un roman
LE ROMANCIER DU GHETTO. 561
qui m'intéresse et qui m'émeut; mais derrière les héros de la fiction
l'histoire m' apparaît en traits visibles. Qu'on publie maintes en-
quêtes, maints documens statistiques sur l'émancipation des Juifs
de Bohême, j'ai mes documens qui me suffisent, j'ai les récits de
M. Léopold Kompert.
Nous avons dit qu'Anschel veut consoler Nachime et relever le
cœur abattu de Rebb Schlome; il faut d'abord qu'il leur donne l'exem-
ple et qu'il soit un paysan pour tout de bon. Le matin même où le
valet de charrue a parlé si rudement à son père, Anschel va trouver
aux champs ce terrible moniteur. C'est précisément le titre de ce
poétique épisode : Anschel va à l'école. Voyez-le marcher; comme il
est'dispos et joyeux! comme fidée du travail relève déjà son front
et fait briller une mâle fierté dans son regard! — Oui, se dit-il tout
bas, je vais à l'école. Les autres ont appris la culture dès qu'ils ont
appris à manier une bêche; le fils l'a apprise du père, le père l'a
apprise de l'aïeul; moi, je n'ai pas appris cette tradition de mes an-
cêtres; je viens d'une boutique du ghelto, mais je suis libre aujour-
d'hui; j'ai le cœur d'un homme et je veux apprendre volontairement
ce que ceux-là ont recueilli par routine. — D'inquiètes pensées tra-
versent encore son esprit au souvenir de sa mère; mais quelle joie,
quelle émotion profonde, lorsqu'au milieu de ses méditations il en-
tend une voix bien connue qui lui crie : a Eh ! où allez-vous ià-bas?
vous voici sur vos terres! » Ses terres! son domaine! quel mot pour
risraélite maudit! avec quelle musique céleste il résonne à son
oreille! Voilà un coin du monde où il est chez lui, où il est le maître,
où il est ce que ses pères avaient cessé d'être depuis tant de siècles,
un citoyen du sol ! il a sa part dans l'univers immense ! il peut pres-
ser le sein de la terre nourricière ! A cette pensée, qui pourra dire
tout ce qu'il y a de bonheur, de reconnaissance et de piété au fond
de cette âme naïve? Celui-là seul le sait vers qui montent comme un
encens les saints élans du cœur, les prières et les actions de grâces
que le monde ignore. C'est à peine si une parole bourrue de Wojtêcli
peul l'arracher à sa rêverie. Il regarde avec une admiration mêlée
de joie ce paysan qui vient de le rudoyer; il examine avec quelle
sûreté il manie le timon, avec quelle souplesse et quelle force il di-
rige le soc, comme il le soulève à de certains endroits et le replonge
de nouveau, comme la terre fume sous le fer qui fentr' ouvre, comme
le sillon se dessine et s'allonge. Il voit tout, et les moindres détails le
ravissent. Saura-t-il en faire autant? Cette idée s'offrait à lui sans
l'effrayer, quand tout à coup Wojtêch finterpelle de son ton railleur
et hargneux. Mais laissons parler M. Kompert; la scène est belle et
originale.
« Wojtèch était arrivé à l'endroit où se tenait Anschel, et celui-ci avait dû
292 REVUE DES DEUX MONDES.
cliang-er de place pour que le valet pût faire tourner les chevaux et la char-
rue. Tout à coup Wojtèch s'arrête, et, sans regarder son jeune maître, il lui
dit de cet accent bourru qui lui était familier : — As- tu quelque ordre à me
donner de la part de ton père, mon petit gars?
« Anschel n'eut pas Tair de remarquer cette désignation méprisante. Au
milieu de l'enthousiasme qui faisait bondir son cœur, c'était assez pour lui
que le valet de charrue l'eût jugé digne de lui adresser la parole.
« — Mon père ne m'a donné aucune commission pour toi, répondit-i!
d'une voix humble, comme si Wojtèch eût été son supérieur, et un de ces
supéiieurs qui tiennent entre leurs mains le sort de leurs subordonnés.
« Le valet parut réfléchir longtemps à cette réponse, il tira de sa poche
une bourse à tabac en peau de truie, bourra sa pipe et essaya de l'allumer.
Anschel le regardait faire avec une attention inquiète; oui, il était inquiet et
I)resque effrayé, car le valet, n'ayant pas réussi à faire brûler son tabac dit
premier coup, replaça de l'amadou sur la pierre à feu avec un mouvement de
colère, et se mit à battre le briquet aussi violemment que s'il eût eu à domp-
ter un cheval emporté.
« 11 réussit enfin, et, après avoir tiré de sa pipe quelques bouffées de tabac
pour s'assurer qu'elle allait bien, il remit la bourse de cuir dans sa poche,
aspira encore une vigoureuse bouffée qui se répandit sur les sillons comme
un léger nuage, et s'installa de nouveau à sa cliarrue. Anschel sentit son
cœur qui se serrait; Wojtèch n'avait-il donc rien à lui dire? Ces allures har-
gneuses du valet ne lui promettaient rien de bon. Sa joie et sa conflancx'
l'abandonnaient déjà.
« Wojtèch en effet, d'un coup de main énergique, avait imprimé une direc-
tion nouvelle à la charrue et s'apprêtait à entamer un sillon. Il se retourna
tout à coup et regarda fixement son jeune maître; ce fut un étrange regard,
im regard sombre et sardonique tout ensemble que le valet de charrue en-
voya à Anschel. — Eh bien', mon petit gars, si tu n'as rien à me dire de la
part de ton père, qu'es-tu venu faire ici?
« Anschel n'était pas préparé à cette apostrophe : un valet lui demandait
ce qu'il était venu faire dans le champ de son père, dans son propre champ
il lui-même! 11 sentit son sang s'échauffer, et, contenant sa colère à grand'
peine, il répondit : — Je viens dans ce champ, parce que ce champ est à nous.
« Wojtèch ne parut pas troublé de la juste irritation d'Anschel. Son visage
lie prit pas une expression plus sombre; il jeta devant lui une large bouffée
de tabac, et continua d'une voix lente : « Tu ne m'as pas compris, mon
petit gars; je n'ai pas dit que le champ ne fût pas à toi, je t'ai demandé ce
que tu venais y faire.
« — Ne peut-on jeter les yeux sur son champ? s'écria Anschel toujours irrité.
« — Pourquoi pas? répliqua Wojtèch avec la même indifférence; mais je
le vois bien, il faut attendre jusqu'au jugement dernier pour que les Juifs
deviennent d'autres hommes. La malédiction de Notre-Seigneur les a tra-
versés jusqu'au dernier fond de leur être. Il n'y a pas de remède.
« — Que veux- tu dire? demanda Anschel, tout surpris de ces mystérieuses
paroles.
« Wojtèch, au lieu de répondre, voulut aspirer une bouffée de tabac; mais
pendant cette conversation la pipe s'était éteinte. Il la remit dans sa poche
LE ROMANCIER DU GHETTO. 293
avec un mouvement d'humeur : — 11 n'y a pas jusqu'à une damnée pipe qui
ne veut pas brûler, quand il y a là des Juifs. — Il avait dit ces mots à voix
basse, mais de telle façon cependant qu'Anschel n'en comprit que trop bien
le sens et la portée. Puis il reprit à voix haute : — Veux-tu savoir comment
Notre-Seigneur a maudit votre race de fond en comble, comment il l'a si
bien et si complètement maudite qu'elle ne s'en relèvera pas? Les Juifs
n'auront jamais un morceau de terre verte qui soit véritablement à eux,
ils ne pourront pas posséder un fétu de paille sur toute la surface du monde.
Voilà réternelle malédiction qu'il leur a jetée.
a — Mais ce champ est à nous, s'écria Anschel, nous l'avons payé de
notre argent.
« — Il est à vous ! dit le valet. C'est vrai et c'est faux, suivant ce qu'on
entend par là.
« — Je ne te fais que cette question, Wojtêch, dit Anschel avec vivacité :
l'empereur nous a-t-il permis d'acheter et de posséder un champ?
« — Oui et non, répondit l'inflexible Wojtêch.
« — Ne l'as-tu pas lu dans les journaux? reprend Anschel avec colère.
« — Je ne sais pas lire, dit Wojtêch d'un ton bref.
« — Si tu ne sais pas lire, pourquoi parler ainsi? Sache-le donc : nous
pouvons acheter des champs autant que nous en voulons.
« — Quand cela serait imprimé dix millions de fois, dit Wojtêch en éle-
vant la voix avec une sorte de solennité, mais sans aucune expression de
colère, et quand tous les prêtres du monde en feraient lecture du haut de
la chaire, je ne le croirais pas.
« — Tu ne veux pas croire ce que l'empereur a ordonné et ce qui a été
imprimé pour être lu en son nom! dit Anschel, stupéfait plutôt qu'irrité
d'une telle assurance.
« — Cela peut être, reprend le valet; l'empereur peut vous avoir autorisés
à acheter des champs, car celui qui a de l'argent peut acheter ce qui lui
plait. Ce que l'empereur ne veut pas, c'est que vous soyez des paysans, que
vous labouriez la terre et que vous y semiez du grain.
« — Quoi! nous serons libres d'acheter des champs, et nous ne serons pas
libres de devenir des paysans! Au contraire, c'est précisément là ce que ne
voudrait pas l'empereur; il faut que nous changions d'existence et que nous
apprenions à cultiver la terre.
« Wojtêch secoua la tète d'un air de doute. Il parut cependant un peu
ébranlé par ces paroles d'Anschel. Le jeune Israélite remarqua que ses
lèvres s'agitaient, comme s'il comprimait quelque vive réponse. Puis il tira
sa pipe de sa poche et en fit tomber la cendre; on eût dit qu'il se recueillait
pour lancer à Anschel une réfutation décisive, mais les argumens qu'il cher-
chait n'arrivèrent pas, car, après une pause assez longue, il s'écria avec une
sorte d'impatience : — INon ! non ! cela ne se peut. Comment l'empereur eût-il
accordé une chose si manifestement contraire à la malédiction du Sauveur?
« Anschel comprit qu'il n'avait rien à répondre à cet argument du paysan.
On lui avait enseigné dès l'enfance qu'il était dangereux de contester avec
l'église dominante. Wojtêch avait transporté le débat sur le terrain tliéolo-
gique, mettant ainsi à l'abri de la religion l'antipathie que lui inspiraient
les Juifs. Instruits ou ignorans, tous font de même à cet égard. Anschel eût
294 REVUE DES DEUX MONDES.
été fort empêché de le suivre sur ce champ de bataille; quand même la
crainte ne Teùt retenu, il savait trop peu de théologie pour essayer de
combattre son adversaire. — Là-dessus, Wojtêch, reprit-il après quelques
instans de réflexion, tu comprends que je n'ai absolument rien à dire. Si
mon frère était ici, tu trouverais à qui parler, car il a étudié, et il sera un
jour un des rabbins de la synagogue.
« — Rabbin ! dit Wojtêch, est-ce la même chose que prêtre?
« — C'est la môme chose, répondit naïvement Anschel.
« — Pourquoi donc n'é!udie-t-il pas au séminaire, sous la direction de
son évèque? — Et en disant cela, Yojtêch paraissait attacher un singulier
intérêt à ce tour nouveau que prenait la conversation.
« — Es-tu fou? dit Anschel en riant. Chez nous, il n'y a pas d'évêque et
l'on peut devenir prêtre sans étudier hors de la maison.
« — Sans étudier hors de la maison? dit Yojtêch étonné.
« Anschel remarqua un léger tremblement sur la figure du valet de char-
rue. D'où venait cela? que signifiait ce symptôme? Ce ne fut d'ailleurs
qu'une émotion fugitive; Wojtêch se remit bientôt, mais Anschel fut singu-
lièrement surpris quand le valet, changeant de ton, lui demanda d'une voix
presque douce :
« — Tu crois donc que le Sauveur ne vous a pas maudits, qu'il vous a
permis de posséder des terres et de devenir des laboureurs?
« — Je le crois, dit Anschel, très fraj^pé de l'accent sérieux et réfléchi du
valet.
« — Penses-tu que ton frère le prêtre le croie aussi? demanda Wojtêch
d'une voix mal assurée et jetant à Anschel un regard presque suppliant.
« — Oui, dit Anschel, dont la voix tremblait aussi, car une sorte d'effroi
l'avait saisi pendant ce singulier interrogatoire; oui, je le pense.
« Wojtêch s'éloigna brusquement, et murmura des paroles qu'Anschel ne
comprit pas; mais quelle fut la surprise du jeune Israélite quand le valet
de charrue revint de son côté et qu'il put examiner son visage! Wojtêch sem-
blait métamorphosé. C'était une physionomie nouvelle. Tout ce que son
regard avait de dur et de sardonique s'était subitement évanoui; une bien-
veillance douce et même une sorte de tendresse avait remplacé l'expression
hargneuse qui tout à l'heure déconcertait Anschel. L'étonnement du jeune
homme s'accrut encore, lorsque Woj têch lui dit : — Tu veux donc devenir un
vrai paysan?
« — Je le veux, dit Anschel troublé.
« — Tu veux labourer, tu veux semer, tu veux faire verdir les épis et les
couper au jour de la moisson? continua Wojtêch avec douceur.
« — Oui, disait Anschel.
« — Eh bien! viens ici, dit-il en élevant la voix. Je te mets les rênes dans
la main. Voilà dix ans que je conduis ces chevaux-là, àlon tour désormais.
Écoute-moi bien; je vais te montrer comment on laboure.
« Anschel sentit qu'il tenait les rênes de l'attelage; les avait-il saisies lui-
même? Était-ce le valet qui les lui avait données? Il n'en savait rien, tant
cette prompte résolution de Wojtêch l'avait comme étourdi. En même temps
Wojtêch, saisissant la charrue à deux mains, la plaçait dans une direction
régulière. Tout cela fut l'affaire d'une minute.
LE ROMANCIER DU GHETTO. 295
« — Comment dois-je m'y prendre? dit Anschel.
« — D'abord il faut prier, dit le valet d'une voix grave, et, comme pour
encourager Anschel à élever ses pensées vers Dieu, il ôta pieusement son
bonnet. Anschel, à ce seul mouvement, se sentit ému au fond de l'àme. li
lui sembla qu'une inspiration invisible descendait sur lui. Il éprouvait des
émotions qu'il n'avait jamais ressenties avec cette force; maintes pensées
religieuses affluaient dans son cœur, maintes paroles bénies abondaient sur
ses lèvres, si bien qu'Anschel avait achevé sa prière avant de s'être aperçu
qu'il priait, prière courte, qui n'était imprimée dans aucun livre, mais qui
était sortie vivante d'un cœur d'homme sous l'haleine féconde de la piété.
Ainsi les douces brises que Dieu envoie échauffent et fertilisent les sillons.
« — As-tu fini? dit "Wojtèch après une pause de quelques minutes.
« — Oui, dit Anschel.
« — J'aimerais bien à connaître ta prière, dit Wojtèch avec la même dou-
ceur, mais d'un ton qui n'admettait pas de refus.
« Anschel hésita toutefois un instant. Par une sorte de pudeur religieuse, ii
éprouvait quelque embarras à exposer devant les regards curieux du paysan
ce tissu de pieuses pensées qui s'était formé presque à son insu dans son âme.
« — As-tu honte? dit Wojtèch.
« — Tu ne me comprendrais pas, répondit Anschel en rougissant.
« — Pourquoi?
« — Parce qu'il y a des expressions de notre langue sacrée.
« — Dis toujours, ajouta Wojtèch en le pressant davantage.
« Alors Anschel essaya de faire comprendre sa prière à son compagnon.
Les phrases étaient brisées, les paroles étaient insuffisantes, car il était
obligé de traduire dans une langue apprise ce qui tout à l'heure était sorti
comme un flot brûlant du fond le plus intime de son âme. C'était un mé-
lange des formules consacrées de la synagogue et des naïves prières que lui
avait inspirées la solennité du moment. Yoici la prière d' Anschel :
« Gloire à toi, ô Dieu, notre Dieu, roi du monde, qui as créé les fraits de
la terre et les fruits des arbres! Bénis-nous, ô notre Dieu, pendant toute
cette année! Fais prospérer tous les fruits, répands la pluie et la rosée sur
la terre comme une bénédiction, afin que nous soyons nourris par ton infi-
nie bonté, et que cette année soit bénie et heureuse entre toutes! 0 Dieu!
ô notre Dieu, bénis notre maison, fais que nous trouvions tous notre joie
dans ce village; oui, qu'il n'y ait pas parmi nous un seul cœur attristé. Fais
que nous ne demeurions pas plongés dans l'inquiétude, car tu peux tout,
ô Dieu, ô notre Dieu! toi qui fais souffler les vents et tomber l'eau des
nuages. Dieu tout-puissant, béni et glorifié sois-tu pendant l'éternité ! Amen.
« Wojtèch avait écouté avec attention et sans perdre un seul mot. Lors-
qu' Anschel eut fini, le valet semblait attendre encore une continuation, et
il suivait des yeux les lèvres de son jeune maître; puis il s'écria tout à
coup : « Maintenant à l'œuvre ! nous allons labourer. » Les chevaux par-
tirent, et dans le sol béni par la prière le fer tranchant du soc traça le pre-
mier sillon d'Anschel. »
Avez-vous remarqué cette gradation dramatique depuis l'inso-
lente défiance de Wojtèch jusqu'à cette prière en commun? Voilà,
296 RlîVUE DES DEUX MONDES.
ce me semble, un tableau fait de main de maître. La bonne résolu-
tion d'Anschel a trouvé sa récompense. Il n'a pas seulement en-
tr ouvert le sein de la terre, il a touché le cœur de ce farouche per-
sonnage que toute la maison redoute comme un ennemi d'Israël. Le
Juif maudit est réhabilité par le valet de charrue, et certes, quand on
a vu Wojtêch à l'œuvre, on sait que cette réhabilitation en vaut bien
d'autres. Il y a une inspiration biblique et moderne à la fois dans
cette scène familièrement majestueuse. L'auteur de. Jocelyn, dans
son épisode des laboureurs, a magnifiquement décrit la vertu du tra-
vail et les champs fécondés par la sainte sueur humaine. J'aperçois
ici quelque chose de plus encore : les bénédictions descendent du
haut du ciel sur ces sillons fraîchement remués, où deux cœurs vien-
nent de s'unir malgré les préjugés et les haines de deux religions
ennemies. La semence confiée à cette terre fructifiera sans peine.
Qu'est-ce donc pourtant que ce Wojtêch? On a été frappé sans
doute de certaines paroles échappées de ses lèvres, on a vu l'agita-
tion qui le possède lorsqu'il interroge Anschel sur les Juifs. Pourquoi
cette curiosité singulière? pourquoi ces questions suppliantes et
cette espèce d'angoisse avec laquelle il attend la réponse? Il y a
quelque secret douloureux dans cette conscience inquiète, et il est
évident que les Juifs y sont mêlés. Puisque c'est le valet de charrue
qui va faire l'éducation d'Anschel, et par lui de la famille tout en-
tière, il faut connaître enfin ce mystérieux personnage. Wojtêch est
heureux d'initier Anschel au travail des champs, et cependant, con-
tradiction inattendue, toutes ses sympathies sont pour le second fils
de Rebb Schlome, pour le grave et silencieux Élie, qui jamais n'a mis
la main à la charrue, et qui passe des journées entières à méditer la
halacha. Wojtêch se garderait bien d'adresser à Élie une parole offen-
sante; il a pour lui une sorte de vénération mêlée de tendresse, et il
ne le désigne jamais que par ces titres respectueux dont le paysan
tchèque honore ses prêtres catholiques. Le jeune étudiant, que l'au-
teur, d'après la formule hébraïque, appelle le disciple du Talmud,
Wojtêch le nomme le respectable, le vénérable, ou tout au moins mon-
sieur l'abbé. Un jour, Élie tombe malade; sa frêle organisation est
ébranlée, et déjà le voilà aux portes du tombeau. Qui passera les
nuits auprès du moribond, tandis que Rebb Schlome et Anschel, fati'-
gués du travail de la terre, succombent au sommeil? Ce sera la pau-
vre mère, ce sera surtout Wojtêch. Assurée du dévouement du valet,
ÎNachime pourra se décider quelquefois à aller chercher le repos dont
elle a besoin. Wojtêch restera là toute la nuit, attentif au moindre
signe, et prodiguant ses soins au malade avec une délicatesse mater-
nelle. On dirait qu'il a un intérêt particulier à sauver le pauvre Élie.
Qu'est-ce donc? quel est ce secret? D'où vient que cet ennemi des
Juifs s'attache ainsi au disciple du Talmud, et qu'il semble avoir be-
LE ROMANCIER DU GHETTO. 297
soin de sa direction religieuse? Le jour où Élie sera sauvé, une inti-
mité naturelle s'établira entre le rabbin et le paysan catholique; il
faudra bien qu'Élie soit frappé enfin des mystérieuses allures du
valet de charrue, et qu'il lui arrache son secret. Écoutons l'histoire
de Wojtêch.
(( Quand j'étais jeune, monsieur l'abbé, — dit le paysan au rab-
bin, — j'étais joyeux comme un oiseau, et dans le presbytère où je
servais comme valet on ne m'appelait que le joyeux Wojtêch. Ce
sont les Juifs qui m'ont pris ma gaieté. Oui, ce sont des voleurs, ces
Juifs, des voleurs que le diable a envoyés pour me tromper, pour
me dérober la joie de ma conscience. » On devine quel est l'étonne-
ment du jeune rabbin à ce singulier début. Avec des sentimens
comme ceux-là, se peut-il que Wojtêch lui ait été si dévoué, et com-
ment est-ce à un disciple du Talmud qu'il réserve de pareilles confi-
dences? Mais Wojtêch ne paraît pas s'apercevoir de sa surprise; on
dirait qu'il attend des décisions d'Élie l'apaisement de sa conscience
troublée. Étrange aventure! c'est une confession que vient de com-
mencer le paysan catholique, et il ouvre son âme à un rabbin. —
« J'étais donc au service, reprend Wojtêch, dans un presbytère situé
à dix milles de ce village, et jamais de ma vie je n'avais vu un homme
de votre religion. Comment sont faits les enfans de ceux qui ont
trahi notre Sauveur, je l'ignorais absolument, et, à vrai dire, je ne
me souciais guère de le savoir. Or un jour d'hiver, il y a. de cela
vingt-deux ans, j'étais devant la maison, occupé à balayer la neige,
pour que M. le curé pût aller à pieds secs du presbytère jusqu'à
l'église, quand une voiture arrive au galop par la grande route, et
s'arrête à notre porte. Un homme veut en sortir, mais tout à coup
j'entends des cris perçans, des cris de femme qui me fendent le
cœur, et au moment où le voyageur s'élance, je vois une jeune fille
qui le retient de toutes ses forces, qui pleure, se lamente, et le con-
jure de ne pas aller au presbytère. Les paroles qu'ils échangeaient,
je ne pouvais toutes les comprendre, car ils ne s'exprimaient pas en
tchèque, mais le sens des supplications de la jeune fille n'était que
trop facile à saisir. C'est de là, monsieur l'abbé, qu'est venu mon
malheur. »
Élie écoutait avec une attention croissante et tâchait de démêler
quelque chose de pi'écis au milieu du trouble, des hésitations ou des
réticences du paysan. A chaque phrase, Wojtêch s'interrompait,
comme si un poids énorme, un instant soulevé, fût retombé plus
lourd sur sa poitrine, a L'étranger, continue Wojtêch, me demande
si le curé est chez lui; oui, lui dis-je, et à ce mot le voilà qui s'élance
malgré les efforts, malgré les cris déchirans de la jeune fille; puis il
entre au presbytère et me laisse seul avec cette pauvre enfant.
J'étais tout tremblant d'émotion. Je m'approche pourtant : Pourquoi
298 REVUE DES DEUX MONDES.
VOUS lamenter ainsi? lui clis-je. Votre compagnon est allé au pres-
bytère, voilà tout. Le curé est un brave homme qui ne lui fera pas
de mal. Alors elle cesse de pleurer, et me regardant avec de grands
yeux que je vois encore : Il ne lui fera pas de mal, dis-tu, ton curé?
11 en fera un chrétien. Je compris tout. Son père était Juif, il voulait
se convertir, et la pauvre fdle était si malheureuse, si malheureuse,
elle pleurait tant et de si bon cœur, que la colère me prit; je voulais
entrer à la maison et en arracher ce père insensible à une telle dou-
leur. Je ne le fis pas cependant, quoique je ne fusse plus maître de
ma colère. Je ne sais quelle puissance me retint. Ce fut l'enfer peut-
être, car, je vous le répète, monsieur l'abbé, c'est de ce moment-là
({ue mon malheur a commencé. Je restai près de la jeune fille. Elle
continuait à pleurer à chaudes larmes. Je la regardais tout boule-
versé, et n'osais plus lui adresser la parole. Cela dura bien une
heure. Enfin le curé sort du presbytère, accompagné du Juif. Il
s'était revêtu de ses habits d'église. Wojtêch, me dit-il, veux-tu être
le parrain de cet homme? Je regardai le converti avec curiosité,
mais j'entendais toujours les sanglots redoublés de la jeune fille, et
tout à coup, comme si je ne sais quelle force invincible m'eût arra-
ché violemment cette réponse : Non! m'écriai-je, je ne veux pas. Le
curé s'irrite et me demande si je comprends bien toute la gravité de
mon refus. Ses raisonnemens sont inutiles : Non, non, monsieur le
curé! — Et il a beau s'emporter, s'emporter, si bien que tout son
visage était rouge de fureur, je tiens bon jusqu'au bout. — Soit!
dit le curé, j'en trouverai bien un autre, — et le voilà qui court au
village chercher un parrain. Alors la jeune fille s'élance de la voiture,
se précipite aux pieds de son père, et là, agenouillée dans la neige, se
met encore à le conjurer les mains jointes. Le père demeurait impas-
sible. A cette vue, une colère infernale bouillonnait en moi, je ne
sais ce qui m'empêcha de lui sauter au cou et de l'étrangler. Bientôt
le prêtre arriva avec un paysan du village, et tous les trois entrè-
rent à l'église. ))
Ce commencement du récit de Wojtêch ne prouve pas seulement
la naïve candeur de son âme; c'est une dramatique peinture de tout
ce qu'il y a de navrant dans les divisions religieuses de l'humanité.
Ces redoutables problèmes, nous les traitons le plus souvent d'une
manièi'e abstraite, et notre esprit seul y est engagé. Telle religion
est-elîe supérieure à telle autre ? Voilà deux communions qui pré-
tendent posséder Dieu; laquelle se trompe? dans quelle église est le
salut, dans quelle voie la vérité et la vie ? Terribles questions à coup
sûr, mais qui s'offrent rarement à nous avec les angoisses qu'elles
semblent contenir. On a là-dessus des principes arrêtés d'avance, on
discute, on se passionne, l'intelligence s'anime et s'enflamme; le
cœur ne souffre pas. Ici c'est un cœur simple à qui ces douloureux
LE ROMANCIER DU GHETTO. 29i)
problèmes se présentent subitement sous la forme la plus toucliantc
et la plus pathétique; il se trouble, et sa raison s'égare.
Wojtêch sait qu'il existe des hommes dont les ancêtres, il y a dix-
huit cents ans, ont mis Jésus-Christ sur la croix, mais ce n'est chez:
lui qu'une idée vague à laquelle rien de vivant ne se rattache. Tout
à coup il entend des sanglots, il voit couler des larmes, il assiste au
supplice d'une âme; ce sont des Juifs aux prises avec des chrétiens.
Ces émotions inattendues sont trop fortes pour ce cœur naïf. Écou-
tez-le : (( Quand je vis le curé et le Juif entrer dans la chapelle avec
le parrain, il me sembla que de ma vie je ne mettrais plus le pied
dans une église. Si quelqu'un m'eût dit : « Wojtêch, tu n'as pas été
baptisé, tu ne t'es jamais approché de la sainte table, » je l'aurais
cru. Je fais encore un effort sur moi-même, j'essaie une dernière fois
de consoler la pauvre affligée : « Pourquoi pleurer? quand votre
père sortira de là, ce n'en sera pas moins votre père. — Oh ! non,
le voulût-il mille fois, ce ne serait plus la même chose. — Mais qui
donc lui défend de faire ce qu'il fait là? — Qui? notre Dieu. » In-
volontairement alors je tourne mes yeux vers le ciel; il me semblait
que j'allais y apercevoir Dieu lui-même et que je pourrais lui crier :
Seigneur, dites-le-moi, cela est-il vrai? A ce moment, le Juif sort de
la chapelle et remonte dans sa voiture. Sa fdle devint pâle comme
un suaire; je crus qu'elle allait mourir. Elle tremblait de tous ses
membres et avait si peu la force de se mouvoir que je fus obligé de
la soulever pour la placer à côté de lui. Ils partirent; mais je vois
toujours son regard désolé qui me poursuit. Était-ce une illusion? on
eût dit que j'étais son seul soutien, et que, dans l'abandon où la
laissait son père, elle invoquait l'assistance du pauvre valet qui avait
compati à sa douleur. »
Si l'on ne se reporte à la simplicité de l'état de nature, l'histoire
des sentimens de Wojtêch paraîtra sans doute bien étrange. La fin
est plus singulière encore. Chassé par le prêtre qu'il a si gravement
offensé, le valet de charrue n'a plus qu'une pensée en tête i Qu'est
devenue la pauvre désolée? Il la retrouve bientôt à quelques milles
de là, et il a le secret de la conversion du père. Le Juif venait de
s'acheter une ferme, mais la loi ne permettait pas encore aux Israé-
lites d'être propriétaires, et le magistrat avait dû annuler la vente;
irrité, il avait pris aussitôt son parti, il était monté en voiture, s'était
rendu chez le curé d'une paroisse voisine, avait abjuré le judaïsme,
puis était re\ enu triomphant avec son acte de baptême qui lui assu-
rait la possession de son champ.
Wojtêch s'offre comme valet de charrue au Juif devenu chrétien,
et reste là pendant quatre années, soignant les chevaux comme sa
chose propre, travaillant plus que dix hommes à la fois. Ce n'était
pas, vous pouvez le croire, par dévouement à son maître; bien loin
300 REVUE DES DEUX MONDES. -
de là, il le méprisait. La scène du presbytère était toujours pré-
sente à ses yeux, et quand il voyait le renégat s'en aller chaque di-
manche à la messe, je ne sais quel dégoût s'emparait de lui, pareil
à celui qu'inspirerait la vue d'une bassesse ou d'un crime. Non,
certes, ce n'était pas dévouement à son patron, et toutefois une
force irrésistible l'attachait à la ferme. Etait-ce une curiosité in-
stinctive? était-ce le désir de débrouiller les émotions incohérentes
de son âme ? était-ce seulement un besoin impérieux de se dévouer
à la jeune fdle qu'il avait vue pleurer et souflVir pour sa foi? Ces
divers sentimens étaient mêlés ensemble, mais le dernier domi-
nait tout. Pendant ces quatre années, Wojtêch, si pieux jusque-là,
n'alla pas une seule fois à l'église; il lui semblait que Térezka (c'est
le nom de la jeune Israélite) lui saurait gré d'agir ainsi. Vous le
voyez, Wojtêch a beau ne pas se l'avouer à lui-même, il est à moitié
Juif; non, je me trompe, il n'est pas Juif, il ne sait pas le premier
mot des dogmes des rabbins : ce sont les larmes de Térezka blessée
dans sa foi qui ont ébranlé et transformé son âme, il est de la reli-
gion de ceux qui souffrent. Heureux le pauvre Wojtêch s'il se ren-
dait compte des sentimens qui l'animent ! il oserait s'en tenir à ces
bienfaisantes paroles de l'Évangile qui condamnent surtout le mé-
chant et l'impie, sans s'occuper des dogmes positifs et des forma-
lités extérieures. Le divin auteur du sermon sur la montagne ne ré-
pand-il pas sur tous ceux qui pleurent des bénédictions ineffables ?
Voilà au fond la doctrine de Wojtêch, mais Wojtêch s'est perdu au
milieu des naïves contradictions [de sa pensée. Au nom des senti-
mens évangéliques dont son cœur est rempli, il en vient à s'indigner
sérieusement qu'un Juif puisse changer de religion, et quand Té-
rezka, touchée de son amour, veut se faire chrétienne aussi pour
l'épouser, le malheureux la repousse avec fureur.
En racontant ces scènes de folie et de violence, le pauvre valet de
charrue ne peut contenir ses larmes. « Depuis lors, dit-il, je n'ai pas
revu Térezka. Je suis venu travailler dans cette ferme, j'ai essayé de
chasser tous ces souvenirs; mais un jour, — c'était environ deux
ans après ma rupture avec la Juive, — j'appris qu'elle était morte.
On ajoutait qu'à sa dernière heure elle avait demandé un prêtre ca-
tholique et reçu le sacrement du baptême. Cette nouvelle me bou-
leversa, car on ne ment guère sur un lit de mort, monsieur l'abbé.
Si Térezka au moment de paraître devant Dieu a persisté dans les
sentimens qui me semblaient chez elle une impiété et un mensonge,
c'est donc moi qui ai eu tort de la repousser avec injure? 0 mon
Dieu, mon Dieu! si Térezka avait raison! Cette pensée me déchirait
l'âme. J'essayai de me soulager par la confession, mais les prêtres
auxquels je m'adressai me renvoyèrent comme un fou. L'un d'eux
pourtant, ému de pitié, m'a ordonné une pénitence qui devait mettre
LE ROMANCIER DU GHETTO. âOI
fin à mes angoisses. Rien n'y a fait, monsieur l'abbé, ni pénitences,
ni prières, et chaque nuit je vois Térezka m'apparaître, Térezka que
ma fureur a tuée. Alors j'ai pensé à vous; vous êtes un théologien,
un homme de Dieu, et tous les hommes de Dieu ont le droit d'en-
tendre une confession. Répondez, monsieur l'abbé; dites-moi que je
n'ai pas eu tort. »
Cette question singulière adressée au jeune rabbin par le paysan
catholique présente ici un dramatique intérêt. Le rabbin Êlie est
dans une situation analogue à celle du pauvre diable qui l'interroge
«l'une voix si troublée. Le jeune rabbin aime la fille du magistrat,
et lui aussi, comme Térezka, pour briser l'obstacle qui s'oppose à
son bonheur, il est sur le point de se faire baptiser. La confession de
Wojtêch est comme un reproche qui l'épouvante. Que répondra-t-il?
S'il absout l'étrange rigorisme du paysan, il se condamne lui-même;
s'il approuve Térezka d'avoir voulu se faire chétienne, il sera fidèle
sans doute aux inspirations de son propre cœur, mais il jettera le mal-
heureux paysan dans le désespoir et le livrera en proie à sa folie. Bi-
zarre et douloureux combat ! Le rabbin hésite, il se trouble, il va con-
damner le paysan; mais voyant à ses genoux ce malheureux dont la
raison s'égare et qui attend sa réponse comme une sentence de vie ou
de mort : u Wojtêch, lui dit-il d'une voix tremblante et avec un geste
solennel, Wojtêch, relève-toi; tu as bien fait : Térezka ne devait pas
abjurer sa religion. » Le paysan se lève et semble transformé par
l'absolution du rabbin; c'est un homme nouveau. La malédiction
<|ui l'accablait s'est évanouie comme un mauvais songe ; le démon
de l'incertitude s'est enfui de l'âme exorcisée. Hélas! la joie de Woj-
têch ne durera pas longtemps, et la conduite du rabbin donnera un
démenti à ses paroles. Le rabbin s'est fait chrétien, mais les émo-
tions qui ont tourmenté sa conscience ont brisé cette frêle nature,
et lorsque Wojtêch rend les derniers soins à Élie, il aperçoit à son
cou le petit crucifix que lui a donné la fille du magistrat. Quelle ré-
vélation dans l'âme du paysan! 11 voudrait encore interroger le rab-
bin; mais Élie vient de rendre le dernier soupir. Alors il apostrophe
le mort avec une fureur sauvage, il accuse Élie de l'avoir trompé;
mais bientôt la vénération que lui a inspirée la douce et mélancoli-
que nature de son conseiller spirituel écarte ce dernier reste de folie.
Il comprend la délicatesse profonde qui a dicté la réponse du jeune
théologien, et un sentiment d'une espèce toute nouvelle, un sentiment
chrétien et philosophique à la fois, s'emparant de cette âme boulever-
sée, apaise les contradictions qui la troublaient. Il ne savait s'il devait
absoudre ou maudire la religion juive; la charité introduit dans son
esprit un rayon de la divine lumière, et la folie est vaincue. Ce n'est pas
Wojtêch qui tourmentera désormais les Juifs de son village; mais si
Térezka vivait encore, il ne l'empêcherait plus de se faire chrétienne»
302 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce singulier épisode aurait pu être conçu avec plus de netteté ou
du moins développé avec plus d'art. On n'aperçoit pas assez distinc-
tement les précieuses richesses qu'il renferme. La pensée, souvent
subtile, a besoin des commentaires que je viens d'y joindre. M. Léo-
pold Kompert revient ici aux nobles préoccupations philosophiques
et religieuses qui donnent tant d'attraits à ses premiers écrits, mais
l'inspiration était plus claire dans les Juifs de Bohême et les Scènes
du Ghetto. Cette inspiration, c'est la tolérance, c'est la sympathie
pour toutes les croyances sincères et aussi un désir manifeste
d'abaisser peu à peu les barrières qui séparent la tradition judaïque
des enseignemens de l'Évangile. M. Léopold Kompert, dans l'une
des plus touchantes histoires de ses Juifs de Bohême, appelait Jésus-
Christ le blond rabbin de Nazareth : gracieuse façon d'accoutumer
ses frères à voir dans l'Évangile ce que l'Évangile a été en effet, la
continuation et l'achèvement de l'ancienne loi. Ces deux figures,
le catholique Wojtêch et le rabbin Élie, sont encore l'expression de
la même idée. Par un renversement des rôles aussi touchant que
bizarre, le catholique est ici le défenseur farouche de la fidélité
judaïque, et c'est le rabbin qui lui donne l'exemple d'une inspira-
tion plus aimante. Y a-t-il donc si loin du judaïsme à l'Évangile?
Non, certes; il suffit que l'idée de sympathie générale et humaine
prenne la place de la tradition étroitement nationale, et aussitôt une
révolution s'accomplit chez les enfans d'Israël. Cette révolution s'est
faite il y a dix-huit cents ans, et elle s'appelle le christianisme.
Yoilà ce que veut dire M. Kompert; pourquoi faut-il que cette pensée,
si claire, si vivante, si dramatique dans maintes peintures des Juifs
de Bohême, soit enveloppée ici de voiles bizarres qui en offusquent
la lumière? Je reprocherai aussi à M. Kompert de ne pas avoir assez
intimement rattaché ce curieux épisode au fond même du récit. La
fille du magistrat, aimée à la fois d'Anschel et d'Élie, et qui devient
un instant l'un des personnages principaux de ce drame psycholo-
gique, apparaît à peine dans le tableau comme une ombre incer-
taine. La mort subite d'Élie, la mort de sa fiancée qui suit de près,
ont je ne sais quoi de fantastique et d'obscur. Il y a là des lacunes,
des maladresses, qui impatientent le lecteur. La pensée morale n'est
pas suffisamment soutenue par la poésie.
Heureusement, si toute la partie religieuse manque trop souvent
de précision, M. Léopold Kompert prend sa revanche dans ce qui
est en définitive le sujet même du livre, je veux dire l'éducation
rustique et la transformation virile de ses héros. Wojtêch continue
de donner à Anschel ces mâles leçons dont toute la famille recueil-
lera le bénéfice, car bientôt l'activité du fils unie à la confiance de
Tillé détournera les pensées inquiètes qui assiègent l'esprit de Rebb
Scblome, et iNachime elle-même, touchée d'un tel spectacle, aura
LE ROMANCIER DU GHETTO. 30o
honte de l'isolement hargneux où elle s'enferme. Toute cette pehi-
iure est pleine de détails charmans. On dirait la fête du travail. Je
signale le rôle d'Anschel, son courage, son activité, la délicatesse
exquise avec laquelle il prend le gouvernement moral de la maison.
Lorsque Nachime, avec son entêtement judaïque, refuse de parti-
ciper aux travaux de cette vie nouvelle, c'est Anschel qui la décide
un jour à quitter sa chambre et la conduit dans le champ qu'ils ont
semé. Quelle douce matinée de juin ! les blés sont sur pied, et Tillé,
couronnée de bluets, bondit comme un jeune faon. Anschel a foi
dans la terre, il a foi dans le sillon qui fume et dans les saintes
émanations qui s'en exhalent. Cette foi est l'âme du livre, et jette
un reflet de l'antique poésie sur ces choses famihères. M. Kompert
a souvent dans son style une sorte d'emphase provinciale, particu-
lière aux écrivains de l'Autriche. Ici il est simple, et le tableau est
charmant. Les muses rustiques ont passé par là, gaudenles rure
Carnœnœ. Je signale encore la scène qui couronne tant de gracieux
épisodes. Avec quelle joie, avec quelle fierté le disciple de Wojtêcli
amène à la maison la première charrette chargée d'un monceau de
gerbes! Dieu a béni le courage et la persévérance d'Anschel; il n'y
a pas dans tout le village une seule récolte qui vaille celle de Rebb
Schlome. Depuis p]»;isieurs jours déjà, les moissonneurs sont à l'ou-
vrage. La charrette va et vient du champ à la maison, de la maison
au champ; la grange est pleine, et la charrette arrive toujours avec
ies gerbes d'or. \'ivantes peintures qui eussent enchanté Léopold
Robert !
Ce n'est pas tout : ces peintures sont intimement liées à l'histoire
d'une âme, au tableau d'une famille, à une grande question d'hu-
manité et de droit social. Il faut bien enfin que la compagne de Rebb
Schlome sente fléchir ses rancunes; les leçons détournées que lui
donne son fils Anschel, les conseils directs de cette terre où fructifie
la sueur de ses enfans, tout cela finit par triompher de l'obstination
de JNachime. La mort d'LIie, rapprochant le père et la mère dans
une douleur commune, est le dernier coup qui achève cette gué-
rison désirée. J'ai dit que cette mort subite du jeune rabbin était
un incident que rien n'amène et ne justifie; l'auteur rachète du
moins sa faute par les belles conséquences qu'il en tire. Chose
étrange ! Rebb Schlome a été si longtemps tourmenté par les re-
proches et l'opposition de Nachime, que sa conscience en est trou-
blée. Il commence à croire qu'il a été coupable, qu'il n'aurait pas
dû contraindre sa famille à ce changement d'existence, que la mort
de son enfant .est la punition de sa dureté, et c'est précisément cette
mort d'Elie qui va convertir Nachime et vaincre ses dernières résis-
tances. Écoutez Rebb Schlome, il vient de conduire le corps d'iîlie
au cimetière Israélite d'une commune des environs.
304 REVUE DES DEUX MONDES.
« — Bonsoir, Nachime, dit Rebb Schlome en entrant; bonsoir, comment
ie trouves-tu? — 11 s'inclinait sur lui-même, brisé par tant d'émotions vio-
lentes, et ces mots avaient coulé do ses lèvres avec une douceur inaccoutumée.
« Nachime voulut se lever, mais elle retomba siu* son fauteuil, se couvrit
le visag-e de ses deux mains et se mit à pleurer amèrement.
« — Pardonne-moi le mal que je t'ai fait, Nachime, s'écria Rebb Schlome,
dont le cœur s'ouvrait enfin; pardonne-moi, je souffre bien aussi.
« A ces mots, Nachime cessa tout à coup de pleurer; ses mains glissèrent
de son visage, et elle regarda autour d'elle avec des yeux étonnés et
hagards. Puis, la force morale suppléant à la faiblesse de son corps, elle se
leva, s'élança d'un bond vers son mari, et, saisissant sa main, y inclina
son visage noyé de larmes, comme si elle eût voulu y déposer un baiser
X»lein de soumission et de repentir. — Ami, dit-elle en sanglotant, quelle
punition m'infligeras-tu ?
« — Dieu tout-puissant! s'écria Rebb Schlome, c'est à moi que tu parles
ainsi, Nachime?
« — Je ne puis parler, disait-elle, je ne puis parler, je sens mon cœur qui
éclate.
« — Pleure, Nachime, pleure, pleure encore, les pleurs te calmeront.
« En disant cela, il la soulevait, l'attirait vers lui et la tenait enveloppée
de ses deux bras. Les deux époux demeurèrent ainsi quelque temps. Na-
chime pleurait à chaudes larmes, appuyée sur le cœur de Rebb Schlome.
Ses pleurs ne tarissaient pas. Plusieurs fois elle essaya de parler, mais il
ne tombait de ses lèvres, au milieu de ses sanglots, que des sons inintelligi-
bles. Une heure décisive venait de sonner dans la vie de Rebb Schlome et
de Nachime. Les deux enfans étaient debout au seuil de la chambre, muets,
immobiles, craignant de profaner par un mot, par un geste, la sainte ma-
jesté d'un tel moment.
« Ce fut Nacliime qui rompit le silence : — Pourquoi ne me chasses-tu
2jas d'ici? s'écria-t-elle enfin en éclatant. Une méchante femme comme moi
n'a pas le droit d'être traitée avec tant d'indulgence.
(c — Pour l'amour de Dieu, tais-toi, Nachime, lui dit Rebb Schlome. Ne
t'humilie pas ainsi devant moi!... Te chasser! Nous partirons ensemble, je
vais vendre le champ et la ferme, nous retournerons au ghetto... Oui, nous
2)arlirons, Nachime. Je ne te laisserai pas ici un jour de plus. Je ne veux
pas que tu te consumes ici davantage... Tu retrouveras ta maison, tes amis,
tes occupations d'autrefois.
« — Mais tu ne songes pas à ton empereur, Rebb Schlome; tu ne songes
l)as à ce qu'il dira de toi, quand il saura que tu as renoncé à ton projet.
« — Ne me raille pas, Nachime, dit Rebb Schlome avec vivacité, mais sans
le moindre sentiment d'amertume, ne me raille pas, je ne l'ai pas mérité.
« — Que Dieu ne m'assiste jamais dans mes chagrins, si je songe à te
railler, Rebb Schlome ! Je te le demande sérieusement : que dira ton empe-
reur quand il saura ce que tu veux faire? N'est-ce pas par amour pour lui
que tu es venu au village ?
« Rebb Schlome ne sut d'abord que répondre. Il refléchit un instant et
reprit d'un ton pénétré : — Dieu n'exige pas qu'on se martyrise: l'empe-
reur pourrait-il l'exiger? Je le remercierai toujours, je le remercierai à
LE ROMANCIER DU GHETTO. S05
genoux de m'avoir donné le droit d'acheter un champ et une maison, mais
Une saurait me demander l'impossible. Sire! lui dirai-je, si je puis élevei-
ma voix jusqu'à lui; mon bon maître, tu es puissant et généreux, tu nous
as accordé une grâce pour laquelle tu seras béni de nos enfans, et des enfans
de nos enfans. J'ai essayé pour ma part de te prouver ma reconnaissance.
Ton désir, je le sais, c'est que nous fermions nos boutiques du ghetto; je me
suis fait cultivateur, j'ai acheté un morceau de terre et une maison au vil-
lage, je me suis mêlé aux paysans, pendant une année entière je n'ai pas
vu d'autres visages juifs que ceux de ma femme et de mes enfans, mon fils
s'est mis à l'œuvre, il a conduit la charrue et semé du grain dans les sillons.
Personne de nous n'a épargné ses sueurs. Que veux-tu pourtant que nous de-
venions, si nos efforts sont vains et si ma pauvre femme ne peut s'y faire?
Peux-tu exiger que je m'expose à la voir mourir de consomption et de dés-
espoir? J'ai prétendu la contraindre, j'ai fait saigner son cœur; ce péché est
retombé sur ma tête. Veux-tu encore que je reste paysan? Ne me dégage-
ras-lu pas de ma parole? — L'empereur, j'en suis sûr, ne me dira pas non..
« — Mais tu oublies un point, Rebb Schlome. — Et pendant que Nachimè
parlait ainsi, un éclair brillait dans ses yeux.
« — Quoi donc? dit Rebb Schlome étonné.
« — L'empereur te demandera pourquoi ta femme ne veut pas s'associer
à tes projets.
« — Et moi, je lui répondrai, s'écria Rebb Schlome avec une vivacité
naïve et comme si en effet il plaidait sa cause devant l'empereur : Sire^.
comment le pourrait-elle, si elle n'est pas née pour cela? Change-t-on ainsi
d'existence du jour au lendemain? Ma femme n'a de goût que pour son.
commerce du ghetto. Tout le monde ne peut pas être paysan; laisse-la
reprendre sa tâche. Nous autres qui commençons à vieillir, il faut être
indulgent avec nous, il ne faut pas trop nous demander. Nous avons encore
notre vieil esprit juif qui ne se façonne pas volontiers aux choses nouvelles.
Les jeunes gens, c'est une autre affaire.
« — Ne t'inquiète pas, Rebb Schlome; tu n'auras pas besoin de parler
ainsi à l'empereur, et l'empereur n'aura rien à te répondre, car tu as en-
core oublié quelque chose de plus important, tu as oublié l'essentiel.
« — Quoi donc, Nachime?
« — Tu ne me demandes pas si j'y consens.
« — Que dis-tu là, Nachime?
« — Je dis, reprend-elle du ton !e plus calme et le plus résolu, je dis que
je ne veux plus retourner au ghetto et que je reste au village. »
C'est ainsi que l'épreuve est finie. La moisson a été bonne dans
le champ de Rebb Schlome, la moisson est plus abondante encore au
fond des cœurs régénérés. Avant de quitter les traditions du ju-
daïsme, avant de renoncer aux préjugés, aux soupçons, aux ran-
cunes d'une race farouche et de prendre place au sein de la famille
humaine réconciliée, toutes ces malheureuses victimes auront ainsi
bien des luttes à soutenir contre elles-mêmes. Quelle que soit la con-
dition de la vie, les mêmes souffrances reparaîtront. Ce qui s'est passé-
TOME I. 20
30(3 REVUE DES DEUX MONDES.
SOUS l'humble toit de Rebb Schlome se reproduira du haut en bas
sous des formes différentes. Puisse l'esprit libéral et humain de notre
xix" siècle triompher partout comme ici! L'oppression entretenait
chez les Juifs un levain de défiance et de haine. Relevés de la ma-
lédiction séculaire, ils comprendront leurs devoirs et dépouilleront
le vieil homme. Est-ce donc à nous de répéter les imprécations des
prophètes? est-ce à nous de célébrer la vérification de ces menaces
et de montrer avec orgueil les enfans d'Israël dispersés et captifs,
« n'ayant, dit Bossuet, aucune terre à cultiver, esclaves partout où
ils sont, sans honneur, sans liberté, sans aucune figure de peuple?»
Saint Paul, dans un magnifique passage, objet d'explications bien di-
verses, a fait une prédiction toute différente : il annonce la conver-
sion future et peut-être un règne nouveau d'Israël. A Dieu ne plaise,
s'écrie l'apôtre, que les Juifs soient tombés pour ne se relever jamais!
Les gentils, qui s'enorgueillissent de leur supériorité présente, ne
sont après tout « qu'une branche de l'olivier sauvage entée dans
l'olivier franc contre l'ordre naturel, et combien plus facilement les
branches naturelles de l'olivier même seront-elles entées sur leur
propre tronc! » Laissons les théologiens expliquer ces merveilleuses
promesses; nous, au nom de la seule humanité, au nom des bien-
faisans principes de 89, réjouissons-nous de voir, comme dans ce
tableau de Rebb Schlome, les Juifs émancipés comprendre vaillam-
ment leur tâche et effacer de leurs fronts les derniers stigmates de
la servitude.
Telle devrait être, à ce qu'il semble, la conclusion de cette tou-
chante histoire. Ce n'est pas cependant ainsi que se termine la pré-
dication de M. Léopold Kompert. Commencé avec une joie patrioti-
que, ce livre finit tristement. — L'année dernière, dit l'auteur, un cruel
chagrin est venu frapper la famille de Rebb Schlome; les droits ac-
cordés aux Juifs en 18Zt9, un décret de i85/i les leur a retranchés
en partie. Sans doute les dispositions de ce décret ne peuvent s'appli-
quer à Rebb Schlome, car les titres antérieurs sont respectés; mais
ce droit de Rebb Schlome lui était précieux, surtout quand il s'y sen-
tait uni avec les hommes de sa race. Peut-il jouir maintenant de son
héritage, tandis que ses frères sont replongés par milliers dans ces
gouffres obscurs où ne pénètre pas la lumière du droit commun? Tou-
tefois le dernier mot n'est pas dit sur cette question. Rebb Schlome,
pour ce qui le regarde, est persuadé que son empereur, dans sa bonté
souveraine, restituera un jour aux Israélites de ses états ce droit d'être
citoyen et de posséder la terre. Je le crois aussi; quand de telles pein-
tures peuvent être tracées par une plume si impartiale, quand la
scrupuleuse enquête d'un écrivain comme M. Léopold Kompert donne
de si consolans résultats, il est impossible de faire peser de nouveau
LE ROMANCTER DU GHETTO. 307
sur une population à demi émancipée les lois barbares du moyen âge.
L'Autriche est-elle donc assez prospère pour repousser impunément
des hommes qui sont résolus à devenir des citoyens utiles? N'y a-t-il
pas en Bohême, en Hongrie, en Illyrie, en Gallicie, en Transylvanie,
assez de difficultés et de périls causés par l'antagonisme des races,
sans augmenter à plaisir ces divisions menaçantes?
Je sais toutes les objections qu'on oppose à l'affranchissement
trop rapide de la race juive; j'y réponds par les écrits de M. Kom-
pert. Cette enquête sym]Dathique et sévère fournit sur les Israélites
de Bohême d'inestimables renseignemens , et il est impossible de
révoquer en doute l'impartialité de l'écrivain quand on le voit donner
de si vigoureuses leçons à son peuple. Ces Juifs de Bohême sont une
race honnête et débonnaire. Ils ont quelque chose de la douceur, de
la sensibilité indolente qui semble propre au caractère autrichien.
Ce n'est pas là qu'on trouve ces fanatiques dont l'espoir opiniâtre ne
s'éteindra jamais. M. Kompert a peint çà et là de mystiques rêveurs
qui appellent de leurs vœux impatiens les triomphes promis aux
enfans d'Israël; tel est, dans les Scènes du Ghetto, ce vieux men-
diant Mendel Wilna qui part un matin pour aller reconstruire le
temple de Salomon; tel est aussi, dans le roman que je viens de
juger, ce pauvre fou, le cousin Coppel, qui croit que David est
revenu et que son bouclier est une sauvegarde invincible pour les
soldats de sa sainte milice; mais ces naïves hallucinations sont rares
chez les Juifs de Bohême, et là où elles apparaissent de loin en loin,
elles n'excitent que le sourire et la pitié. On a vu dans les temps
modernes des Juifs exaltés entraîner des populations entières par
une folie assez semblable à celle de Mendel Wilna. Il y en eut jus-
qu'au xvir siècle, et l'un d'eux qui venait de prendre le titre de
Messie faillit mettre l'Occident en émoi : «Tous les Juifs, ditBossuet,
commençaient à s'attrouper autour de lui. Nous les avons vus en
Italie, en Hollande, en Allemagne, et à Metz, se préparer à tout
vendre et à tout quitter pour le suivre. Ils s'imaginaient déjà qu'ils
allaient devenir les maîtres du monde, quand ils apprirent que leur
christ s'était fait Turc et avait abandonné la loi de Moïse. ') Je ne sais
si ce christ du xvii" siècle aurait trouvé des adhérons en Bohême; il
est certain qu'il n'en trouverait pas aujourd'hui, et ce qui me frappe
dans le sympathique tableau de M. Kompert, c'est de voir ces pau-
vres gens si doucement résignés. Qu'ils le sachent ou qu'ils l'igno-
rent, l'influence de l'Évangile a transformé insensiblement leurs
idées et leurs mœurs. Ceux qui sont restés le plus obstinément fidèles
au culte de leurs aïeux appartiennent sans y prendre garde à ce cliris-
tianisme naturel que la suprême raison a mis au fond de nos âmes.
Je lis dans une savante étude sur la poésie juive et la littérature
S08 REVUE DES DEUX MONDES.
rabbinique en Allemagne (1) des renseignemens qui confirment de
tout point les peintures de M. Léopold Kompert. L'ami de Lessing et
lie Lavater, Moïse Mendelssohn, qui tient une si noble place dans les
lettres allemandes du xviir siècle , avait exercé aussi une influence
beaucoup moins connue, mais tout aussi curieuse à signaler, sur la
littérature spécialement hébraïque. Il a écrit en hébreu des journaux
très répandus alors, et il a formé avec le poète juif Naftali Wessely
une société littéraire dont l'action fut immense. Mendelssohn- était le
chef d'un libéralisme philosophique qui tendait à détruire l'antique
influence des rabbins. Tant qu'il fut dirigé par le Platon du ju-
daïsme, ce mouvement se développa avec une lenteur circonspecte
et féconde; mais bientôt, favorisé par l'esprit général du siècle, il
s'accrut avec une telle rapidité, que la tradition hébraïque semblait
menacée d'un discrédit complet. Ces témérités amenèrent une réac-
tion qui éclata de nos jours. Entre l'orthodoxie farouche des rabbins
et les libertés voltairiennes de la nouvelle école, il y avait place pour
une réconciliation habile du judaïsme et de l'esprit européen. Un
recueil miitulé le Nouveau CoUecleur fut l'organe de cette tentative et
lit son apparition en 1809. L'école dont je parle poiu'suit encore son
œuvre; elle paraît avoir son siège principal en Autriche, et particu-
lièrement en Bohême. Un des plus laborieux ouvriers de cet éclec-
tisme israélite, le docteur Zunz, occupait il y a une dizaine d'années
des fonctions importantes à la synagogue de Prague. Cette école a
ses littérateurs et ses poètes qui écrivent tous en hébreu et n'ont été
révélés au monde littéraire que par l'histoire de M. Delitzsch. Schil-
ler est le maître qu'ils ont choisi; ils traduisent ses drames, ils imi-
tent ses ballades, et dans la plupart des villes de l'Autriche, à Vienne,
à Prague, à Presbourg, les jeunes fdles du ghetto récitent les vers de
don Carlos comme les jeunes fdles de la Souabe chantent les liedev
de Goethe et les ballades d'Uhland.
L'historien auquel j'emprunte ces curieux détails déplore amère-
tnent cette introduction de l'élément européen dans la littérature
nationale. « Si la poésie juive, dit M. Delitzsch, abandonne ce qui est
fe centre même de la foi israélite, le sentiment de notre nationalité
indestructible et la foi dans nos triomphes à venir, c'en est fait,
elle perd tout ce qui faisait sa force, elle est frappée de stérilité et
de mort. » Ces plaintes du critique ne donnent-elles pas une valeur
nouvelle à la plaidoirie du romancier? Les Juifs que M. Kompert met
en scène, ce sont bien ceux à propos desquels M. Delitzsch nous
signale avec douleur la disparition du vieil esprit; ce mélange des
(1) Zur Geschichte der judischen Poésie, vom Abschluss der heiligeii Schriften alicii
Bundes bis auf die neueste Zeit, von Franz Delitzsch; 1 vol., Leipzig 1836.
LE ROMANCIER DU GHETTO. 309
traditions nationales et des sentimens de la moderne Europe, ce
contraste de fidélité naïve et de sympathie à demi chrétienne, nous
le voyons en traits vivans dans ces gracieuses histoires, et M. Léopold
Kompert exprime une confiance bien naturelle lorsqu après avoir
peint ses héros déjà émancipés des préjugés antiques, il s'écrie que
l'émancipation légale ne saurait tarder longtemps. Ces droits si ar-
demment désirés, comment se fait-il que le bienveillant souverain
ne les ait accordés que pour les reprendre? Il a été trompé sans
doute, il ne peut plus l'être après la touchante pétition de M. Kom-
pert. Rebb Schlome a raison : l'empereur sera touché, il saura com-
ment ces braves gens ont profité de ses dons, il déchirera une loi bar-
bare, et le proscrit des anciens jours, admis au droit de cité dans
la patrie commune, pourra nourrir sa famille avec les fruits de son
champ.
Oui, M. Léopold Kompert a le droit d'attendre avec confiance les
décisions da souverain ; quoi qu'il arrive en effet, il a accompli sa
tâche. 11 y avait au xvr siècle un Juif portugais, Samuel Usque, qui,
chassé de Portugal avec les hommes de sa race, passa en Italie, s'é-
tablit à Ferrare, et y vécut tout occupé de travaux littéraires avec
ses deux parens, Abraham Usque, le célèbre typographe, et Salo-
mon Usque, à qui l'on doit une élégante traduction espagnole du
Canzoniere de Pétrarque; lui, c'étaient surtout les œuvres patrioti-
ques et religieuses qui remplissaient sa vie. Samuel Usque publia à
Ferrare, en 1553, un livre intitulé Consolacion à las tribulaciones de
Ysrael, et ce livre est demeuré célèbre dans les annales de la litté-
rature juive. M. Léopold Kompert vient d'écrire à son tour sa consola-
tion israélite; le roman à la Charrue, ainsi que les Scènes du G/ietlo
et les Juifs de Bohême, mérite bien le titre que Samuel Usque don-
nait à sa pieuse homélie. C'est plus encore, c'est une exhortation vi-
rile, une tendre et sévère initiation à l'esprit de la société moderne.
Les pauvres déshérités qui liront ce manuel de morale pratique n'y
trouveront que des inspirations généreuses; consolés et rendus meil-
leurs, ils seront membres de la société libérale du xix" siècle, en
dépit même des règlemens qui prétendraient encore les repousser.
Peu importe, en effet, que la victoire soit consacrée par la loi, si elle
est établie dans les mœurs. M. Kompert a-t-il donné aux Juifs de
son pays le sentiment de la dignité et l'amour du travail ? Cela suffit,
la révolution est faite, et les habitans de tous les ghettos autrichiens
peuvent entonner le chant du psalmiste : Diripuisti vincula mea.
Saint-René Taillandier.
JEANNE D'ARC
ET SA MISSION
D'APRÈS LES PIÈCES NOUVELLES DE SON PROCÈS.
I. Procès de condamnation et de réhabilitation de Jeanne d'Arc, publiés pour la premiùre l'ois d'apiès
les manuscrits de la Bibliothèque nationale, suivis de tous les documens historiques qu'on a pu
réunir et accompagnés de notes et d'éclaircissemens, par M. Jules Quicherat, 6 vol. gr. in-8o. —
îl. Jeanne d'Arc d'après les chroniques contemporaines, par M. Guido Goerres, traduit de l'alle-
mand par M. Léon Bore.
Je ne connais guère dans l'histoire que l'épisode de Jeanne d'Arc
où l'instrument surprenne plus que l'action accomplie, et je n'en sais
aucun dans lequel les investigations de la science contraignent plus
invinciblement la critique de remonter des faits de l'ordre naturel à
ceux d'un ordre supérieur. Tout écrasante que soit pour l'esprit la
libération d'un royaume accomplie en trois mois, contrairement à
tontes les prévisions de la politique et de la stratégie, la pucelle
d'Orléans est assurément un personnage plus extraordinaire que son
œuvre, et il y a moins à méditer sur ses actes que sur les mobiles
auxquels elle les rapporte et qui les inspirent. Que sont des batailles
et des victoires devant tant de prodiges dont la grandeur n'est sur-
passée que par la simplicité virginale de l'enfant qui les accomplit?
Que sont les pompes de Reims à côté des flammes de Rouen, et que
valent les plus beaux coups d'épée en présence de ces merveilleuses
réponses, dont l'évidente sincérité triomphe à quatre siècles de dis-
tance des résistances les plus obstinées et des convictions les plus
rebelles?
JEANNE d'ahC ET SA MISSION. 311
Voici à peine quelques années que Jeanne d'Arc nous est apparue
dégagée des ombres accumulées autour d'elle par les passions de
ses contemporains autant que par l'ignorance des âges suivans. Ce
n'est que de nos jours qu'elle a pris pleine possession de sa gloire.
Le type sublime deviné par une royale artiste s'est trouvé presque
simultanément confirmé par les investigations de la science et par les
plus sévères procédés de l'analyse. Avant la publication intégrale
des deux procès et des docuniens originaux qui les ont suivis, la
pucelle n'était pour l'Europe lettrée qu'une héroïne au caractère
mal défini et presque équivoque , une sorte de personnage de
l'Arioste, qui, par l'effet de certaines couleurs fantastiques et de cer-
taines allures théâtrales à peu près convenues, touchait d'aussi près
à la légende qu'à l'histoire.
I.
Des causes dont l'influence se fit sentir du vivant même de Jeanne,
quoiqu'elles aient été peu soupçonnées jusqu'ici, ont contribué de-
puis le xv" siècle soit à dévoyer l'opinion, soit tout au moins à la
faire hésiter en présence de cette mémoire. L'exécution de Rouen ne
fut-elle pas applaudie par un parti nombreux qui comprenait une
notable portion de la bourgeoisie française, par l'université, le par-
lement et la presque totalité de la population de Paris? Cet acte ne
fut-il pas consommé par un évèque de bonne renommée (1), assisté
d'un délégué de l'inquisition et de docteurs généralement réputés
honnêtes et savans? Comment s'expliquer pareille chose, si des
erreurs populaires et des passions abominables n'avaient dès ce
temps-là égaré la raison publique? Comment comprendre qu'un tel
procès se soit poursuivi régulièrement durant de longs mois sans
qu'aucun cri d'indignation ait retenti dans cette France que la géné-
reuse enfant venait d'arracher à l'abîme, sans que toute la cheva-
lerie du royaume se soit cotisée pour payer au poids de l'or la rançon
de la captive?
Vainement voudrait-on douter de la froideur de l'opinion en pré-
sence de l'immolation judiciaire : cette indifférence n'est pas moins
démontrée par le silence des Armagnacs que par les insultes des
Bourguignons, et l'histoire est contrainte de reconnaître que pas un
effort ne fut tenté ni par la tour, ni par l'armée, ni par l'église, soit
pour sauver l'héroïque prisonnière, soit pour la faire mettre à ran-
çon, selon le droit commun du temps, soit même pour intéresser la
(1) Pierre Ghaiiclion est qualifié de vir bonœ memoriœ dans le bref du pape Galixle liï,
du 3 juin 1430, qui autorise la révisic.i du premier procès.
312 REVUE DES DEUX MONDES.
papauté à une cause ecclésiastique clans laquelle l'accusée en avait
appelé au souverain pontife. Parmi tant de preuves qu'on pourrait
en apporter, il suffît de citer un seul témoignage, parce qu'il appar-
tient à l'un des plus courageux citoyens d'un temps qui en comptait
peu. Dans un long mémoire adressé aux états tenus à Blois en lZi33,
Jouvenel des Ursins expose les succès miraculeux obtenus par le roi
Charles Vil, et les attribue à la grâce de Dieu et au courage de ses
chevaliers, sans nommer la sainte martyre dont les cendres fumaient
encore, et qui avait été le bras de l'un et l'inspiratrice des autres.
De telles ingratitudes ne deviennent possibles que par la fascina-
tion de l'esprit de parti, ou par la sceptique lassitude qu'engen-
drent d'ordinaire les profondes perturbations et les longues cala-
mités. Jeanne d'Arc épuisa dans leur cruelle amertume des douleurs
morales plus aiguës que celles du bûcher. Les mauvais vouloirs qu'elle
rencontra, la suspicion dont elle fut l'objet au sein même du camp
royal torturèrent sa vie, non pas seulement dans le silence de son
cachot, mais au milieu de ses succès et dans l'enivrement de la fa-
veur populaire. Les sentimens de doute, de méfiance et de jalousie
qui arrêtèrent l'élan de la ï'rance au jour de son supplice, et dont le
roi ne se départit lui-même qu'avec une sorte d'hésitation après un
silence de vingt années, s'étaient développés sitôt son arrivée à la
cour; ils la contrarièrent dans la plupart de ses desseins et la dé-
couragèrent dans ses plus hautes inspirations, lors même que des
succès prodigieux venaient chaque jour imprimer à ses actes le sceau
d'une miraculeuse consécration. Tels furent les obstacles puissans,
quoique secrets, qui l'arrêtèrent court au milieu de sa carrière ina-
chevée, et ce fut aussi sous l'influence de ces sentiraens-là que se
développa, dans le parti de Charles VU, une opinion acceptée par la
postérité, et suivant laquelle Jeanne aurait eu le tort grave de pro-
longer sa mission, strictement limitée par le ciel à la délivrance
d'Orléans et au sacre de Reims. La génération suivante, quelque
sincérité qu'elle y mît d'ailleurs, ne jugea les actes de cette noble
fille que sous le reflet des passions qui avaient empoisonné sa vie,
et qui l'empêchèrent d'accomplir jusqu'au bout la tâche véritable
qu'elle s'était toujours donnée, celle de bouter jusqu'au dernier les
xXnglais hors de toute France.
L'opinion bourguignonne, qui était celle des classes lettrées, pro-
duisit d'ailleurs plus d'écrivains que le parti armagnac, et les plus
modérés ne manquèrent pas de présenter le rôle de celle qui avait
relevé la fortune de Charles VII et de la France sous un jour peu
bienveillant, laissant volontiers douter si un tel secours était venu
au dauphin du ciel ou de l'enfer, si la pucelle dirigeait réellement
les chefs de guerre ou si elle était conduite par eux, si elle avait été
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 313
l'instrument de la Providence ou l'instrument d'une intrigue (1).
D'autres causes concoururent à fausser l'opinion , et à faire re-
jeter dans l'ombre les documens nombreux accumulés dans les
greffes par le procès de condamnation de 1431 et par celui de la
réhabilitation qu'un bon mouvement de conscience de Charles \II
fit enfin prononcer en 1/156. Le drame de Rouen avait à peine reçu
son triste dénoûment en présence de milliers de témoins, que di-
verses aventurières parurent en France et au dehors, exploitant
la crédulité des simples et leur persuadant que la pucelle avait été
miraculeusement arrachée aux flammes. Une de ces fausses Jeannes
parvint même, paraît-il, à se faire avouer de la famille d'Arc,
ot à tromper à son profit la reconnaissance si naturelle de la ville
d'Orléans. L'effet de ces substitutions fut étrange : la pucelle perdit
en quelque sorte son existence historique et devint pour les masses
une sorte de personnage auquel elles se complurent à attribuer tous
les faits et gestes dont le récit défrayait leurs veillées. Si son rôle
s'agrandit dans cette phase nouvelle, ce fut au préjudice de ce qu'il
avait de sérieux, et l'effet de cette apothéose populaire fut de pro-
voquer chez les savans une vive réaction en sens opposé. La plupart
des écrivains du xvi" siècle témoignent de cette tendance que l'esprit
de la réforme ne pouvait manquer de développer encore davantage.
Alors parut prévaloir l'opinion que « le roi s'était avisé de cette ruse
pour donner quelque bon espoir aux Français, leur faisant entendre
la sollicitude que notre Seigneur avait de son royaume. » Ce sont
les expressions mêmes dont se sert Guillaume Du Bellay dans son
traité De la Discipline militaire. Quelques années plus tard, Du
Haillan alla plus loin, et en s'efforçant d'établir que Jeanne s'était
prêtée avec complaisance au rôle que lui imposait la politique royale
aux abois, cet historiographe patenté de Henri III ne rougit pas,
sous le règne d'un prince de la maison de Valois, de descendre aux
derniers outrages contre celle qui avait fait du roi de Bourges un
roi de France, et de jeter dans l'histoire le germe infâme qu'une
autre main devait si tristement cultiver.
L'opinion que Jeanne n'avait servi qu'une intrigue avait presque
universellement prévalu aux dernières années du xvr siècle : en
maintenant dans une discussion approfondie le caractère surnaturel
de la mission de la pucelle, le savant auteur des Recherches de la
France proclame avec une douleur profonde que jamais mémoire ne
fut plus décriée que ne l'était encore de son temps celle de la femme
qui « secourut, dit-il, l'état si à propos, et le rétablit par un miracle
très exprès de Dieu (2) . »
(1) Chronique d'Enguerraud de Moustrelet.
(2) Etienne Pasquier^ livre v, chap. 7 et 8,
31Zi REVUE DES DEUX MONDES.
Avec le règne des princes de la maison de Bourbon commença iin
retour vers la reconnaissance et vers la justice. Sous Henri IV et sons
Louis XÎII, le nom de la vierge de Domremy fut remis en honneur:
la société de l'hôtel de Rambouillet s'inclina devant son héroïque et
chaste figure, et sa statue, renversée par les iconoclastes de la ré-
forme en 1567, fut relevée dans la ville qu'elle avait délivrée. Un
concours fut ouvert pour composer l'inscription destinée à ce monu-
ment. L'aigle du temps, Malherbe, y porta quelques méchans vers
qu'on pardonne au sentiment patriotique qui les inspira.
Il était écrit d'ailleurs que la poésie porterait toujours malheur à
l'être dont il semble qu'il devrait suffire de prononcer le nom pour
en faire déborder toutes les sources. L'épopée de Chapelain, publiée
en 1656, porta à Jeanne d'Arc un coup non moins funeste que celui
qu'elle avait reçu des odieuses inventions de Du Haillan. Ce poème,
annoncé comme un chef-d'œuvre, n'obtint qu'un succès de fou rire,
et l'héroïne se trouva enveloppée dans la chute du malheureux poète.
L'effet de ce désastre littéraire fut si grand, qu'il fit, même pour les
bons esprits, approcher le ridicule de la vie la plus propre à le dé-
fier par la grandeur des souffrances et des services. Les travaux
d'érudition, si nombreux dans le xvii'^ siècle, se détoni^ièrent de cet
écueil comme par un dessein concerté, et l'opinion demeura suspen-
due dans une sorte d'incertitude dont les travaux apologétiques,
d'ailleurs inédits, d'Edmond Richer sur la pucelle n'étaient pas en
mesure de la tirer.
Telle était sur cette partie de notre histoire la disposition déplo-
rable de l'esprit public lorsque Voltaire osa l'acte dont l'accablante
responsabilité ne retombe pas moins sur son temps que sur lui-
même. Cette œuvre était en effet le plus cruel châtiment qui pût être
infligé à un pays pour son ignorance et pour son ingratitude. La
leçon profita : toute sceptique que fat cette génération, tout indif-
férente qu'elle demeura aux grandeurs de l'âme et de f histoire, elle
s'indigna qu'on la crût tombée assez bas pour oser lui servir une
telle pâture. La publication de la Pucelle, qui eut lieu au milieu du
xviir siècle, détermina un vif retour, dont l'effet fut de commencer
sur des bases très étroites, il est vrai, et avec des matériaux fort in-
complets, une sorte de réhabilitation de Jeanne d'x\rc, Lenglet-Dufres-
noy et l'abbé Dartigny s'attachèrent à venger l'honneur de la femme
et de la guerrière, Cette œuvre fut continuée avec plus de science
et d'autorité par M. de Laverdi, ancien ministre du roi Louis XV, et
ce fut en se rattachant au même mouvement d'idées qu'écrivirent
plus tard MM. Le Brun des Charmettes et Berriat Saint-Prix. Si ces
écrivains n'ont pas unanimement admis l'inspiration divine de Jeanne,
ils ont du moins reconnu qu'elle y croyait pleinement elle-même.
JEANINE d'arc ET SA ^IISSION. 315
et tous ont constaté la pureté d'une vie sur laquelle il n'est pas un
témoignage contemporain qui ne concorde, même devant le tribunal
de l'évêque de Beauvais.
Jeanne d'.\i-c était donc à peu près réhabilitée pour le xix" siècle (1) ;
mais si le pays avait retrouvé le respect de son nom, c'était sans la
connaître encore : la France n'avait jamais été admise à contempler
face à face, dans la naïveté de ses vertus, l'amertume de ses épreuves
et les sublimes élancemens de son âme, l'être unique dans l'huma-
nité et dans l'histoire sans lequel ce pays aurait cessé de compter
au rang des nations. L'un des plus sérieux services qu'on pût ren-
dre à la France, c'était de lui montrer ce qu'elle vaut aux yeux
de Dieu par la grandeur même des moyens qu'il emploie pour la
sauver.
Un étranger qui porte dignement un nom illustre a le premier de
nos jours appelé l'attention de l'Europe savante sur un épisode qui
suscite tant de problèmes de psychologie et d'histoire. M. Guido
Goerres a passé le Rhin pour l'étudier à ses sources : il a présenté à
sa patrie dans sa vérité grandiose la physionomie de la sainte guer-
rière, non moins défigurée par les romanesques inventions de Schil-
ler que par les brutalités de Shakspeare; mais c'était à la science
nationale qu'était heureusement réservé l'entier accomplissement
de cette œuvre de haute justice et de haute critique. Elle a été ac-
complie par M. Quicherat avec un savoir, une conscience et une mé-
thode qui font de sa grande publication sur Jeanne d'Arc l'un des
monum«ns les plus précieux et les plus utiles de l'érudition moderne.
M. Quicherat a édité le texte intégral des deux procès : il a mis cha-
cun en mesure de contempler la fière jeune fdle devant ses juges
dans l'incomparable grandeur de son patriotisme et de sa foi; il a
vulgarisé des détails ignorés ou travestis de l'enquête ouverte pour
la réhabilitation de la victime, enquête dans le cours de laquelle de
nombreux témoins, paysans, prêtres, princes et guerriers, viennent
révéler jusqu'aux plus secrets mystères de la vie de Jeanne.
A ces documens, éclairés par un commentaire sobre et sage,
M. Quicherat a joint la totalité des textes inédits ou incomplètement
publiés émanant des contemporains de la pucelle, que ceux-ci aient
écrit en vers ou en prose, en France ou au dehors, et il a donné d'ail-
leurs un développement égal aux publications du parti français et à
celles de la faction anglo -bourguignonne. Le lecteur se trouve donc
placé désormais en présence d'une masse de témoignages d'où jail-
li) Cette réhabilitation ne s'étend pas encore d'ailleurs au-delà de nos frontières : il
suffit, pour en rester convaincu, de lire le jugement que porte sur la pucelle d'Orléans
le plus illustre historien contemporain de l'Angleterre catholique. Voyez Lingard, Ilist.
of England.
316 REVUE DES DEUX MONDES.
lissent des flots de lumière. Dans des aperçus originaux joints à sa
publication, M. Quicherat a exposé avec une courageuse liberté les
convictions qu'a suscitées dans son esprit ce long comnjerce avec
une femme dont les actes, soumis à la plus rigoureuse analyse, de-
meureraient sans nulle explication plausible, si l'on n'en acceptait
l'interprétation qu'elle en donne elle-même.
Je voudrais dire quelles impressions m'a laissées cette étude d'un
intérêt sans égal, et, à l'aide de travaux dont l'honneur appartient
à d'autres, replacer Jeanne d'Arc dans le milieu tout plein de trou-
bles et de passions où elle a vécu et soulTert. Je n'aurai garde, on le
comprend, de rappeler tous les incidens d'une histoire qu'on sait
par cœur; mais je signalerai les aperçus nouveaux suggérés par tant
de documens ignorés, et je démontrerai facilement, je crois, pièces
en main, que les esprits les plus raisonnables en cette matière sont
ceux qui, n'y portant aucune idée préconçue, consentent à incliner
leur raison devant des faits dont l'évidence accable et confond.
L'époque où parut Jeanne d'Arc appartient à ces temps durant
lesquels les sociétés flottent incertaines entre une pensée dont l'é-
nergie s'est épuisée et une idée qui ne s'est pas encore résolument
produite. L'Europe avait vu finir dans les scandales et les peiplexités
du grand schisme l'ère magnifique durant laquelle l'église s'était
épanouie dans sa plus éclatante fécondité. L'esprit humain n'était
pas encore en révolte ouverte contre la foi; mais le scepticisme ger-
mait en s'ignorant lui-même, comme la larve du ver caché au calice
d'une fleur encore brillante. Venue entre les croisades et la réforme,
Jeanne d'Arc allait dans sa courte carrière subir la double influence
de saint Louis et de Calvin. L'esprit de l'un explique en effet les
merveilles de sa vie, et l'esprit de l'autre ne fut point étranger aux
impitoyables rigueurs de sa mort. La France était trop croyante
pour ne pas l'acclamer dans l'éclat de sa victoire; mais elle ne Tétait
plus assez pour la soutenir jusqu'au bout dans l'obscurcissement de
sa fortune et l'amertume de ses épreuves.
IL
La lutte ouverte entre la France et l'Angleterre après l'avènement
de la maison de Valois avait eu des phases diverses : dans sa pre-
mière période, elle avait été un grand duel engagé entre deux
dynasties pour la suprématie de l'Europe occidentale; car si la guerre
commença d'abord sous Philippe de Valois avec une certaine hésita-
tion de la part des populations françaises, qui flottaient incertaines
entre deux maisons dont aucune ne leur était étrangère, elle avait
pris bientôt, grâce à l'habile politique de Charles V servie par l'hé-
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 3X7
roïsme de Du Guesclin (1) , le caractère d'un véritable mouvement
patriotique contre l'invasion anglaise. Lorsque Charles V mourut
en 1380, le sort des armes avait prononcé, et l'on devait croire que
c'était à toujours. Ce prince, qui, selon Du Tillet, ne vêtit jamais
armure, avait repris la pleine possession de son royaume, et si
Edouard III était demeuré le plus grand guerrier de l'Europe, Char-
les V, riche en finances et vainqueur de toutes les factions qui avaient
menacé sa jeunesse, en était devenu le souverain le plus absolu et
le plus puissant.
L'enfant qui allait s'appeler Charles YI reçut donc une couronne
qu'il n'était plus donné à l'étranger d'ébranler sur son front. Biens
loin d'être dans ce moment -là en mesure d'inquiéter la France,
l'Angleterre paraissait à son tour dans le cas de trembler pour elle-
même. La pensée de Charles VI aux premiers temps de son règne fut
en effet de reporter dans l'île voisine tous les maux que celle-ci avait
depuis deux générations déchaînés sur la France. Comment ce prince,
qui, du haut des falaises de Picardie, menaçait les côtes d'Angle-
terre à la tête de l'armée victorieuse à Rosebecque, fut-il conduit
à déshériter son propre fils pour préparer le sacre d'un monarque
anglais dans la basilique où dormaient tant de rois de sa race? Ce
fut l'œuvre et le châtiment d'une corruption jusqu'alors sans exemple
parmi les peuples chrétiens, corruption qui descendit de la cour
dans la nation, et menaça toutes les existences et toutes les fortunes
par le déchaînement des forces brutales. La France, mise au pillage
par les princes du sang, ses protecteurs naturels, avait cessé d("
s'appartenir à elle-même longtemps avant que Henri de Lancastre
se décidât à profiter de son épuisement pour paraître sur un champ
de bataille où il fut appelé tour à tour par la faction d'Orléans
et par celle de Bourgogne. Tout était commun en effet dans les pro-
cédés de celles-ci, et à l'attentat de la rue Barbette avait répondis*
celui du pont de Montereau.
Toutefois, pendant que la faction d'Orléans, dirigée par un prince
type brillant de toutes les qualités comme de tous les vices de sa
race, ne représentait encore que d'égoïstes intérêts, la faction de
Bourgogne s'était donné plus de cohésion et de puissance en deve-
nant le point d'appui de tous les griefs populaires, et en ranimant
dans la nation les idées hardies si bruyamment professées par les
états-généraux dans le cours du siècle précédent; mais ces inspira-
tions réformatrices, provoquées par d'odieux calculs et mises ai?
service d'intérêts étrangers, n'eurent d'autre résultat que de pro-
voquer des scènes dont nos plus hideuses journées révolutionnaires
(1) Voyez le Connétable Du Guesclin dans les Études sur les fondateurs de l'uniiT
nationale en France, n» de la Revue du 15 novembre 1842.
318 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ont pas dépassé l'horreur. L'anarcliie fit donc incliner les intérêts,
à défaut des cœurs, vers une dynastie nouvelle, acceptée par l'une
des factions nationales en haine du dauphin, qui s'était jeté dans
les bras de l'autre. La pensée que tant de maux ne pouvaient être
conjurés par cette maison de Valois divisée contre elle-même, et où
la voix de la nature était muette jusque dans le cœur d'une mère,
découragea un moment la France d'une fidélité dont la déliait solen-
nellement un roi en démence. Durant cet affaissement universel,
Isabeau de Bavière et le duc de Bourgogne, réconciliés par l'espoir
d'une commune vengeance, purent proclamer, sans soulever l'in-
dignation publique, l'avènement d'une royauté représentée par un
prince étranger, mais habile, qui, entre tant de factions impuissantes
et décriées, promettait au moins un gouvernement à la France. Le
sentiment public en était là lorsque la domination anglaise reçut une
sorte de titre légal par le traité de Troyes. En vertu de ce traité,
Henri V de Lancastre devenait le gendre et le successeur désigné du
roi Charles VI, et prenait comme régent le gouvernement du royaume.
Cependant le troisième fils du monarque, devenu dauphin par la
mort prématurée de ses deux frères, errait dans les provinces cen-
trales en fugitif plutôt qu'en prétendant. Charles de Touraine, léger
comme tous les princes de sa maison, timide comme un enfant re-
poussé des bras paternels, avait marché de faute en faute depuis le
commencement de son rôle politique. En acceptant la responsabilité
personnelle de l'assassinat commis contre Jean-sans-Peur, il avait
élevé entre lui et la maison de Bourgogne une barrière qui semblait
infranchissable, et il ne s'était pas moins gratuitement aliéné le duc
de Bretagne. Dominé par des favoris médiocres, Charles était sans
suite dans ses desseins comme sans fidélité dans ses relations, et
cherchait au milieu de distractions vulgaires l'oubli de maux dont
la grandeur ne relevait ni son cœur ni son intelligence. Écrasé par les
déclarations d'une furie qui affichait son propre déshonneur pour in-
firmer dans sa source le droit héréditaire de son fils, le prince sem-
blait participer, sur ce droit même, à l'incertitude que ses ennemis
s'efforçaient de propager. L'orgueil de son sang n'éclatait ni dans
ses allures ni dans ses actes : triste jusque dans le plaisir, incertain
jusque dans le succès, on eût dit qu'il fléchissait sous sa fortune, et
que le dernier des Valois, comme le dernier des Atrides, sentait peser
sur sa tête les pieds d'airain du sort.
L'espèce de résignation, pour ne pas dire de facilité, avec laquelle
le nouveau roi paraissait accepter son malheur avait été à la mort de
Charles VI l'un des plus sérieux obstacles au succès d'une cause déjà
compi'omise par tant de fautes, et qui ne se fût jamais relevée si elle
n'avait été celle de la France. Ses auxiliaires étrangers, ceux que
l'Ecosse lui envoyait en haine de l'Angleterre, ceux qu'il recevait de
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 319
l'Italie et des provinces méridionales par l'influence de la maison
d'Armagnac, lui enlevaient plus de force morale qu'ils ne lui prê-
taient de force militaire. La vraie France de ce temps-là, celle qui
s'étend des Lords de la Meuse à ceux de la Seine et de la Loire, ne
se sentait pas représentée dans un camp où dominaient des monta-
gnards des Hébrides, des archers milanais et de faméliques Gas-
cons. Elle n'avait nulle confiance dans cette cour nomade composée
d'hommes obscurs qui se disputaient la faveur de leur maître sans
parvenir à la fixer.
Depuis qu'il portait le titre de roi, Charles n'avait pas été plus
heureux que lorsqu'à l'excitation des conseillers de sa première jeu-
nesse il avait accepté la complicité d'une faction jusque dans ses
crimes. Quelques succès, dus à des bandes que leur indiscipline ren-
dait incapables de toute opération décisive, n'avaient point réparé
les désastres de Crevant et de \erneuil, où ce prince avait perdu dans
ses auxiliaires écossais la force principale de son armée. Il est con-
staté, par les aveux mêmes du roi, qu'aux jours qui précédèrent l'ar-
rivée de Jeanne d'Arc il méditait une retraite en Ecosse, et l'on sait
que la plupart des tristes personnages qui formaient alors son con-
seil n'aspiraient qu'à ménager quelque part à leur maître une petite
souveraineté, calcul qui n'aurait servi des intérêts personnels qu'en
compromettant pour jamais ceux de la France. C'était donc avec la
confiance la plus entière, et en apparence la mieux fondée, que les
Anglais, maîtres du pays jusqu'à la Loire, s'avançaient avec toutes
leurs forces, afin de pénétrer par Orléans au centre des provinces
méridionales, qui prêtaient à la cause de Charles YII un concours
plus égoïste que dévoué, car ces provinces n'appuyaient les droits
de cette royauté fugitive qu'à cause de sa faiblesse, et pour se main-
tenir en face d'elle dans la demi-indépendance à laquelle elles aspi-
raient toujours.
Toutefois, lorsqu'au mois d'octobre 1/Î28 les Anglais commen-
çaient ce siège mémorable, la royauté de Henri YI ne reposait point
en France sur des bases aussi solides qu'on aurait pu le croire à en
juger par le désarroi du parti contraire. La nation s'était abandon-
née |)lutôt qu'elle n'avait été vaincue, et elle se sentait supérieure
à sa triste fortune. Les Anglais n'avaient pu conduire sur le conti-
nent que des forces insuffisantes, car le mauvais vouloir de ses com-
munes avait plus d'une fois contraint Henri V de mettre en gage
jusqu'aux diamans de sa couronne pour payer la solde de son armée.
Après sa mort, le gouvernement de l'enfant qui lui succéda n'exista
plus à Paris que sous le bon plaisir de la faction bourguignonne.
Aux yeux de ce parti, les étrangers étaient des auxiliaires et point
des conquérans, position qu'il mettait autant de soin à maintenir
que les Anglais en prenaient pour la changer. Si les ennemis des
320 REVUE DES DEUX MONDES.
Armagnacs avaient été conduits par l'entraînement des circonstances
et des passions à opposer au dauphin un prétendant étranger, il ne
leur avait pas été donné de se transformer eux-mêmes dans leurs plus
intimes instincts. Des froissemens quotidiens révélaient l'incompa-
tibilité de cette royauté importée avec le génie français, et d'autre
part l'esprit britannique, rebelle à toute assimilation, abordait de
-front tous les obstacles que la prudence aurait commandé de tourner.
Le duc de Bedford, régent de France pour le jeune Henri VI,
était un prince d'une habileté consommée, mais ses efforts n'empê-
chaient point la bourgeoisie et le clergé de se lasser d'un gouverne-
ment formaliste et hautain que les vues divergentes des princes de
Lancastre laissaient sans unité dans ses plans et sans ressources pé-
cuniaires dans ses besoins. Lorsque, pour les maintenir sous saban-
mève, Bedford distribuait aux seigneurs d'Angleterre les duchés et
les seigneuries du royaume, les grands qui avaient adhéré au traité
de Troyes étaient conduits à se demander si, en donnant en France
im tel pied à l'étranger, ils avaient aussi bien servi leurs intérêts
que leurs haines. Dans les temps de révolution, c'est le plus souvent
par les exigences de ses alliés qu'on arrive à se rapprocher de ses
anciens adversaires. Ainsi agit d'abord le duc de Bretagne, qui, sans
servir Charles VII, avait fini par se détacher des Anglais. Le duc de
Bourgogne inclinait vers le même parti, et ces dispositions, bien
que très vagues encore, étaient fort naturelles. Si la maison de Bour-
gogne avait mis le feu dans Paris pour y jouer le premier rôle, en
présence du régent anglais son chef n'était plus que le second per-
sonnage du royaume. Aussi, malgré le lien de famille qui rattachait
ces deux princes, le chef du parti bourguignon n'était plus fidèle à
l'Angleterre que par fidélité à sa propre faction, de telle sorte que
si le parti de Charles Vil continuait à demeurer impopulaire et im-
puissant, la royauté de son rival commençait à son tour à devenir
à charge à la plupart de ceux qui l'avaient faite.
Gomment rétablir un lien entre le roi légitime et la nation, étran-
gers l'un à l'autre? comment relever celle-ci du profond décourage-
ment où l'avaient jetée tant de misères? Que fallait-il pour ranimer
îe cœur de ce pauvre peuple qui depuis quinze années « ne connois-
soit que feux, volleries, pilleries, carnages, et en brief tous les
maux de ces furieux temps (1) , » et pour que, se relevant du fond
4e l'abîme, il retrouvât tout à coup sa fol dans ses destinées? 11 fal-
lait que le cours des événemens échappât, par une péripétie sou-
daine, aux mains qui ne tentaient pas même de les diriger, et qu'une
vision radieuse, illuminant toutes les ténèbres, dissipât et les incer-
titudes du prince sur son propre droit et celles de la nation sur son
(1) Etienne Pasquier. Recherches de la France, liv. v^ cli. 6.
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 3*21
avenir. Pour sentir sa honte et retrouver la puissance cle la secouer,
il fallait que le peuple cle Charles-Martel et de saint Louis s'incarnât
dans un type héroïque, et que cette génération, abaissée parle mal-
heur, reprît confiance en Dieu en le voyant s'incliner vers elle.
La France tenait une trop grande place dans l'économie générale
des idées et des choses pour que la Providence la laissât périr faute
d'un miracle pour la sauver. A la veille du jour où elle allait devenir
le point d'équilibre entre les croyances catholiques et les aspira-
tions naissantes du monde moderne, elle ne pouvait disparaître
comme une peuplade obscure sous une invasion qui n'était pas
même l'œuvre d'un grand peuple, mais celle d'une dynastie desti-
née à ne laisser dans l'histoire britannique que le souvenir des plus
stériles forfaits.
L'Europe considérait sans doute comme perdue la cause de ce
roi vagabond, sans royaume, sans armée, sans prestige personnel,
et lorsque le comte de Salisbury fut parvenu à enlacer Orléans
dans un cercle de bastilles réputées imprenables, l'on tint pour
certain au dehors, tous les témoignages du temps l'attestent, que
cette ville devrait bientôt succomber, malgré l'héroïsme de ses
habitans, chez lesquels survivaient, comme au cœur même de la
nation expirante, les dernières étincelles du patriotisme français,
^lais le peuple dans ses chaumières n'en jugeait ni comme l'étranger,
ni comme les bourgeois et les seigneurs qui avaient livré la France.
Ce peuple était sans doute incapable de rien tenter d'efficace dans
l'épuisement auquel il avait été réduit; cependant il persistait à es-
pérer contre toute espéiance, et lorsque le sol de la patrie se déro-
bait sous ses pieds, il se réfugiait dans l'inviolable domaine de son
imagination et de son cœur; il attendait son salut non de la terre,
mais du ciel, non de la force, mais de la faiblesse. Des prophéties
circulaient depuis longtemps dans toutes les provinces, aimoncant à
cette nation, qui avait vu se dérouler tant de scandales, que la
France, perdue par une femme, serait un jour sauvée par une femme.
Je n'entends point reprendre ici en sous-œuvre la thèse fameuse
que tous les grands événemens de l'histoire ont été prédits; mais en
s'en tenant strictement au temps qui nous occupe, il est certain que
l'attente d'une libératrice envoyée pour mettre un terme aux maux
de la France était dans la première partie du xv" siècle une croyance
aussi répandue que l'avait été dans le monde romain, à la veille du
grand avènement, l'opinion antique et constante qu'un être mysté-
rieux sortirait bientôt de la Judée pour conquérir et gouverner le
monde (1). Des prédictions attribuées à Merlin annonçaient que le
(1) « Pluribus pei'suasio iiierat autiquis saceidotum litteris contineri ex ipso tempore
TOME I. 21
322 REVUE DES DEUX MONDES.
salut viendrait à la France d'une vierge sortie d'un bois épais,
situé sur les frontières de la Lorraine, et ces prédictions, très sou-
vent alléguées par Jeanne elle-même, exercèrent une grande in-
fluence et sur l'opinion publique à Vaucouleurs, lorsqu'elle y an-
nonça sa mission, et sur le roi, qui ne se résolut à l'entendre que
contre l'avis de la plupart de ses conseillers (1),
III.
Le drame d'où sortit le salut du royaume commença dans une
obscure vallée enlacée dans les possessions de la Lorraine et de
l'empire. Entouré de garnisons bourguignonnes qui occupaient
presque toutes les places voisines, séparé par cent lieues de pays
des provinces demeurées fidèles à Charles VII , le village de Dom-
remy, si pauvre et si éloigné qu'il fût du centre des luttes politi-
ques, en avait reçu le contre -coup et gardait à la royauté et à
la France une fidélité que l'histoire constate sans l'expliquer. Les
liabitans de ce poste avancé du royalisme perdu dans des provinces
depuis longtemps soumises au gouvernement anglo -bourguignon
aimaient cordialement le roi de France, et haïssaient l'Anglais de
la haine vigoureuse qui enflammait en ce moment-là le cœur des
défenseurs d'Orléans. Les déclarations de Jeanne à son procès con-
statent l'énergie des passions populaires au fond de ce hameau, dont
les enfans engageaient chaque jour des luttes sanglantes contre ceux
des localités voisines qui , professant généralement des opinions
bourguignonnes, insultaient par leurs sarcasmes au droit du soi-
disant dauphin (2). Les horreurs de la guerre n'avaient pas épargné
ce coin de terre dans ces temps afl'reux où les biens de tous appar-
tenaient au premier occupant, la France, selon l'heureuse expres-
sion d'un contemporain (3) , ressemblant alors à la mer, où (c chacun
a autant de seigneurie comme il a de force. »
Au milieu de ces périls et des souffrances qui en étaient la suite
journalière, naquit à Jacques d'Arc et à Isabelle Rommée, honnêtes
cultivateurs de Domremy, une fille qui vint ajouter une charge nou-
fûre ut valesceret Oriens, profectique Judeà rerura potirentur. » (Tacit., Histur., lib. v,
ch. 13.) — « Percrebuerat Oi-iente toto vêtus et constans opinio esse iu fatis ut eotem-
pore Judeà profecti rerum potirentur. » (Suetou., in Vespas.)
(1) « Proplietisatum fuit quod Frauda per mulierem deperderetuv, et per unam vir-
giuem de Marchiis Lotharingiae restaurari dcbebat. » {Proc. de réhahllit., \l, p. 477,
III, p. ^33.) — « Eraat prophétise dicentes quod circà uemus quod vocaretur gallicè le
Bois-Chenu, debebat veuire quœdam puella qiiae faceret loirabilia. » ( Proc. de condamn.,
I, p. 68, 213.)
(2) Procès de condamn., t. \^^, p. 66.
(3) xVlain Chartier.
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 323
velle à rentretien d'une famille déjà nombreuse. L'enfance de Jeanne
n'eut rien qui la distinguât de celle de la plupart des filles de labou-
reurs. Elle passait sa vie entre sa mère et ses sœurs, occupée à
coudre et à filer, et n'allait que rarement aux champs garder le trou-
peau remis aux soins de ses frères et de ses sœurs. Il est surabon-
damment établi, parles déclarations d'une foule de témoins entendus
lors de l'information de 1455 à Domremy et à Yaucouleurs, qu'elle
n'avait pas été préparée aux violens exercices dans lesquels elle
déploya tout à coup une dextérité si surprenante, car sa vie casa-
nière ne fut interrompue que par deux excursions de quelques jours
à Toul et à Neufchâteau. En présence de tels témoignages, il devient
impossible d'expliquer comment Monstrelet (I) a pu transformer en
hardie servante d'auberge et en une sorte de virago la plus timide
des jeunes filles; il doit paraître plus étrange encore que d'autres
écrivains accrédités, parmi lesquels on s'étonne d'avoir à citer Pas-
quier lui-même (2) , aient pu donner vingt-neuf ans à une accusée
qui déclare devant ses juges, sans aucune contradiction, qu'elle en a
dix-neuf.
Il n'est pas difficile de se représenter Jeanne d'Arc dans son en-
fance d'après les déclarations très concordantes recueillies aux lieux
où s'écoula sa vie obscure (3). Jeannette était une petite fille d'une
ligure élégante et délicate, quoique d'une constitution robuste, très
occupée de ses devoirs domestiques et fort aimée de ses compagnes,
encore qu'elle ne prjt part à leurs jeux qu'avec une sorte de réserve;
tous ses voisins attestent en eflet qu'elle s'éloignait d'ordinaire des
plaisirs bruyans, n'aimant ni à s'ébattre, ni à danser, ce qui ne
l'empêchait pas de porter dans son commerce habituel une sorte de
gaieté tranquille. La seule chose qui pût la faire remarquer alors,
c'était une piété fervente, quoique nullement singulière. Elle trou-
vait une joie peu ordinaire dans l'enfance à remplir les plus stricts
devoirs de la religion; elle visitait les malades, disposait pour les
pauvres du peu de superflu dont elle jouissait elle-même, et plus
d'une fois, selon l'attestation d'un déposant, elle coucha sur la dure
afin de leur prêter son propre lit. Elle ne savait pas lire, ne connais-
sait en fait de prières que le Pater et Y Ave; mais son intelligence
était naturellement droite et n'inclinait aucunement vers les super-
stitieuses croyances, à peu près universelles dans ces temps et ces
lieux reculés. Aux efforts persévérans de ses juges pour rattacher les
inspirations qui l'entraînèrent si loin des voies communes aux en-
(1) Chronique d'Eugneirand de Monstrelet, t. II, cli. lvii.
(2) Recherches, liv. v, ch. 8.
(3) Voyez sui'toat les dépositions de Jacques Morel, Duraut-L ixart, Simouniu, Mu.;-
nier, Bernard Lacloppe, et généralement de tous les témoins entendus soit à Domremy,
soit à Yaucouleurs. [Procès de réhahil., t. ill, p. 378 à 483. )
324 REVUE DES DEUX MONDES.
chaiitemeiis de l'arbre des fées, sous lequel elle venait s'abriter quel-
quefois avec les autres eufaus du village, elle oppose des dénéga-
tions fermes et légèrement ironiques, tirées des croyances de l'église
et des enseignemens de son curé. Dans cette enquête, le cœur de la
douce enfant reluit comme un miroir qu'aucun souiTle n'a terni : les
erreurs les plus usuelles dans son siècle n'ont pas effleuré la recti-
tude de son esprit, et nul sentiment exalté ne s'est encore produit
dans cette âme, ignorante des vices du monde comme de ses propres
vertus. Jamais il ne fut plus difficile de soupçonner l'héroïsme que
chez cette fillette de douze ans, réservée sans maussaderie, grave
sans tristesse, qui ne connaissait d'autre plaisir que d'ouïr la messe
chaque matin et de prier avec dévotion au tintement de V Angélus
du soir.
Une crise s'opéra cependant dans cette nature placide. Vers la
treizième année de son âge, Jeanne, sans sortir encore du cahue
extérieur de sa vie, est agitée par des émotions contre lesquelles elle
engage visiblement une lutte terrible. Ce fut à l'époque où les maux
de la guerre vinrent fondre sur la lointaine vallée et contraignirent
les habitans de Domremy à se réfugier avec leur bétail, soit dans les
murs de Neufchâteau, soit dans une petite tour fortifiée qui domi-
nait leur village. Jeanne n'avait séjourné que quelques semaines hors
de son hameau natal, mais le spectacle de désolation auquel elle
assista avait ouvert devant elle de nouveaux horizons. Sa piété re-
vêtit un caractère plus ardent et plus mélancolique. Sans manquer
à aucun de ses devoirs, elle recherchait davantage la solitude, allant
de sanctuaire en sanctuaire pour demander à la Vierge sainte de lui
épargner les épreuves dont le pressentiment bouleversait déjà son
être, et priant le plus souvent à l'ombre des forêts, dont le murmure
semblait correspondre aux tempêtes de son âme (1). Le son des clo-
ches lui causait surtout d'inexprimables ravissemens, elle le suivait
à travers les airs, comme si des voix du ciel fussent descendues vers
elle avec leurs vibrations sacrées. L'enquête a conservé le naïf té-
moignage du marguillier auquel elle fit de petits présens pour le
déterminer à sonner les cloches de la paroisse à toute volée (2).
Ses parens ne reconnaissaient plus leur Jeannette. Son cœur por-
tait le poids d'un secret qu'elle s'efforçait de leur cacher, des soupirs
(1) « Et sœpè cùm jocaret insimul cum aliis puellis in pastmis sivè pascuis, Johauna
se trahebat ad parteui et loquebatur Deo, ut sil)i videhatur, et ipse, et alii deridebaut
eam. Boua erat et simplex, nebat, necessaria et utilia domus piœpaiabat, ad aratnnn
cum pâtre ibat, frequentabat ecclesias et loca sacra, ità quod aliquotiens, dum erat in
campis et ipga audiebat campanam pulsare, ipsa flectebat genua, portabat saepè candelas
et i]>at ad Nostiam Dominam de Bermont in peregrinationem. » (Déposition de Jean
Waterin, Proc. de revis., t. H, p. 420.)
(2) « Et ipsa promiserat eidem testi dare lanas ut diligentiam halieret pulsandi com-
pletorias. » (Déposition de Perrin le drapier, t. II, p. 413.)
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 325
s'échappaient avec ses prières, et quoique la jeune fille continuât à
édifier le village par une fréquentation encore plus assidue des sa-
cremens, ils entendirent plus d'une fois dans le silence de la nuit
sortir de sa bouche des mots étranges; elle parlait d'armes, de
guerre et de voyage en France. Son père, troublé, rêva qu'elle était
partie avec un soldat, songe affreux qui mit le vieux Jacques au
désespoir, car il aurait, disait-il, noyé de sa main sa fille chérie
plutôt que de la laisser consommer son déshonneur (1). Ce secret,
que l'innocente enfant n'osait pas livrer à sa mère, puisqu'il impli-
quait la cruelle nécessité de s'en séparer, était néanmoins trop ac-
cablant pour qu'elle n'en allégeât pas le fardeau par quelques demi-
confidences. Il arriva pour Jeanne d'Arc ce qui advient toujours pour
les êtres supérieurs à l'humanité. Sa mission fut d'abord reconnue
par un cénacle restreint d'initiés. Ce fut la famille Laxart qui reçut
les premières semences de la foi destinée à sauver la France. Jeanne
annonça à son oncle et à sa tante que les maux du royaume tou-
chaient à leur terme, car, malgré son indignité, les anges et les
saints du paradis la visitaient chaque jour pour lui signifier que par
sa main les Anglais seraient bientôt chassés du royaume, et qu'elle
mènerait le dauphin à Reims pour l'y faire sacrer. Elle avait fait,
disait-elle, de vains efforts pour repousser les pensées qui depuis
plusieurs années la dévoraient comme une flamme, mais elle n'avait
pu soutenir contre Dieu une lutte inégale, et devenue sous sa main
comme un roseau pliant, la vierge vaincue répétait du fond de son
cœur le grand mot qui précéda la délivrance de l'humanité : Qu'il
me soit fait selon votre parole! On peut inférer des déclarations des
membres de la famille Laxart qu'ils furent promptement subjugués
par l'ascendant de la jeune fille, et que les prophéties qui avaient
alors grand cours en Lorraine, touchant une future libératrice du
royaume, furent le motif principal de leur adhésion (2).
De plus en plus malheureuse et agitée, Jeanne avait obtenu de ses
vieux parens la permission d'aller passer quelques semaines à Vau-
couleurs, dans sa famille maternelle, et ce voyage fut dans sa pen-
sée le premier pas vers le but où l'eMtrainait une irrésistible puis-
sance. Elle parvint à décider son oncle à s'ouvrir au capitaine
qui tenait la place pour le roi, et le bon Laxart alla lui conter le cas
de sa nièce, qui, comme on peut le conjecturer par l'enchaînement
des faits, commençait déjà à s'ébruiter. Robert de Baudricourt mou-
rut une année avant l'ouverture de la seconde enquête et n'a pu y
(1) Proc. de condamn.,t. l", p. 132.
(2) Dépositions de Durant-Laxart et de Catherine Le Royer, de Vaucouleurs, Procès
de révision, t. II, p. 443 . Voyez aussi, sur les longues perplexités de Jeanne et sa
soumission définitive aux ordres de Dieu, les interrogatoires de la pucelle, et plus spé-
cialement Sexta Sessio., m martii (Proc. de condamn., t. !<•').
326 REVUE DES DEUX MONDES.
déposer; mais les témoins interrogés à Vaucoulem's sont unanimes
pour attester la joviale incrédulité avec laquelle le vieux chevalier
accueillit le récit du père Laxart. En entendant parler d'une jeune
fille qui voulait aller en guerre et partir pour faire lever le siège
d'Orléans, le capitaine fut pris d'un fou rire; il crut avoir affaire à
une folle ou à une ribaude, et conseilla à Laxart de corriger sa nièce
à grands renforts de soufflets en faisant bonne garde autour d'elle.
Jeanne mit cette première humiliation au pied de la croix, et forti-
fiée par les voix de sainte Catherine et de sainte Marguerite, avec
lesquelles elle déclarait entretenir un commerce journalier, elle sui-
vit résolument ses projets. Elle déclara au petit nombre de per-
sonnes devant lesquelles son cœur s'était ouvert qu'il lui fallait
partir pour rejoindre le dauphin, dût-elle se traîner à pied jusqu'à
lui, car elle seule au monde pouvait empêcher Orléans de succom-
ber. Son impatience dévorait le temps et l'espace, et dans ses su-
blimes angoisses elle ressemblait, au dire d'une villageoise que sa
foi avait vaincue, à une femme en peine attendant sa délivrance (1).
Trop sûre d'elle-même pour rien craindre, la jeune fdle aborda
sans intermédiaire le vieux capitaine, et lui rappelant des prédic-
tions dont l'existence n'était alors contestée par qui que ce fût, elle
lui déclara qu'elle était la personne désignée pour sauver la France
et réparer les maux attirés sur le royaume par une autre femme.
L'impression produite par les paroles de Jeanne fut vive, si l'on en
juge par les actes qui suivirent. Robert de Baudricourt craignit sans
doute d'engager sa responsabilité, soit en privant le roi, dans l'ex-
trémité de ses affaires, d'un secours peut-être miraculeux, soit en
lui adressant une créature placée sous la puissance de l'enfer. Il com-
manda donc au curé de la paroisse d'exorciser Jeanne pour savoir si
elle venait de par Dieu ou de par Satan; mais loin de s'agiter comme
une réprouvée sous l'étole, la jeune fille à genoux la serra sur sa
poitrine, témoignant d'ailleurs quelque étonnement que le curé eût
pu se prêter à une telle épreuve après l'avoir si souvent entendue en
confession. Ce fut probablement alors que Baudricourt écrivit au roi
pour l'informer des événemens qui occupaient "Vaucouleurs et la
Lorraine tout entière.
Le bruit en était déjà arrivé jusqu'au duc : Jeanne avait été appe-
lée à Nanci près de ce prince, qui lui adressa de pressantes questions
relatives à ses intérêts personnels et à son état de santé. Avec la
réserve qui fut l'un des traits les plus persévérans de son caractère,
elle répondit au duc Charles qu'elle n'avait d'autre mission que de
rendre le royaume de France au dauphin, et qu'elle ne savait ni ne
(l) « Et erat tempus sild grave ac si csset millier pregnans, en quod non duceliatur
ad dtlphinum; et post hoc, ipsa testis et multi alii suis veiiiis crediderunt. » (Déposition
de Catherine Le Royer, Procès de révision, t. II, p. 447.)
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 327
pouvait rien touchant les intérêts et les affaires des autres princes.
Il paraît toutefois qu'elle ne quitta pas Nanci sans donner au duc
des conseils chrétiens et quelque peu hardis, puisque le premier
fut de mieux vivre avec la princesse son épouse, qu'il avait aban-
donnée; puis elle retourna à Vaucouleurs, où l'opinion lui prêtait
une force sans cesse croissante, et à laquelle céda probablement
Robert de Baudricourt. Les documens établissent que, dans tous
les rangs de la société, beaucoup croyaient déjà à ses paroles, et
que, dès son retour dans leur ville, les habitans se cotisèrent pour
lui fournir un équipage convenable au début de sa grande entre-
prise (1).
Parmi les plus ardens promoteurs de la mission de Jeanne d'Arc,
on remarquait deux jeunes gentilshommes qui, par une confiance
sublime, jouèrent leur vie et leur fortune sur la parole de cette en-
fant. Jean de Metz et Bertrand de Poulengy l'avaient vue arriver
pauvre et inconnue; ils avaient été admis à l'entendre, et bientôt la
jeune fille avait triomphé de leurs doutes par son inspiration surhu-
maine et son adorable simplicité. « Il faut qu'avant la mi -carême
j'aille vers le dauphin, leur disait-elle avec une conviction calme et
une douce mélancolie, quand je devrais y user mes jambes jusqu'aux
genoux. Il n'est personne en ce monde qui puisse lui rendre le
royaume de France, ni rois, ni princes, ni fille du roi d'Ecosse; il
n'a rien à attendre que de moi seule, quoique j'aimasse bien mieux
fder près de ma pauvre mère, car de telles choses ne vont j^as à des
personnes de ma condition; mais il faut que je parte, et j'arriverai,
car mon Seigneur veut que les choses soient ainsi (2) . n
Devant ces paroles, les hésitations des chevaliers se dissipèrent
comme les nuages aux rayons d'un ardent soleil, et, mettant leur
main dans celle de Jeanne, ils lui engagèrent leur foi, jurant de la
mener eux-mêmes vers le roi, sous la conduite de Dieu, afin que le
bras qui tenait encore la quenouille la quittât pour prendre l'épée
destinée à sauver la France.
Ce fut l'heure solennelle où Jeanne, délaissant pour jamais la robe
brunâtre apportée du village et bien souvent décrite dans l'enquête,
revêtit l'habit d'homme qu'aucune puissance humaine ne put désor-
mais lui faire abandonner. On sait avec quelle ténacité elle porta ce
vêtement, persévérance devenue jusqu'au dernier jour du procès le
principal grief de ses accusateurs. On n'ignore pas qu'elle le défen-
dit au prix de sa vie, comme si ses célestes conseillers lui avaient ôté
(1) « Et dum reversi fuermit, aliqni hahitatores dict» villœ fuerunt sihi fieri timi-
cam, caligam, ocreas, calcaiia, eiisem et similia^ et halàtatores emeruiit silù unum
eqiuim. » (Déposition de Catherine Le Royer.)
(2) Déposition de Jean de Novelompont, dit de Metz, et de Bertrand de Poulengy.
Procès de réhabilitation, t. Il, p. 435 et 454.
328 REVUE DES DEUX MONDES.
toute liberté sur ce point-là, tellement que sa force semblait attachée
à son costume aussi étroitement que celle de Samson à ses cheveux.
Cet habit ne fut d'ailleurs le gage de sa force que parce qu'il était
le bouclier de sa pudeur. Les plus minutieux détails en avaient été
combinés pour protéger la vierge sans défense (l). Si l'on en croit
les témoins de l'enquête et la plupart des écrivains contemporains,
une étrange puissance aurait arrêté, en présence de cette femme
charmante, les plus irrésistibles entraînemens de la nature humaine.
Ce vase de pureté faisait évanouir jusqu'aux désirs coupables, et
Jeanne n'eut pas à contenir des passions qui ne naissaient pas en sa
présence. Dispensée, selon que l'attestèrent sous serment les per-
sonnes qui vécurent dans sa plus étroite intimité, de la triste infir-
mité de son sexe, elle eut encore le privilège de se défendre même
contre les atteintes de la pensée par un charme supérieur à celui de
sa beauté (2) .
La lecture des documens laisse croire que tout fut spontané dans
le départ de Jeanne, auquel Baudricourt se borna probablement à
ne pas s'opposer. Ses deux guides, bien loin d'avoir été baillés à sa
(1) « Portahat caligas ligatas multis ligis fortiter coUigatis. » {Procès de réhabilitation,
t. III, p. 147.)
(2) Les premiers témoignages qui se rencontrent sm' ce point sont ceux des deux che-
valiers, alors dans toute la fougue de leur jeunesse, qui conduisirent la pucelle jusqu'au
roi, après un voyage durant lequel ils reposèrent onze nuits à côté d'elle, presque tou-
jours sous l'abri des forêts : « Dixit etiam eundo quod ipse testis et Bertrandus qualibet
nocte jacebant cuni eà iusimul, sed ipsa puella, juxtà eumdem testeur, suo gippono et
caligis vaginatis induta, et quod eam item testis timehat taliter quod non ausus fuisset
eam requirere; et per suum juramentum dixit qund numquàm liabuit voluntatem ad
eam, neque motum carnalem. » (Proc. de réhab., t, II, p. 436.) — Bertrand de Pou-
lengy raconte les mêmes faits que Jean de Metz et presque dans les mêmes termes.
(Procès, t. II, p. 457.) Le prestige qui avait protégé Jeanne dans la solitude des forêts se
maintint dans la liberté des camps, au sein d'un débordement universel. Ceci est
attesté par tous les compagnons d'armes de la pucelle. On lit dans la déposition du
comte de Dunois : « Non crédit aliquam mulierem plus esse castam quam ipsa puella
erat. Affirmât prsetereà dictus deponens quod similiter ipse et alii, dîim erant in socie-
tate ipsius puellae, nuUam habebant voluntatem seu desiderium habendi societatem
mulieris, et videtur ipsi deponenti quod erat res quasi divina. » ( Proc. de réhab., t. III,
p. 15.) — La même observation est présentée par la plupart des chevaliers entendus
dans l'enquête de réhabilitation, entre autres par Rodolphe de Gaucourt et Simon de
Bellecroix; mais rien n'égale, en ce qui touche les particularités les plus secrètes de la
vie de la pucelle, l'intérêt que présente la déposition de Jean d'Aulon, le guerrier le
plus respecté de l'armée, que Charles VII avait attaché en qualité d'intendant à la
maison de la pucelle. La naïveté de cette déposition, reçue à Lyon, et qui n'a point été
couverte au procès par le voile d'une langue morte, interdit d'en reproduire les termes.
[Proc. de réhab., t. III, p. 219.) On trouve d'ailleurs un témoignage de l'opinion uni-
verselle des contemporains sur l'atmosphère de chasteté que Jeanne étendait en quelque
sorte autour d'elle dans la Chronique de la Pucelle, publiée par Denis Godefroy, et
i}ui, malgré ses lacunes, est très probablement l'œuvre d'un témoin oculaire (t. IV,
p. 250). — Voyez aussi la lettre écrite du camp royal, le 21 juin 1429, par Perceval de
Bouiainvilliers au duc de Milan, t. V, p. 114.
JEANINE d'arc ET SA MISSION. 329
garde moult envis, comme le disent diverses relations du xv* siècle (1) ,
firent entièrement à leurs frais ce long et périlleux voyage. Ses ha-
bits, ses équipages et son cheval furent achetés par ceux qu'il est
permis d'appeler ses premiers disciples. Elle se mit en route le cœur
tout rempli d'une joie sereine en voyant les voies de Dieu s'aplanir
devant elle. Lorsque ses compagnons éprouvaient quelque terreur
en traversant trois provinces ennemies, lorsque dans leurs marches
nocturnes ils se croyaient poursuivis par des partis d'Anglais ou de
Bourguignons, un regard ou une parole venait rafiermir ces nobles
cœurs dans leur foi. Ils suivaient l'étoile de la France, et je ne sais
rien de plus admirable que le naïf récit de ce voyage entrepris par
six jeunes gens sur la parole d'une belle vierge dont ils respectent la
pudeur, parce qu'ils attendent d'elle le salut de la patrie.
Durant ce trajet de cent lieues à travers des pays hérissés de for-
teresses, Jeanne se tint à cheval comme un homme de guerre, aussi
calme qu'infatigable, et n'éprouvant d'autre regret que celui d'être
forcée d'éviter les églises et de ne point entendre la messe. Au dou-
zième jour, la petite troupe atteignit Ghinon, résidence de la cour,
où le bruit de ce voyage extraordinaire, si heureusement accompli,
avait précédé la merveilleuse jeune fdle. Jamais la ruine de la mo-
narchie française n'avait été plus imminente. C'était après la funeste
rencontre connue sous le nom de Journée des harengs, dans laquelle
les défenseurs d'Orléans, en essayant d'enlever un convoi destiné au
camp anglais, avaient essuyé une défaite complète malgré l'héroïque
résistance du bâtard de sang royal qui, dix ans plus tard, se nomma
le comte de Dunois. Aucun espoir ne restait à la malheureuse cité, qui,
dans la prévision de sa chute prochaine, venait d'envoyer une députa-
tion vers le duc de Bourgogne, pour demander à être placée en dépôt
entre ses mains. Le parti de Charles VII, dévoré par les dissensions,
était dans l'impossibilité manifeste de rien tenter désormais pour la
secourir; enfin le roi lui-même, réduit à la dernière détresse, ne sa-
tisfaisait plus à ses besoins personnels qu'à l'aide des expédions dont
tant de chroniques nous ont conservé le piquant souvenir (2). Dans
une situation aussi critique, il était, ce semble, aussi naturel de
recourir sans hésiter à des moyens extraordinaires qu'il l'est à un
malade d'appeler l'empirique lorsqu'il est abandonné du médecin.
(1) Journal du Siège d'Orléans, t. IV, p. 125.
(2) Aux témoignages des chroniques on peut ajouter ceux de l'enquête. On lit, par-
exemple, dans la déposition de Marguerite Latouroulde, veuve du trésorier du roi, qui
fut rhôtesse de Jeanne d'Arc : « Quo terapore erat in hoc regno et in paitibus régi obe-
dientibus tanta calamitas et pecuniarum penuria quod erat pietas, imô omnes régi
obedientes erant quasi in desperatione; et hoc sit loquens quia suus maritus qui erat tune
roceptor generalis, nec de pecunià régis, nec de suà, nisi quatuor scuta habebat, et non
erat modus quo civitas Aurelianensis posset jiivari. » {Proc. de réhah., t. III, p. 8S. j
330 REVUE DES DEUX MONDES.
Cependant les choses ne se passèrent point ainsi, et Charles VII se
raidit longLemps contre un secours dont il ignorait la véritable na-
ture, et qu'il craignait de ne pouvoir employer sans ajouter à tous
ses dangers celui du ridicule.
La plupart des gens de guerre éprouvaient une vive répugnance
à recevoir dans leurs rangs une femme qui s'annonçait comme ve-
nant accomplir une œuvre dans laquelle ils avaient échoué. Plusieurs
étaient disposés à penser que, s'il y avait chez cette créature une
puissance surnaturelle, elle avait pu lui venir de l'enfer tout aussi
bien que du ciel. Tel fut le premier sentiment du rude connétable
de Richemont, que le péril du royaume avait fini par rapprocher de
son souverain. Les conseillers de Charles YII n'étaient guère plus
disposés à seconder l'audacieuse entreprise de la pucelie. George
de La Trémouille, son favori, et l'archevêque de Reims, son chan-
celier, n'avaient pas pour les partis décisifs un repoussement moins
vif que leur maître. La parole inspirée de la pucelie, la vigueur
qu'elle entendait déployer dans la guerre, la confiance avec laquelle
elle annonçait qu'après la levée du siège d'Orléans elle mènerait le
roi à Reims, tout cela ne pouvait manquer d'être profondément
antipathique à ces natures froides, égoïstes et méticuleuses. L'ar-
rivée de la pucelie était un rude coup porté à leur malfaisante
influence. S'ils finirent par la subir sous l'irrésistible flot des évé-
nemens, ce fut avec la pensée bien arrêtée de restreindre le plus
possible la sphère de son action, et d'attendre l'heure des revers
pour faire prévaloir d'autres conseils. Les amis personnels du roi
Charles VII formèrent en eflet le noyau du parti qui arrêta tout à
coup Jeanne d'Arc dans l'élan de sa victoire, et qui bientôt après
laissa consommer l'holocauste sans tenter aucun elïort pour l'em-
pêcher.
Qu'on juge des anxiétés de la jeune fille en entrant dans cette
atmosphère si difl"érente de celle de ses rêves, en entendant, après
la langue des anges, cette langue des politiques! qu'on se figure
surtout ses souffrances en ne trouvant que doute et froideur auprès
du prince qui était, après Dieu et presqu'à l'égal de Dieu même, la
seule passion de sa vie! Jeanne en effet aimait le roi avec l'exalta-
tion d'une Vendéenne : professant des idées rares dans son siècle,
inexplicables dans sa condition, elle voyait en lui le représentant de
la Divinité sur la terre. Jeanne s'était fait sur cette matière une
théorie qui devint la règle inviolable de sa conduite et de ses paroles.
A ses yeux, Charles VII était le vicaire de Dieu dans l'ordre temporel,
comme le pape dans l'ordre religieux; à ce titre seulement, il avait
droit à la couronne de France, que le roi du ciel l'envoyait placer
sur sa tête. Jusqu'au sacre, le prince ne fut pour elle que le gentil
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 33Î
dauphin; après que l'huile sainte eut oint son front, il devint le bras
vivant de Jésus-Christ, dont relevait directement le royaume (1).
Cependant le monarque, pour qui Jeanne professait une sorte de
culte et vers lequel elle était venue à travers tant de périls, hésitait
beaucoup à l'admettre en sa présence. S'il craignait d'irriter en la
repoussant ceux qui commençaient à croire en elle, il redoutait
davantage de fournir à la causticité bourguignonne un nouveau
thème de sarcasme et d'insulte; mais, à Chinon comme à Vaucou-
leurs, l'instinct populaire l'emporta sur l'esprit politique, et les
enthousiastes forcèrent la main aux habiles. Le bruit de l'arrivée
d'une jeune fdle qui se disait envoyée par le ciel pour délivrer
Orléans s'était déjà répandu dans la ville assiégée, et il y avait été
accueilli avec transport par une population que son héroïsme pré-
disposait aux grandes inspirations. Ce peuple crut à Jeanne d'Arc
avant qu'aucune victoire eût justifié sa mission, et, comme l'aveugle
de l'Évangile, il fut vraiment sauvé par sa foi. Les entraînemens des
multitudes tenaient encore une grande place dans les sociétés du
xv" siècle, quelque sensible que fût déjà dans les rangs élevés la
décadence du sentiment religieux, quelque prochain que fût l'avé-
nement de l'esprit de négation. Les prédications ardentes du frère
Richard dont les chroniques relatent tant de merveilles, les prophé-
ties de Marie d'Avignon dont le sens semblait le même que celui des
centons attribués à Merlin, toutes ces fortes impulsions imprimées
à la conscience et à la pensée avaient prédisposé les peuples, dans
l'abîme de leurs souffrances, à des secours d'une nature extraordi-
naire. Les conseillers de Charles YII fléchirent eux-mêmes sous cette
influence, mais ce fut avec une confusion visible et un mauvais vou-
loir évident. Après trois jours d'hésitation, il fallut recevoir la jeune
fdle, dont Danois avait envoyé quérir des nouvelles jusque dans le
camp royal (2) . Jeanne parut donc enfin devant celui qui absorbait
depuis si longtemps toutes les puissances de son âme. Ici la scène
change, et les événemens donnent tout à coup un éclatant triomphe
à la folie du grand nombre contre la raison de quelques-uns.
(1) Pour comprendre cette théorie de la royauté clu'étienne telle qu'elle était euteudue
par Jerinne d'Arc, il faut lire ses nom])reiLX iuterrogatoires au procès de coiulamiiation.
Elle est d'ailleurs résumée dans les paroles suivantes du duc d'Alençon rendant compte
dans l'enquête d'une conversation de Jeanne avec le roi, qu'il avait entendue lui-même :
« Tune ipsa Johanna fecit régi plures requestas, et inter alias quod donaret regnum
suum régi cœlorum, et quod rex cœlormn, post hujus modi donationem, silii faceret
prout fecerat suis predecessoribus, et eum reponeret in pristiuum statum.» (Procès de
réhabilitation, t. III, p. 91.)
(2) La déposition du comte de Dunois constate quel était dans Orléans l'entraînement
de l'opinion avant même que Jeanne eût commencé son œuvre. [Procès de révision,
t. m, p. 2.)
332 REVUE DES DEUX MONDES.
IV.
Personne n'ignore que la piicelle, admise en présence du roi,
alla droit au monarque, quelques efforts que fît celui-ci pour donner
le change à la jeune fille en se cachant dans la foule des seigneurs,
plus richement vêtus, qui composaient sa cour. M. Guido Goerres a
tracé d'après les chroniques contemporaines, et en particulier d'après
celle de Jean Chartier, un tableau complet de cette grande scène
dans lequel l'épreuve essayée sur Jeanne est exposée avec tous ses
détails. Ces faits, attestés par l'unanimité des historiens du xv* siècle,
reçoivent d'ailleurs une confirmation irrécusable des témoignages
judiciaires consignés à l'enquête, et ne sont plus de nature à être
contestés (1).
On sait également que Jeanne répétait chaque jour à Yaucouleurs
qu'arrivée devant le roi, un signe lui serait à l'instant donné pour
contraindre le monarque à l'accueillir et à croire en elle. Vade niidac-
ter, lui répétaient ses voix; quandb tu eris ante regem, rpse habebit
bonum signnm de recipiendo te et crcdendo tibi (2). Il est désor-
mais démontré que ce signe consistait dans un secret dont le mot a
été révélé à la postérité par les témoignages les plus concordans en
même temps que les moins concertés. iNous connaissons en effet ce
mystère histori([ue, d'un côté par la déclaration du frère Jean Pas-
querel, le confesseur et l'ami le plus intime de la pucelle, qui pré-
cise en quelques paroles le secret de Jeanne, en affirmant l'avoir
reçu de sa propre bouche, en dehors de son ministère religieux;
nous le connaissons, de l'autre, par l'aveu qu'en fit longtemps après
le roi Charles Vil au sieur de Boisy une nuit que ce brave chevalier
avait été admis, selon l'usage du temps, à l'honneur de partager la
couche de son maître.
Le mystère, dont la divulgation produisit sur Charles VII l'effet
foudroyant signalé par tous les historiens, était le mot même de sa
destinée et la suprême constatation de son bon droit. Un jour que le
prince, telle est la version textuelle faite par lui-même au sire de
Boisy, élevait à Dieu, au fond de son oratoire de Loches, un cœur
plein d'angoisses et de découragement, il lui arriva de demander au
ciel, dans une prière fervente, quoique toute mentale, de lui faire
savoir avec certitude s'il était bien du sang des rois, et de maintenir
dans ce cas sur son front la couronne de ses ancêtres, implorant,
s'il n'en était point ainsi, une retraite en Ecosse ou en Espagne pour
hii-même et pour les serviteurs demeurés fidèles à sa triste for-
(1) Lisez surtout la déposition d'un témoin oculaire, Simon-Hliarles, qualifié dans
l'enquête président de la cour des comptes. [Proc. deréhab., t. III, p. 114.)
(2) Interrogatoire de la pucelle, x martii. (Proc. de condumn., t. I", p. M 3.
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 333
tune (l). Peu de temps s'était écoulé depuis que le monarque avait
ouvert son âme devant Dieu, et l'on peut juger de son émotion en
entendant Jeanne lui dire à voix basse ces propres paroles, attestées
en justice par l'homme qui l'avait le mieux connue : « Je viens vous
dire de la part de Messire que vous êtes vrai héritier de France et
fils da roi, et qu'il m'envoie pour vous conduire à Reims, où vous
recevrez votre sacre (2) . »
La nature de ce secret explique la persévérance avec laquelle
Jeanne refusa de le divulguer à Rouen devant les juges qui auraient
pu tirer un si dangereux parti des incertitudes du monarque. Pour-
suivie avec acharnement sur ce point-là, l'accusée a recours aux
allégories parfois les plus étranges pour concilier son profond res-
pect pour le roi avec celui dont elle ne se départ jamais pour la
vérité. Tantôt elle a déposé elle-même une couronne d'or sur la
tête de Charles VII, tantôt un ange descendu du ciel est venu ceindre
son front d'un diadème lumineux (3). Il y a dans cette partie des
interrogatoires des embarras et des réticences sans mensonge. La
paysanne envoyée vers le roi pour rasséréner son âme pouvait à bon
droit se dire une messagère du ciel, car depuis le jour où, sous
l'arbre de Membre, des anges annonçaient au père d'un grand peuple
les bénédictions promises à sa race, il n'y eut peut-être rien de plus
saisissant sur la terre que le spectacle de cette vierge de dix-sept
ans, venant au nom du Dieu de saint Louis réconforter le cœur de
son héritier, en interposant sa parole entre les déréglemens d'une
mère et les perplexités d'un fils.
L'esprit dégagé d'un poids terrible, le cœur joyeux et la mine
plus fière, Charles accueilht la jeune fille, et l'admit à suivre sa
cour, mais sans statuer encore sur la convenance d'utiliser ses ser-
vices, tant cette matière soulevait de difficultés, pour ne pas dire de
problèmes. La déposition du duc d'Alençon décrit les chevaleres-
ques promenades dans lesquelles paraissait Jeanne sur le beau che-
val donné par ce prince, dans un appareil aussi gracieux que mili-
taire. Celles de Louis de Contes, son page, et de son intendant
d'Aulon laissent deviner toute la liberté de son esprit et l'élégance
de sa personne, au début de cette vie dans laquelle elle s'engageait
avec autant de dignité que de calme; elles constatent en même temps
ce qu'il y avait de fort dans une piété qui, loin de s'aflaiblir au mi-
lieu des agitations d'un camp, suggérait à la jeune fille des austéri-
(1) La confidence du roi au sire de Boisy, son oliamlieilan, fut répétée par celui-ci
dans sa vieillesse -ii Pierre de Sala, l'auteur de l'écrit intitulé Hardiesses des rois et
empereurs, manuscrit de la Bibliothèque impériale;, fragment publié par il. Quiclierat,
t. IV, p. 277.
(2) Déposition du frère Jean Pasquerel, Proc. de rëhab.,t. TU, p. 103.
(3) Interrogatoire de la pucelle, Proc, de condamn , t. I^f, p. 91.
334 REVUE DES DEUX MONDES.
tés à peine compatibles avec la faiblesse de son âge et de son sexe.
Dès le moment où sa mission eut été reconnue par le roi, Jeanne
apparut à tous comme un être extraordinaire, doué de facultés ma-
nifestement surnaturelles; mais aux considérations politiques qui
avaient arrêté d'abord les conseillers du monarque avaient suc-
cédé chez plusieurs d'entre eux, et particulièrement chez les ecclé-
siastiques, des hésitations de conscience fort sérieuses, et ce n'est
({u'en se rendant bon compte de celles-ci qu'on parvient à com-
prendre les variations de l'opinion et les phases si diverses de la
destinée de Jeanne d'Arc. A quel pouvoir attribuer l'universelle fas-
cination exercée par cette jeune iille? L'esprit de ténèbres, souvent
déguisé en ange de lumière, n'était-il pour rien dans des merveilles
dont on voyait les effets sans en pénétrer les causes? Quelle avait été
la vie antérieure de cette femme arrivée d'un lointain pays, en com-
pagnie d'houunes de guerre? quelle était la pureté de sa doctrine
religieuse? Jeanne était-elle bonne catholique? son austérité n'était-
elle pas un calcul et sa pudeur une feinte? avait-elle bien droit à ce
titre de pucelle qu'elle prenait elîe-mêm.e avec tant d'ostentation?
Question ardue et de grave conséquence dans un siècle où l'on tenait
pour certain que la puissance du démon ne pouvait s'étendre là où
la virginité du corps protégeait par son parfum la pureté de l'âme.
ï)'un caractère trop faible pour affronter des obstacles d'une pa-
reille nature, Charles VII voulut rassurer toutes les consciences et
lever tous les doutes avant d'accueillir les supplications de Jeanne
et de lui permettre de s'armer pour se mettre en campagne. Celle-ci
accueillit avec sa douceur habituelle l'annonce des longs délais et
des pénibles épreuves auxquels elle allait être soumise. Conduite à
Poitiers, où siégeait alors l'université royaliste , elle y fut gardée
trois semaines en charte privée sous des regards toujours ouverts;
mais soutenue par son commerce avec les anges et les saints, qu'elle
disait voir aussi distinctement des yeux de son corps que de ceux
de son âme (1), elle attendit avec une sereine confiance le résultat
de l'information qui se suivait en Lorraine, en même temps qu'à
Poitiers l'on arrachait par des visites humiliantes les secrets les
plus intimes de sa pudeur. Interrogée par une commission nom-
breuse et au début peu bienveillante, elle ne tarda pas à confondre
et la science des docteurs et les subtilités des casuistes. Enfant do-
(1) Les visions séraphiques de Jeanne d'Arc, ses conversations particulières avec sainte
Catlierine et sainte Marguerite, les formes sous lesquelles s'opéraient ces apparitions et
les phénomènes psychologiques qui les précédaient presque toujours sont exposés dans
les trois interrogatoires de Jeanne avec une précision qu'un commentaire ne pourrait
qu'altérer. Ce grand mystère ne peut être étudié que dans le texte même du procès ou
dans la version en langue vulgaire qu'en a laissée le gi-effier Manchon, et que M. Qui-
cherat a jointe au texte.
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 335
cile de l'église, sa foi débordait en cris du cœur; à ceux qui oppo-
saient à ses promesses pour la délivrance d'Orléans l'extravagance
d'une telle tentative, elle répondait que Dieu était plus puissant que
les hommes; à ceux qui lui citaient des textes, la sublime ignorante,
l'œil au ciel et le dédain sur les lèvres, disait que « plus de choses
étaient écrites au livre de Messire qu'aux livres des docteurs. »
Le procès-verbal des actes de Poitiers n'a mal'ieureusementpas été
conservé ; mais plusieurs membres de la commission formée dans
cette ville en lli29 furent entendus dans l'enquête de 1/156, et leurs
dépositions attribuent à Jeanne devant les commissaires des ré-
ponses dont le ton laisse déjà pressentir son admirable attitude de-
vant ses juges. L'impression profonde produite par sa parole est
surtout constatée par Régnault de Chartres, archevêque de Reims,
dont le témoignage ne saurait être suspect; ce personnage en effet
subit le plus tard possible l'ascendant de Jeanne d'Arc, et le se-
coua bientôt au point de jouir de ses épreuves et d'applaudir à son
malheur.
Durant de longues semaines, ces impassibles docteurs, traitant
cette jeune fille comme un bachelier en théologie, portèrent le scal-
pel dans toutes les fibres de son cœur , dans tous les replis de sa
naïve intelligence , sans y découvrir autre chose que des trésors in-
finis de patriotisme et de pureté. Aussi déclarèrent-ils à l'unanimité
que la doctrine de la pucelle étant irréprochable comme sa vie , le
roi pouvait, sans compromettre sa conscience, accepter ses services
dans l'extrémité à laquelle étaient réduites ses affaires. Avant de
paraître sur le champ de bataille et de rencontrer les Anglais, Jeanne
avait triomphé de ses plus dangereux ennemis; elle avait eu raison
des esprits forts et des fanatiques.
Quelque faveur qu'elle trouvât dans le peuple, elle ne s'imposa
donc point à Charles Vil par un de ces entraînemens soudains très
conniiuns au moyen âge. Dès le premier jour de sa carrière, elle ren-
contra dans les hommes d'église, dans les hommes de gouvernement
et dans les hommes de guerre, des résistances qui finirent par dégé-
nérer chez plusieurs en invincibles antipathies. Au sein de son propre
parti, ses actes furent souvent dénaturés par la malveillance, tou-
jours contrôlés par la plus sévère observation : aussi n'est-il aucun
personnage dont la vie soit éclairée par des témoignages plus nom-
breux et plus considérables. Les faits que nous avons rappelés, ceux
que nous aurons à rapporter encore, s'appuient sur des actes au-
thentiques ou des preuves testimoniales qui manquent à coup sûr
aux événemens les plus avérés, et jamais le merveilleux ne toucha
d'aussi près à la certitude historique. Il serait moins téméraire de
ïiier l'expédition d'Alexandre ou la conspiration de Catilina que de
contester les circonstances principales de la vie de Jeanne d'Arc : ou
33(5 REVUE DES DEUX MONDES.
il faut admettre celles-ci, sur les solennelles affirmations qui les con-
statent, ou il faut brûler toutes les bibliothèques et fermer tous les
tribunaux.
Jeanne accomplit si visiblement une mission, elle est si manifeste-
ment soumise à une force étrangère cà elle-même , que tout lui est
commandé jusque dans les moindres détails de son œuvre. Elle
semble lire dans un rituel dont elle accomplit les plus minutieuses
prescriptions aussi aveuglément qu'un lévite de la loi mosaïque.
Elle ne veut et ne peut combattre qu'avec un certain glaive dont ses
voix lui avaient révélé l'existence, et qui est caché sous terre près de
l'autel de Sainte-Catherine de FierJ^ois. Ce glaive sera reconnu aux
cinq croix qui en ornent la lame, encore que celle-ci soit recouverte
d'une épaisse couche de rouille. On écrit donc au curé de cette pa-
roisse ; un armurier de Tours est envoyé pour opérer des fouilles
d'après les indications de la pucelle, et au milieu d'un amas de
vieilles armes enfouies sous les dalles de la chapelle , le glaive est
trouvé dans une position telle que la découverte exclut jusqu'à la
possibilité même d'une fraude (1). Ici les témoignages sont tellement
concordans , qu'il n'est assurément aucun jury qui ne rendît sur
l'authenticité de cette révélation un verdict afhrmatif.
En même temps que Jeanne reçoit de la main dont elle est l'instru-
ment docile le glaive destiné à délivrer la France, elle reçoit l'éten-
dard qu'elle ])ortera pour n'avoir pas à verser dans les combats le
sang des homuies. Sur cet étendard devra être peinte l'image du
Sauveur et celle de sa mère, avec des couleurs et des inscriptions
déterminées, et les indications sont ici tellement sacramentelles, que
Ibs juges de Jeanne arguèrent avec persistance au procès de la pré-
cision de ces emblèmes pour transformer cet étendard en un talisman
enchanté: mais l'admiiable piété de l'accusée confond dans des in-
terrogatoires réitérés tous les soupçons et toutes les colères. Jeanne
expose sans dogmatiser jamais : ce n'est point une révélatrice qui
vient armée de sa force propre changer la face des nations, c'est une
vierge ignorante et soumise qui, à l'exemple de celle de Nazareth,
accomplit l'œuvre de Dieu sans plus la comprendre que l'expli-
quer (2).
\.
Enfin tous les mauvais vouloirs sont vaincus et tous les ajourne-
mens épuisés. Jeanne est mise par le roi en demeure de réaliser ses
(i) Procès de condamnation, t. I'"', p. 70, 235j Chronique de Jeau Chartier, édition
Ouidieiat, t. IV. p. 54; Journal du Siège d'Orléans, ibid., p. 129; Chronique de la
Pucelle, p. 220.
(2) Voyez rintcrrogatoire du 17 mars, traduction du greffier Manchon, Proc. de con-
damn., t. ler, p. 182.
JEANINE d'arc ET SA MISSION. 337
promesses et de ravitailler Orléans en attendant qu'elle le délivre.
Le 27 avril lZi29, elle part de Blois avec une armée confondue du
changement qui s'est déjà opéi'é dans son propre cœur. Ces affreux
soudards, ivrognes, pillards et dissolus, ont, sur l'ordre d'une en-
fant qu'ils voient pour la première fois, éloigné d'eux toutes les
femmes de mauvaise vie qui les suivaient de temps inmiémorial. Au
lieu des blasphèmes et des cris de l'orgie, on n'entend plus s'élever
dans leurs rangs que des hymnes et des prières ferventes. Jeanne
n'admet auprès d'elle que des hommes retrempés par la pénitence et
nourris du pain des forts; un clergé nombreux et d'étincelantes ban-
nières précèdent l'armée qui porte à Orléans les approvisionnemens
devenus si nécessaires. Au diie de tous les écrivains contemporains,
depuis Jean Chartier jusqu'au chroniqueur anonyme édité par Denis
Godefroy, la marche de ce grand convoi à travers les plaines de la
Sologne ressemblait bien plus au mouvement d'une procession qu'à
celui d'une armée. Jeanne s'avançait tenant à la main son mysté-
rieux étendard avec une contenance ferme et sereine. Elle était heu-
reuse comme les séraphins qui voient s'accomplir l'œuvre de Dieu;
elle était confiante, et pourtant on l'avait trompée!
Effrayés à la pensée de traverser avec si peu de forces les lignes
anglaises, aussi nombreuses que bien retranchées, les chefs avaient
fait prendre par la rive gauche, malgré les prescriptions de Jeanne,
qui entendait les forcer. Cependant, arrivés en vue d'Orléans, ils
rencontrèrent devant eux des obstacles d'une nature non moins sé-
rieuse, car on avait trop peu de bateaux pour charger les provisions,
et un vent terrible empêchait d'aborder à la ville. Laissons parler ici
le plus illustre témoin de cette scène, et n'oublions pas que la véra-
cité de ces paroles, si étranges qu'elles puissent nous paraître au-
jourd'hui, est garantie parle témoignage le plus solennel qui puisse
se présenter dans l'histoire, par le sei'ment de Danois, u Est-ce vous
qui avez donné le conseil de venir par ce côté-ci et qui m'avez empê-
chée d'aller directement là où sont Talbot et les Anglais? — A quoi
le déposant répondit que d'autres plus sages que lui avaient cru ce
conseil plus sûr. Alors Jeanne répondit : En nom Dieu, le conseil de
notre Seigneur est plus sûr et plus sage que le vôtre. Vous avez
voulu me tromper et vous vous êtes trompés vous-mêmes, car je
vous amène le meilleur secours qui ait jamais été donné à aucune
ville et à aucune armée, puisque c'est le secours du roi du ciel. Il
ne provient pas de moi; il vous est envoyé, à la requête de saint Louis
et de saint Charlemagne, par Dieu lui-même, qui a eu pitié de la
ville d'Orléans Et dit en outre le déposant qu'au même moment
le vent, qui jusqu'alors avait été contraire et empêchait par sa vio-
lence le transport des vivres, changea et devint tout à coup favo-
338 REVUE DES DEUX MONDES.
rable. Aussitôt les bateaux partirent à pleines voiles et arrivèrent
malgré le canon des Anglais. A partir de ce moment, il eut bon es-
poir, et supplia Jeanne d'entrer dans Orléans, où sa présence était
si vivement désirée D'après toutes ces circonstances, il paraît
audit déposant que ces choses-là venaient de Dieu plutôt que des
hommes (l). »
Dunois constate au même interrogatoire que Jeanne refusa d'abord
de visiter Orléans, craignant que l'armée ne retombât durant son ab-
sence dans les désordres dont elle avait si soudainement tari la
source. Il fallut cependant se rendre aux vœux des nobles citoyens
qui avaient si bien mérité de la France. En voyant la pucelle, ils se
sentirent, selon les paroles de l'un d'entre eux, a tout reconfortez et
comme désassiégés par la vertu divine qu'on leur avait dit être en
cette simple pucelle, qu'ils regardaient moult affectueusement, tant
hommes, femmes que petits enfans, et il y avait moult merveilleuse
presse à toucher à elle et au cheval sur quoy elle estoit. »
Entrée dans Orléans, Jeanne s'y révéla sous un aspect qui n'avait
pas même été soupçonné. Prenant fort au sérieux son titre de chef
d'armée, elle imposa à tous la stricte exécution de ses ordres, et
déploya en matière de stratégie une compétence et une rectitude
d'esprit qui donnèrent à ses avis un poids considérable, indépen-
damment de la puissance extraordinaire qu'elle avait reçue pour les
faire prévaloir. Elle eut grand'peine à pardonner à Dunois la décep-
tion dont il avait été l'auteur principal, et d'Aulon a donné dans sa
déposition le récit de la scène moitié piquante, moitié terrible, dans
laquelle la jeune fdle, assise à table près du bâtard, lui déclare que,
s'il la trompe sur les mouvemens de Falstalf et des Anglais, elle lui
fera osier la teste (2) .
Pendant qu'elle confondait les gens de guerre par la sagacité de
son intelligence et par sa pénétration, tandis qu'elle préparait l'as-
saut des formidables bastilles élevées par les Anglais avec la soli-
dité de places de guerre, la pucelle dictait une lettre à leurs géné-
raux pour qu'ils eussent à vider incontinent la terre de France, où
Dieu l'avait envoyée « pour réclamer le sang royal, les avisant que
s'ils persistent à disputer l'héritaige au vrai héritier, lequel entrera
à Paris en bonne compaignée, elle les férira et frappera, et en fera
si grant hayhay, qu'encore y a-t-il mil ans qu'en France ne fut si
grant, si on ne lui faict raison (3) . »
Ces lettres à Talbot, au duc de Bedford et au duc de Bourgogne,
que Jeanne multiplie comme des actes de conscience, sont curieuses
(1) Déposition du comt(3 de Dimois, Proc. de réhab., t. III, p. 6.
(2) Procès de réhabilitation, t. IIl, p. 212.
(3) Procès de condamnation, t. I*^"", p. 2'iO.
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 339
à plus d'un titre : elles constatent cette horreur du sang toujours
professée par elle jusque dans les plus terribles extrémités de son
ministère; elles établissent combien ce ministère lui-même répu-
gnait à sa nature, combien il était en quelque sorte étranger à sa
propre personnalité. Livrée à elle-même, Jeanne était la plus douce
des femmes, la plus ascétique des chrétiennes. Elle passait ses jours
et la plus grande partie de ses nuits dans l'oraison, le jeûne et la
plus austère pi-atique des sacremens; Louis de Contes, son page, at-
teste, comme frère Pasquerel, son aumônier, qu'elle ne buvait jamais
que de l'eau dans les somptueux banquets où sa présence enivrait
les multitudes, qu'elle ne mangeait que du pain, et deux fois par jour
seulement; ses compagnons de guerre sont unanimes pour décla-
rer qu'après le combat ses yeux étaient toujours pleins de larmes.
Telle était la vraie Jeanne cî'Arc lorsque le bras de Dieu ne la dé-
tournait pas de sa voie naturelle; mais sitôt que l'esprit soufflait et
transformait cette frêle créature, la brebis devenait lionne, et du
fond de son oratoire, elle s'élançait en poussant des rugissemens.
Un matin, tout dormait dans la ville et autour d'elle, et on la
croyait elle-même ensevelie dans le sommeil après une nuit passée
dans la prière. Tout à coup on l'entend crier, avec un accent de dés-
espoir et d'horreur qui éveille toute la maison, que ses gens sont
repoussés, que le sang français coule, ce sang qu'elle ne peut voir
sans que les cheveux ne lui lèvent ensur. Au milieu de l'universel
silence et de l'étonnement général, elle appelle et demande ses
armes avec une telle furie, qu'on la croit frappée de vertige; elle
monte à cheval demi nue, demi armée, et reçoit par la fenêtre, des
mains de son page, sa lance et sa bannière; elle se dirige vers la
porte de Bourgogne par la route la plus courte, encore qu'elle ne
l'eût jamais parcourue, disent les témoins, et pousse son cheval avec
une telle ardeur, qu'à chaque pas le fer fait jaillir le feu du pavé.
Après un moment d'hésitation, on se décide à la suivre, et bientôt
l'extatique vision se transforme en une scène d'émouvante réalité.
Une troupe de gens d'armes avait attaqué sans en avoir reçu l'ordre
l'un des retranchemens anglais, et, repoussée par des forces supé-
rieures, elle rentrait en désarroi dans la ville. La pucelle a bientôt
rétabli le combat; elle s'élance avec fureur sur cet ennemi de la
France dont la pensée obsède depuis si longtemps sa vie, et qu'il lui
est enfin donné de voir face à face : une foule d'Anglais jonchent le
sol, un plus grand nombre est mis à rançon, le retranchement est
enlevé, la terreur pénètre avec la défaite dans les rangs de l'armée
anglaise, et ceux qui, au témoignage de Dunois lui-même, s'étaient
depuis trop longtemps accoutumés à triompher des Français à deux
cents contre mille tremblent et n'osent se défendre contre une femme
3/iO REVUE DES DEUX MONDES.
envoyée pour leur humiliation plus encore que pour leur ruine (1).
A partir de cette rencontre, chaque jour fut marqué par une vic-
toire. Immobiles dans leurs retranchemens, les Anglais outrageaient
Jeanne dans sa pudeur, lui disputant un bien qu'elle mettait au-
dessus de la gloire, parce que l'une lui venait de Dieu, et que l'autre
était le parfum de son propre cœur; mais leurs plus fiers chevaliers
n'osaient affronter la terrible bannière, et d'assiégés les Français
étaient devenus assaillans à leur tour.
Jeanne avait emporté la bastille des Augustins; il s'agissait d'as-
saillir la forteresse du pont, dont la prise assurait le déblocus de la
place en faisant tomber toutes les défenses anglaises. Plusieurs se-
maines auparavant, elle avait annoncé à Gien, à Charles YII lui-
même, et elle avait répété depuis à nombre de personnes, qu'elle
serait blessée dans cet assaut décisif, mais elle en avait en même
temps garanti le succès. Or sa parole était désormais l'oracle de l'ar-
mée et de la population tout entière, c'était l'évangile de quiconque
croyait à la France. Les dispositions militaires furent prises par elle
avec une habileté admirable, et Jeanne s'élança au plus fort de la
mêlée avec autant d'imi:)étuosité que de sang-froid. Une lutte ter-
rible s'engagea entre la surhumaine confiance des uns et la rage im-
puissante des autres. Un javelot vint frapper Jeanne au cou, qu'il
traversa, ainsi qu'elle l'avait annoncé (2); mais, relevée sitôt après
toute sanglante, elle fit porter sur le rempart sa bannière, autour
de laquelle l'imagination frappée de l'ennemi voyait, au dire d'un
chroniqueur contemporain, voltiger des légions d'anges, et « ci-après,
nous dirent et affermèrent les plus braves capitaines des François,
qu'ils montèrent contremont le boulevart aussi aisément comme par
un degré, et ne sçavoient considérer comment se pouvoit faire ainsi
sinon par œuvre divin. »
Voyant leurs troupes frappées d'épouvante, ne parvenant plus,
malgré une grande supériorité numérique, à les mettre en ligne
contre ces bourgeois si longtemps méprisés, les chefs de l'armée
(1) Voir sur ce fait, au Procès de réhabilitation, les dépositions concordantes de
Duaois, de Jean d'Aulon, de Louis de Contes, d'Aignan Viole et de frère Jean Pasquerel,
témoins oculaires.
(2) Cette prédiction, rappelée par Jeanne elle-même dans son procès, t. l", p. 79, est
relatée dans huit ou dix dépositions de l'enquête de U56. M. Quicherat fait d'ailleurs
observer qu'un document irréfragable qu'il publie ôte sur ce point tout prétexte de
doute, toute possibilité de contestation. Il s'agit de la déclaration du sire de Rotse-
laër, consignée dans un registre de la cour des comptes de Brabant par le greffier de
i-ette compagnie, comme étant extraite d'une lettre datée de Lyon le 22 avril 1429,
lettre écrite dès-lors quinze jours avant l'événement survenu le 7, et dans laquelle la
))rochaine blessure de la puce.Ue est annoncée sur sa propre déclaration. [Collection des
Procès, i. IV, p. 425.)
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 3/11
anglaise se résolurent à une retraite devenue nécessaire, puisque la
prise d'Orléans était désormais manifestement impossible. Jeanne
avait fait dresser un autel en plein air entre les murs et les bastilles
anglaises pour y célébrer la victoire de la France. Au moment où
l'ardent Te Deum montait dans les airs comme un long cri de déli-
vrance, on aperçut les lignes épaisses des Anglais tournant le dos
à Orléans et se dirigeant vers Meung. Alors chacun courut à son des-
trier et à sa lance; mais d'un signe Jeanne refréna cette ardeur si
naturelle de poursuite et de vengeance. « Ils s'en vont, ne les pour-
suivons outre et ne les tuons, car c'est aujourd'hui dimanche, et
allons remercier Dieu. » Alors bourgeois, paysans, soldats et prêtres,
portant sur leurs bras l'enfant par qui leur étaient venus tant de
biens, consommèrent l'alliance qui jusqu'à la dernière génération
unira le peuple Orléanais à sa libératrice, union touchante que la
France était appelée à voir se renouveler sous la bénédiction d'un
prélat dont l'éloquente parole a réveillé après quatre siècles, dans la
sainte basilique, le puissant écho des acclamations du grand jour (1) .
Orléans était délivré, et la France se sentait revivre. Jeanne avait
accompli la première et certainement la plus hardie de ses pro-
messes, car la terreur allait la précéder désormais, puisqu'en se
montrant à l'ennemi, elle paralysait le courage au cœur des plus
braves. Néanmoins la marche sur Reims semblait, sous le rapport
stratégique, présenter des difficultés plus insurmontables encore.
Traverser soixante lieues d'un pays occupé par l'ennemi et hérissé de
places fortes, passer trois rivières et s'exposer à plusieurs grands
sièges, faire cela avec quelques milliers d'hommes enivrés du succès
de la veille, mais que le premier obstacle pouvait jeter dans un dé-
couragement profond, entreprendre une telle campagne avec quel-
ques centaines de francs dans le trésor royal (2) , lorsque le régent
anglais faisait refluer vers la Champagne toutes les forces disponi-
bles dans le nord du royaume, c'était au point de vue de la pru-
dence humaine un véritable acte de démence.
Les incertitudes de Charles YII et de son conseil étaient donc fort
naturelles. Ce prince avait été attéré par le secret de Chinon, et la
délivrance d'Orléans avait excité dans son âme autant de joie qu'en
comportait sa nature languissante : en présence de la noble fille, il
s'animait un moment au feu de sa parole et de ses regards; mais
loin d'elle, la foi cessait bientôt d' échauffer son faible cœur. Il en
était ainsi pour tous les membres de son conseil, qui, sans mécon-
naître les miracles du jour, s'obstinaient à douter de. ceux du lende-
main. Parmi ceux-ci, le sire de La Trémouille figurait au premier
(1) Solennité du 8 mai 1855.
(2) Procès, t. HT, p. 85; t. IV, p. 127, 333.
3^2 REVUE DES DEUX MONDES.
rang. Égoïste et pervers, il était aussi incapable de comprendre
l'enthousiasme que de l'éprouver, et ne regrettait point la prolon-
gation d'une crise qui avait considérablement élevé sa propre for-
tune. Avec des préoccupations moins désbonnêtes, le sire de Trèmes
et l'archevêque de Reims étaient de vieux politiques auxquels n'al-
laient point les aventures. Le succès d'Orléans ne les rassurait au-
cunement sur l'entreprise de Reims. Charles VII balançait entre
les cris de l'armée et les conseils de ses ministres. Il en fut ainsi
jusqu'au jour où, forçant sa chambre de retrait, la pucelle apparut
tout à coup devant lui en lui commandant au nom de Dieu d'aller
prendre sa couronne. C'est dans la déposition même de Dunois qu'il
faut lire cette scène incomparable où l'exaltation de la pythonisse
est tempérée par la placidité de la vierge chrétienne (1).
La résolution royale fut emportée d'assaut comme l'avait été Or-
léans; mais avant de se diriger vers la Champagne on résolut de
s'emparer des places qui bordaient la Loire. Conformément à ce plan,
Jeanne força l'enceinte de Jargeau après une lutte corps à corps dont
la description semble empruntée aux (jesles des paladins. A Pathay,
elle tailla en pièces l'armée anglaise, dont la moitié demeura sur le
champ de bataille. La plupart des villes fortifiées ouvrirent leurs
portes, et l'on pénétra en Bourgogne presque sans résistance. Auxerre
acheta de La Trémouille, à beaux deniers comptans, une convention
de neutralité à laquelle le roi apposa sa signature, au grand déplai-
sir de la pucelle. Troyes parut vouloir faire une longue et très sé-
rieuse résistance, et déjà l'armée royale, arrivée sous ses murs sans
canons pour les forcer et sans pain pour se nourrir, menaçait de se
débander et doutait pour la première fois de sa conductrice. Au con-
seil, on demandait vivement la retraite, et cet avis, que la situation
semblait justifier, aurait probablement prévalu, lorsqu'introduite
dans l'assemblée, Jeanne prononça ces paroles : « Je vous dis, au
nom de Dieu, que demain le roi entrera dans la ville. » A cette heure
s'opérait en effet la révolution la plus inattendue dans la disposition
des habitans ardemment dévoués à la faction bourguignonne. Des
députés arrivèrent peu après au camp de Charles VII pour implorer
sa clémence, et au jour dit il pénétrait dans cette place, assez forte
pour retenir plus de six mois l'armée royale sous ses murs (2).
La soumission de Troyes assurait celle de Reims. La garnison an-
glaise évacua la ville sans la défendre, et Charles pénétra sans résis-
(1) « Dum rex esset in suà camarà de reiraict piiella perciissit ad ostiiim^ et quam
citô ingressa est posuit se genibiis^ et amplexata est tibias régis diceus : iioLilis del-
phiue, uou teneatis ampliùs tôt et tanta consilia, sed venite quam citiiis Remis ad capien-
dam diguam coroiiam... et oratione suà factà, audiebat uuam voccm diceiitem sibi :
Fille de Dé, va, va. Je serai à ion aide! va. » {Proc, t. III^ p. 12.)
(2) Chronique de Jean Chartier, p. 76; Collect. des Procès, t. III, p. 117, t. IV, p. 18, 46.
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 3Zl3
tance dans cette terre promise de la royauté, dont un ange lui ou-
vrait l'entrée. Alors s'accomplirent les symboliques cérémonies qui,
dans la pensée de Jeanne, étaient la consécration nécessaire du pou-
voir : debout près de l'autel, sa bannière à la main et le visage inondé
de larmes, elle goûta l'une de ces joies recueillies et profondes qui
laissent deviner les joies du ciel.
VT.
Sitôt après la phase de sa gloire s'ouvrit celle de sa passion.
Ce n'est pas que Jeanne crût sa mission terminée à Reims, ni que
celle-ci le fût en effet, selon une opinion si universellement accrédi-
tée qu'il faut pour la combattre s'armer d'irrésistibles autorités.
M. Quicherat a prouvé qu'après le sacre Jeanne ne se croyait pas
moins qu'avant cette époque dans la plénitude de son action surna-
turelle; il a établi, par les affirmations réitérées de la pucelle et par
les dépositions de tous les témoins de sa vie, que la plus fausse inter-
prétation d'un texte incomplet a pu seule faire prévaloir la croyance
que Jeanne avait consenti, par condescendance pour le roi et peut-être
par faiblesse pour elle-même, à prolonger son rôle militaire au-delà du
terme assigné par son inspiration intime (1) . La pucelle promettait de
conduire le roi à Paris avec autant d'assurance qu'elle s'était enga-
gée à le mener à Reims; elle répète plusieurs fois durant le cours de
son procès que sa mission n'est point terminée, et qu'elle se sent
aussi assistée qu'au premier jour. En présence de l'ennemi qui la re-
tient dans ses fers, elle déclare avoir conçu l'espérance de conduire
elle-même une armée française en Angleterre pour y délivrer le duc
d'Orléans prisonnier (2). Enfin la poésie contemporaine, venant com-
pléter et colorer l'histoire, attribue à Jeanne l'intention formelle de
faire suivre la délivrance de la France de celle de la terre sainte,
confondant ainsi dans l'œuvre de la pucelle les plus constantes as-
pirations de sa patrie (3) .
Dans ses plus mauvais jours, Jeanne est aussi fière et, à bien dire,
aussi confiante que dans ses plus magnifiques triomphes. Pourtant
les dix mois qui s'écoulèrent depuis le sacre de Reims jusqu'au siège
de Compiègne ne furent pour la pucelle qu'un enchaînement de
douleurs et de revers à peine interrompu par quelques succès. Bles-
sée sous les murs de Paris, elle est prise dans une sortie; écrasée sous
des malheurs dont, le commandement nominal de l'armée ne lui per-
(1) Nouvelles Observations sur l'Histoire de Jeanne d'Arc, 1850, p. 40. Voyez dans
cette brochure la rectification des textes altérés depuis le xvi* siècle jusqu'à nos jours,
particulièrement celui de la Chronique anonyme de la Pucelle.
(2) Interrogatoire du 12 mai 1431, t. !«■■, p. 133.
(3) Vers de Christine de Pisan datés du 31 juillet 1429.
^llh REVUE DES DEUX MONDES.
met pas de décliner la responsabilité, on la dirait rejetée de Dieu et
des hommes comme un instrument usé et compromis.
Le contraste si soudain de ces deux fortunes n'a rien d'obscur pour
riiistoire. 11 semblerait toutefois plus facile de l'expliquer encore en
se plaçant un moment dans l'ordre mystique où vivait la pucelle. Le
secours envoyé au roi de France ne pouvait être efficace qu'autant
que ce prince y correspondrait spontanément par sa foi; si abondante
et si extraordinaire que soit la grâce, elle ne saurait agir que dans la
mesure où l'homme l'accepte, et concourt à son action par l'usage
de sa liberté. Or cette acceptation avait été pleine et entière à Orléans,
elle avait été incomplète mais suffisante jusqu'à Reims, elle devint
nulle de Reims à Paris. La puissance de la pucelle, tout en demeu-
rant dans sa plénitude, fut donc paralysée dans ses eflets par la ré-
sistance du scepticisme et par des antipathies rendues plus vives de
jour en jour par les succès de Jeanne, et qui avaient fini par deve-
nir implacables comme la vengeance.
Du mois de juillet 1429 au mois de mai lliW, la vie de Jeanne
d'Ai'C ne fut qu'une lutte désespérée contre les mauvais vouloirs des
chefs du gouvernement et de quelques chefs de l'armée. De Reims
elle veut diriger celle-ci sur Paris, se portant garante que le roi en-
trera dans sa capitale sans résistance; mais cet avis n'est point suivi,
et de Soissons l'armée se détourne sur Château-Thierry pour gagner
Bray-sur-Seine. Dévoués à Jeanne, les soldats exigent qu'on re-
prenne la route de Paris, mais les politiques trouvent plus sûr d'y
pénétrer par transaction que par assaut; l'on conclut donc avec le
duc de Bourgogne une trêve que Jeanne refuse un moment pour son
compte de reconnaître, et que le duc ne tarde pas à violer auda-
cieusement. Il faut bien alors se résoudre à attaquer Paris; mais
les moyens de la défense ont décuplé, et la ville est devenue in-
expugnable. Un premier assaut est repoussé, Jeanne y reçoit une
blessure grave. Elle se relève pourtant, l'œil inspiré et la parole su-
blime; elle affirme que ses voix lui garantissent le succès immédiat
de l'attaque si l'on consent à la reprendre. Pour toute réponse, le
sire de Gaucourt la fait mettre de force sur un cheval et reconduire
au camp pendant qu'il ordonne de sonner la retraite (1).
A partir de ce jour, Jeanne ne fut plus au sein de l'armée royale
qu'un embarras dont on aspirait à se dégager, parce qu'on redou-
tait son influence sur le peuple, quelque scrupule qu'elle se fit d'en
user jamais contre son roi. Les pré\ entions et les haines se cachè-
rent sous des honneurs dérisoires, et il devint impossible de mécon-
naître le parti pris de tenir la pucelle en dehors de toutes choses,
tout en continuant de s'en servir et de la compromettre dans des
(1) Chronique de Perceval do Caigny, t. IV, p. 2'., 20.
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 3/î5
expéditions sans conséquences sérieuses. L'habileté avait repris le
terrain qu'elle avait dû céder à l'enthousiasme, et Jeanne, devenue
une étrangère h côté de la royauté qu'elle avait faite et qu'elle ado-
rait, commença auprès de Charles Yll le supplice qui devait s'ache-
ver sur le bûcher. Ayant tontes les apparences du commandement
et toutes les réalités de la servitude, ne tenant plus à la vie que par
le devoir, Jeanne s'élance à Compiègne sur les bataillons ennemis,
et sans croire à une trahison que toutes les vraisemblances repous-
sent malgré l'assertion de quelques historiens, il est impossible de
douter de la lâche satisfaction avec laquelle fut accueillie jusque
dans le camp royal l'annonce de la prise de l'héroïque jeune fille,
tombée aux mains d'un chevalier bourguignon pour être vendue à
l'Angleterre (1).
Le plan de cette étude nons interdit de monter avec Jeanne tous
les degrés de son long calvaire, et de la suivre durant une année de
forteresse en forteresse, de cachot en cachot, de juridiction en juri-
diction. Aucun commentaire ne suppléerait d'ailleurs à l'impression
que laisse la lecture des documens édités par M. Quicherat. On de-
meure écrasé sous ces réponses d'une profondeur naïve et mépri-
sante, comme celles de Joas à Athalie. Les plus hauts mystères de
l'ordre psychologique et divin y sont abordés avec la sincérité de
l'enfance, la hauteur du génie et la fierté du patriotisme, tempérée
par un adorable esprit de soumission et de simplicité.
L'issue du procès ne saurait étonner personne, quelque mons-
trueuse que fût une telle poursuite contre une prisonnière que l'An-
gleterre n'avait point faite et qu'elle s'était procurée à prix d'ar-
gent. L'évêque de Beauvais, irréprochable au point de vue des
mœurs et de la doctrine, fut jusqu'au dernier jour de sa vie un
homme de parti aussi convaincu que passionné; ses assesseurs, inti-
midés d'ailleurs par les menaces des Anglais, appartenaient presque
tous à la faction bourguignonne. Ces hommes-là avaient à juger une
personne dont l'intervention venait de rendre la France aux Arma-
gnacs; ils avaient vu pour la plupart se consommer sous leurs yeux
les faits prodigieux dont on les appelait par leur jugement à définir
doctrinalement la nature. Pour eux, ces prodiges étaient manifestes,
car bien loin que le caractère miraculeux en soit infirmé au procès,
tout le travail des interrogateurs, et particulièrement de l'évêque
président, consiste à mettre ce caractèie surnaturel en dehors de
toute contestation. Les miracles de Jeanne sont reconnus avec plus
d'empressement par ses juges que par elle-même. Dès-lors la seule
(1) Voyez, entre mille autres preuves, la lettre de l'archevêque de Reims aux habitans
<lc sa ville diocésaine api es la catastrophe de Compiègne. Collée f. des Vi-orès, t. V, p. 1G8.
346 REVUE DES DEUX JIONDES.
question débattue devant ce sombre tribunal est celle-ci : Les pro-
diges accomplis par l'accusée au profit du parti armagnac viennent-
ils du ciel ou de l'enfer? Or quel autre verdict qu'un verdict de
condamnation les Bourguignons pouvaient-ils rendre sur ce point-là?
Ceux-ci se firent les instrumens d'une vengeance qui servait leurs
propres passions, et la mort de Jeanne d'Arc ne fut pas moins le
crime de l'esprit de parti que le crime de l'étranger.
D'ailleurs la vierge appelée à sauver le pays perdu par une femme
devait être un holocauste encore plus qu'une triomphatrice, et les
flammes du bûcher devenaient l'auréole nécessaire de sa couronne.
Jeanne avait toujours eu la conscience de l'épreuve suprême qui l'at-
tendait. Sans avoir jamais reçu de ses voix de révélation précise ni
sur la date, ni sur le genre de sa mort, et tout en se rattachant à
l'existence avec la vigueur d'une forte nature, elle soupçonnait quelle
ne durerait guère, et conseillait sans cesse à ses partisans d'user vite
et beaucoup de son secours, que le ciel ne tarderait pas à leur ôter.
Ce contraste entre l'attachement à la vie d'une belle jeune fille, sacrée
par la gloire et par l'amour d'un peuple, et sa résignation dans des
épreuves dépassant la limite des forces humaines, cette lutte conti-
nue entre la femme et la sainte, qui commence dans une chaumière
pour finir dans un cachot, répand autour de la physionomie de Jeanne
d'Arc une atmosphère d'inexprimable mélancolie; c'est à travers les
nuag»3s que le nimbe radieux resplendit sur son front.
La mission de Jeanne eut deux caractères piincipaux : elle fut
grande au point d'embrasser le plus lointain avenir de sa patrie; elle
fut manifeste au point de terrasser par son évidence quiconque
jDrendrait la peine d'y regarder. Cette mission fut grande, car si au
xv^ siècle Jeanne n'avait pas été envoyée, le monde moderne aurait
changé de face, et la dictature morale de l'Europe, exercée deux siè-
cles plus tard par la France, aurait passé à l'Angleterre. En déli-
vrant Orléans et en menant le roi à Reims, Jeanne avait réalisé un
prodige aussi manifeste dans l'ordre politique que l'eût été dans
l'ordre naturel la résurrection d'un mort ou du moins la soudaine
guérison d'un malade désespéré. Bien que les épreuves des derniers
mois de sa carrière et la déplorable issue de la plupart des entre-
prises où elle restait engagée sans les avoir conseillées, surtout sans
les conduire, eussent aiïaibli au sein du parti royaliste l'ardente foi
par laquelle s'étaient accomplis tant de miracles, ce fut par Jeanne
d'Arc et par elle seule que s'opéra, comme une conséquence de son
œuvre, la délivrance finale du royaume. Lorsque, six ans après la
catastrophe de Rouen (1) , Charles VII entrait dans Paris, qu'il n'avait
(1) 13 novembre r.37.
JEANNE d'arc ET SA MISSION. 3^7
pas VU depuis son enfance, lorsqu'il recouvrait plus tard la Norman-
die et la Guyenne, le monarque achevait l'œuvre de la paysanne,
sans laquelle Charles de Valois n'aurait été pour l'histoire qu'un
prétendant et peut-être qu'un bâtard.
La mission de la pucelle fut aussi évidente que féconde , car il
faut répudier toutes les règles consacrées en matière de certitude
historique, ou il faut accepter les faits qui l'établissent. Ces faits
nous montrent Jeanne subissant la volonté d'en haut avec une dou-
leur aussi profonde que sa résignation est entière, mais ne la subis-
sant qu'après avoir supplié le ciel de détourner d'elle le calice, et
engagé contre sa destinée la lutte de Jacob contre l'ange. Jeanne est
un instrument; elle n'a rien en propre que sa pureté et sa faiblesse;
rien n'est moins spontané que sa pensée, moins libre que son ac-
tion. Aussi avec quel scrupule elle prend soin de circonscrire elle-
mèuie et cette mission et les pouvoirs qui en découlent ! Pour sauver
le roi et délivrer la France, elle se tient pour plus puissante que
tous les monarques de la terre et vaut à elle seule dix armées; elle
le déclare à chaque instant avec une hauteur qui serait monstrueuse
si elle venait de l'homme, et qui n'est sulilime que parce qu'elle
vient de Dieu. Hors de là, elle n'est plus qu'une pauvre fille passant
ses jours à regretter l'obscurité de son enfance. Celle qui gagne les
batailles ne peut soulager aucunes misères, si ce n'est en pleurant
sur elles comme la dernière des femmes ; elle en sait sur les affaires
étrangères à son œuvre beaucoup moins long que les autres, et lors-
qu'on a recours à ses avis, c'est avec la plus entière conviction qu'elle
invite à aller en consulter de plus savans. Elle n'a reçu aucun don,
aucune grâce spéciale : lui demande-t-on à genoux sa bénédiction,
elle la refuse et s'afflige de l'ignorance de ce peuple, qui la prend
pour un évêque. Lui présente-t-on des malades à guérir, des enfans
à toucher, elle s'épouvante à la pensée de devenir une occasion in-
volontaire de superstition et presque de scandale. Elle peut tout
pour délivrer un grand royaume, rien pour guérir une migraine.
Celle qui écrit aux rois de l'Europe des lettres qu'on dirait émanées
de la chancellerie de Charlemagne ou de Napoléon est pleine d'effroi
à la seule pensée d'un fait qui aurait pu devenir pour elle l'occasion
lointaine d'un péché véniel.
Telle fut Jeanne d'Arc dans l'histoire, telle elle devra rester dans
la postérité. Cette glorieuse mémoire a eu de bien tristes fortunes,
et ne paraît pas en avoir encore épuisé le cours. L'étude a ramené
vers elle : l'on a regardé et l'on a été vaincu. En présence de faits
aussi éclatans que la lumière, l'équivoque amazone si longtemps
badigeonnée par l'ignorance a disparu sans retour; mais au lieu des
draperies du cirque, voici venir les oripeaux de l'école humanitaire.
3i8 REVUE DES DEUX MONDES.
L'on travaille à faire passer dans le nébuleux panthéon où la répu-
blique côtoie le scepticisme la sainte qui manque au martyrologe
chrétien. On va plus loin, et, parla plus bizarre des imaginations, on
présente comme débordant d'enthousiasme républicain le cœur le plus
ardemment royaliste qui ait jamais battu dans une poitrine; l'humble
bergère catholique devient une adepte du progrès, à peu près comme
si Cathelineau se transformait en Condorcet. Doué de trop de savoir,
et, hâtons-nous de le dire, de trop de bonne foi pour méconnaître
les faits prodigieux dont cette vie surabonde, on voudrait les ex-
pliquer par je ne sais quel don d'intuition et par la divination de la
pensée démocratique, élevée chez Jeanne d'Arc à sa plus haute puis-
sance (1). Tant qu'on reste dans l'abstraction et la rhétorique, cette
explication-là en vaut une autre; mais lorsqu'on aborde la vie de la
pucelle jour par jour et page par page, il faut changer de terrain,
sous peine de le voir se dérober sous vos pieds. Aller droit aux gens
qu'on ne connaît point, pénétrer des secrets cachés au plus profond
du cœur, voir dans l'obscurité de la nuit des scènes qui, par la dis-
tance, échappent aux regards les plus perçans, prédire vingt fois,
avec la ponctualité d'un astronome annonçant une éclipse, les faits
les plus invraisemblables et, humainement parlant, les plus absurdes,
— ce sont là des actes qu'on tenterait très vainement d'expliquer par
V extase patriotique ou par le miracle des forces morales. Qu'on le
sache bien , aucune figure n'est moins propre que celle de cette
douce madone à recevoir le vernis humanitaire. Il n'y a pas de per-
sonnage plus difficile à draper dans le manteau d'hiérophante, et qui
se prêtât moins au rôle de prophétesse et de révélatrice qu'on aime-
rait à lui attribuer, Jeanne était aussi ferme dans sa foi que scru-
puleuse dans sa conduite : elle unissait en religion l'ardeur de l'aigle
à la timidité de la colombe.
Force est donc de se résigner ou à nier les faits, comme cela s'est
pratiqué si longtemps, ou à chercher des explications plus plausi-
bles. Pour moi, je n'en vois que deux entre lesquelles tout homme
de sens est, ce me semble, conduit à choisir : ou la pucelle fut en-
voyée de Dieu pour sauver la France, comme la bergère de Nanterre
l'avait été dix siècles auparavant, ou elle avait le don de la seconde
vue et la perception magnétique. Ou elle a précédé Mesmer et Ca-
gliostro, ou elle procède de Jésus-Christ. Elle est la sœur de sainte
Geneviève ou la rivale du somnambule Alexis.
Louis DE Carné.
(1) Voyez les Histoires de France de MM. Roux, Michelet, Lavallée, Henri Martin.
THÉRÈSE
SOUVENIR D'ALLEMAGNE
Un matin, en se levant, un jeune homme de Paris, qu'on appe-
lait Gérard de N..., reçut une lettre de son notaire, qui le priait de
passer chez lui. Ce notaire était d'un caractère méthodique et silen-
cieux, il ne lui écrivait jamais que dans les circonstances urgentes,
Cîérard se rendit donc sur-le-champ à son étude, et un petit clerc
l'introduisit dans le cabinet de son patron.
Le notaire montra à son client un vieux fauteuil de cuir, et, lui
présentant un papier :
— Vous avez, dit-il en s' adressant à Gérard, une parente en Alle-
magne?
— Une parente?... C'est possible, je ne sais pas.
— • Je le sais, moi. C'est une sœur de votre grand-père. Elle vient
de mourir sans laisser de testament. Vous êtes son plus proche héri-
tier. Voyez s'il vous convient de réclamer la succession ou de la
laisser aux collatéraux.
— Et cette succession est-elle considérable? demanda Gérard.
— Cent mille écus à peu près. Voici les titres qui constituent vos
droits.
Si riche qu'on soit, cent mille écus ne sont pas chose qu'on dé-
daigne. — C'est bien, reprit Gérard. Cela me contrarie un peu à
cause des courses de Chantilly qui vont commencer, mais je partirai.
Il se leva, mit les papiers dans sa poche, prit sa canne et salua le
notaire.
350 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous ne me demandez seulement pas où il faut aller pour
recueillir l'héritage? s'écria le tabellion d'un air bourru.
— Tiens ! c'est vrai ! Vous m'avez dit en Allemagne, je crois...
— En Allemagne! en Allemagne! vous chercheriez longtemps s'il
vous fallait faire le tour de l'Allemagne ! C'est à D... que votre tante
est morte !
Gérard sortit là-dessus et partit le jour même.
L'homme de loi auquel le jenne héritier s'adressa en arrivant à
D... trouva que les droits de Gérard étaient incontestables; mais la
succession de la bonne dame était embarrassée d'affaires litigieuses
qui devaient en rendre la liquidation lente et laborieuse. Trois se-
maines s'écoulèrent sans que Gérard pût encore prévoirie moment
où finiraient les inextricables difficultés qui surgissaient de toutes
parts. Les trésors du fameux jardin des Ilespérides étaient moins
bien gardés que les cent mille écus que Gérard était allé chercher en
Allemagne. Il attendait néanmoins avec patience un dénoûment cha-
que jour promis et chaque jour reculé, mais dans cette attente il
s'ennuyait. Une lettre qu'il écrivit à cette époque à un de ses amis
de Paris donnera une idée de son ennui.
«Ce 7 mai 185...
« Mon cher Henri,
« Le croirais-tu? je bois de la bière et je fume dans une grande
pipe dont le fourneau de porcelaine blanche est orné des portraits
authentiques de Faust et de Marguerite, Voilà à quelle extrémité
m'a réduit la vie que je mène ici !
« Je commence le jour par une chope et je le finis par une pipe.
C'est le chemin de l'abrutissement. Cette chope et cette pipe crois-
sent et multiplient : elles naissent les unes des autres. Encore trois
mois, je me surprendrai en flagrant délit de conversation allemande,
et je ne me reconnaîtrai plus.
((On parle quelquefois de l'ennui à Paris; certaines personnes
même ont la prétention de l'avoir éprouvé : quelle fatuité ! L'ennui
français, l'ennui parisien surtout est une distraction : il jette de la
variété dans la vie. On ne connaît l'ennui qu'à D... Il y est né, il y
habite, et jamais il n'émigre. Le jour même de votre arrivée à D...,
il vous rend visite. Le lendemain, il boit et fume avec vous. On n'a
pas d'ami plus fidèle.
(( Les hommes d'affaires entre lesquels je distribue mon temps
sont bien certainement les plus honnêtes gens du monde, mais ils
ont le malheur de se ressembler tous, et cette continuelle ressem-
blance est une des choses les plus monotones qui se puissent voir.
11 en est ici des maisons comme des hommes : il n'y a qu'une archi-
SOUVENIR D'ALLEMAGNE. 351
lecture comme il n'y a qu'un caractère. L'hôtel où je suis descendu
est vaste, grand, haut et carré comme une caserne. Dès qu'on a
passé le Rhin, on rencontre cet hôtel partout. Des fenêtres de mon
appartement, je vois manœuvrer l'infanterie prussienne, et ce spec-
tacle constitue un de mes plus vifs divertissemens. De ces mêmes
fenêtres, je vois encore les arbres du parc de D... Ce parc est fort
beau, et on y entend le soir la musique militaire du régiment qui
tient garnison dans la ville. Cette musique est très bonne, mais je
suis le seul à l'écouter. Personne ne se promène à D... Si on voyait
en une semaine, dans la principale rue de la ville, passer autant de
monde qu'on en rencontre dans une rue de Paris en une heure, le
gouvernement croirait qu'une révolution va éclater, et ferait prendre
les armes à sa troupe.
« Le garçon d'hôtel qui me sert m'avait d'abord amusé. Il est
si bête ! Comme je lui demandai des renseignemens sur D. . . , Samuel,
— c'est son nom, — sourit d'un air béat. — Ah ! monsieur, s'écria-
t-il, les femmes y sont rouges comme des cerises et rondes comme
des pommes. — Après quoi, il s'en alla en branlant la tête comme
un magot. Évidemment sa comparaison l'avait rempli de joie.
(( La bêtise n'est malheureusement pas un plaisir qui puisse égayer
longtemps. Samuel ne me suffit plus, et cependant il rit toujours
quand il me regarde. Il faut croire c{u'il y a dans mon visage quelque
chose qui excite son hilarité.
(( Si maintenant tu me demandes à quelle époque je quitterai D... ,
je te répondrai avec mon homme d'affaires : bientôt; mais comme
on ne se lasse pas de me répéter ce mot sur tous les tons depuis le
jour de mon arrivée, je crois bien qu'en allemand il signifie : jamais.
(( Et vous avez le boulevard, et vous avez l'Opéra, et vous avez
Paris, ingrats, et vous vous plaignez! Je me suis plaint aussi. Voyez
comme j'ai été puni! Prenez garde d'être condamnés à six mois
de D...
« Je sais bien que les personnes avec lesquelles je suis en relation
m'ont engagé à passer la soirée chez elles; on m'a même invité à de
grands dîners où chacun des convives riait pendant cinq minutes en
souvenir du mot spirituel dit par son voisin un quart d'heure aupa-
ravant. Après le dîner, il y avait symphonie au salon, ce que les
Italiens appellent musica da caméra, quelquefois on valsait un peu
entre fiancés; mais à la quatrième soirée l'expérience m'a démontré
que mon ennui solitaire valait mieux que ces plaisirs, et dès lors j'ai
renoncé à les goûter. Ma pauvre bonne tante ne saura jamais ce que
son héritage me coûte. Peut-être m'objecteras-tu qu'il m'est loisible
de l'abandonner aux collatéraux. Oui, sans doute, mais j'y mets de
l'entêtement; j'ai commencé, je veux finir. Et puis une retraite, ne
352 REVUE DES DEUX MONDES.
serait-ce pas la victoire de l'Allemagne sur la France, un souvenir
de Rosbach ou de Leipzig? Non, l'honneur me défend de céder, et je
ne céderai pas.
« Je t'ai parlé tout à l'heure du parc de D... et des promenades
auxquelles on s'y livre quelquefois. L'autre jour, j'y ai fait une ren-
contre du genre féminin. Ne va pas crier à l'aventure; il n'est ques-
tion de rien moins que de cela. Il était quatre heures. La musique
militaire jouait une valse de Strauss. Au détour d'une allée, j'aper-
çus sur un banc une jeune fdle, qui me parut jolie, en compagnie
d'une vieille dame. Comme je la regardais, la jeune fille sourit et
me fit un petit salut de la tête. Je jetai les yeux machinalement der-
rière moi pour voir si ce salut ne s'adressait pas à quelqu'un que
je ne voyais pas. Il n'y avait personne dans le parc. A quelques pas
de là, je me retournai. La jeune Allemande s'était levée et s'éloi-
gnait; en s'en allant, elle sourit de nouveau et me fit de la main un
léger signe d'adieu.
« Il me sembla bien que j'avais déjà rencontré cette jolie fille deux
ou trois fois dans mes promenades; mais bien que je retournasse au
.parc tous les jours, je restai toute une semaine sans l'apercevoir.
Elle portait une profusion de rubans bleus qui ne pouvaient man-
quer de la faire reconnaître. Hier enfin, à la même heure, je l'ai re-
trouvée sur le même banc, avec les mêmes rubans bleus, et en com-
})agnie de la vieille dame que j'avais remarquée déjà. Elle sourit en
me voyant, et me salua d'un mouvement de tête amical. Je n'étais
pas seul malheureusement; mon diable d'homme de loi me tenait
par le bras, et me conduisait chez un confrère. Il ne fallait pas son-
ger à le quitter; je passai donc sans m' arrêter. J'imagine que j'ai
valsé dans quelque salon de Paris avec cette Allemande l'hiver der-
nier, et qu'elle veut me montrer par ce sourire et ce salut qu'elle
me reconnaît. L'ennui est un puissant conservateur.
« Je te vois d'ici, mon cher Henri, secouant la tête et faisant la
moue!... Tant de lignes pour une rencontre, et le pauvre garçon
s'en occupe! Quelle décadence!... Que veux-tu! Je suis à D... »
Ce que la lettre de Gérard ne disait pas, c'est qu'il était déterminé
à retourner au parc tous les jours et à s'y promener jusqu'à ce qu'il
pût retrouver la jeune fille aux rubans bleus et entrer en conversa-
tion avec elle. Il craignait seulement que la présence de la vieille
dame ne le gênât un peu. Le hasard le servit à merveille. Dès le
lendemain, il aperçut la petite Allemande sur son banc, et il ne fut
pas plus tôt auprès d'elle, qu'elle inclina doucement la tête en le
regardant. Gérard s'approcha sans hésiter.
— Je savais bien que vous reviendriez, dit-elle en lui tendant la
main.
SOUVENIR D'ALLEMAGNE. 355
La simplicité de cet accueil déconcerta Gérard. — Mais, répon-
dit-il avec un sourire fade, je vous avais vue, il était donc certain que
je reviendrais.
Cette réponse était peut-être d'un goût douteux, et tout au moins
le compliment qu'elle renfermait était-il d'une désespérante bana-
lité; cependant la petite Allemande le reçut comme s'il eût été le plu^î
«charmant du monde.
— Alors pourquoi vous faire attendre si longtemps? reprit-elle
d'un air de reproche.
Gérard se retrancha derrière la timidité, qui, à vrai dire, n'était
pas son défaut; il n'avait pas osé, il n'avait pas pu; il s'embrouilla,
et balbutia un peu. La jeune fille secoua sa tête blonde. — Tout
cela serait très bon si nous nous connaissions d'hier, dit-elle; mais
entre nous pourquoi tant de façons?
Pour le coup Gérard se trouva fort embarrassé; il ne douta plus
que l'Allemande et lui ne se fussent rencontrés dans quelque bal, à
Paris; mais il eut beau la regarder avec attention, ses traits ne lui
rappelaient aucun souvenir. Il cherchait quelques mots pour répon-
dre, lorsque la fille aux rubans bleus poursuivit avec vivacité :
— Vous viendrez nous voir, ma maison est tout près d'ici; il y a
un beau jardin avec une porte verte entre deux buissons de cléma-
tites et de chèvrefeuilles. Le soir, quand il fait clair de lune, c'est
charmant. Nous prendrons du chocolat; l'aimez-vous toujours?
— Oui, répondit résolument Gérard, dont l'étonnement augmen-
tait de minute en minute.
— Mais, reprit tout à coup son interlocutrice, pourquoi donc avez-
vous changé de nom? Vous vous nommiez Rodolphe autrefois, et j'ai
])ien entendu hier qu'on vous appelait Gérard. Gérard est très joli,
mais j'aime mieux Rodolphe.
Gérard ouvrit de grands yeux et se gratta le front, cherchant une
réponse, lorsque la vieille dame, qui jusqu'alors n'avait pas remué
et semblait à cent lieues de la conversation, leva sur le jeune homme
des yeux d'une expression si suppliante, qu'il s'arrêta court.
— C'est que, poursuivit la jeune fille, à laquelle les longs silences
et les monosyllabes du faux Rodolphe ne paraissaient donner au-
cune surprise, c'est que vous voulez sans doute cacher votre retour
à tout le monde?
— C'est cela, dit Gérard.
— Eh bien! moi, qui n'ai pas voyagé, je m'appelle toujours Thé-
rèse.
— Vous avez bien fait, Thérèse est un nom charmant.
Gérard regarda par terre et se mit, avec le bout de sa canne, à
tracer sur le sable des caractères fantastiques. Il sentait qu'il deve-
TOME I. 23
35/i REVUE DES DEUX MONDES.
naît stupicle et regrettait beaucoup la fantaisie qui l'avait poussé à
saluer Thérèse. Cette impossibilité où il était de dissiper l'erreur
dans laquelle elle était tombée le gênait horriblement; il voulait par-
ier et ne savait: que dire. Il pensait quelquefois que la petite Alle-
mande était atteinte de folie, et le regard que sa vieille compagne
avait jeté sur lui le maintenait dans cette idée; mais quand il exa-
minait Thérèse à la dérobée, rien dans l'expression de son visage
calme et souriant, rien dans le vif et doux rayon de ses yeux ne venait
confirmer cette supposition. Il était fort perplexe et craignait de tré-
bucher à la première question que Thérèse ne manquerait pas de lui
adresser. Il se taisait donc et se contentait de maudire cette fâcheuse
î'essemblance qui donnait à un Français la figure d'un Prussien.
La vieille dame, qui restait silencieuse, le nez dans un gros livre
qu'elle semblait lire attentivement, le tira tout à coup d'embarras.
— Ma chère enfant, dit-elle, voilà, je crois, le moment de nous re-
tirer : il est cinq heures.
A ces mots, et sans répliquer, Thérèse se leva toute droite; elle
ajusta son mantelet et tendit de nouveau la main à Gérard. — A de-
main, dit-elle; je vous ferai voir mon jardin. — Elle s'éloigna d'un pas
tranquille au bras de la vieille dame, se retourna au coin de l'ave-
nue et disparut, laissant Gérard tout étourdi de la rencontre qu'il
venait de faire et de la conversation qui l'avait suivie.
Il lentra à l'hôtel fort troublé et fort indécis à l'endroit du ren-
dez-vous que Thérèse lui avait donné pour le lendemain. Devait-il
y aller ou ne plus reparaître dans le })arc? Mais ne plus y reparaître,
c'était se priver de la musique militaire qui faisait sa principale,
presque son unique distraction. Sa curiosité en outre était excitée.
iSaturellement il questionna Samuel pour obtenir quelques rensei-
gnemens sur M"" Thérèse; mais Samuel était originaire de Cologne,
il n'habitait ])... que depuis deux ou trois mois, et ne connaissait de
la ville que les voyageurs qui la traversaient.
Gérard s'endormit sans avoir rien résolu, et vit en rêve les dos-
siers de sa succession entourés de rubans bleus avec des couronnes
de clématites et son brave homme de loi qui dansait en robe blanche.
Une visite matinale le tira de ces extravagances. Le bruit de sa porte
qu'on poussait lui fit ouvrir les yeux, et il vit la vieille dame que Sa-
muel introduisait dans sa chambre avec un sourire malin. Elle pria
Gérard de ne pas se déranger, et s'assit surun fauteuil au pied du lit.
— Mon Dieu! monsieur, dit-elle à Gérard quand ils furent seuls,
ma visite a lieu de vous surprendre; mais je tenais à vous expliquer
certaines choses que sûrement vous n'avez pas comprises. Peut-être
même, après que vous m'aurez entendue, aurai-je un service à vous
demander.
SOUVENIR d' ALLEMAGNE. 355
Elle se tut un instant, parut se recueillir, puis raconta ù Géra;<]
son histoire et celle de Thérèse.
La vieille daine s'appelait M'"'= de Lubner; Thérèse était sa petite-
nièce. En fait de parens, Thérèse n'avait qu'elle au monde avec des
cousins éloignés qu'elle n'avait jamais vus et qui habitaient Berlin.
La jeunesse de Thérèse s'était passée à la campagne, entourée de
toute l'aisance et du luxe que donne une grande fortune; les meil-
leurs maîtres avaient aidé à cultiver les heureuses dispositions de
son esprit. Quant à son caractère, il était d'une douceur et d'une
égalité qui ne se démentaient jamais. On remarquait seulement en
elle un singulier penchant à la rêverie et au merveilleux.
Thérèse avait à cette époque un cousin germain du nom de Ro-
dolphe, avec lequel s'était écoulée une partie de son enfance; elle le
revit à l'âge de seize ans, et ils vécurent ensemble dix-huit mois ou
deux ans, après lesquels on les fiança. La vie de Thérèse était alors
comme un frais et limpide ruisseau qui coule entre deux rives fleu-
j-ies, sans bruit et sans murmure. Le père, qui avait des idées ar-
rêtées sur les questions d'argent, voulut, aussitôt après ces fian-
çailles, que Rodolphe voyageât, prît une teinture du commerce, et,
à défaut de fortune acquise, se mît en position d'en gagner une par
son industrie. Le jeune homme partit donc pour l'Amérique, où l'un
des amis de M. van B... avait de grands établissemens.
A peu de temps de là, M. van B... fut emporté en trois jours par
une attaque d'apoplexie. On trouva dans ses papiers une lettre par
laquelle il enjoignait à sa femme de suivre en tous points les instruc-
tions qu'il lui avait données pour le mariage de sa fille. Cette lettre
arrêta M"^ van B..., qui déjà s'apprêtait à écrire à Rodolphe pour le
faire revenir. Elle se résigna, ainsi que Thérèse, à attendre le terme
de quatre ans fixé par le défunt.
Rouolphe écrivait souvent, et ses lettres témoignaient des progrès
qu'il faisait dans la science des affaires et de son application à obéir
aux vœux de M. van B... Thérèse touchait à sa vingtième année;
déjà plus de la moitié du temps prescrit s'était écoulée lorsqu'on ap-
prit un soir que Rodolphe était mort de la fièvre jaune à la Nouvelle-
Orléans. La fatalité voulut que Thérèse fût instruite brusquement de
cette mort. Elle tomba par teri'e en recevant la nouvelle, et resta toute
une nuit et tout un jour sans donner signe de vie. Toute la maison
tremblait à la pensée du désespoir qu'elle montrerait à son réveil.
Quand elle ouvrit les yei^x, Thérèse souiit; elle passa les mains sur
son front et s'informa du motif qui faisait que tant de personnes
étaient réunies autom- d'elle. La tranquillité de ce réveil fut plus
effrayante que n'aurait pu l'être l'explosion de sa douleur. Tout le
monde la regardait avec des yeux épouvantés. Elle demanda pour-
Î55(i REVUE DES DEUX MONDES.
quoi elle était couchée, et sur la réponse qu'on lui fit qu'elle avail
été un peu malade, elle déclara que c'était bien fini, et qu'elle vou-
lait se lever. Sa mère se sauva en courant dans une chambre voisine
et tomba à genoux; elle pleurait à chaudes larmes et criait que sa
pauvre fille était folle.
Depuis cette malheureuse journée, Thérèse n'avait presque jamais
parlé de Rodolphe; il semblait qu'elle eût entièrement perdu l'usage
de la mémoire; le coup violent qu'elle avait reçu avait produit
comme un vide dans une case de son cerveau. Cependant, en dehors
de tout ce qui se rattachait au souvenir de son fiancé, elle était res-
tée à peu près la même. On reinarqua seulement que Thérèse se
plaignait quelquefois d'une douleur aiguë à la tête. Elle avait tou-
jours cette humeur égale qu'on lui avait connue au temps de son
bonheur; mais elle n'était plus gaie, et son penchant à la rêverie in-
clinait vers une sorte de mélancolie dont rien ne la pouvait tirer.
M""* van B..., désespérée de l'état de sa fille, tomba dans une ma-
ladie de langueur qui fit de rapides progrès, et mourut en se repro-
chant d'avoir été la cause de cette catastrophe par une soumissioii
trop absolue aux ordres de son mari.
yVvant d'expirer, la pauvre femme avait appelé auprès d'elle une
de ses parentes, M"'* de Lubner, à laquelle elle avait demandé comme
iHje grâce de ne jamais abandonner Thérèse, quoi qu'il arrivât. M""' de
Lubner l'avait solennellement pronsis, et depuis ce moment la vieille
dame et sa pupille vivaient ensemble dans cette même maison où la
nouvelle de la moit de Rodolphe avait porté un si grand trouble.
La fin de sa mère ne parut pas produire une grande impression
sur l'esprit de Thérèse. Elle pleura beaucoup le lendemain quand
on s'opposa à ce qu'elle entrât dans la chambre où M'"" van B...
avait rendu le dernier soupir, se plaignant que tour à tour on la sé-
parât de tous ceux qu'elle aimait. Elle en parla deux ou trois fois
les jours suivans. On ne savait que lui dire, dans la crainte que la
découverte de la vérité n'agît sur elle comme un coup de foudre:
mais enfin, sur l'observation d'un vieux serviteur qui lui dit en bal-
butiant que sa mère était partie pour le ciel : — Ah ! oui, dit-elle:
elle voyage comme Rodolphe. — Ce fut tout, et elle n'en demandii.
plus de nouvelles.
Cet amour du merveilleux, qui avait toujours paru chez Thérèse,
se manifestait de plus en plus. On l'entendait quelquefois causer
toute seule dans le jardin, comme si une personne invisible eût été
là pour lui répondre; elle parlait bas, élevait la voix, chantait et agis-
sait en toute chose comme une personne qui aurait été sous l'empire
d'une hallucination. Ce fut alors qu'elle contracta l'habitude de s'ha-
i)iller de blanc, avec une profusion singulière de rubans bleus qu'elle
SOUYEiNIR D'ALLEMAGNE. 357
attachait à son corsage, à ses cheveux, à son chapeau, à ses poignets.
On finit par découvrir qu'un vieux pastel, qui se trouvait dans une
pièce écartée et que Rodolphe aimait beaucoup, représentait une
femme ainsi vêtue. Son esprit incertain attachait peut-être à ce cos-
tume une signification qui échappait à tout le monde; peut-être
voyait-elle dans cette robe blanche et ces rubans bleus la toilette
des fiancées.
Chaque jour à cinq heures, — heure où la fatale nouvelle lui avait
été apportée, — Thérèse tombait en syncope. C'était moins encore
un évanouissement qu'un sommeil magnétique. On avait cherché
quelque temps à combattre cette disposition, mais elle éprouvait alors
une telle agitation, des transports si vifs et si violens, de tels accès
de rires et de pleurs, qu'on dut renoncer à la contrarier. Ces som-
meils ne duraient jamais plus d'une heure ou deux, et elle en éprou-
vait un soulagement singulier. Le mal dont elle souffrait à la tête
augmentait ou diminuait d'intensité suivant que ce repos surnaturel
avait été plus ou moins profond.
La vie des deux femmes était tout à fait calme et retirée. Elles
avaient quitté le monde, et petit à petit le monde les avait oubliées.
Elles ne sortaient presque jamais de leur maison, si ce n'est pour
quelques promenades dans le parc de D... Cependant, depuis la
rencontre qu'elles avaient faite de Gérard, M'"' de Lubner avait
remarqué que Thérèse montrait plus d'animation et plus de vie.
Sa tristesse habituelle avait même un peu cédé; on l'avait entendue
rire. Le cœur de la pauvre femme en était épanoui. Elle y voyait
comme l'aurore d'une guérison possible.
— Mais à quoi attribuez-vous cette familiarité qui tout d'abord m'a
si étrangement surpris? demanda Gérard à M™* de Lubner après
qu'elle eut achevé son récit. Trouvez -vous quelque ressemblance
entre ce Rodolphe dont vous parlez et moi ?
— Oui certainement, bien qu'elle ne m'eût pas frappée si Thérèse
ne me l'avait fait observer, répondit M™^de Lubner. Le premier jour
où vous vîntes à passer, elle me poussa le coude. — Chut ! me dit-
elle tout bas et la bouche contre mon oreille, le voilà ! — Je ne compris
pas d'abord, et je regardai de tous côtés. Un moment après, elle me
pressa le bras, vous étiez près de nous, et Thérèse vous fit un signe
de la tête. — Je vois bien, me dit-elle, qu'il ne veut pas être reconnu,
mais certainement il nous viendra voir... Et comme vous vous éloi-
gniez, elle ajouta : — Il est un peu changé, n'est-ce pas? Il a tant
voyagé!... Ces derniers mots furent un trait de lumière; je compris
tout. Elle voyait en vous ce Rodolphe, qu'elle n'a jamais pleuré et
qu'elle a regretté jusqu'à la folie.
M"* de Lubner se couvrit le visage de ses mains.
358 REVUE DES DEUX MONDES.
— Que voulez-vous que je fasse? dit Gérard. Si je puis vous être
bon à quelque chose, disposez de moi.
11 fut convenu entre elle et Gérard qu'il retournerait au parc, et
que si Thérèse lui demandait encore de la venir voir dans son jar-
diu, il s'y rendrait; mais surtout il promit de ne pas la tirer de son
erreur et d'agir en toutes choses comme s'il eût été réellement Ro-
dolphe. M"'^ de Lubner lui donna quelques indications qui devaient
hii permettre de jouer son rôle, et ils se séparèrent.
Le jour même, quand ils se revirent, Thérèse ne manqua pas de
dire à Gérard qu'elle l'attendait dans son jardin.
— Nous y serons seuls, reprit-elle, personne ne vous y verra; ainsi
ne craignez rien.
Il promit d'y aller, et s'y rendit en effet à sept heures.
La maison habitée par Thérèse était entourée de haies vives et
d'arbustes comme une maison de campagne. Située à l'une des ex-
trémités de la ville et décorée avec beaucoup de goût, elle avait un
aspect souriant qui plaisait au regard : elle était blanche avec des
touffes de roses le long des murs. Quand Gérard parut, Thérèse
venait de sortir de son sommeil léthargique. Elle passa vivement
son bras sous le sien et l'entraîna vers un berceau de jasmins et de
chèvrefeuilles où ils s'assirent l'un près de l'autre.
— La lune va se lever dans une heure, dit-elle, nous prendrons
du chocolat et nous ferons de la musique.
Elle battit des mains comme un enfant et regarda Gérard.
— M'aimez-vous ainsi? reprit-elle; j'ai pensé à vous en mettant
ces rubans bleus.
Thérèse était une de ces femmes à qui le chapeau fait perdre une
partie de leurs avantages. Tête nue, elle était charmante; elle avait
une grâce singulière dans tous les mouvemens et un son de voix
d'une douceur extrême. Gérard, qui ne pouvait s'empêcher d'être
ému en la regardant, la trouva donc ce qu'elle était réellement, très
jolie et très séduisante. Elle avait dans l'esprit un tour original qui
prêtait un grand attrait à sa conversation; on n'y découvrait aucun
trouble, aucun embarras, mais elle laissait voir une certaine exalta-
tion dans toutes les choses qui touchent aux influences occultes, à
la vertu des songes et des pressentimens, et cette exaltation mêlait
un grahi de bizarrerie à la fraîcheur de son esprit. Sur ces ques-
tions-là, elle se montrait intraitable.
— Que de fois vous avais-je vu avant de vous retrouver ! dit-elle
à Gérard. Le matin même du jour où je vous ai salué pour la pre-
mière fois, vous m'étiez apparu dans mon sommeil; aussi n'ai-je
pas été surprise quand je vous ai rencontré.
Elle voulut que Gérard lui racontât ses voyages. Grâce aux indi-
SOUTENIR d'aLLEMAGTSE. 359
cations de M""= de Liibner, il s'en tira sans trop d'encombre; mais,
comme il allait finir, elle l'interrompit :
— Vous ne me parlez pas de la Nouvelle-Orléans? dit-elle. N'y
êtes-vous donc pas allé?
Gérard éprouva un moment d'embarras.
— Oui, reprit-il enfin, j'y suis allé.
Il y eut un instant de silence, pendant lequel Gérard cherchait
ses mots et arrangeait une réponse habile.
— J'y suis ! s'écria-t-elle; vous n'avez fait qu'y passer, après quoi
vous êtes parti... on n'a jamais su pour quel pays.
Tout en parlant, Thérèse chiffonnait les rubans de son corsage,
les yeux en l'air, comme si elle eût cherché dans le ciel le nom du
pays mystérieux vers lequel son ami avait dirigé sa course. Gérard
tremblait qu'un éclair de raison ne lui fît entrevoir la vérité; mais
la lune, qui parut au-dessus de la haie, large et brillante, détourna
les pensées de la jeune fille. Elle se leva d'un bond.
— Je vous l'avais bien promise, s'écria-t-elle, la voilà ! la voilà î
Elle entrama Gérard au sommet d'un petit kiosque d'où l'on voyait
la campagne, alors baignée d'une vapeur lumineuse, et, s' asseyant
à ses pieds, elle posa la tête sur les genoux du jeune homme avec
l'abandon naïf d'un enfant.
Les visites, une fois commencées, se renouvelèrent. Gérard éprou-
vait un charme indéfinissable dans la compagnie de cette aimable fille,
dont l'esprit se dépouillait lentement, mais avec des grâces infinies,
des voiles où la tristesse et le silence l'avaient quelque temps enlacé.
Il ne pouvait dire s'il l'aimait ou si la pitié seule le ramenait à la
porte verte du jardin; mais il ne pressait plus les houimes d'affaires
et les laissait coraplaisamment embrouiller l'inextricable échevean
de formalités dans lequel la succession de sa tante était prise comme
dans un filet. Quand il rentrait le soir dans son hôtel, il se denîan-
dait bien quelquefois comment finirait cette aventure; mais, comme
il ne se sentait pas la force d'agir à la façon d'Alexandre tranchant
le nœud gordien, il s'endormait et n'y pensait plus.
M™* de Lubner s'inquiétait bien aussi de cette rencontre dont le
hasard avait fait une intimité. Quelles n'en pouvaient pas être les
conséquences! Mais le bien-être qu'en ressentait sa pupille, le calme,
la joie, la vivacité qu'elle lisait dans ses traits ranimés par le soufile
de la vie étaient autant de résultats qui faisaient taire la voix de la
prudence. Dans l'existence pâle et déshéritée que lui avait faite le
hasard, devait-elle priver Thérèse de cette suprême conso'ation? Elle
laissait donc conversations et promenades suivre leur cours.
Thérèse était bonne musicienne; il lui arrivait souvent, le soir,
quand la pluie ou le vent ne permettait pas de rester au jardin,
360 REVUE DES DEUX MONDES.
de se mettre au piano, de chanter les mélodies de Schubert ou de
jouer quelque sonate de Mozart. Elle ne le faisait jamais sans que
de grosses larmes lui tombassent des yeux. Les Adieux surtout,
qu'elle n'avait plus chantés depuis le départ de Rodolphe, produi-
saient sur elle une impression profonde. Elle pleurait dès les pre-
mières mesures et presque toujours était forcée de s'interrompre
avant la fin.
Un soir qu'elle avait beaucoup pleuré, elle alla se réfugier dans
le petit berceau oîi la première fois elle avait reçu Gérard. Il l'y
suivit, en proie à un grand trouble. Elle était assise et regardait les
étoiles. Le vent faisait pleuvoir sur sa tête les petites fleurs jaunies
des jasmins. Des larmes étaient suspendues à ses cils.
— Qu'avez-vous, et pourquoi pleurer? lui dit-il.
— Je ne sais !... Il y a des jours où j'ai le cœur si gros, qu'il faut
qu'il éclate!... répondit-elle.
— "Vous manque-t-il quelque chose? reprit Gérard, que ce grand
désespoir navrait un peu plus peut-être qu'il n'aurait voulu.
— Non, mais je suis comme une personne qui attend... quoi? je
l'ignore; ce que j'attends n'arrive pas, et j'étouffe. Vous n'éprouvez
donc jamais cela, vous?
— Oh! si! répliqua Gérard, mais c'est lorsque je ne suis pas heu-
reux. Seriez-vous donc malheureuse?
— Non. Le bonheur que vous m'avez rendu me suflît, et cepen-
dant je me souviens de quelque chose que je ne me rappelle pas...
Cela vous paraît étrange, n'est-ce pas? Peut-être allez-vous me com-
prendre mieux que je ne me comprends moi-même. Je vous regarde,
je vous reconnais, et pourtant il me semble qu'il y a deux Rodolphe,
vous et un autre que je ne vois plus.
Gérard ne put s'empêcher de tressaillir à ces mots.
— Oui, reprit Thérèse avec force, vous avez bien les mêmes traits,
mais ce n'est pas la même expression... Quand je ferme les yeux, le
son de votre voix ne me dit rien; le son de la sienne me ferait bon-
dir au milieu du sommeil... Il me semble toujours l'entendre... La
nuit, elle me tinte dans les oreilles.
D'un mot Gérard aurait pu expliquer tout ce mystère à Thérèse;
mais il lui était justement défendu de dire ce mot-là. Thérèse resta
quelques minutes silencieuse, la tête dans ses mains; Gérard n'osait
la tirer de sa rêverie. Il se pencha vers elle tout ému et posa ses lè-
vres sur ses cheveux.
— Vous êtes bon! dit -elle en relevant son front candide. Je vois
bien que tout ce que je vous dis là vous fait de la peine; mais ne
craignez rien, mon ami, je vous aime de tout mon cœur.
— Moi aussi, je vous aime! répondit Gérard.
SOUVENIR d'Allemagne. 361
Thérèse secoua la tête tristement.
— Oh! ce n'est pas la même chose!... Il n'y a rien dans votre
cœur qui ressemble à ce qu'il y a clans le mien.
Elle détacha vivement un des rubans bleus qui flottaient sur son
corsage, et le chiffonnant autour de son doigt avec un geste mignon :
— Tenez, poursuivit-elle, il serait plus facile à ce ruban de chan-
ger de nuance, et de passer du bleu au rouge et du rouge au vert,
qu'à moi de changer d'amour.
Ce mot produisit sur Gérard l'effet d'une étincelle électrique; mal-
gré lui, il passa ses bras autour de la taille de Thérèse et l'attira sur
son cœur. Elle sourit, posa son front sur l'épaule du jeune homme
et ferma les yeux. — On est bien ainsi, murmura-t-elle, et je vou-
drais dormir.
Les bras de Gérard s'ouvrirent, et il abaissa sur Thérèse le chaste
regard d'un frère qui veille sur le sommeil de sa sœur.
En quittant le jardin cette nuit-là, Gérard était dans un état de
trouble inexprimable. Au Heu de rentrer à son hôtel, il alluma un
cigare et se promena au hasard dans les rues désertes de la ville. —
Que diraient mes amis, pensait-il, s'ils me voyaient à côté d'une
petite fille, échangeant avec elle des paroles confuses comme le
brouillard, et chantant des barcarolles au clair de la lune? De quel
effroi ne seraient-ils pas saisis s'ils apprenaient que les petits rubans
de son corsage me semblent plus redoutables et m'inspirent plus de
respect que toutes les grilles et tous les maris du monde, que mon
cœur, — un cœur de trente ans, — bat au contact d'un morceau
de soie touché par ses doigts enfantins ! Je ne soupe plus, je dîne
à peine, et je vis à D. . . comme si j'étais à quatre mille lieues du Café
de Paris. Et s'ils savaient que j'oublie le bois de Boulogne, le bou-
levard, le club et l'Opéra, ne me croiraient-ils pas perdu? Et si par
étourderie l'un d'entre eux me demandait où ce beau roman me con-
duira, que répondrais-je? Du diable si je le sais, et peut-être ne vou-
drais-je pas le savoir! — Dans l'ordre des sentimens que Gérard avait
connus, — caprice, amitié ou passion, — il ne trouvait rien d'ana-
logue à celui qu'il éprouvait pour Thérèse. Ce sentiment était vif
sans être violent, profond sans avoir d'avenir, sincère sans être
sérieux. Peut-être serait-il plus simple de dire qu'il aimait comme
la Providence voulait qu'il aimât dans ce moment.
Les soirées cpi'il passait avec Thérèse avaient fini par devenir quo-
tidiennes; elles commençaient vers sept heures et n'étaient jamais
terminées avant minuit. La conversation, la musique, la promenade,
la rêverie, en faisaient tous les frais. M"^ de Lubner, tranquillement
assise dans un grand fauteuil, lisait ou faisait de la tapisserie; quel-
quefois même elle s'endormait. On parlait bas alors pour ne pas la
362 REVUE DES DEUX MONDES.
{•éveiller, et la soirée finie, Thérèse l'embrassait tendrement sur les
deux joues; M'"" de Lubner ouvrait les yeux, et la jeune fille l'aidant
à se lever : — Allons, ma bonne tante, lui disait-elle avec un gai
sourire, il est temps de dormir, je crois; voilà plus d'un grand quart
d'heure que Rodolphe est parti.
Un matin, et tandis qu'il déjeunait, Gérard vit entrer son homme
d'affaires comme un coup de vent.
— Victoire! cria l'Allemand en faisant sauter son chapeau, nous
avons rondement mené l'affaire (notez que le bonhomme y travail-
lait sans relâche depuis trois mois); je crois bien qu'au bout de la
semaine on donnera les dernières signatures.
— Ah ! vous croyez ! répondit Gérard attéré.
La nouvelle l'affligeait bien plus qu'elle ne le réjouissait. La suc-
cession liquidée, quel prétexte avait-il pour rester à D...? Il fallait
donc partir, et à vrai dire il ne s'en souciait que médiocrement. Il
pria son homme d'affaires de veiller à ce que tout fût bien en règle,
et à ne rien laisser en arrière, afin, disait-il, de ne pas être obligé
de revenir à D... — Ainsi, ajouta-t-il en finissant, si quelques jours
vous semblent encore nécessaires, ne vous gênez pas pour les pren-
dre, j'attendrai.
Le soir venu, il s'achemina tout triste du côté du petit jardin.
A peine en eut-il franchi la porte, que Thérèse lui prit les mains.
— Yous allez partir! s'écria-t-elle.
— Qui vous l'a dit? répondit Gérard vivement.
— Personne, mais je le sais.
Elle porta les mains à sa tète comme elle avait coutume de le faire
quand elle souffrait.
— Une voix me l'a dit en rêve cette nuit, reprit-elle. Et puis je le
pressentais du premier jour où je vous ai revu. Est-ce qu'on ne part
pas toujours?
Elle parut s'attacher à ce souvenir flottant plus fortement qu'elle
ne l'avait jamais fait.
— Oui, poursuivit-elle comme si elle se fût parlé à elle-même, le
premier Rodolphe d'abord, puis lui le second, ils s'en vont tous, et
moi je reste ! Que c'est triste, tous ces départs ! Us font la nuit au-
tour de moi.
Quelques larmes tombèrent de ses yeux et coulèrent le long de
ses joues sans qu'elle y prît garde. Elle regardait dans l'espace. Le
vent, qui se lève quelquefois avec la nuit, souffla doucement dans
les arbres. Elle releva la tête et sourit tristement.
— Le vent pleure aussi, dit-elle.
Elle quitta Gérard et fit quelques tours d'allée dans le jardin,
seule, à pas précipités. L'expression de son visage était navrante.
SOUVENIR d'Allemagne. 36I>
Gérard n'osait pas la rejoindre : il aurait voulu consoler Thérèse, et
cependant il ne voulait pas mentir. Il se taisait donc, craignant
qu'une parole imprudente n'augmentât le trouble dans lequel il la
voyait. Au bout de quelques instans, elle revint à lui :
— Puisque vous partez, dit-elle, je veux vous donner un portrait
qu'on a fait de moi il y a deux ans, au temps où je me souvenais.
C'est un petit médaillon. On dit qu'il est fort ressemblant. Me pro-
mettez-vous de ne jamais vous en séparer?
— Je vous le promets, dit Gérard.
— Prenez-y garde! Si vous veniez à le perdre ou à le donner, je
le sentirais et j'en mourrais !
On voyait à son accent et à l'éclat de ses yeux qu'elle avait la fiè-
vre. Gérard prit sa main, qui était brûlante. — Pourquoi cette exal-
tation? dit-il en s'efforçant de sourire. Croyez-vous donc que la vie
tienne à un portrait?
— Oh ! reprit-elle, il y a des choses que vous ne savez pas. J'avais
un beau portrait de Rodolphe; chaque matin, je lui disais bonjour,
comme si lui eût été là pour m'entendre et me voir. Un matin, je le
trouvai par terre; en tombant, un bout du cadre avait touché le feu,
et la toile était à moitié consumée. Mon cœur se serra, et un pres-
sentiment terrible m'envahit tout entière. C'est depuis ce moment
qu'on cessa de me parler de lui; c'est depuis ce moment que je
souffre de cette douleur à la tête qui ne me quitte presque jamais.
Vous êtes arrivé, et cependant je ne suis pas guérie !
Elle quitta Gérard et courut vers la maison, d'où elle revint un
moment après avec le médaillon suspendu à un ruban bleu. — Tenez,
dit-elle, prenez-le. Je n'ai plus ce même sourire, mais le cœur n'a
pas changé. — Elle passa le ruban au cou de Gérard, qui se sentait
venir des larmes dans les yeux en le regardant, et le ramena douce-
ment au salon, où M"'*" de Lubner lisait douillettement blottie dans
un fauteuil.
De l'agitation que Thérèse avait laissé voir une heure auparavant,
il ne restait plus rien qu'un peu de pâleur. Elle s'assit au piano, joua
d'abord lentement, puis avec feu, et se mit à chanter la iMurguerile
au rouet de Schubert avec une telle expression, que Gérard croyait
l'entendre pour la première fois. Frappée elle-même de cette expres-
sion, M™* de Lubner laissa tomber le volume sur ses genoux. — Je
crois, dit-elle en se penchant à l'oreille de Gérard, je crois que la
raison lui revient.
— Hélas! répondit Gérard tout bas, je crois que son âme s'en va!
Il est difficile de savoir ce que Gérard eût fait, si, à peu de jours
de là, il n'eût reçu une lettre de l'ami auquel il avait écrit peu de
temps après son arrivée à D.... Cette lettre lui annonçait qu'une af-
36â REVUE DES DEUX MONDES.
faire clans laquelle Gérard avait engagé presque toute sa fortune
était en grand péril. S'il ne voulait pas tout perdre, il devait se hâter
et revenir à Paris sur-le-champ. Cette nouvelle fixa les irrésolutions
de Gérard, comme un poids fait tout à coup pencher l'un des plateaux
d'une balance. Thérèse était prévenue de son départ. Cette ruine
dont il était menacé ne lui permettait plus, en supposant qu'il y eût •
jamais pensé, de demander la main d'une héritière aussi riche que
l'était la rêveuse fille. Pouvait-il en outre abuser de l'erreur oîi la
folie de son cœur la jetait, et l'épouser au nom de Rodolphe? Gérard
se dirigea vers le jardin, bien décidé cette fois à dire à Thérèse qu'il
partirait le lendemain.
Dans sa précipitation, et comme un homme qui vent prendre un
parti brusquement, dans la crainte d'en changer s'il hésite, il avait
oublié l'heure, et arriva chez Thérèse au moment où elle était encore
dans son sommeil léthargique. Sa présence la réveilla en sursaut.
Elle se leva d'un bond et se jeta dans ses bras. — Ah ! dit-elle, je sa-
vais bien que vous partiriez, mais je ne croyais pas que ce fût si tôt!
Gérard la ramena sur un fauteuil, où elle resta quelques minutes
sans parler, la tète appuyée sur l'épaule du jeune homme. Il sen-
tait les pulsations de son cœur, qui battait à coups pressés.
— Adieu donc! reprit-elle enfin, adieu!
— Mais je reviendrai, se hâta de répondre Gérard, je reviendrai
bientôt.
Thérèse secoua la tête et le regarda bien en face. — Yous, jamais!
dit-elle avec force.
— Mais pourquoi! Croyez-vous donc que je puisse vous oublier?
— Je ne sais pas si vous m'oublierez, mais bien certainement
vous ne reviendrez pas.
Elle laissa tomber sa tête sur sa poitrine et demeura quelque temps
dans un accablement profond, les mains jointes sur ses genoux.
Gérard un instant se demanda s'il ne ferait pas bien de renoncer
à Paris, de dévouer sa vie à cette charmante fille, de l'emmener
dans quelque lieu désert, et d'en faire sa femme quand à force
d'amour et de dévouement il l'aurait conquise à la raison; mais si
elle l'aimait, n'était-ce pas un autre qu'elle aimait en lui?
— Au moins, dit Thérèse en l'attirant vers elle, aimez-moi tou-
jours. Gela ne vous fera pas grand'peine et me fera grand bien.
Elle prit des ciseaux et coupa les rubans bleus qu'on voyait sur
sa robe.
— Vous parti, poursuivit-elle, personne ne me verra plus dans
cette parure... Il me semble que je suis veuve!
M'"'^ de Lubner sortit de la chambre pour ne pas laisser voir à
Thérèse qu'elle pleurait.
SOUVENIR d'allemagne. 365
— Mais, dit Gérard, vous parlez comme si nous ne devions jamais
nous revoir! Si cependant je revenais, que diriez-vous?
— Oh ! alors, répondit-elle presque gaiement, vous me retrouve-
riez avec ma robe blanche et mes rubans bleus... Je vous le promets.
Il fallut enfin se séparer, Gérard redoutait beaucoup ce moment.
Thérèse s'y montra plus ferme qu'il ne l'aurait cru; elle était seule-
ment d'une pâleur de morte.
Quand il fut à la porte du jardin, Thérèse le serra snr son cœm'
avec un mouvement de passion qui bouleversa Gérard. — Surtout,
lui dit-elle tout basa l'oreille, ne perdez pas le portrait! Adieu!
ajouta-t-elle.
Elle ouvrit les bras, poussa la porte et rentra dans le jardin,
(îérard se pencha sur la grille et vit la robe blanche de Thérèse
((ui s'éloignait entre les arbres. Une minute après, il ne vit plus rien.
Il se sauva en courant et sans regarder derrière lui.
A quelques jours de là, Gérard était de retour à Paris, et le tour-
billon de la vie le saisissait de nouveau. Le soin de ses affaires lui
prit d'abord quelque temps : il dut chercher ses amis et renouer le^
relations rompues, puis le courant de l'habitude l'entraîna, et la
pensée de retourner à D... ne se présenta presque plus à lui. Ce
n'est pas qu'il eût oublié Thérèse, mais les mômes motifs qui
l'avaient décidé à la quitter ne se rencontreraient-ils pas?
Pendant les premières semaines, il éprouvait chaque jour, vers
sept ou huit heures, un sentiment de tristesse qui le ramenait en
esprit à D... C'était l'heure où il avait coutume d'aller au jardin, et
il revoyait Thérèse qui courait au-devant de lui; le vent de sa course
agitait ses rubans bleus, et elle souriait. Souvent alors il tirait le
médaillon de son étui et le regardait, quelquefois même il l'embras-
sait comme eût fait un amoureux de vingt ans. Si quelqu'un de
ses amis l'eût surpris dans ces momens-îà, Gérard n'aurait plus
su où se cacher. Au bout d'un certain temps , cette impression
s'affaiblit, et trois mois ne s'étaient pas écoulés, qu'elle était presque
tmtièrement effacée. Gérard était à Paris et en subissait l'influence.
— Pauvre Thérèse! disait-il quelquefois en fumant son cigare le
soir sur le boulevard. Un ami passait, et Gérard oubliait Thérèse.
A cette époque, par désœuvrement et aussi peut-être par imita-
tion, Gérard était en fort grande relation avec une jeune personne
<[ui appartenait au corps de ballet de l'Opéra. M"^ Glotilde, — c'était
son nom, — avait ses grandes et petites entrées chez Gérard, et en
usait fort librement. Un jour qu'elle furetait partout comme un jeune
chat, elle mit la main sur un étui en peau de chagrin qui renfermait
im portrait. Gérard voulut lui faire remettre ce portrait, qui n'était
autre que celui de dThérèse,ans le tiroir où 31'''= Glotilde l'avait dé-
360 REVUE DES DEUX MONDES.
couvert; elle n'y voulut jamais consentir, et il en résulta une que-
i-elle, à la suite de laquelle et clans un mouvement de dépit M"*^ Clo-
tilde lança au feu l'étui et le portrait, Gérard se jeta à genoux devant
le foyer, et écarta les tisons pour sauver la miniature, s'il en était
temps encore. Il trouva la petite plaque d'ivoire un peu endonnna-
gée par l'action du feu; mais l'image de Thérèse, sauf quelques
légères atteintes, n'avait que faiblement souffert. Gérard porta cette
image à ses lèvres avec un mouvement passionné; puis, se tournant
vers la danseuse, il lui montra la porte avec un visage si terrible,
qu'elle sortit précipitamment sans répondre.
Tous les souvenirs de D... avaient afflué vers son cœur avec vio-
lence, comme les eaux d'une rivière chassées de l'écluse. Deux jours
après cette scène, Gérard reçut une lettre qui portait le timbre de
J) Il l'ouvrit avec un secret effroi, et y trouva ces mots :
« Thérèse à son ami Rodolphe,
(c Je suis bien malade, et il me semble que je vais mourir. Si vous
vous souvenez de celle qui vous a tant aimé, hâtez-vous; cela m'at-
tristerait de m'en aller avant de vous avoir embrassé. Si je meurs
sans vous avoir revu, mon cœur vous enverra son dernier soupir. »
Gérard eut comme un vertige. Tout ce que Thérèse lui avait dit
sur l'influence mystérieuse qu'elle attribuait au portrait se retraça
dans son esprit en caractères de feu. — Je ne la reverrai plus ! je ne
la reverrai plus! répétait-il en retournant la lettre dans tous les sens.
Le soir même, il partait pour l'Allemagne à moitié fou. S'il avait
rencontré Glotilde, il l'aurait tuée. Dans l'espèce d'égarement où
l'avait jeté cette lettre, il attribuait à cette fdle la maladie qui met-
tait en si grand péril l'existence de Thérèse. Dès qu'il fut arrivé à
D..., il courut au petit jardin. Comme il passait devant l'église des
jésuites, il entendit le glas d'une cloche; il frissonna de la tète aux
pieds.
— Ali! mon Dieu! dit-il, Thérèse est morte !
Il précipita sa course, et toucha enfin à cette porte verte qu'il
avait si souvent franchie le cœur joyeux : il la poussa; le jardin était
désert. Il le traversa en courant et entra dans la maison.
— Ah! monsieur, lui dit un vieux domestique, montez vite!
Gérard grimpa l'escalier aussi rapidement que le lui permettaient
ses jambes, qui tremblaient sous lui; il ne comprenait pas le sens
de cette exclamation. Était-il arrivé seulement pour recevoir le der-
nier soupir de Thérèse, ou l' attendait-on pour la sauver?
Quand il fut entré dans la chambre de Thérèse, un pitoyable spec-
tacle frappa ses yeux. La pauvre fille était couchée sur son lit, les
SOUVENIR d' ALLEMAGNE. 36/
mains jointes et le visage blanc comme un cierge. M™" de Liibner
pleurait la tête cachée entre les draps du lit. Une sueur froide
mouilla les tempes de Gérard. — Morte! s'écria-t-il.
M'""" de Lubner releva la tète à ce cri et reconnut Gérard.
— Ah ! dit-elle en levant les mains au ciel, nous n'avons plus d'es-
poir qu'en vous!
Gérard comprit que Thérèse vivait encore. Il s'approcha du lit,
et tomba à genoux; mille sensations diverses agitaient son cœur; il
n'aurait jamais pu dire ce qu'il pensait. Il resta quelques minutes
immobile, regardant Thérèse, qui ne bougeait pas. Il ne pouvait ni
parler, ni pleurer : il étouffait.
M"'*' de Lubner lui raconta que Thérèse souffrait assez fréquem-
ment de la tête depuis un mois ou deux. — Mais rien, ajouta-t-elle,
ne pouvait faire croire qu'elle fût en danger de mort. Après votre
départ, elle ne montra aucun changement dans son humeur et dans
son genre d3 vie. Seulement elle ne souriait presque plus, et le co-
loris de ses joues ne reparut pas, comme si votre absence eût en-
levé tout le printemps de son cœur et de son visage. Elle chantait
souvent et se promenait beaucoup, dans le jardin surtout, où je l'en-
tendais quelquefois causer seule avec animation et à demi -voix.
Chaque fois qu'on frappait à la porte, elle tressaillait et faisait le
mouvement de se lever pour courir, comme elle en avait l'habitude
quand vous arriviez; puis elle secouait la tête tristement et restait
assise sans parler. Quand je prononçais votre nom en essayant de
lui dire que vous reviendriez quelque jour, elle me regardait avec
une expression de douleur si navrante que j'y renonçais. Je la sur-
pris tout dernièrement travaillant avec une activité fiévreuse à un
certain ruban de soie blanche sur lequel elle brodait en bleu deux
initiales, un R et un T. — C'est ma ceinture de noces, me dit-elle
avec un singulier sourire; tu la lui donneras, s'il la demande. Elle
ne travaillait jamais à cette broderie que sous le berceau, où elle
vous attendait chaque soir du temps de votre séjour à D... Yoyez,
le T n'est pas achevé.
Et M""^ de Lubner tira d'une boîte à ouvrage, pour le montrer à
Gérard, un ruban sur lequel l'aiguille était encore attachée.
— Un matin que j'avais laissé Thérèse au salon, reprit M'"' de Lub-
ner, j'entendis tout à coup un grand cri. J'accourus et je trouvai
Thérèse renversée, toute blanche, raide et les yeux fixes. On l'em-
porta dans sa chambre, et on eut beaucoup de peine à la faiie re-
venir; encore ne fut-ce que pour peu d'instans. Elle demanda une
plume et du papier, vous écrivit et cacheta la lettre en priant qu'on
la jetât à la poste sans tarder. Le messager partit, et elle le suiv't
des yeu'i jusqu'à la porte, après quoi elle laissa retomber sa tète
3(58 REVUE DES DEUX MONDES.
sur l'oreiller, ferma les yeux, et ne remua plus. Le médecin, qu'on
était allé chercher, ne put jamais la tirer de cet état. Elle est comme
morte depuis ce moment; nous savons seulement qu'elle existe.
Gérard avait écouté ce récit les yeux fixés sur Thérèse : il crai-
gnait de parler de peur d'éclater en sanglots; cependant il demanda
il M"'* de Lubner l'heure et le jour précis où Thérèse avait poussé
ce grand cri qui avait mis toute la maison en rumeur. 11 apprit par
sa réponse que le jour et l'heure concordaient avec la découverte
que M"'" Glotilde avait faite du portrait de Thérèse.
Gérard se leva en chancelant. — Elle m'avait dit qu'elle en mour-
rait! murmura-t-il.
11 prit tout à coup les mains de Thérèse entre les siennes, et sans
savoir ce qu'il faisait, dans un mouvement d'exaltation et de déses-
poir, avec des cris, des larmes et des baisers, il se jeta sur le corps
inanimé de la pauvre fille. 11 était comme fou, et la suppliait de ne
pas mourir. Gomme il l'étreignait dans ses bras, il sentit un souffle
léger passer sur ses lèvres.
11 se releva d'un bond.
— Elle respire! s'écria-t-il.
Le médecin, qu'on fit venir en toute hâte, trouva un certain chan-
gement dans l'état de Thérèse. — Oui, dit-il, le cœur bat... Tout
dépend de la crise qui suivra son réveil.
Vers le soir, Thérèse ouvrit les yeux: elle regarda autour d'elle,
vit Gérard, poussa un cri, et lui tendit les bras. 11 s'y jeta, et pres-
qu'au môme instant elle éclata en sanglots.
— Elle est sauvée ! s'écria le médecin.
— Ah! ne nous quittez plus, dit M""" de Lubner en s' attachant
ixiw mains de Gérard.
Mais ce n'était pas tout que de lui avoir rendu la santé du corps,
il fallait encore rendre à Thérèse la santé de l'esprit, et là n'était
pas le moins difficile. Sa convalescence fut assez longue et demanda
beaucoup de ménageraens; l'ébranlement qui l'avait mise aux portes
du tombeau avait laissé des traces profondes qui ne pouvaient pas
être efi'acées en quelques jours. La sensibilité de Thérèse, déjà exces-
sive, était surexcitée; la moindre émotion la faisait pâlir ou trem-
bler; elle était en quelque sorte comme une harpe dont les cordes
tendues résonnent au plus léger vent. On aurait dit que la vie, un
instant chassée de ses lèvres, avait peine à s'y rasseoir. Gérard, qui
passait auprès d'elle ses journées entières, remarqua que Thérèse
éprouvait des troubles et une inqinétude qui ne lui étaient pas ha-
bituelles. 11 la surprenait souvent la tête dans ses mains, immobile
et pensive, comme si elle eût écouté au fond de son âme le bruit d'un
travail mystérieux. Elle regardait en dedans, comme elle disait elle-
SOUVENIR I)' ALLEMAGNE. 369
même, et analysait ses songes pour y découvrir quelque chose de
réel.
— Je vois quelquefois des lueurs, lui dit-elle un soir, mais je ne
vois pas encore de clartés; puis les lueurs s'effacent et les ombres
reviennent.
Dans les premiers jours qui suivirent son réveil, Thérèse ne vou-
lait pas se séparer de Gérard. Elle craignait toujours qu'il ne s'en
allât pour ne revenir jamais. Il fallait employer mille promesses et
presque la ruse pour la déterminer à quitter sa main. Elle la rete-
nait longtemps emprisonnée entre les siennes et le suppliait de ne
pas partir.
M™* de Lubner imagina de faire préparer une chambre que Ro-
dolphe avait occupée autrefois, et qui n'avait plus été ouverte depuis
la mort de ce jeune homme.
— J'ai fait mettre, dit-elle à sa nièce, des fleurs dans les vases et
des bougies aux flambeaux qui sont dans la chambre verte : dès ce
soir, il pourra s'y installer.
Mais à leur grande surprise à tous deux Thérèse, bien loin de
témoigner de la joie, laissa voir une sorte de mécontentement; elle
n'insista plus pour que Gérard restât dans la maison. A ce mot de
chambre verte, un nuage passa sur son front, et avec une vivacité
dont elle ne donnait presque plus de preuve, elle courut à l'étage
supérieur et en ferma la porte à clé.
Bien sûre que personne n'y entrerait plus sans sa permission, elle
redescendit au salon et tendit la main à Gérard.
— Adieu donc, lui dit-elle, à demain!
Sa voix n'avait rien perdu de sa douceur et son regard de sa ten-
dresse, mais elle ne parla plus de le retenir.
Un autre changement s'était opéré en elle. Thérèse n'appelait plus-
Gérard du nom de Rodolphe, elle ne l'appelait pas Gérard non plus:
elle l'appelait mon ami. Ce mot, qui ne précisait rien, répondait-il
à un doute? Etait-ce dans son esprit une de ces lueurs indécises
qui annoncent l'aurore naissante et précèdent le jour? Gérard l'es-
pérait, mais il n'osait pas le croire encore. 11 craignait surtout que,
la lumière se faisant dans cette intelligence, il ne perdît Thérèse
sans retour. Il avait, sans se l'avouer, toutes les timidités et toutes-
les peurs de l'amour véritable.
Thérèse voulut voir un jour le médaillon qu'elle lui avait donné;
elle reconnut les traces du feu qui en avait légèrement endommagé
l'ivoire. Encore quelques secondes, et l'image, altérée déjà, dispa-
raissait tout à fait.
— Je sais maintenant pourquoi j'ai été malade, dit-elle.
Et elle lui rendit la miniature sans demander d'explications.
;î70 REVUE DES DEUX MONDES.
Un autre jour qu'ils étaient ensemble dans le jardin, Thérèse prit
le bras de Gérard et fit quelques tours d'allée. Une teinte rose adou-
cissait la pâleur de ses joues, son front avait retrouvé toutes les
grâces de la jeunesse et de la santé; elle ne disait rien, et cueillait,
chemin faisant, des fleurs à tous les buissons. Après qu'elle eut fait
un bouquet, elle soupira :
— Que j'en ai déjà cueilli de ces fleurs! dit-elle... Celles-ci ne sont
plus celles que j'aimais hier, et les fleurs de demain ne seront plus
celles que j'aime aujourd'hui!
Ses yeux rêveurs regardèrent longtemps le bouquet, comme si elle
eût voulu lui demander le secret des pensées qui l'obsédaient; puis
elle s'arrêta, et se tournant vers Gérard :
— Que deviennent les fleurs de l'an dernier? lui demanda-t-elle.
— Elles meurent, répondit Gérard.
Thérèse attacha sur lui ses yeux tendres et voilés.
— Ah! oui, reprit-elle, elles s'en vont; ce ne sont plus les mêmes
qui reviennent, et ce sont toujours des fleurs.
Ses regards brillèrent tout à coup; elle prit la main de Gérard et
la serra. — C'est comme vous! s'écria-t-elle, c'est vous que j'aime,
et ce n'est pas vous que je pleure ! . . . C'est le même amour, et ce n'est
plus la même fleur !
Gérard ne pensait pbis à Paris; le monde n'avait pas d'autres limites
pour lui que les frontières du petit jardin où il rencontrait Thérèse.
Quand il se rappelait le jour où elle avait failli mourir, il frissonnait
encore et s'étonnait d'avoir pu, par son indifférence et son égoïsme,
faire souffrir une aussi aimable fille. Il se la représentait heureuse
et gaie, dans quelque coin de terre, avec lui, et se promettait bien
de ne plus écouter jamais que la voix de son cœur et non pas celle
de la raison. Il était assez riche d'ailleurs pour qu'on ne l'accusât
pas de chercher une satisfaction d'intérêt dans son mariage avec
Thérèse. Si donc elle l'aimait, pourquoi sacrifierait-il son bonheur
à de misérr.bles considérations? Mais la question était justement
qu'elle l'aimât et qu'elle ne crût pas épouser Rodolphe en épousant
Gérard.
Thérèse était comme un voyageur qui suit dans l'ombre un che-
min au bout duquel s'ouvre un précipice. Le précipice franchi, c'est
le pays de Chanaan ; mais un faux pas peut le jeter au fond du gouffre.
Thérèse franchirait-elle ce précipice?
Un soir que Thérèse était assise dans le jardin, traçant d'une
main distraite des lignes sur le sable, Gérard lui proposa de faire
une promenade dans la campagne. Elle se leva et lui prit le bras.
— Bien volontiers, dit-elle, j'ai comme la fièvre; le grand air la dis-
sipera.
SOUVEMR D'ALLEMAGNE. 371
Elle avait en effet le visage coloré et les yeux brillans. Gérard
s'aperçut que sa main tremblait.
— Vous est-il arrivé quelque chose ce matin? lui demanda-t-il.
— Non, reprit-elle, ma tante range le linge, et vous savez que
lorsqu'elle met la main aux armoires, elle n'en finit plus... Je suis-
restée seule,... j'ai fait un peu de musique,... j'ai lu, et le hasard
m'a fait tomber sur un livre de chevalerie. 11 y était question d'un
paladin qui d'aventure en aventure était arrivé dans un certain
royaume dont je ne sais plus le nom; ce royaume avait pour pro-
priété singulière de changer en fantôme quiconque en passait les fron-
tières. On y voit les gens qu'on a connus en rêve, et ils vous par-
lent d'événemens qui n'ont jamais eu lieu, mais dont on se souvient.
J'ai fait cette réflexion, que je suis un peu la parente de ce paladin
et que j'habite ce royaume peuplé de fantômes.
— Vous! s'écria Gérard inquiet de la tournure que prenait l'en-
tretien.
— Oui, moi! Et ce n'est pas si fou ce que je dis là! J'ai beaucou])
pensé depuis que j'ai été malade, et j'ai bien vu qu'on ne me parlait
pas comme à tout le monde; j'ai des tressaillemens extraordinaires
en moi. Les mots me semblent avoir une signification qu'ils n'avaient
pas, et des choses auxquelles je ne prenais pas garde autrefois me
bouleversent à présent. Tenez, l'autre soir, le vent soufflait, les
feuilles dun peuplier tombaient une à une dans la fontaine, je les
regardais, et il me semblait que c'étaient de pauvres âmes qui s'en
allaient. Les larmes me sont venues aux yeux; moi aussi j'ai failli
m'en aller!... M'auriez-vous pleurée? Oui, n'est-ce pas?
La voix de Thérèse et ses paupières gonflées indiquaient assez
que son cœur était plein de sanglots. Gérard avait la gorge prise
comme dans un étau; il se pencha sur les mains de Thérèse et les
couvrit de baisers.
— Oh! je vivrai! reprit-elle,... je ne m'en irai pas: mais, tenez,
je ne vous dis pas tout... J'ai bien vu que le médaillon que je vous
avais remis était un peu détérioré... D'autres mains que les vôtres
l'ont touché,... d'autres yeux l'ont regardé... Savez-vous pourquoi
je ne vous ai pas interrogé?... C'est parce que je craignais d'ap-
prendre que vous avez dans votre pays une autre Thérèse que vous
aimez... J'ai bien un autre vous, moi.
Gérard pressa le bras de sa compagne doucement, et, lui parlant
tout bas comme à un malade qu'on interroge : — En êtes-vous bien
sûre? lui dit-il.
Elle s'arrêta court et secoua la tête.
— Non, plus à présent, répondit-elle, et cependant...
Elle se tut de nouveau, puis, frappant du pied : — Tenez, reprit-
372 REVUE DES DEUX MONDES.
t'IIe, il y a comme un bâillon devant ma bouche, comme un voile de-
vant mes yeux... Oh! ils tomberont, il faudra qu'ils tombent!
Le hasard de leur promenade avait conduit Gérard et Thérèse à la
|)orte d'un petit cimetière dans lequel M"*^ van B... avait voulu être
enterrée à cause des souvenirs de famille qui s'y rattachaient. Une
tombe de marbre très modeste, avec une plaque sur laquelle son
nom était gravé, indiquait la place où elle reposait. Quelques saules
l'entouraient, et un gros lierre d'Kcosse la couvrait de son feuillage
d'un vert sombre. Gérard fit entrer Thérèse dans ce cimetière. A la
vue des croix qui dressaient leurs bras noirs au milieu des herbes,
Thérèse s'arrêta; elle regarda autour d'elle, lut quelques noms in-
scrits sur le bois ou sur la pierre, et se serra contre Gérard.
— Pourquoi toutes ces croix, dit-elle, et pourquoi tous ces noms?
Ils me font peur.
Gérard la força de marcher avec lui.
— Ce sont les noms de ceux qui sont partis, dit-il, et ces croix
sont pour avertir qu'ils ne reviendront plus.
Thérèse devint toute pâle. — Oh ! qu'il fait triste ici! reprit-elle.
Gérard lui montra des doigts quelques-unes des tombes à demi
<'achées sous les saules et les cyprès. — Regardez, lui dit -il; ces
noms que vous voyez là ne vous rappellent-ils rien?
Thérèse lut au hasard deux ou trois inscriptions, et tressaillit.
— Dorothée... Amélie... Augusta... mes amies d'autrefois! Là
Frédéric ! ici Joseph ! Voilà donc pourquoi je ne les voyais plus !
s'écria-t-elle.
De grosses larmes jaillirent de ses yeux.
— Pauvre Amélie ! je m'en souviens, ajouta-t-elle; elle était si
\ive et si gaie!.. Et Dorothée qui m'aimait tant! Parties toutes en-
semble!... Ah ! pourquoi m'avez-vous amenée ici?
— Et le bâillon ! et le voile ! Ce bâillon qui est sur votre bouche,
ce voile qui est devant vos yeux, ne voulez -vous pas qu'ils tombent?
répondit Gérard.
C'était l'épreuve décisive, et il la faisait en tremblant. Tout en
]>arlant, Gérard avait conduit Thérèse vers le tombeau de sa mère.
Il la fit asseoir sur un coin du marbre, et lui prenant la main :
— Non, elles ne sont pas parties, dit-il; celles que vous avez
aimées sont là... elles sont mortes.
— Mortes! ajouta Thérèse, mortes !...
Elle couvrit son visage de ses deux mains, comme pour ne pas
\oir la lumière qui se faisait autour d'elle; elle se mit à pleurer; on
aurait dit que son cœur éclatait.
Mais Gérard, écartant ses mains, lui fit lire sous les feuilles du
lierre le nom de M'"'= van B...
SOUVENIR D'ALLEMAGNE. 373
— Ma mère ! s'écria la jeune fille.
Et elle tomba à genoux, les mains jointes, au pied du tombeau.
C'était pour elle comme si sa mère fût morte le jour même; le
coup l'avait renversée, et son cœur se fondait à la fois en sanglots
et en prières. Gérard la regardait immobile, debout auprès d'elle;
puisque Thérèse priait, c'est que Thérèse était sauvée. Au bout de
quelques minutes, elle leva les yeux et lui tendit la main.
— Le voile est déchiré, dit-elle... vous m'avez appris à pleurer
ma mère... Merci !
Elle promena lentement ses regards dans le cimetière comme si
elle y eût cherché une autre tombe. On voyait qu'une question était
suspendue à ses lèvres; deux fois elle ouvrit la bouche et regarda
Gérard comme si elle allait parler, mais elle se tut, et, cachant son
visage parmi les touffes de lierre, elle se prit à pleurer de nouveau.
Ses larmes cette fois n'étaient pas données à sa mère.
Thérèse et Gérard quittèrent le cimetière au bras l'un de l'autre
sans parler. Gérard sentait bien que son sort allait se décider, mais
une sorte de pudeur l'empêchait d'interroger sa compagne; il vou-
lait laisser à sa douleur cette pauvre fille qui venait de retrouver sa
mère et qui la trouvait morte.
Quand elle fut chez elle, Thérèse témoigna le désir d'être seule. Il
semblait qu'elle voulût causer avec elle-même après ce long silence
([u'elle avait gardé. — A demain ! dit-elle à Gérard. Et elle s'éloigna
d'un air pensif en le laissant avec M'"'= de Lubner, à laquelle il ra-
conta tout ce qui venait de se passer.
Gérard passa toute la nuit à se promener dans la ville, ramené
toujours par une force invincible vers la petite maison qu'habitait
Thérèse. Une lampe brillait derrière la fenêtre de cette chambre
verte où elle n'avait pas voulu que Gérard entrât. On voyait son
ombre passer devant les rideaux blancs; une fois son visage se colla
contre la vitre et y resta longtemps. Gérard, caché dans la nuit, la
regardait. Que faisait-elle à cette heure dans cette solitude ? Y de-
mandait-elle des conseils aux souvenirs qui l'habitaient?
Le lendemain, Gérard arriva chez Thérèse à l'heure accoutumée.
!1 la trouva dans le salon, et toute en noir, avec M"" de Lubner.
11 n'y avait plus ni robe blanche, ni rubans bleus. L'expression de
son visage était changée. Thérèse était comme transfigurée. Gérard
ne reconnaissait ni son sourire, ni son regard. L'accueil même qu'elle
lui fit était si nouveau, que Gérard ne put en soutenir la réserve et
l'apparente froideur. Excité par la fatigue et les rêves de la nuit
précédente, il crut y voir la condamnation de ses espérances et cou-
rut au-devant de cet arrêt dont son cœur ressentait déjà les atteintes.
— Je viens vous faire mes adieux, dit-il d'une voix qui tremblait.
374 REVUE DES DEUX MONDES.
— Vous partez? demanda Thérèse.
— Oui, je pars, reprit-il; je n'ai plus rien à faire ici. Dieu m'est
témoin que j'aurais voulu y rester toujours, mais je ne suis pas celui
dont vous aimiez le souvenir... Faut-il que je sois un étranger pour
celle auprès de qui j'ai passé tant d'heures, les plus belles de ma
vie? J'ai peur que vous ne me pardonniez pas d'avoir si longtemps
accepté un nom qui n'est pas le mien, et cette pensée m'est odieuse.
Ah! si vous étiez encore telle que je vous ai connue!... mais c'est
impossible,... c'eût été trop de bonheur! Serez-vous plus heureuse
demain que vous l'étiez hier? Je ne sais, j'ai fait mon devoir... Votre
esprit est libre, Thérèse,... adieu!
Gérard était à bout de forces; la jeunesse et l'amour faisaient
explosion en lui. Il se retourna pour ne pas laisser voir le boLdever-
sement de son visage et fit un pas vers la porte.
— Gérard! s'écria Thérèse.
Gérard s'arrêta. Les yeux de Thérèse rayonnaient d'intelligence
et d'amour.
. — Mon nom! dit-il, et d'un bond il tomba à ses pieds.
— Ah! mes pauvres enfans! s'écria M""= de Lubner, je n'y tiens
plus, il faut que je vous embrasse tous les deux...
A quelque temps de là, un jeune homme, qu'on voyait souvent sur
le boulevard, arrêta un de ses amis à la sortie de l'Opéra.
■ — Eh bien! sais-tu la nouvelle? lui dit-il.
— Laquelle ? Il y en a tant !
— Gérard, tu sais, ce pauvre Gérard qui était si gai et qui perdait
toujours au lansquenet...
— Est-ce qu'il est mort?
— Ah bien oui ! Il s'est marié.
— Ah ! mon Dieu ! et avec qui?
— Avec une petite Allemande qu'il a rencontrée je ne sais où, sur
les bords du Rhin... Voilà où mènent les voyages...
— Amen ! dit l'autre.
Amédée Achard.
LES ROUMAINS
T.
LES TITRES DE LEUR NATIONALITÉ.
L— «NE NATIONALITE DECOUVERTE. — ETABLISSEMENT DES COLONIES.
Huit millions d'hommes frappent, en supplians, au seuil de nos
sociétés occidentales. Que veulent-ils? Ils demandent qu'on les aide
à renaître; ils revendiquent notre alliance. A peu près inconnus,
égarés au bout de l'Europe, ils racontent que de longs siècles de ser-
vitude, d'oubli, de déprédations, et tout ce que des hommes sont ca-
pables de souiïrir, les ont tenus ensevelis, séquestrés du reste de
l'espèce humaine. Ils ont vécu, disent-ils, dans un désert, mais dans
un désert où ils n'ont échappé à aucune des misères que traînent
après elles l'extrême barbarie et l'extrême civilisation. Après cela,
ce qu'ils craignent le plus, c'est qu'une adversité si longue, si per-
sévérante, les ait défigurés au point que les sociétés et les j)euples
auxquels ils s'adressent ne les reconnaissent plus.
Chose nouvelle en effet dans notre monde moderne, ils ne ré-
clament pas notre assistance, comme cela s'est vu toujours, au nom
seul de la justice, de l'intérêt de tous, de l'humanité iDlessée et vio-
lée. Non; la nouveauté et la grandeur de leur cause, c'est qu'ils se
présentent comme des frères oubliés. Avec un accent qui rappelle
certains grands procès plaidé ; par des nations entières dans Thu-
cydide et dans Tacite, lorsque la parenté du sang était encore sa-
crée, ce qu'ils invoquent suitout, c'est la communauté d'origine;
376 REVUE DES DEUX MONDES.
c'est un lien de famille entre leur race et la nôtre; c'est une même
descendance, un même berceau, la même langue, les mêmes aïeux.
La foi peut-être naïve qu'ils montrent dans la religion des souve-
nirs communs, la persuasion où ils sont que cette religion ne peut
être invoquée sans fruit, que les hommes de l'Occident y sont de-
meurés aussi fidèles qu'ils le sont eux-mêmes, tous ces traits sem-
blent un dernier reste de l'antiquité dont ils se couvrent pour \
chercher leurs titres confondus avec les nôtres.
Les Roumains disent à l'Occident : « Rendez-nous notre droit de
cité dans la famille des peuples latins. Nous sommes des vôtres,
quoique enveloppés de Barbares. Arrachez-nous à cette captivité.
Que l'éloignement ne vous trompe pas sur ce qui nous touche. Des
siècles néfastes nous ont tenus séparés de la mère-patrie, de cette
Rome d'où nous descendons tous; mais, quoique chargés de chaînes
étrangères, relégués aux confins de l'Europe, nous sommes des
frères pour la France, pour l'Italie, l'Espagne, le Portugal. C'est
avec vous que nous voulons former une alliance éternelle, non avec
les Barbares qui nous entourent. Yous nous avez oubliés, ayant
perdu jusqu'à notre nom, car vous nous appelez Yalaques, nous
qui nous appelons Roumains. Dans notre profonde misère, s'est-il
trouvé une seule époque où nous ayons perdu le souvenir de notre
ancienne parenté? Feuilletez notre histoire. Yous ne trouverez pas
chez nous un seul moment d'oubli. Il est vrai qu'il y a eu des
temps si funestes, que nous n'avons pas songé à faire valoir nos
titres. Eh! qui eût voulu seulement nous entendre? Toutes les fois
que l'espérance a reparu, c'est vers vous que nous avons tendu
les bras. Nous avouons que nous sonmies les derniers venus dans
la famille latine. Est-ce une raison pour nous contester notre part
d'héritage? Reconnaissez-nous à nos traits, à notre visage. Yoyez !
nous portons sur nous le sceau de la vieille Italie; nous sommes les
fils des laboureurs du Latium, du Picentin, de la Gaule Cisalpine el
de la province de Narbonne. Mêmes traits, même couleur; jusqu'aux
vêtemens de nos pères, nous avons tout gardé. Yôici le pallium, la
tunique, les sandales, comme sur la colonne Trajane. Ce sont là des
témoins qui parlent pour nous. Plus que tout le reste, nous avons
sauvé (Dieu sait au milieu de quelles difficultés et de quels idiomes
incultes!) notre langue natale; vous la parliez autrefois avec nous
dans notre berceau commun. Ne nous reconnaissez-vous pas aux
accens de cette parole qui nous rappelle à tous la même patrie
puissante? Ne vous servez-vous pas des mêmes mots que nous pour
les mêmes choses? Ne dites-vous pas comme nous pain pane, ciel
cieru, vie viàtza, mort moâiie, ainsi du reste? Si notre langue vous
semble encore humble et rustique, peut-être même défigurée par
LES ROUMAINS. 377
un trop long exil, ne la dédaignez pas : c'est celle que parlaient les
vétérans des légions romaines, nos aïeux et vos maîtres. D'ailleurs
nous ne désespérons pas de l'embellir à notre tour, si vous nous
prêtez votre aide, non pas seulement comme à des hommes, mais
comme à des frères, car vous le savez, la langue est, après Dieu, le
plus fort lien entre les peuples. Si deux hommes jetés par hasard
au milieu de races ennemies ou seulement étrangères s'aperçoivent
qu'ils parlent la même langue, dès le premier mot ils font alliance
entre eux, parce qu'ils se reconnaissent pour les membres d'une
même famille. Le plus fort prête son appui au plus faible; il l'arrache
à la captivité. "Vous et nous sommes entourés de races étrangères
dont plusieurs sont ennemies. Vous êtes puissans, nous sommes
faibles, quoique nous ne soyons pas à mépriser à cause de notre
grand nombre. Reconnaissez-nous et sauvez-nous ! »
Telles sont les premières paroles qui sortent de la bouche de tout
habitant de la Roumanie. Quiconque aura entretenu quelque com-
merce avec eux, celui-là avouera que je n'ai rien changé à leurs dis-
cours ordinaires.
Dans le temps où l'esprit français aimait, cherchait, répandait
partout la lumière avec la vie, si quelqu'un eût appris à Montes-
quieu, à Voltaire, à Bufïbn, et après eux à Lessing, à Herder ce
qu'ils paraissent avoir toujours ignoré, qu'une race d'hommes toute
latine conserve entre la Mer-Noire et les Carpathes les usages, les
traditions, en partie l'idiome de la vieille Italie et revendique ses
ancêtres, quel éclat, quelle popularité ces grands hommes eussent
l'épandus sur une découverte de ce genre ! Que de rapprochemens,
que de résultats et quelle lumière ils en eussent tirés incontinent!
.le ne doute pas que l'Occident entier n'eût longtemps retenti de
cette merveille. Une race d'hommes alliée à la nôtre, perdue et re-
trouvée, est-ce là un événement qu'ils eussent laissé dans l'ombre?
Je suppose que Montesquieu n'eût pas dédaigné de jeter un regard
sur cette dernière parcelle du monde romain. Soit en parlant de la
décadence de l'empire, soit en comparant les lois aux climats, il
eût donné quelque part une place à la Rome de chaume des Moldo-
Valaques. Qui doute que Voltaire se fût attaché à cette antiquité
vivante, qu'il en eût fait jaillir tout ce qu'elle renferme de con-
trastes et d'ironie contre la majesté des choses humaines? L'Eu-
rope aurait eu à répéter d'abord les moqueries du philosophe sur les
Cincinnatus, les Régulus des monts Krapaks; mais cette ironie eût
été sans poison, elle eût même servi à populariser une cause encore
trop peu connue. Puis le sérieux aurait remplacé le rire, et Voltaire
aurait certainement salué le premier une nation renaissante au nom
de ce génie romain qu'il a toujours préféré à tous les autres. Du
S78 REVUE DES DEUX MONDES.
moins il eût ajouté un chapitre à Y Esscn sur les Blœurs des nations
et aux Histoires de Charles XII et de Pierre I*"'. En conduisant ses
héros dans la Bessarabie et sur le Pruth, il n'eût pu se défendre de
peindre ces provinces et de marquer d'un trait la condition des fds
de Romulus soumis aux avanies d'un descendant d'Alcibiade, sons
le cimeterre d'un sultan turc. Quant à Buffon, il ne se fût pas borné
à dire que V aurochs des Carpathes revit dans les armes de la Molda-
vie. 11 eût voulu décrire ces Carpathes, dernier refuge des espèces
animales et des races humaLoes auxquelles toutes les autres ont dé-
claré la guerre. On eût vu, de manière à ne pas l'oublier, le tableau
de ces montagnes ardues, héi'issées de forêts, coupées de torrens
qui ne tarissent jamais, où l'aurochs proscrit, menacé de dispa-
raître du règne animal, vient dérober sa tête dans le môme temps
que la nation dace, puis la nation roumaine, toutes deux proscrites
comme lui, vont chercher auprès de lui, dans les mêmes lieux sau-
vages, une retraite assurée contre les menaces d'extermination que
leur jette de toutes parts le monde civil.
Par malheur, l'Occident avait perdu au xviir siècle jusqu'à la d.9r-
nière trace des populations du Bas -Danube. Le plus savant de nos
géographes, le sage d' Anville, fut, il semble, le seul qui vit clair dans
cette question. Il fit mieux, il dit très nettement que (( le langage ac-
tuel de la nation valake est foncièrement un dialecte de la langue
latine; » mais ses deux mémoires, si neufs, si judicieux, ne furent
relevés par personne. Si vous voulez vous en assurer, jetez les yeux
sur V Histoire de la Décadence de l'Empire romain, par Gibbon. Il
s'est donné pour tâche de rechercher, de suivre, de découvrir les
derniers vestiges du peuple-roi, même sous les formes les plus défi-
gurées. Son récit ramène forcément à diverses reprises les Moldaves,
les Yalaques; il va jusqu'à citer d'anciennes histoires byzantines qui
témoignent de leur descendance italienne, et sans discuter ces témoi-
gnages, sans même y faire la moindre allusion, il continue de jeter
la race roumaine dans la fosse commune des Slaves, des Bulgares,
des Albanais. Il rencontre le héros de la nationalité moldave, Etienne
le Grand; il en fait un Slave. Tous les actes glorieux d'une race
d'hommes sont attribués à ses plus grands ennemis. Pour elle, son
nom n'est pas même prononcé : excès de confusion qui est en même
temps l'excès de l'injustice. C'est un des honneurs réservés à notre
temps de remettre l'ordre dans ce chaos; sans doute ici, comme en
d'autres circonstances semblables, le premier pas pour ramener la
justice dans les choses vivantes sera de replacer la justice dans l'his-
toire.
Oubliés ou méconnus par les écrivains, il restait aux Roumains
une plus dure épreuve à traverser. Lorsqu'au commencement de ce
LES ROUMAINS. 379
siècle tout le monde se prit à espérer quelque chose au souffle de la
révolution française, un rayon, je ne sais lequel, tomba aussi sur
les ossemens et les cendres de ces peuples. Ils se sentirent remués
par l'ambition de renaître. Deux fois ils s'adressèrent au vainqueur
de Lodi et de Marengo. C'était un homme de leur race, le représen-
tant, le consul, peut-être le nouveau Trajan de l'Europe latine. Ne
reconnaîtrait-il pas les vétérans et les colons du divin césar? On ra-
conte que Napoléon ne comprit rien au langage de ces hommes qui
redemandaient leur vieux droit de cité italiote. A peine s'il laissa
tomber sur eux un regard. Ce qu'il y a de sûr, c'est que peu d'an-
nées après, dans les conférences de ïilsitt, il offrait au tsar d'ense-
velir à jamais ces supplians dans l'empire russe.
Pendant que l'Europe occidentale se détournait de plus en plus
des populations de la Roumanie, celles-ci ne cessaient d'entretenir la
tradition de leurs origines, même dans les époques les plus barbares
du moyen âge. Le Gotli Jornandès, du \r siècle, est le premier his-
torien chez lequel je trouve le nom de Roumanie dans le sens où
les paysans disent encore la terre romaine, tsora rovmanesca. Au
xii^ siècle, le clergé de ces provinces fit un effort marqué pour les rat-
tacher à la civilisation latine. L'archevêque de Zagora écrit au pape
Innocent III que les Valaques sont les héritiers du sang des Romains.
Le pape reconnaît cette descendance comme une chose avérée. Inno-
cent Ilî essaie d'en profiter pour ramener à l'unité romaine les dis-
sidens, qui semblaient chanceler encore. D'autre part, Byzance n'a
jamais ignoré la filiation des Moldo-Valaques. Au xv^ siècle, un
écrivain byzantin, Ghalcondylas, expose, comme un point reconnu
de tous, que la langue roumaine est en tout semblable à la langue
italienne, quoiqu'elle soit comprise à grand'peine par les Italiens.
Lucius, dans sa description de la Dalmatie, étend cette ressem-
blance aux usages, aux coutumes.
Après une possession d'état aussi déclarée, comment le souvenir
de cette filiation a-t-il été perdu chez nous? Je pense qu'une chose
explique l'isolement extraordinaire dans lequel sont tombés les
Moldo-Valaques, et pourquoi le fil qui les rattachait à nos sociétés a
été si tôt brisé dans le labyrinthe du moyen âge : c'est qu'ils ont
rompu avec l'église catholique. De ce moment," l'Occident a cessé de
les connaître. Dans un temps où les rapports religieux étaient les
seuls qu'eussent entre eux les hommes éloignés les uns des autres,
le lien de la foi brisé, tout fut brisé; il devint impossible à l'Occident
de reconnaître pour parens des peuples schismatiques. Tant que la
papauté eut quelque espoir de retenir les Latins des provinces da-
nubiennes, elle fit valoir l'autorité du sang de Romulus; mais cet
380 REVUE DES DEUX MONDES.
espoir une fois perdu (et il fallut y renoncer après la grande épreuve
du concile de Florence, où l'archevêque moldave fut démenti par
son peuple), la papauté ne vit plus, ne montra plus que des étran-
gers ou des ennemis dans ces frères. Toute relation, toute corres-
pondance cessa.
De leur côté, aussi longtemps que les Roumains furent par-dessus
tout infatués de leur schisme, tout ce qui le contrariait leur semblait
odieux. Loin de réclamer le renouvellement de l'alliance avec les
Latins, c'était beaucoup pour eux de ne pas les mépriser et les haïr.
Ainsi les différends de religion couvraient pour les uns et pour les au-
tres la question de race et de nationalité; les églises ennemies rejetaient
dans l'ombi'e la parenté de race; elles tenaient les provinces divisées
jdIus que ne faisait l'éloignement des lieux. La parenté du sang ne
pouvait rien où manquait la conformité du dogme. Ni les uns ne
tenaient à recouvrer leur droit dans la famille latine, ni les autres
n'eussent consenti à l'accorder, et il a fallu que d'autres pensées ab-
solument différentes entrassent dans le monde pour que les titres
de la nationalité roumaine retrouvassent leur valeur.
Tout le monde aujourd'hui reconnaît le moldo-valaque pour une
langue néo-latine. C'est là une notion vague que l'on admet sans se
rendre compte des conséquences qu'elle entraîne et des preuves sur
lesquelles elle s'appuie. Je m'étonne de voir dans des ouvrages récens
justement estimés que le caractère particulier, distinctif des Rou-
mains soit encore méconnu. Gomment cet établissement a-t-il été
possible? Gomment s'expliquer ce phénomène presque incroyable
d'une société latine, débris perdu d'un vieux monde au milieu d'un
océan de peuples étrangers? Comment, foulés tant de fois et pai-
tout ce que le monde barbare avait de plus violent, cette première
empreinte n'a-t-elle pas été effacée? Gomment, au milieu de ce dé-
luge de maux qui n'ont pas cessé même aujourd'hui, se trouve-t-il
qu'à certains égards, de toutes les langues romanes, la langue des
Carpathes est celle qui se rapproche le plus de l'idiome des Latins?
A ces questions, qui n'ont pu manquer de frapper les esprits, on a
répondu d'abord que les Daces, soumis par les Romains, ont été for-
cés d'apprendre la langue des vainqueurs, que des provinces assujet-
ties à l'empire ont peu à peu désappris leurs anciens idiomes, que le?i
peuples ont dû faire effort pour comprendre les magistrats, qu'ainsi
ce sont les classes supérieures qui ont par degré et lentement fait
succéder le latin des patriciens aux vieilles langues indigènes.
Confondre la Roumanie avec toutes les autres provinces, c'esi
s'exposer à tout brouiller. Un fait fondamental domine les origines
et l'histoire des peuples moldo-valaques. Cet événement est la
grande colonie fondée par Trajan avec des colons tirés de tout le
LES ROUMAINS. SSl
monde romain. Ces hommes ont porté le latin avec eux, ils ne l'ont
pas appris dans leurs nouvelles demeures.
Quelques années avant notre ère, Ovide est exilé sur les bords du
Danube, dans la province qui est devenue la Bessarabie. Il se con-
sume à chercher quelque trace du monde latin sans pouvoir en ren-
contrer une seule. Tout lui est étranger, les hommes, les choses aussi
bien que les heux. La terre des steppes semblable à une autre mer
immobile, la neige entassée, amoncelée comme des tours, la plaine
sans limites, perpétuellement menacée par des cavaliers; le Danube
gelé, la petite bourgade de Tomes, où viennent tomber les flèches
empoisonnées des Barbares qui insultent le poète en passant; tous
ces traits où la nostalgie est si vivement empreinte ne sont rien ii
côté, de cette plainte qui revient à chaque vers : que pas un mot
de la langue latine ne résonne sur ces livages, qu'aucune oreillt-
ne comprendrait ses Tristes, qu'il est réduit à parler gète et sar-
mate. Tout au plus quelque marchand grec, égaré comme lui à ces
confins du monde civilisé, pourrait-il savoir et prononcer son nom.
Un siècle après, s'il eut parcouru la province, il eût vu les mêmes
plaines traversées par des routes militaires, peuplées de bourgs, de
villes, sur l'emplacement des huttes incendiées des Daces et des
Gètes, l'ancienne population virile à peu près exterminée, des femmes,
des enfans de Barbares servant d'esclaves dans les fermes des co-
lons; au loin, quelques restes de tribus indigènes aux abois, mais
nulle part de masses réunies; sur le penchant des montagnes, dans
les plaines déjà cultivées, où la nature toute nouvelle se couvrait de
moissons, les enceintes palissadées, retranchées de colonies mili-
taires ou de municipes; leurs hautes tours de bois avec des veilleurs
armés de flambeaux pour garder le nouvel ager publicm; au milieu
des moissons en fleur, le vétéran armé de la faucille, donnant des
noms romains à sa cour, à son champ, à son pré, à son aqueduc, et
plaçant le divin Trajan au plus haut du ciel dans la région étince-
lante de la voie lactée. La province jouissait déjà du droit italique.
De tels changemens aussi rapides attesteraient l'œuvre d'une vaste
colonie, quand même l'histoire n'en ferait pas mention. On sait que
Trajan avait écrit sur sa conquête de la Dacie des commentaires à
l'exemple de César. Ces commentaires existaient encore au vr siècle:
ils sont perdus, mais il semble qu'ils soient remplacés, en partie du
moins, par un monument qui est encore debout, et sur lequel se
trouve dans les moindres détails la trace de la volonté et des souve-
nirs de Trajan. La colonne Trajane, qu'il éleva pour s'en faire un
tombeau (1), est, à vrai dire, l'histoire la plus fidèle, la plus sûre
(1) Dio. CassiuSj lxvih^ ii.
'1S2 REVUE DES DEUX .MONDES.
qu'on puisse imagiiier de la conquête de la Dacie. Le caractère de
ces expéditions y est profondément empreint. Ce n'est pas seulement
le témoin immortel de cinq campagnes glorieuses; c'est le tableau
véridique, implacable de l'extermination d'un peuple. Je suppose
que l'artiste qui l'a exécuté a surtout reçu pour mission d'épouvan-
ter les nations rebelles.
Quel livre, quel monument peindrait mieux les vastes prépara-
tifs d'une guerre inexorable : les vaisseaux chargés de blé, d'armes,
de recrues incessamment rassemblées, les magasins immenses où
tout abonde, les pesans bagages traînés à la suite des cohortes; une
lutte entreprise avec la patience et la lenteur d'un peuple qui se
croit éternel; les gigantesques ponts de bateaux et de pierre jetés
sur le Danube et la Bistra; les légionnaires ramassés en tortue au
pied des murs et des abatis d'arbres; les incendies de villages bar-
bares, les forêts vierges coupées par la hache pour frayer une route
à l'empire; ce césar à cheval, partout calme et débonnaire au milieu
des flots de fer de ses prétoriens; les rois qui se jettent à ses pieds
et implorent le pardon de leur nation; le geste du césar qui refuse
et dévoue sans colère tout un monde à la mort; les têtes coupées
des principaux présentées par les cheveux au vainqueur ou montrées
au bout des piques du haut des murs; d'autre part, le désespoir des
indigènes, leur impuissance furieuse, les multitudes de Barbares
chevelus, aux sabres recourbés, aux massues noueuses, aux braies
amples traînant jusqu'aux pieds, qui fuient un à un sur les sentiers
escarpés des montagnes, et qui, des lieux élevés, tournent la tète en-
core une fois vers la patrie perdue; leurs troupeaux de bœufs, de
vaches, de moutons, de chèvres, qui se précipitent devant les légion-
naires, pasteurs armés de javelots en guise d'aiguillon? Tout est fait
pour inspirer la terreur. Dans cette poursuite acharnée à travers les
bois, les montagnes, en dépit des frimas, on sent qu'il ne doit rien
rester des vaincus, et que c'est là le testament du césar écrit dans
chaque relief. Au sommet de la colonne, Jupiter pluvieux, de sa che-
velure immense, de sa barbe, de son ample manteau laisse découler
les frimas, les brumes, les pluies éternelles. La nature semble ainsi
se joindre aux vainqueurs pour opprimer une terre condamnée.
Nous pouvons regretter aujourd'hui que ce monument de colère
ne nous montre qu'à moitié l'expédition de Dacie. La guerre y est
représentée dans sa fureur; les résultats de cette guerre ne s'y
voient pas, à moins que son but unique fût d'effrayer le inonde.
L'histoire des établissemens de Trajan manque à la colonne Tra-
jane : je n'ignore pas qu'un écrivain du xvir siècle a cru en trouver
une trace dans le dernier bas-relief; mais si telle eût été la pensée
du monument, elle eût été figurée avec la clarté et l'évidence sou-
LES ROUMAINS. 383
veraine que le peuple romain mettait clans ces sortes de choses; l'art
non plus que le génie de Rome n'y eût certainement rien perdu. Je
m'imagine qu'il eût été beau de couronner ces trophées, ces fêtes
guerrières, ces forêts de piques par les travaux des moissons et des
vendanges. Au-dessus des sièges, des campemens, des marches
d'armées, des champs de bataille, on eût vu de vieux vétérans for-
ger des socs de charrue, atteler des taureaux au joug, mesurer,
orienter un enclos, bâtir une cabane, tresser le chaume, parquer un
troupeau de brebis, abriter des ruches d'abeilles. Sur le seuil des
villes incendiées, non loin des morts et des mourans, on aurait vu
des femmes romaines émonder les vignes autour des hêtres, porter
sur leurs têtes des corbeilles ou des amphores. Il me semble que ce
mélange de tableaux guerriers et de tableaux rustiques eût été tout
à fait dans le goût des Romains, et surtout de Yirgile, qui n'a ja-
mais manqué une occasion de rappeler les champs et les bois au mi-
lieu des combats héroïques. Les Géorgiques eussent encore une fois
couronné \ Enéide.
Assurément Trajan, dans ses commentaires, n'avait pas oublié
cette partie toute pacifique de son expédition. Il a dû se vanter d'une
fondation civile qui avait agrandi de toute une province le monde
romain. Je ne serais pas surpris qu'Eutrope (1) et les autres histo-
riens, qui exaltent en termes précis et magnifiques sa colonie sur
les bords du Danube, n'aient fait que rapporter ou suivre ses pro-
pres paroles officielles. Dans tous les cas, c'est une chose digne
d'attention que les descendans de ces colons, aujourd'hui tombés
dans l'extrême détresse, échappés par hasard ù une ruine com-
plète, aient pour première pierre angulaire de leur nationalité cette
même colonne Trajane où tout parle de victoire et d'orgueil. Quand
j'ai cominencé à étudier ce qui concerne les Roumains, rien ne m'a
plus étonné que de voir tous les regards de ce peuple tournés vers
un monument de triomphe, car on aurait tort de ne voir dans ce
culte qu'un effort d'érudition chez quelques hommes. Il est certain
qu'ils prétendent retrouver dans les détails innombrables de la co-
lonne Trajane non-seulement les événemens passés, mais encore les
choses présentes, la forme des objets dont ils se servent, les vête-
mens, les habitations, la poterie, les outils, les instrumens, les meu-
bles mêmes et la plupart des usages dont se compose la vie na-
tionale. En regardant les deux mille têtes qui figurent les légions
armées, ils croient reconnaître les traits des laboureurs de leurs
campagnes. Du fond de leurs misères insondables, ils se sentent
consolés, relevés par une fierté secrète. C'est peut-être le seul peuple
(1) Eutrop., VIII; cap. 6.
*î8ii REVUE DES DEUX MONDES.
de nos jours qu'un monument tout romain ait la puissance d'émou-
voir.
Il reste encore aujourd'hui à écrire ou plutôt à retrouver l'his-
toire des expéditions et des colonies de Trajan dans la Dacie. Cela
n'est point impossible, quoique l'antiquité ne nous ait laissé qu'un
petit nombre d'indications éparses chez les écrivains (1). En com-
plétant ces fragmens par les médailles, les médailles par les bas-
leliefs de la colonne Trajane, et en comparant les uns et les autres
aux calculs des géographes, voici, je pense, ce que l'on peut dire de
plus précis sur ce sujet.
Les Daces avaient plusieurs fois battu et refoulé les légions ro-
maines sous Domitien; ils avaient même imposé un tribut à l'empire,
premier exemple qui ne sera pas perdu pour les Barbares. Une chose
autorise à penser que la nation dace était moins grossière qu'on ne
la représente : c'est qu'elle avait exigé par ce tribut qu'on lui re-
mît un certain nombre d'ouvriers et d'artistes pour l'instruire dans
les arts de la paix et de la guerre. Les historiens anciens, afin de
déguiser la défaite des Romains, ont recours à une distinction très
subtile; ils disent que dans ces guerres l'empereur fut vaincu et non
le peuple. Trajan se proposa de venger l'un et l'autre : pour mettre
lin à des exigences chaque jour croissantes (car déjà les Daces récla-
jnaient le donatif ) , il fit une expédition contre eux et leur roi Décé-
bale. La première a duré trois ans; les médailles frappées au mo-
juent du départ ne laissent aucune incertitude sur les dates. Trajan
était empereur depuis quatre années, consul (si ce nom signifiait
encore quelque chose) pour la quatrième fois, tribun du peuple
pour la cinquième.
On sait quelles légions firent ces campagnes; c'était la première
ou la Minervienne, que l'on appelait aussi la Secourable, la Pieuse,
la Fidèle, la Trajane; c'était la cinquième ou la Macédonique, la
treizième ou la Jumelle, la septième ou la Claudienne. On a voulu
y joindre la sixième, qu'on ramène de Bretagne, puis de Judée, mais
sans preuves irrécusables. A ces quatre ou cinq légions, ajoutez dix
cohortes prétoriennes qui, avec les auxiliaires, Bataves et Germains,
composaient une armée d'au moins soixante mille hommes.
Au printemps de l'an 101 de notre ère, Trajan, avec toutes ces
forces, passa le Danube sur deux ponts de bateaux qu'il fit jeter là
où le lit du fleuve est le plus étroit, à Gradisca et Bosisiena, aux
frontières du Banat et de la Transylvanie. Sur les deux rives, il for-
tifia les deux têtes de pont par de solides travaux dont les restes se
(1) Dio. Cassius, lxviii. — D'Anville, Mémoires de l'Académie des Inscriptions,
t. XXVIII, p. 30. — Maanert., Res Trajani Imperatoris ad Damibium gestœ.
LES ROUMAINS. 385
voient encore. Une ligne de ses commentaires, sauvée par hasard,
marque la direction qu'il suivit. « JNons marcliàmos (1), dit-il (car
il a renoncé à la troisième personne des Cownientaires de César), de
Bersobie à Aixi. » C'était donc (2) le chemin de Tibisque qu'il sui-
vait, droit au nord, vers le Tèmès; le reste des troupes remonta la
vallée de Czerna, l'un des afïluens du Danube. La jonction s'opéra
au confluent du Tèmès et de la Bistra, d'où l'armée, se tournant à
l'est vers le massif des montagnes de la Transylvanie, entra dans les
défilés des Portes-de-Fer. Le plus souvent il fallait se tracer une
route, la hache à la main, à travers d'épaisses forêts solitaires non
encore explorées. On n'y rencontrait que l'aurochs, l'ours, le san-
glier; une si grande solitude étonnait, elle semblait pleine d'em-
bûches. Les soldats ne s'engageaient pas sans hésitation dans ces
liantes futaies ténébreuses devant lesquelles avait reculé jusque-
là l'audace des légions. On avait vu ces mômes peuples couper des
forêts entières et les laisser subsister debout de manière à en écraser
des armées.
C'est dans l'un de ces défilés qu'un messager apporta avec mys-
tère à Trajan un énorme champignon qui contenait une lettre en ca-
ractères latins, dans laquelle, au nom de son propre salut, i! était
sommé de retourner sur ses pas. La résistance ne commença qu'aux
environs des Portes-de-Fer, lorsqu'on eut atteint, entre les sources
du Syul, du Strey et de la Bistra, les régions les plus abruptes où
l'ennemi s'était concentré. Entre deux rochers à pic, le général ro-
main jeta sur la Bistra un pont qui reçut le nom de pont d'Auguste.
11 livra trois grands combats sur cette rivière et sur le ]\Iaros, champs
de bataille qui sont encore aujourd'hui connus des paysans sous le
nom de prairie de Trajan {prat Trnjanouloui). Selon Dion Cassius,
la situation de l'armée romaine, séparée de ses bagages, de ses am-
bulances, fut un moment si critique, que le général déchira ses ha-
bits pour panser les blessés. Enfin on atteignit le plateau des Car-
pathes. Le siège fut mis devant Sarmizegethusa, la citadelle des
Daces. Elle était située dans l'un des contreforts du mont \'ulcan,
près de la source du Syul valaque et du village de Varhély. Acculé
dans sa ville sainte, Décébale envoya des ambassadeurs, les mains
jointes derrière le dos, à la manière des esclaves, pour demander
la paix. On la lui accorda aux conditions suivantes : les Daces livre-
raient leurs armes, leurs machines de guerre, leurs transfuges; ils
détruiraient leurs retranchemens , leurs forteresses , ils se retire-
raient de tous les lieux occupés par les Romains, dont ils devien-
(1) Inde Berzohim, deinde Aixi processimus.
(2) Voyez la table de Peutinger, seg-m. vi, vu.
TOME I. 25
386 REVUE DES DEUX MONDES.
clraieut les alliés. ïrajan laisse une garnison dans Sarmizegetliusa;
il prend position dans le Canat, s'assure l'entrée de la Transylvanie,
ferme les Portes-de-Fer, et, satisfait de ces précautions, il retourne
à Rome. C'était à la fin de l'année 103. Ses soldats l'avaient déjà
salué du nom de Dacique et proclamé impercdor pour la quatrième
fois. 11 reçoit le triomphe et donne de magnifiques fêtes au peuple.
Par une étrange dérision, l'histoire, qui a laissé dans l'ombre tant
d'hommes et de faits jusqu'alors immortels, a conservé le nom du
danseur qui fut le héros de ces fêtes. Il s'appelait Pylade.
La paix dura un peu moins d'une année. Tout annonçait une prise
d'armes générale des Daces, quand Trajan les prévint. C'est à la fin
de l'hiver de l'an 104 qu'il commença sa seconde expédition. Elle de-
vait durer deux ans. La pensée de ces nouvelles campagnes se montre
très différente de ce qu'avaient été les précédentes. 11 ne s'agit plus
seulement d'une incursion chez un peuple incommode; c'est l'extir-
pation d'une nation rebelle dont le nom même doit être effacé de la
terre. Aussi la première et la principale opération (1) de la campagne
fut-elle de bâtir sur le Danube un pont de pierre gigantesque qui
monti'ât d'avance que le peuple romain allait, non plus visiter et
fouiller à la hâte une terre inconnue, mais prendre irré^ ocablement
possession d'une conquête et la lier à la terre romaine. On se fai
sait sur le rivage opposé une province avant même d'y avoir aboidé.
Les historiens ont parlé avec la plus grande admiration des propor-
tions colossales de ce pont, qui semblait pourtant n'être qu'un tra-
vail de campagne, et qui, dix-sept ans plus tard, fut coupé et détruit
par les Romains eux-mêmes. Ils s'étaient aperçus qu'ils avaient ou-
vert une grande route aux Barbares. On vante comme le dernier
effort de la puissance humaine les vingt piles de ce pont, hautes de
cent cinquante pieds, larges de soixante, éloignées l'une de l'autre
de cent cinquante. L'endroit où il fut jeté n'était pas moins signifi-
catif : il débouchait non loin d'Orsova, entre les villages de Severin
et de Felistan, c'est-à-dire dans les plaines de la Valachie. La pensée
de Trajan se montrait par là tout entière.
Trajan voulait aborder les Daces par le flanc oriental des Carpa-
thes, tandis que ses lieutenans, partis du Banat, les prendraient à
revers par la route suivie dans les campagnes précédentes. Ainsi in-
vesti, l'ennemi n'aurait point de refuge. Assailli des deux côtés des
Carpathes, il serait bientôt réduit à se rendre à merci. La grandeur
des résultats répondit à ce plan de campagne. Trajan, après avoir
traversé la Basse-Valachie, entre par la vallée de l'Aluta dans les
Carpathes, s'engage dans les défilés de Yulcan et de Turris-Rubra,
(i) Dio. Gassius, lxviii, ii.
LES ROUMAINS. O»/
qui s'ouvrent sur la plaine. Dans les bas-reliefs de la colonne, on
voit les troupes légères, les archers, les frondeurs germains, précé-
der le gros de l'armée et fouiller les rochers, les forêts impénétra-
bles. Les Daces, aisés à reconnaître à leurs sabres en forme de serpes
et de faucilles, semblent en fuyant attirer les légionnaii-es dans des
embûches. Un incident faillit tout compromettre : Longinus, lieute-
nant de Trajau, appelé à une entrevue par Décél^ale, tombe dans le
piège. Il reste prisonnier.
Les Daces espéraient tirer grand parti de cette capture, et déjà
ils redemandaient le donatif. Pour ne pas embarrasser davantage
son général, Longinus s'empoisonna, preuve nouvelle qu'il est des
temps où les vertus militaires survivent à toutes les autres. De ré-
duits en réduits, on arriva au pied des abatis d'arbres, des murs,
des forteresses qui fermaient étroitement la vallée où s'était retran-
ché le gros de la nation. Défendus avec fureur, ces obstacles ne
purent arrêter les légions, qui les escaladèrent. Atteints pour la
seconde fois dans leur dernier refuge, entre la Transylvanie et la
Valachie, les Daces ne pouvaient se retirer nulle part. Quelques-uns
gagnèrent les cimes escarpées du Vulcan, et s'enfuirent jusqu'au-
delà du Pruth. On les voit encore dans les bas-reliefs emporter sur
leur dos leurs provisions, leurs sacs roulés, leur chélif bagage, traî-
nant leurs enfans par la main. Le plus grand nombre mirent eux-
mêmes le feu à leurs huttes, à leurs villages, à leur ville sacrée.
Pour échapper aux Romains, les chefs prirent du poison. On ne ra-
massa que leurs cadavres à demi dévorés dans l'incendie qu'ils
avaient allumé. Décébale, à qui l'honneur est resté d'avoir disputé,
tant qu'il vécut, son pays à l'empire, se poignarda. Sa tête coupé.e
fut portée à Piome pour amuser le peuple. Ce n'était pas seulement
la tête d'un homme, mais d'une nation entière, puisqu'à partir de
ce jour le nom des Daces disparaît de l'histoire, comme s'il n'avait
jamais existé.
Les Daces étaient détruits; il fallait les remplacer, les empêcher
de renaître. Ce fut l'œuvre des colonies latines. On en connaît avec
certitude quatre au moins qui ont été conduites par Trajan, sans
parler d'une cinquième dont l'empereur Sévère fut le fondateur.
Piien de plus authentique ni de plus avéré que l'existence de ces
colonies, puisqu'elle est attestée dans les lois romaines par le Di-
geste (1), qui fait connaître à la fois et leurs noms et le droit qui
y était attaché. Déterminons la place qu'elles occupaient, ce qui
peut se faire en comparant avec attention les lieux aux cartes mili-
taires (2) dressées dans les premiers siècles de l'empire romain.
(1) Difjest, tit. XV, De Censibus.
(2) Peutingeriuna Tabula itineraria, segnî. vi, vu, viii. — Anonymi Ravennatis Geo-
graphia, lili. iv, p. V>9, 150. — Maimert, De Tabulœ peuiingerianœ œtale, p. 115.
388 REVUE DES DEUX MONDES.
La Dacie, d'après Jornandès, apparaissait aux Barbares enve-
loppée de monts inaccessibles comme d'une couronne. Dans la réa-
lité, cette couronne est une demi-circonférence fermée à l'est, ouverte
à l'ouest, qui forme, par les Carpathes orientales, un boulevard
continu depuis le Danube jusqu'aux sources du Sereth et du Pruth.
Les crêtes de cette chaîne vont en s' abaissant du nord au sud. Le
mont Pion (Tchachléou) , qui sépare la Moldavie de la Transylvanie,
a sept mille pieds au-dessus de la Mer-Noire (J); le Vulcan, qui fait
la frontière de la Yalacbie, n'en a pas six mille. C'est là le boule-
vard naturel dont se couvrirent à Test les colonies latines; elles en
suivirent exactement les courbes escarpées, les angles et les pentes.
La première de ces colonies est Zerna (une inscription trouvée dans
le voisinage porte Tsiernan); elle était établie au pied des mon-
tagnes, à la frontière sud de la Transylvanie et de la Yalacbie sur la
rivière Gzerna, qui a gardé son nom. Placée au débouché du pont
de pierre, c'est elle qui gardait les communications avec la mère-
patrie. Je remarque en outre que le mot czerne, qui s'est conservé
dans le roumain et le slave, veut dire noir. C'est peut-être le seul
mot que l'on connaisse avec certitude de la langue des Daces. En se
dirigeant au nord dans le cœur du pays, vers les Portes-de-Fer, on
rencontrait la seconde colonie, Sannizegethusa, qui reçut le nom
d'Ulpia Trajana, et que l'on appelait aussi la métropole; elle tenait
la place de la citadelle de l'ennemi. Des restes de murs, d'amphi-
théâtre, d'aqueducs, de temples, marquent sa situation près du
village de Varhély. De 'là, après avoir traversé le Maros, on trouvait
sur le plateau opposé Apulum, qu'un chef de Hongrois découvrit à
la chasse au viii'^ siècle sous l'épaisse forêt qui l'abritait des Bar-
. bares. Apulum touchait à Carlsbourg ; il était à la fois colonie et
municipe. En remontant au nord-est la rive droite du Maros, on ga-
gnait à travers des champs ouverts Patavissa, située vers le bourg
actuel de Radnot. C'était l'établissement fondé par Sévère. 11 y a
quelque incertitude sur Napoca, que d'Anville cherche dans le vil-
lage et sous le nom de Dapoca, près de Clausembourg, et Mannert un
peu plus à l'est, à Maros- Vasarhely, non sans une grande vraisem-
blance, trois voies romaines aboutissant à cette bourgade. Le dernier
des établissemens, Parolissum, dominait les défilés de la Moldavie
vers le Pas-de-Ghèmès, et commandait la vallée de la Bistritza et du
Sereth. En dehors de l'enceinte, des citadelles, Ulpianum, Doricava,
Rhucconium, veillaient en sentinelles perdues sur l'extrême nord de
la province.
Telle était la ceinture que formaient les colonies sur le plateau
(l) Neigi'baur, Beschreibung der Moldau und Walachei, p 95. — Notions statis~
tiques sur la Moldavie, p. 2, Jassy 1830.
LES ROUMAINS. 389
occidental des Ccarpathes, d'où elles se liaient aux plaines de la Mol-
davie et de la Valachie. Cette ligne était semée de munsions, de
bourgs, de villes, même de mnnicipes, telles que Tibisque, dont les
droits n'étaient guère moins enviés que ceux des colonies. On y ren-
contrait des salines, des mines d'or, des eaux minérales, par exemple
Méliadia, qui existe encore presque sous le même nom. Une vaste
voie romaine, dont les débris se montrent à divers intervalles, unis-
sait tous ces points. Il y avait de Zerna à Sarmizegethusa cent dix-
lîuit milles romains, de Sarmizegethusa à Apulum cinquante, d'Apu-
lum à Patavissa trente-six, de Patavissa à Napoca vingt-quatre, de
Napoca à Parolissum quarante-six, en tout deux cent soixante-qua-
torze milles romains, ou environ quatre-vingt-dix lieues à l'abri des
crêtes les plus âpres des montagnes. C'était comme un camp retJ-an-
ché dont un des côtés avait la longueur des Garpathes orientales.
Là était la force de la colonie, au besoin son lieu de refuge, d'où elle
rayonnait dans les campagnes de Moldavie et de Valachie, que par-
courait une autre route. Celle-ci, débouchant directement du pont
de pierre, entrait dc.ns la Petite-Yalachie, conduisait au pont de
l'Aluta, et, après avoir parcouru trois cent trente milles romains, ve-
nait rejoindre le centre de la colonie dans la Transylvanie, à Apu-
lum; elle était aussi bordée de villages et de villes, parmi lesquelles
je me contenterai le citer (^aracal, Romula, Acidava, Castra Trajana.
Toutefois ces étaMissemens étaient beaucoup moins importans que
ceux des montagnes où les Romains avaient placé leurs plus solides
fondemens. Maîtres des montagnes, ils l'étaient des plaines (1).
Si quelqu'un était tenté de rejeter ces détails comme superflus,
ou du moins comme peu dignes des recherches qu'ils entraînent, je
le prierais de considérer qu'il ne peut être inutile à des hommes de
savoir au juste où habitaient leurs pères, et que d'ailleurs l'art uni-
que déployé ici par les Romains mérite d'être remarqué, puisqu'il
peut et doit encore servir de modèle à quiconque se proposera de
fonder, à l'abri du temps, un système de colonies chez des peuples
ennemis ou seulement domptés à moitié. Ces établissemens agri-
coles et guerriers dans les massifs des Carpathes, lorsque les Ro-
mains pouvaient, avec cent fois moins de travaux et de dépenses,
commencer par se répandre dans les plaines, prouvent qu'il ne faut
pas se laisser séduire trop vite par la facilité des lieux, mais bien
plutôt ne pas reculer devant les positions réputées inaccessibles, et
qu'il faut établir le gros de la population nouvelle dans les lieux,
(1) Ils dominaient sur un territoire que l'on peut évaluer ainsi : cinq cents milles
jusqu'au Dniester, où finissait la province; quatre cents milles depuis l'eniLouchure de
l'Aluta jusqu'à la partie supérieure du Pruth, ce qui donne une circonférence de treize
cents milles, ou environ quatre cent trente lieues. C'était la première éLauche d'un état
roumain.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
les abris les mieux fortifiés ou défendus par la nature. On atteint
ainsi le double but d'ôter aux anciens possesseurs leur refuge et de
le donner aux nouveaux. Sur cetto règle, je laisse à d'autres à déci-
der si, dans nos premiers établissemens en Algérie, nous avons été
plus ou moins sages que les Romains; mais je crois m' apercevoir que
les Anglais, dans l'Inde, commencent à s'inquiéter des conséquences
que pourrait avoir pour eux une conduite absolument opposée.
Il est certain qu'en faisant attention à la science déployée dans
cette occasion par les Romains, on trouve le secret de plusieurs
choses qui sans cela passent pour inexplicables. Et d'abord on cesse
de s'étonner du sort de la nation dace, quand on voit ses vainqueurs
s'établir principalement dans tous ses lieux de refuge. En se postant
dès leur arrivée au cœur des montagnes, les Romains ont coupé par
lambeaux le corps de la nation ennemie, ils l'ont mise dans l'impos-
sibilité de réunir jamais ses tronçons. Elle ne pouvait ni se rallier
dans l'intérieur des terres, sur les plateaux, puisqu'ils étaient occu-
pés, ni rentrer dans le pays par les défdés, puisqu'ils étaient fer-
més; les colonies, liées entre elles, formant le cercle, faisaient face
de tous côtés. Si les Daces eussent tenté de forcer le défdé de Vul-
can, ils eu.- sent trouvé en face les vétérans de Sarmizegethiv^a; s'ils
eussent tenté quelque chose au nord-est par les gorges de la Molda-
vie, du côté de Micaza et du Pas-de-Ghèmès, ils se fussent brisés
contre le faisceau réuni des colonies de Napoca, de Patavissa, de
Parolissum. Un seul point attaqué de cette vaste ligne concentrique,
l'alarme était donnée à tous les autres. Ainsi les Daces ne pouvaient
ni se défendre, ni attaquer. C'est pourquoi personne ne sait plus ce
qu'ils sont devenus dans le monde. A partir du moment où est éta-
bli le système de Trajan, ils désespèrent; comme tous les peuples
privés d'espoir, ils disparaissent.
Voilà par quelles chaînes savantes les colonies latines ont été scel-
lées dans le sol de la Dacie (1) . Dès lors vous pouvez vous expliquer
aussi comment cette chaîne n'a jamais été entièrement rompue,
comment môme aujourd'hui ses amieaax partagés, séparés, font
effort pour se rejoindre, se rattacher les uns aux autres. Remar-
quez que le système se prêtait d'avance à toutes les éventualités.
Etait-on sans crainte du côté des Barbares, n'avait-on rien à appré-
hender des invasions, les colonies se répandaient dans la plaine;
à portée des grandes routes militaires, elles allaient rayonner vers
le Pruth jusqu'au municipe de Jassy (s'il faut en croire l'inscrip-
tion mentionnée par d'Anville), jusqu'à Suczava aux sources de la
Bistritza, jusqu'à Prœtorla Augusta sur le Sereth, à Galatz sur le
Danube; jusqu'à Nétiu Dava ou Sniatin aux frontières de la Buco-
(1) Miclielet^ Légendes du nord, — principautés danubiennes.
LES ROUMAINS. 391
vine et de la Galicie (1). On parle même d'une route qui perçait la
Bessarabie jusqu'à Bender. Au contraire les Barbares devenaient-ils
redoutables, faisaient-ils irruption, tout se repliait dans la ceinture
des Carpathes. C'est ce qui arriva quand Aurélien (en 27/i) aban-
donna la rive gauche du Danube : il ne put ramener sur l'autre rive
qu'une partie de la colonie; les plus pauvres, les plus robustes ou
les plus attachés au sol refusèrent de le suivre. Ils se renfermèrent
de nouveau dans l'enceinte des montagnes et laissèrent passer les
Barbares : ceux-ci se répandaient sur la contrée; mais comme le
système savant des Romains leur échappait entièrement, ils ne l'imi-
taient pas; ils laissaient ce qui restait de la population daco-romaine
se réfugier, s'abriter, respirer dans les replis des défilés. Yainement
les invasions succédèrent aux invasions; elles ne réussirent pas à
extirper ce débris de peuple, représentant de la civilisation antique,
et c'est ainsi que les langues diverses, le flux et le reflux des races
étrangères, les débordemens de nations qui se sont suivis sans
intervalles jusqu'à nos jours, Goths, Avares, Gépides, Kuns blancs,
Bulgares, Tartares, Magyars, Albanais, Turcs, Russes, Autrichiens,
n'ont pu encore abolir dans la langue et dans la race cette première
empreinte romaine. Les flots du Danube, en passant jour et nuit de-
puis dix-sept cents ans, n'ont pu jusqu'ici emporter les piles du pont
de Trajan; dès que les eaux sont basses, on en voit surgir d'immenses
restes entre les villages de Falistan et de Severin.
II. — LA LANGUE ROUMAINE. — RENAISSANCE LITTERAIRE.
Le premier titre des Roumains, le plus frappant, est incontesta-
blement leur langue. Après l'avoir longtemps méprisée, ils en sont
fiers, et ils ont raison. C'est leur vraie marque de noblesse au mi-
lieu des Barbares. Ils se vantent de l'avoir pieusement conservée. Et
quelle persévérance, quelle ténacité ne suppose pas un héritage si
bien gardé! En se réveillant après une longue mort, ils n'ont trouvé
autour d'eux aucun monument écrit, aucun grand écrivain national
qui témoignât de leur passé. Au milieu de cette nuit profonde de
leur histoire, ils n'ont trouvé, pour s'orienter à travers l'espèce hu-
maine, qu'un écho de la parole antique dans la bouche des paysans,
des montagnards, des plaéssi (chasseurs). L'étude des origines, qui
n'a chez nous qu'une valeur littéraire, est pour eux la vie même. As-
servis dans tout le reste, ils n'ont gardé que la liberté de choisir
entre les élémens de leur vocabulaire ceux qu'ils préfèrent.
Vie nationale, richesses, œuvres de leurs mains, on leur a tout en-
levé, tout arraché, excepté leur langue indigène, que l'étranger fait
(1) LauriaQu, Istoria /îomd«î7ûn./,paitea i, p. 137, 138; Jassy 1853.
392 REYUE DES DEUX MONDES.
efTort pour extirper ou dénaturer. Comment s'étonner après cela que
ces hommes s'attachent à ce monument vivant et popuhiirc qui seul
représente tous les autres et les supplée? Comment s'étonner s'ils
s'obstinent à le purifier de toute souillure étrangère, si dans ce tra-
vail ils mettent une sorte de superstition passionnée, si chaque mot
slave, ou russe, ou autrichien, rejeté, leur paraît un présage de vic-
toire ; si chaqiie mot indigène retrouvé dans la bouche du peuple
leur semble une conquête; si la haine, le mépris, le dégoût, l'exé-
cration, longtemps accumulés, qui ne peuvent éclater contre l'en-
nemi séculaire, encore présent ou menaçant, se tournent au moins
contre les mots, les syllabes, les tours, les paroles, les lettres même
dont le Barbare a déshonoré et infesté l'idiome natal? Est-il étrange
que des hommes si longtemps bâillonnés, étouffés, rejettent comme
autant de stigmates de la servitude le vocabulaire imposé par les
invasions, et bannissent jusqu'à l'accent même des oppresseurs?
Quand même ils iraient trop loin dans cette aversion pour les restes
du langage de l'ennemi, qui pourrait les blâmer?
Ils ont tout à faire. Sans doute la première nécessité est de se
retrouver soi-même.
Nul d'entre eux ne suppose que leurs ancêtres, comme l'ont pré-
tendu quelques savans, aient appris lentement et par degrés le latin
avec la langue du pouvoir. Tous répètent instinctivement qu'ils ont
toujours su la langue de Rome, qu'ils l'ont apportée avec eux et non
pas apprise d'un maître, en quoi leur instinct est plus d'accord avec
la vérité que ne l'étaient nos systèmes. Indépendamment de tout
autre témoignage, quand même les historiens n'eussent rien dit de
la multitude infinie (1) des laboureurs latins transportés dans la
Dacie déserte, quand même la colonne Trajane ne subsisterait pas,
la langue des Moldo-Valaques, telle qu'ils la parlent aujourd'hui,
prouverait irrésistiblement qu'une vaste colonie a été fondée dans
la contrée, et que la Roumanie a commencé par une émigration ro-
maine. Il a fallu qu'un noyau de population latine fût profondément
implanté dans le sol pour n'avoir pu être déraciné par les inva-
sions qui n'ont plus cessé de le fouler. En examinant de plus près
la constitution de cette langue, on trouverait que la population pri-
mitive des Daces a dû être fi-appée par quelque catastrophe incon-
nue, puisqu'elle a laissé un si petit nombi'e d'élémens; qu'au con-
traire la masse romaine a dû être dès le commencement maîtresse
absolue, puisqu'elle s'est si fortement, si invinciblement établie en
Orient, dans le cœur même de cet idiome; qu'au contraire les Slaves,
les Serbes, n'ont dû se répandre que comme des alluvions tardives,
(1) Ex toto orbe romano, infuiitas copias hominum transtulerat ad ayros et urhes
colendas. — EutropC;, viii, 6.
LES ROUMAINS. 393
puisque nulle part le fond môme de la langue n'en a été aflccté,
mais seulement ce qu'on peut appeler la partie vaiùable et extérieure.
Voilà comment la langue toute seule pourrait remplacer et suppléer
l'histoire, si celle-ci était perdue. Quant aux Moklo-Valaques, sans
s'être embarrassés beaucoup de cette question, l'instinct du salut
leur a tenu longtemps lieu de science. Ils se sont naturellement atta-
chés à la solide base du monde romain par la raison toute simple que,
les ayant saavés jusqu'ici, elle peut, elle doit les sauver encore.
Malgré l'aversion bien connue de la plupart des hommes pour la
question des langues, je suis obligé d'y insister, puisque c'est, à le
bien prendre, la meilleure partie de mon sujet. Je m'engage seule-
ment à ne rien dire que d'indispensable sur ce point.
C'est déjà une grande victoire pour les Roumains qu'ils aient con-
quis leur droit de cité dans la science; je veux dire qu'il est désor-
mais impossible de traiter sérieusement des origines et de la forma-
tion de nos langues néo-latines, française, provençale, italienne,
espagnole, portugaise, sans y faire entrer le roumain comme un élé-
ment nécessaire.
Ce que les Moldo-Valaques désirent le plus est à moitié accompli,
puisque leur idiome est déjà reçu et accueilli sans nulle contestation
possible dans la famille latine occidentale. Tous les grands travaux
de notre temps s'accordent sur ce point de départ. Dietz en Alle-
magne, Fauriel, Ampère en France, tous ont reconnu dans la langue
moldo-valaque une sœur aînée plus ou moins ressemblante, mais une
sœur légitime du français et des idiomes de notre Europe méridio-
nale. Mon dessein n'est pas de revenir sur ce grand fait désormais
élémentaire, qui est un des événemens accomplis de la science de
nos jours. Pour sortir de ces notions générales, je voudrais montrer
quels résultats a produits cette première intervention du roumain
dans l'histoire comparée, quels résultats on peut attendre d'une
étude plus suivie. Il resterait même à déterminer avec précision les
conséquences irrésistibles qui naissent à mesure qu'on entre dans
cette voie. Ce serait à la fois caractériser l'idiome roumain, qui n'a
encore été montré qu'à sa surface, et en marquer l'importance. Nous
essaierons de le faire ici brièvement, bien que le sujet exigeât des
volumes.
Tant que le groupe de nos langues latines occidentales se présen-
tait seul à l'observation, on comprend tout ce qui manquait à l'his-
torien, au philosophe, pour arriver à des conclusions qui emportas-
sent avec elles la certitude. Il manquait un terme de comparaison,
afin de vérifier les analogies que l'on établissait entre nos di\ers
idiomes. Dans ces conditions, on a vu des systèmes plus ou moins
imaginaires s'élever, se soutenir, sans qu'il lut possible ni de les
prouver, ni de les renvej-ser. Ces systèmes se soutenaient par le seul
39/l REVUE DES DEUX MONDES.
motif qu'ils avaient été avancés une fois; ils vivaient sur le crédit
qu'on accordait à leurs auteurs. Cependant lejour où l'on vint à décou-
vrir à l'extrémité de l'Europe, sans lien avec nos sociétés, un idiome
semblable aux nôtres, parent des nôtres, on comprend aussitôt ce
que ce nouveau terme de comparaison a dû apporter de lumières.
Et bien qu'il faille avouer que l'on commence à peine à s'éclairer de
ce flambeau, déjà des résultats éclatans ont été obtenus, parmi les-
quels je me contenterai de citer les principaux. Comme il était aisé
de le pressentir, ces premiers résultats sont moins des vérités dé-
couvertes que des erreurs détruites.
J'appelle de ce nom le système (1) tout imaginaire, longtemps ac-
crédité, d'une langue provençale qui aurait été le type de nos idiomes
néo-latins, et qui dn midi de la France se serait répandue, on ne
sait comment, sur le reste de la France, sur l'Italie et l'Espagne.
Tant que ces idiomes néo-latins étaient les seuls connus, on pouvait
à tout prendre admettre que l'une de ces contrées eût communiqué
sa langue aux autres. Du moins l'impossibilité n'était pas manifeste
et grossière. 11 a suffi de la seule apparition de l'idiome moldo-va-
laque pour faire évanouir ce système, déjà, il est vrai, très ébranlé.
Personne n'a osé soutenir qu'un Provençal éfait allé enseigner sa
langue aux montagnards des Carpathes. L'évidence s'est faite sur
cette matière, longtemps obscurcie par la science même.
Yoici un second résultat du même genre par lequel se détruit une
erreur plus profonde et plus aisée à défendre. Qui ne sait que l'on
a expliqué longtemps la formation de toutes les langues romanes et
du français en particulier par la collision du latin avec les idiomes
germaniques? On allait même jusqu'à reconnaître le génie particu-
lier de ces derniers idiomes dans les nôtres. Le latin, disait-on, avait
fourni les mots; le goth, le franc, le lombard, le vandale, avaient
enseigné la nouvelle grammaire. Beaucoup d'objections s'étaient éle-
vées contre cette idée; mais, encore une fois, ce n'étaient que des
raisonnemens opposés à d'autres raisonnemens : il fallait un fait pal-
pable, visible, pour substituer la certitude au doute. Ce fait s'est
montré, ou plutôt il se monti'e à découvert dans la constitution de
l'idiome roumain. Là se trouvent toutes les différences fondamentales
qui distinguent nos langues modernes et néo-latines de celles de l'an-
tiquité. Comment donc l'allemand aurait-il fait la nouvelle syntaxe
des peuples d'Occident, si cette syntaxe dans ce qu'elle a d'essen-
tiel est absolument la même chez les peuples des Carpathes? Dira-
t-on que le moldo-valaque a jailli du choc du latin et de l'allemand?
Cette idée n'est venue encore à personne. On sait que les peuples du
Bas-Danube, enveloppés de Slaves, de Hongrois, de Turcs, ont vécu
(4) Le système de M. Raynouard.
LES ROUMAINS. 395
hors du cercle des nations germaniques, et que celles-ci, loin de
pouvoir leur imposer une langue, les ont à peine aperçues à l'ori-
gine. Si donc le Roumain, le Français, l'Espagnol, le Portugais, ont
une même grammaire, au moins en ce qui les distingue de l'anti-
quité, et s'il est démontré que le premier n'a pas reçu de la race
germanique ses formes de langage, cette démonstration s'applique
évidemment à toutes les autres.
Ces résultats sont négatifs; il en est d'autres positifs qui, en même
temps qu'ils nous touchent de plus près, ont l'avantage de mieux
marquer le caractère propre de l'idiome roumain. Si je ne me trompe,
ils font faire un grand pas à la question fondamentale de nos ori-
gines. Toutes les fois que l'on a cherché à déterminer l'époque oii
ont commencé nos langues modernes, on a bientôt rencontré une
borne qu'il a été impossible de franchir. Ceux qui ont vu le mieux
et le plus loin dans le passé sont remontés jusqu'au ix% peut-être
au viii" siècle, pour saisir le germe de nos nouveaux idiomes (1),
car ils rapportent des chartes, des diplômes de ce temps-là, où se
lisent déjà des mots d'un latin rustique étranger au latin littéraire,
mais encore en usage de nos jours. Ce sont les limites extrêmes qu'il
nous est donné d'apercevoir avec certitude. Au-delà est la terre in-
connue. Tout devient mystère dans l'enfantement de nos langues.
Le fil historique nous abandonne, et pourtant l'esprit a peine à ne
pas presser davantage cette question. Il me paraît que précisément
à cette dernière limite l'idiome roumain vient à notre secours; il se
présente à nous comme un de ces instrumens en apparence gros-
siers, à l'aide desquels les plus humbles des hommes peuvent étendre
leur cercle visuel et découvrir, dans l'abime de la nuit, des espaces
perdus qui échapperaient sans cela à l'œil des plus clairvoyans.
Que le lecteur veuille bien me prêter un moment son concours. Je
ne désespère pas de le conduire, par une déduction rigoureuse, à
quelque évidence sur cette partie la plus obscure peut-être de nos
origines. J'interrogerai, il répondra.
— Si le même fond de langage se trouve chez les peuples du Bas-
Danube, du Tibre, de l'Arno, de la Garonne, de la Seine, de l'Ebre,
du Tage, quelle conclusion tirez-vous de cette parenté?
— Attendez! Voilà bien votre impatience ordinaire, dont je vous
croyais guéri. Je me garderai de conclure comme vous à la parenté,
car enfin vous m'avouerez que l'esprit humain, qui est partout le
même, a pu faire les ressemblances qui vous frappent.
— A merveille! Considérez pourtant qu'il ne s'agit pas seulement
des lois et des formes générales du discours, mais bien des mots
(1) Voyez Fauiielj Origines de la Langue italienne, t. II.
396 REVUE DES DEUX MONDES.
et des syllabes. Direz-vous que les peuples, sans se connaître, ont
trouvé par hasard le môme vocabulaire pour les mêmes choses?
— Parlez-moi par des exemples. Je verrai ce que j'ai à répondre.
— Laissons de côté la famille innombrable des mots purement
latins qui constituent nos langues et qui nous sont communs avec le
moldo-valaque. Ouvrez le dictionnaire; il suffira. Pour moi, je veux
parler d'aboi'd d'une autre famille de mots plus singuliers, étrangers
à la langue littéraire des anciens.
— Voyons donc, citez.
— Eh bien! lisez (l) : sala (salle), bastone (bâton), dupe (en ita-
lien dopo, depuis), camesa {camicia, chemise), sapa (sape), cercare
{cercare, chercher), taiéré {tagliare, tailler), piscare {pizzicare,
pincer), envezzâre (provençal envezar, accoutumer), etc. D'où ces
mots sont-ils venus, si la langue savante écrite ne les connaissait
pas? D'où sortent-ils, sinon des dialectes rustiques de l'Italie qui
continuaient à vivre à l'ombre de la langue savante des écrivains ro-
mains (2)? Tantôt ce sont des mots tout romains, il est vrai, mais qui
ont été partout changés, altérés, transformés de la même manière :
fonlâna (fontaine), d'un ablatif perdu de fans; urlà (hurler, de ulu-
lare); riiginâ (italien rugine, rouille, de rubigo), etc. Comment les
peuples se sont-ils accordés pour ajouter ou supprimer les mêmes
syllabes? Comment le sursmi, des Latins est-il devenu le siiso des
Italiens, le sus du vieux français, le sus des Romains? Comment le
deorsùm de Virgile a-t-il pu devenir le gius de Dante, le yuso du
Cid, le 1/uso de Camoëiis, le gios des Moldo-Valaques ? D'autres
fois la dilTiculté est plus grande, car ce sont des mots dont la
signification première a été partout étendue , changée de la même
manière. Culcà (en italien culcare, se coucher), de coUocare; oasle
[oste, etc., en vieux français host), de hostis , armée. Je vous
fais grâce des conformités plus profondes de la grammaire. Celles-ci
forment comme l'unité anatomique des langues néo-latines: mêmes
altérations, mêmes innovations , mêmes idiotismes. — Comment ,
par exemple, le passif creditur, videtur est-il devenu en italien si
crede, si vede, en roumain se crede, se vede, en espagnol se crée, se
vee? Croyez-vous que tout cela se soit fait par le hasard? Pensez-vous
que ces formes, toutes semblables, ont été inventées isolément, par
aventure, en Valachie, en Bourgogne, en Moldavie, en Provence, en
Bessarabie, en Andalousie, en Bucovine? Avouez que cela serait
bizarre.
(1) Dietz, Grammatik der Romanischen Sprachen, t. I, p. 136. — Elymologlsches
Woerterbuch, p. 337, 377. — Lesicon Romanescu- Latinescu-Lngurescu-lSemtescu,
IJude 1825, passim.
(2) Pierre Major, Orthographia Romana, p. 5, G.
LES ROUMAINS. 397
— Vous m'attribuez trop aisément une idée déraisonnable. Je di-
rai que l'un de ces peuples a prêté sa langue aux autres.
— Vous supposez donc une communication directe entre eux?
— Sans doute.
— De grâce, n'oubliez pas qu'aucune communication suivie, de-
puis les temps modernes, n'a eu lieu entre les Roumains et l'Occident.
— Qu'importe? ils se sont connus un jour.
— Cela est-il absolument nécessaire?
— Il faut au moins qu'ils aient eu le même berceau.
— Laissez là les termes poétiques, et parlez tout uniment. Qu'en-
tendez-vous par ce berceau?
— Je veux dire qu'avant de se répandre en Espagne, en France,
en Portugal, ces peuples ont dû recueillir d'une même source les
élémens communs de leur langue.
— Et où supposez- vous que les Roumains aient trouvé cette'
source?
— Belle question ! Il est bien clair que les Roumains ont reçu leur
langue des colons et des vétérans latins.
— C'est donc à dire qu'ils ont puisé dans la langue vulgaire, po-
pulaire de Rome?
— Cela est certain.
— Concluez donc.
— Je le veux bien. La conclusion vient d'elle-même Vous m'avez
amené à décider que dès le temps de la séparation de la Dacie d'avec
l'Occident, les formes élémentaires de nos langues existaient, et
que l'Italie, la France, l'Espagne, la Roumanie, après avoir puisé
dans un milieu commun, avaient commencé dès-lors à ébaucher les
idiomes qui sont aujourd'hui les leurs. Mais à quoi bon tout cela?
Etait-ce la peine de le démontrer? Entre nous, il y a longtemps
que j'avais pensé et dit les mêmes choses, sans les écrire. D'ailleurs
j'ai tant d'affaires!
Le lecteur trouvera peut-être que j'ai trop beau jeu en faisant
plus longtemps moi-même la question et la réponse. Je me hâte de
rentrer dans mon rôle. Tout ce que j'ai voulu a été de suivre, au
risque d'épuiser l'évidence, la méthode employée dans les sciences
pour trouver et démontrer en même temps une vérité. Il reste, pour
rendre la conclusion plus complète, à préciser les dates. Or l'ien
n'est plus aisé. C'est en l'année 105 de notre ère que les colonies
ont été fondéçs par Trajan. C'est en Tllx qu'Aurélien a abandonné
aux Barbares la rive gauche du Danube. Voilà un intervalle parfai-
tement défini. Depuis ce moment, les légions romaines n'ont pour
ainsi dire plus reparu au-delà du fleuve. Ainsi cette petite société,
projetée du monde romain au commencement du ii'' siècle, en a été
398 REVUE DES DEUX MONDES.
irrévocablement séparée au ]ll^ A partir de cette époque, elle est
demeurée comme un îlot perdu dans un océan de barbarie. Puisque
cet état séquestré du continent romain a le même fonds de langue
que l'Italie, la France, l'Espagne, le Portugal, il faut bien de toute
nécessité que les élémens de ces langues, au moins dans les singu-
larités qui leur sont communes, existassent avant la séparation.
C'est dans l'intervalle de l'an 105 à l'an 27/i que le roumain s'est
détaché du latin; cette date détermine donc nécessairement aussi
l'intervalle oi^i l'on peut affirmer que nos langues néo-latines de l'Oc-
cident étaient déjà en voie de formation. Ce n'est pas que je veuille
m' exagérer par là l'importance de ce premier débrouillement du
langage vulgaire. Je veux seulement marquer, constater l'existence
d'une langue rustique populaire, souvent aperçue et signalée, aussi
souvent niée, jamais démontrée jusqu'ici, ni rendue palpable, et
qui, formée des divers dialectes italiens, contemporaine de la langue
savante, patricienne de Tacite et de Pline, a commencé par en être
éclipsée et a fini par lui survivre.
S'il en est ainsi, le roumain nous a servi à regagner un espace de
plus de six siècles dans la possession de nos propres origines. Ce
que des esprits pénétrans avaient pressenti se trouve vérifié, dé-
montré d'une manière aussi certaine qu'aucune des lois les mieux
établies de l'histoire naturelle. La conjecture est changée en évi-
dence. Sans recourir à aucune induction, nous avons saisi dans un
fait palpable le germe de nos langues trois cents ans avant les inva-
sions germaniques, auxquelles on avait coutume de rapporter la
cause de tous les changemens. Lorsque le monde romain était en-
core fermé aux invasions, qu'aucun Barbare n'en avait foulé le sol,
nous avons constaté avec évidence la présence d'une langue rustique
dans un coin éloigné de l'Europe, et nous avons été nécessairement
conduit à reconnaître des élémens tout semblables dans la partie
méridionale de notre Occident. Ne dites plus que ce sont les Goths,
les Francs, les Vandales qui ont renversé le vieil édifice de la parole
humaine. Longtemps avant leur arrivée nous avons vu les vétérans,
les colons de l'Italie propager jusque dans le fond de la Dacie leurs
dialectes ou surannés ou méprisés.
En comparant aujourd'hui les systèmes, la structure de l'italien,
du provençal, du français, de l'espagnol, du portugais, du roumain,
il semble qu'un même génie interne, répandu dans chacun d'eux,
les a portés à choisir, changer, altérer, décomposer, l'ejeter, s'ap-
proprier les mêmes choses. Vous diriez d'une grande lyre à six
cordes qui s'ébranlent sous un même souffle puissant. La plus pe-
tite, la^plus rude de ces cordes est incontestablement le roumain.
Souvent elle se tait et semble brisée quand les autres résonnent;
LES ROUMAINS. 390
quelquefois elle retentit d'nn son étrange, sourd, guttural, asia-
tique, comme le dernier murmure d'un peuple qu'on étouffe; mais
toujours elle rentre dans l'accord des nations latines.
Ainsi, grâce à cet idiome nouvellement découvert pour l'Occident,
encore méprisé d'un grand nombre, nous pouvons assister au pre-
mier débrouillement de la parole moderne, du moins nous en faire
une idée exacte, tout emprunter à l'observation et rien aux sys-
tèmes, saisir le moment où nos langues se séparent du moule anti-
que, y assigner même une date certaine. Quand cet humble idiome
roumain ne devrait pas nous rendre d'autre service que de reculer
de six siècles l'horizon de nos origines, il me semble que j'en ai dit
assez pour montrer son importance. Faire la moindre conquête,
pourvu qu'elle soit assurée, dans la connaissance du passé, est-ce
une chose à mépriser pour l'homme, dont la vie est si rapide et la
pensée si incertaine? Voilà ce que dès la première expérience on
peut tirer de l'application du roumain à quelques-uns des principaux
problèmes de l'histoire générale. Peut-être même que, sans abuser
de cette méthode, on pourrait aller beaucoup plus loin, car il n'a pu
vous échapper que le moment de la formation du roumain touchait
cle bien près à l'âge d'or de la langue latine. Tacite et Pline écri-
vaient pendant que les colons arrivaient en Dacie. Ce n'est donc pas
la corruption de la langue littéraire de Tacite et de Pline qui a pu
en quelques années engendrer les idiomes nouveaux; il fallait qu'ils
existassent déjà en germe, et puisque cette œuvre n'appartient pas
davantage aux Barbares, nous avons ici la confirmation d'une loi
pressentie et annoncée par d'autres, à savoir : que les langues d'une
même race, d'un même peuple portent en elles le principe de leurs
changemens, qu'elles sont pour ainsi dire enveloppées l'une dans
l'autre, indépendamment des vicissitudes extérieures; que le latin
des classes cultivées renfermait le latin rustique des classes infé-
rieures, comme le latin rustique renfermait en soi les langues néo-
latines modernes. Et si un bouleversement de la nature ou des
hommes emportait du milieu de nous les représentans de la civili-
sation avec tous ses monumens écrits, il est probable que sous nos
langues modernes enverrait surgir les dialectes populaires, les patois
qui aspireraient à devenir des langues régulières, écrites, pour com-
mander et régner à leur tour. Peut-être n'est-ce là qu'une répétition
de cette loi plus vaste de la nature, qui, sans rien faire naître de la
corruption, tire tout invariablement d'un même principe de vie.
De ces conclusions générales, si je devais descendre à caractéri-
ser d'une manière particulière l'idiome roumain, je dirais que ce
qui le distingue d'abord de ses sœurs occidentales, c'est une incli-
AOO REVUE DES DEUX MONDES.
nation marquée pour le fonds le plus ancien de la langue latine. Soit
que la culture n'ait poli on rien celte première et rude empreinte,
soit toute autre raison qu'il serait facile de trouver, il demeure cer-
tain que le roumain plus que toute autre langue moderne abonde en
mots, en inflexions, en locutions romaines déjà surannées au temps
d'Auguste. On sait qu'avant le développement littéraire delà langue,
les Latins supprimaient la dernière consonne du substantif mascu-
lin. Les Moldo-Valaques ont gardé cette singularité de la vieille Ita-
lie : ils disent lupu, nrsu, albu, absolument comme disaient et écri-
vaient Ennius et Naevius (1). Sans multiplier ici outre mesure ces
détails, il s'ensuit que le roumain alTecte certaines propriétés des
dialectes les plus anciens de l'Italie, et peut même servir à les ma-
nifester. Quoi donc! est-ce un montagnard des Carpathes qui nous
aidera à déchiffrer la colonne rostrale et les vers salions? Pourquoi
non? Varron signalait dans ces mêmes vers saliens, déjà si obscurs
pour lui, le mot canle, de caito. La forme salienne ne se retrace-
t-elle pas intégralement dans le cnnt des Roumains? J'ai grande en-
vie d'ajouter en finissant que le nom le plus charmant du rossignol
dans toutes les langues est celui qui a été composé d'une ancienne
racine latine par les paysans moldo-valaques; ils l'appellent d'un
seul mot : celai qui veille toujours, priviffitore, du pervigilium des
poètes. C'est une beauté rustique qu'aurait dû trouver Virgile.
On pourrait commenter la langue par les usages. Il ne serait pas
sans intérêt de retrouver dans le peuple moldo-valaque quelques
coutumes toutes latines, lesquelles ne se retrouvent plus aujour-
d'hui, même en Italie. Tel est l'usage de répandre des noix (2) sur
les pas des nouveaux mariés, coutume romaine s'il en fut, et qui
s'est perdue là où elle a pris naissance. Qui se fût attendu à retrou-
ver les épithalames et les refrains de Catulle, da nuces, chez les
moissonneurs des bords du Sereth et de la Bistritza? Dans les funé-
railles, les femmes coupent leurs cheveux et en font des offrandes sur
les tombeaux, comme au temps des Sabines.
(i) On tient de Varroii que les Sabins substituaient partout Vh à Vf. Les Transylvains
du district de Fogarash (*) disent aussi hieru pour fera, Itieru pour ferrum, etc.;, et
comme Tespagnol a la même propriété, sans parler d'une multitude d'autres ressem-
blances, on pourrait peut-être en induire que les colonies de la Dacie ont reçu une
partie de leurs populations des mêmes lieux d'où sont sorties les vingt-cinq colonies
d'Espagne. Dans Tosquo, le q se change en p; au lieu de quatuor, on disait pator.
Même singularité chez les Roumains : pour quatuor ils disent patru, pour aqua, apa.
C'est Quintilien qui établit que les anciens Latins se servaient de l'e au lieu de 1'/.
lis disaient : intelkgo, Sibe, comme les Roumains aujourd'hui disent inlzdegu, sie.
(2) Démctrius Cantcmir, Description de la Moldavie, part, ii, c. 17, Leipzig 1771.
(*) Pierre /kijoi-, Orlho<jraphia Romana sive lalino-vitlacliicii, tina cum elavi qiiâ peiielralia origina-
lioiiis vociim reseruntiir, p. 2i.
LES ROUMAINS. 401
Aux usages je voudrais qu'on joignît les traditions, les supersti-
tions, qui restent si longtemps la seule philosophie des peuples. Qui
peut dire quel mélange de vieilles divinités rurales, daces ou ro-
maines, se retrouvent dans les croyances populaires des Moldo-Yala-
ques d'aujourd'hui? Lado et Mano, qui président aux noces et dont
les noms sont invoqués par les matrones; les Zinéle, fées moldaves,
^ierges inunortelles qui donnent la beauté aux Lelîes; Doïna, l'âme
de tous les chants populaires historiques; Brrifjaïcn, la Cérès valaque
dont une jeune fille couronnée d'épis et de bluets joue le personnage
dans les sillons, en dansant, de village en village, à l'approche des
moissons; Stachh, la triste gardienne des maisons ruhiées et des de-
meures souterraines; les Frumosèle (les belles), nymphes aériennes
qui s'éprennent d'amour pour les jeunes gens, et se vengent de leurs
dédains en leur envoyant la lièvre ou la goutte; Miazartôpte, le génie
qui erre à minuit sous la figure changeante d'un animal; Strigoie,
les sorcières qui ont gardé tous les secrets des magiciennes d'Apulée:
les Uibilelle, sœurs capricieuses qui s'asseient au berceau des nou-
veau-nés, et leur distribuent l'heur et le malheur; la Legatura, puis-
sance magique qui empêche les jeunes hommes d'embrasser leurs
épousées et les loups de dévorer le troupeau; Bislegaliira, qui délie
le charme? Reçues d'âge en âge, conservées par la peur, respectées
presque à l'égal du culte, les superstitions des peuples sont peut-être
leurs plus anciennes archives.
Autre caractère de l'idiome roumain. 11 s'est conservé jusqu'à nos
jours sans le secours d'aucun artifice littéraire proprement dit, et
ce n'est pas là un des phénomènes les moins extraordinaires de notre
temps. Partout ailleurs, des génies inspirés, à des époques de repos
ou de grandeur, ont prêté leur appui à des idiomes populaires, les
ont empêchés de se déformer, les ont épurés, ennoblis, et leur ont
donné de bonne heure la consistance de l'art. Ici, rien de semblable:
une nuit de dix-sept siècles, ou [)lutôt un combat sans trêve, suivi
d'un silence imposé par le vainqueur, et dans cet intervalle, à peine
quelques années pour se refaire et respirer. Loin qu'ils aient pu
écrire, étonnez-vous qu'ils aient continué de vivre.
Je viens de dire que nul artifice littéraire n'a soutenu pendant ce
temps Finstinct du peuple. Plût à Dieu que cela lut rigoureusement
vrai! Il eût été peut-être moins funeste pour les anciens Moldo-Vala-
ques de ne pas savoir lire que d'avoir appris à lire avec les lettres
slavones du moine Cyrille. Elles ont servi longtemps à leur voiler à
eux-mêmes le génie indigène de leur propre idiome. Gomment recon-
naître la filiation romaine sous ce vêtement russe et slovaque? Ce sont
les fers de l'étranger dont la langue est garrottée. Que serait devenu
l'espagnol, s'il se fût caché sous des caractères arabes? Croit-on qu'il
TOMK I. 26
^02 REVUE DES DEUX MONDES.
lût resté libre dans ses développemens, que cette différence de si-
gnes, cette enveloppe mauresque, ne l'eussent pas longtemps séparé
du reste de la famille latine? Peut-être aujourd'hui même, jugé sur
de telles apparences, l'espagnol passerait, aux yeux du plus grand
nombre, pour une langue africaine?
Le dernier siècle, qui a tant parlé de l'importance des signes, au-
rait eu un beau triomphe en voyant un peuple garrotté et séparé du
monfle par un alphabet, car telle a été longtenips la destinée des
Roumains. Si ce ne fut pas un trait de génie, ce fut au moins une
bien heureuse rencontre pour les Slavons que d'avoir imposé, dès
le X' siècle, leur système d'écriture à une langue toute latine, puis-
qu'ils réussirent par là à déguiser, à affaiblir chez les indigènes le
sentiment de leur fdiation, à le détruire entièrement chez les autres.
Que l'on montre à un Français, à un Italien, à un Espagnol, une page
de pur roumain, écrite avec les quarante-quatre lettres barbares de
Cyrille : jamais il ne consentira à reconnaître sous ce grimoire une
langue parente du latin. Je le crois bien, la sienne à ce prix lui sem-
blerait barbare. J'avoue que dans les longues heures stériles que j'ai
obstinément données à l'étude du roumain, rien ne m'a plus fré-
quemment arrêté que cette barrière artificielle. A mesure que je
changeais de maître, je devais changer de signes. Autant de livres,
autant de caractères différens. A la fin, j'ai cru me reconnaître quand
j'ai lu ces lignes d'un Roumain de Transylvanie (1) : «Ils ont recouvert
d'une si laide suie les nobles formes romaines, qu'elles sont enseve-
lies sans espoir de salut. Que de fois, quand je commençais à écrire
avec des lettres latines, je voyais soudainement apparaître devant
moi la figure antique! Elle brillait de tout son éclat, et semblait me
sourire de ce que je l'avais débarrassée des vils haillons de Cyrille. »
Jugez par là de ce qu'était devenue la langue, lorsqu après de
telles vicissitudes, abandonnée au peuple, méprisée des classes su-
périeures, il se trouva des hommes, au commencement de ce siècle,
Major en Transylvanie, Asaky en Moldavie, Héliade en "Valachie, qui
se proposèrent d'en faire un instrument national de régénération
pour tous. 11 était arrivé de cette langue ce qui arrive d'une statue
enfouie sous la terre depu-is des siècles : la plupart des membres es-
sentiels étaient intacts, mais plusieurs parties étaient mutilées, d'au-
tres manquaient absolument, et l'on ne savait ce qu'elles étaient
devenues. Pour refaire de ces sortes de fragmens un tout vivant,
propre à exprimer la vie moderne, c'est une restauration qu'il fallait
accomplir. En même temps, on devait se proposer un problème
unique de nos jours, qui était de faire passer une langue vulgaire,
^1) Dicilogu pentni' incepuial linlel Romana, p. 72^ BuJc 1825.
LES ROUMAINS. 403
populaire, au rang de langue littéraire et écrite. Ce que Dante a fait
pour l'Italien au moyen âge, il s'agissait de l'ébaucher au moins pour
les Roumains au xix^ siècle.
Tel est en elTet le spectacle que l'on a pu se donner en regardant,
depuis un demi-siècle, les populations des provinces danubiennes;
sous l'apparence superficielle dont on se contente ordinairement, au
milieu des plaintes des partis et des classes, on voit se passer là un
phénomène profond dont nous n'avions connaissance que par l'his-
toire déjà reculée, — une langue qui se dégage des dialectes po-
pulaires, vulgaires pour devenir une langue savante et cultivée.
Ordinairement caché dans le berceau ou dans les antiquités des
peuples, ce phénomène éclate à nos yeux avec la plupart des accidens
qui l'ont accompagné dans le passé, sur de plus grands théâtres.
Retrouver sous les alluvions étrangères la langue nationale, voilà
la question. Pour résoudre ce problème, quels élémens possédaient
les Roumains? Ils en ont deux principaux : la Bible et le peuple. La
seule bonne fortune qu'ils aient rencontrée jusqu'ici, ils la doivent
au schisme. Le culte est célébré dans la langue populaire, d'où il
résulte qu'ils ont eu de bonne heure une traduction nationale de la
Bible, chose qui a toujours manqué aux autres peuples néo-latins.
Cet avantage est précieux en soi, il devient considérable si l'on exa-
mine de près la version roumaine. En comparant cette traduction
aux nôtres faites à des époques très cultivées, j'ai cru sentir que la
langue encore nue des Carpathes se rapproche mieux que nos
idiomes policés de la langue des évangélistes. N'est-ce pas que des
bergers peuvent plus aisément que des docteurs servir d'interprètes
à des pêcheurs de Galilée? Oserais-je même dire qu'à certains
égards le latin des Roumains me semble plus ingénu ou plus voisin
de sa source que le latin autorisé par les conciles, et que, par
exemple, quand il s'agit des peuples rassasiés par les cinq pains,
j'aime mieux le saturât des Moldaves que Yimpleli de la Yulgate?
Une autre source vivante est le peuple lui-même, non celui des
villes, mais des campagnes, car c'est un des traits marquans de
cette renaissance que les écrivains, ne trouvant aucun livre, aucun
modèle à suivre, sont obligés d'aller recueillir de la bouche même
du peuple les élémens qu'eux-mêmes ont oubliés à moitié dans le
commerce des nations policées. Pour letrouver la source vive de la
parole, il faut qu'ils aillent loin des villes, où le mélange des idiomes
et des races se fait trop sentir. Les lieux les plus écartes, les pro-
vinces les plus lointaines sont le plus propres à leurs recherches.
C'est là, sous le toit de roseau du paysan, en entendant ses plaintes,
ses doïnas, qu'ils prétendent retrouver la véritable empreinte de la
langue des ancêtres, non altérée, défigurée par les néologismes des
llOll REVUE DES DEUX MONDES.
grandes villes, et il est indubitable qu'ils ont déj.à rapporté de ces
communications avec les pâtres, les laboureurs, des portions ou-
bliées de leur langue qui semblent puisées toutes vives dans l'anti-
quité. De recherches en recherches, ils sont presque toujours rame-
nés à ces vallées abruptes des Carpathes, à ces plateaux élevés de
la Transylvanie, h ces replis de terrain où nous avons vu s'asseoir
les colonies romaines, comme si les mêmes lieux avaient protégé à
la fois les races et les idiomes. C'est de Là qu'a été rapporté en 1825
le premier dictionnaire comparé étymologique des Roumains (1),
ouvrage dans lequel s'est consumée avec une admirable piété, une
abnégation incomparable, la vie de trente écrivains plus ou moins
célèbres en Transylvanie, auquel il est aisé sans doute de reprocher
des étymologies forcées et un silence trop absolu sur les emprunts
slaves, mais qui, par la nouveauté, par la grandeur du plan, car il
comprend les racines de sept langues (roumaine, grecque, latine,
italienne, espagnole, hongroise, allemande), n'en reste pas moins
un monument unique, dont l'équivalent n'existe peut-être pas chez
nous. A l'heure où j'écris ces lignes, un écrivain roumain, m'assure-
t-on, s'est donné pour carrière d'aller dans ces mêmes endroits
reculés interroger, sonder les paysans, afin de combler les vides de
la langue avec les mots qu'il surprendra dans la bouche des descen-
dans de la Minervienne, de la Jumelle, de la Claudienne. Qu'il suive
l'itinéraire des légions indiquées ci-dessus, et puisse-t-il du moins
retrouver les deux mots de liberté et d'espérance! Ces mots en effet
sont perdus en roumain.
Ne cherchez pas ici des monumens littéraires qui attirent du pre-
mier coup d'œil tous les regards. L'œuvre collective, c'est de délier
la langue d'un peuple muet, et puisque, dans ces matières, on peut
comparer les plus petites choses aux plus grandes, voyez quelles con-
séquences ce phénomène a entraînées partout ailleurs.
Lorsque le latin a commencé à devenir l'organe d'une société
policée, lettrée, il a été obligé de rompre en partie avec l'idiome
populaire; il a dû emprunter.un grand nombre de formes à la langue
grecque, ce qui l'a rendu d'abord un peu artificiel. Quelque chose
de semblable s'est passé en Italie. Lorsque Dante a formé son trésor
(lulique des richesses de tous les dialectes, il a eu besoin d'abord de
commentateurs, non-seulement pour les choses, mais pour les mots.
Chez nous, au xvi« siècle, Rabelais, au nom du plus grand nombre,
a longtemps protesté contre une foule de mots savans, de locutions
étrangères à la foule, puisées dans les langues antiques, et qui n'ont
jias laissé de s'établir et de se naturaliser pleinement dans le français.
(1) Lesicon Romanc^cu-Latin^scu-Unguresru-Xomteocu, Bu Je 1823.
LES ROUMAINS. /i05
Voilà justement ce que l'on peut observer aujourd'hui dans la for-
mation de la langue roumaine. A mesure qu'ils trouvent des vides,
des lacunes dans le langage populaire, les écrivains contemporains
sont forcés d'innover. Ils le font en empruntant ce qui leur manque,
les uns au latin, les autres à l'italien, tous à l'Occident, d'où s'en-
suit une difficulté aisée à prévoir par ce que je viens de dire : c'est
qu'avec le ferme désir de rester populaire, on se forme peu à peu
une langue policée, mais artificielle, et que le peuple a toutes les
peines du monde à comprendre, si tant est qu'il y parvienne.
J'ai entre les mains une histoire nationale (1) dont l'auteur a dû
faire suivre chaque volume par un vocabulaire de mots nouveaux qui
sans cela seraient inintelligibles à ses lecteurs. En continuant dans
cette voie (et le moyen qu'il en soit autrement?), nul doute qu'on
n'aboutît à produire un idiome des classes lettrées dont le moldo-
valaque tel que nous le connaissons ne serait plus que la forme pri-
mitive et rustique. Dès-lors il y aurait pour ainsi dire deux langues,
comme sous l'italien de la Crusca il y a les dialectes de l'Italie, sous
le français de Racine le patois des campagnes, sous le romain de
Virgile le latin vulgaire. On saisirait ainsi dans son éclosion le prin-
cipe mystérieux de la germination des langues.
N'oubliez pas que la difficulté est double pour les Roumains.
Outre qu'ils sont obligés d'innover, ils sont invinciblement entraînés
à extirper les élémens slaves qui, comme je l'ai dit plus haut, leur
rappellent l'ennemi, — par où l'on peut mesurer de quelle haine ils
le poursuivent. Tel homme politique accuse le parti adversaire de se
servir de lettres slavonnes, comme nous nous accuserions de porter
la cocarde étrangère ! Assurément la plus grande preuve que des
hommes puissent donner de l'incompatibilité des races serait de
rejeter de la langue et de vomir tout ce qui rappelle l'oppresseur.
Et que l'on ne dise pas que nous autres Français, nous ne nous
tenons pas pour déshonorés pour avoir gardé des mots allemands,
ni les Espagnols pour avoir gardé des mots arabes. Nous en parle-
rions vraiment trop à notre aise. Les Germains et les Arabes sont
de l'histoire pour nous. Quant aux Roumains, ils sentent encore
sur leur cou l'étreinte chaude de l'ancien oppresseur; ils ne savent
s'ils y ont vraiment échappé et pour combien de temps. Ils se sou-
viennent qu'à chaque intervention, à chaque pas du protecteur, la
langue slave laissait chez eux une souillure nouvelle, que les géné-
raux russes faisaient eux-mêmes la guerre au dictionnaire, rempla-
çant dans les livres, dans les journaux les mots les plus consacrés
de la langue des ancêtres par des mots russes, connue on remplace
;1) Laurianu. Isto'-ia Romaniloni, Jassy 1833.
hOQ REVUE DES DEUX MONDES.
une garnison aiïamée et prisonnière par une garnison ennemie.
Dans ces conjonctures, ce qui n'est que pliilologie, érudition,
délicatesse de goût, affaire de mots pour les autres, est pour les
Roumains une œuvre de vie et de salut. Et certes, si la chose était
possible, il serait beau de voir une nation demi-morte refuser de
prononcer plus longtemps une seule des paroles qu'elle tient de son
meurtrier; mais les Roumains, même en cela, auront à considérer
s'il n'y a pas une mesure à garder qui ne laissera pas d'être significa-
tive, s'il n'est pas de différences à établir entre les emprunts déjà an-
ciens, légitimés par l'usage, et les importations récentes qui seules
peuvent compter pour des stigmates. Leur langue est peut-être la
seule qui possède un grand nombre de vrais synonymes, j'entends
par là des mots doubles dont l'un est exactement la reproduction de
l'autre. C'est qu'alors une couche slave s'est superposée comme une
rouille à la couche latine. Faire disparaître la première est, dans ce
cas, un progrès évident et facile, c'est rendre à une médaille fruste
son ancien éclat; mais n'y aurait-il pas quelque danger à trop ita-
lianiser leur langue, à la faire trop occidentale? Pour moi, il me
semble que j'aimerais à lui voir garder son caractère : latine sans
doute, mais en même temps orientale, naïve, agreste, un peu re-
belle au joug. Les mots même qu'elle aurait conservés du slave la
feraient ressembler à une captive délivrée, qui se souvient de sa cap-
tivité. Elle entrerait dans l'étroite intimité de ses sœurs d'Occident,
mais elle garderait dans cette alliance je ne sais quoi d'étrange qui
marquerait qu'elle a vécu longtemps séparée. Pour rien au monde,
je ne consentirais à ce qu'elle se fit italienne, française. Qui vou-
drait aujourd'hui que l'Espagnol eût renoncé à son intonation arabe,
à ses teintes mauresques? Seulement à l'entendre, vous voilà forcés
de penser au soleil d'Arabie. De même de la langue roumaine, elle
doit porter témoignage d'un monde lointain. Ne lui ôtez pas même
ce je ne sais quoi d'âpre, de guttural, qui ne tient en rien de l'Eu-
rope. C'est peut-être un dernier écho étouffé des Daces? et pour-
quoi les renier? pourquoi les rejeter? Je veux, quand je l'entends,
que soudain m'apparaissent non-seulement les colons latins, les pro-
vinces d'Italie et de Narbonne, mais dans une relation que je ne
puis exactement définir les steppes inimenses, les monts inacces-
sibles, et au loin le ciel orageux de la Mer-Noire.
Si l'on ne craignait d'être accusé de trop d'ambition, le moment
où nous sommes pourrait faire penser au premier épanouissement
de l'italien avant la Comédie Divine, avec cette différence que les
écrivains roumains semblent moins poursuivre une gloire privée
qu'une œuvre politique et nationale. Ce qui parmi nous se perd dans
le vague de nos origines littéraires date de nos jours sur le Danube.
LES ROUMAINS. 407
On connaît là le premier qui dans ce siècle ait modifié l'alphabet de
Cyrille, le premier qui ait apporté les nouvelles lettres comme au
temps de Cadmus et du roi fabuleux Latinus, le premier qui ait in-
troduit un mètre régulier dans les vers, le premier qui ait appliqué
la prose à l'arithmétique, à la géométrie, le premier qui ait, comme
Thespis, fait monter des acteurs sur un théâtre, le premier qui ait
publié im journal, composé une ode, une fable, une histoire. C'est
un crépuscule, une aube, mais rougissant des premières lueurs de
la vie, où flotte l'image déjà très reconnaissable d'une nationalité
qui s'éveille. Dieu fasse que la lumière s'accroisse, que l'aube de-
vienne le jour! et moi aussi, puissé-je du fond de ma nuit être un
de ceux qui salueront ce jour attendu !
Comment une pareille attente toute seule ne réagirait-elle pas sur
des hommes qui peuvent se dire les premiers instituteurs de leur
peuple? Comment ne seraient-ils pas fortifiés et ravis pour peu que
l'espérance leur soit laissée un moment? Pourquoi ne sortirait-il pas
quelque chose, sinon de grand, au moins de nouveau, d'une situa-
tion si nouvelle, où les lettres, par un concours unique, sont forcé-
ment ramenées à leur destination vraie, seule originale et féconde,
— la formation, l'éducation, l'indépendance, la discipline d'une race
d'hommes? Qui ne désirerait parmi nous avoir une tâche pareille à
remplir? Vînt-elle des Carpathes, une âme nouvelle, un souffle nou-
veau dans notre humanité flétrie, qui ne les accueillerait, qui ne les
fêterait avec joie? Et pour que ces vœux s'accomplissent, que manque-
t-il à ces hommes qui les premiers, à travers mille obstacles, dont
l'indifl'érence était le plus grand, ont rendu la parole à des nations
muettes? Que leur manque-t-il? Un peu d'espoir, ai-je dit; il y faut
ajouter la certitude que leurs paroles ne s'éteindront pas sans écho
au milieu de races sourdes. Or cette certitude, ils la possèdent; ils
savent qu'à cette autre extrémité de l'Europe quelque chose de leur
voix nous arrive. Nous les entendons, nous les comprenons. Plus
d'un écho de la race latine a déjà répondu. J'en dirais davantage, si
je ne savais que toutes les fois que l'âme humaine se met de la par-
tie, les hommes de nos jours entrent en défiance comme si vous leur
tendiez une embûche.
Je maintiens seulement un point : conserver par miracle une lan-
gue nationale, l'élever en dépit de tous les obstacles au rang d'idiome
cultivé, donne un droit aux hommes et au peuple qui font ces choses.
J'ajoute que tant que le mot de civilisation conservera le sens qui
y était attaché encore hier parmi nous, la validité de ce droit sera
reconnu, que la permanence ou l'anéantissement des idiomes natio-
naux n'est pas un jeu de la Providence, mais bien un signe de sépa-
ration entre les races qu'elle conserve et celles qu'elle abolit;
/l08 REVUE DES DEUX MONDES.
qLi'eii!iii ce serait une chose toute nouvelle dans le monde, et peut-
être monstrueuse, de détruire un peuple au moment où il revit dans
la meilleure portion de lui-même, tn enfant, s'il vient de naître et
s'il a crié, vous le réputez viable. D'après vos propres lois, celui-là
qui le tue est un meurtrier, et celui qui le laisse tuer, pouvant le
sauver, n'a pas un renom meilleur, puisque souvent il encourt le
même châtiment. Un peuple qui vient au monde, s'il a parlé aux
autres dans sa langue, s'il en a fait un instnuuent cultivé de l'intel-
ligence humaine, est, de la môme façon, un peuple viable; il a tout
ce qu'il faut pour respirer, se développer, grandir. Malheur à qui
le tue, ou qui, pouvant le sauver, le laisse périr! Ce n'est pas en un
jour que se font ces prodigieux instrumens de travail et de vie qu'on
appelle les langues cultivées. 11 faut que le temps, les hommes, les
choses y aient concouru, que le passé et le présent y aient mis la
main. Et l'on m'avouera qu'il serait au moins extraordinaire de pen-
ser que dans notre société moderne toute œuvre est garantie à celui
qui l'a faite, toute propriété est respectée, toute production, tout
instrument, toute richesse, tout patrimoine, excepté la propriété la
plus sacrée, la production la plus difficile et la plus ingénieuse, l'in-
strument le plus fécond, la richesse la mieux acquise, le patrimoine
le plus inaliénable, à savoir : la langue même, qu'il serait toujours
permis au plus fort de trancher et d'extirper violemment dans la
bouche du peuple qui l'a créée, conservée, cultivée!
Savez-vous donc ce que cet idiome avait à dire? Il ne faut pas
avoir réfléchi beaucoup sur ce sujet pour comprendre que telle pen-
sée ne peut naître que dans telle langue. Savez-vous ce que celle-ci
a pour tâche d'exprimer? Quelles peintures, quelles relations, quelles
combinaisons inconnues, quels accords nouveaux dans l'intelligence
humaine? Et tout cela serait ravi d'avance? Oui, cela se peut, mais
non pas sans que l'humanité crie. Quand les langues sont arrivées
à leur état de virilité ou seulement d'adolescence, il est trop tard
pour que de pareils actes se consomment sans bruit. Ils laissent
après eux une plainte qui ne finit jamais, car les hommes jugent de
ce qu'ils ont perdu par ce qu'il leur était permis d'espérer. Yoilà
pourquoi les vrais écrivains, quelque plaisir qu'il y ait à les ravaler,
resteront au niveau de toute grandeur. Dès qu'ils ont touché à une
langue, elle devient domaine sacré, propriété nationale, chose ina-
missible. Ce n'est plus la lande déserte, banale, abandonnée au
premier occupant. C'est le signe que là habite un peuple, une con-
science, une personne, un droit.
Edgar Quinet.
POÈTES
ROMANCIERS MODERNES
DE LA FRANCE
Lvin.
M. VICTOK DE LAPRVDE.
Psyché. — Odes et Poèmes. — Poèmes évangéliques. — Symphonies.
Parmi les poètes du temps présent, M. Victor de Laprade se dis-
tingue par la gravité constante de sa pensée; c'est pourquoi il mérite
une étude à part. On peut blâmer chez lui quelques expressions pro-
saïques et l'alliance trop évidente de la philosophie et de la poésie,
mais ce défaut est trop rare de nos jours pour ne pas lui assurer le
mérite de l'originalité. Nous avons tant de poètes qui parlent bien
et qui n'ont pas grand' chose à dire, que nous devons saluer avec
bonheur ceux qui expriment des idées élevées dans une langue moins
sonore. Si le maniement des images est en poésie une afiaire de pre-
mière importance, il n'est pas permis d'oublier que la valeur des
idées domine la valeur des images, et je reconnais avec empresse-
ment que M. de Laprade s'en est toujours souvenu. Qu'il ait parfois
méconnu le côté musical de son art, qu'il ait négligé de charmer
l'oreille, ou de séduire l'imagination, je ne le nie pas. S'il n'est pas à
l'abri de tout reproche dans la partie technique de la poésie, il peut
s'en consoler facilement en songeant qu'il soutient la comparaison
avec les plus habiles par l'émotion et la pensée. Il n'a donc pas à
s'inquiéter des objections soulevées par l'incorrection du langage.
AlO REVUE DES DEUX MONDES.
par le choix du rhytlime ou Finsufllsance de la rime. La pratique du
métier lui enseignera ce que tant d'autres savent si bien et prennent
pour la poésie même. Malgré les taches que je signale dans son
talent, il occupe dès à présent un l'ang élevé dans la littérature con-
temporaine. Il sent et il pense avant de pailer. S'il ne possède pas
au suprême degré l'art de bien dire, si l'expression trahit parfois
son intention, ou ne la rend que d'une manière incomplète, il n'a
pas lieu de s'en affliger, puisque, malgré l'imperfection de la forme,
son émotion et sapsnsée arrivent jusqu'à l'àme du lecteur. Quant à
l'alliance trop évidente de la poésie et de la philosophie, qui se révèle
dans tous ses ouvrages, je ne la signalerais pas à l'attention, s'il eût
pris soin en toute occasion de leur attribuer des droits égaux; mais
il lui est arrivé plus d'une fois d'oublier à peu près complètement la
poésie pour la philosophie pure, et la sympathie que m'inspire son
talent m'oblige à lui dire qu'il a méconnu la condition de toute so-
lide aUiance, la parité. Il pense librement, il s'élève sans effort jus-
qu'aux plus hautes régions : à ne considérer que le développement et
l'essor de son intelligence, nous lui devons le tribut de notre admi-
ration; mais si nous tenons compte de la forme qu'il a choisie, si
nous ne perdons pas de vue sa qualité de poète, nous sommes forcé
de reconnaître qu'il ne fait pas une part assez large à l'imagination.
Il expose, il déduit souvent sa pensée à la manière des philosophes,
et ne prend pas assez de souci de l'intelligence de la foule; il atteint
jusqu'aux cimes les plus hautes, et oublie trop volontiers que tous
les regards ne peuvent le suivre. S'il donnait à sa pensée une forme
plus vive, plus animée, elle ne perdrait rien de sa valeur et produi-
rait une impression sinon plus profonde, du moins plus générale.
Les remarques précédentes s'appliquent sans distinction à toutes
les œuvres de M. de Laprade. Sans doute on pourrait citer de lui
plus d'une page où l'éclat et la limpidité de l'expression s'accordent
merveilleusement avec la hauteur de la pensée; mais si nous envi-
sageons l'ensemble de ses conceptions, nous sommes amené à dire
que depuis quatorze ans il n'a pas changé de méthode. S'il lui est
arrivé de rencontrer une forme excellente, on peut affirmer en pleine
sécurité qu'il n'accorde pas assez d'importance à la forme, ou du
moins que s'il s'en préoccupe, il ne réalise pas toute sa volonté. De-
puis quatorze ans, l'horizon de sa pensée s'est heureusement élargi,
je ne songe pas à le nier. Certes je préfère les Symplionies, publiées
en 1855, au poème de Psyché, publié en I8Z1I. Cependant je re-
trouve dans les Sijuiphonies le procédé intellectuel mis en usage
dans son premier poème. M. de Laprade ne se contente pas du
côté poétique de la nature; il s'applique en toute occasion à l'expli-
cation du côté symbolique. Excellente pour les penseurs, pour les
esprits familiarisés avec la réflexion, cette méthode offre plus d'un
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. llH
danger lorsqu'il s'agit d'émouvoir et de persuader. Aux poètes et à
la foule qui les écoute l'aspect splendide ou sombre de la nature,
aux philosophes et à ceux qui recueillent leurs leçons le sens sym-
bolique des scènes qui nous charment ou nous épouvantent. Pour
n'avoir pas compris nettement l'intervalle qui sépare la poésie de la
philosophie, M. de Laprade a souvent rencontré des lecteurs sévères,
et plus d'une fois j'ai entendu nier son talent poétique. Je crois pour-
tant que tous les juges éclairés condamnent cette rigueur. A quoi
se réduit en effet le reproche mérité par l'auteur des Symphonies?
Il s'attache trop à convaincre et pas assez à persuader. 11 prête à ses
auditeurs trop d'intelligence et de goût pour la réflexion, il les croit
doués d'une attention trop puissante, d'une sagacité trop vive, et ne
parle pas assez souvent à leur imagination. C'est un tort sans doute,
puisqu'il s'adresse à la foule et n'explique pas sa pensée dans une
chaire de philosophie; mais ce reproche même se traduit en éloge,
si l'on pense à tous les parleurs habiles qui savent depuis longtemps
discipliner les mots, qui commandent aux images les évolutions les
plus compliquées et se font obéir, mais qui charment l'oreille sans
émouvoir le cœur, sans élever, sans instruire, sans éclairer l'intelli-
gence. M. de Laprade n'appartient pas à cette famille de parleurs
habiles. La voie qu'il a choisie, sans être solitaire, n'est pourtant
pas très fréquentée. 11 va constamment de la pensée à l'expression et
n'essaie jamais de suivre une méthode inverse, c'est-à-dii-e de trouver
dans le maniement des mots un semblant de pensée. En agissant
ainsi, il n'accroît pas autant qu'il pourrait le faire le nombre de ses
auditeurs; mais ceux qui l'ont une fois entendu reviennent volon-
tiers pour l'entendre, et leur empressem.ent compense l'indifférence
et l'inattention des esprits moins élevés.
Il s'agit pour moi de démontrer l'exactitude de ces observations
par l'analyse des œuvres de M. de Laprade, de prouver, pièces en
main, que je n'exagère ni ses qualités ni ses défauts. J'espère que
le lecteur partagera mon opinion quand j'aurai rappelé à sa mémoire
les meilleures pages de Psyché, les Odes et Poèmes, les Poèmes évan-
géliqnes et les Symphonief^. La nature même des sujets ti'aités par
l'auteur rend cette tâche difficile; mais il y a profit à se nourrir d'une
telle pensée, et les bénéfices de l'enseignement soutiennent l'atten-
tion et raniment le courage. M. de Lapi-ade a choisi pour son début
la fable de Psyché, une des plus charmantes de l'antiquité païenne.
Il y a certainement dans ce premier poème beaucoup de grâce e
d'élévation, lîien des pages méritent des éloges presque sans réserve.
Cependant, pour peu qu'on ait étudié l'antiquité païenne, on s'aper-
çoit bien vite que l'auteur a méconnu complètement la nature et les
conditions du sujet qu'il avait choisi. La Psyché de M. de Laprade
n'a pas grand' chose à démêler avec la mythologie grecque. Ce n'est
A12 REVUE DES DEUX MONDES.
pas la j(';iine fille que nous connaissons, heureuse dans les bras de
l'Amour tant qu'elle se résigne à ignorer le visage de son mystérieux
amant, et punie de sa curiosité par l'abandon et le désespoir. C'est
une vierge qui converse librement et familièrement avec toutes les
puissances de la nature, qui s'entretient avec les vents, avec les
eaux, avec les fleurs, avec les chênes, et qui analyse ses moindres
sentimens, ses émotions les plus fugitives, avec une finesse, une
subtilité dont un étudiant de Goettingue ou de Heidelberg serait fier
à bon droit. Naïve parfois, elle est presque toujours trop savante;
elle surveille, elle décompose sa pensée avec tant d'attention et
d'adresse, que nous sommes sans inquiétude sur le sort qui l'attend..
Une jeune fille qui voit si clairement ce qui se passe en elle-même
n'a rien à redouter de l'avenir. Quant à l'intervention des puissances
de la nature, quant au dialogue de Psyché avec les torrens et les
fleurs, avec la mer et les forêts, je n'ai pas besoin de démontrer tout
ce qu'il a de contraire à la mythologie grecque. Chacun comprend
en effet que cette intervenlion des puissances de la nature ne s'ac-
corde ni avec Homère, ni avec Hésiode, ni avec Théocrite. Les
Grecs avaient divinisé toutes les passions; ils avaient même divinisé
les puissances de la nature; mais les néréides et les naïades, les ha-
madryades et les faunes, n'avaient rien de commun avec les doc-
trines de Spinoza, et dans la Psyché de M. Y. de Laprade le pan-
théisme éclate à chaque page. Après avoir écouté la voix des roseaux
et des forêts, la voix des ruisseaux et de la mer, on ne prête plus
qu'une attention distraite à la voix de Psyché. L'héroïne du poème
n'a pas plus d'importance que les interlocuteurs invisibles et mys-
térieux avec qui elle s'entretient. Or je ne vois rien de pareil dans la
mythologie grecque. Minerve, Junon et Vénus, Jupiter, Mars et Vul-
cain sont animés des mêmes passions que nous, et s'ils dirigent par
leur volonté, s'ils troublent par leurs caprices, les phénomènes ha-
bituels de la nature, on ne les voit jamais s'entretenir avec les chênes
ou les rochers, les fleurs ou les torrens. La doctrine de Spinoza, que
je n'ai pas à discuter ici, n'a rien de poétique. L'expression la plus
savante, les images les plus heureuses, ne sauraient lui prêter le
charme de l'émotion. La parole une fois donnée à toutes les puis-
sances de la nature, l'importance de l'homme s'amoindrit singulière-
ment, et l'homme une fois devenu l'égal des choses, il devient très
difiicile d'intéresser en racontant ses joies et ses douleurs. M. de
Laprade ne paraît pas avoir pressenti ce danger. Dans son poème de
Psyché, la nature tout entière est douée de facultés lyriques : elle
soupire comme Tibulle, elle s'anime comme Pindare; elle raconte,
elle prédit à la manière d'Homère et de Calchas. Et quand Psyché
prend la parole, on refuse de la prendre pour une personne vivante,
capable de joie et de souffrance. Les pensées charmantes ou graves,
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. /il 3
les sentimeiis gracieux ou élevés que l'auteur a seuiés dans la pre-
mière moitié de son poème, n'enlèvent rien à la vérité, à la justesse
de ces remarques. Quand tout parle autour de l'homme, la parole
humaine se perd dans la voix universelle. La jeune fille qui révèle
ses pudiques émotions, ses inquiétudes naïves, se confond avec la
brise qui agite le feuillage des chênes, avec le gazouillement du ruis-
seau sur son lit de sable, ce qui n'arriverait pas si la brise et le ruis-
seau n'avaient pas parlé.
Dans la seconde moitié du poème, je dois signalerun défaut d'une
autre espèce : je ne me trouve plus en face de Spinoza, je me trouve
en face de l'Évangile. Jupiter, assis sur son trône au sommet de
l'Olympe, ressemble à Jéhovah, mais à Jéhovah attendri par les
prières du Rédempteur. Les Grâces, qui intercèdent pour Psyché,
sont nourries de la doctrine du Christ et partagent sa divine mansué-
tude. Par un singulier caprice, M. de Laprade voit dans les Grâces,
que les Grecs appelaient Charités, l'expression, la personnification
de la charité. Je ne crois pas que les hellénistes les plus complaisans
consentent à lui donner raison. Abstraction faite de la diflérence
profonde qui sépare la religion païenne de la religion chrétienne, je
pense que la philologie ne saurait accepter une telle interprétation.
Que les Grâces intercèdent en faveur de Psyché, belle et jeune
comme elles, qu'elles demandent pardon pour sa curiosité, je le
comprends; qu'elles supplient Jupiter au nom de la charité, qu'elles
parlent sur l'Olympe comme Jésus-Christ à Nazareth, à Bethléem, je
ne le comprends pas. Étant donné le sujet païen de Psyché, il faut
absolument demeurer dans la donnée païenne. L'Évangile et la cha-
rité qu'il enseigne li'ont rien à voir dans le développement de cette
fable ingénieuse. Dès que les Grâces, en plaidant la cause de la
jeune fille séduite par Éros, dont les dieux et les déesses recon-
naissent la toute-puissance, invoquent des sentimens inconnus à
l'antiquité païenne, le lecteur, troublé, désorienté, se demande où se
passe la scène, et ne sait plus s'il est en Grèce ou en Judée. Elles
ont beau parler une langue aussi douce que le miel, marcher d'un
pas harmonieux et cadencé comme les jeunes canéphores des Pana-
thénées : la splendeur de leur regard, la souplesse et la pureté de
leur corps, qui se laissent deviner sous les plis transparens du lin,
le son mélodieux de la voix, ne suffisent pas à leur donner un carac-
tère païen; je ne vois en elles que trois vierges chrétiennes égarées
sur l'Olympe.
Le style de Psyché n'est pas non plus le style qu'appelait impé-
rieusement le sujet. Tous les personnages se complaisent dans le
développement de leur pensée, et trouvent pour la traduire des
images abondantes et nombreuses. Or, quoique la Grèce fût éprise
de la parole, ses plus grands poètes n'ont jamais été verbeux. Ho-
hlll REYUE DES DEUX .MONDES.
mère, Eschyle et Sophocle se contentent de quelques traits, et n'é-
puisent jamais le sentiment qu'ils veulent exprimer. Ils en accu-
sent les contours par un petit nom])re de lignes précises, et laissent
au lecteur le soin d'achever par lui-même ce qu'ils ont indiqué. Si
Euripide procède autrement, s'il insiste sur sa pensée, c'est qu'il
appartient déjà, malgré son génie, à la décadence de la poésie grec-
que. Je voudrais dans le poème de Psyché plus de concision et de
sobriété, non pas seulement parce que la concision et la sobriété me
plaisent, mais encore et surtout parce que ces deux qualités si pré-
cieuses caractérisent la poésie grecque du bon temps. Dans un tel
sujet, la sobriété du style était un mérite de première nécessité.
Dans le second recueil de M. de Laprade, publié trois ans après
le poème de Psyché, il y a trois pièces qui méritent une attention
spéciale et qui révèlent chez lui un progrès éclatant : Aima parens,
la 3Iort d'un chêne et les Adieux sur la montagne. Chacune de ces
trois pièces se recommande à l'admiration et à la sympathie de
tous les esprits élevés par la gravité des pensées, par le choi.x des
images, par la clarté constante du langage. Il est évident que l'au-
teur comprenait dès lors la nécessité de produire ses conceptions
sous une forme plus précise. Je retrouve dans Aima parens les qua-
lités que nous révélait déjà le poème de Psyché, mais la manière de
l'auteur s'est agrandie. S'il n'abandonne pas complètement sa prédi-
lection instinctive pour la doctrine de Spinoza, il en modère l'expres-
sion, et l'homme reprend toute l'importance qui lui appartient en face
de la nature. De grandes pensées noblement, simplement exprimées,
donnent aux trois pièces que j'ai citées un caractère d'originalité
qu'on chercherait vainement dans le plus grand nombre des compo-
sitions contemporaines. Aima parens est un hymne à la solitude, mais
vm hymne sincère, dont toutes les strophes traduisent un sentiment
vrai. Il n'y a pas une ligne qui ne respire la conviction et n'émeuve
profondément le lecteur. Le poète s'enfuit loin des villes et gravit
les cimes neigeuses des montagnes pour converser plus librement
avec lui-même et sonder les plaies de son cœur. Il s'enivre d'abord
de l'air pur et vivifiant des hautes cimes; puis bientôt, saisi d'une
soudaine tristesse, il comprend le danger de la solitude absolue, il
se rappelle la parole du prophète : Vœ soli, et il s'efforce de sonder
les misèies de sa condition. La solitude, qui l'enivrait d'abord, qui
exaltait son orgueil, lui apparaît dans toute sa nudité. Fouler d'un
pied hardi la neige qu'aucun pied n'a foulée, mesurer d'un œil tran-
quille les abîmes ouverts dans les glaciers, c'est là une joie qui
s'épuise bien vite. Pour jouir pleinement du spectacle de la nature,
il n'est pas bon que l'homme soit seul. Qu'il respire la senteur des
prés, qu'il baigne ses regards dans l'ombre des forêts, ou qu'il s'en-
dorme sur la mousse, il lui faut un cœur ami où s'épanche son émo-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANGE. hiô
tioii. Voir et comprendre sans aimer ne saurait donner le bonheur.
A cette vérité vieille comme le monde, M. de Laprade a prêté un
accent nouveau. Après avoir lu et médité Âlmaparens, on peut en-
core chercher la solitude, mais on n'attend pas d'elle la giiérison de
la douleur morale; on comprend que l'allection est seule capable
d'apaiser les troubles du cœur. Il y a donc dans cette pièce un double
mérite, le mérite philosophique et le mérite poétique. C'est un con-
seil excellent, exprimé dans une langue harmonieuse. La sagesse, en
passant par la bouche du poète, garde son autorité, mais la beauté
du langage adoucit la leçon. Aussi je n'hésite pas à dire qu Aima
parens est une des meilleures pièces de notre poésie lyrique.
La Mort d'un chêne soutient dignement la comparaison avec Aima
parens. Le poùte, en voyant le géant de la forêt couché sur la mousse,
se rappelle ses heures de rêverie, le gazouillement des nids amou-
reux, le bourdonnement des abeilles; il maudit la cognée qui a
frappé le vieux chêne. Cette évocation du passé, éloquente et spon-
tanée, fait de la Mort d'un chêne un deuil qui n'a rien de puéril. Le
chêne couvrait de son ombre un arpent de terrain; les couples amou-
reux venaient s'asseoir à ses pieds et trouvaient sous ses branches
touflfues un asile assuré. Maintenant qu'il est tombé, c'en est fait de
la solitude et du silence. La cognée sera-t-elle sans pitié pour les
forêts? Le bruit des villes ya-t-il tout envahir? Les oiseaux et les
abeilles n'auront-ils plus d'abri? Inquiétude sincère, que la raison
réussit à calmer. Si le vieux chêne est tombé, si les hôtes qu'il avait
recueillis dans son ombre ont fui d'une aile agile aux premiers coups
de la cognée, la nature n'est pas épuisée; elle enferme en son sein
des germes féconds et sans nombre. Les générations nouvelles auront
pour rêver, pour parler d'amour, des ombrages silencieux; des forêts
nouvelles leur donneront abri. Un chêne tombe, un chêne grandit.
Pourquoi l'avenir vaudrait-il moins que le passé?
Les Adieux sur la montagne n'offriraient qu'un sens assez mysté-
rieux, si l'on négligeait d'en chercher l'explication dans la dédicace
placée en tête du recueil. Je ne crois pas me tromper en disant que
les Adieux ne sont qu'une traduction poétique de la dédicace. Heu-
reux ceux qui inspirent, heureux ceux qui ressentent de telles ami-
tiés ! M. Barthélémy Tisseur, à qui M. de Laprade a dédié ce volume,
avait été pour le poète un guide sûr et vénéré malgré sa jeunesse.
Enlevé avant Fâge, il a laissé dans le cœur de ses amis un souvenir
profond qui ne s'eflacera pas. Les Adieux sur la montagne ont désor-
mais consacré sa mémoire, car c'est à lui, je le crois du nujins, que
ces adieux s'adressent. Toute cette pièce est empreinte d'un senti-
ment religieux qui donne au bonheur goûté par les trois amis une
sérénité singulière, à leur séparation quelque chose de pathéti([ue.
Ils ont vécu ensemble sous l'œil de Dieu quelques jours de paix, par-
^16 REVUE DES DEUX MONDES.
lant du ciel et d'une vie meilleure au-delà du tombeau. L'heure ve-
nue de renoncer à ces doux entretiens, à ces tendres épanchemens
de l'intelligence et du cœur, le poète comprend qu'il ne retrouvera
peut-être jamais une telle joie, et quand il redescend vers la plaine,
il salue d'un dernier regard le compagnon alTectueux, le guide in-
dulgent et sage qui lui a révélé les plus hautes vérités de la religion
et de la philosophie.
Ce que j'ai dit de ces trois pièces suffît pour montrer à quel point
j'estime le second recueil de M. de Laprade. A mes yeux, les Odes
et Poèmes sont très supérieurs à Psyché. La pensée de l'auteur s'y
épanouit librement; elle se présente tour à tour sous une forme
sévère ou gracieuse, et les aspects variés qu'elle offre à notre intelli-
gence nous charment sans jamais nous lasser. Qu'il me soit permis
pourtant de regretter que M. de Laprade n'ait pas ordonné ses pen-
sées avec plus de prévoyance. Dans Aima porens, dans la Mort d'un
chêne, dans les Adieux sur la montacfne, on trouverait sans peine plus
d'une stance qui pourrait être impunément déplacée. L'intention de
l'auteur, au lieu de s'éclairer d'une lumière de plus en plus abon-
dante, semble parfois se voiler. Ce n'est pas que le langage manque
de précision; mais si l'auteur conçoit puissamment, il lui arrive de
négliger la composition, et l'expression la plus nette ne rachète pas
toujours ce défaut. Sans vouloir imposer aux poètes une méthode
rigoureuse, pareille à celle du géomètre, je crois pourtant que la
prévoyance ne leur est pas inutile. La pensée la plus abondante, la
conception la plus heureuse ne peuvent guère se passer de ce puis-
sant auxiliaire.
Les Poèmes évangélif/ues, empreints d'une vérit.able grandeur, où
respire une foi sincère, soulèvent à peu près le même genre d'objec-
tions que le poème de Psyché : l'auteur ne tient pas compte des
temps. Dans le poème de Psyché, j'ai dû relever le mélange des
idées païennes et des idées chrétiennes, et, pour parler plus nette-
ment, la prédominance des idées chrétiennes sur les idées païennes.
Dans les Poèmes évangéliques, je dois relever le mélange de la philo-
sophie et de la religion. Dans le Précurseur, l'accent sincère de
chaque page montre assez clairement que l'auteur croit aux ensei-
gnemens de l'église, qu'il ne révoque en doute aucune des affirma-
tions dont se compose la foi catholique; mais s'il croit, il ne s'abs-
tient pas d'interpréter sa croyance, et c'est là que commence le
danger, dans le domaine de la poésie comme dans le domaine de
l'orthodoxie. Aux lumières de l'église il ajoute les lumières de la
philosophie. Après avoir raconté en se conformant à la tradition,
il explique, il commente son récit avec le secours de la raison mo-
derne. Je n'ai point à examiner jusqu'à quel point la foi catholique
s'accommode de tels commentaires, je me déclare incompétent dans
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. Al?
une pareille matière. Quant à la question poétique, je puis la traiter
en toute liberté. Or, si dans toutes les conceptions de l'art la raison
a les mêmes droits que l'imagination, il n'est pas moins vrai qu'il
faut tenir compte des temps : c'est ainsi qu'on arrive à la variété.
Pour avoir négligé cette condition impérieuse, M. de Laprade est
plus d'une fois tombé dans la monotonie. La splendeur de la mise
en scène, la vérité des sentimens exprimés par les personnages du
poème, ne suffisent pas à déterminer la date de l'action, car trop
souvent le poète parle en son nom, et lorsqu'il intervient, le philo-
sophe n'a guère moins d'importance que le croyant. Malgré le nom
<les acteurs, on oublie trop facilement que le drame raconté par M. de
Laprade remonte aux premières années de la religion chrétienne.
Si l'on prend la peine de relire l'Evangile après avoir lu le Précur-
seur, on s'aperçoit que la tradition évangélique s'est transformée
dans la pensée de l'auteur. Que cette transformation se soit accom-
plie à son insu, je le crois volontiers; qu'il ait altéré le sens de
l'Évangile avec la ferme conviction qu'il le respectait, je ne songe
pas à le nier. Dans tous les cas, il est hors de doute que la mort de
saint Jean-Baptiste n'a pas dans l'Évangile le sens que lui prête
M. de Laprade. Les personnages de cette tragédie, tels du moins
que nous les connaissons par la tradition, n'étaient pas si habiles à
démêler leurs sentimens. Ni la victime ni le bourreau ne sondaient
leur âme avec une si vive sagacité.
Ce n'est pas que je conseille aux poètes de s'effacer complètement
derrière les personnages qu'ils mettent en scène : un tel conseil se-
)-ait d'ailleurs inapplicable. Pour peu qu'ils aient conscience de leur
force, il est impossible qu'ils renoncent à la montrer, mais leur
intervention veut être déguisée discrètement. Qu'ils aillent au fond
«les choses, c'est une conséquence toute naturelle de leur puissance.
Seulement, s'ils ont pour comprendre le passé l'avantage de la dis-
tance, ils ne doivent jamais oublier que les acteurs dont ils ra-
content les crimes ou les sacrifices obéissaient à des passions, à des
convictions, et ne se connaissaient pas eux-mêmes comme la posté-
rité les connaît. M. de Laprade, en écrivant le Précurseur, s'est
placé trop souvent au point de vue de la postérité. Et ce que je dis
«lu Précurseur, je puis le dire aussi justement de lo Samnrilame et
de la Résurrection de Lazare. Je ne m'étonne pas de voir une foi si
vive, si ardente, alliée à une science si profonde. Je regrette seule-
ment que l'auteur n'ait pas compris la nécessité de voiler une partie
de sa science pour donner à sa foi plus de relief et d'évidence. Dans
les sujets profanes, on a souvent reproché aux poètes de notre pays
d'altérer la physionomie de l'histoire. Quoi qu'on ait attribué à cette
accusation une importance exagérée, il en faut pourtant tenir compte.
TOME I. 27
ZilS REVUE DES DEUX MONDES.
Eh bien ! clans un sujet qui relève de la foi, la couleur historique et
locale n'a pas moins de valeur que dans un sujet profane. Ce qui
manque aux poèmes évangéliques de M. de Laprade, ce n'est ni
l'ampleur de la pensée, ni l'harmonie des périodes : c'est la naïveté.
Or je crois que les traditions chrétiennes, transportées dans le do-
maine de la poésie, ne peuvent se passer de naïveté. Nous n'accep-
tons plus aujourd'hui l'arrêt prononcé au xvii^ siècle; nous ne con-
testons plus à l'imagination le droit d'aborder les sujets chrétiens
aussi librement, aussi hardiment que les sujets païens. Le passé
tout entier appartient à l'imagination, comme à la mémoire, comme
à la raison; le poète peut en disposer au même titre que l'historien
et le philosophe. Nous sommes trop loin maintenant de la révoca-
tion de l'édit de Nantes pour partager les scrupules de Boileau;
mais si nous croyons que la poésie peut sans impiété demander à
la Genèse, à l'Évangile le thème de ses compositions, nous croyons
aussi qu'elle doit se plier à l'esprit des temps, et ne pas prêter aux
patriarches ou aux apôtres des pensées toutes modernes. Que les
philosophes trouvent dans Moïse ou dans saint Matthieu le germe des
vérités qu'ils enseignent, un tel fait ne justifie pas les poètes qui
méconnaissent la couleur des temps. 11 s'agit pour eux de ressus-
citer le passé, et non de le commenter. M. de Laprade, en nous ra-
contant la fuite au désert de saint Jean-Baptiste, ses prédications et
sa mort, ne s'en est pas tenu à la résurrection du passé. Volontai-
rement ou involontairement, peu importe, il a substitué les senti-
timens qui l'animent, les pensées qui le guident, aax sentimens et
aux pensées de ses personnages. Moins savant et plus naïf, il aurait
gardé Sa grandeur et charmé plus sûrement.
11 semble donc que M. de Laprade ne soit vraiment à l'aise que
lorsqu'il n'a pas à tenir compte des temps. En effet, quoique son
talent ait pris de bonne heure un essor très élevé, il n'a jamais
trouvé pour la peinture d'une époque donnée des couleurs aussi
vives, des images aussi bien assorties que pour la peinture de sa
propre pensée. Habitué à sonder les profondeurs de son âme, mal-
gré son ardent amour pour l'étude, dont la preuve se trouve à chaque
page, il se complaît trop volontiers dans l'analyse de ses sentimens
pour se plier aux exigences d'un thème choisi en dehors de lui-
même. Ce que j'ai dit de son premier poème et de ses Poèmes évan-
(téliques n'étonnera personne. Tous ceux qui ont lu avec attention
le Précurseur et Psyché comprendront la justesse de mes remarques.
Qu'on accepte avec soumission ou qu'on discute librement les tradi-
tions chrétiennes, qu'on admire ou qu'on dédaigne les fables du
polythéisme, pour peu qu'on les possède, il est impossible de mé-
connaître l'infidélité historique de M. de Laprade. Sa pensée, qui
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE; Z| II)
embrasse sans effort tous les temps et tous les lieux, accepte difii-
cilement pour limite un temps ou un lieu déterminé. Ce reproche
n'enlève rien à la valeur intellectuelle des Poèmes évangéliques et de
Psyché. 11 y a dans ces deux livres de grandes pensées exprimées
dans un beau langage, qui ont obtenu, qui garderont, je l'espère, la
sympathie et les suffrages des amis de la poésie; mais puisque M. de
Laprade n'a jamais mendié la faveur publique, puisqu'il n'a jamais
sacrifié à la mode, estimer sans indulgence tout ce qu'il a écrit jus-
qu'ici est la seule manière de lui prouver l'état que nous faisons.de
lui. Eh bien ! à parler franchement, les Odes et Poèmes, qui ne relè-
vent pas de l'histoire, valent mieux que Psyché, que les Poèmes
évangéliques. S'il y a dans ces trois livres la même élévation, la
même sincérité, nous devons tenir compte de la nature des sujets,
et dès que la question littéraire est posée dans ces termes, nous ne
pouvons les comprendre dans une égale approbation. Se peindre
soi-même, étudier d'un œil vigilant les secrets de son cœur, épier
ses aspirations et ses défaillances est sans doute une tâche glorieuse,
et celui qui l'accomplit dignement prend un rang élevé dans la poé-
sie lyrique; mais dès qu'il veut sortir de lui-même et peindre le
passé, il faut absolument qu'il se résigne à s'oublier. S'il persiste à
se mettre partout, s'il prête aux personnages païens ou chrétiens
des pensées et des passions qu'ils ont toujours ignorées, il dénature
la mission qu'il s'est donnée, il s'éloigne du but marqué par lui-
même, et l'éclat de son talent ne saurait justifier sa méprise. Qu'il
soit éloquent, nous applaudirons à son éloquence; qu'il émeuve,
nous rendrons justice à la puissance morale de sa parole; mais nous
gardons le droit de lui dire qu'il s'est trompé, qu'il a méconnu le
vrai caractère de ses personnages.
La question placée sur ce terrain devient très délicate. S'il est
facile en effet de déterminer la date des événemens, il n'est pas
aussi facile de déterminer la date des sentimens et des pensées, et
cependant, pour ceux qui ont pris la peine d'étudier l'histoire avec
soin, cette dernière chronologie n'est pas moins évidente que la pre-
mière. Ainsi la mélancolie était complètement inconnue à l'antiquité
païenne. Un Grec du bon temps, un Grec du temps de Phidias et de
Périclès aurait grand'peine à comprendre les poèmes de Byron; il au-
rait beau lire et relire ces pages admirables où les âmes élevées de
nos jours trouvent l'image de leurs pensées, il s'étonnerait de cette
plainte désespérée, des angoisses de cet ennui, comme un médecin
en présence d'une maladie inconnue. Avant l'établissement de la loi
chrétienne, avant le règne de l'Évangile, l'humanité connaissait la
tristesse, caria tristesse est aussi vieille que le monde; mais elle igno-
rait la mélancolie. 11 fallait que les apôtres eussent prêché le mépris
de la chair et l'espérance d'une vie meilleure pour que l'humanité
/|20 REVUE DES DEUX MONDES.
entreprît d'imposer silence aux passions, et qu'elle comprît le néant
des félicités enviées jusque-là. S'il y a dans les poètes païens quel-
que ti'ace d'un sentiment pareil, c'est une trace à peine marquée,
une trace sans profondeur, qui n'infirme pas la justesse de ma pen-
sée. Aussi, quand je vois Psyché dans le premier poème de M. de
Laprade mélancolique et rêveuse comme Ophélie, comme Desde-
mone, je suis obligé de déclarer que l'auteur eût agi plus sagement
en n'abordant pas l'antiquité païenne, puisqu'il ne consentait pas à
se dépouiller de ses sentimens personnels. Pareillement, quand je
vois le précurseur, celui qui a baptisé le Christ, s'enfuir au désert,
non pas seulement pour se dérober à la corruption des villes, pour
méditer sur les présages qui annoncent le renouvellement moral de
l'humanité, mais pour s'abreuver de sa tristesse, pour savourer son
dégoût de la vie, pour s'enivrer de sa mélancolie, je m'étonne à bon
droit de cette nouvelle méprise, car ce sentiment nouveau, inconnu
à l'antiquité païenne, n'a pas précédé, mais suivi l'établissement de
la loi chrétienne, et j'ai le droit de dire que dans le poème de M. de
Laprade saint Jean-Baptiste n'est pas plus vrai que Psyché. Parfois
attendrissant, parfois digne d'admiration, passionné pour la doc-
trine qu'il a embrassée, plein de mépris pour le vice, d'éloquence
contre l'incrédulité, il laisse trop souvent échapper des pensées que
nous comprenons sans peine, et que son temps n'aurait pas com-
prises. Il n'appartient donc pas aux premières années de la reli-
gion chrétienne. J'ai tout lieu de croire que M. de Laprade connaît
l'histoire de ces premières années, et qu'il eût facilement trouvé
dans sa mémoire les traits caractéristiques dont il avait besoin pour
marquer la date de ce personnage; mais absorbé dans la contempla-
tion de ses pensées personnelles, en essayant de se mettre à la
place de saint Jean, il n'a réussi qu'à transformer saint Jean en un
chrétien moderne, croyant et savant tout à la fois, qui rattache le
développement de la foi au développement général de l'humanité.
Le dernier recueil de M. Y. de Laprade, publié récemment, nous
montre son talent, je ne dirai pas sous un aspect nouveau, mais plus
largement développé. Sa pensée a plus d'ampleur, et les images,
mieux choisies, lui donnent plus de relief et d'évidence. Cependant,
avant d'entamer l'examen de ce dernier recueil, je crois devoir sou-
mettre à l'auteur une observation préliminaire. Il appelle ses poésies
nouvelles du nom de Symphonies; or il n'ignore pas, il ne peut pas
ignorer que ce nom ne convient qu'aux morceaux concertans, et la
parole humaine, soumise au rhythme et à la rime, de quelque façon
qu'elle soit maniée, ne peut avoir la prétention de lutter avec les cent
voix de l'orchestre. Le titre de ce dernier volume a donc le tort très
grave d'éveiller une espérance qui ne doit pas se réaliser. En géné-
ral il est toujours fâcheux de chercher dans un art déterminé, dont
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. 421
les moyens sont connus et limités, des efïets qui n'appartiennent qu'à •
une autre forme de l'imagination. Ainsi je n'approuve pas les poètes
qui essaient de reproduire les lignes de la statuaire ou les couleurs
de la peinture. Dans le premier cas, ils arrivent presque toujours à
l'immobilité, dans le second au chatoiement. Sans qu'il soit besoin de
désigner personne, le lecteur comprendra à quels poètes je fais allu-
sion. Nous avons de nos jours toute une école vénitienne qui manie
la parole au lieu de manier le pinceau. L'école sculpturale n'est pas
aussi nombreuse; cependant il ne serait pas difficile de noter dans la
littérature contemporaine plus d'une page où la forme est exprimée
pour l'amour seul de la forme, et qui par cela même relève de la sta-
tuaire. Est-il plus sage, est-il plus prudent pour la poésie de vouloir
lutter avec la musique? Je ne le pense pas. Tenter d'imiter dans une
série de strophes le développement mélodique d'un motif, oflre plus
d'un danger. Le moindre malheur qui puisse advenir est de tomber
dans la puérilité. La parole humaine demande des pensées plus pré-
cises que le violon ou le hautbois, et si l'on veut réduire la poésie au
plaisir de l'oreille, on risque fort d'assembler des mots sonores
sur des pensées à peu près nulles. Quant au développement sympho-
nique d'un thème, quel qu'il soit, il faut encore moins "y songer;
avec les ressources dont la poésie dispose, une telle pensée ne peut
pas même recevoir un commencement d'exécution. Dès les premières
mesures, c'est-à-dire dès les premiers vers, la volonté du poète est
réduite à néant. La musique emploie simultanément cinquante voix,
cent voix; le poète n'a qu'une voix. Inégal au musicien s'il essaie de
s'en tenir à la mélodie, il ne peut aborder la symphonie.
Insister sur une vérité si élémentaire serait un pur enfantillage, et
si j'ai pris la peine de la rappeler, quoiqu'elle se présente naturelle-
ment à tous les esprits, c'est que le titre choisi par M. de Laprade,
quoique inexact, exprime pourtant d'une manière détournée l'inten-
tion qu'il a voulu réaliser. La voix humaine ne suffît pas à l'expres-
sion de sa pensée, et pour dire tout ce qu'il éprouve, pour traduire
les sentimens joyeux ou douloureux dont son âme est assaillie, il
associe à la voix humaine toutes les voix de la nature, c'est-à-dire
qu'il nous ramène à la colère du torrent, à la rêverie du ruisseau, au
mugissement de la forêt. Je n'approuve pas l'emploi de cette méthode
dans le poème de Psyché, et quoiqu'elle présente moins d'inconvé-
niens dans l'expression d'une pensée toute personnelle, qui n'est limi-
tée ni par le temps ni par le lieu, elle soulève encore de nombreuses
objections. De tout temps les poètes ont interprété tous les bruits qui
frappent l'oreille humaine, depuis le chuchottement des feuilles agi-
tées par la brise jusqu'aux menaces des flots et du tonnerre. Je ne
reprocherais donc pas à M. de Laprade d'avoir suivi l'exemple de ses
devanciers. Qu'il prétende deviner le sens mystérieux de tous ces
/t22 REVUE DES DEUX MONDES.
bruits, c'est son droit, et j'aurais mauvaise grâce à le chicaner sur
une telle prétention; mais qu'il prête la parole au chêne et au roseau,
à l'herbe et à la fleur, à l'avalanche et au glacier, c'est une prétention
])ien autrement hardie. Qu'il en fasse de vrais personnages, animés
de nos passions, éclairés de nos pensées, affligés de nos douleurs,
consolés par nos espérances, je ne crois pas que la poésie ait grand'
chose à gagner dans cette transformation. Si le cadre où l'homme
est placé, si le pré qu'il foule aux pieds, si la forêt qui l'abrite de
son ombre, se mettent à parler comme lui, si le vent et la rosée de-
vinent sa pensée, s'entretiennent avec lui comme un ami qui aurait
reçu ses confidences, le lecteur démêle à grand'peine l'intention du
poète. Ou je m'abuse étrangement, ou cette méthode ne pourra jamais
s'acclimater parmi nous. H y a quelques années, M. Quinet avait
essayé de l'appliquer, et quels que soient les mérites qui recomman-
dent son Ahasvérus, malgré les pensées élevées, les sentimens vrais
qu'il a prodigués, toutes les fois que les cathédrales prenaient la
parole, le lecteur le plus bienveillant se frottait les yeux comme
pour s'assyrer s'il n'était pas dupe d'un songe. Je crains bien que
pareille chose n'arrive à M. de Laprade. Il possède, comme M. Qui-
net, des facultés éminentes, une grande richesse d'imagination; il
aime la justice d'un amour sincère et profond, il plaide avec élo-
([uence la cause du malheur; il connaît et il sait peindre les mala-
dies morales de notre temps. C'est plus qu'il n'en faut pour exciter
de vives sympathies; mais je crois que sa voix serait plus puissante,
qu'il exercerait sur les penseurs et sur la foule une action plus con-
stante et plus sûre, s'il se contentait de parler en son nom et ne
forçait pas la nature à parler après lui. Qu'il se laisse attendrir par
les plaintes du rossignol, qu'il rêve au murmure du ruisseau, qu'il
écoute avec épouvante l'orage qui soulève les vagues de l'Océan,
rien de plus légitime; que toutes ces voix soulèvent dans son cœur
un écho harmonieux, que la joie ou la douleur s'échappent de ses
lèvres en strophes sereines ou effrayées, jusque-là le goût n'a pas
à se plaindre. Que le poète, au lieu de s'en tenir à cette libre inter-
prétation, donne la parole aux choses : non-seulement le goût s'en
étonne, mais l'émotion s' affaiblit. En cherchant la précision, le poète
perd la trace de la vérité.
La première pièce du recueil, la Symphonie des Saisons, justifie
pleinement les idées que je viens de développer. Le poète en effet,
au lieu de s'en tenir aux différens aspects de la nature pendant le
cours de l'année, prête une voix à toute chose. L'homme n'est plus
seul à sentir l'épanouissement du printemps, la chaleur de l'été, la
monotonie de l'automne, la tristesse de l'hiver. Les plantes, les
oiseaux s'associent à ses pensées, les ffeurs se réjouissent ou se
lamentent avec lui; et comme il cherche constamment dans le spec-
POÈTES ET EO:^IANGlERS MOUERINES DE LA FRANCE. h"2?i
tacîe du monde extérieur un sens moral net et défini, il mêle aux
saisons de l'année les saisons de la vie humaine, ou plutôt il essaie
de trouver dans les premières l'image de la jeunesse, de la maturité,
de la décrépitude. Cette manière d'envisager la nature ne manque
certainement pas de grandeur, et je dois reconnaître que M. de
Laprade a rencontré plus d'une fois pour la peinture de sa pensée
des couleurs tantôt délicates, tantôt éclatantes, qui révèlent chez lui
une connaissance profonde de son art. Cependant j'aurais aimé aie
voir concentrer son attention sur un plus petit nombre d'objets. Il
touche à trop de choses, et ne s'y arrête pas assez longtemps. Pour
exprimer les joies et les douleurs de l'amour, il a choisi une jeune
fille, qu'il baptise d'un nom biblique. Adah se prend de passion pour
un bel étranger, et rêve dans ses bras un bonheur qui ne doit jamais
finir. Les premières espérances de ce cœur virginal sont racontées
avec une naïveté charmante. Il serait difficile d'imaginer un choix
d'expressions plus élégantes et plus vraies. Adah veut tout quitter
pour suivre l'étranger dont le regard l'a éblouie. Elle ne redoute ni
l'abandon ni le désenchantement. Près de lui, la nature entière
s'éclaire et s'embellit; loin de lui, la nature n'a plus de fraîcheur ni
d'ombrages, le soleil est sans chaleur et sans éclat. Toute cette pein-
ture de l'amour naissant est traitée avec une rare habileté. Pour par-
ler ainsi, il faut avoir connu soi-même la plus douce des passions.
Quand vient l'heure du désenchantement, M. de Laprade ne se montre
pas moins vrai, moins touchant. Nous assistons à la fuite des espé-
rances qui remplissaient le cœur de la jeune fille. L'ennui, le pâle
ennui s'est assis entre les deux amans. Leurs baisers n'ont plus de
chaleur, leurs étreintes n'ont plus de force. Ils parlent encore de
leur bonheur comme s'ils pouvaient le rappeler en le célébrant-,
mais leur bonheur est anéanti sans retour. Le regard de l'étranger
a perdu sa splendeur, le cœur d'Adah a perdu sa confiance. Adieu
pour jamais aux entretiens enivrés, aux divines extases, à l'oubli du
monde entier! Les deux amans se connaissent trop bien pour conti-
nuer ensemble un voyage dont les premières journées n'avaient pas
une heure de langueur et d'abattement. La solitude et le désespoir
ont pris la place du bonheur. Toutes les joies du passé se sont éva-
nouies. En proie à l'amertume de ses souvenirs, Adah comprend
trop tard que ses espérances dépassaient la réalité, qu'elle avait rêvé
le ciel sur la terre, que le bonheur sans limites, l'amour sans larmes
et sans regrets n'appartiennent pas aux vivans : elle se résigne et se
console en Dieu, et sa résignation n'est pas moins éloquente que son
désespoir.
La destinée de cette jeune fdle, retracée avec tant de vérité, suffit
pour concilier au poète la sympathie du lecteur. Je regrette, pour-
tant que fétranger qui a fait sa joie et sa douleur ne soit pas mis
424 REVUE DES DEUX MONDES.
en scène. L'échange des aveux, le premier enivrement d'une mu-
tuelle possession, les heures désenchantées après les heures ardentes,
la satiété après l'extase, offraient à M. de Laprade l'occasion de mon-
trer sous une forme dramatique et vivante tout ce qu'il sait, tout ce
qu'il a senti. Qnoiqu'Adah nous intéresse et nous émeuve, l'émo-
tion serait encore plus puissante et plus profonde, si nous avions
devant nous l'homme qui a cueilli sa virginité, qui l'a dominée du
feu de son regard, qu'elle a aimé d'un amour infini, et qui pour sa-
laire ne lui laisse que des regrets.
Quand Adah se tait, c'est la nature qui parle de sa jeunesse, de
sa beauté, de sa splendeur joyeuse, de sa mystérieuse tristesse. Mal-
gré la grâce et la grandeur qui recommandent tour à tour les pages
où la voix humaine est remplacée par le chant des oiseaux ou la
plainte des chênes dépouillés, je préfère la partie purement hu-
maine, car c'est la seule qui présente à l'intelligence une suite de
pensées facile à saisir. Je sais bien que pour peindre les saisons il
faut faire appel à tous les bruits, à toutes les couleurs qui expriment
la vie des plantes; mais la parole donnée aux fleurs et aux forêts
ne me semble pas une heureuse invention. Ainsi, tout en admirant
la Symphonie des Saisons, où se révèle un talent plein de grandeur
et de délicatesse, je crois que l'auteur n'a pas réalisé sa pensée.
Il voulait nous montrer les aspects variés de la nature, il n'a réussi
qu'à nous montrer la jeunesse, la maturité, la vieillesse du cœur.
En prêtant à la rose, au rossignol, les espérances et les regrets de
l'âme humaine, il n'a pas agrandi son sujet, il l'a transformé, si
bien que nous avons peine à le suivre. Le printemps et l'été, l'au-
tomne et l'hiver, ne sont plus pour nous des sources d'émotions,
mais des personnages qui expriment pour leur compte, en leur
nom, les sentimens de notre cœur. Au milieu de ces voix, que de-
vient le rôle humain? Se réjouir ou s'attrister en face de la nature
semble désormais inutile. Les oiseaux et les fleurs se chargent de
traduire nos pensées. L'éclat de leur plumage ou de leur corolle
n'est plus pour nous un sujet de rêverie, puisqu'ils rêvent comme
nous. Je ne voudrais pas me montrer trop sévère, et pourtant je suis
forcé de dire que M. de Laprade, dans les chants ingénieux qu'il
prête à la rose, au rossignol, n'a pas toujours évité la puérilité. Pou-
vait-il se dérober à ce danger? N'était-il pas condamné fatalement à
commettre la faute que je signale? C'est une question délicate dont
la solution embarrasserait l'esprit le plus pénétrant. Ce qui demeure
évident pour moi, c'est que le poète eût agi plus sagement en trai-
tant la donnée qu'il avait choisie, — la peinture des saisons, — selon
la méthode consacrée par les maîtres de l'antiquité, par les maîtres
modernes, c'est-à-dire en ne donnant pas aux choses un rôle aussi
important que le rôle humain. Qu'il cherche dans le spectacle de la
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. ii25
nature un sens moral, un sens divin, c'est son droit; mais n'a-t-il
pas dépassé le but dans la Symphonie des Saisons? Mettre la pensée
partout, la pensée qui émane de Dieu, n'est-ce pas porter atteinte à
la dignité de la pensée? Et pourtant AI. de Laprade voulait agrandir
l'homme, qu'il amoindrit.
La Symphonie du Torrent ne soulève pas les mêmes objections
que la Syinphonie des Saisons, quoique les choses y prennent par-
fois la parole. Tout l'intérêt de cette composition se résume en effet
dans le dialogue du pâtre et du poète. C'est, à mon avis, une des
meilleures du recueil. Les sentimens exprimés par les deux interlo-
cuteurs sont pleins de vérité, et représentent fidèlement la vie des
villes et la vie des montagnes; mais si j'accorde aux sentimens pris
en eux-mêmes des éloges sans réserve, je ne saurais témoigner la
même approbation aux paroles dont l'auteur s'est servi. Le poète
parle sa langue, et le pâtre ne parle pas la sienne. Or, pour donner à
cette composition le mouvement et la variété que le lecteur avait le
droit d'attendre, il fallait évidemment prêter au pâtre et au poète
deux langages différens. Que le poète peigne son ennui, son dégoût,
son découragement sous des couleurs sombres, je ne m'en étonne
pas, car pour lui l'art de la parole se confond avec la pensée même : il
habite familièrement la région des images; mais quand le pâtre parle
de sa confiance en Dieu, de ses espérances permanentes, de la paix
qui habite sa chaumière, de ses promenades joyeuses dans la rosée,
de son extase en face du soleil levant, il ne peut pas, il ne doit pas
employer les mêmes expressions que le poète. S'il possède comme lui
tous les artifices de l'éloquence, s'il manie les tropes avec la même
habileté, il excite en nous une défiance légitime. Le pâtre que nous
écoutons n'est plus pour nous qu'un philosophe caché sous un vête-
ment rustique. Il déduit trop bien sa pensée et la révèle sous une
forme trop séduisante pour que nous consentions à voir en lui le sage
instruit par la solitude et la simplicité, le sage formé par le spectacle
de la nature, qui n'a jamais ouvert un livre écrit de main humaine, qui
n'a jamais épelé d'autre parole que celle de Dieu écrite dans la splen-
deur ou la tristesse des saisons, dans la joie du bien, dans le remords
du mal, dans la paix ou le trouble de la conscience. Le pâtre de
M. de Laprade est trop savant pour remplir son rôle. De strophe en
strophe, sa pensée dépouille sa simplicité primitive; après avoir dit
ce qu'il sent, ce quil espère, dans une langue rude et familière, que
ses compagnons peuvent comprendre, il se laisse aller aux ruses les
plus délicates de l'éloquence; il se transforme et oublie l'accent des
montagnes. Il parle comme un homme instruit par les leçons de
l'école. Aussi ne m'étonné-je pas que le poète ne se rende point aux
premières remontrances du pâtre. L'excellence, la pureté des senti-
mens exprimés par son interlocuteur sont un remède impuissant à
h'2Q RL\LE DES DEUX MONDES.
guérir son ennui; il retrouve dans le conseiller que lui offre la soli-
tude le souvenir des livres qu'il a quittés. Le même enseignement
traduit dans un autre langage ranimerait son cœur désolé, rendrait
à son esprit la vigueur des premières années, à sa volonté le ressort
brisé par l'inactive rêverie; mais la voix qu'il entend n'est pas celle
d'un pâtre. Il résiste, il se défend, il glorifie son découragement et
son ennui parce qu'il reconnaît dans son interlocuteur un adversaire
expérimenté, qui parle trop bien pour ne pas se laisser prendre lui-
même au charme de sa parole. L'habileté se déploie aux dépens de
la force. La sagesse parée de toutes les pompes du langage trouve le
cœur rebelle; la sagesse rustique y porterait la persuasion. La dis-
tinction que j'établis est-elle facile à saisir? Lors même qu'elle se
concevrait sans peine, ne serait-il pas malaisé d'en tenir compte dans
la pratique de la poésie? Tous ceux qui connaissent les œuvres les
plus pures de l'imagination humaine, depuis la Grèce jusqu'àl'Ëcosse,
depuis Homère jusqu'à Burns, savent que ni l'aveugle mendiant né
sur les bords du Mélès, ni le berger calédonien n'ont méconnu la dis-
tinction que j'établis. Ils trouvent pour l'homme des villes et pour
l'homme des champs des accens particuliers. M. de Laprade, dans la
Symphonie du Torrent, oublie le caractère des personnages qu'il a
chargés de traduire sa pensée. A peine sont-ils entrés en scène, qu'ils
argumentent comme deux champions altérés de gloire et d'applau-
dissemens. Ils parlent à merveille, et la splendeur de leur langage,
les coideiu's variées dont ils revêtent leurs émotions, feraient envie
aux plus habiles. Si je pouvais oublier que j'ai devant moi un pâtre
et un poète, que je n'écoute pas deux hommes élevés dans le savoir
et la corruption des villes, je battrais des mains; si je tiens au con-
traijre compte du caractère attribué aux personnages, je suis obligé
de remarquer qu'un des deux au moins ne demeure pas fidèle à la
condition que l'auteur lui attribue.
Envers un écrivain d'un talent aussi distingué, je ne crains pas de
me montrer sévère. Quand on a touché depuis longtemps les cimes les
plus hautes de la pensée, on doit accueillir sans dépit, sans étonne-
raent, les reproches qui s'adressent à la forme. A ne considérer que
la substance première de la conception, j'approuve et j'admire la
Symphonie du Torrent. Le découragement du savant inutile à lui-
même, inutile aux compagnons de son mystérieux pèlerinage, opposé
à la sérénité du pâtre confiant et résigné, offre à coup sûr un riche
thème de poésie. Je regrette seulement que M. de Laprade ne l'ait
pas développé avec plus de variété, qu'il ait prêté aux deux interlo-
cuteurs une langue qui ne convient qu'à l'un des deux. Tout ce qu'ils
devaient dire, ils le disent; tout ce qu'ils devaient sentir, ils le sen-
tent. Ce qui manque à l'effet poétique de la composition, c'est la
diversité des accens. Après avoir lu une première fois la Symphonie
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. ll'll
du Torrent, pour peu qu'on prenne la peine de la relire, il me semble
difficile de ne pas s'associer à ma pensée. L'identité de langage
frappe les esprits les moins exercés, et j'aime à croire que M. de
Laprade n'a pas commis volontairement la faute que je signale. Tout
entier à l'expression de sa pensée, il a négligé à son insu le dessin
des personnages, qui ne pouvait se compléter que par la diversité
des accens.
Dans la Symphonie des Morts, la tristesse de la nature répète
comme un écho fidèle la tristesse du poète. C'est une femme qui est
chargée de traduire la pensée de l'auteur, Nous sommes en novem-
bre, et l'hiver a déjà glacé l'atmosphère. Le promeneur solitaire qui
veut encore revoir les allées témoins de ses jeunes espérances ne
foule aux pieds que des feuilles mortes. La nature entièie est en
deuil. C'est la fête des morts, et l'église entonne ses prières pour
obtenir de la clémence divine le repos de leurs âmes. M. de Laprade,
malgré la foi qui l'anime, n'a pas insisté sur le côté religieux du
sujet. Edith eu face de la neige et de la brume, seule avec ses souve-
nirs, parle des amis qui ne sont plus, des affections brisées par la
mort, de l'aïeul assis au foyer, bénissant d'une main défaillante le
fils qu'il ne verra pas grandir, et le désespoir domine son cœur
presque entier. Si elle ne se laisse pas emporter jusqu'au doute mo-
queur, jusqu'à l'impiété, jusqu'au blasphème, les paroles qui s'é-
chappent de ses lèvres sont empreintes pourtant d'une sinistre amer-
tume. Elle pense à haute voix et se raconte à elle-même toutes les
espérances qui ont bercé sa jeunesse. Maintenant la mort a fait la
solitude autour d'elle; tout ce qu'elle aimait, tout ce qui lui donnait
courage s'est évanoui comme une ombre. Elle jette sur le passé un
regard morne et désolé, car l'avenir n'éveille pas dans son cœur de
nouvelles espérances. Il règne dans toute cette composition un ac-
cent de sincérité que j'ai rencontré rarement dans les œuvres du
même genre. Les vers que nous lisons aujourd'hui se rapportent
sans doute à des souvenirs personnels, et l'auteur n'a fait que poé-
tiser ses impressions. Le bruit des feuilles sèches, le craquement des
branches couvertes de givre, la brume épaisse qui envahit la plaine,
tout est retracé avec une fidélité qui n'appartient pas à la pure fan-
taisie. Il y a dans ces pages un accent de douleur que l'imagination
la plus habile n'inventera jamais. Les artifices de la parole n'ont
rien à démêler avec les strophes de cette symphonie funèbre. Ce que
le poète exprime simplement, avec une grandeur austère, sans vains
ornemens, il l'a senti. Edith, qui lui sert d'interprète, ne parle pas
comme une femme qui n'a connu d'autre enseignement que la souf-
france, mais comme un cœur préparé à toutes les épreuves par la
solitude et la réflexion. Ce cœur qui déborde et qui associe sa plainte
à la plainte universelle de la nature a presque autant de colère que
428 REVUE DES DEUX MONDES.
d'abattement; aussi je pense qu'Éditli n'est pas un personnage libre-
ment créé, mais un écho. Après avoir lu la Symphonie des Morts,
on peut se demander si ces pages poignantes appartiennent bien à
l'auteur des Poèmes évungéliques, si l'intelligence qui a choisi pour
thème de ses prédications les travaux et la mort du précurseur est
bien la même à qui nous devons ce tableau désolé de la nature en
novemljre. Cependant, au milieu des images funèbres accumulées à
profusion par M. de Laprade, il est facile de distinguer plus d'une
image dont le sens est tout différent. Il comprend et il exprime avec
une impitoyable fidélité tous les murmures mystérieux, tous les sif-
flemens sinistres qui semblent railler l'espérance et dire à la veuve,
à la femme délaissée, à l'amant trahi : Ne comptez pas sur l'avenir!
car l'avenir sera pareil au passé, s'il n'est pire encore.
Mais une idée consolante se laisse entrevoir dans cette morne élé-
gie. L'aïeul assis au foyer solitaire, malgré les rudes coups qu'il a
reçus, malgré la mort qui lui a ravi ceux qui devaient lui fermer les
yeux, ne doute pas de la sagesse divine. 11 accepte sans colère les
conseils qu'il ne lui est pas donné de sonder. Il représente avec une
majesté sereine la religion de la famille. Cette figure de l'aïeul suffît
pour réconcilier la symphonie funèbre avec les Poèmes évangéli-
ques. Je ne reprocheiai pas à M. de Laprade d'avoir donné à Edith
trop de sagacité, ou tout au moins trop de subtilité. Je ne lui deman-
derai pas pourquoi elle parle d'elle-même et de ses blessures avec
tant de précision. Dès les premières strophes en effet il est facile de
deviner qu'Edith parle pour le compte du poète. Parmi les plaintes
qu'elle profère, j'en sais plus d'une qu'une femme ne saurait trouver
malgré tous les enseignemens de la douleur, et pourtant je ne songe
pas à blâmer le désaccord du personnage et de l'accent que le poète
lui a prêté, car pour saisir ce désaccord il faut soumettre les pa-
roles d'Edith à l'examen le plus attentif; elle n'a pas de condition
déterminée, et le lecteur accepte sans étonnement comme une dou-
leur de femme la douleur qu'elle traduit en strophes éloquentes.
Insister sur la nuance que j'indiq'ie serait substituer à l'amour de la
vérité une passion puérile pour l'exactitude littérale.
Quant à la partie technique, la Symphonie des Morts n'est pas à
l'abri de tout reproche. L'auteur fait un usage trop fréquent des
rimes plates, et paraît méconnaître l'importance des rimes croisées
dans la forme lyrique, si bien que sa pensée, lors même qu'elle est
grande et revêtue d'images bien choisies, prend parfois un aspect
prosaïque. Pour avoir négligé de charmer l'oreille par des sons
alternés, il lui arrive d'allanguir l'expression du sentiment qu'il
veut rendre. Si M. de Laprade prend la peine d'y réfléchir, il ne
commettra plus cette faute. Les rimes plates ne conviennent qu'à
l'alexandrin, encore faut-il y renoncer dès que l'alexandrin se par-
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. Z|2i)
tage en stances. Dans la strophe composée de vers octosyllabiques
OU heptasyllabiqiies, la rime plate ne peut être acceptée. Cette re-
marque technique n'est pas aussi futile qu'on pourrait le croire.
Puisqu'il s'agit pour le poète d'arriver au cœur en charmant
l'oreille, tout ce qui aide au succès de son entreprise mérite de sa
part une sérieuse attention. L'arrangement des mots n'est pas la
poésie : toutes les fois qu'on s'est mépris à cet égard, la poésie est
devenue un jeu d'enfant; mais c'est pour le poète le plus heureuse-
ment inspiré un auxiliaire ])uissant comme pour le peintre le choix
des couleurs. Négliger le choix des rimes, les prendre comme elles
viennent, traiter avec dédain le rapprochement ou l'éloignement des
sons qui se ressemblent, est une imprudence dont le poète ne tarde
pas à se repentir. Ainsi, dans la Symphonie des Morts, plus d'une
page n'obtient pas la sympathie qu'elle mérité^ parce que l'auteur
n'a pas songé à charmer l'oreille. Il suffirait de changer la condition
musicale de sa pensée pour en doubler non pas la valeur intellec-
tuelle, mais la valeur poétique. Il y a dans la Symphonie des Morts
tout ce qu'il faut pour émouvoir, pour évoquer de touchans souve-
nirs : la forme seule n'est pas traitée avec un soin assez scrupuleux.
De toutes les symphonies poétiques de M. de Laprade, celle qui
respire le plus ardent amour de la solitude est certainement la Sym-
phonie alpestre. C'est là, je crois, qu'il faut chercher la pensée intime
de l'auteur. Il savoure avec une indicible joie l'air pur des monta-
gnes, et songe avec un orgueil sauvage que personne encore n'a
gravi les cimes d'où il découvre les collines et les vallées habitées
par la race humaine. Si l'on acceptait dans leur sens littéral tous les
sentimens exprimés dans cette symphonie, si l'on ne faisait pas la
part de l'exaltation particulière à certains momens de la tristesse,
tous les esprits élevés s'empresseraient de déserter les villes, car
M. de Laprade ne voit dans les villes que souillure et corruption.
Heureusement cette prédication en faveur de la solitude trouvera
plus d'une oreille incrédule. Si elle se popularisait, le développe-
ment de la civilisation s'arrêterait dès demain. Abstraction faite de
cette réserve morale, je reconnais dans la Symphonie alpestre un
accent de sincérité qui ne permet pas le sourire. Si je n'accepte pas
les chamois comme les compagnons les plus aimables de la création,
je suis disposé à croire que leur société n'est pas sans charme,
pourvu qu'on n'en abuse pas. Si la vie tout entière ne doit pas se
dépenser dans la solitude, il n'est pas mauvais pourtant que l'homme
demeure seul avec sa pensée pendant quelques jours, parfois même
pendant quelques semaines, qu'il se retrempe et se rajeunisse dans
le spectacle des montagnes, dans l'atmosphère des glaciers. Quand
il a vécu de cette vie active, quand il a pu s'interroger, quand, à
l'abri de toute distraction mondaine, il s'est plongé à loisir dans la
430 REVUE DES DEUX MONDES.
contemplation de lui-même, il revient dans l'enceinte des villes
meilleur et plus aflermi dans la notion du juste et de l'injuste. 11 a
pour le droit plus de respect» pour la perversité, pour l'avilissement
moral plus de mépris et de haine. Aussi je ne pense pas à proscrire
l'usage de la solitude. Le séjour des montagnes et des glaciers donne
aux âmes élevées, aux âmes que l'étude a préparées à l'intelligence
de la nature, au sentiment de la volonté divine, des joies exquises
que l'enceinte des villes leur refusera toujours. Qu'elles s'abreuvent
donc à cette coupe enivrante! celui qui les raillerait s'accuserait lui-
même d'infirmité; mais qu'elles ne prennent pas la solitude pour le
i)ut de la vie, qu'elles ne proclament pas la perversité comme le
fruit unique de la civilisation. Que, dans le champ moissonné par les
passions humaines qui s'appelle l'histoire, l'ivraie se mêle au bon
grain, que souvent e^le appauvrisse les épis qui promettaient la plus
abondante richesse, je le reconnais volontiers. Pour le nier, il fau-
drait avoir les yeux couverts d'un triple bandeau. Est-ce une raison
légitime pour déserter la cause de la civilisation, pour abandonner
à l'inaction, à la stérilité le sillon creusé par nos pères, pour nous
croiser les bras ou nous endormir dans l'immobilité des sphinx?
M. de Laprade n'est sans doute pas de cet avis, et cependant sa
Symphonie alpestre, si on le prenait au mot, mènerait droit au mépris
de toute activité intellectuelle. Il parle, il est vrai, de la nature et de
Dieu en termes magnifiques, il abaisse l'ambition humaine devant les
conseils de la Providence; mais il ne laisse vraiment subsister comme
légitime que l'activité musculaire. Suivre la trace des chamois, gra-
vir les cimes qu'ils ont gravies, serait désormais la seule gloire que
l'homme dût se proposer. Franchir d'un bond vigoureux les abîmes
que l'œil n'a pas sondés serait sa plus noble ambition. Les affec-
tions dévouées, les méditations fécondes, les volontés persévérantes,
tous les mouvemens généreux dont se compose la vie des nations
seraient bientôt réduits à néant. Si toutes les âmes élevées prenaient
la route de la sohtude, il ne resterait plus dans les villes que les
âmes livrées aux plus sordides intérêts, aux plus viles passions.
L'amour effréné du bien-vivre dominerait seul dans ces enceintes,
la notion du droit serait abolie, et l'homme vêtu de pourpre et de
soie retournerait à la barbarie. Que M. de Laprade n'ait pas prévu,
n'ait pas souhaité les conséquences de sa prédication en faveur de
la solitude, je l'admets sans hésiter. Il n'est pourtant pas inoppor-
tun de les signaler. Obermann et René sont aujourd'hui estimés à
leur juste valeur. L'éloquence de leurs plaintes n'enlève rien au
danger de leurs rêveries. Plus ils trouvent de paroles persuasives
pour peindre les angoisses de leur inaction, plus il est périlleux de
leur prêter l'oreille. M. de Laprade n'appartient pas à la famille
d'Obermann et de René, et pourtant à son insu il popularise, il
POÈTES ET ROMAiVCIERS MODERNES DE LA FRANCE. ^31
accrédite leurs maximes impuissantes. xVnimxé de sentimens chi'é-
tiens, nourri de philosophie, attaché aux progi'ès de la civilisation
par une foi sérieuse, il glorifie la solitude comme le ferait l'orgueil
qui se réfugie dans l'inaction pour échapper à la risée en affirmant
qu'il dédaigne la gloire. xMalgré l'excellence et la pureté de ses
intentions, je crains que le charme de ses vers n'égare plus d'un
esprit crédule. Il parle de la corruption des villes avec tant d'amer-
tume et de colère, il célèbre avec tant d'ivresse et de fierté la gran-
deur, la sainteté de la solitude, que la rêverie et l'oisiveté devien-
nent, sans qu'il y songe, des vertus supérieures. Aimer, comprendre
et vouloir ne sont plus que l'apanage des natures vulgaires. Con-
templer les premiers rayons du soleil, ou suivre d'un œil distrait
l'ombra qui envahit les plaines lointaines, dédaigner comme une
poussière inutile tous les liens de la famille, traiter avec un mé-
pris superbe tous les élans de l'homme vers la liberté, ou ne voir
■ la liberté que dans la solitude, demander à la solitude le repos et le
bonheur, c'est une seule et même chose. M. de Laprade ne s'en est
pas aperçu. En écrivant sa Symphonie alpestre, il ne songeait pas à
maudire la civilisation; il ne voulait que célébrer les délices de l'iso-
lement pour une âme contristée par le vice : but légitime, mais il a
dépassé le but.
Après avoir étudié toutes les œuvres de M. de Laprade, il nous
reste une autre tâche à remplir. Il s'agit de déterminer son rang
dans la littérature contemporaine. Les prémisses que nous avons
posées sont d'une nature assez sévère pour qu'on n'ait pas à redou-
ter une conclusion d'une extrême indulgence. Nous avons dit sans
réserve, sans réticence, tout ce que nous pensons de Psyché, des
Odes et Poèmes, des Poèmes évangéliques, des Symphonies. Nous
avons relevé toutes les fautes qui blessent le goût. Il serait possible
qu'on se méprît sur le sens de notre blâme, et nous tenons à ne lais-
ser aucun doute sur la portée de notre pensée. Malgré toutes les ob-
jections que nous avons exposées avec une complète sincérité, dont
nous ne voulons pas atténuer la valeur, M. de Laprade est à nos
yeux un des poètes les plus éminens de ce temps-ci. Nous croyons
seulement qu'il n'applique pas de la manière la plus heureuse les
hautes facultés qu'il a reçues en naissant. Avec ce qu'il sait, ce qu'il
sent et ce qu'il pense, avec les paysages qu'il a contemplés, les
épreuves qu'il a traversées, les affections dont il s'entoure, il lui se-
rait facile d'écrire des œuvres plus claires, qui agiraient plus sûre-
ment sur la foule tout en gardant l'estime des connaisseurs. Pour
comprendre pleinement la légitimité de cette affirmation, il est né-
cessaire d'examiner l'emploi poétique de la religion et de la philo-
sophie. Que les poètes puissent et doivent s'adresser aux traditioiis
432 REVUE DES DEUX MONDES.
chrétiennes, c'est une vérité que je renonce à démontrer. Quiconque
a lu l'Evangile sait à quoi s'en tenir à cet égard. Personne ne peut
contester qu'il ne se trouve dans saint Luc et dans saint Matthieu,
dans saint Marc et dans saint Jean, des sources fécondes où la poé-
sie a le droit de puiser; mais si tous les bons esprits sont d'accord
sur ce point, les avis se partagent quant au choix à faire. Si l'on
prend la peine d'étudier la question à loisir, je crois que tous les
avis se réuniront en un seul : la poésie ne peut employer avec fruit
que la partie merveilleuse des traditions chrétiennes. Si elle s'aven-
ture sur le terrain de la théologie, il est à peu près certain qu'elle
trébuchera. Elle pourra trouver pour les dogmes les plus mystérieux
des expressions éloquentes, obtenir l'approbation de l'église, éton-
ner les penseurs les plus indépendans par la forme précise qu'elle
aura su donner aux décisions des conciles : elle n'obtiendra ni popu-
larité, ni puissance; elle n'agira pas sur la foule; elle aura dénaturé
à son insu la mission qui lui est dévolue. Si elle consent au con-
traire à se renfermer dans la partie merveilleuse des traditions chré-
tiennes, tous les obstacles s'aplanissent devant elle. Lhie foule do-
cile, attentive, recueille avidement toutes ses paroles. Toutes les
imaginations sont séduites, toutes les intelligences, depuis les plus
ignorantes jusqu'aux plus éclairées, suivent sans distraction le dé-
veloppement d'une donnée surnaturelle, pourvu que cette donnée
ne soit pas dogmatique. Il ne s'agit pas ici de savoir si l'église pres-
crit avec la même rigueur l'acceptation des récits merveilleux et
celle des dogmes interprétés par les conciles : cette question n'est
jîas de celles que nous avons à résoudre. Notre unique devoir est
d'envisager les traditions chrétiennes au point de vue poétique. Or
je crois pouvoir affirmer que si la partie merveilleuse de ces tradi-
tions offre à l'imagination un thème riche, un thème splendide, la
j)artie dogmatique est loin de présenter les mêmes ressources. C'est
pour avoir négligé cette distinction que M. de Laprade n'a pas tiré
de la religion tout ce qu'il pouvait tirer. Il a dit des choses excel-
lentes dans une langue harmonieuse, et la foule n'a guère compris
que la moitié de sa pensée. Si au lieu d'aborder le dogme il s'en
fût tenu au côté merveilleux, il aurait conquis sans effort l'atten-
tion unanime de ses lecteurs.
S'il y a deux parts à faire dans la religion dès qu'on veut l'intro-
duire dans le domaine poétique, la philosophie tout entière ne se
prête pas à la forme lyrique, épique ou dramatique. Mettez -vous en
possession des plus hautes véiités découvertes par la raison livrée
à ses seules forces, devenez savant dans la plus haute acception du
mot avant d'aborder l'apostolat poétique, je ne vous blâmerai pas;
mais sachez que la philosophie, malgré tous les artifices du langage.
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. ZlSIi
ne peut être comprise dans son entier par l'intelligence de la foule.
Vous aurez beau appeler à votre aide les images les plus éclatantes,
les comparaisons les plus ingénieuses, vous ne réussirez jamais à
faire de la raison pure une chose populaire. L'école écossaise, dont
je ne mets pas en doute la bonne foi, a dit et répété que la philoso-
phie n'est que le bon sens développé par la réflexion. J'accepte sans
réserve cette défmition, qui a tout l'attrait de la nouveauté, mais
je demande Ja permission de l'analyser. Or que signifie le dévelop-
pement du bon sens par la réflexion, sinon l'étude elle-même,
sinon la science, que la foule ignore, dédaigne, ou n'a pas le temps
d'aborder? N'espérez donc pas populariser la philosophie, c'est-à-
dire la science, en lui prêtant le charme de la forme poétique. Fus-
siez-vous doué du talent le plus merveilleux, vous échouerez dans
cette périlleuse tentative. Obscur pour la foule, qui refusera de vous
suivre, vous serez pour les savans inexact ou incomplet. Mais il y a
dans la philosophie une part bien définie, dont la poésie peut faire
son profit : c'est l'étude des passions. Que le po^te, avant de sonder
les plaies du cœur sur le vif, étudie une à une nos facultés, qu'il
s' affermisse dans la connaissance de l'homme avant d'interroger les
angoisses de l'amour et de la jalousie, les tortures de la haine, les
folles espérances ou les joies égoïstes de l'ambition : quand il pren-
dra la parole, il sera sûr d'être écouté. Il profitera de la science, et
n'effraiera pas les ignorans. Ceux mêmes qui n'ont jamais ouvert un
livre de philosophie accepteront sans résistance tous les enseigne-
mens que le poète voudra leur offrir; ils ne se défieront pas d'une
science dont ils trouveront en eux-mêuies tous les élémens. Que le
poète essaie de dérouler à leurs yeux les transformations morales
de l'humanité en tenant compte des temps et des lieux, qu'il tente
de mettre en vers Herder ou Yico, et l'attention de la foule sera bien-
tôt fatiguée. Or je ne crois pas me tromper en disant que M. de
Laprade, en parlant de philosophie comme en parlant de religion,
a méconnu la portée des intelligences auxquelles il s'adressait. Reli-
gieux et savant, il oublie que la foule ne peut suivre sans lassitude,
sans découragement, le développement de sa pensée.
Cette double question une fois élucidée, nous avons à discutei
une troisième et dernière question, celle de la poésie symbolique.
Après ce que nous avons dit de l'emploi poétique de la religion et
de la philosophie, il est facile de pressentir notre opinion sur la
poésie symbolique, dont M. de Laprade est aujourd'hui le représen-
tant le plus habile. S'il est vrai en effet, comme nous espérons l'avoir
démontré, qu'il y a deux parts à faire dans la foi et dans la science
pour les offrir à la foule revêtues du charme de l'imagination, le
lecteur comprendra sans peine que la poésie symbolique, par la
TOME I. 23
h'^ll RE\UE DES DEUX MONDES.
nature même de la mission qu'elle s'est donnée, s'expose trop sou-
vent à n'être pas comprise, ou bien à n'être comprise qu'à demi. De
quel([ue manière qu'elle s'y prenne, à quelques artifices qu'elle ait
recours, elle n'arrivera jamais à reiidre populaire, intelligible à tous,
le sens de toute émotion et de toute pensée. Cette interprétation
délicate et mystérieuse de tous les momens de la vie ne sera jamais
accessible qu'aux intelligences d'élite. Il ne f; ut pas espérer qu'elle
devienne chose familière parmi les hommes qui ne sont pas habi-
tués à la réflexion. Il y a pourtant dans l'Évangile des paraboles très
claires, très faciles à saisir, qui passent à bon droit pour des types
de poésie symbolique; mais il est malaisé d'atteindre à cette simpli-
cité. J'ajouterai que ces paraboles sont un argument de plus en
faveur de la théorie que j'ai tâché d'établir, car elles supposent
toutes l'ignorance des auditeurs : il n'y en a pas une qui présume
la science.
La poésie symbolique ne doit donc pas s'étonner de l'indifl'érence
de la foule, puisqu'elle offre à la foule presque autant de problèmes
que de leçons. Elle ne lui fait pas assez de concessions pour exiger
une croyance obéissante. M. de Laprade n'a pas encore obtenu la
renommée qu'il mérite; que ses amis s'en affligent entre eux, je le
comprends; ils auraient tort cependant de s'en plaindre publique-
ment, car la renommée ne se fonde pas sur l'approbation de quel-
ques intelligences d'élite. La part faite dès à présent à l'auteur des
Symphonies est assez belle pour qu'il s'en contente. S'il n'est pas
populaire, si ses vers ne sont pas répétés par toutes les bouches,
tous les connaisseurs, tous ceux qui ont vécu dans le commerce des
philosophes, tous les penseurs l'honorent comme un des esprits les
plus sincères, comme un des cœurs les plus généreux de notre temps.
C'est un lot assez riche pour satisfaire son ambition.
Si pourtant la popularité le tente, si l'estime et l'approbation d'un
cercle choisi ne lui suffisent pas, si la renommée bruyante est pour
lui un besoin impérieux, il faut absolument qu'il change de route.
Je ne lui conseille pas d'imiter les poètes applaudis qui descendent
Jusqu'à la foule au lieu de l'élever jusqu'à eux; ce serait faire injure
à son talent. Qu'il demeure dans les régions sereines où son âme
s'est acclimatée, mais qu'il prenne l'auditoire dont il veut obtenir
les applaudissemens tel qu'il est et non tel qu'il l'a rêvé; qu'il se
mette à la portée de tous, s'il souhaite vraiment que tous viennent
l'entendre. Le conseil que je lui donne n'a rien qui puisse le blesser.
Qu'il ne répudie rien de son passé, puisque les plus nobles pensées
remplissent toutes les pages qu'il a signées; qu'il se résigne à pein-
dre ses émotions dans une langue plus familière, et la popularité lui
viendra. Oui sans doute, les moindres événemens de la vie humaine
POÈTES ET ROMANCIERS MODERNES DE LA FRANCE. Z|35
offrent au philosophe, au poète, un sens symbolique. Le seul tort
de M. de Laprade est d'avoir trop compté sur la pénétration de ses
lecteurs. A mon avis, la méthode la plus sûre pour se concilier la
sympathie et l'approbation du plus grand nombre serait d'indiquer
et non d'exprimer formellement l'interprétation trouvée. De cette
façon les intelligences les plus rétives, les plus paresseuses, une fois
mises sur la voie, s'achemineraient d'elles-mêmes vers le but qu'elles
croiraient avoir découvert. Livrées à leurs propres forces, elles n'en
sauraient jamais autant que le poète et le philosophe, mais du moins
elles ne seraient ni rebutées, ni découragées par l'austérité de la
pensée. La part de vérité qu'elles posséderaient contenterait leur or-
gueil, et chaque leçon nouvelle, pourvu qu'elle fût déguisée, obtien-
drait leuj* attention et leur assiduité.
Que M. de Laprade ne s'y trompe pas : s'il n'a pas encore conquis
la renommée telle qu'il la souhaite, il a fait pour la mériter des
efforts dont il n'a pas à se repentir. Les pages qu'il a écrites sont
souvent égales et parfois supérieures à bien des pages applaudies.
Il dit pour émouvoir, pour persuader, tout ce qu'il faut dire; mais
il ne s'arrête pas toujours à temps et ne s'interdit pas avec assez de
soin les paroles superflues, et par cette expression je désigne les
paroles qui n'ajoutent rien à l'effet poétique. Qu'il resserre sa pen-
sée dans des limites plus étroites, qu'il raconte et qu'il peigne ce
qu'il a vu, ce qu'il a senti; qu'il s'adresse au cœur, à l'imagination,
et néglige de convaincre à la manière des philosophes : le plus grand
nombre des lecteurs lui saura gré de sa condescendance. Parmi les
poètes de ce temps-ci, j'en sais bien peu à qui pourraient s'appliquer
ces paroles. Le cœur n'a pas grand'chose à démêler avec la plupart
des livres qui se publient sous le nom de poèmes, et la philosophie
n'y tient pas une trop grande place. Il n'y a guère que l'imagination
qui puisse y trouver son compte, pourvu qu'elle ne soit pas conte-
nue par un goût trop sévère. A quoi se réduit le conseil que j'adresse
à M. de Laprade? Je ne lui demande pas d'étendre le champ de sa
pensée, je ne l'invite pas à viser plus haut, je ne lui propose pas un
but placé plus loin de lui. Je reconnais dans ses œuvres toutes les
facultés dont se compose le vrai poète. Qu'il se contente h moindres
frais, qu'il vise plus près de lui, et sous-entende au lieu de l'expri-
mer le sens qu'il attribue aux actions humaines. Qu'il émeuve sans
essayer de convaincre, et la renommée ne lui manquera pas.
Gustave Pl\nche.
LES
SAISONS SUR LA TERRE
DANS LES AUTRES PLANÈTES
C'est une opinion maintenant généralement admise que notre siècle est
éminemment positif et utilitaire, que les intérêts matériels de la grande
société humaine des deux côtés de l'Océan-Atlantique préoccupent exclusi-
vement le génie de l'homme, et que le mérite de chaque découverte doit
être évalué en francs, en dollars ou en livres sterling. L'Orient lui-même,
engourdi et dépeuplé par une fainéantise de plusieurs siècles, semble sortir
de sa torpeur apathique et vouloir donner un démenti à cette conclusion de
l'histoire, que la civilisation marche toujours vers l'Occident sans jamais
rétrograder. La vapeur, les chemins de fer, l'électricité, les manufactures
envahissent l'Asie par ses frontières du nord, de l'ouest et du midi, par la
Russie, par l'Egypte, l'Inde anglaise, et bientôt sans doute ils l'envahiront
par la Turquie et par la Chine. Le monde de 1956, ou, pour parler plus
modestement, la terre de 1956 ne ressemblera guère à celle de 1856, pas
plus que l'Europe d'aujourd'hui ne ressemble à l'Europe du milieu du siècle
dernier. Cependant les penseurs, philosophes, théologiens et métaphysiciens,
n'en ont pas moins poursuivi le cours de leurs spéculations intellectuelles,
et, chose étonnante, dans nos vieilles sociétés européennes comme dans les
états nés d'hier en Amérique, ils ont trouvé des oreilles attentives, avan-
tage rare dans ce siècle préoccupé de tant d'intérêts divers. Il est donc bien
certain, suivant une parole célèbre, que l'homme ne rit pas seulement de
pain. Plusieurs opinions relatives à l'habitation future de l'homme dans
d'autres séjours que celui de notre planète ont eu du retentissement dans le
monde des idées. Ayant eu moi-même, en une circonstance récente, à impro-
viser une conférence sur les saisons des diverses planètes de notre monde
solaire, je fus étonné de voir que plusieurs de mes auditeurs semblaient
LES SAISONS DANS LES PLANÈTES. 437
trouver quelque attrait à des recherches sur ces planètes où les hommes
pouvaient être transplantés un jour après leur vie terrestre. Les écrits de
MM. Whewhell, David Brewster et Jean Reynaud étaient évidemment pour
beaucoup dans la curiosité de ceux qui adoptaient avec faveur le sujet de
«:ette conférence astronomique.
' Mais, indépendamment de toute influence préexistante, rien n'est plus
utile que de porter un regard d'ensemble sur les opérations de la nature,
de s'élever au-dessus des idées étroites de ceux qui n'ont point perdu de
vue leur clocher natal, pour étendre ses regards sur le pays et même sur
la partie du monde qu'on habite. L'Europe, fière de sa population de deux
cent cinquante millions d'hommes, avec sa puissance guerrière et intellec-
tuelle, occupe la zone tempérée, et par les deux caps extrêmes de l'Espagne
et de la Grèce, n'atteint même pas le 36" parallèle, laissant encore toute
l'Afrique septentrionale et toute l'Egypte entre elle et la zone torride. Aussi,
d'après la tendance naturelle qui nous porte à donner une importance ex-
clusive à ce qui nous entoure, il nous semble toujours bizarre d'entendre
parler des chaleurs intolérables de décembre et de janvier qu'éprouvent
les habitans de l'autre hémisphère, au cap de Bonne-Espérance, dans
l'Australie ou dans le Chili. Les froids de juillet et d'août dans les mêmes
contrées ne nous paraissent pas moins étranges. Cependant, puisque les sai-
sons sur la terre offrent déjà bien des circonstances extraordinaires, com-
bien n'en trouverons-nous point, non pas en allant de notre pôle européen,
asiatique et américain au pôle opposé, mais bien en allant de la région ar-
dente — où la planète Mercure se meut sous les feux d'un soleil sept fois plus
chaud qu'il ne l'est pour la terre — jusqu'aux confins du système solaire
où Neptune occupe provisoirement la dernière place, recevant des rayons
neuf cents fois plus froids que ceux qui sur notre globe et pour notre Eu-
rope font ces grandes divisions de l'année, le printemps, l'été, l'automne et
l'hiver, dont les productions sont si capitales pour l'homme de nos climats,
tandis que rien de semblable n'existe dans les latitudes intertropicales!
Toutes les planètes qui, comme la Terre, suivent leur marche circulaire
autour du soleil, peuvent être divisées en deux catégories, l'une formée par
quatre planètes de moyenne grosseur et voisines du soleil, savoir : Mercure,
Vénus, la Terre ou Gybèle, et Mars. Plus loin du soleil, les quatre grosses
planètes, Jupiter, Saturne, Uranus et Neptune, occupent un espace dont les
hmites sont trente fois plus éloignées du soleil que la Terre. Entre Mars
et Jupiter est un espace immense qui n'est occupé que par de minimes
planètes dont j'ai donné la liste et les noms dans la Revue. Au l*'"' jan-
vier de cette année l.So6, il y en avait trente-sept observées, et ce nombre
d'ici à quelques années sera encore grandement augmenté. Kepler, le cher-
cheur des lois du monde, s'était déjà étonné, il y a deux siècles, qu'entre
Mars et Jupiter il ij eut une place vide. Depuis le 1" janvier 1801, les astro-
nomes modernes ont peuplé cette place vide de nombreuses petites masses
planétaires qui, suivant une expression connue, ne feraient pas même la
monnaie d'une planète de grosseur moyenne comme Mars ou la Terre. Ce
partage des planètes en moyennes voisines du soleil, en intermédiaires
d'une petitesse extrême, et enfin en grosses planètes occupant la région la
plus éloignée de l'astre central, a sans doute une cause physique. Lagrange
Zi38 REVUE DES DEUX MONDES.
a entrevu et M. Le Verrier a suivi encore plus loin ce résultat des lois du
mouvement, savoir que dans la région qu'occupent ces nombreuses petites
planètes, la condition des masses destinées à devenir ultérieurement des pla-
nètes était celle d'un mouvement instable, ce qui devait ou les soulever vers
la région supérieure où prédomine Jupiter, ou bien les précipiter avec le
reste de la matière chaotique vers le soleil. Suivant une expression parfaite-
ment juste de M. Le Verrier, ce ne sont pas les petites planètes qui doivent
nous sembler quelque chose d'étonnant; ce sont les grosses qui ont agglo-
méré, on ne sait comment, toute la matière qui était au-dessus et au-dessous
d'elles.
Il y a donc lieu de chercher quelles sont les saisons de quarante-cinq pla-
nètes, dont quatre grosses, quatre moyennes, et trente-sept d'une dimen-
sion minime.
Les quatre moyennes ne sont pas, à beaucoup près, d'égale grosseur.
La Terre et Vénus sont presque pareilles en tout, sauf l'avantage d'une lune
que possède notre Cybèle. Mercure et Mars sont beaucoup plus petits; Mer-
cure n'est en volume que le seizième, et Mars le septième de la Terre et de
Vénus. D'autre part, Jupiter est quatorze cents fois plus gros que la Terre,
Saturne sept ou huit cents fois, Uranus quatre-vingts fois, et enfin Neptune
cent fois. Avec de telles disproportions de dimensions et de distances à l'astre
échaulTant, on doit s'attendre à de grandes variétés de saison^, puisqu'avec
le môme soleil toute l'année l'Europe a l'hiver et l'été, qui ne se ressem-
blent guère. Que sera-ce si l'on compare entre eux Neptune et Mercure,
celui-ci ayant un soleil six mille fois plus chaud que Neptune?
Pour étudier les saisons des planètes du monde solaire, nous les partage-
rons en trois classes, celles qui, comme Saturne et Mars, ont des saisons
analogues à celles de la Terre, celles qui, comme Uranus, Mercure et Vénus,
ont des saisons et des climats excessifs. Enfin nous mettrons à part l'im-
mense Jupiter, qui, avec son printemps perpétuel, n'a pour ainsi dire point
de saisons. Ses divers climats sont invariables pendant tout le cours de son
année, qui est en durée douze fois plus longue que la nôtre.
En appliquant d'abord à notre globe, pour être plus intelligible, les ques-
tions que nous allons faire à l'astronomie sur les autres planètes, figurons-
nous la Terre accomplissant en un an sa course autour du soleil, et revenant
à la même position après avoir présenté successivement ses deux pôles aux
rayons de l'astre de la lumière et de la chaleur. Si nous partons du prin-
temps, nous ayons d'abord dans nos régions tempérées des jours et des nuits
de douze heures, puis le jour gagne en durée et la nuit se raccourcit; puis,
à Paris du moins, les jours sont de seize heures, et la nuit de huit seule-
ment. Pendant cette saison, qui est le printemps, les neiges qui ont recou-
vert une grande partie des continens septentrionaux disparaissent pour faire
place à une active végétation; les arbres se couvrent de verdure, et les plantes
que l'hiver a fait périr renaissent de leurs graines pour rivaliser de feuil-
lage avec les végétaux permanens; les fleurs, les graines, les rejetons, assu-
rent la reproduction des espèces, et les espèces sociales, tant les plantes que
les arbres, envahissent le sol dans les localités non soumises à l'homme
par le seul bénéfice de la force d'association. C'est ainsi que nous observons
d'immenses forêts de pins, de chênes et de hêtres, et des plaines sans bornes
LES SAISONS DANS LES PLANÈTES. A39
couvertes exclusivement de chardons, de trèfle et de ])ruyères. Une des plus
curieuses conséquences de la marche bien observée des saisons, c'est que les
riches moissons qui alimentent en Europe le quart du genre humain sont,
quant à leur cause, dues à l'hiver tout autant qu'au printemps, qui déve-
loppe les céréales, et à l'été, qui les mûrit. En elTet, si le blé n'était pas as-
treint à périr dans l'hiver, si ce n'était pas, suivant l'expression des bota-
nistes, une plante annuelle, elle ne monterait pas en épis et ne produirait
pas les utiles récoltes qui, depuis Cérès et Triptolème, ont assuré l'alimen-
tation des populations nombreuses de l'Europe, et même ont donné nais-
sance à ces populations. Pour se convaincre de cette vérité, il n'y a qu'à des-
cendre plus au midi, dans l'Afrique, dans l'Asie et dans l'Amérique. Dès que
l'on arrive dans un climat où l'hiver ne tue point nécessairement les céréales,
la plante devient vivace comme l'herbe l'est chez nous; elle se propage de
rejetons, reste constamment verte, et ne fait ni épis ni grain. Là, ce sont
d'autres végétaux, comme le millet, le maïs, le doura et diverses racines,
qui donnent les fécules nutritives. Cet effet du climat est surtout frappant
dans les contrées équatoriales qui , comme le Pérou , présentent de grands
plateaux dont l'élévation abaisse la température, et où le blé monte en épis
et donne des moissons, tandis que cela n'arrive jamais dans les plaines infé-
rieures. L'organisme de la plante, par un inconcevable miracle, semble pres-
sentir la nécessité de passer par l'état de graine pour ne pas périr complè-
tement pendant la saison rigoureuse. J'ai remarqué qu'une cause analogue
produit des récoltes de céréales dans une localité intertropicale, dans l'île
de la Jamaïque : là toutes les parties de l'île qui ont une saison sèche, c'est-
à-dire une saison où toutes les plantes meurent de sécheresse, ont du blé;
car cette plante, par le même pressentiment organique que nous avons déjà
indiqué, se hâte de monter en graine et de fructifier aux approches de
la saison qui doit la dessécher. Au reste c'est une expérience que tous ceux
qui ont un jardin peuvent faire pendant l'été, car pour bien des légumes,
si on cesse de les arroser abondamment, on les voit en quelques jours perdre
leurs qualités alimentaires pour prendre une tige ligneuse et arriver promp-
tement à la maturation de leurs semences.
A la fin du printemps et au commencement de l'été, le soleil, qui s'est
avancé vers le nord, fait pulluler dans notre hémisphère et jusqu'auprès du
pôle toutes les espèces animales, comme il fait naître et se développer les es-
pèces végétales. Quadrupèdes, oiseaux, poissons, amphibies, insectes, mol-
lusques, animaux microscopiques, peuplent les terres et les mers septentrio-
nales, soit par naissance locale, soit par immigration. A voir dans ces régions
le nombre et la taille des êtres vivans, on peut douter que pour la vitalité
l'équateur puisse rivaliser avec le cercle polaire. Sans compter l'ours, le re-
nard, le lièvre, le bœuf sauvage, quelles myriades d'oiseaux de mer et de
rivages! quelle masse vivante que ces bancs migratoires de harengs qui
viennent sur nos côtes enrichir nos pêcheries et celles de l'Europe septen-
trionale !
Ubi Scandia dives
Halecas totum inittit piscosa per orbem.
Ou sait que les Hollandais ont élevé une statue à celui qui le premier trouva
A40 REVUE DES DEUX MONDES.
l'art de conserver en masse ces utiles poissons, ces alecas ou halecas dont les
Romains n'avaient su tirer qu'un condiment analogue à nos sauces d'an-
chois, ou plutôt à celles de l'Angleterre.
Je n'ai pas encore fini avec la vitalité du Nord, je n'ai pas nommé les
morses et les phoques qui vivent en abondance jusqu'au 80* parallèle sur
les plages et les glaces du Spitzberg, et constituent des amphibies énormes
et pleins d'énergie. Enfin c'est encore vers les deux pôles de la terre que
les baleines et autres cétacés font leur principale résidence. Lacépède fait la
remarque qu'on a vu des baleines de 100 mètres de long, et par suite, si l'on
dressait un de ces cétacés contre les tours de Notre-Dame, qui ont plus de
60 mètres, il les dépasserait encore de 30 ou 40 mètres. Il est certains ani-
maux qui croissent toute leur vie. Au reste, l'amiral Smyth, non moins
excellent naturaliste qu'astronome distingué, met en doute qu'aucun être
vivant dans l'eau meure de sa mort naturelle. Par leur frai, par leurs œufs,
par leurs petits, par leurs adultes, par leurs individus en âge de maturité,
les poissons semblent faits pour alimenter toutes les classes d'animaux, y
compris même la leur. Dans les romans de chevalerie de nos pères, on peut
définir un géant un être fait pour être tué par un chevalier errant; dans la
nature, on peut définir un poisson « un animal destiné à être dévoré par
un autre animal. » Souvent sur les bords de l'Océan, sur des points peu
fréquentés, j'ai observé avec étonnement à l'approche de la tempête les
oiseaux du rivage, agités d'une espèce d'activité fiévreuse, courir çà et là en
appelant évidemment l'agitation des flots, non pas, comme le dit Virgile,
dans le désir de se baigner.
Et studio incassùm videas gestire lavandi,
désir que rien ne les empêche de satisfaire, mais bien dans l'espoir impa-
tient de voir les lames qui accostent le rivage leur jeter une proie assurée.
C'est un pronostic de tempête des plus sûrs que cette agitation des oiseaux
de rivage qui se précipitent vers la mer quand les flots vont être soulevés
par le vent ou même par la marée ordinaire.
Si nous suivons le soleil dans sa marche rétrograde vers le sud, nous
voyons la chaleur de la saison baisser avec la hauteur du soleil à midi, les
jours de douze heures reparaître, puis l'automne finissant avec des jours
de huit heures et des nuits de seize heures, et enfin l'hiver, dont les jours
sont de même grandeur que ceux d'automne, mais qui, succédant à une
saison froide, est pour cette raison encore plus froid que l'automne, de
même que l'été, dont les jours sont semblables à ceux du printemps, est
bien plus chaud que celui-ci, parce qu'il verse ses rayons sur une terre déjà
échaulfée.
Je ne partage point l'heureuse disposition d'esprit de ceux qui ont le bon-
heur ou, si l'on veut, la passion de l'admiration dans la nature. S'ils trou-
vent merveilleux que la subsistance de certains oiseaux ait été assurée aux
dépens des poissons, ils devraient blâmer la partialité quia désigné ceux-ci
comme victimes obligées des premiers. A cela on répond qu'autrement les
poissons seraient en trop grand nombre. D'accord; mais, quoi qu'il en soit
de ces spéculations métaphysiques, je remarquerai dans la production des
saisons et des chraats planétaires combien est simple le mécanisme par
LES SAISONS DANS LES PLANÈTES. AAl
lequel se produisent ces grands effets. Puisque tout dépend de ce que le so-
leil éclaire plus ou moins notre hémisphère ou l'hémisphère opposé, il est
évident que toute disposition qui rapprochera le soleil successivement de l'un
ou de l'autre pôle d'une planète produira ce que nous observons annuelle-
ment. Pour vérifier cela, prenez une boule qui tourne sur deux pointes ou
]»ivots, comme les globes géographiques appelés sphères, et présentez- la à
une lampe à une certaine distance. La moitié éclairée aura le jour, et l'autre
la nuit. En faisant tourner le globe entre ses pivots, le jour et la nuit se suc-
céderont sur ce globe comme sur la terre, et si on le fait tourner autour de
la lampe, le temps qui sera employé à en faire le tour sera analogue à l'an-
née, comme le temps que le globe met à tourner sur lui-même est analogue
au jour; mais ce qui fait les saisons, ce sera la position des deux pivots sur
lesquels tourne le globe. En effet, tout le monde voit bien que si ces pivots
sont à égale distance du corps éclairant et situés l'un au-dessus, l'autre au-
dessous et symétriquement, le globe en tournant présentera toujours les
mêmes points à la lumière, n'importe dans quelle position il soit à l'entour
de la flamme. Il n'en sera plus de même si les deux pivots offrent une ligne
inclinée et de biais par rapport au point éclairant et à la roule circulaire
que suit le globe autour de ce point. En effet il est évident qu'alors ce sera
tantôt l'un, tantôt l'autre des pôles ou pivots qui sera illuminé, tandis que
l'opposé sera dans l'ombre, et que par rapport à chaque point du globe le
corps lumineux paraîtra s'avancer au-dessus de lui, quand il arrivera à illu-
miner de plus en plus le pôle placé de son côté, tandis qu'il s'abaissera de plus
en plus quand, d'après la position contraire, les rayons du foyer de lumière
se porteront vers le pôle opposé. Une pomme, une orange, une bille de billard
pincée entre le pouce et le doigt du milieu et promenée circulairement au-
tour d'une lampe posée sur un guéridon ou sur une table ronde, montre-
ront convenablement tous ces effets, pourvu que les doigts qui retiennent le
petit globe ne soient pas l'un au-dessus de l'autre, et que les points d'appui
offrent une ligne inclinée. Dans ces conditions, on verra successivement
l'illumination atteindre les deux points ou pôles oîi portent les doigts. On
complétera l'analogie en faisant tourner le petit globe sur lui-même à
chaque point de la marche circulaire dont la durée représentera l'année,
de même que celle de la rotation du globe sur lui-même et entre les doigts
de l'expérimentateur représentera la durée du jour.
Si dans cette expérience on ne plaçait pas le petit globe obliquement,
alors il se présenterait toujours de la même manière au centre lumineux :
c'est ce qui a lieu pour l'immense planète Jupiter, dont la grosseur égale
(juatorze cents fois celle de la Terre, mais qui, n'étant pas aussi compacte
que notre globe, n'est guère que trois cent cinquante fois aussi massive.
Ainsi, en supposant des balances d'une dimension suffisante, il ne faudrait
que trois cent cinquante masses égales à celle de la Terre pour équilibrer
•Jupiter. Quelles saisons, quels climats cette énorme planète peut-elle avoir?
IJ'abord il n'y a point là, à proprement parler, de saisons, puisque le soleil
ne varie point d'aspect et ne va point, comme pour la Terre, tantôt en s'éloi-
gnant vers le pôle opposé à une localité, tantôt en se rapprochant du pôle
voisin. Comme la planète cependant, dans son année, qui dure autant que
AA2 REVUE DES DEUX MONDES.
douze de nos années terrestres, ne reste pas strictement à la même distance
du soleil, il j^eut y avoir quelque variation dans la force de la lumière qu'elle
reçoit de cet astre. Ainsi, pour la Terre, le soleil est un peu plus près de nous
au mois de décembre qu'en juillet, et les rayons solaires, pris à la même
hauteur au-dessus de l'horizon dans les deux cas, sont iné.^alement chauds-
ils sont plus forts d'environ un quinzième l'hiver que l'été. Cependant la
Terre dans son ensemble ne reçoit pas plus de chaleur dans une saison que;
dans l'autre, car si le soleil est plus chaud pendant l'hiver, par compensa-
tion cette saison dure moins que l'été. On peut en dire autant de l'hiver
comparé au printemps. Quand il y a pour une saison avantage dans la force
échaufTante de l'astre plus voisin, il y a compensation exacte par une durée
plus grande de l'autre saison qu'on lui compare. Ceci est une déduction
mathématique et infaillible. Les auteurs anglais, qui ont tant écrit sur la
théologie naturelle, ne paraissent pas avoir connu cette belle loi, qui leur
aurait servi à plaider ce qu'ils appellent le dessin dans la nature, c'est-à-dire
l'intention ou le fait exprès. Si nous joignons à la faiblesse des variations
de réchauffement solaire dans Jupiter cette circonstance, que les rayons de
cet astre y sont vingt-sept fois moins chauds qu'ils ne le sont à la distance
où nous nous en trouvons sur la Terre, on jugera qu'il n'y a guère de va-
riations thermométriques à la surface de cette vaste planète, et commie de
plus les jours et les nuits n'y sont que de cinq de nos heures, le refroidis-
sement de la nuit et réchauffement du jour y sont très limités. Pour nous
autres habitans de la Terre, quelle différence entre ce qui se passe chez nous
et ce qui a lieu sur cette planète, la reine du système planétaire! Combien
les grands phénomènes de notre nature terrestre, les saisons, les climats, le
soleil, l'année, le jour et la nuit, jierdent de leur importance aux yeux de
ceux qui voient la nature opérer tout différemment dans une autre planète,
laquelle est tant de centaines de fois plus grosse que la Terre, avec une année
qui dure douze fois plus, un soleil vingt-sept fois moins ardent, un prin-
temps perpétuel, et des jours et des nuits de cinq de nos heures seu'ement!
11 est fâcheux que Voltaire, qui tournait en dérision notre globe parce qu'il
se présentait au soleil de biais et gauche)nent, n'ait pomt considéré les cli-
mats de Jupiter, qui présente toujours son équateur au soleil sans aucun
biais; je ne sais s'il eut été complètement satisfait. Cependant on aurait pu
lui faire remarquer que le ridicule qu'il jette sur notre pauvre planète, qui
suivant lui ii'est pas tout à fait les Petites- Maisons de l'nnirers, mais qui en
approche, est moins fondé qu'il ne semble l'admettre, car cette position
gauche qu'il critique est précisément ce qui porte la vie chaque année aux
deux pôles opposés. Sans cela, nos blés, qui demandent 2,000 degrés de cha-
leur accumulée pendant un nombre suffisant de jours, ne pourraient guère
mûrir en Europe avec la température du commencement du printemps, c'est-
à-dire celle du 21 mars. Quanta la vigne, il n'y faudrait pas penser. L'orge,
moins exigeante que le blé et qui ne demande que 1,200 degrés de chaleur,
ne croîtrait pas à l'extrême nord de l'Europe, comme elle le fait aujourd'hui
pendant les rapides étés de ces tristes contrées. En un mot, il est très diffi-
cile que ce qui est n'ait pas une raison d'être, et quoique la variété de la
nature dans les diverses planètes doive un peu embarrasser les metteurs en
LES SAISONS DANS LES PLANÈTES. Zj/lB
œuvre des causes finales universelles, il est dans chaque cas tant d'cfTets
coordonnés à une même cause, et qui en dérivent immédiatement, qu'il est
fort difficile de juger ou la convenance ou la non-convenance de ce qui est
établi. Au siècle de Voltaire, où les millionnaires se croyaient obligés de se
connaître en littérature et ne traitaient pas encore les homm.es d'état et les
hommes de lettres famillionnairement , suivant l'heureuse expression de
M. Henri Heine, un fermier-général demandait à Fréron des conseils sur
l'art de juger les œuvres littéraires : « Dites toujours que c'est mauvais, lui
répondit le rude critique; c'est un moyen assuré d'avoir presque toujours
raison. » On peut admettre la théorie contraire pour ce qui s'observe dans
les opérations de la nature. Admettre que ce qui est a de bonnes raisons
d'être, c'est s'appuyer sur une probabilité qui approche bien près de la cer-
titude; seulement ce qui a été fait dans une planète pour certaines raisons
peut avoir été fait différemment dans une autre pour d'autres raisons non
moins bonnes dans cet autre monde. Sempre bene.
J'ai toujours remarqué que ceux qui m'adressaient des questions sur les
mondes planétaires étaient inquiets pour les planètes supérieures et très
éloignées du soleil du peu de chaleur que doivent avoir là les rayons de
notre Phébus terrestre. Ce mot grec qui caractérise le soleil par le mot de
brillant, d'éclatant, d'ardent, de lumineux par excellence, parait un peu
exagéré pour une planète comme Jupiter, où il est vingt-sept fois moins
brillant que pour nous. 11 l'est, avons-nous dit, cent fois moins pour Sa-
turne, quatre cents fois moins pour Uranus, et neuf cents fois moins pour
Neptune. Quelle délicatesse ne faudrait-il donc point admettre dans les or-
ganismes vivans de ces planètes pour y rendre les rayons solaires efficaces?
Voici ce que je réponds à cette question, en laissant du reste au question-
neur toute liberté déjuger lui-même d'après les faits, ou d'examiner toute
autre solution qu'il lui plaira d'imaginer.
La sensation du froid et de la chaleur n'est que relative. Dans les envi-
rons de Paris et dans l'Europe moyenne, où le thermomètre peut varier
entre des extrêmes distans de SO à 60 degrés centigrades, des variations de
3 à 6 degrés ne nous sont guère sensibles, mais les Européens qui arrivent
dans les régions inter tropicales, comme au Brésil, aux Antilles, dans l'Inde,
s'habituent tellement à cette température constante, qu'en peu d'années
les plus petites variations de chaleur leur deviennent insupportables, et
qu'il n'y a point pour eux assez de manteaux et de fourrures pour les en
préserver. Les habitans de la zone torride semblent, par leurs amples vête-
raens, avoir pour but de se préserver de toute participation à la tempéra-
ture extérieure d'après le proverbe espagnol, que ce qui préserve du froid
préserve tout aussi bien de la chaleur. Nos sens ne jugent et ne sont im-
pressionnés que par comparaison et par contraste. La source qui nous paraît
froide l'été nous parait chaude l'hiver. Il en est de même des eaux et des
lieux peu accessibles aux variations thermiques des saisons. Les Latins et
les Grecs avaient déjà très bien noté ces effets organiques. Pour ne pas re-
monter si haut, je citerai une observation de notre savant voyageur fran-
çais, M. Antoine d'Abbadie. Étant en Abyssinie, il voulut se plonger dans
un bain qui lui parut tellement froid, et lui causa une sensation tellement
hhk REVUE DES DEUX MONDES.
douloureuse j qu'il ne put y rester. Curieux de voir à quel degré était ce
malencontreux bain froid, il y plongea le thermomètre. C'était une tem-
pérature à cuire un Européen non acclimaté sur les bords du Nil supérieur.
On sait que le naïf La Fontaine, après une discussion sur le feu de l'enfer,
prétendait que les damnés s'y acclimateraient si bien qu'ils seraient là
comme le poisson dans l'eau, et dans les publications récentes des œuvres
astronomiques de M. Arago, on trouve que si une comète emportait la terre
à une immense distance du soleil, la vie pourrait bien s'y conserver malgré
les grandes variations de chaleur qu'éprouverait notre terre. A part l'im-
possibilité qu'il y a de voir une fourmi entraîner un éléphant ou une ba-
leine, comment croire que nos organismes pourraient supporter de pareilles
épreuves? Pour faire succéder la vie au dépeuplement dans les champs qui
entourent Paris, il suffit de 10 à 12 petits degrés centigrades; 30 ou 40 de-
grés suffisent pour tout dessécher dans le midi de la France : comment
donc admettre que, sans périr, la nature vivante de notre planète pût sup-
porter de tels extrêmes de chaleur et de froid? Car dans leur plus grand
éloignement du soleil, les comètes ne doivent avoir que la température des
espaces célestes, c'est-à-dire quelque chose comme 80 ou 100 degrés de froid,
tandis que près du soleil certaines comètes, celle de 1843 par exemple, re-
çoivent des rayons du soleil cinq ou six millions de fois plus chauds qu'ils
ne le sont quand ils arrivent à notre terre.
Une cause de réchauffement peu mentionnée jusqu'ici dans les livres d'as-
tronomie et de géologie, c'est l'atmosphère même des planètes. Dans le cas
de Jupiter, nous ne pouvons douter que cette atmosphère n'existe. Les bandes
obscures que nous voyons sur son disque et qui suivent la direction de nos
vents alises sont évidemment des phénomènes d'atmosphère, puisque ces
bandes disparaissent quelquefois, et qu'il s'y montre des taches momenta-
nées indiquant des perturbations ou des orages analogues à ceux de notre
atmosphère. C'est une curieuse propriété de la lumière que celle qui explique
l'influence que peut avoir une atmosphère pour aider les rayons solaires à
échauffer une planète, et notre terre comme toute autre.
Cette propriété consiste en ce que les rayons du soleil, après avoir tra-
versé l'air, une vitre ou un corps transparent quelconque, perdent la faculté
de retraverser ce même corps transparent pour retourner vers les espaces
célestes. C'est par un procédé fondé sur cette loi physique, non expliquée
jusqu'ici, que les jardiniers accélèrent au printemps la végétation des plantes
délicates en les recouvrant d'une cloche en verre qui admet les rayons
solaires, mais ne les laisse ensuite s'échapper qu'avec beaucoup de difficulté.
Si le jardinier met deux ou trois cloches l'une sur l'autre, il fait invariable-
ment cuire la plante ainsi recouverte, et même dans les jours sereins de mars
et d'avril il est souvent obligé de relever un des bords de la cloche de verre
pour que la plante ne souffre pas du soleil de midi. Au moyen d'un appareil
composé d'une boîte noircie en dedans et de plusieurs glaces superposées,
Saussure a pu porter de l'eau à l'ébullition, et dans son séjour au cap de
Bonne -Espérance dans les jours brùlans de la fin de décembre, sir John
Herschel a pu faire cuire un bœuj à la mode de grandeur très raisonnable
au moyen de deux boîtes noircies placées l'une dans l'autre et garnies cha-
LES SAISO-\S DANS LES PLANÈTES. M5
Cime d'une seule vitre, sans aucune autre cause de chaleur que les rayor.s
solaires qui venaient s'engouffrer sans retour possible dans cette espèce de
souricière. 11 y eut de quoi régaler toute sa nombreuse famille et les invité^^
à cette cuisine opérée avec un fourneau d'un si nouveau genre. Cette même
loi nous explique le froid qui règne sur les hautes montagnes. C'est que là
les couches d'air, étant moins compactes et en moindre nombre, n'opposent
pas au retour des rayons vers l'espace céleste le même obstacle que l'atmo-
sphère entière quand les rayons sont arrivés dans la plaine. C'est un cas
analogue à celui où, au lieu de deux vitres, on n'en met qu'une sur une ca-
pacité que l'on veut échauffer par l'absorption des rayons du soleil. Nos
vitres de fenêtre produisent le même effet, et même dans les appartemens
non habités déterminent une grande élévation de température quand elles
sont exposées au midi. En visitant l'été les salles des vieux châteaux aban-
donnés, on peut remarquer que celles qui ont conservé leurs vitres ont quel-
quefois par un beau soleil une chaleur insupportable.
Il suffit donc d'attribuer à une planète une atmosphère plus ou moins
épaisse pour augmenter ou diminuer la chaleur à sa surface. C'est proliable--
ment un effet de ce genre qui a eu lieu pour la Terre dans les époques qui
ont précédé la nôtre, et où tout indique qu'une atmosphère moins légère et
moins pure, contenant surtout une grande quantité de gaz acide carbonique,
recevait et gardait en plus grande quantité les rayons du soleil. Dans les
lieux profonds comme le bassin de la Mer-Morte, qui est à 400 mètres au-
dessous du niveau de l'Océan, on éprouve par l'action des rayons solaires
une chaleur formidable. J'avouerai cependant que, malgré toutes les atmo-
sphères du monde et malgré les grands succès de nos sociétés d'acclimata-
tion tant pour les poissons que pour les animaux domestiques, je ne me
figure pas facilement une acclimatation des organismes terrestres, non pas
seulement dans le cas de la comète d'Arago, mais même dans la planèti^
Neptune avec un soleil qui est neuf cents fois moins chaud que sur la Terre.
Après la planète Jupiter et son printemps perpétuel viennent les planètes
Saturne et Mars, qui, comme la Terre, voient le soleil se balancer dans le ciel
d'un pôle à l'autre, donnant les saisons chaudes à l'hémisphère voisin du
pôle dont il se rapproche, et les saisons froides à l'hémisphère opposé. Us
saisons sont un peu plus marquées dans Saturne que dans Mars d'après
l'obliquité de la ligne de ses pôles, et ces mêmes saisons sont un peu plus
prononcées dans Mars que sur la Terre. Nous ferons pour Saturne la même
observation que pour Jupiter : d'abord, le soleil y doit être bien faible,
puisqu'il est cent fois moins fort que chez nous, et ensuite, comme la pla-
nète tourne sur elle-même en dix heures et demie, les jours et les nuits y
ont peu de durée et s'y succèdent très rapidement. Quant à l'année, elle y est
de trente de nos ans. Pour ne plus revenir sur ces longues années, nous
dirons tout de suite que pour Uranus, l'année est d'un peu plus de quatre-
vingts ans, et que pour Neptune, elle est d'un siècle et demi. Ainsi un cen-
tenaire dans Neptune aurait vécu quinze mille ans!
Je n'ai rien à dire sur les saisons de cette dernière planète, qu'on ne peut
observer que difficilement avec les détails convenables à cause de sa grande
distance. La marche de son satellite indiquera approximativement sa rota-
hhQ REVUE DES DEUX MONDES.
tion et l'inclinaison de la ligne de ses pôles. Je n'ai aucun souvenir que
ce sujet ait été traité par quelque obsorvatcur. Il est toujours permis de
dire avec Socrate : Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien, pourvu qu'au-
cun autre ne puisse dire qu'il sait quelque chose de plus.
Je prie incidemment le lecteur de vouloir bien me permettre de lui faire
remarquer la puissance des symboles mathématiques et combien est vraie
(îetie assertion de Pythagore, que les nombres g-ouVernent le monde. Un
cosmographe s'épuisera à énumérer toui ce que les saisons de la Terre ou
de Mars oiFrent de particulier; il montrera les deux régions polaires de ces
planètes tour à tour couvertes de neige et tour à tour rendues à la végéta-
tion et à la vie. Il dira la longueur des jours pour chaque latitude et la
durée de chaque saison avec chaque climatologie. Le mathématicien n'a
besoin, pour dire tout cela, que d'un seul nombre. Ainsi, quand à côté du
nom de la troisième planète à partir du soleil, la Terre, il a inscrit l'angle
23 degrés 27 minutes et demie, tout est dans ce nombre, saisons, climats,
longueur des jours, aspects célestes, végétation, vie animale, sans compter
les marées et bien d'autres influences que le génie de l'homme n'a point en-
core découvertes.
La Terre se trouvant placée dans les espaces célestes entre Vénus et Mars,
ce sont ces deux planètes voisines qui nous intéressent le plus par leurs
analogies ou leurs contrastes avec notre globe. Or, pour les saisons, rien de
plus analogue aux saisons de notre Cybèle que les saisons de "Mars. C'est
en deux ans environ que s'accompht sa révolution autour du soleil, ana-
logue à notre année. Le jour de Mars est à peu près comme le nôtre, puis-
qu'il est de 24 heures 37 minutes. Seulement la planète est beaucoup plus
petite que la Terre, dont elle n'est que le septième ou le huitième en masse
et en volume. J'ai déjà dit et redit dans la Rev/ie que l'on voyait dans l'hi-
ver la neige couvrir le pôle nord de Mars et s'étendre sur les régions po-
laires, comme on l'observe sur la Terre, et que quand le soleil arrive vers
chaque pôle, la fusion de la neige laisse un espace gris et sans doute boueux
entre la partie où n'arrive pas la neige et celle où les glaces polaires sont
permanentes. Ces glaces polaires sont elles-mêmes un obstacle à la mesure
exacte des dimensions de la planète, car comme elles forment un point d'un
grand éclat et d'une vive blancheur, elles font paraître la planète plus
épaisse dans ce sens qu'elle ne l'est rcel'ement, à peu près comme le crois-
sant de la nouvelle lune paraît déborder le disque obscur qui s'observe au
moyen du reflet de la Terre, lequel porte le nom de lumière cendrée. J'ai
moi-même été témoin des mesures que prenait Arago des dimensions de
cette planète avec un appareil d'une force insuflisante; mais son coup d'oeil
d'aigle lui faisait obtenir des déterminations d'une telle concordance, qu'avec
des grossissemens dix fois plus grands un observateur ordinaire n'eût pas
été plus sûr de son résultat. Il faut l'avoir vu à l'œuvre pour comprendre
tout ce qu'une organisation si privilégiée pouvait tirer des instrumens.
Tout le monde sait que la zone torride s'étend entre les deux points ex-
trêmes qui ont au solstice le soleil précisément au-dessus de leur tête, et où,
suivant l'expression de Lucain, les arbres cessent d'avoir une ombre à midi.
tl serait î>!us juste de dire que c'est un bîUon qui, à cette époque de l'année
LES SAISONS DANS LES PLANÈTES. Ilh7
et à cette lieure du jour, n'a poiut d'ombre du tout. Sur notre terre, cette
zone torride n'occupe pas tout à fait la moitié de la surface du gloLe, car il
faudrait qu'au lieu de s'arrêter à Syène, à la frontière sud de l'Egypte, elle
s'avançât jusqu'au Caire ou plutôt jusqu'à la grande pyramide. Je ne sais
Si on a remarqué avant moi que les Égyptiens avaient placé ce gigantesque
monument exactement sur le parallèle qui partage en deux parties l'hémi-
splière nord, en sorte que du parallèle de la grande pyramide au pôle il y a
juste la même superficie que do ce parallèle à l'équaleur. C'est une curieuse
coïncidence, et qui ne peut être fortuite. Une des importantes conséquences
que l'on en déduit, c'est que depuis quarante siècles les latitudes terrestres
n'ont point sensiblement changé, car il est évident que les constructeurs de
cette pyramide ont voulu la placer juste à 30 degrés de latitude, où elle est
encore, ijartageant e:i deux parties égales notre liénDisphère.
Or c'est à peu près vers la moitié de l'hémisphère de Mars que le soleil ar-
rive au solstice, et si les habitans y ont construit une pareille pyramide, elle
doit avoir le soleil au-dessus d'elle au plus grand jour de ce côté de l'équa-
leur. Dans Mars, la zone torride occupe la moitié de la planète, tandis que
sur notre terre elle n'en possède qu'un peu plus des trois huitièmes. Dans
chaque hémisphère de Mars, la zone torride occupe 30 degrés de latitude, la
zone tempérée 30 degrés, et la zone glaciale 30 autres degrés. La première
de ces zones occupant à elle seule autant d'espace superficiel que les deux
autres réunies, Mars oîTre une teinte rougeâtre que l'on a attribuée à la cou-
leur de ses terrains, colorés en rouge par l'oxyde de fer; d'autres ont voulu
y voir une végétation de plantes de cette couleur. Dans ce cas , sa couleur
serait variable avec les saisons de la planète, ce qui n'a point encore été
observé. Le soleil pour Mars est environ deux fois moins chaud que pour la
Terre, et par suite, c'est de toutes les planètes celle dont les influences so-
laires se rapprochent le plus de la Terre; car Vénus, qui a le soleil deux fois
plus chaud que la Terre, diilère d'une unité entière, dans la chaleur qu'elle
reçoit, de la chaleur que reçoit la Terre, tandis que Mars n'en diiTère que
d'une demi-unité.
Uranus, Vénus et Mercure font une catégorie à part pour les saisons. Dans
chacune de ces planètes, le soleil s'avance tellement près des pôles, qu'il ne
laisse aucune place à une zone tempérée. Mettant de côté Uranus, où les
rayons du soleil sont quatre cents fois plus faibles que sur la Terre, et Mer-
cure, qui fait sa révolution analogue à notre année en 88 jours avec un so-
leil sept fois plus brûlant que le nôtre, et des jours de 24 heures 5 minutes,
il nous reste à voir ce que la théorie et l'observation donnent pour les sai-
sons et les climats de cette belle planète, ingens sidus, comme dit Pline.
Les diverses mesures de l'inclinaison de l'axe de Vénus ne sont guère sus-
ceptibles de précision, mais toutes s'accordent à nous montrer qu'à chaque
solstice le soleil de quatre mois en quatre mois passe du voisinage d'un pôle
à celui du pôle opposé. On trouve dans V Astronomie de M. Arago que le
soleil arrive jusqu'à 15 degrés de chaque pôle de Vénus, tandis que les
observations du père de Vico à Rome, dans une localité unique pour la
transparence de l'air, donnent au moins 23 ou 25 degrés pour cette distance.
Si l'on compare donc Vénus à notre terre et que l'on mette cette dernière à
fi/48 REVUE DES DEUX MONDES.
sa place, on verra que le soleil arrive au moins jusqu'au parallèle qui sur
notre terre marque le cercle polaire. Arrivé là, il éclaire et échauffe le pôle
<le Vénus avec les feux d'un soleil double du nôtre en force, à peu près aussi
voisin du pôle que l'est le soleil de notre tète aux plus longs jours de l'été,
<i[. de plus qui ne se couche jamais. M. de Humboldt a observé qu'à La
Havane, au solstice, le soleil, suspendu sur la tète des habitans pendant
plusieurs jours, produit une chaleur supérieure à celle de l'équateur même.
Dr les circonstances qui accompagnent le solstice dans Vénus sont encore
bien plus favorables à réchauffement de son pôle que ne le sont pour La
Havane le soleil tropical de la lin de juillet, puisque pour le pôle de Vénus
le soleil ne se couche point.
11 résultera de toutes ces circonstances les saisons et les climats les plus
bizarres et les plus excessifs que l'on puisse imaginer. D'abord point de zone
tempérée, puisque le soleil arrivera tout près du pôle à chaque solstice. Il
fera pour chacun de ces points une saison des pluies comme on en observe
sur la Terre, et les glaces et la neige n'auront point le temps de se former
:\u pôle, dont le soleil n'est absent que pendant quatre mois , c'est-à-dire
pendant la moitié de l'année de cette planète, qui dure huit mois en tout. Les
agitations des vents, des pluies et des orages doivent surpasser tout ce qu'on
peut imaginer sur la terre, et les pôles de la planète doivent se montrer de
face à la Terre dans sa révolution autour du soleil. Ce ne peut donc être
que rarement qu'une atmosphère aussi agitée doit laisser apercevoir les con-
tinens et les mers qui sont à la surface de Vénus, dont les jours d'ailleurs
ont à peu près la même durée que les nôtres, savoir 23 heures 21 minutes.
Tout nous indique donc que les saisons de cette planète ne ressemblent
point à celles de la Terre et de Mars, mais que son atmosphère et ses mers
subissent une continuelle évaporation et une continuelle précipitation de
pluies torrentielles avec des nuages qui ne laissent que rarement aperce-
voir le noyau géographique de la planète. Il reste à comparer minutieuse-
ment ces données théoriques à l'observation.
Que dire des jours et des saisons des trente-sept petites planètes que l'an-
née 18ao nous a laissées en unissant? Certainement peu de chose. La seule
détermination accessible semble devoir être la durée de leur jour. En effet,
^)n a remarqué dans plusieurs de ces minimes fragmens de la création un
éclat variable qui provient sans aucun doute de ce qu'elles nous tournent
divers côtés inégalement brillans. L'intervalle entre deux éclats ou doux
états obscurs de la planète nous donnera donc le temps de la révolution
ou le jour de ces pygmées planétaires. Pour faire mieux comprendre cette
idée, imaginons un observateur placé dans Jupiter ou dans Mars, et obser-
vant de là notre terre pendant plusieurs jours consécutifs. 11 est évident
que, quand il aura de son côté la partie continentale de la Terre, savoir
l'Asie, l'Afrique et l'Europe, notre planète lui paraîtra beaucoup plus illu-
minée que quand il recevra le retlet de l'Océan-Pacifique, dont les eaux
renvoient bien moins de lumière que la terre sèche. Ce que je dis là n'est
point une spéculation hasardée. Tout le monde sait que vers la nouvelle
lune et après le dernier quartier, époques où le croissant de la lune est très
aigu et très étroit, on aperçoit le reste du disque de la lune éclairé d'une
LES SAISONS DANS LES PLANÈTES. hà9
faible lueur provenant du reflet de la terre. Or, ce reflet, quand le croissant
mince apparaît à l'orient avant le lever du soleil, en vieille lune, est beau-
coup plus prononcé que quand ce croissant paraît le soir suspendu sur l'ho-
rizon occidental. C'est que, dans le premier cas, où le croissant est à l'orient,
il reçoit le reflet de l'hémisphère oriental, qui est bien plus riche en terres
que l'hémisphère occidental avec les plaines liquides de l'Atlantique et du
Paciiîque et le peu de terre de l'Amérique équatoriale. On attribue ordinai-
rement cette théorie à Galilée, mais je n'ai pu la trouver dans ses œuvres.
Voilà donc ce que nous savons jusqu'ici d'un peu positif sur les saisons
des planètes concitoyennes de la Terre dans l'empire du soleil. La variété
n'y manque pas, comme on voit, et les installateurs d'êtres vivans ont beau
jeu pour exercer leur imagination dans un si grand nombre de mondes si
diversement partagés pour la chaleur, la lumière, la durée des jours et des
ans, enfin pour tout ce qui constitue chez nous les saisons et les climats et
les produits de la vie animale et végétale. Une seule chose pourrait empê-
cher d'admettre des habitans vivans dans les planètes éloignées du soleil :
c'est le peu de chaleur de cet astre dans ces prodigieuses distances; mais
sans recourir à des organismes particuliers (ce que la nature du reste paraît
facilement pouvoir faire pour des localités exceptionnelles), ne voyons-
nuus pas la vie subsister près des pôles de la Terre, au Spitzberg, par
exemple, où l'on ne peut guère compter sur l'influence du soleil, qui peut à
peine fondre l'été une partie des eaux congelées pendant l'hiver? N'avons-
nous pas vu les puits artésiens forés en Egypte ramener avec les eaux sou-
terraines des poissons pour lesquels le soleil et ses rayons étaient mille fois
plus étrangers qu'aux habitans de Neptune? Plusieurs autres eaux souter-
raines, et notamment celles de la Carniole et de Laybach, ne nous offrent-
elles pas des poissons et même des oiseaux pêcheurs vivant sous terre? Pour
prescrire des limites à la faculté productive des organismes vitaux, tant
pour les animaux que pour les plantes, il faudrait savoir ce que c'est que
la vie; or c'est ce que nous ignorons complètement. N'a-t-on pas vu au
commencement de ce siècle toutes les lois d'Aristote sur l'organisation ani-
male échouer devant les bizarres habitans de la terre et des eaux dans
l'Australie? N'y a-t-on pas trouvé des quadrupèdes couverts de poils et ayant
un bec au lieu d'une mâchoire armée de dents, de grands animaux dont
les petits ne venaient au monde ni par le moyen des œufs ni par enfante-
ment d'êtres nés viables? Je ne parle pas des belles organisations gigan-
tesques qui ont disparu de notre terre, ni des races que l'homme a détruites
à jamais, quand il a occupé les localités entières où vivaient ces races.
Malheureusement, pour l'honneur de l'humanité, on peut compter parmi
ces exterminations plusieurs races d'hommes, comme celles qui occupaient
les îles Canaries ou bien Saint-Domingue et Cuba. En général la nature ne
s'arrête que devant une impossibilité physique absolue, et jusque-là elle
réalise tout. Une fois que l'on est bien convaincu de cette vérité, que ks
rayons du soleil ne sont pas indispensables à la vie, on trouvera toujours
à une profondeur suffisante dans chaque planète la chaleur d'origine qui
pourra s'accommoder aux exigences de bien des organismes végétaux et
animaux,
TiniE I. I 29
Zi50 REVUE DES DEUX MONDES.
Les notions astronomiques et physiques qui servent de base à cette étude
sur les saisons des planètes solaires sont de celles que les observateurs, pré-
occupés principalement des lois du mouvement de ces planètes, ont presque
entièrement négligées. L'astronomie physique exige en effet des télescopes
très puissans, une dextérité spéciale dans le maniement de ces grands in-
strumens et une assiduité constante à saisir toutes les heures favorables à
la vue des phénomènes, malgré les caprices météorologiques de l'atmosphère
et la présence souvent gênante de Tillumination lunaire quand on observe
de très faibles objets. Parmi ceux qui ont eu le courage de créer des téles-
copes gigantesques et de s'en servir, on peut citer William Herschel et lord
Rosse, quoique ce dernier ait encore peu fait pour l'astronomie planétaire.
Qu'il me soit permis de répéter ici, après Laplace, qu'un télescope de gran-
deur moyenne comme ceux de sir John Herschel, ou comme ceux de trois
pieds anglais qu'on se propose d'expédier bientôt au cap de Bonne-Espé-
rance, étant transporté dans les montagnes de l'équateur ou même sur nos
Alpes ou sur nos Pyrénées, au-dessus des couches vaporeuses de l'air des
plaines, nous montrerait sur la constitution physique de la lune et des pla-
nètes mille particularités qui nous seront à jamais insaisissables dans le
fond de l'atmosphère épaisse où nous gommes relégués ordinairement. Toutes
les questions qui se rapportent aux jours et aux atmosphères des planètes,
à l'état de leur surface, pourraient obtenir une solution, et d'autres points
non moins importans, savoir l'existence d'une planète plus près du soleil
que Mercure, celle d'un satellite de Vénus, aussi bien que la détermination
exacte du nombre de ceux qui circulent autour de Saturne, d'Uranus et de
Neptune. Je ne parle pas des comètes, des nébuleuses de la voie lactée, de
la lumière zodiacale, et de bien d'autres sujets de recherches.
La conclusion naturelle de ce qui précède serait un tableau des habitans
de ces planètes dont nous avons indiqué les climats et les saisons. Ce n'est
pas tout de bâtir une maison, il faut encore la peupler. Or les notions posi-
tives sur les habitans des planètes autres que la Terre sont de celles que pro-
bablement on ne pourra jamais obtenir de la science observatrice. Le champ
reste donc ouvert aux spéculations métaphysiques, théologiques ou philo-
sophiques, et il n'est pas besoin d'études très profondes dans les sciences
pour se lancer dans cette voie. Il suffit que les créations de l'imagination
ne blessent aucun des faits constatés par l'observation. On peut du reste
affirmer que dans aucune planète, excepté peut-être dans Mars, l'organisme
humain ne pourrait continuer à vivre. Les habitans de ces planètes doués
ou non d'intelligence ne sont donc point des hommes. Que sont-ils, que
peuvent-ils être? A toutes ces questions, si l'on ne veut pas sortir des limites
de la science des faits, de la vraie science positive, il n'y a qu'une réponse
à faire : il faut savoir ignorer !
BABINET, de l'instihit.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
14 janvier 1856.
Les affaires du monde ne marchent point évidemment avec la netteté et
la promptitude que l'impatience de l'esprit public se croit parfois en droit
d'exiger. Lorsqu'une tentative sérieuse se produit pour mettre fin à un con-
flit aussi redoutable que celui qui est devenu l'objet de toutes les perplexi-
tés de l'Europe, il semble qu'on ne puisse plus attendre dans le calme le
résultat espéré ou redouté. Un jour, on croit presque à la paix sans autre
motif que la bonne intention de la voir renaître; le lendemain, toutes les
chances sont évanouies. Le silence des cabinets est commenté comme leur
langage; chacun de leurs actes et de leurs mouvemens est interprété. Pour
une certaine opinion, pour l'opinion des grands centres politiques, c'est
une succession très variée d'émotions de circonstance que la masse de la
nation française ne partage pas, nous en sommes persuadés, pas plus que
le peuple anglais. Si on va au fond de la pensée des deux pays, l'un et
l'autre désirent la paix sans nul doute, l'un et l'autre adhèrent intérieure-
ment à tout ce qui peut la rendre possible avec honneur et sûreté, comme
aussi l'un et l'autre envisagent d'un œil ferme l'obligation de porter encore
le noble et héroïque poids de cette lutte terrible, si la résistance obstinée de
la Russie à toute pacification équitable ne leur laisse point d'autre alterna-
tive. En dehors des bruits et des commentaires souvent contradictoires qui
se succèdent, le fait est que les trois peuples sont aujourd'hui en présence,
la main sur leur épée, si l'on peut ainsi parler, s'interrogeant par l'organe
de leurs gouvernemens, entre lesquels l'Autriche sert d'intermédiaire, pour
savoir si la paix peut enfin se conclure, s'il est dans la volonté de tous d'y
adhérer sérieusement, ou si la guerre doit continuer, et en continuant
redoubler de gravité et d'énergie, ne fût-ce que par le déplacement et l'ex-
tension des hostilités. C'est un moment critique, personne ne peut s'y
tromper. La résolution qui va être prise peut réagir singulièrement sur
A52 REVUE DES DEUX MONDES.
les destinées de l'Europe tout entière, cela paraît assez clair. Chose à re-
marquer, sauf les événeraens nouveaux qui ont pour effet de compliquer
la lutte, d'aggraver les sacrifices des états de FOccident et de leur imposer
des obligations plus ctroiies, les conjonctures actuelles sont la reproduc-
tion en quelque sorte de la situation où se trouva un moment l'Europe il
y a une année à pareille époque. Alors aussi une grande tentative paci-
fique fut faite. La France, l'Angleterre et l'Autriche s'unissaient diploma-
tiquement pour proposer une transaction au cabinet de Pétersbourg. La
Russie de son côté, dans l'espoir de briser dans le germe l'alliance des trois
puissances, souscrivait aux quatre points de garantie d'abord d'une façon
vague, puis plus formellement, — le traité du 2 décembre une fois signé. De
même récemment, dans ses rapports avec l'Allemagne, elle s'essayait à l'ac-
ceptation d'un des principes adoptés en commun par les trois puissances
dans leur accord nouveau. Ce qui est arrivé l'an dernier est dans toutes les
mémoires. La Russie obéira-t-elle aujourd'hui au même esprit? Si elle re-
fusait d'adhérer à la transaction nouvelle qui lui est offerte, la situation se
dessinerait immédiatement dans sa terrible simplicité. Si elle l'accepte au
contraire sous une forme quelconque, sera-ce sans détour, sans subterfuge,
ou dans le dessein d'atermoyer encore et de jeter la dissension dans les
conseils de l'Europe? Tout est dans cette question, et ici les conjectures ne
peuvent se fonder que sur l'appréciation exacte de l'état réel des choses et
des dispositions respectives de tous les pays directement ou indirectement
mêlés au grand conflit contemporain.
L'incident qui a réveillé im moment quelques espérances de paix, on le
connaît, c'est la mission qu'a reçue le comte Valentin Esterhazy de porter à
Saint-Pétersbourg des propositions formulées et stipulées d'un commun ac-
cord par l'Angleterre, la France et l'Autriche. Cette mission est aujourd'hui
un fait accompli, en ce sens du moins que les dépèches dont le comte Ester-
hazy était chargé sont entre les mains du tsar depuis le 28 décembre. Le
texte même des propositions que l'Autriche a communiquées à Saint-Péters-
bourg n'est plus le mystère des gouvernemens; il a été livré aux commen-
taires de l'Europe. Dans leur essence, ainsi que nous le disions récemment,
ces propositions ne sont autre chose que les quatre garanties plus nettement
formulées, précisées sur certains points et interprétées de nouveau après
une année de campagne. Tout protectorat, toute ingérence de la Russie doit
cesser dans les principautés, qui recevront une organisation conforme à
leurs vœux, à leurs intérêts et à leurs besoins, et qui devront de plus adop-
ter un système de défense permanent, réclamé par leur position géogra-
phique en vue de toute agression étrangère. La Russie devrait consentir
aussi à une rectification de frontières qui compléterait ce système de dé-
fense, et dont le tracé au surplus est renvoyé à la conclusion définitive de
la paix. Des institutions européennes où seraient représentées les puissances
contractantes garantiront la liberté du Danube et de ses embouchures. Cha-
cune des puissances aura le droit de faire slationner un ou deux bàtimens
légers aux embouchures du fleuve. La Mer-Noire deviendra désormais une
mer neutre, c'est-à-dire ouverte aux bàtimens marchands et fermée aux
marines militaires. 11 n'y sera créé ni conservé des arsenaux militaires
REVUE. — CHRONIQUE. i|53
maritimes. Des consuls pourront être étaljlis dans tous les ports pour la
protection des intérêts commerciaux. Les deux puissances riveraines déter-
mineront le nombre de bàtimens Ircers nécessaires au service de leurs cotes
par une convention séparée qui sera annexée au traité crénéral, et ne pourra
être annulée ou modifiée sans le consentement des signataires du traité de
paix. Entin les immunités des sujets chrétiens de la Porte seront toujours
l'objet d'une garantie collective de l'Europe, combinée et exercée de façon à
ne point porter atteinte à l'indépendance et à la souveraineté du sultan.
Reste une dernière clause par laquelle les puissances belligérantes se réser-
vent le droit de stipuler des conditions particulières dans un intérêt européen.
Telles sont ces propositions dont le cabinet de Vienne s'est fait l'organe à
Pétersbourg. A les examiner de près, il est facile d'y démêler des clauses de
diverse nature. Il en est d'un caractère général pour ainsi dire, comme la
garantie de l'amélioration du sort des chrétiens et l'abolition des traités qui,
en subordonnant la Turquie à la Russie, faisaient de cette dernière la maî-
tresse irrésistible de l'Orient. Celles-ci n'ont point subi véritablement de
modifications depuis les conférences de Vienne. 11 y en a une qu'on pourrait
appeler spécialement allemande, bien que l'Allemagne ait si peu fait jus-
qu'ici et semble disposée à si peu faire encore pour sa propre cause et ses
propres intérêts : c'est celle qui concerne le Danube et la cession de terri-
toire aux embouchures de ce fleuve. La condition principale eniin, celle qui
a une portée essentiellement européenne, universelle, c'est la neutralisation
de la Mer-Noire. En renonçant à recomposer une flotte menaçante, en ces-
sant d'entretenir des arsenaux où semblait toujours couver une pensée de
conquête, en soumettant ses ports aux règles et aux usages du droit inter-
national, en consentant à placer tous ces arrangemens sous l'autorité collec-
tive de l'Europe, la Russie otirirait la preuve manifeste de l'abdication de
toute vue ambitieuse, et elle ferait véritablement hommage à la paix pu-
blique, à l'équilibre général, de ces traditions séculaires dont parle encore
M. de Nesselrode dans sa dernière circulaire. Dans cette guerre si complexe
et si vaste, d'autant plus difficile à définir qu'elle embrasse plus de ques-
tions, s'il est un but précis, immédiat et pratique auquel il soit utile de s'at-
tacher avant tout, c'est l'affranchissement de cette mer transformée en un
lac pacifique ouvert au commerce et à tous les intérêts du monde. Et, il
faut l'observer, ce n'est point par une voie d'humiliation pour la Russie que
le problème se trouverait résolu, c'est par l'acquiescement de cette puissance
à un principe de civilisation. Quant à l'efficacité même de cette grande me-
sure pour la sécurité et la garantie de l'Europe, c'est là manifestement le
point essentiel. Or, si l'on remarque l'importance que la flotte de l'Euxin
a toujours eue dans les plans d'envahissement de la Russie, il n'est point
douteux que la neutralisation de la Mer-Noire, sincèrement acceptée par le
cabinet de l'étersbourg, ne fût la garantie la plus réelle et la plus solide
pour l'Occident.
La flotte russe était après tout un instrument toujours tenu en réserve
pour l'exécution d'un coup de main de nature ù décider du sort de la Tur-
quie, et voici à ce sujet comment raisonnait avec un diplomate français un
général russe chargé en 1836 d'un commandement important dans la Russie
^bà REVUE DES DEUX MONDES.
méridionale : « Pour entrer sur le territoire ottoman, disait ce général, pour
nous emparer de Constantinople et des Dardanelles, nous avons sur toutes
les autres puissances l'avantage de la proximité. Notre flotte de Sébastopol
peut conduire eu trois jours au Bosphore assez de troupes pour occuper Con-
stantinople et les Dardanelles, et, étant maîtres du passage du Danube par
la possession de Silistrie, nous pouvons porter en peu de temps une armée
nombreuse dans la Bulgarie et au-delà des Balkans. Le point principal à oc-
cuper dans l'hypothèse où des événemens obligeraient l'empereur à interve-
nir de nouveau en Turquie est le détroit des Dardanelles. Aussi est-ce sur ce
point que se dirigeraient d'abord nos troupes embarquées à Sébastopol, et
dès qu'elles y seraient, on ne les en délogerait pas facilement. » C'était en
effet dans ce sens qu'étaient combmés deux plans adoptés peu après dans
un conseil de guerre tenu par l'empereur Nicolas et plusieurs de ses géné-
raux. La flotte était toujours le pivot principal des opérations, le moyen de
gagner de vitesse les flottes anglo-françaises aux Dardanelles. Sans remon-
ter si haut, ceux qui ont pu juger de l'état des choses à Constantinople, au
moment où le prince Menchikof s'y présentait avec tant d'éclat, savent qu'il
n'a manqué à la Russie que plus de netteté dans les vues et plus d'énergie
pour exécuter l'un des plans étudiés en 1836. C'est là le danger jusqu'ici
permanent, et dont la neutralisation de la Mer-Noire préviendrait radica-
lement le retour, en même temps que l'absence de toute force militaire
navale diminuerait pour la Russie les moyens d'agression par terre vis-à-vis
de l'empire ottoman. Cette mesure apparaît comme la sanction matérielle
de toutes les autres garanties morales que l'Europe revendique.
Ainsi donc se présentent dans leur ensemble ces propositions, où il y a
nécessairement quelques points importans, et d'autres qui le sont à un
moindre degré.
Le cabinet de Pétersbourg n'a point répondu directement au comte Ester-
hazy. Il a envoyé sa réponse au ministre du tsar à Vienne, au prince Gort-
chakof, chargé sans doute de la communiquer au gouvernement de l'emjje-
reur François-Joseph. Est-ce le signe d'un refus de la part de la Russie?
est-ce l'indice d'une acceptation? Il est probable que la vérité est entre ces
deux hypothèses, et que la Russie a répondu à son tour par d'autres propo-
sitions. Or il y a ici un fait à considérer pour apprécier exactement les pro-
babilités ou les possibilités de la paix : c'est le caractère même de la com-
munication qui a été transmise à Saint-Pétersbourg, et qui a évidemment
toute la portée d'une communication sérieuse déterminant des bases de
négociation auxquelles la Russie n'est point libre de substituer des projets
différens. 11 est possible que sur certains points les puissances ne soient pas
portées à maintenir la rigueur d'un dernier mot. Il en est sur lesquels elles
ne transigeront pas et n'admettront pas de modification essentielle, de telle
sorte qu'une demi-acceptation équivaudrait presque à un refus, ou que du
moins les conditions de la Russie n'auraient quelques chances que si, en les
rapprochant de celles des puissances alliées, il suffisait en quelque sorte d'un
trait d'union pour faire de ces propositions diverses un traité de paix. Le
cabinet de Saint-Pétersbourg a paru disposé à accepter le principe de la
neutralisation de la Mer-Noire; pourquoi ne souscrirait-il pas aux consé-
REVUE. — CHRONIQUE. Û55
quences de ce principe telles qu'elles sont précisées et formulées? Ce serait
là sans nul doute un grand acheminement vers la paix, le gage d'une con-
ciliation possible. Et ce point une fois admis, les grandes puissances ne
pourraient-elles pas, en définitive, se dispenser de rechercher en dehors de
la neutralisation de l'Euxin de nouvelles garanties matérielles? Que si cette
condition, telle qu'elle est stipulée, semble encore rigoureuse, qu'on se sou-
vienne que la Russie a toujours procédé de la même façon, faisant des con-
cessions tardives, attendant que l'heure fût passée, et n'accédant à un sys-
tème de transaction que quand les puissances occidentales avaient acquis
le droit de raffermir la sécurité de l'Europe sur des bases plus fortes. M. de
Seebach, qui représente la Saxe à Paris et qui vient de faire un voyage à
Pétersbourg, aura pu éclairer l'empereur Alexandre aussi bien que le vieux
chancelier de Russie, dont il est le gendre, et apporter des impressions
exactes sur les dispositions réelles de l'Occident à l'appui des dernières dé-
cisions du gouvernement du tsar.
A vrai dire, la Russie eût moins hésité sans doute, elle hésiterait moins
encore en ce moment peut-être, si elle n'eût trouvé en Allemagne le com-
plaisant appui d'une politique aussi impuissante à se définir que molle à se
manifester. Dans ce grand et singulier pays d'outre-Rhin, il semble que
tout consiste à écrire des dépêches, à disserter sur l'intérêt allemand et à
ne rien faire. L'Allemagne a eu, il y a quelque temps, un moment de résolu-
tion dans la mesure de son inerte tempérament, elle a laissé voir la volonté
de pré})arer par son intervention à Saint-Pétersbourg la solution des diffé-
rends de l'Europe, en inclinant l'esprit de la Russie vers les concessions et
la paix. Cette résolution n'a point tardé à s'évanouir, et après s'être un
instant rapprochés de l'Occidenl, les états germaniques ont opéré un mou-
vement de retraite. Le roi de Bavière se félicitait récemment, dit-on, de ce
que son premier ministre, M. Von der Pfordten, était rentré dans la vérité
en devenant moins occidental. Ces dispositions des cours germaniques
secondaires ont été surtout encouragées par la Prusse, qui s'est montrée
assez notoirement défavorable aux dernières propositions. L'Autriche est
donc restée et reste seule en Allemagne à soutenir naturellement les condi-
tions qu'elle a elle-même adoptées. L'Autriche, dit-on, s'est montrée dans
ces derniers temps ferme et presque belliqueuse. C'est à elle qu'on attribue
principalement la pensée de l'une des stipulations les plus graves, celle
d'une cession de territoire au bas du Danube. Le rôle de l'Autriche dépend
nécessairement désormais de la résolution du cabinet de Pétersbourg. Si la
Russie accepte nettement la transaction qui lui a été proposée, le cabinet de
Vienne aura certes fait preuve d'une dextérité diplomatique qui ne sera pas
d'ailleurs sans profits positifs inscrits dans le traité de pacification. Si la
Russie déclinait les ouvertures qu'on vient de lui faire, ou si elle n'avait
d'autre but que d'arriver par des moyens évasifs à des négociations inutiles,
les obligations de l'Autriche deviendraient alors évidemment d'autant plus
impérieuses, d'autant plus invincibles, L'Autriche a pu mettre jusqu'ici son
habileté à prolonger un état où elle reste libre de choisir le moment de l'ac-
tion, tandis que la Russie, même en la sachant hostile, ne peut prendre
l'offensive à son égard sans rencontrer devant elle l'Alleniagnc tout entière;
456 REVUE DES DEUX MONDES.
mais ce moment de l'action doit forcément arriver. Aux négociations ré-
centes suivies entre les trois puissances signataires du traité du 2 décembre
iS5i ont dû correspondre des engagemens dont la conduite ultérieure du
cabinet de Vienne sera l'inévitable conséquence. Dans tous les cas, il y a un
l'ait qui lie indissolublement l'Autriche aux puissances occidentales, ou,
si l'on veut, qui l'éloigné de la Russie, et ce fait, c'est la participation du
cabinet de Vienne à tous les actes qui ont condamné la politique des tsars,
c'est la demande d'une cession de territoire faite par l'empereur François-
Joseph à l'empereur Alexandre II, cession qui, après tout, importe plus
à l'Allemagne qu'aux puissances occidentales. Voilà ce que l'Autriche ne
peut oublier, parce que la Russie elle-même ne l'oubliera pas.
Alliée de plus fraîche date avec la France et l'Angleterre, la Suède de son
côté ne décline nullement les conséquences du traité qu'elle a récemment
conclu. Dans une circulaire diplomatique, le ministre des affaires étrangères
de Stockholm maintient toute la portée de cet acte et laisse entrevoir le rap-
port qu'il a avec la grande question d'équilibre qui s'agite. On peut donc en
conclure que la Suède a marqué d'avance sa place dans la lutte, au cas oii
la guerre devrait continuer.
Maintenant que sera cette guerre et quel caractère devra-t-elle prendre,
si elle se prolonge ? C'est là vraisemblablement ce que le grand conseil mili-
taire, réuni en ce moment à Paris, a pour objet d'examiner. Quoi qu'il en
soit, au moment où la question s'agite encore, il est bien permis d'envisager
nettement les chances, les éventualités et même les difficultés de la guerre,
si elle doit continuer. Que les hostilités se poursuivent en Orient, qu'elles
soient transportées dans la Baltique, il faut s'attendre à de sérieux obstacles;
les sacrifices s'accroîtront chaque jour. La Russie elle-même, de son côté,
après avoir éprouvé des pertes immenses, aura encore à essuyer des coups
terribles, d'autant plus terribles que la lutte deviendra X->lus extrême et plus
acharnée. C'est donc un moment décisif de nature à faire réfléchir les hommes
d'état qui tiennent dans leurs mains les destinées de trois grands peuples. 11
est vrai qu'il y a des esprits pour qui tous ces formidables problèmes sont
d'une solution très facile. Il est de ces esprits en France, et il en est en An-
gleterre, comme vient de le prouver M. Cobden dans une brochure sur la
paix et la guerre. M. Richard Cobden est un partisan très convaincu, très
invariable delà paix, qui n'a malheureusement qu'un tort, celui de desser-
vir cruellement la cause qu'il prétend faire triompher. La brochure du cé-
lèbre Anglais ressemble un peu à un programme de gouvernement; c'est le
résumé de ce que l'auteur ferait et ne ferait pas, s'il était appelé au mi-
nistère. Ce que n'eût point fait à coup sûr M. Cobden, même dès l'origine,
c'est la guerre; il eût obtenu sans nul doute de l'empereur Nicolas l'abdi-
cation de ses desseins, et, s'il n'avait point réussi, il aurait, ce nous semble,
laissé envahir la Turquie. Voilà pour le passé. Ce que M. Cobden se hâte-
rait de faire aujourd'hui, s'il était premier ministre de la Grande-Bretagne,
c'est la paix. La proposition est très concevable de la part d'un homme qui
n'eût jamais fait la guerre; par malheur, elle n'olTre point une très claire
solution des problèmes qui pèsent en ce moment sur l'Europe. La Russie,
selon toute probabilité, ne demanderait pas mieux que d'avoir à traiter avec
REVUE. — CHRONIQUE. 457
un négociateur tel que M. Cobden, qui se montre si facile, quand il s'agit
pourtant des plus grands intérêts du monde.
Si la guerre est en Angleterre un sujet de vive et persistante émotion, elle
ne l'est pas moins en France, et cette préoccupation n'a été un moment
balancée que par la diversion tout intérieure et inattendue qu'est venu
causer un article du Moniteur sur les institutions fondées en 1852, sur le
rôle des grands pouvoirs publics et du sénat eu particulier. 11 serait facile
d'en conclure, il' nous paraît, que les corps politiques n'entrent pas tout
d'un coup dans l'esprit de leur rôle et qu'ils risquent de se tromper, même
quand ils évitent le plus possible de faire parler d'eux. Le sénat, selon le
publiciste officiel, est avant tout une grande autorité politique et morale,
qui, dans les temps réguliers, peut suggérer toutes les grandes mesures
d'utilité publique et donner le signal de réformes attendues par l'opinion,
qui arrête le pouvoir quand il s'égare et le stimule quand il s'endort. C'est
cet idéal que le sénat actuel ne semble pas avoir entièrement compris, et
qu'il a peut-être confondu avec les habitudes de l'ancienne pairie. Si le
sénat a imité l'ancienne pairie, c'est certainement, selon ce qu'on en peut
voir, aussi peu que possible, et comme d'un autre côté il ne paraît pas s'être
complètement conformé à la pensée de son institution, son rôle ne laisse
point d"ctre assez particulier. Cela peut prouver tout au moins que les insti-
tutions ne marchent pas toutes seules, et qu'elles ne sont en définitive que
ce que les hommes les font : elles tendent invinciblement à garder le carac-
tère que les temps leur impriment.
Voilà comment les époques et les régimes se succèdent sans se ressem-
bler. On rappelle aujourd'hui aux corps politiques qu'ils ne fout point
assez, comme on leur reprochait autrefois de trop remplir la scène de leur
bruit, d'usurper les prérogatives du pouvoir souverain et de substituer l'agi-
tation au mouvement régulier d'une vie féconde. Chaque époque a son em-
preinte ineffaçalde. Le caractère de celle qui a précédé à peu d'intervalle le
moment où nous vivons, c'est la lutte en toute chose, la lutte des systèmes
et des partis, et même des passions, une émulation universelle d'activité,
souvent utile, parfois périlleuse, toujours ardente et singulièrement propre
à entretenir l'humeur militante des intelligences. Comme bien d'autres,
M. Léon Faucher datait de ce temps par les idées et les habiludes d'esprit,
quoiqu'il ait grandi surtout comme homme public dans la révolution qui
est brusquement survenue. Il y a un an à peine, il mourait jeune encore,
au milieu d'une carrière parcourue avec honneur, et qu'il était de trempe
à suivre jusqu'au bout. Aujourd'hui on rassemble et on publie les œuvres
qu'il a laissées, — œuvres qui sont à la fois les témoignages survivans de
sa pensée active et un des élémens de l'histoire des hommes et des opinions
de notre temps. L'ensemble de ces travaux maintenant réunis laisse bien
voir la vraie nature de ce talent. C'est un économiste sans doute qui écrit
ces pages sur des matières si diverses; mais quand il cherche à démêler les
ressorts de la civilisation anglaise, ou quand il aborde tous ces problèmes
de l'industrie et du travail sous lesquels la France a été près de fléchir, il
écrit moins en économiste théorique qu'en homme politique qui observe
les faits, rapproche toutes les conditions de l'existence d'un pays, et ne se
/j58 REVUE DES DEUX MONDES.
sert des lumières de la science que pour les transformer en vue du gouver-
nement. L'action politique était évidemment la destination de M. Léon Fau-
cher. 11 en avait les qualités, — la décision, la vigueur, le caractère, — de
mcrae qu'il avait les qualités de l'observateur des faits économiques. Son
originalité consistait dans un mélange de sagacité, de sens pratique, de net-
teté tranchante et incisive. Ainsi il se montre dans les Éludes sur l'Angle-
terre^ aussi bien que dans les Mélanges d'économie politique et de finances,
qui ont trait particulièrement à la France. Les sujets n'indiquent-ils pas les
penchans de l'esprit?
L'Angleterre est l'éternel attrait des esprits politiques. Ce qui attire en elle,
ce n'est pas seulement sa puissance, le savant équilibre de ses institutions :
c'est surtout peut-être le caractère à demi mystérieux de cette société oîi
vivent tous les contrastes, où à côté de tant de grandeurs se retrouvent tant
de faiblesses, de lacunes et d'incohérences. Voici un peuple, en effet, dont
l'existence semble une contradiction permanente. 11 ne reculera devant au-
cune nouveauté, devant aucun progrès, et il continuée se gouverner par des
lois et des coutumes qui datent de Guillaume le Conquérant ou de Henri P"";
il a le goût le plus entier de la liberté, et ses mœurs sont intolérantes. Nul ne
pousse plus loin le respect de l'individu, et il maintient dans ses codes des
peines corporelles avilissantes. Il a dépensé 300 millions pour affranchir les
noirs, et il traitera au besoin les blancs comme des esclaves. Enfin, si nulle
part il n'y a plus d'opulence aristocratique, nulle part aussi la misère n'est
plus affreuse tout à côté, ainsi que le montre l'auteur des Études sur V An-
gleterre dans ses vigoureuses descriptions des villes manufacturières. Cette
société est donc un chaos, mais dans ce chaos règne l'activité. L'esprit d'in-
novation est tempéré par le culte des traditions et le sentiment énergique
de la réalité. Les révolutions n'éclatent pas parce que les réformes s'accom-
plissent, et l'aristocratie, âme et tête de cette étrange nation, reste au gou-
vernail, conduisant le navire. Depuis que M. Léon Faucher écrivait, les cir-
constances ont quelque peu changé; par une coïncidence inattendue, la
guerre actuelle a créé peut-être un péril intérieur pour l'Angleterre, en
mettant à nu les lacunes de son état social. L'Angleterre fera ce qu'elle a
toujours fait, elle réformera ce qu'elle ne peut plus maintenir, elle n'abdi-
quera pas le principe de sa force.
Certes, il n'est point de tableau plus opposé à celui de l'Angleterre que le
tableau de la France pendant la dernière révolution. C'est là ce que remet-
tent encore sous les yeux les Mélanges d'économie politique et de finances
de M. Faucher. Ici, on peut le dire, chaque étude, chaque essai est un acte
politique. Tous ces articles recueillis aujourd'hui et liés par une pensée
commune sont autant de fragmens d'histoire, depuis les pages que l'auteur
écrivait ici même au mois d'avril 1848, pour lever la bannière contre le
socialisme du Luxembourg, jusqu'à l'étude sur les Finances de la guerre.
Adversaire du socialisme, M. Léon Faucher ne l'était jias seulement comme
conservateur, il l'était aussi comme libéral, et c'est la double inspiration
qui se reflète dans les discours et les articles dont se composent ces Mélanges.
M. Léon Faucher disait un jour un mot profond; il disait qu'il ne craignait
pas le socialisme avoué, marchant ouvertement à son but, qu'il redoutait
REVUE. — CHRONIQUE. A59
bien plus le socialisme indirect, inconséquent, et pour ainsi dire involon-
taire. « Le socialisme! s'écriait un membre du gouvernement provisoire
en 1848, le socialisme, c'est la peste! » A quoi M. Léon Faucber répondait:
a Oui, vous avez raison, c'est la peste; mais vous êtes tous malades de la
peste. » C'était justement dit. Le socialisme le plus dangereux et le plus
menaçant n'est point celui qui s'affiche et s'annonce comme une destruc-
tion violente; c'est celui qui se cache et s'insinue, qui prend toute sorte de
déguisemens rassurans, et se croit au besoin conservateur et libéral. Dans
le monde même, il y a une multitude de gens qui frémiraient si le socia-
lisme grondait à leur porte, et qui ne s'en émeuvent guère, pourvu que la
Bourse tienne ses séances, que l'industrie fleurisse, et que les affaires sui-
vent leur cours. C'est l'indice d'une société mal affermie dans sa foi, qui ne
porte plus dans son sein cette vigoureuse défense d'une puissante convic-
tion morale, et ne se sent pas suffisamment soutenue par l'intelligence,
troublée elle-même et affaiblie quand elle n'est pas la première complice
de ses erreurs ou de ses penchans.
Aussi bien n'est-ce point là le signe réel et caractéristique d'une époque
dont les agitations se résolvent dans une indécision universelle? L'intelli-
gence, il serait bien inutile de le nier, a contribué singulièrement à inocu-
ler à la société moderne bien des faiblesses dont elle souffre. Par ses théo-
ries, par ses peintures, par ses travestissemens de tout genre, elle a jeté
dans l'âme de la société contemporaine le doute sur ses propres principes et
ses propres lois. Dans ce jeu redoutable, l'intelligence n'a trouvé ni la su-
prématie ni une force nouvelle; elle s'est affaiblie au contraire, comme s'af-
faiblit tout pouvoir qui perd le gouvernement de lui-même; elle a laissé
s'altérer la notion de ce qui faisait sa puissance en la réglant. Si on exa-
mine de près, il est visible que depuis quelques années il y a dans la vie
intellectuelle un déclin ou, si l'on veut, une halte, un moment d'incertitude
et d'attente. Bien des œuvres, offrant un intérêt élevé à l'esprit ou un attrait
à la curiosité, ont été mises au jour et sont publiées encore sans doute; mais,
qu'on l'observe bien , parmi ces œuvres, les unes ont été conçues et com-
mencées dans un autre temps, et elles sont aujourd'hui simplement conti-
nuées; d'autres sont les fruits nouveaux d'esprits formes également dans
une autre atmosphère et restés fidèles à eux-mêmes, à leur jeunesse, à leurs
idées. 11 y en a eu enfin dans les dernières années, et celles-là n'ont point
été les moins curieuses, qui étaient, à vrai dire, des collections de docu-
mens : révélations nouvelles et éclatantes sur un événement, un caractère
ou un personnage de l'histoire. Mirabeau s'est montré avec une physiono-
mie à peine entrevue jusque-là. Napoléon s'est peint dans ses lettres avec le
relief étrange et inflexible de sa nature d'airain. Les œuvres n'ont donc pas
manqué. Ce qui a manqué, ce qui manque encore, c'est l'œuvre actuelle,
c'est la génération nouvelle, sérieuse et bien inspirée, venant recueillir le
souffle et les traditions de la génération antérieure, c'est la spontanéité et
la fécondité de l'intelligence contemporaine. A travers le torrent des choses
humaines, la pensée semble contempler du rivage un mouvement auquel
elle n'est certes point étrangère, mais dont la direction lui échappe, et où
sa place semble diminuer chaque jour. Une année vient de s'écouler encore;
liQO REVUE DES DEUX MONDES.
il seml)lc qu'elle n'ait fait que mieux préciser cette situation. Tandis que
la littérature se débat dans les conditions pénibles qui lui ont été faites,
le goût et les mœurs de l'industrie l'envahissent de plus en plus, c'est-à-dire
que là ou une inspiration morale serait le seul levier capable de relever la
pensée à sa juste hauteur, de lui rendre sa puissance indépendante et salu-
taire, on fait de l'intelligence la servante et la complice de l'esprit de spécu-
lation, on l'assimile à une denrée dans le monde universel des producteurs
et des consommateurs, on la soumet à toutes les règles et à toutes les com-
binaisons de l'industrie.
Depuis quelque temps surtout, il s'est élevé dans certaines régions une
étrange émulation de bon marché, une concurrence véritable de l'intelli-
gence au rabais. Comme on veut établir la vie matérielle à bon marché, ce
qui ne semble pas si facile jusqu'ici, on veut avoir aussi la littérature à bon
marché, une littérature fort mêlée, terne et vulgaire quand elle n'est pas
périlleuse, qui se plie à tous les besoins et à toutes les curiosités, prend
toutes les formes et vous suit en voyage. Oui, on a inventé la littérature
qui supplée aux guides du voyageur. Do toutes parts se multiplient les
l>!]jiio!hrques qui semblent avoir pour but de remplacer la qualité par la
quantité. Et ce ne sont point seulement des livres, des bibliothèques, ce
sont des journaux aussi, des journaux littéraires résolvant le grand pro-
blèiiie de la vie intellectuelle au rabais. Du reste c'est à peu près au hasard,
sans choix et sans direction, que se composent ces singulières encyclopédies.
Qu'importent l'esprit, la pensée, la vérité même? Ce seront des lambeaux
d'histoire ou des romans, des mémoires de toute sorte ou des traductions
équivoques, de la philosophie ou des récits de voyage. Dans ces amalgames
bizarres, il y a un caractère particulier : c'est que le relief des meilleurs
esprits s'efface et que les talens du dernier ordre ont autant de prix que les
talens les plus rares. Sur tous s'étend le même niveau. N'est-on pas frappé
de ce qu'il y a de trois fois dangereux dans ces entraînemens? A l'égard du
public, des lecteurs de toute classe auxquels on s'adresse, c'est une sorte de
prosélytisme organisé de la vulgarité ou de la corruption. Quelles sont en
effet la plupart de ces publications qui ont le souverain mérite du bon mar-
ché, comme s'il était de l'essence de la littérature de se mettre au plus bas
prix? Ce sont surtout des récits sans originalité et sans goût, des fictions
insignifiantes, toutes les inventions en un mot qui ont énervé le sens moral
de ce temps. Est-ce là la diffusion de la lumière intellectuelle? y a-t-il là rien
de semblable à ce qu'on pourrait appeler une littérature poiralaire? Pour les
écrivains, le triste résultat de ces mœurs envahissantes est de les détourner
d'un travail sérieux et fortifiant, de les transformer en ouvriers d'une spé-
culation et de les contraindre à un labeur ingrat, énervant et é])hémère.
L'industrie matérielle des livres n'y g'agne point davantage. La fabrication
des œuvres littéraires finit par perdre de son prix; elle se fait hâtivement.
Dans les livres classiques eux-mêmes, l'absence de soin est de plus en plus
sensiiile, outre qu'on peut apercevoir un autre symptôme dans la diminu-
tion de la vente de ce genre d'ouvrages. Autrefois l'industrie des livres s'éle-
vait jusqu'à la hauteur d'un art libéral, d'une profession intellectuelle; au-
.lourd'hui l'inteiligence descend jusqu'à l'industrie. C'est ainsi que tout
REVUE. — CHRONIQUE. à61
s'abaisse, et, par une sorte de progrès fatal, il se forme un milieu vague et
iudélinissable où tout s'imprime, parce que le public accepte tout ce qu'on
lui ofTre, où les courtisanes ont écrit aussi leurs mémoires, et où s'affaiblit la
notion des lois de l'intelligence aussi bien que la notion des choses morales.
Que faudrait-il donc pour raviver ces notions, relever l'empire de ces lois et
rendre aux influences intellectuelles la place qui leur est due au milieu du
mouvement de la civilisation contemporaine? Ainsi que nous le disions, ce
n'est point le talent qui manque (jamais peut-être, à un certain point de
vue, il n'y en eut davantage), c'est plutôt une direction, c'est trop souvent
aussi par malheur un sentiment énergique de la dignité de l'esprit et cette
forte discipline du travail et de la méditation qui retrempe les inteUigences.
C'est surtout aujourd'hui pour les esprits qui se forment et s'élèvent qu'il
y aurait un effort nouveau à tenter. Ils viennent dans un temps où il y au-
rait à renouer de grandes et vigoureuses traditions. Ils ont sous les yeux
les excès et les déviations de tant de talens qui trouvent une irrémédiable
décadence au milieu d'une carrière plus agitée que féconde. Ils peuvent voir
où conduisent les idées fausses ou chimériques dans tous les genres, soit
qu'elles prétendent refondre la société, soit qu'elles visent à faire des philo-
sophies nouvelles, soit qu'elles aient l'ambition de créer un art littéraire
indépendant de toute loi morale. Le spectacle de notre siècle est la plus élo-
quente leçon en faveur des pures et sévères traditions de l'intelligence, celles
dont tous les esprits justes doivent s efforcer de maintenir le lustre, de même
que dans la politique tous les efforts doivent se réunir pour faire prévaloir
l'ascendant tutélaire du droit et des principes qui sont la sauvegarde des
peuples.
La politique de l'Europe se montre sous plus d'un aspect. Pendant que
tous les yeux se tournent de plus en plus vers la Baltique et les états qui
l'environnent dans la prévision d'une lutte redoutable, une négociation
d'un caractère essentiellement pacifique, comme les intérêts qui l'ont pro-
voquée, s'ouvre à Copenhague avec les principales puissances, y compris
la Russie elle-même, riveraines ou étrangères, qu'alTectent les conditions
du commerce maritime dans cette profonde méditerranée du Nord. On sait
que l'objet de ces conférences est de préparer, s'il est possible, une solu-
tion satisfaisante des difficultés auxquelles la perception des droits connus
sous le nom de péage du Sund, et levés pour ainsi dire de temps immémo-
rial par le Danemark, a donné lieu dans ces dernières années; mais, par
une singularité très caractéristique du système américain, le gouvernement
des États-Unis, qui a soulevé cette question assez intempestivement, il faut
l'avouer, et qui a forcé le Danemark à s'en occuper avec les puissances inté-
ressées, a refusé de se faire représenter dans la conférence, et s'en tient à la
résolution qu'il a plusieurs fois annoncée, de considérer le péage du Sund
et des Belts comme n'existant plus pour son pavillon à partir du 26 avril
de cette année, date de l'expiration de son traité avec le Danemark. Pour
justifier son abstention, le cabinet de "Washington allègue que, niant for-
mellement le droit en principe, il ne peut logiquement acquiescer à aucune
des combinaisons de rachat ou d'indemnité qui paraissent être, au moins
dans la pensée du gouvernement danois, le véritable objet des négociations
A62 REVUE DES DEUX MONDES.
entamées. Voilà pour le côté financier et en quelque sorte technique de la
question. En ce qui touche le côté politique, les États-Unis prétendent que
toutes leurs traditions leur défendent de s'en préoccuper; qu'ils ne sont point
garans de l'équilibre européen, que la considération de raffaihlissement et
des embarras qui peuvent résulter pour le Danemark de la perte du revenu
du Sund leur est étrangère, que par conséquent ils figureraient mal dans une
assemblée où de pareils motifs pèseraient plus ou moins ouvertement sur les
délibérations de ses membres, et qu'il ne leur convient pas de courir la
chance de se trouver entraînés dans une sphère d'idées et d'intérêts en de-
hors desquels ils se sont toujours tenus avec le plus grand soin.
11 y aurait sans doute plus d'une observation à faire sur la conduite du
gouvernement fédéral dans ce débat qu'il a provoqué par une résolution
adoptée sans ménagement pour une puissance relativement faible, et qui
a pris d'urgence les proportions d'une affaire européenne. Quand on se
demande s'il avait quelque autre grief contre le Danemark, on trouve que
non, et qu'au contraire, jusqu'à ce qu'il ait soulevé cette question, il n'avait
eu qu'à se louer de ses relations avec le cabinet de Copenhague, notam-
ment dans le règlement des réclamations américaines pour prises d'une léga-
lité douteuse pendant le blocus continental. Quand on cherche quel intérêt
tout particuher il a pu avoir à l'alTranchissement immédiat de son pavillon
des droits du Sund, on trouve que la moyenne de sa navigation annuelle
dans la Baltique est bien inférieure à celle de l'Angleterre, des Pays-Bas, de
la Suède et de la Norvège, du Zollverein, de la Russie, de la France même,
et que par conséquent les droits payés par son commerce sont presque insi-
gnifians. Il est donc très difficile de s'expliquer pourquoi les États-Unis, qui ne
sont pas chevaleresques et qui ne font guère que de la politique utiUtaire, se
sont déclarés les champions du principe absolu et théorique de la liberté des
mers, — mare liberum, — en vertu duquel seul ils attaquent une institution
respectée jusqu'à présent par les puissances les plus intéressées à la détruire.
Si le cabinet de Washington n'affectait pas autant d'éloignement pour se
mêler aux affaires de l'Europe, on pourrait le soupçonner de s'être entendu
pour cette campagne diplomatique avec le gouvernement prussien, qui
gagnera le plus, directement et indirectement, à la suppression du péage
du Sund; mais il est plus vraisemblable qu'on s'est proposé de faire un peu
d'effet à bon marché, dans un intérêt de parti et en vue de la prochaine
élection présidentielle. On a voulu ainsi faire en quelque sorte la leçon aux
puissances européennes sans se soucier des convenances de leur politique;
on s'est placé sur un terrain habilement choisi pour y trouver des auxi-
liaires par la force des choses, sans avoir l'air de les chercher, et en décla-
rant à l'Europe qu'on veut demeurer étranger à ses affaires, à ses intérêts,
à ses ménagemens de toute espèce, on lui donne à entendre qu'elle ne doit
pas davantage s'occuper des affaires du Nouveau-Monde, où les États-Unis
ont la prétention de se réserver une entière liberté d'action, sans avoir à
rendre compte de leurs agrandissemens territoriaux ou de l'extension de
leur influence.
Voilà, si nous ne nous trompons, toute la question du Sund pour le cabi-
net de Washington. Aussi, satisfait de s'être donné cette importance et
REVUE. — CHRONIQUE, AôS
d'avoir forcé la main au Danemark et à toutes les puissances maritimes
pour leur faire résoudre à son heure une difficulté que l'Europe aurait
abordée à un autre moment, se montrera-t-il de bonne composition sur les
arrang-emens qu'on prendra sans lui pour conserver quelques débris du
péage du Sund, sous le nom de droits de phares et de pilotage; mais ralTairc
est très sérieuse pour le trésor danois, qui remplacera malaisément un
revenu de 6 à 7 millions de francs sur un budget d'à peu près 40. Le cabinet
de Copenhague a donc proposé de renoncer au péage, moyennant un rachat
par voie de capitalisation du montant annuel des droits. Il a évalué le
produit annuel à 2,100,000 rixdalers (5,880,000 francs), dont le pavillon
des États-Unis ne supporte que 90,300, c'est-à-dire une proportion de
200 pour 100 du produit total, et il demande que la capitalisation ait heu
sur le. pied de vingt-cinq années ou de 4 pour 100, ce qui donnerait une
somme d'à peu près 1 50 millions de francs à répartir entre toutes les puis-
sances dont le commerce maritime profiterait de la suppression du péage.
Malheureusement cette combinaison soulève, en théorie comme en pratique,
des objections graves et nombreuses. Nous ignorons si les gouvernemens
représentés à la conférence de Copenhague sont préparés à l'accueillir favo-
rablement, et si même, une fois la question de droit posée, ils admettront le
principe du rachat ou de l'indemnité. Quant aux États-Unis, après avoir, il
y a quelques années, pensé à offrir au Danemark une somme de 250,000 dol-
lars pour se libérer du péage, ils ont résolu de décliner toute demande de
cette nature, et ne se prêteront qu'à l'établissement d'un tarif de navigation
pour l'entretien des fanaux et pour le pilotage. Les finances du Danemark
auront donc probablement à subir une pénible épreuve, et si l'on envisage
dans son ensemble la situation de cette monarchie, le sourd mécontente-
ment du Holstein, où depuis quelque temps les esprits sont fort agités, les
tiraillemens de l'opinion dans le royaume proprement dit, toutes les diffi-
cultés enfin qui se rattachent à la question de succession au trône, on ne
peut se défendre du pressentiment que l'avenir de cette partie de la famille
Scandinave n'est pas définitivement fixé.
Le premier mois de la session du congrès des États-Unis se sera terminé
sans que l'opiniâtreté des partis à soutenir leurs candidats pour la prési-
dence de la chambre des représentans ait cédé devant le besoin de faire les
affaires du pays. Après une foule de ballottages et de tentatives de rappro-
chement qui n'ont servi qu'à mettre plus en relief les dissidences des trois
grandes fractions de l'assemblée, le candidat des knoiv-nolhings du nord,
des abolitionistes démocrates et des free-suilers, M. Banks, n'a pas encore
réuni la majorité légale; le candidat de l'administration, c'est-à-dire des
démocrates, M. Richardson, qui vient après lui, n'a pas perdu de terrain;
enfin celui des knoiu-nothings du sud et de la Pensylvanie, M. Fuller, a aussi
conservé, à peu de chose près, les votes qui s'étaient dès l'abord portés sur
lui. On ne prévoit pas le dénoûment de cette lutte extraordinaire, qui conti-
nue à retarder l'envoi du message, et qui ne laisse pas de mettre à une
épreuve assez déhcate la solidité des institutions fédérales. L'administration
de ]M. Pierce n'a donc pas encore eu l'occasion de faire connaître avec la
dangereuse solennité d'une déclaration gouvernementale ses vues et ses
AG/l REVUE DES DEUX MONDES.
mtentioiis au sujet du différend avec TAns-'-leteiTe; mais plus on réflérhit à
celle quesLion el à l'élat des esprits de part et d'autre, plus il paraît prol)able
qu'on fera des deux côtés les concessions nécessaires pour éviter une rup-
ture. Cependant à Washington on pourrait être entraîné assez loin par des
calculs de parti qui nulle part ne dominent la politique comme aux ii^tats-
Unis, par le sentiment de la fausse position où se sont mis plusieurs mem-
bres du cabinet fédéral dans la conduite de cette affaire, et par l'opinion
répandue en Amérique, à tort ou à raison, que des deux peuples c'est le
peuple anglais qui, dans les circonstances actuelles, appréhenderait le plus
une guerre avec l'Union. On doit reconnaître d'ailleurs que le gouvernement
fédéral, soit modération sincère, soit effet de l'afTaiblissement qui résulte
pour le pays tout entier de la division des esprits, désavoue de plus en plus
les tendances envahissantes pour lesquelles sa diplomatie avait montré tant
de complaisance, et dont elle avait, de son propre mouvement sans doute,
favorisé les plus audacieuses manifestations. L'expédition de "Walker au Ni-
caragua est formellement réprouvée; les renforts qui se préparaient à l'aller
rejoindre sont arrêtés ou dispersés; l'envoyé du prétendu gouvernement
des flibustiers, un sieur French, est nettement refusé, et aura peut-être à
répondre devant la justice des méfaits qu'il aurait commis autrefois, et aux
suites desquels il aurait échappé en allant se jeter dans cet asile de tous les
aventuriers du monde, la Cahfornie. On ne peut qu'applaudir à ces résolu-
tions et féliciter le cabinet de Washington d'avoir secoué l'influence de celte
compagnie du transit, qui est au fond de l'entreprise de Walker, et qui,
après avoir eu le crédit de faire incendier Grey-Town, comptait sur la con-
nivence secrète du gouvernement fédéral pour se rendre maîtresse du Nica-
ragua.
Les États-Unis prennent la même attitude envers le Mexique, et rien n'an-
nonce qu'ils pensent à l'inquiéter en profitant de l'anarchie qui y règne.
Néanmoins le général Gadsden s'y livre impunément pour son compte aux
excentricités qui en font un diplomate à part, même dans une diplomatie
indisciplinée et personnelle comme celle de l'Union. De Mexico et sous les
yeux du président de la répubhque, il entretient une correspondance officielle
avec M. Vidaurri, comme si ce dictateur improvisé de? provinces du nord
était le chef légal d'un état indépendant. Ces irrégularités, que ne tolé-
rerait pas un gouvernement sérieux, se passent au milieu du désordre, de
la misère croissante et de la profonde désorganisation d'un pays où la dé-
magogie ré volutionnaire continue sans pitié le cours de ses ruineuses expé-
riences. C'est un tableau qu'il nous répugne de tracer, et où l'on ne voit
qu'un trait moins sombre, la réapparition du parti conservateur dans la
presse politique, tandis que les radicaux et les clubs se discréditent chaque
jour davantage et par les excès de leurs alliés les Indiens du sud, et par
leur ineptie déclamatoire, et par leur impuissance à remonter la machine
gouvernementale dont ils ont brisé ou faussé tous les ressorts.
CH. DE MAZAnE.
V. DE Mars.
EMINA
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES
I.
Dans une des innombrables vallées de l' Asie-Mineure vivait, il y a
quelques années, une pauvre famille turque. Le chef avait épousé
au sortir de l'enfance une petite fille qui, n'étant pas si pressée, folâ-
trait encore, accroupie sur les cendres du foyer domestique. Cette
verte jeimesse devint bientôt une ruine précoce, une vieille de vingt
ans, jaune, ridée, édentée, mère de deux enfans dont elle ne de-
vait pas voir l'adolescence. Elle mourut au bout de cinq ou six ans
de martyre conjugal, laissant son seigneur et maître assez triste,
mais surtout embarrassé de son veuvage. Cette sorte d'embarras ne
se prolonge pourtant guère en Orient, où le célibat est rangé parmi
les choses impossibles. A peine la défunte fut-elle enterrée, que le
bonhomme Hassan reçut plusieurs propositions, et qu'il s'occupa
sérieusement d'un nouveau choix. Les Turcs ont si peu l'habitude
devoir les femmes, que leur visage est devenu pour eux une affaire
<le très peu d'importance. En dépit de la coutume qui permet aux
filles de montrer leur visage, l'homme à la recherche d'une com-
pagne ne s'en inquiète guère, et s'en remet, soit à ses parens, soit
à ses amis, du soin de choisir pour lui. Ainsi fit Hassan, qui savait
d'ailleurs par expérience ce que durent les roses et les lis au train
de la vie domestique. — Je veux une femme bien portante, disait-il à
ses amis, et si elle m'apportait quelques centaines de piastres, cela
ne gâterait rien. — Quelques centaines de piastres ! cela ne se trouve
pas sous le pas d'un cheval, lui répondait-on, et si tu lencontres une
TOME I. — 1er FÉVRIER I806. 30
hGQ REVUE DES DEUX MONDES.
femme qui possède une vigne et quelques chèvres, tu feras bien de
t'en contenter. — Quelques centaines de piastres vaudraient mieux,
reprenait Hassan avec un soupir, mais à l'impossible nul n'est tenu.
Allons, va pour les chèvres et la vigne!
Dans un hameau peu éloigné de la vallée vivait une orpheline,
héritière des susdits trésors, vôire d'tine vigne et de quelques chè-
vres, au nombre de huit. Jusque-là, à vrai dire, le produit de la
vente des raisins était passé tout entier en frais de culture; jus-
que-là aussi, il avait fallu chaque année, lorsque les colhnes envi-
ronnantes étaient couvertes de neige, ou lorsque les rayons du soleil
Cl' Asie en avaient changé l'herbe en paille, confier le troupeau à un
berger qui l'emmenait paître au loin, et auquel on n'avait jamais pu
faire entendre que, le lait des chèvres n'étant pas sa propriété, il
devait en rendre compte à sa jeune maîtresse. — Rendre compte de
quelques jattes de lait que je trais à huit ou dix jours du village!
qu'entend-on par là? Quand je le trais, je le bois, et que voulez-vous
que j'en fasse? Que je le garde pour le donner à ma maîtresse, quand
je retourne auprès d'elle au printemps? Mais alors il me faudrait de
grands pots pour l'y renfermer, des ânes pour le porter... — Cet
habile administrateur n'ignorait pourtant pas qu'il avait droit à des
gages, et que les gages payés à l'avance font double profit. Aussi, de
peur d'avoir à les attendre, se payait-il sur la laine du troupeau, et
la petite dame n'avait jamais pu amasser suffisamment de toison
pour s'en faire une paire de bas. On me demandera peut-être à quoi
sert d'être propriétaire en ce pays, et je répondrai qu'en thèse gé-
nérale la propriété est ici la mère de la mendicité; mais, en ce cas
particulier la vigne et le troupeau rapportèrent un mari à leur jeune
maîtresse. Je ne prétends pas qu'elle n'en eût pas trouvé sans cela,
car personne en Turquie ne vieillit dans le célibat; mais enfin ce fu-
rent ces richesses qui décidèrent Hassan ou Hassan- A gha, ce qui
signifie le capitaine Hassan, à épouser l'orpheline. Le brave homme
n'était pas capitaine du tout; mais il n'existe guère de mendiant en
Turquie qui ne soit décoré de ce titre de copitaine au moins dans le
sein de sa propre famille, et, vu la nature laconique de la langue
turque, le mot ayha s'élide si bien qu'il n'en reste que la lettre A,
par laquelle on termine le nom propre de l'individu titré.
Le raisonnement que la vigne et les chèvres de la petite avaient
suggéré à Hassana était fort simple. — Cette vigne ne rend rien,
parce qu'il faut payer les bras qui la cultivent; ces chèvres ne ren-
dent pas davantage, parce qu'il faut donner des gages au berger qui
en prend soin; mais moi et mes enfans nous remplacerons le vigne-
ron et le berger, et de cette façon nous aurons du profit.
Les préliminaires ne furent pas longs. Il n'y eut pas à attendre la
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. hQ7
fin du deuil d'Hassana, vu qu'il n'y a pas de deuil en Turquie pour
la mort d'une femme, h moins que le mari ne le porte dans son
cœur, ce qui se voit encore quelquefois ; mais Hassana était trop oc-
cupé pour se donner le loisir de pleurer la défunte. Il chargea l'un
de ses amis de demander pour lui la main de l'héritière. J'ai dit
qu'elle était orpheline, j'ajoute qu'elle n'avait pas de proches pa-
rens, et que son tuteur n'était rien moins que le moijlar (comme
qui dirait le maire) du village, lequel tuteur ne savait seulement
pas si sa pupille était encore parmi les vivans, ou si elle était trépas-
sée. Il agréa sur-le-champ la proposition d'Hassana, et dès le soir
du même jour, s'étant arrêté un instant devant la cabane de Fatma
(c'était le nom de l'héritière), il 1 appela à haute voix; puis, lors-
qu'elle parut sur le seuil de sa chétive demeure, il lui dit, d'un ton
moitié paternel et moitié rogue : « Fatma , vous allez épouser Has-
sana de la vallée. » La foudre eût éclaté aux pieds de la petite, qu'elle
n'eût pas été plus surprise. — Moi! fit-elle... Hassana! — Oui, vous
et Hassana vous allez devenir mari et femme. — Ah! et quand cela?
fit-elle encore. — Dans huit jours, allez. — Et la fiancée rentra chez
elle.
Fatma n'étant pas l'héroïne de cette véridique histoire, je ne suis
pas tenue de dire quelle impression cette nouvelle produisit sur elle,
ni comment se passèrent les huit jours qui précédèrent celui du sa-
crifice. Je dirai seulement qu'IIassana se trouva pour la seconde fois,
depuis six ans, l'heureux époux d'une petite fille de douze ans, tan-
dis que celle-ci se vit transformée comme par enchantement en mère
de famille de deux enfans tout éclos, dont l'un, la petite Emina, avait
cinq ans, et l'autre, le petit Halil, fils d'Hassana, quatre. Les marâ-
tres, — je veux dire les méchantes belles-mères, — sont rares en ce
pays, où les femmes, quoi qu'on puisse en penser, n'ont d'autre
affaire que de s'entr'aider à passer le temps. Emina et sa belle-mère
jouèrent à cache-cache et dansèrent de toutes leurs forces pendant
les courts instans de loisir dérobés aux soins du ménage, car le sur-
croît de richesse apporté par Fatma exigeait de rudes labeurs. La
culture de la vigne devint la grande affaire d'Hassana, qui ne tarda
pas à réclamer la collaboration du petit Halil. Il fallait émonder,
arroser les ceps, car en Asie-Mineure la terre et le soleil sont si ar-
dens, que la vigne même, privée d'eau, y brûle et se dessèche comme
du chanvre ou du riz. Puis venait la saison des vendanges, tâche
assez rude, vu surtout le peu de profit qui en résultait. En effet,
dans un pays où personne ne fait ni ne boit de vin, où chaque famille
récolte plus de raisin qu'elle ne peut en manger dans l'année, que
faire de ces grappes pesantes et dorées qui feraient la richesse du
vigneron des bords du Rhin ou delà Moselle? A une certaine époque
/il)8 REVUE DES DEUX MONDES.
de Tannée, Hassana et son fils couchaient dans les champs pour
laisser aux raisins de la vigne leur part d'espace sous le toit domes-
tique, les femmes s'employaient en même temps à la confection du
bekmess, sorte de sirop fait avec le jus de la treille, et dont les
Turcs sont fort gourmands; mais après tout il restait encore un pro-
digieux excédant du fruit précieux découvert par Noé. Il fallait le
colporter petit à petit aux divers marchés qui se tenaient à jour fixe
à six ou huit lieues à l'entour. Malheureusement le raisin étant tou-
jours en abondance sur ces marchés, les acheteurs faisaient défaut;
aussi c'est tout au plus si le produit de la vente couvrait les frais de
chaussure exigée pour ces voyages; mais Hassana et son fils paraient
à cet inconvénient en marchant ns-pieds.
Quant au troupeau, il formait à la fois l'occupation et le supplice
d'Emina, qui n'habitait plus la maison, si ce n'est à de longs inter-
valles, condamnée qu'elle était à suivre ses chèvres le long des
montagnes et des vallées, pendant les jours et les nuits. On com-
prendrait difficilement dans nos pays civilisés qu'une petite fille,
voire une grande fille, pût sans inconvénient s'absenter toute seule
de la maison paternelle, pour aller pendant des semaines entières à
travers champs, couchant à la belle étoile, sans autre gardien que
son dogue et son innocence. En Asie, les choses se passent autrement
qu'en Europe, et la jeune fille qui suit son troupeau n'excite pas plus
de surprise qu'elle ne court de dangers. Disons encore, pour être sin-
cère, que dans le cas où un malheur lui arriverait, le public n'en
serait guère ému, et lesparens s'en consoleraient aussi aisément que
la victime elle-même.
Quoi qu'il en soit des petites bergères d'Asie en général, rien de
fâcheux ne vint troubler la vie calme jusqu'à la monotonie de notre
héroïne. — Légèrement vêtue d'un pantalon d'indienne suisse im-
primée retenu par une coulisse au-dessus de ses chevilles nues,
d'une chemise en calicot blanc retombant sur le pantalon rem-
i:)lissant l'office de jupe, d'une veste de calicot rayé rouge et jaune
descendant jusqu'au bas des reins et serrée à la taille par une
écharpe de même étoffe; les bras couverts d'abord par les larges
manches de sa chemise, et ensuite par celles plus étroites et plus
courtes de sa veste; les cheveux tressés et tombant sur ses épaules,
la tête couverte d'un fez, sur lequel un mouchoir en mousseline
fond vert, bigarré de couleurs éclatantes, flottait carrément par der-
rière à la façon d'un voile; un gi-and bâton à la main, et ses provi-
sions serrées dans une serviette passée en sautoir : — telle était
Emina, lorsqu'elle s'éloignait de la vallée suivant ses chèvres, et
suivie par son chien.
En se voyant élevée à la dignité de bergère, la petite fille éprouva
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. ^69
comme une velléité de révolte. Elle avait alors neuf ans, et s'était
accoutumée à ne rien faire que rire, chanter, danser, cueillir des
fleurs et manger du raisin. Passer les jours et les nuits sur les mon-
tagnes sans autre société que ses bêtes, cela était un peu triste pour
une jeune personne élevée dans l'ignorance de tout devoir et de
toute contrainte. Peu à peu cependant elle se fit à sa nouvelle con-
dition. Ses chèvres ne furent plus à ses yeux une seule chèvre mul-
tipliée vingt fois, sans cœur ni discernement; son chien ne fut plus
une laide machine à japper et à mordre, ni la nature une série mo-
notone de montagnes et de vallées enfermées sous une calotte d'ai-
rain embrasé. D'abord Emina fit plus amplement connaissance avec
son troupeau : elle remarqua que certaine chèvre rouge aimait ten-
drement son chevreau, qui de son côté ne se faisait aucun scrupule
de planter là son excellente mère pour aller gambader avec ses ca-
marades sans s'inquiéter du bêlement plutôt désespéré que plaintif
de la pauvre chèvre rouge. — L'ingrat ! se disait Emina en le sui-
vant des yeux. Si ma mère gémissait ainsi lorsque je la q«uitte, je
n'aurais jamais le courage de m'éloigner. Après tout, poursuivit-elle
après un moment de silence, il se peut que ma véritable mère eût
été ainsi; mais Fatma n'est pas ma mère, et, quoiqu'elle m'aime
bien, ce n'est pas de cette façon-là.
Ce qui attirait surtout l'attention d' Emina, c'était le chien du
troupeau. — 11 n'est pas beau, mon pauvre Ac-Ciâq (1), se disait-
elle, et presque toutes mes chèvres sont infiniment plus belles que
lui. Pourquoi le préféré-je au troupeau tout entier? C'est sans doute
que lui aussi me préfère à tout, et que je ne suis pas ingrate comme
ce vilain petit chevreau que je ne puis souffrir malgré sa beauté.
Ah! ce n'est donc pas tout que la beauté! — Et Emina se trouvait
faire ainsi, quoique à son insu, une réflexion plus sensée que n'en
fit oncques aucune de ses sœurs en Mahomet.
Mais plus que ses chèvres, ses chevreaux et son chien, le spec-
tacle du ciel, de la terre et des eaux exerçait petit à petit un charme
chaque jour plus puissant sur la bergère. Elle en était venue à con-
naître la position de chaque étoile, à attribuer aux unes une influence
favorable, et aux autres de mauvaises intentions, si bien que, pen-
dant les nuits qu'elle passait dans la campagne, elle s'arrangeait de
façon à se placer sous le rayonnement des bonnes étoiles et à se
cacher des autres sous un arbre ou un taillis. Les plantes aussi, et
surtout les fleurs, ravissaient Emina. Elle les examinait avec soin,
comptait leurs pétales et leurs pistils, et n'oubliait rien, — A quoi
bon tout cela? — se demandait-elle. Et il ne faudrait pas lui en vou-
(l) Ferblanc : c'est un nom de chien très commun en Asie.
/470 REVUE DES DEUX MONDES.
loir de considérer la nature sous un point de vue trop utilitaire, car
la pauvre enfant n'avait vu dans le jardin de son père que des plantes
à l'usage de la cuisine : tout le reste était condamné sous le nom gé-
néral et collectif de mauvaises herbes. Aussi, malgré ses aperçus phi-
losophiques sur la beauté, Emina se demandait-elle si toutes ces
jolies choses n'avaient été créées que pour être ramassées et jetées
sur un tas de fumier. — Peut-être bien, se disait-elle encore, qu'elles
servent à quelque usage que j'ignore, et je voudrais bien en avoir le
cœur net.
Il arriva un jour qu'une de ses chèvres, étant malade, mangea
avec avidité d'une petite fleur bleue, et parut aussitôt soulagée. —
Ah! petite fleur bleue! s'écria Emina ravie, je sentais bien que vous
deviez être bonne à quelque chose ! — Et dès lors, chaque fois qu'une
de ses chèvres paraissait souffrante , Emina cueillait de ces petites
fleurs bleues et les offrait à la patiente, qui ne se faisait pas prier
pour les brouter.
Une fois son intelligence éveillée, Emina ne borna pas ses études
aux propriétés merveilleuses de la petite fleur bleue. Avec quelque
empressement que certaines chèvres la recherchassent, il en était
d'autres qui, malades d'une autre façon, broutaient des fleurs jaunes
ou rouges, ou bien encore des touffes d'herbes festonnées et aroma-
tiques. Emina observait tout et se souvenait de tout. Elle parvint,
à force d'observations et de raisonnemens, à se dire que telle plante
devait convenir en certains cas, et telle fleur en certains autres, et
lorsqu'elle aussi se sentait indisposée, elle s'administrait la plante
qui devait, selon elle, la soulager. Elle alla plus loin encore, car
ayant éprouvé quelque difficulté à avaler des bouquets de fleurs dont
ses chèvres ne faisaient qu'une bouchée, elle imagina de les faire
cuire dans de l'eau, comme on faisait à la maison pour le café; elle
ramassa des branches sèches, en fit un tas, frotta deux pierres l'une
contre l'autre, et mit le feu aux branches; puis, ayant rempli sa
gourde de l'eau pure et limpide qui jaillissait entre deux rochers, à
peu de distance du lieu dont elle avait fait son laboratoire, elle mit la
gourde sur le feu (1) , et jeta dans l'eau qui commençait à bouillir les
plantes dont elle voulait faire l'essai. La tisane eut un beau succès,
et Emina, tout en trouvant la boisson bien am-lre, ne tarda pas à en
éprouver de salutaires effets. — Ceci doit être ce qu'on appelle une
médecine, dit-elle, et les gens qui connaissent un grand nombre de
plantes et leurs propriétés doivent être des médecins. — Emina son-
gea bientôt à se faire de petites provisions de ses drogues, qu'elle
(1) Les gourdes, après avoir été exposées aux rayons d'un soleil de quarante-cinq ou
cinquante degrés, peuvent subir l'action du feu, et on voit souvent les Turcs s'en servir
pour faire leur cuisine en plein air.
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. Ml
enferma dans des boîtes en papier, et elle se composa en peu de
temps une espèce de pharmacie qui n'était pas sans valeur. Une
fois convaincue que ces plantes faisaient autant de bien aux créa-
tures humaines qu'aux animaux, elle les administra à quelques en-
fans malades qu'elle rencontra dans la montagne, et elle devint
ainsi un petit docteur, tout empirique à la vérité, mais dont le trai-
tement n'en avait pas moins de succès
Occupée de la sorte, il n'est pas étonnant qu'Emina ne trouvât pas
le temps long. Elle grandissait à vue d'œil, sous l'influence d'un
exercice continu et quelque peu violent. Si elle fût demeurée dans
l'étroite enceinte de la maison paternelle, enchaînée aux soins acca-
blans d'un pauvre ménage, les dons naturels qu'elle avait reçus de
Dieu se seraient desséchés et flétris faute d'alimens et de culture.
Livrée à elle-même, soutenue par la contemplation des œuvres im-
mortelles et divines, elle devint une petite personne fort différente
des êtres qui l'entouraient; elle acquit un peu de science, exerça
son esprit et éleva son cœur à la source du beau et du vrai. Les
accidens les plus communs éveillèrent en elle des pensées d'un ordre
supérieur, ce qui est un des dons les plus précieux que Dieu dis-
pense à ses élus. Un jour, par exemple, une de ses chèvres mourut.
C'était un malheur domestique, et Emina ne put penser sans chagrin
au dommage que cette mort allait causer à la famille; mais elle ne s'en
tint pas à ces réflexions économiques. — Gela est étrange! se dit-elle
d'un air grave en contemplant les restes de la pauvre bête. 11 n'y a
qu'un instant, elle me regardait comme si elle voulait me parler, et
maintenant ses yeux, qui sont encore les mêmes, que j'ouvre, que je
vois tels qu'ils étaient naguère, ne me disent plus rien. Est-ce là ce
qui est arrivé à ma pauvre mère quand elle est morte? Je me sou-
viens que dans les premiers temps après sa mort, mon père disait
toujours en parlant d'elle : u Que Dieu la bénisse ! » Il croyait donc
qu'elle existait encore quelque part avec sa volonté et ses sentimens,
car il n'aurait pas dit u Dieu la bénisse ! » d'une pierre ou de quelque
chose qui ne sentirait pas? Mon père croyait donc que Dieu pouvait
lui faire du bien s'il le voulait, et certes il doit le vouloir, car elle
était bonne, et la bonté sait se faire aimer. Morte! Mourir! comme
ma mère et comme ma chèvre! C'est une chose étrange! Qu'est-ce
qui reste et qu'est-ce qui s'en va? Et où. donc va-t-elle, cette chose
qui s'en va? Dieu le sait, puisqu'on lui recommande les morts. Je
me souviens que ma mère a beaucoup soufl'ert ici, car je l'ai souvent
vue pleurer : soufTre-t-elle encore? Si Dieu aime les bons, comme
cela est juste et naturel, s'il peut tout ce qu'il veut, comme cela doit
être, puisqu'il a fait toutes les belles choses de ce monde, il doit se
complaire à rendre heureux après la mort ceux qui ont souffert sans
l'avoir mérité pendant la vie, et cela doit lui être facile.
A72 REVUE DES DEUX MONDES.
De raisonnement en raisonnement, Emina en était arrivée à la
croyance dans une vie future et éternelle composée de récompenses
et de bonheur pour les bons, et d'abandon sinon de châtiraens pour
les pervers. N'oubliez pas de grâce qu'Emina est femme et Turque,
qu'on ne lui a rien enseigné de la religion, des devoirs qu'elle im-
pose, ni des vertus qu'elle inspire, car s'il est faux que Mahomet ait
explicitement refusé une âme aux femmes, toujours est-il qu'il a dé-
daigné de s'expliquer à ce sujet, d'où ses sectateurs ont conclu qu'il
n'avait rien à en dire.
II.
J'ai dit qu'Emina rencontrait parfois dans la montagne d'autres
enfans isolés comme elle, comme elle consacrés à la garde des trou-
peaux. Parmi ces enfans, il en était un pâle et chétif qui la recher-
chait plus que les autres, et auquel, sans s'en douter, elle avait
déjà sauvé la vie par ses médicamens. Plus âgé qu'elle d'un an et
fils d'un habitant du village où la belle-mère d'Emina était née,
cet enfant, qui s'appelait Saed et qui gardait les chèvres de son
père, avait une jolie figure, quoique faible et souffreteux. Un jour
Emina l'avait trouvé étendu au pied d'un arbre, grelottant la fièvre
et si abattu qu'à peine s'était-il aperçu de sa présence. — Saed, lui
avait-elle dit, que fais-tu là et où souffres-tu? — Je ne puis atteindre
cette branche, avait répondu l'enfant en proie aux rêvasseries de la
fièvre, et pourtant elle effleure mon visage, et je sais qu'elle porte
un fruit qui apaiserait ma soif. — Emina leva les yeux, vit que l'ar-
bre était un chêne, et que la branche la plus rapprochée du visage
de l'enfant était encore à plus de quinze pieds au-dessus de sa tète.
— Il ne sait ce qu'il dit, pensa-t-elle, et cela doit tenir à son mal. —
Elle courut aussitôt à la source voisine et en rapporta de l'eau bien
fraîche qu'elle versa goutte à goutte sur les lèvres brûlantes et des-
séchées du petit malade en lui disant : — Tiens et bois; ceci te sou- .
lagera. — Puis elle examina la peau, les yeux, le teint, le son de
voix du pauvre enfant, réfléchit quelque peu, et, prenant son parti,
elle tira d'une espèce de sac dont elle avait fait sa pharmacie des
boulettes d'un extrait qui pouvaient à la rigueur passer pour des
pilules, et qu'elle plaça sur la langue de Saed. S' asseyant ensuite
près de lui, elle lui prit la main, posa sa tête appesantie et doulou-
reuse sur ses genoux, et attendit patiemment l'effet du remède.
Pendant le reste du jour, la nuit suivante et une partie du lende-
main, elle ne quitta son poste que pour aller chercher l'eau fraîche
que le malade demandait sans cesse. Au bout de ce temps, le rideau
qui paraissait tiré sur les prunelles de Saed se souleva, et la com-
munication suspendue entre l'esprit du dedans et son organe exté-
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. A/S
rieur se rétablit. Emina s'aperçut de ce changement, et s' adressant
sans préambule au convalescent, elle lui dit : i— Tu me reconnais
maintenant, Saed ? Te voilà de retour; tu vois où tu es, et auprès de
qui? C'est bien, et comment te trouves-tu?
— Est-ce que je suis malade? répondit l'enfant avec effroi. Pour-
quoi ne puis-je remuer? Oh! que je suis faible! Que m'est-il donc
arrivé, Emina?
— Tu as été malade, mais je crois que te voilà guéri. Qu'as-tu fait
de tes chèvres?
— Mes chèvres? répéta Saed de l'air d'abord de quelqu'un qui
cherche en vain à rappeler ses souvenirs, et bientôt avec une vive
inquiétude. Ah ! mon Dieu ! qxie seront-elles devenues ? Je me sou-
viens maintenant que, me sentant faible et tremblant, je me suis
couché à terre et j'ai fermé les yeux; mais c'est tout ce que je sais.
Ai-je dormi longtemps? est-il arrivé malheur à mon troupeau?
— Rassure-toi, Saed; ton troupeau est là-bas avec le mien, sous
la garde de nos chiens, et sous la mienne aussi, car, tout en te soi-
gnant, je n'ai pas perdu de vue nos chèvres. Essaie de te lever main-
tenant.
Saed obéit et ne parvint qu'à se mettre sur son séant; il ne souf-
frait pourtant plus, et il sentait que la santé lui était revenue. — Je
suis sûr que c'est toi qui m'as guéri, disait-il à Emina. Merci,
Emina, merci, je ne l'oublierai pas,
— Est-ce bien moi qui t'ai guéri? reprit Emina, qui, selon sa cou-
tume, partait d'un point quelconque pour s'élever à des considéra-
tions d'un ordre peu accessible en apparence à un enfant de son âge
et dans sa position. C'est moi qui ai trouvé une herbe salutaire,
mais qui donc m'a parlé un jour que je l'admirais, cette fleur si jolie,
et m'a dit : Il y a là-dedans de quoi guérir de la fièvre? Non, non, ce
n'est pas moi. J'ai entendu la voix, j'ai obéi à ses ordres; mais cette
voix n'était pas la mienne, et ce n'est pas moi qui ai commandé,
puisque c'est moi qui ai obéi. Ah ! Saed, celui qui comprendrait toute
chose serait bien heureux ! Celui que nous nommons Allah jouit sans
doute de ce bonheur-là.
Le fait est que Saed, lui, ne comprenait pas le premier mot de ce
qu'Emina lui disait là. Il n'avait saisi que le nom d'Allah, et il ne
trouva rien de mieux à répondre que la banale exclamation si fré-
quemment employée par les Orientaux : hich Allah ! ( plaise à Dieu ! )
Emina le regarda un moment avec étonnement, puis elle secoua dou-
cement sa jolie tête et se mit à tracer quelques figures sur la terre
avec son bâton.
Saed pourtant ne ressemblait pas au petit chevreau de la chèvre
rouge, il n'était pas ingrat : aussi voua-t-il à sa bienfaitrice quelque
\
/i7/l REVUE DES DEUX MONDES.
chose qui ressemblait plutôt à un culte qu'à tout autre sentiment.
Partout où il croyait la trouver, il s'y dirigeait; partout où il pou-
vait la suivre, il la suivait; tout ce qu'elle disait était pour lui article
de foi; ses opinions devenaient aussitôt les siennes, même lorsqu'il
ne les comprenait pas; ses goûts, il les partageait; ses moindres
désirs étaient des lois pour lui; rien enfin n'était à ses yeux aussi
beau, aussi parfait qu'Emina. Et ceci me rappelle que je n'ai rien
dit encore de la beauté de ma bergère, et que je dois réparer cet
oubli, car on ne s'intéresse jamais parfaitement qu'à. ceux que l'on
connaît.
Que l'on ne m'accuse pas de fausser la couleur locale, si je dis
qu'Emina avait de grands yeux d'un bleu clair, un nez finement
ciselé, une bouche vermeille modelée dans le goût de certaines belles
statues grecques, des dents semblables à de petites perles, un teint
délicat que le soleil d'Asie n'avait pas encore bruni, de longs che-
veux soyeux de cette nuance que les Anglais appellent cMhurn, qu'elle
était grande pour son âge, svelte et élancée. Ce genre de beauté est
beaucoup moins rare en Orient qu'on ne le croit, et l'on cessera de
s'en étonner, si l'on réfléchit d'une part que l'ancienne population
de ces contrées était de race grecque, de l'autre qu'un grand nom-
bre de Gircassiennes ont donné et donnent encore leur sang aux
enfans des conquérans turcs. Quant aux mains d'Emina, c'étaient
de vraies mains orientales, petites, fines, potelées, aux ongles taillés
en amandes et colorés par une légère couche de henné. Ses pieds
étaient des pieds d'enfant, ce qui est beaucoup dire, car qui n'a pas
remarqué que tous les enfans ont des pieds charmans jusqu'à l'âge
où le cordonnier vient en aide àla nature ? Mais Emina n'avait jamais
confié son pied à un cordonnier. Sa démarche était gi-acieuse, un
peu lente, un peu ondulée, mais naturelle et aisée. C'était, à tout
prendre, une charmante personne, et de meilleurs connaisseurs que
Saed l'eussent trouvée fort à leur goût. Ce qui rendait sa beauté à
la fois plus piquante et plus touchante, c'était son ignorance totale
à ce sujet. Jamais elle n'avait vu de glace, et jamais l'idée ne lui
était venue de se mirer dans l'eau des fontaines ou des ruisseaux,
ce qui, soit dit en passant, ne lui eût pas appris grand'chose, car
l'eau mobile est un mauvais miroir, et si Narcisse mounit d'amour
pour son image telle qu'il la vit au fond d'un étang, je soupçonne
que les agaceries et les complimens de ses voisines l'avaient prédis-
posé à ce singulier accident.
Le fait est qu'Emina fut fort étonnée d'entendre Saed lui dire un
jour et à brûle-pourpoint : Que te voilà belle, Emina ! Et en effet ce
jour-là Emina était encore plus jolie que d'ordinaire. Ce n'était pas
qu'elle eût une robe neuve, d'une coupe plus élégante ou d'une cou-
RÉQTS TURCO-ASIATIQUES. 475
leur mieux seyante. J'ai déjà avoué qu'Emina ne i^ortait au lieu de
robe qu'une chemise de toile, et quand elle changeait de toilette,
c'était à l'insu de tout le monde, vu que ses deux costumes avaient
été taillés dans la même pièce d'étoffe, et ne se distinguaient l'un de
l'autre par aucun ornement. Ce jour-là toutefois, Emina avait réflé-
chi plus longtemps que de coutume, et le sujet de ses méditations
n'était ni plus ni moins qu'un couple de jolies tourterelles sauvages
qu'elle avait vu déjouer, en se réfugiant dans un taillis, les manœu-
vres d'un faucon. — Qui leur a appris, se demandait-elle, que cet
oiseau n'est pas un oiseau comme tous les autres, un ami, un indiffé-
rent? La voix qui a averti les tourterelles n'est-elle pas la même qni
m'arrête devant telle ou telle plante, et semble me dire qu'il y a en
elle de quoi guérir tel ou tel mal? Cette voix qui parle à chacun
son langage, c'est sans doute la voix de Dieu; mais alors Dieu doit
être sans cesse auprès de nous, auprès de tous et de chacun, veiller
sur nous, s'occuper de nous, mettre sa toute-puissance au service
de notre faiblesse. Je me sens forte maintenant, je ne suis plus seule
au milieu des bois. Quel bonheur! Dieu est avec moi, et je le sais!
Et le joli visage d'Emina s'était éclairé d'une joie si pure et si
sublime, que Saed, qui s'était approché d'elle tout doucement et
qui l'observait depuis quelques instans en silence, avait eu raison
de s'écrier : — Que tu es belle aujourd'hui, Emina!
— Suis-je belle? répondit-elle en entendant ce compliment pour
la première fois de sa vie. Tu me fais plaisir de me dire cela, Saed,
quoique je ne sache pas à quoi cela peut me servir d'être belle.
— Oh! je te le dirai, moi, reprit Saed, qui sur certaines institu-
tions sociales était beaucoup plus avancé que son amie, cela peut te
servir d'abord à trouver un mari.
— Si ce n'est que cela, je ne m'en soucie guère. Ma mère Fatma
était bien gaie lorsque mon père l'a épousée; mais à présent toute
sa gaieté a disparu, d'où j'ai conclu que le mariage n'était pas la
plus belle chose du monde.
— C'est selon le mari, Emina. Ton père est vieux (il avait vingt-
huit ans, ce qui est un grand âge en Asie-Mineure, oh. l'homme se
marie presqu'au sortir de l'enfance), il est sérieux, de mauvaise
humeur quelquefois, et il ne rend pas sa jeune femme heureuse; mais
suppose un moment que je devienne, moi, ton mari! Hein! qu'en
dis-tu ?
Emina se préparait à répondre, lorsque d'affreux hurîemens re-
tentirent. Ils se levèrent brusquement, regardèrent du côté d'où par-
tait le bruit, et aperçurent un loup aux prises avec le fidèle Ac-Cîâq.
Emina fit un pas en avant, Saed la retint par le pan de sa robe, en lui
disant d'une voix étranglée par la peur : — Sauvons-nous, Emina,
h76 REVUE DES DEUX MONDES.
car, après avoir dévoré le chien, le loup se jettera sur nous. — Me
sauver! s'écria Emina. Abandonner le troupeau de mon père! aban-
donner mon pauvre chien ! — Et se rappelant les conclusions rassu-
rantes auxquelles elle était arrivée un moment auparavant, elle leva
machinalement les yeux au ciel; puis, s' armant du bâton ferré qui
l'aidait à gravir les montagnes et ramassant des pierres, elle s'élança
en poussant de grands cris vers le lieu du combat. Ac-Ciâq était un
dogue féroce et vigoureux, il portait en outre un collier en fer hé-
rissé de pointes et de crocs contre lesquels le loup se blessait chaque
fois qu'il essayait de l'attaquer. Les dents du chien avaient déjà
entamé en plusieurs endroits la peau du loup, et celui-ci eût peut-
être battu en retraite, s'il eût su comment se débarrasser du terrible
collier en fer qui s'était accroché à son poil. Aussi, lorsqu'il entendit
le son menaçant d'une voix humaine et qu'il aperçut un bâton levé
au bout de deux bras, il ne s'anêta pas à examiner si la voix, les
bras et le bâton représentaient un ennemi vraiment formidable; mais,
se dégageant par un effort désespéré des dents du collier, auquel il
abandonna une grosse touffe de sa crinière, il prit la fuite.
Emina n'avait pas eu peur; elle fut très étonnée lorsqu'on se re-
tournant pour adresser quelques mots à Saed, elle ne l'aperçut pas
à ses côtés. Sa première pensée fut qu'il avait fait un détour pour
surprendre l'animal dans la montagne, la seconde la ramena plus
près du vrai : Emina ne savait pas encore qu'un poltron est un être
ridicule, mais elle sentit confusément que la peur peut être aussi
mauvaise conseillère que l'ingratitude. — Après tout, se dit-elle, il
ne sait pas que Dieu veille sur lui. Et moi aussi, j'aurais peur sans
cette pensée-là; il faut que je l'avertisse. — En cela, elle se ca-
lomniait, la chère petite, car ce n'est que sur les cœurs naturelle-
ment braves que le raisonnement peut exercer quelque influence au
moment du danger. Si Saed avait su, pour parler comme Emina,
que Dieu ne le quittait point dans le péril, il est probable qu'il
l'eût oublié à la vue du loup. Quoi qu'il en soit, les premiers soins
d'Emina furent pour son chien, qui n'avait reçu que de légères égra-
tignures, et les seconds pour Saed, qu'elle trouva à la place où elle
l'avait laissé, à demi mort de peur. — Dieu soit loué [moch Allali)\
te voilà ! s'écria-t-il tout tremblant du plus loin qu'il la vit. Le loup
est- il parti? N'as-tu pas de mal?
— Non, répondit Emina, et le loup est loin d'ici; mais s'il s'était
tourné contre moi, ce n'est pas toi qui m'aurais défendue, Saed.
L'enfant sentit le reproche , que sa conscience lui avait déjà
adressé, et de blême qu'il était, il devint cramoisi. — Pardonne-
moi, Emina, dit-il lorsqu'il eut recouvré la voix; mais que pourrais-je
contre un loup? Il m'eût dévoré ainsi que toi, et... le beau profit!
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. /i77
— NoTi, Saed, repiit Emina d'un air grave et quelque peu sé-
vère, ce n'est pas cela que tu dois dire et ce n'est pas cette ré-
llexion qui t'a retenu, ou bien il me serait impossible de t'aimer; îa
vérité est que tu as eu peur. Eh bien ! viens ici, je vais te dire quel-
que chose qui te donnera du cœur à l'avenir. Je t'entends souvent
«lire : hich Allah 1 mach Allah! comme mon père, comme ma mère,
comme tout le monde enfin ; mais as-tu jamais réfléchi à ce que ces
mots signifient? Je parierais que non, ou bien tu les prononcerais
d'une autre façon. Quand tu dis : Que la volonté de Dieu soit faite!
tu crois que Dieu veut ton bien ; quand tu dis : Dieu soit loué ! tu
reconnais que Dieu t'a accordé un don, un bienfait. Tu ne t'en rends
pas compte, mais ces mots n'ont pas d'autre sens. Sache donc qu'en
effet Dieu ne nous perd pas de vue une seule minute, ni toi, ni moi,
ni aucune créature humaine, ni aucun animal petit ou grand, beau
ou laid. Les arbi'es, les rivières, les champs, les étoiles, tout est dans
l'œil et dans le cœur de Dieu; mais plus une de ses créatures est
bonne et plus le cœur de Dieu est tendre pour elle, ce qui se com-
prend de soi-même, car il est naturel d'aimer ce qui est bon et de
préférer ce qui est meilleur.
— Qui donc t'a enseigné tout cela? fit Saed.
— Personne, répliqua Emina; mais si je suis convaincue que
Dieu nous vient en aide dans nos dangers et qu'il nous suggère les
moyens de les éviter, c'est que moi-même j'ai reçu ses avis, et aussi
parce que j'ai vu comment il fait parvenir à d'autres êtres ces mêmes
conseils et ces mêmes leçons. M'entends-tu, Saed? Pourquoi me re-
garder avec des yeux qui te sortent de la tête? Me comprends-tu?
— Je crois que oui, et en tout cas je t' écoute. Mais comment sais-tu
({ue ces avis dont tu parles te viennent de Dieu? Je sais bien que les
derviches adressent des questions à Dieu, qui leur répond et qui.
fait d'ailleurs tout ce qu'ils désirent; mais toi, Emina, tu es une
femme et non pas un derviche; tu n'as pas le sel de la Mecque, ni la
pierre verte, ni...
— Je ne sais ce que font les derviches, reprit Emina, et je com-
prends que certains hommes entendent la voix de Dieu plus souvent
que d'autres. Pour ce qui est de moi, je sais que certains avis me
sont venus de Dieu, parce qu'ils ne pouvaient me venir d'ailleurs,
et aussi parce qu'ils étaient si sages, si opportuns, si nécessaires,
que nul autre que le Dieu tout-puissant et tout miséricordieux ne
pouvait me les envoyer. Toi-même, si jamais un péril te menace,
adresse-toi à Dieu, tu l'écouteras, et tu le laisseras faire. Je ne te
demande que cela! Écoute la voix qui te parle dans ton cœ.ur, c'est
]a voix de Dieu.
Malgré les avertissemens d'Emina et la bonne volonté de Saed,
â78 REVUE DES DEUX MONDES.
mon rôle d'historiographe m'oblige à avouer que Saed ne fit pas de
grands progrès dans l'art de communiquer avec celui dont Emina
disait de si jolies choses avec un si joli visage. Dans deux ou trois
occasions importantes, il s'étudia à écouter les voix confuses qui
s'élevaient dans son cœur, mais sans pouvoir reconnaître celle qui
lui avait été annoncée. Il entendait bien, outre la voix de ses pas-
sions ou de ses instincts, une autre voix plus mélodieuse et plus
puissante qui disait juste tout le contraire des premières; mais cette
voix, il n'y avait pas à s'y méprendre, et Saed ne s'y méprit pas:
c'était la voix d'Emina. Faute de mieux, Saed se décida à écouter
celle-ci, et il fit bien. Plus d'une fois, lorsque sa paresse l'invitait
à se reposer à l'ombre des grands chênes et à laisser ses chèvres
devenir ce qu'elles pourraient, il se rappela les leçons d'Emina, et
résista à la tentation. Il fit aussi de louables efforts pour vaincre sa
timidité naturelle, car Emina lui avait dit : — J'ai toujours entendu
dire que l'homme étant fort et la femme faible, c'est à celui-là qu'il
appartient de défendre et de soutenir celle-ci. Cependant si nous
étions mari et femme, Saed, si nous avions de petits enfans, et qu'un
danger nous menaçât, que ferais-tu? Te sauverais-tu, et nous lais-
serais-tu nous en tirer comme nous pourrions?
Ce reproche piqua si fort Saed, qu'à partir de ce jour il se promit
de devenir aussi brave qu'un Osmanlis des anciens temps. De son
côté, la petite bergère se complaisait dans un double sentiment, ce-
lui de l'affection qu'elle éprouvait pour Saed et de l'ascendant qu'elle
venait de conquérir sur lui; mais à l'époque même où les exemples
et les paroles d'Emina commençaient à exercer sur Saed une salu-
taire influence, un grand changement se préparait dans la destinée
de la fille d'Hassan. Le sort tenait en réserve à ces deux enfans une
catastrophe qui devait bouleverser leur existence, si peu agitée jus-
que-là.
III.
Comme tous les Turcs de l' Asie-Mineure (je veux croire qu'il en
est autrement dans le reste de l'empire) , Hassan-Agha était criblé de
dettes. Quand un créancier le pressait un peu trop, il se mettait en
campagne, frappait à toutes les portes, et ne s'arrêtait pas qu'il n'eût
ramassé, sinon la totalité de la somme due, du moins un à-compte
considérable. C'est ainsi, et jamais autrement, que l'on paie ses dettes
en Asie-Mineure, en en contractant de nouvelles, et l'intérêt légal
y étant de 36 à liO pour 100, il en résulte que les prêteurs amateurs
exigent quelquefois le double, et que le malheureux, une fois dans
la carrière des emprunts, n'a plus la moindre chance de salut. Il ne
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. /i79
meurt pas de faim pour cela, car tant qu'il a des bras, de la terre
devant lui, et des bois par derrière, il est assuré de récolter assez
d'orge, de blé, de millet et de courges pour suffire à sa consom-
mation, et d'abriter sa tête sous les poutres et sous les planches
qu'il a coupées dans la forêt. Reste le chapitre de la toilette, et je
mets en fait que tous les accoiitremens à l'usage des deux sexes ne
sont jamais achetés qu'avec de l'argent emprunté; j'en dirais volon-
tiers autant des instrumens de labour et dti bétail. Hassana n'était
pas homme à échapper à la loi générale. Il s'était endetté à la mort
de son père, à son premier mariage, lors de son veuvage et lors de
son second mariage, sans compter les cas extraordinaires, les acci-
dens,, les maladies, les mauvaises années, les bêtes mangées par les
loups, etc. Aussi devait-il de l'argent à son voisin de droite, à son
voisin de gauche, au mocjtar de son village, et surtout au banquier
du gouvernement, sorte de receveur chargé de percevoir le tribut et
de le transmettre à la capitale; mais le créancier qui à lui tout seul
inquiétait Hassana plus que tous les autres réunis, c'était un certain
bey des environs, qui avait eu soin d'assurer sa créance sur les
terres d'Hassana. Ce bey s'était tenu tranquille pendant plusieurs
années. Néanmoins cette réserve discrète des temps passés rendait
ses exigences actuelles encore plus effrayantes, car on n'avait pas
la consolation de se dire : Il se calmera, comme cela lui est arrivé
déjà tant de fois !
Hamid-Bey avait depuis j)eu prévenu Hassana que son argent
lui étant nécessaire, il était décidé à ne rien négliger pour ren-
trer dans ses fonds. L'avertissement avait été réitéré plus d'une
fois, et Hassana était au désespoir. Malgré ses courses multipliées
et ses tentatives incessantes, il n'avait pu compléter la somme duo.
à Hamid-Bey, et les quelques piastres qu'il avait récoltées lui avaient
été octroyées à quelque chose comme 80 pour 100 d'intérêt. Ce fut
sur ces entrefaites, et lorsque le désespoir d'Hassana était à son
comble, qu'Hamid-Bey se présenta chez lui, et lui tint à peu près ce
langage.
— Noble Hassana, mon cher ami, mon âme, v^oulez-vous ou ne
voulez-vous pas me payer? Yoilà bien des fois que je vous adresse
la même question.
— Votre excellence peut-elle douter de mes bonnes et loyales in-
tentions? Que votre excellence me rende la justice de croire que
mon vœu le plus ardent est d'accord avec le sien à ce sujet. Je suis,
grâce à Dieu, en mesure aujourd'hui de conformer mes actions h
mes discours.
Hamid-Bey ouvrit de très grands yeux.
— Oui, excellence, quoique je ne sois pas encore en état de m'ac-
hSO REVUE DES DEUX MONDES.
quitter entièrement, je puis du moins alléger le poids dont mon
âme reconnaissante est chargée. J'ai là pour votre excellence...
— Qu'avez-vous pour mon excellence, noble effendi? repartit le
bey, qui avait remarqué l'hésitation d'Hassana, et qui n'en augurait
rien de bon.
— J'ai... cent piastres...
— Cent piastres! noble Hassana! Et vous m'en devez deux mille?
Y pensez-vous? Autant vaut ne rien m' offrir du tout.
— Mais, excellence, ce n'est qu'un petit à-compte pour vous faire
prendre patience. Après la récolte. . .
— Bon, parlez-moi de la récolte maintenant! Et vous n'avez pas
encore semé. Ah! ces terres-là ont bien l'air de venir à moi! Leur
étendue n'est pas considérable, mais vous êtes un bon cultivateur,
Hassana, et votre raisin est excellent. Je ne serais pas fâché d'ail-
leurs d'avoir dans cette vallée un petit coin de terre à moi, où je
viendrais passer les mois d'hiver, car il fait froid sur ma montagne.
Yoyons, noble Hassana! Vous voilà tout abasourdi! Comme vous
j)âlissez! Vous y tenez donc beaucoup à votre propriété?
Le pauvre homme ouvrit la bouche pour répondre qu'en effet il
y tenait infiniment, mais la voix lui manqua, et il garda un morne
silence, faisant de louables efforts pour ressaisir cette apparence de
tranquillité stoïque que les Turcs considèrent comme indispensable
à la dignité humaine. Après s'être livré quelques instans à ses ré-
flexions, le bey reprit : — Je vois que la pensée de renoncer à ces
lieux vous afflige, et je voudrais vous épargner ce chagrin. Peut-être
y aurait-il moyen de tout arranger. Vous avez une fille?
— Oui, excellence, répondit Hassana, qui crut voir le paradis
s'ouvrir devant lui,
— Quel âge a-t-elle?
— Bientôt treize ans, excellence.
— Diable! c'est beaucoup... Et avez-vous songé à la marier?
— Pas encore, excellence; elle ma sert à garder mes chèvres, et
partant, je ne suis pas pressé.
— Vous avez tort, vous avez grand tort, car à treize ans une
fille n'a déjà plus de temps à perdre. Voyons, voulez-vous me la
donner?
— A vous? A votre excellence? Mais assurément. Ma fille ne vaut
pas sans doute le prix...
— Un moment, un moment! Vous ne m'avez pas compris. Je ne
veux pas payer votre fille deux mille piastres. Si je l'épouse, votre
dette subsistera comme auparavant, si ce n'est que je consentirai
à en attendre le remboursement pendant cinq ans. Vous me donne-
rez en outre, votre vie durant, quatre chevreaux, cent oques de rai-
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. ASl
siu, dix mesures d'orge et trois voitures de paille par an. Voilà mes
conditions.
Qu'on me permette une courte digression au sujet de ce mariage.
Hassana avait espéré d'abord qu'il s'agissait de vendre sa fille pour
deux mille piastres à un grand seigneur, ce qui ne blessait aucune-
ment les susceptibilités paternelles de son cœur turc. Pareilles choses
ont lieu tous les jours parmi les personnages les plus considérables
de l'empire. La femme, en tant que femme, y est cotée si bas sur
l'échelle des mœurs et du sentiment, qu'elle ne peut guère déchoir.
L'esclavage d'ailleurs n'a rien de dur ni d'humiliant dans ces con-
trées, et la concubine se trouve matériellement et moralement dans
la même condition à peu près que l'épouse légitime. Hassana eût
donc été le plus heureux des Turcs s'il eût pu échanger sa fille contre
un reçu de deux mille piastres signé Hamid-Bey. Reste à expliquer
maintenant pourquoi le bey préférait une femme à une esclave, et
la raison en est si simple que j'ose à peine la dire : c'est que l'une
lui revenait meilleur marché que l'autre. Non-seulement il conser-
vait par son mariage tous ses droits sur la terre d'Hassana, et il im-
posait à ce dernier une redevance assez considérable, mais il ne se
chargeait pas d'une esclave, qui est souvent un meuble fort dispen-
dieux. Si elle est mécontente de sa destinée, si son maître lui in-
spire une aversion insurmontable, si les épouses légitimes de celui-ci
lui rendent la vie par trop dure, l'esclave a le droit de forcer son
maître à l'établir quelque part à son gré, à lui faire un présent
que le cadi ou le juge se réserve de fixer, et qu'il grossit de son
mieux afin que sa part soit meilleure. La femme légitime ne jouit
pas des mêmes avantages; elle peut, à la vérité, réclamer le divorce,
qu'elle obtient même sans de trop grandes diflicultés, mais cela ar-
rive rarement. Le mari se borne dans ce cas à restituer la dot, quand
il en a reçu une, et comme en même temps il se fait rendre par les
parens de la femme la somme qu'il leur a donnée lorsqu'il a épousé
leur fille, chacun rentre dans ses déboursés, sans se trouver ni plus
riche ni plus pauvre qu'avant le mariage. Ici par exemple la dot
était nulle, et le pi'ix payé par Hamid-Bey à Hassana pour l'achat
d'Emina se montait à cinquante piastres. De semblables mariages
sont très communs en Turquie. On croit généralement qu'une jeune
fille élevée dans la pauvreté coûte moins cher, si elle ne rapporte pas,
qu'une demoiselle élevée et nourrie dans des habitudes de luxe et
d'oisiveté. Hamid-Bey savait bien qu'Emina ne le ruinerait ni en
frais de toilette, ni en essences, ni en cosmétiques, ni même en confi-
tures ou sucreries. D'ailleurs il était marié depuis plusieurs années
à la veuve de son frère aîné, qui, plus âgée que lui de deux ans,
ne lui avait donné que cinq enfans, dont le plus jeune comptait alors
TOME I. 31
A82 REYUE DES DEUX MONDES.
six printemps. Il avait donc fait preuve d'une longanimité admira-
ble, et il devenait urgent pour lui de s'unir à une autre femme, qui,
plus jeune et plus robuste, pût compléter sans retard ni interruption
sa douzaine d'héritiers.
Le contrat de mariage ou de vente entre Hassana et Hamid-Bey
fut bientôt signé, et les parties contractantes se séparèrent fort sa-
tisfaites l'une de l'autre, tout en se promettant in petto de se duper
réciproquement et de toute leur finesse lors de la mise à exécution
des stipulations pécuniaires.
Il faut maintenant faire connaissance avec Hamid-Bey. Il était à
peu près du même âge qu'Hassana, qui passait, lui, pour un vieil-
lard; mais le riche étant toujours d'une dizaine d'années plus jeune
que le pauvre, Hamid-Bey tenait encore sa place parmi les jeunes
gens. D'une taille un peu au-dessus de la moyenne et bien prise, la
vigueur de ses formes nuisait pourtant à leur élégance, et un obser-
vateur un peu attentif y eût découvert tout d'abord des menaces
d'obésité. Son visage était plutôt rond qu'ovale, et son teint parlait
tout haut des ardeurs du soleil d'Asie. Ses yeux noirs, très grands et
à fleur de tête, souriaient tantôt avec la voluptueuse douceur d'un
mangeur d'opium, tantôt ils s'allumaient du sombre feu du Tartare.
Il avait le nez fin, bien modelé, aussi éloigné du type grec que du ro-
main; sa bouche, grande, bien découpée, aux lèvres un peu épaisses,
mettait à découvert des dents longues et aiguës d'une blancheur sans
tache. Une moustache bien tenue ombrageait seule ce beau visage,
qui paraissait dédaigner l'ornement réputé indispensable d'une lon-
gue barbe: tel était l'époux que l'on préparait à Emina, tel était le
seigneur et le maître auquel on allait livrer cette créature naïve et
inculte, ce corps accoutumé à un exercice constant et au grand air,
cette âme fière, forte et contemplative.
Hassana eut quelque peine à lui faire comprendre et accepter sa
nouvelle position. — Je t'ai mariée, Emina, — lui dit-il un jour qu'elle
revenait de la montagne. La première pensée d'Emina fut que Saed
s'était expliqué avec son père, et que ce mariage, auquel elle n'avait
pas encore réfléchi bien sérieusement, allait véritablement avoir lieu.
— Nous avions le temps d'attendre, lui répondit-elle; mais, jDuisque
ce mariage vous convient et que Saed est si pressé, je le...
— Saed? Quel rapport y a-t-il entre Saed et ton mariage? Réponds
vite, parleras-tu?
— Je croyais, mon père, que vous parliez de mon mariage avec
Saed. Qui donc songe à moi, si ce n'est lui?
— Celui qui t'a demandé en mariage est bien un autre person-
nage que ce petit idiot de Saed! Ce n'est rien moins qu'Hamid-Bey.
— Hamid-Bey! Vous plaisantez, mon père.
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. ASS
— Je ne plaisante pas, ni lui non plus. Ton mariage est arrêté, et
tu seras sa femme dans trois semaines.
— Gomme vous voudrez, mon père. Irai-je toujours dans la mon-
tagne avec le troupeau?
— Jusqu'au jour de ton mariage assurément, mais après, non.
Tu habiteras le liarem de son excellence, et tu n'en sortiras jamais.
Oh! tu auras le temps d'engraisser; tu seras bien heureuse, tu n'au-
ras rien à faire.
— Pardon, mon père, si je vous parle encore de Saed. Je ne songe
plus à l'épouser, puisque vous en avez décidé autrement; mais com-
ment m'y prendrai -je pour le voir et causer avec lui, si je ne dois
pas quitter le harem, où il n'entrera pas sans doute?
— Mais tu n'as que faire de Saed; tu ne dois plus jamais ni le voir,
ni lui parler, ni songer à lui. Tu ne verras plus d'autre homme que
ton mari. Tu sais bien que cela se passe ainsi dans tous les pays du
monde à l'égard des femmes mariées.
— Mais Saed est un enfant, mon père; nous sommes accoutumés
l'un à l'autre, et nous ne nous résignerons jamais à nous séparer
ainsi, lui surtout.
— Je me soucie bien de sa résignation ! Ce qui m'importe, c'est
que tu ne fasses pas de sottises et que tu comprennes bien tes de-
voirs. Ton mari n'est pas un modèle de patience, tiens-toi-le pour dit,
et si tu le fâches, tu t'en repentiras. Saed aussi fera bien de ne pas
se trouver sur son chemin.
— Mais qu'est-ce que cela fait à Hamid-Bey que j'aille dans la
montagne avec Saed? J'y suis bien allée jusqu'ici, et vous n'y avez
rien trouvé à l'edire. Pourquoi le bey ne ferait -il pas de même? Je
resterai à la maison quand il y aura de l'ouvrage.
— Allons, je vois que tu as pris de mauvaises habitudes. Si tu
avais vécu plus souvent à la maison, tu ne serais pas si ignorante, et
tu ne dirais pas tant de sottises. Sache donc qu'en prenant un mari
une jeune fille prend un maître, qu'elle doit lui obéir en toute chose, le
servir de même, ne voir que lui, n'être vue que de lui, ne parler et
ne penser qu'à lui. La femme d'un bey surtout ne sort du harem que
huit ou dix fois par an pour aller au bain, et encore sort-elle le visage
couvert et entourée de gardes qui ne permettent à personne de l'ap-
procher ni de la regarder. Et si la femme mariée manque à quel-
ques-uns de ses devoirs, il lui arrive malheur.
— Et que lui arrive-t-il, mon père?
— Ah ! il lui arrive, par exemple, qu'on n'entend plus parler d'elle.
Je me souviens, lorsque j'étais encore enfant, que j'admirais de loin
les esclaves noirs et tout le cortège qui suivait au bain la femme
d'Osman-Bey, père d'Haraid-Bey. On la disait fort belle, et rien
hS!l REVUE DES DEUX MONDES,
qu'à la voir marcher, on devinait qu'elle n'était pas gaie. Un mois,
deux mois, trois mois s'écoulèrent sans que le cortège passât,
comme il le faisait d'ordinaire, devant ma porte. Je me risquai un
jour à demander à un de mes voisins si la femme du bey ne se bai-
gnait plus. — Chut! me répondit-il, elle a pris un bain qui lui suf-
fira jusqu'au jour du jugement dernier. J'insistai pour qu'il m'ex-
pliquât le mystère, et voici ce que j'ai appris : Osman-bey s'était
aperçu que sa femme pleurait beaucoup, cela lui avait donné des
soupçons. Il l'avait questionnée, et la pauvre fille lui avait avoué
avoir aimé avant son mariage un sien cousin, lequel était parti dé-
sespéré, et dont elle n'avait plus reçu de nouvelles. Après avoir
écouté ce bel aveu, Osman-Bey quitta la chambre sans mot dire;
mais il y rentra bientôt, suivi de deux esclaves noirs qui prirent la
femme dans leurs bras, lui lièrent les mains, les pieds et la tête,
l'enfermèrent dans un sac et jetèrent le sac dans la rivière. Voilà
mon histoire, Emina, et je crois (quoique je n'en sois pas sûr) que
c'est de cette femme-là qu'Osman-Bey a eu le fils que tu vas épou-
ser. Prends bien garde à toi. Je t'ai avertie; j'ai fait mon devoir de
père; le reste te regarde. Ah ! encore un mot... Le bey a déjà une
femme, c'est la veuve de son frère amé; elle est vieille, ne lui donne
plus d'enfans, et c'est pour cela qu'il s'est décidé à prendre une
autre femme. On dit qu'Ansha (c'est ainsi qu'on la nomme) a été
fort belle, qu'elle est très habile, et qu'Hamid-Bey ne fait rien sans
la consulter. Tâche donc de t'en faire une amie; c'est, je crois, le
meilleur moyen de vivre en paix avec le bey. Et maintenant, va
rejoindre tes chèvres.
Elle y alla; mais à peine avait-elle fait quelques pas vers l'étable,
que, s' arrêtant soudainement et tournant vers son père son visage
pâle, elle lui dit d'une voix ferme, quoique triste : — Mon père, si
les choses se passent comme vous venez de me le dire, je ne reste-
rai pas longtemps dans le harem du bey.
— Et où donc iras-tu, malheureuse enfant?
— Là où sont allées ma mère et la mère du bey.
Et elle retourna à ses chèvres.
— Bah! bah! propos de petite fille, marmotta Hassana. Après
tout, cette enfant a été mal élevée; elle n'est pas comme tout le
monde, et elle aura de la peine à se tirer d'affaire. Elle ne m'a pas
même demandé si sa robe de noce serait en satin de Damas...
Je n'essaierai pas de dépeindre le désespoir de Saed, lorsqu'il
apprit la grande nouvelle. 11 ne parlait de rien moins que d'attendre
le bey au coin d'un bois, de lui tirer un coup de fusil, de mettre le
feu à la maison, d'enlever Emina; mais celle-ci n'eut pas grand'-
peine à lui faire comprendre qu'Hamid-Bey appartenait à une famille
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 585
puissante, qu'on ne l'ofienserait pas impunément, que les fugitifs
seraient poursuivis, traqués, puis séparés et punis. Elle n'eut pas
grand'peine à lui faire entendre cela, parce que Saed savait très bien
au fond du cœur qu'il proposait des choses impraticables, mais cela
le soulageait de former des projets fous qu'il n'avait pas le dessein
d'exécuter et de combattre ensuite les raisonnemens que hasardait
Emina pour le ramener à de plus sages pensées. Emina de son côté
lisait assez couramment dans le cœur de son petit ami; mais, voyant
que cette gymnastique de l'âme allégeait sa peine, elle s'y prêtait
de bonne grâce, oubliant pour un moment ses propres chagrins,
bien plus vifs, quoique moins bruyans. Elle s'étonnait de cette
manière de sentir si différente de la sienne, elle ne la condamnait
pas. C'est qu'il y a du bon chez les femmes, même parmi les moins
civilisées. Chose étrange toutefois, cette abnégation féminine déplaît
toujours à l'homme en faveur duquel elle s'exerce. Saed en effet
s'avisa de chercher querelle à Emina siu' la façon dont elle oubliait
sa propre peine pour ne s'occuper que de la sienne à lui, et de dé-
clarer qu'une douleur sur laquelle on possède autant d'empire n'est
pas de celles dont on meurt. — Après tout, dit-il dans un intervalle
de sanglots et de gémissemens, j'ai tort de t'importimer ainsi d'un
désespoir que tu ne partages pas. Il est facile de voir que ce ma-
riage te sourit. Tu vas devenir une grande dame, tu ne garderas plus
les chèvres, tu boiras ton café, tu fiuneras ton chibouk ou ton nar-
ghilé depuis le matin jusqu'au soir. Ah! qui me l'.eût dit il y a huit
jours, qui me l'eût dit hier encore que tu changerais de la sorte et
si vite? Moi qui t'aime tant! Ah ! c'est bien mal, Emina, c'est bien
mal! — Et il se reprit à sangloter et à s'arracher les cheveux.
Emina lui répondit de sa douce voix, un peu tremblante : — Je
ne t'en veux pas de ton injustice, mon pauvre Saed; c'est la souffrance
qui te rend injuste, et tu souffres à cause de moi. Crois-moi, Saed,
je suis la plus à plaindre des deux. Tu me perds, mais que de choses
te restent ! Tu reviendras dans ces lieux que nous avons si souvent
parcourus ensemble; tu t'asseoiras, à l'ombre de ces arbres, sur ce
frais gazon que nous aimons tant. Tes chèvres viendront encore te
lécher les mains, tes chiens accourront toujours à ta voix, tu boiras
l'eau limpide de la fontaine, tu te baigneras dans la rivière qui coule
à nos pieds, tu penseras à moi, tu te rappelleras nos beaux jours, et
tu seras libre de pleurer à ton aise. Moi, je passerai les jours et les
nuits dans une chambre dont il ne me sera pas permis d'ouvrir les
fenêtres à ma fantaisie, j'étoufferai entre quatre murailles! Je ne serai
entourée que d'inconnus, d'indifférens, d'ennemis, et Dieu sait de
combien de rivales! Heureusement je sais un remède aux plus grands
maux. Ce remède me sera administré tôt ou tard par mon créateur :
A80 REVUE DES DEUX MONDES.
si je suis malheureuse , je le supplierai de se liâter: si je suis con-
tente, je verrai l'heure suprême approcher avec effroi; mais heu-
reuse ou affligée, cette heure viendra, et cela me console.
— Pauvre Emina! dit alors naïvement Saed, est-il bien vrai que
tu souffres? Puisqu'il en est ainsi, je te rends toute mon estime et
tout mon amour. Oh ! je t'aime bien, Emina ! je t'aime bien, et c'est
la pensée de te perdre qui me rend si méchant.
Les deux enfans passèrent une triste journée. Ils étaient assis l'un
à côté de l'autre, dans un des sites que préférait Emina. C'était sur
les bords d'un torrent qui roulait au fond d'une étroite vallée, entre
des prairies et des bosquets de saules qui trempaient leurs rameaux
recourbés dans l'eau courante. A quelques pas plus loin, la scène,
de riante et paisible qu'elle était, devenait soudainement sombre et
effrayante. Des rochers taillés à pic, sortis comme par enchantement
de ces vertes prairies, formaient d'immenses arceaux sous lesquels
le torrent se précipitait avec bruit, se heurtant et se brisant aux
énormes pierres qui tapissaient son lit. La route, suivie d'ordinaire
par les voyageurs peu nombreux qui traversaient ce canton, se per-
dait dans le torrent, et ce n'était qu'en marchant dans l'eau jusqu'à
mi-corps ou jusqu'au poitrail des chevaux que l'on atteignait l'issue
de ce défilé, dans lequel la lumière du soleil pénétrait à peine. C'était
sur le seuil de cette sombre nature, sur les dernières limites de ce
paysage calme et serein, qu'Emina se plaisait à contempler les chocs
et les ténèbres qui venaient expirer à ses pieds. — Hélas ! se disait-
elle ce jour-là, je vais marcher en avant. Adieu, frais ombrages, eaux
tranquilles, je vais entrer dans le sombre défdé, lutter contre les
vagues, déchirer mes pieds aux pierres du torrent ! Qui sait si je
reverrai jamais la lumière, ou si, sanglante et brisée, je serai jetée
sur le rivage lointain ?
Inutile de dire que les deux enfans formèrent des projets pour
l'avenir, ou pour mieux dire ce fut Saed qui les fit et Emina qui y
prit part, pour ne pas le replonger dans son désespoir. Cette entre-
vue ne fut pas la dernière. Pendant les trois semaines qui s'écou-
lèrent avant le mariage, Emina et Saed se rencontrèrent tous les
jours et passèrent le temps à se répéter les mêmes choses. Je dois
avouer qu'Emina éprouvait quelque lassitude de ces scènes cent fois
renouvelées et qui n'aboutissaient à rien. Elle eût préféré employer
ces derniers beaux jours à puiser des forces contre l'avenir; mais
Saed avait besoin de gémir, cela lui faisait du bien, et comme entre
deux malheureux celui qui souffre le moins est celui qui crie le plus
fort, Saed usait de son droit en poussant des hurlemens à en assour-
dir les échos et à fendre les rochers.
Depuis que le monde est monde, ni ceux qui supplient le temps de
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. /i87
ralentir sa marche, ni ceux qui le conjurent de la hâter n'ont ob-
tenu le moindre succès. Saed subit la loi commune, et malgré ses
larmes, malgré ses prières et certaine visite à un iman fort renommé
pour son savoir et sa puissance surnaturelle, le jour des fiançailles,
voire celui des noces, arrivèrent comme si de rien n'était.
IV.
La veille de ce jour funeste, Emina fut remise dès l'aube aux ma-
trones du village voisin, auxquelles appartenait le privilège de la
faire belle. La toilette des fiancées turques peut être considérée
comme un premier degré de torture, apprentissage utile et salutaire
sans doute à la jeune fille qui va entrer dans un harem. Emina fut
donc revêtue : — d'une chemise en soie blanche, — d'un énorme
pantalon de satin de Damas rayé jaune, noir, rouge, vert, — d'une
seconde chemise en calicot blanc, — d'une petite veste en satin rose,
— d'une veste plus ample et plus longue, en satin de Damas rouge
à petites fleurs, — d'une énorme écharpe en cachemire français qui
faisait huit ou dix fois le tour de sa taille, — d'une longue robe, que
nous nommerions volontiers robe de chambre, traînant jusqu'à terre,
ouverte sur les côtés et sur le devant, en satin de Damas pareil à
celui du pantalon. Quant à la coiffure, elle consistait dans une ca-
lotte de coton blanc, dans un mouchoir roulé plusieurs fois autour de
la calotte, dans un fez très élevé, en laine rouge, placé sur la calotte
et le mouchoir, donnant à la coiffure la forme d'un pot en terre
cuite renversé. Elle se complétait par un voile de crêpe vert, brodé
en paillettes d'or, flottant sur le fez, et par un mouchoir de coton
rouge qui, posé carrément sur la tête, couvrait le visage et descen-
dait jusque sur la poitrine. Venait enfin une sorte de drap de lit
qu'on nomme un voile en Asie, et qui enveloppait de la tète aux
pieds la pauvre fille. On était alors à la mi-juin. Quant aux bijoux,
nous parlerons d'abord de deux ou trois pendans d'oreilles fichés en
différens points des oreilles d'Emina, et rattachés sous son menton
pai- plusieurs chaînettes en or, en argent ou en perles, d'un médail-
1er complet cousu sur une pièce d'étoffe et placé sur la poitrine de
la victime, de quelques fleurs en diamans piquées sur le fez, et qui
étaient, on s'en doute bien, un présent du futur.
C'est à regret que je poursuis la description rigoureusement exacte
de cette toilette. Dire que les beaux sourcils châtains d'Emina étaient
entièrement couverts par une ligne noire qui, paï^tant d'une tempe,
atteignait l'autre sans solution de continuité, et ne tenait aucun
compte du nez, si ce n'est par un petit crochet géométrique destiné
à en indiquer la naissance ; dire que son visage était enduit d'une
A88 REVUE DES DEUX MONDES.
couche blanche sur laquelle se détachaient au-dessous des pom-
mettes des plaques d'un rouge de brique, et serpentaient à tort et à
travers des zigzags bleuâtres imitant des veines, qu'un coup de
brosse de laque masquait les lèvres, qu'un cercle aussi noir que la
ligne des sourcils encadrait les yeux, que l'intérieur des mains et les
ongles des pieds et des mains étaient badigeonnés en orange foncé,
ce sont là des horreurs que je voudrais effacer de ma mémoire. Que
sera-ce quand il me faudra ajouter que toute cette peinture était
parsemée de petites étoiles de papier doré, fixées sur le visage de la
pauvre enfant avec de la colle! J'oubliais le pire : — les beaux che-
veux d'Emina ayant été rasés la veille afin de la rendre plus di-
gne de la couche d'un bey, on les avait remplacés par des queues
de chèvre peintes en rouge et pendantes sur ses épaules î Dieu soit
loué, j'ai fini !
J'ai fini de décrire ce qui est laid, mais non ce qui est barbare.
L'étiquette musulmane exige que la fiancée demeure ainsi affublée
depuis le lever jusqu'au coucher du soleil, que pendant ces longues
heures elle ne soulève jamais son voile, qu'elle pleure toutes les
larmes de son corps (l'obligation est opportune), et qu'elle ne pro-
nonce pas un mot. Emina n'exécuta pourtant pas à la lettre le pro-
gramme des fiançailles, car elle ne poussa pas un seul cri. Pour
morne et abattue, elle l'était dans la perfection, mais elle l'était
trop véritablement pour faire du fracas. Lorsqu'une voisine entrait
dans l'appartement des femmes, la fiancée, sortant du coin où elle
était accroupie sur ses talons, allait droit à elle, lui baisait silen-
cieusement la main, et retournait aussitôt dans son coin sans faire
plus de bruit qu'une souris. Plus d'une larme roula le long de ses
yeux sur son poitrail à sequins, plus d'une mouche en papier doré
fut décollée par les pleurs; mais tout cela se passait dans l'intérieur
des draperies. Plusieurs matrones crurent donc pouvoir aflîrmer, en
rentrant chez elles, que la fiancée montrait effrontément un excès de
joie malséant dans sa position.
Lorsque la nuit fut venue (c'était la dernière qu'Émina dût passer
sous le toit paternel) , l'on voudrait croire qu'il lui fut permis de dé-
poser son lourd attirail, et de chercher dans la solitude et sur son
propre matelas quelque repos et quelques forces pour le lende-
main. Il n'en fut rien. On l'avait parée pour la noce du lendemain,
et sa parure devait tenir bon jusque-là. On ne lui fit pas même grâce
d'une de ses mouches ni d'un de ses voiles. Assise à terre devant le
feu (il y a toujours du feu dans les maisons turques), entourée de
ses parens et des amis de sa belle-mère , la nuit ne fut pour elle
que le prolongement d'une journée déjà trop longue. Aussi, lorsque
le jour reparut, Emina, quoique naturellement forte, pouvait à peine
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 589
se soutenir. Pendant ce long supplice, pensa-t-elle à Saed? Quel-
quefois.. Quoiqu'elle connût son caractère , elle s'était surprise
d'abord à s'inquiéter de ce qu'il pouvait devenir et à craindre un
coup de tête, fruit de son désespoir; mais ses craintes s'étaient bien-
tôt dissipées, car non loin de la porte, qu'une voisine avait laissée
entr' ouverte en entrant, Emina avait aperçu Saed au milieu d'un
groupe d'enfans de tout âge, venus à la fête pour avoir leur part de
gâteaux, lait caillé, thé de mauve et autres friandises qui devaient
être distribuées au public. Les gâteaux n'étaient pas l'aimant qui
attirait Saed à la noce, cela va sans dire. S'il en^ mangea (ce que
j'ignore), ce ne fut que par prudence, pour ne pas attirer sur lui
l'attention, toujours malveillante, et ne pas nuire à la réputation im-
maculée d'Emina. Toujours est-il que, rassurée sur le sort de son
ami, les pensées d'Emina prirent une direction dans laquelle elle
n'était pas exposée à rencontrer Saed. Elle s'occupa de son avenir.
Vint enfin le grand jour, le jour des noces. Avant que le soleil
parût au-dessus de la colline qui faisait face à la maison d'Hassana,
une musique bruyante, composée d'un tambour, d'une grosse caisse,
de deux fifres et d'une guitare ou mandoline au long manche, re-
tentissait dans la plaine. Quelques instans plus tard, un long cortège
d'hommes et de femmes à cheval descendait le sentier qui menait
du village d'Hamid-Bey à la vallée. A peine les cavaliers avaient-ils
mis pied à terre, qu'on leur offrit des tartes au miel, des boulettes
d'avoine bouillie enveloppées dans des feuilles de vigne, de petits
morceaux de viande rôtie enfilés dans de petites broches en fer, et
une énorme montagne àepilaff. Tous plongèrent à l'envi leurs doigts
dans le beurre ou la sauce, et leur appétit, excité par tant de bonnes
choses, se satisfit à plaisir; mais comme il est impossible de tou-
jours manger sans jamais boire, quelque bon musulman que l'on
soit d'ailleurs, on apporta dans une coupe homérique un sherhet
composé d'eau, de miel, de poires cuites et d'orge, et tous les con-
vives trinquèrent à la ronde. L'un d'eux, prenant à part Hassana, lui
demanda ensuite à voix basse s'il n'avait pas une goutte d'eau-de-vie
à la maison, et sur la réponse affirmative de l'amphitryon, chacun
passa à son tour dans un réduit intérieur, où l'on but plusieurs litres
de cette boisson exhilarantë, si bien qu'en rentrant dans la pièce
commune, tous les convives avaient le visage allumé, l'œil trouble,
et décrivaient en marchant les courbes les plus irrégulières. Per-
sonne n'en fit la remarque néanmoins, et c'était là le point essentiel.
L'heure arrivée, on se disposa au départ. Plus morte que vive,
Emina reçut sur sa tête et sur son dos une courte-pointe piquée;
puis, quand elle eut embrassé père, mère, frère, parentes et amies,
Hassana la hissa à califourchon sur un cheval du bey, magnifique-
/iOO REVUE DES DEUX MOî^DES.
ment liarnachc et caparaçonné; chacun reprit sa monture, et l'on se
mit en marche pour quitter la ^ allée. Je ne puis dire qu'Emina donna
un dernier regard à ces lieux témoins de sa vie paisible et de son
bonheur évanoui : elle était séparée du monde entier par sa courte-
pointe, et elle n'aperçut pas même Saed, qui, blotti derrière un
buisson, la guettait pour la voir une dernière fois. Tout ce qu'elle
put faire, ce fut de deviner, à l'épaisseur plus ou moins grande des
ténèbres qui l'environnaient, qu'elle traversait un bosquet bien connu
et peu éloigné de la maison paternelle, et ensuite qu'elle quittait ce
vert abri pour rentrer dans la plaine découverte. Ce ne furent pas
les distractions du voyage qui en abrégèrent pour elle la durée; mais
elle redoutait si fort le but vers lequel elle marchait, que la route
lui parut fort courte. Elle comprit qu'elle s'avançait au milieu de la
foule; elle entendit un murmure confus de voix sur les deux côtés
du chemin; les chevaux ralentirent le pas comme s'ils marchaient
au milieu des obstacles; on s'arrêta enfin. Un petit enfant de deux
ou trois ans fut présenté à Emina, qui, instruite à l'avance de son
rôle, le reçut dans ses bras, le posa un instant devant elle sur son
cheval, et lui donna une pomme dont sa belle-mère l'avait munie
pour la circonstance. Le bambin redescendit fier et enchanté. Ce fut
ensuite le tour d'Emina de mettre pied à terre. Cette évolution heu-
reusement accomplie, une main amie entrebâilla la courte-pointe
afin qu'Emina pût apercevoir la porte ouverte pour la recevoir et la
grand' mère d'Haraid-Bey (nous avons vu que sa mère était morte)
se tenant sur le seuil de la maison pour faire accueil à sa belle-fiile.
Ce fut à ses pieds qu'Emina se prosterna, baisant à trois reprises,
selon la coutume, le tapis qu'une esclave noire avait étendu expres-
sément devant la vieille dame; celle-ci la releva, la prit dans ses bras,
pénétra un moment sous ses voiles pour déposer un baiser sur les
joues brûlantes et badigeonnées de la pauvre enfant, puis elle l'en-
trahîa tout doucement dans l'intérieur du harem. Là les scènes de
la veille se répétèrent. Em.ina devait crier; elle se contenta de pleu-
rer silencieusement. On la plaça debout dans un coin de la pièce
d'honneur, on ramena sur son visage le voile de tulle vert, le mou-
choir de coton rouge et le drap de calicot blanc, et on l'abandonna
à ses propres réflexions, tandis que la nombreuse société féminine
rassemblée pour lui faire honneur s'entretenait des incidens du
voyage, de la chaleur du jour, des fêtes de la veille et des événe-
mens du lendemain, absolument comme en Europe. On examina la
toilette d'Emina, qui fut officielkment déclarée irréprochable, quoi-
que chacune de ces dames la trouvât in petlo ridicule. Le dîner fut
servi, la compagnie mangea de bon appétit, après quoi jeunes et
vieilles se mirent à danser. La danse turque est curieuse à voir
RÉCITS TDRCO-ASIATIQUES. 491
malgré sa monotonie. Deux femmes, ou deux hommes habillés en
femmes, se placent au centre des spectateurs, qui font entendre une
espèce de plain- chant. Les danseurs ou danseuses agitent leurs
doigts comme s'ils jouaient des castagnettes, ce qui leur arrive bien
quelquefois; quelquefois aussi, à défaut de castagnettes, on se sert
de deux cuillères de bois, qui, il faut bien l'avouer, font absolument
le même effet. De toute façon le mouvement des mains et des doigts
y est. On ne fait point de pas. Les danseuses se bornent à se pour-
suivre l'une l'autre, à tourner sur elles-mêmes et à remuer rapide-
ment les hanches, tandis que le haut du corps est rejeté tantôt en
arrière et tantôt de côté. La danse continue ainsi pendant des heures
sans autre interruption que l'arrivée des rafraîchissemens, la pipe
et le café.
Le soleil s'était couché i)ourtant, et le muphti était prêt pour la
cérémonie. Qu'était devenu le fiancé, et pourquoi ne l'ai-je pas seule-
ment nommé? C'est que, selon l'étiquette turque, le fiancé demeure
caché pendant toute la journée des noces. Il ne doit être aperçu ni
de près ni de loin, ni par ses parens, ni par ses amis. Sa toilette est
des plus simples, car pareil jour n'est pas un jour de fête pour lui,
ce n'est pas même un jour mémorable. Ainsi le veut la dignité virile.
La femme reçoit un honneur qu'elle ne peut trop reconnaître ni cé-
lébrer trop haut; mais le mariage est pour l'homme un fait sans
importance. Quand les acteurs et les spectateurs sont au complet,
quand tout le monde a mangé, bu, fumé et dansé à satiété, quand
le muphti a préparé sa. pâte (on verra tout à l'heure de quoi il s'agit),
et surtout lorsque le soleil est couché, on appelle l'époux, qui paraît
enfin, triste et soucieux comme pour un enterrement. S'il lui arrivait
de prononcer un mot, de laisser entrevoir un sourire, le monde
entier crierait à l'oubli des convenances. Hamid-Bey n'avait garde
de s'exposer à ce reproche : il se respectait assez pour savoir être
maussade lorsque les circonstances l'exigeaient, et plus souvent
encore.
L'époux arrive, ai-je dit, tenant par la main un jeune garçon qui
représente la fiancée absente. Le muphti prononce quelques paroles
sacramentelles, et on lui apporte un plat sur lequel est du lieiiné dé-
layé dans de l'eau. L'époux tend la main au muphti, qui la prend,
la ferme comme pour la mettre en mesure de donner un coup de
poing, puis avec son index glisse dans ce poing fermé une bou-
lette de henné qu'il fixe sur la paume de la main. Retirant ensuite le
doigt de cet étau vivant et prenant une seconde boulette de la même
pâte, il s'en sert pour coller' en quelque sorte le pouce de l'époux
sur le poing toujours fermé. 11 enveloppe la main ainsi empâtée dans
un mouchoir qu'il roule autour du poignet à plusieurs reprises, et,
592 REVUE DES DEUX MONDES.
abandonnant l'époux, il procède de la même manière avec la main
du jeune garçon. La cérémonie est alors achevée, les rites sont ac-
complis, le mariage est célébré. Emina, qui est demeurée à quelques
toises de là, parfaitement étrangère à tout ce qui s'est passé, n'est
plus la jeune fille de tout à l'heure; elle est femme, elle a un mari,
im maître, et le muphti s'en va souper. Pendant ce temps, deux
jeunes filles ont préparé la couche nuptiale avec tous les témoi-
gnages extérieurs de respect qu'exige un semblable autel. En posant
à terre le matelas, elles se sont inclinées; en plaçant les oreillers,
elles se sont agenouillées; en étendant les draps, elles ont baisé la
terre; en défaisant la couverture, elles ont recommencé à s'agenouil-
ler et à se prosterner. Ceci achevé, elles quittent la chambre à recu-
lons et vont chercher Emina, qu'elles conduisent au lieu du sacrifice,
dans les bras de son heureux époux.
On me pardonnera de ne point suivre pas à pas, comme je l'ai fait
jusqu'ici, Emina à partir de ce moment suprême. La petite bergère
heureuse et innocente a cessé d'exister. On va faire connaissance
avec la jeune femme esclave, avec ces agitations, ces tristesses de
la vie de harem qui sont le vrai sujet de notre récit. Comment la
première phase de son existence avait-elle préparé la fille d'Hassan à
la seconde? Avant de répondre et d'aller plus loin, il faut dire quel-
ques mots de la famille dans laquelle Emina devait vivre désormais.
V.
J'ai dit qu'Hamid-Bey avait une première femme, que cette femme
avait été d'abord sa belle-sœur, qu'elle était plus âgée que lui, et
qu'elle ne lui donnait plus d'enfans depuis cinq ans. 11 ne faudrait
pourtant pas en conclure qu'Ansha fût une vieille femme, dépouillée
de toute beauté. Ansha avait peut-être passé la trentaine, mais elle
était encore fort belle, plub jjelle qu'elle ne l'était à quinze ans,
beaucoup plus belle qu'Emina. Elle était grande et puissante, mais
point obèse ni lourde. Elle était belle de la beauté de Junon, et c'est
une beauté qui a son prix. Ses grands yeux noirs, largement fendus
en amande, avaient conservé tout le feu de la jeunesse et de la pas-
sion. Son nez aquilin donnait à son visage cette expression ferme et
hautaine qu'on attribue, je ne sais pourquoi, aux impératrices ro-
maines, les plus légères et les moins inhumaines des femmes, si
Tacite et Suétone n'en ont pas menti. 11 fallait que sa bouche fût
bien gracieuse et son sourire bien doux pour tempérer l'expression
impérieuse de ce nez et de ce regard; mais, quelque difficile que fût
l'entreprise, la bouche et le sourire d' Ansha étaient en mesure de
la mener à bonne fin. Un teint éblouissant complétait cette beauté,
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. A93
devant laquelle les charmes d'Emina pâlissaient un peu; mais cette
beauté si fièie était bien connue d'Hamid-Bey, et si bien connue
qu'il ne la reconnaissait plus du tout. Ansha avait cessé d'être belle
aux yeux de son seigneur, et elle le savait. Aussi, lorsque sa stérilité
lui en fournit un prétexte (s'il est permis d'appliquer Tépitliète de
stérile à une femme qui avait eu huit enfans), elle s'empressa de
faire remarquer au bey qu'il avait besoin d'une femme plus jeune
qu'elle, se réservant ainsi la consolation de se dire et de dire à ses
amies : — C'est moi qui l'ai voulu; Hamid-Bey ne se fût jamais dé-
cidé de lui-même à me donner une rivale.
Quoiqu'elle ne fut plus belle aux yeux de son mari, Ansha n'était
pourtant pas sans influence sur son esprit. Elle possédait les titres
de la partie la plus considérable des biens de Hamid, c'est-à-dire
qu'elle était légalement en possession de la maison, des meilleures
terres et des troupeaux du bey, celui-ci les ayant hérités de son
frère aîné, qui, pour se mettre à l'abri de certains accidens politiques
dont il était menacé, avait placé sur la tête de sa femme le plus
clair de ses propriétés. Hamid-Bey, lui, n'avait jamais rien eu à dé-
mêler avec la politique, mais il avait en revanche des créanciers
qui, n'étant pas les créanciers de sa femme, ne pouvaient faire ven-
dre ses biens. Hamid avait donc besoin d' Ansha : première cause
d'influence. En second lieu, il est juste de reconnaître qu" Ansha
était ce qu'on appelle dans un certain monde une femme supérieure.
Elle avait une forte tête, et c'était merveille de voir comment, sans
quitter le coin de son ottomane, elle savait à point nommé le mo-
ment où tel ami d'Hamid-Bey était en fonds, où tel créancier perdait
patience, où tel débiteur se trouvait en mesure de s'acquitter. Elle
avait rendu à son mari des services signalés en lui fournissant de
précieux renseignemens; aussi avait-il coutume de dire à ses amis :
— Ansha sait où est l'argent de tout le monde, et personne ne la
surpasse dans l'art de trouver des fonds.
Ainsi cuirassée, Ansha n'avait rien à craindre de la rivalité d'Emina,
et d'autant moins qu'elle se souciait fort peu du cœur de son bey.
n lui suffisait d'être et de demeurer maîtresse au logis, et c'était
elle-même qui avait conseillé à son mari d'épouser la fdle d'IIas-
sana, en l'assurant que c'était le seul moyen pour lui de rentrer
dans sa créance ou d'en obtenir l'équivalent. Il faut avouer néan-
moins que, tout en étant sans crainte au sujet d'Emina, Ansha ne
l'aimait guère. Elle la dédaignait comme une enfant sans consé-
quence, n'ayant d'autre mérite que sa beauté délicate et fragile; or
les femmes de la trempe d' Ansha n'aiment pas ce qu'elles dédaignent,
et ce n'est qu'en se rendant redoutable qu'on parvient à éveiller leur
intérêt. Eniina était loin de se douter de cette vérité philosophique.
h9h REVUE DES DEUX MONDES.
et elle espérait au contraire gagner les bonnes grâces de sa devan-
cière par sa soumission et son humilité. Elle faisait fausse route, la
pauvre petite, mais ce ne devait pas être la dernière fois.
Si le fameux adjectif d'incomprise peut s'appliquer à une femme
quelconque, c'est bien assurément à Emina. 11 est juste de recon-
naître cependant que sa rivale la comprit mieux que personne. A
peine eut-elle, du haut de sa suprématie, jeté un regard scrutateur
sur les traits réguliers, mais délicats d' Emina, dont les yeux, si lim-
pides malgré leur expression de timidité, se fixaient calmes et sereins
sur tous ceux à qui elle avait affaire, qu'Ansha se dit : — Il y a dans
cette petite quelque chose que je dois surveiller. — Elle remarqua
aussi qu'Emina pâlissait plus souvent qu'elle ne rougissait, ce qui,
nous le savons, nous autres civilisés, ne dénote après tout qu'une
anomalie dans le système de la circulation du sang. Ansha n'avait
pas lu Bichat, et elle conclut de son observation qu'Emina sentait
avec plus de force que cela n'était à souhaiter dans sa position. Elle
s'ajDpliqua donc à étudier la nouvelle venue, et cette étude eut les
résultats les plus satisfaisans. — S'il y a quelque chose de singulier
dans cette enfant, se dit-elle, ce n'est rien du moins dont je doive
m'inquiéter. Elle n'est bonne à rien, elle ne sait pas se faire valoir,
elle ne songe pas même à flatter ceux à qui elle a bonne envie de
plaire; elle n'aura jamais la moindre influence sur Hamid-Bey, et
elle demeurera toujours en mon pouvoir. — Ansha était donc rassu-
rée, mais non radoucie. Elle allait jouer avec Emina comme le chat
joue avec l'oiseau captif, et lorsqu'elle jugerait le moment favorable,
elle l'achèverait d'un coup de dent.
Les deux enfans du premier lit d' Ansha, deux jeunes gens de
seize à dix-sept ans, avaient leurs entrées dans le harem, où leurs
épouses demeuraient en assez bonne harmonie sous la présidence
d' Ansha. Ces deux couples ne méritent pas d'être présentés au lec-
teur, et une simple mention honorable est tout ce que je puis leur
accorder. Venaient ensuite les cinq enfans d'Hamid et d' Ansha. C'était
d'abord une jemie fille de treize ans, jalousant à double titre Emina,
— premièrement parce que c'était la rivale de sa mère, — en se-
cond lieu parce que sans être ni son aînée, ni la fille d'un bey, elle
avait trouvé un bey pour mari, tandis qu'elle, issue d'une noble fa-
mille et parfaitement en âge d'être établie, attendait encore le bey
qui n'arrivait pas. Puis c'étaient deux garçons de dix à onze ans,
insupportables comme le sont tous les garçons de cet âge en Tur-
quie, traitant leur mère et toutes les femmes du harem comme les
dernières des esclaves, se glissant à toute heure dans toutes les
chambres sans qu'on eût le droit de les envoyer promener. Venait
encore une petite fille assez douce et assez gentille jasque-là (elle
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. /i95
n'avait que huit ans), mais qui commençait pourtant à ouvrir les
yeux sur sa propre importance, et menaçait par conséquent de de-
venir sous peu aussi désagréaJDle que sa sœur aînée. Enfin le Ben-
jamin d'Ansha (c'était d'ailleurs son nom) entrait dans sa sixième
année. Il était gâté au possible, mais son charmant naturel avait
tenu bon contre les cajoleries sans fin, les monceaux de dragées et
les flatteries colossales que chacun lui prodiguait. Le petit bon-
homme se prit tout d'abord d'un goût effréné pour Emina, qui ne le
gâtait pas, mais qui en revanche l'aimait fort, ce dont il eut la ma-
lice de s'apercevoir et de lui savoir gré. La mère lui pardonna ce
penchant dépravé, elle se félicita même de ce qu'il lui fournissait un
prétexte pour commencer les hostilités contre Emina, qui, disait-
elle, s'efforçait de lui enlever le cœur de ses enfans. Hamid-Bey lui-
même ne pourrait lui refuser son appui dans cette lutte toute ma-
ternelle.
Au-dessous des grandes dames et des filles du bey, il y avait dans
le harem tout un monde d'esclaves de couleurs diverses, tenues en
respect par l'autorité d'Ansha. Une fille d'Afrique, au teint luisant
et noir comme l'ébène, aux formes puissantes et rebondies, au sou-
rire grimaçant, se plaignait hautement du joug détesté, qu'elle ne su-
bissait pas moins. Une Circassienne aux joues roses et aux yeux
biens, au nez tant soit peu camard, aux contours frêles et délicats,
mtriguait de toutes ses forces depuis son entrée dans le harem contre
ce pouvoir illimité, qu'elle n'avait su pourtant ni miner ni contreba-
lancer. Seule, une Ahassa (Abyssinienne) au teint olivâtre mais uni,
aux traits larges mais réguliers, aux yeux noirs bien fendus et par-
faitement veloutés, acceptait sans murmure, faute d'intelligence et
d'énergie, la monarchie absolue telle qu'Ansha l'avait établie. C'était
vers Hamid que gravitaient tous ces astres, c'était à lui que s'adres-
saient tous les regards partis de ces prunelles noires ou bleues; mais
Hamid lui-même subissait la royauté qu'il avait créée, et ce n'était
qu'à la dérobée, et pendant l'absence d'Ansha, qu'il osait payer de
quelques faveurs insignifiantes les agaceries sans nombre dont il
était l'objet.
Une jeune fille tout récemment descendue de ses montagnes et
jetée sans instruction préalable dans un pareil guêpier (que l'on me
pardonne cette expression vulgaire) devait se sentir mal à l'aise. Par
bonheur pourtant, Emina n'apprécia pas tout d'abord à leur juste
valeur tous les embarras de sa position. Selon elle, Ansha était une
mère de famille, jusque-là maîtresse absolue dans le harem, et qui
ne pouvait voir sans peine qu'on lui eût donné une rivale dans l'af-
fection de son seigneur. Son bon sens lui apprit cela, mais rien que
cela, et son bon cœur lai suggéra la pensée d'adoucir autant qu'il
596 REVUE DES DEUX MONDES.
était en elle des regrets si légitimes en occupant la plus petite place
possible dans cette aflection si vivement convoitée. Ce plan était
t\xcellent sans doute; il n'avait qu'un tout petit défaut, celui d'être
impraticable.
Et d'abord, les regrets d'Ansha n'étaient pas, comme Emina le pen-
sait, de nature amoureuse, puis Ansha n'était pas d'humeur à agréer
les adoucissemens qu'Emina lui réservait. Enfin la pauvre fille pré-
sumait vraiment trop de ses propres forces, quand elle se promet-
tait d'éviter le combat et de ne pas disputer à sa rivale le cœur de
leur époux. Ces combats-là sont dans la nature des choses, et il n'ap-
partient à personne de les refuser. Les enfans d'Hamid étaient, aux
yeux d'Emina, des personnages sacrés auxquels elle ne se permet-
tait pas de trouver le plus petit mot à dire; mais cette fois encore
l'abnégation était exorbitante, et devait nécessairement faire place
à une appréciation mieux justifiée. Les deux plus jeunes conservè-
rent leur place dans le sanctuaire qu'Emina avait élevé tout exprès
pour eux, mais les deux aînés en furent expulsés. Quant aux esclaves,
Emina ne s'en occupa que pour tâcher de ne pas leur rendre la vie
plus dure que cela n'était absolument indispensable. De leurs pré-
tentions et de la haine que ces créatures lui avaient vouée à pre-
mière vue, elle n'en conçut pas le plus léger soupçon. La négresse
était la seule qui éprouvât quelque sympathie pour sa nouvelle maî-
tresse, sympathie qui n'était peut-être, après tout, qu'une forme de
sa perpétuelle révolte contre la tyrannique Ansha. La Gircassiemie
enveloppa dans ses toiles d'araignée la seconde comme la première
épouse; quant à l'Abassa, elle subissait sans résistance l'impulsion
donnée par sa maîtresse, et cette impulsion n'était pas favorable à
Emina.
Je n'ai rien dit encore de la grand'mère d'Hamid-Bey, de celle qui
avait reçu Emina sur le seuil du harem. C'était une bonne vieille
dame qui ne se mêlait plus des intrigues féminines, et qui eût sou-
haité de bon cœur en préserver Emina: elle ne l'essaya pourtant pas*
tant l'entreprise était hérissée d'obstacles; elle se contenta de témoi-
gner quelque tendresse à la pauvre enfant, sans se constituer ni son
champion ni sa protectrice, ce qui était, après tout, la meilleure
marche à suivre dans l'intérêt même d'Emina. Aussi la jeune femme
s'attacha-t-clle profondément à cette prudente amie.
Tels étaient les habitans du harem. Il en est un cependant qui
était appelé plus qu'aucun autre à exercer une influence décisive sur
la destinée d'Emina. C'était Hamid-Bey lui-même. Quels rapports al-
laient s'établir entre le bey et sa jeune femme? Nous savons qu'Emina
n'avait jamais vu le bey avant le soir de ses noces, et Hamid-Bey
n'était pas plus avancé en ce qui la concernait. La première impres-
KÉCiTS TURCO-ASIATIQUES. h^M
sion que la beauté de sa jeune épouse produisit sur lui fut tout ù fait
à son avantage. Malgré le badigeonnage et les mouches de papier
doré, qui ne produisent pas sur les Turcs le môme effet que sur
nous, Emina était réellement jolie, et devait surtout le paraître à un
homme blasé sur la beauté non moins réelle, mais complètement
opposée d'Ansha. Hamid vit d'abord dans sa jeune femme un joli
hochet, un meuble élégant, qu'il avait acheté, comme on dit, chat en
poche, et la satisfaction qu'il éprouva du marché conclu tourna à la
plus grande gloire d'Ansha, instigatrice de ce mariage. — Ansha a
un tact extraordinaire pour les bons marchés, se dit Hamid; décidé-
ment je ne puis mieux faire que de m'en rapporter à elle lorsqu'il
s'agit de vendre ou d'acheter.
Quoique fort ignorante en choses de cœur, Emina eut comme un
vague soupçon du jugement que son mari portait sur elle, et,
quoique accoutumée à ne compter pour rien dans sa propre famille,
ce jugement marital, confusément pressenti, lui causa une impres-
sion pénible. Les Turcs ont des manières fort douces avec leurs
femmes; mais cette douceur extrême témoigne trop qu'ils ne les con-
sidèrent que comme des enfans auprès desquels il ne faut pas ap-
porter les soucis et les préoccupations que l'on partage avec ses
semblables. Hamid complimenta sa jeune femme sur ses petites
mains, sur ses pieds mignons, sur sa taille souple et gracieuse, sur
son gentil sourire, et ces complimens causèrent à la pauvre Emina
un malaise indéfinissable. Il ne lui dit pas un mot d'amour, il ne
s'informa pas de ce qu'elle avait éprouvé en quittant sa vallée, de
l'effet qu'avait produit sur elle sa nouvelle maison. H ne lui parla ni
de son père, ni de sa belle-mère, ni de son frère, ni de lui. î\on,
non, rien que des complimens, accompagnés d'un regard et d'un ac-
cent fort gracieux sans doute, parfaitement conformes, à coup sûr,
au code de là galanterie musulmane, mais qu'Emina eût souhaité
)ie jamais voir ni entendre. Elle ne comprenait pas nettement d'où
lui venait ce mécontentement, mais elle savait que ce regard, cet
accent, et les complimens même dont ils étaient comme les pré-
ludes lui causaient une souffrance bien positive.
Plus tard, lorsqu'elle vit son mari auprès d'Ansha, et qu'elle re-
marqua l'air sérieux avec lequel il l'entretenait d'affaires, elle se prit
à regarder d'un œil d'envie l'espèce d'affection que sa rivale inspirait
à son époux, a H ne la regarde pas avec cette expression qui me
fait monter le sang au visage et courir un frisson dans la moelle des
os, » se dit-elle, et en effet il y avait dans la manière d'être d'Ha-
mid pour Ansha comme un reflet lointain, quelque chose de celle
de Saed pour Emina : c'était l'expression de la confiance, de l'es-
time et de la déférence. La source de ces sentimens n'était pas ht
TOHE 1. 32
A98 REVUE DES DEUX MONDES.
niênie chez les deux musulmans; mais la pensée d'Emina n'allait pas
aussi loin. Elle ne se rendait pas môme compte de la ressemblance,
mais elle la sentait. Hamid entrait-il dans le harem, l'air sombre et
préoccupé : si Ansha s'y trouvait, il la prenait à part, causait quel-
ques instans avec elle à voix basse et paraissait aussitôt soulagé.
Si au contraire Ansha était absente, Hamid la cherchait du regard,
après quoi, poussant un soupir ou faisant un geste d'impatience,
il prenait un air riant de commande et se mettait à débiter des
fadaises à Emina. Évidemment ni son esprit ni son cœur n'étaient
de la partie, et quoique je ne puisse dire ce qu'il faisait de son
cœur, je sais bien que son esprit était auprès d' Ansha. — Je dois
être pour lui une source d'ennui et d'aversion, se disait Emina, puis-
qu'il juge nécessaire de se contraindre avec moi, et je vois bien que
son perpétuel sourire en me parlant ne part pas d'un cœur satisfait!
— Et en cela elle se trompait, car Hamid-Bey savait se plaire dans
la société des femmes lors même qu'il ne les honorait pas de beau-
coup d'estime.
Mais elle, Emina, qu'éprouvait-elle pour cet époux improvisé qui
était venu brusquement couper court aux rêves de ses treize ans?
Le premier regard qu'elle avait levé sur Hamid lui avait appris qu'il
était beau, plus beau que le joli Saed; le second l'avait convaincue
que la porte de communication entre la pensée et l'organe extérieur
de la vue était pour elle fermée à double tour. Elle avait essayé de
percer le voile tendu derrière sa prunelle; mais son propre regard
s'était émoussé à la peine, et la communication n'avait pas été
établie. Hamid avait pourtant remarqué la fixité du regard d'Emina
s'efforçant de pénétrer le sien, et cette remarque avait amené sui'
ses lèvres ce sourire terne et froid qui faisait tant de mal à la petite.
— Pourquoi me regardes-tu ainsi, Emina? lui avait-il dit. Trou-
ves-tu en moi quelque chose qui te déplaise ? Mon teint est-il trop
brun, mon front trop ridé? Tu as le droit d'être difficile, toi dont
les joues sont si fraîches et le front si uni !
— Je ne regarde ni la couleur de ton visage ni les plis de ton
front, seigneur, et je ne suis pas assez sotte pour y trouver à re-
dire.
— Tant mieux s'il en est ainsi, reprit le bey, car avec la meil-
leure volonté du monde il m'eût été impossible d'y rien changer.
— Il est beau, se dit-elle lorsqu'il se fut éloigné, mais il ne me
plaît guère. J'éprouve en sa présence de l'embarras et de l'impa-
tience. Ahl mon pauvre Saed, que tu étais différent! Comme je me
sentais à l'aise et paisible auprès de toi !
C'est une vérité bien connue que nulle femme n'éprouve impu-
nément auprès d'un homme de l'embarras ou de l'impatience, sur-
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. h99
tout si cet homme est beau, et si elle ne peut se soustraire à sa pré-
sence. Emina n'échappa point à la loi commune. Peu à peu l'image
du froid et moqueur Hamid s'empara exclusivement de sa pensée.
Son sourire lui faisait toujours mal, et pourtant elle éprouvait le
besoin de souffrir de ce mal, et à peine était-elle seule, qu'elle se
demandait si ce sourire ne disparaîtrait jamais. Elle imaginait cent
moyens de le mettre en fuite, et elle eût voulu se retrouver en pré-
sence de celui dont le cœur lui semblait une énigme qu'il eût été
beau de deviner. Elle arrangeait dans son imagination des circon-
stances extraordinaires qui devaient la mettre en possession de cette
clé introuvable, lui ouvrir les portes du palais mystérieux, l'initier
à des secrets précieux. Que pense-t-il? que pense-t-il de moi? Pour-
quoi me traite-t-il toujours comme une enfant? Pourquoi est-ce
Ansha toute seule qui connaît ses pensées? Pourquoi n'est-il sérieux
qu'avec elle, et qu'ai~je donc de si risible, qu'il ne puisse me regar-
der comme il la regarde? A force de se répéter tous les jours ces
questions, il arriva qu'Hamid devint l'unique objet de ses rêveries et
de ses rêves, et que Saed lui-même fut presque oublié. Elle ne s'en
souvenait que pour comparer son regard attentif et passionné au
regard sans âme qu'Hamid lui réservait.
Une fois cependant l'occasion se présenta pour Emina d'occuper
enfin la position qu'elle ambitionnait; mais cette occasion, elle ne
sut pas la saisir. Un jour qu'Hamid, resté seul avec elle, avait épuisé
le vieux thème de ses petites mains, de ses pieds mignons, de ses
roses et de ses lis, il s'avisa, après un silence embarrassant pour
tous les deux, de la questionner sur son enfance, sur les lieux qu'elle
parcourait avec son troupeau, et sur la manière dont elle passait son
temps.
— Tu devais bien t' ennuyer, pauvre petite, de n'avoir personne
à qui parler? Tu devais avoir peur aussi, la nuit, toute seule, dans
ces montagnes? N'as-tu jamais rencontré de loup?
— Plus d'une fois, seigneur, mais je n'ai jamais eu peur.
— En vérité? Et d'où te vient ce beau courage? Te crois-tu de
force à terrasser un loup ? Avec ces petites mains, ce n'est guère
croyable.
Et les petites mains et les pieds mignons allaient rentrer en scène,
si Emina, qui comprit le danger, ne l'eût conjuré en ajoutant : — Je
n'avais pas peur, parce que je savais que Dieu était auprès de moi,
— Tu le savais, dis-tu? Tu es bien savante en ce cas! Et qui
donc t'avait appris de si belles choses?
— Personne que Dieu lui-même. Je savais qu'il était auprès de
moi, parce que j'avais entendu sa voix.
La superstition est si naturelle et si générale en Orient, qu'en en-
500 REVUE DES DEUX ]MO^DES.
tendant ces mots, Hamid-Bey, qui n'était rien moins qu'un illuminé,
s'imagina qu'Emina avait des visions, et qu'elle était tant soit peu
pi'ophétesse. — Je savais bien que cette petite n'était pas comme
tout le monde, — se dit-il en ouvrant de grands yeux; puis il ajouta
tout haut : — Tu avais entendu la voix de Dieu? En vérité ! Et quand?
Et que te dit-il?
Emina pouvait en ce moment établir son empire plus solidement
qu'Anslia n'avait assuré le sien : elle n'avait qu'à confirmer son bey
<]ans sa méprise, ou seulement à ne pas la détruire; mais Emina ne
comprenait rien ni à sa position, ni au caractère de son mari, et elle
lie se douta seulement pas qu'elle touchait au but de tous ses efforts.
Elle se hâta donc de répondre : — Quand je dis que j'ai entendu la
Toix de Dieu, je ne prétends pas l'avoir entendue comme j'entends la
tienne, noble seigneur. Dieu parlait à mon cœur, et je savais que
cette voix était la sienne, parce qu'elle me disait des choses qui ne
pouvaient venir que de lui.
— Hum! se dit Hamid rassuré et refroidi, ce ne sont après tout
que des enfantillages; elle ne doit pas avoir la tête bien forte.
— Au reste, ajouta Emina, qui ne se doutait aucunement de l'im-
pression qu'elle venait de produire, la voix de Dieu ne s'adressait
pas à moi seule, et je voyais bien que les animaux étaient aussi favo-
risés que moi.
— Elle est tout à fait divertissante, cette petite, pensa Hamid, et
sa physionomie, jusque-là assez attentive, prit tout à coup et d'une
façon si brusque son expression habituelle de moquerie, qu'Emina
devint muette comme la tombe. — Tu ne dis plus rien ? dit le bey
après un moment de silence. Tu n'as plus d'histoires à me conter?
C'est dommage, car elles sont assez drôles; mais tu en trouveras
d'autres, j'espère. Où donc est Ansha?
Ansha n'était pas loin; elle attendait avec' impatience dans la pièce
Toisine la fin d'une conférence dont la durée commençait à l'inquié-
ter. A peine son nom eut-il été prononcé (Ansha avait l'habitude
d'écouter aux portes), qu'elle se hâta de paraître. Un coup d'œil
aussi rapide que perçant lui apprit qu'elle n'avait rien à craindre,
et Hamid ayant laissé entendre qu'il désirait causer avec elle, Emina,
qui comprenait ce genre d'insinuation à demi-mot, se retira en silence.
Cette lois l'entretien des deux époux roula sur Emina. Hamid avoua
qu'elle lui paraissait singulière, et qu'il ne savait trop si son cerveau,
n'était pas un peu dérangé; il s'enquit naïvement près d' Ansha si elle
n'avait pas fait la même remarque. Ansha l'avait faite, qu'on n'en
doute pas. Elle prit un air hypocrite qui lui alla fort bien, et elle
avoua en soupirant que cette enfant ne répondait pas exactement
à l'idée qu'elle s'en était formée. Elle avait des distractions nom-
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 501
breiises, et passait la plus grande partie de la journée à rassembler
des touffes d'herbes sèches ou à effeuiller des bouquets de fleurs flé-
tries. — Je lui ai proposé, ajouta Ansha, de faire des confitures de
coing et de mûres, de la pâte de noix et du sirop de raisin : elle s'y
est prêtée d'assez bonne grâce; mais hélas! je n'oserais jamais pré-
senter à ta seigneurie le résultat de son travail, les servantes elles-
mêmes n'en ont pas voulu, et cependant elle a usé plus de miel que je
n'en emploie dans le courant d'une année. (Hamid était à la fois gour-
mand et économe.) Je croyais que cette petite m'aiderait à préparer
tes sucreries et qu'elle te ferait économiser ce que te volent tes ser-
vantes; mais elle ne sait rien faire que regarder les étoiles et se tenir
auprès de sa fenêtre ouverte pour respirer le grand air, qui, dit-elle,
lui fait du bien. Après tout, peu importe qu'elle possède ou non cer-
tains talens que je puis exercer à sa place. Je me fatigue quelquefois,
mais c'est pour ton service, et cette fatigue m'est plus douce que le
repos. Quant à Emina, tu l'as prise afin d'en avoir des enfans, et
pourvu qu'elle t'en donne, le reste importe peu; mais aurons -nous
bientôt ce bonheur, cher seigneur? Dois-je préparer la layette? car
Emina ne saurait comment s'y prendre, et je m'en félicite; je tiens
à soigner et à parer son enfant comme s'il était à moi.
— Rien ne presse, répondit le bey légèrement piqué; Emina çst
encore très jeune, trop jeune, et il est probable qu'il nous faudra
attendre quelque temps encore.
— Tu es plus patient que moi, noble Hamid, car chaque jour qui
s'écoule sans te donner (permets-moi de dire sans nous donner)
d'enfant me semble un jour perdu pour notre bonheur à tous. Et
Anife, et Ismaël, et Aassan, et jusqu'à Fatma et à Benjamin, tous
ces enfans souhaitent de si bon cœur avoir un petit frère ! Oh ! le
jour où Emina comblera tous ces vœux, je l'aimerai bien !
— Pauvre bonne Ansha! répondit le bey ému jusqu'aux larmes;
je sais bien que tu n'as de soucis que les miens! Aussi es-tu et se-
ras-tu toujours ma bien-aimée, quelque sacrifice que je sois d'ail-
leurs obligé de faire à ma famille et à ma parenté.
L'arrivée des enfans coupa court à ces tendres épanchemens, et la
vue de ses cinq rejetons aida peut-être Hamid à endurer patiem-
ment le retard qu'apportait' Emina à l'arrivée du sixième.
Il n'y a en toutes choses, dit-on, que le premier pas qui coûte,
et lorsque le premier pas n'a rien coûté, les suivans se succèdent à
plus forte raison avec une incalculable rapidité. Ansha avait évité
jusque-là de se placer officiellement entre le bey et sa jeune épouse;
mais, à partir de ce jour, elle profita de la liberté qu'Hamid, en la
questionnant sur le compte d'Emina, venait de lui accorder implici-
tement. Dès-lors elle répondit sans même attendre les questions.
502 REYUE DES DEUX MONDES.
— Emiiia est une bonne fille, disait-elle par exemple, et elle n'a
que de bons sentimens envers' mes en fans; mais je voudrais qu'elle
s'abstînt de tenir toute sorte de propos étranges aux deux plus jeunes,
qui sont devenus indomptables depuis qu'elle s'en occupe. — Et
Hamid répondait qu'en effet Eniina devait laisser les deux enfans
sous la direction de leur mère, et qu'elle avait grand tort de se mêler
de leur éducation. La négresse avait-elle cassé une tasse ou un verre
en cristal (sortes d'accidens auxquels Hamid se montrait plus sen-
sible qu'on n'était en droit de l'attendre), Ansha remarquait tout
simplement que depuis l'avènement d'Emina la négresse empirait
de jour en jour, assurée qu'elle se sentait de la protection de sa
jeune maîtresse. — J'hésite maintenant, ajoutait-elle, à me mêler du
gouvernement du harem, car je m'aperçois qu'Emina prétend l'exer-
cer exclusivement, et pour rien au monde je ne voudrais lui dé-
plaire; mais il me semble, seigneur, que tu étais satisfait de la ma-
nière dont ta maison était tenue lorsque le soin m'en était confié,
et je voudrais, dans ton seul intérêt, que les choses marchassent
comme par le passé sous la nouvelle dame du logis. — Hamid s'em-
pressait alors de l'assurer qu'il n'avait jamais songé à la dépouiller
d'une autorité qu'elle exerçait avec tant de supériorité, et la suppliait
de défendre ses droits contre la nouvelle venue. Y avait-il une tache
sur un coussin de l'ottomane ou un accroc aux rideaux des fenêtres,
c'était Emina qui avait versé une tasse de café sm^ le coussin ou ar-
raché le rideau en ouvrant brusquement la fenêtre. Un cheval était-il
fourbu, Emina aimait tant à galoper! En un mot, tout accident fâ-
cheux, toute révolte intérieure, tout dommage, tout dégât était le fait
d'Emina.
n ne faudrait pas croire, en jugeant les mœurs orientales d'après
les mœurs européennes, qu' Ansha se flattât un seul moment d'attirer
sur sa jeune rivale la mauvaise humeur et les mauvais traitemens du
seigneur Hamid. Il n'y a peut-être pas un seul Turc qui se permette
de maltraiter une femme, et je connais des femmes- de toutes les
classes de la société musulmane qui tirent leurs maris par la barbe
sans que ceux-ci usent de représailles sur la chevelure de celles-là.
On pourrait remplir un volume d'anecdotes curieuses qui témoigne-
raient du respect et de la condescendance du sexe fort envers le
sexe faible : je n'en rapporterai que deux. Pendant que j'étais à
Constantinople, le gouvernement de la Sublime-Porte imagina de
reléguer les femmes de mauvaise vie dans un vaste édifice oii les
amateurs chrétiens étaient invités à aller faire leur choix, à la con-
dition qu'avant d'emmener l'une des recluses, l'acquéreur déposerait
une légère somme et s'engagerait à garder son acquisition au moins
pendant quelques mois. Tout avait été prévu par la loi, et le loge-
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 503
ment destiné à ces clames était prêt; il ne s'agissait plus que de les
y parquer. En traversant une des rues de Péra, je fus arrêtée par
un rassemblement d'une vingtaine de personnes attroupées autour
d'un gavas (sorte de garde urbaine) qui pérorait pour persuader à
une négresse de se laisser conduire dans le palais qui l'attendait,
et où elle trouverait tous les agrémens imaginables. La négresse
ne répondait que ces mots : «Tuez-moi plutôt! » et elle sanglotait.
Et le gavas de recommencer ses descriptions fantastiques et enthou-
siastes du bon lit, de la bonne chère, des beaux vêtemens, de la
pipe sans cesse allumée, du café coulant à grands flots, de toutes les
délices qui feraient de cette prison un vrai paradis. J'assistai à la
discussion pendant près d'une demi-heure, et lorsque je continuai
ma route, rien n'était encore décidé. Je demandai pourtant à une
espèce de valet de place qui m'accompagnait pourquoi le gavas per-
dait son temps à convaincre la négresse, au lieu de l'emmener de
force à sa destination. — Une femme ! me répondit-il complètement
scandalisé de ma question, et je commençai à soupçonner que les
Turcs ne sont pas aussi butors qja'on veut bien le dire en Europe.
La seconde anecdote se rapporte aussi à mon séjour à Constanti-
nople. Une femme d'origine marseillaise, mais mariée à un musul-
man, avait un procès à je ne sais plus quel sujet; ce que je sais, c'est
que ses adversaires fondaient leurs prétentions et leurs espérances
sur un document qu'ils avaient déposé entre les mains du juge.
Instruite de cette circonstance, la Marseillaise se rend chez le juge
et le prie de lui donner connaissance de ce titre. Rien de plus juste.
Le juge prend le papier et se met en mesure d'en donner lecture à
la dame; mais à peine a-t-il fixé ses lunettes sur son nez, que la
dame s'élance, lui saute à la gorge, lui arrache le papier, le met
dans sa poche, fait sa révérence et sort tranquillement en traversant
le vestibule , rempli de soixante esclaves ou serviteurs. La Marseil-
laise défia ses adversaires de produire aucun document écrit en leur
faveur, et elle gagna son procès. Quand on me raconta cette histoire,
je fis remarquer que le juge était sans doute gagné par la Marseil-
laise, puisqu'il lui eût été on ne peut plus facile, s'il l'avait voulu,
de la faire arrêter par ses gens et de lui enlever le papier qu'elle
avait dérobé avec tant d'eftronterie. On me répondit encore : « Une
femme !, n
Ansha se contentait donc de mettre obstacle au développement de
l'amour d'Hamid pour sa jeune femme, et en cela elle réussit passa-
blement. Hamid demeura à l'égard d'Emina tel qu'il était le jour
même de ses noces, poli, souriant; mais de progrès dans son affec-
tion, la pauvire enfant n'en fit guère. J'ai dit que les façons glaciales
et moqueuses du bel Hamid causaient à Emina un malaise doulou-
504 REVUE DES DEUX MONDES.
reiix, dont l'effet déplorable était de comprimer en elle tout élan de
passion ou seulement même de tendresse. Les dehors d'Emina étaient
encore plus froids que ceux d'Hamid, car pour celui-ci Emina était
toujours une femme, et une très jolie femme encore, tandis que pour
elle Ilamid n'était qu'un maître, et la différence du sexe ne faisait
qu'ajouter à l'embarras qu'il lui causait. Hamid passait-il, en sou-
riant d'un air protecteur, la main sous le menton d'Emina, celle-ci
se redressait soudain, pâlissait et rougissait, dévorant les larmes
qui roulaient dans ses yeux.
Étant entré un jour à l'improviste dans la pièce où la famille se
rassemblait d'ordinaire, Hamid trouva Emina à demi couchée par
terre au milieu des enfans, riant aux éclats et jouant avec eux.
— Bon! dit-il, les trois enfans s'amusent; continue, Emina, c'est
ainsi que j'aime à te voir. — Mais la jeune fdle folâtre avait dis-
paru, et la jeune femme décontenancée avait pris sa place. Elle se
leva brusquement, repoussa les enfans et se tint un instant debout
devant Hamid sans rien dire; puis, s' apercevant qu'il la considé-
]-ait avec étonnement, elle fit volte-face et courut se cacher dans les
profondeurs du harem. Alors, se voyant seule et réfléchissant à ce
qui venait de se passer, elle fondit en larmes. — Suis-je assez mal-
heureuse! s'écria-t-elle en sanglotant, et faut-il que tout tourne
contre moi! Pourquoi suis-je si craintive, et Dieu lui-même m'a-t-il
oubliée? Que doit penser de moi le noble Hamid? Sans doute il croit
que je ne l'aime pas, qu'il me déplaît, que je suis une enfant capri-
cieuse et d'un mauvais caractère... Que ne puis-je me montrer une
fois à lui telle que je suis, ou du moins telle que j'étais, car je ne me
reconnais plus! Si j'osais lui dire, ce qui est vrai pourtant, que je
suis malheureuse de son absence, que je pense à lui nuit et jour, que
le bruit de ses pas me fait battre le cœur, peut-être comprendrait-il
combien je l'aime et m'adresserait-il un de ces doux regards qui
feraient mon bonheur! Ah! si Dieu me venait en aide, si une cir-
constance imprévue me déliait la langue, que mon sort serait dif-
férent !
Et Emina se mit à rêver, à combiner des événemens romanesques
et invraisemblables, à bâtir des châteaux en Espagne, sans se douter
au prix de quelles épreuves suprêmes la lumière se ferait un jour
dans l'âme de son époux.
Christine Trivulce de Belgiojoso.
{La 2c partie au prochain n".)
LES
JÉSUITES EN CHINE
1. Voyages et Missions du père Alexandre de Rhodes, de la compagnie de Jésus, en la Chine et autres
royaumes de l'Orient, 1854; réimpression de la première édition de 1653. — II. Mémoire sur l'état
actuel de la Mission du Kiang-nan (1842-1855), par le R. P. BrouUion, de la compagnie de Jésus.
Ce fut dans le courant du xvi^ siècle que les missionnaires <;atlio-
liques pénétrèrent en Chine. Après avoir prêché la foi au Japon,
saint François-Xavier, le grand apôtre, vint mourir en 1552 à San-
cian, sur le seuil même de ce vaste empire, qui recueillit de ses lè-
vres expirantes le premier souffle du catholicisme. A sa suite, les
vaillans disciples de Loyola se précipitèrent sur cette terre nouvelle,
ouverte désormais à leur intrépide génie de propagande. Bientôt on
les vit à Pékin, dans l'enceinte même du palais impérial, admis à la
cour, et contribuant par leur science et par leurs vertus aux splen-
deurs naissantes de la dynastie tartare. Les Mémoires concernant les
Chinois attestent les immenses travaux des jésuites; c'est un monu-
ment impérissable de leur séjour dans ce pays merveilleux, que les
premiers ils ont fait connaître à l'Europe, et auquel ils ont en même
temps porté les premières notions de la civilisation occidentale. Les
jésuites cependant furent expulsés du Céleste Empire. L'implacable
loi d'exil qui leur ferma successivement l'accès des principaux états
européens les poursuivit jusqu'en Chine, et ces vigoureux soldats
de Rome durent abandonner la conquête promise à leur drapeau;
mais les jésuites, on le sait, ne connaissent point les exils éternels,
et leurs milices, parfois dispersées, se sont toujours retrouvées,
après les plus terribles orages, debout et prêtes à affronter de nou-
506 REVUE DES DEUX MONDES.
veaux périls. Partout chassés, ils sont rentrés partout. Les voici qui
reparaissent en Chine, non plus, comme autrefois, par la grande et
libre route qu'avait ouverte à leur ordre la faveur impériale, non
plus pour siéger dans les académies de lettrés ou pour diriger les
travaux de l'observatoire de Pékin ; ce ne sont que de simples mis-
sionnaires, franchissant en contrebande les frontières interdites à
leur foi, et cherchant à découvrir dans un immense empire les ré-
gions fidèles où ils pourront ressaisir la trace, déjà bien effacée,
des anciennes prédications. C'est dans la province de Kiang-nan que
les jésuites modernes ont entrepris d'inaugurer la nouvelle propa-
gande. L'un d'eux, le père Brouillon, vient de rendre compte du ré-
sultat de leurs premiers efforts. En même temps la compagnie de
Jésus a fait réimprimer, sur une édition qui date de 1653, la narra-
tion des voyages accomplis en la Chine et autres royaumes de l'Orient
par le père Alexandre de Rhodes, de 1619 à 1649. La publication
simultanée de ces deux ouvrages fournit la matière de comparaisons
intéressantes et de curieux rapprochemens. On se le figure aisément
rien que d'après les dates, que deux siècles séparent! Les voyages
en Chine, que le moindre touriste peut se permettre aujourd'hui, ne
ressemblent guère aux voyages en la Chine exécutés au xvii'' siècle.
La Chine elle-même, quelque immuable qu'on la suppose, n'est pas
demeurée absolument telle qu'elle était il y a deux cents ans. Et les
jésuites! On s'attend bien à ne pas trouver dans le père BrouUion,
notre contemporain, l'exacte copie du père de Rhodes : le même
habit ne saurait, à deux siècles de distance, faire le même moine.
Le père de Rhodes nous reporte au temps de la première campagne
des jésuites dans le Céleste Empire; le père Brouillon nous raconte
les débuts de la seconde croisade entreprise par les soldats de saint
Ignace : ce sont deux périodes également remarquables dans l'his-
toire du catholicisme et dans la vie de cette compagnie fameuse,
dont le nom seul, aujourd'hui encore, passionne les âmes et remue
les empires! — Que l'on se rassure pourtant : les deux jésuites dont
nous allons suivre les pérégrinations n'ont, en vérité, rien de terri-
ble; ils n'emportent dans leur mince bagage ni manuels de politique
ni instrumens d'inquisition. Commençons par le père Alexandre de
Rhodes.
I.
En ce temps-là, on ne songeait pas encore à percer l'isthme de
Suez, et pour se rendre de Rome dans l'Inde il fallait non-seulement
faire le tour de l'Afrique et affronter le cap des Tempêtes, mais en-
core se rendre par terre jusqu'à Lisbonne. Or ce voyage par terre offrait
de grandes difficultés. Parti de Rome, au mois d'octobre 1618, avec
la bénédiction du pape Paul "V et un très grand nombre d'indulgences.
LES JÉSUITES EN CHINE. 507
l'âme fortifiée par un pèlerinage à Notre-Dame de Lorette, le jeune
missionnaire traversa en plein hiver les neiges des Alpes, échappa,
près de Lyon, à un groupe de calvinistes qui voulaient le jeter dans
le Rhône, coupa « allègrement » par le Languedoc, fit son entrée à
Saragosse le 1" janvier 1619, et fuyant Madrid, oii peut-être on
l'eût empêché, en sa qualité de Français , de passer aux Indes, se
dirigea en toute hâte sur Lisbonne. Il n'avait pas mis moins de quatre
mois et demi pour accomplir cette première partie du voyage. A Lis-
bonne, il se reposa de ses fatigues. Le père de Rhodes nous fait con-
naître qu'à cette époque les jésuites possédaient dans la capitale du
Portugal quatre maisons « où , dit-il , nos pères travaillent fort uti-
lement en toutes les choses qui sont propres à notre compagnie, la-
quelle embrasse tout ce qui peut servir au salut des âmes. » L'uni-
versité de Coïmbre brillait également du plus vif éclat; elle renfermait,
lors de la visite du missionnaire, trois cents jésuites, riche pépinière
de savans et d'apôtres, d'où la société expédiait par-delà les mers ses
inépuisables rejetons.
Le Portugal était alors dans toute sa splendeur. La mer lui appar-
tenait, et avec la mer le commerce du Nouveau-Monde et la propa-
gande catholique. De Lisbonne partaient plusieurs fois l'an les pa-
quebots de la foi chrétienne, avec leurs chargemens de moines pour
les églises naissantes de l'Asie. On voyait dans son port, non plus
les caravelles du temps de Colomb, ni ces frêles barques sur les-
quelles avaient pâli les équipages de Gama, mais de grands et solides
vaisseaux, que les progrès de l'art nautique avaient faits dignes de
porter le pavillon du Portugal et de commander aux deux Océans,
Ce fut sur le navire la Sainte-Thérèse que le père de Rhodes s'embar-
qua le h avril 1619. Il y avait à bord quatre cents personnes, parmi
lesquelles on comptait six jésuites, trois prêtres et a trois autres qui
étudiaient la philosophie. » Le capitaine du navire, François de Li-
rea, était un personnage de grande condition, car il n'y avait pas
pour la noblesse portugaise de profession plus enviée que celle d'offi-
cier de marine. Le père de Rhodes se loue beaucoup de son capi-
taine, qui était fort pieux, assistait au catéchisme après dîner, faisait
dire la messe tous les jours, pourvu qu'il n'y eût point de tempête, '
et présidait aux communions générales, de telle sorte que, suivant
l'expression du missionnaire, la Sainte-Thérèse semblait être un mo-
nastère flottant. — Le 20 juillet, le cap de Ronne-Espérance, ce pas-
sage tant redouté, fut doublé sans péril, et l'on célébra une messe
solennelle pour remercier la Providence de cette visible marque de
protection; mais le 25 survint une tempête qui ne dura pas moins
de dix-huit jours, tempête si violente, que les passagers, désespé-
rant de revoir jamais la terre, « ne pensaient plus qu'au paradis. »
Les nuages ne furent dissipés que le jour de Sainte-Glaire, et sans
<^08 REVUE DES DEUX MONDES.
doute par une grâce particulière de cette douce patronne. A peine
échappé à ce danger, le navire faillit se perdre dans le détroit de Ma-
dagascar, puis le scorbut se mit dans l'équipage. Il était temps d'ar-
river à Goa, où la Sainte-Thérèse aborda le 9 octobre 1619, après
six mois de traversée.
Le voyageur qui visite aujourd'hui Goa ne peut se défendre d'un
profond sentiment de tristesse, lorsque, après avoir remonté la
rivière et passé devant la ville neuve, il aperçoit sur sa droite la
place où fut le vieux Goa. Ce ne sont que ruines d'églises et de cou-
vens. Trois églises seulement sont encore entretenues. L'une d'elles
conserve pieusement le tombeau de saint François-Xavier. Un petit
nombre de fidèles, quelques moines viennent prier sous leurs dômes,
où l'on voit encore étinceler par intervalles l'or des vieux lambris.
Dans un arsenal qui avoisine ces édifices, autrefois splendides, gisent
à terre plusieurs canons de bronze du temps d'Albuquerque. J'ai
parcouru il y a peu d'années ces espaces désolés où l'on foule à
chaque pas de grands souvenirs et où revivent en quelque sorte, à
travers la brume de deux siècles, la gloire militaire et les religieuses
traditions du Portugal. En lisant dans le récit du père de Rhodes la
description de Goa tel qu'il était en 1619, et en me reportant à mes
souvenirs de voyage, il me semble que je découvre une ville nou-
velle; les églises s'animent et retentissent de chants sonores, de
blanches files de moines remplissent les vastes corridors des cou-
vens; l'arsenal se repeuple de soldats, les canons brillent sur leurs
affûts; le long du lleuve se presse une population nombreuse qui
charge et décharge les navires aux sons cadencés des chants indiens.
Ici est le palais du vice-roi, là celui de l'archevêque, — deux puis-
sans personnages, dont l'un envoie ses flottes et l'autre ses mission-
naires jusqu'aux rives les plus reculées de l'Asie. Tel était Goa aux
yeux du père de Rhodes, ville « pleine de toutes les plus grandes
délices de l'Europe et de plusieurs autres qui lui sont propres. » La
compagnie des jésuites y possédait trois maisons, érigées sous les
auspices de saint François-Xavier, qui prêclia la foi dans trois cents
royaumes, accomplit tant de miracles et baptisa plus de trois cent
mille chrétiens. Dans son zèle à marcher sur les traces de ce grand
saint, le père de Rhodes, tout en se livrant avec ardeur à l'étude de
la langue canarine, commença l'exercice actif de son apostolat par
((la chasse des enfans païens. nLes rois de Portugal s'étaient réservé le
droit de prendre les petits enfans orphelins et de les faire baptiser,
puis de les recueillir dans un établissement où on leur enseignait
la religion chrétienne. Chaque année, à la Saint-Paul, s'accomplis-
sait la cérémonie du baptême pour les orphelins que les jésuites
avaient pu découvrir. Le père de Rhodes en vit ainsi baptiser six
cents, ce qui était, dit-il, une assez heureuse chasse. Beaucoup de
LES JÉSUITES EN CHINE. 500^
conversions à cette époque ne s'opéraient pas autrement; on n'était
pas difficile sur le choix des moyens, et les missionnaires catholi-
ques procédaient avec une facilité singulière à la multiplication des
chrétiens. Cela expliquerait, indépendamment des miracles de la.
grâce, les énormes chiffres de conversions dont s'enorgueillissaient
les jésuites. — Le père de Pdiodes allait donc à la chasse avec la
plus sincère dévotion : c'est le plus hel exercice qu'il ait eu à Goa.
Peut-être ne verra-t-on dans ce procédé, qui après tout sauve sou-
vent les corps en même temps que les âmes, rien qui ne soit con-
forme aux sentimens d'humanité comme aux inspirations de la foi la
pbis vraie; toutefois il est aisé de conclure des récits du père de
Hhodes que parfois l'amour du gibier menait trop loin les pieux
chasseurs, et qu'on se laissait aller à prendre violemment et jusque
dans les hras de leurs mères des enfans qui eussent vécu heureux
et aimés au foyer de la famille. Ce n'est pas tout : le père de Pdiodes
nous confessera que « l'on fait ordinairement grand honneur et beau-
coup de caresses à ceux qui sont encore païens, et puis, quand ils
sont baptisés, on ne daigne pas les regarder, et de plus, quand ils
se convertissent, on les oblige à quitter l'habit du pays, et Ton ne
saurait croire combien cela leur est rude, » En racontant ces détails,
le missionnaire ne dissimule pas qu'ils lui ont causé un déplaisir
bien sensible; aussi ne faut-il pas abuser d'un secret si honnêtement
révélé, ni demander un compte trop sévère à ce prosélytisme mi-
litant qui, au xvii^ siècle, s'était donné la tâche de conquérir par
tous les moyens l'Asie à la foi romaine. N'oublions pas non plus que
sur ces terres lointaines, où l'audacieux génie de quelques aventu-
riers avait enlevé à la pointe de l'épée de si vastes royaumes, il sem-
blait naturel que la croix fût plantée avec une égale audace, et ne
nous étonnons pas de voir les premiers missionnaires catholiques,
jésuites en tête, apporter dans l'œuvre de la conversion ces allures
expéditives et violentes qui trop souvent firent de leur croix une épée.
Le père de Rhodes demeura deux ans et demi à Goa ou à Saîset,
et le 12 avril 1622 il s'embarqua pour le Japon. Le capitaine dir
navire étant mort à Cochin, il prit un autre bâtiment sur lequel iî
eut à essuyer aux abords du cap Gomorin une horrible tempête :
heureux incident, car tout l'équipage, face à face avec la mort, de-
manda le baptême. Le cap fut enfin doublé, et le capitaine longea
la côte dite de la Pêcherie, ainsi nommée à cause de la pêche des
perles. (( Ses habitans, dit le père de Rhodes, savent le temps de
l'année propre à trouver ces belles larmes du ciel qui sont recueil-
lies et endurcies dans les huîtres. C'est pour lors que les pêcheurs
s'avancent en mer sur des barques; l'un d'eux se plonge dedans, at-
taché sous les aisselles avec une corde, ayant la bouche pleine
cl'hui-e et un sac au cou; il va jusqu'au fond et ramasse les huîtres
510 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'il trouve, il les met dans le sac, et quand il ne peut plus tenir
son soufïle, il fait signe, tirant la corde avec laquelle il est attaché.
Ceux qui sont au bateau le tirent incontinent en haut; on ouvre les
huîtres qui sont dans le sac, où l'on trouve ordinairement plusieurs
perles. » C'était à Tutucurin que du temps du père de Rhodes on
péchait les plus belles perles de l'Orient; les Portugais y avaient une
citadelle et les jésuites un collège fondé par saint François-Xavier.
Un jour, les jésuites furent chassés de leur collège, et avec eux, par
un juste châtiment du ciel, les huîtres se retirèrent; plus de perles.
Plus tard, les jésuites ayant été réintégrés dans leur collège, les
perles revinrent. Du reste, toute cette région était pleine du nom et
de la puissance des jésuites; ils avaient des missions dans l'île de
Manar, à Geylan, sur la côte de Coromandel comme sur celle de
Malabar, missions que le père de Rhodes, dans son cabotage apos-
tolique, visite successivement, avant de s'embarquer pour Malacca,
où il n'arrive que le 28 juillet 162*2 à la faveur d'un miracle. Le na-
vire étant échoué en vue du cap Bachado et presque perdu, il eut
la pieuse idée de prendre dans un scapulaire un des cheveux de la
sainte "Vierge et de le plonger dans la mer en le liant avec une
longue corde; le bâtiment sortit immédiatement du sable où il était
enfoncé, et le lendemain il entrait au port.
La ville de Malacca a subi de nombreuses vicissitudes. Fondée par
les Portugais, attaquée et prise par les Hollandais, elle est aujour-
d'hui au pouvoir de la Grande-Bretagne. Comme Goa, c'est une
grandeur déchue; on n'y voit point de ruines cependant : les églises
et les couvens sont encore debout, plusieurs édifices remontent au
temps de la domination portugaise et rappellent de nobles souve-
nirs; mais la croix ne surmonte plus les anciens temples, une géné-
ration hollandaise et une génération britannique, c'est-à-dire deux
générations protestantes, ont peu à peu fait disparaître le catholi-
cisme, jadis si florissant sur cette côte. Puis sont venus les Chinois,
qui se sont établis en maîtres dans la ville, et qui forment le gros
de la population. Du Portugal et des Portugais, il ne reste plus
qu'un petit nombre de familles, dont quelques-unes ont mêlé leur
sang avec celui de la race indigène. Lorsque je suis débarqué à Ma-
lacca, porté sur le dos d'un Malais (car à la mer basse les canots ne
peuvent accoster la plage), j'avais peine à croire que ce port sans
vaisseaux, que cette rive presque déserte eussent acquis au xvn'' siè-
cle lin si grand renom. Quelques barques de pêcheurs étaient cou-
chées dans la vase, un cypaye ennuyé montait la garde pour l'An-
gleterre auprès d'une batterie de vieux canons : tout était silencieux et
triste. Après avoir franchi un petit pont de pierre, j'entrai dans la prin-
cipale rue, bordée d'habitations chinoises qui se reconnaissent à leurs
boiseries vernissées, à leurs lanternes rondes et au cercueil en bois
LES JÉSUITES EN CHINE. 511
de teck qui attend, près de la porte, que le chef de la famille y soit
étendu pour le dernier sommeil. Un Portugais qui me servait de
guide m'indiqua l'établissepient des missions catlioliques, et pen-
dant que je cherchais à saisir dans les détails de cet édifice quelques
vestiges du passé, je fus distrait par des marchands de joncs, de
bambous, de singes, de perroquets. Il n'y a plus d'autre commerce
à Malacca. Les Anglais n'ont pas songé à ranimer cette ville morte.
Combien était différente la physionomie de Malacca lorsque le père
de Rhodes y fit son entrée! 11 trouva « une fort belle ville avec
une citadelle bien forte et bien garnie, plusieurs églises richement
ornées, oii la dévotion des peuples était admirable, cinq paroisses
seulement, mais de nombreux monastères, enfin le collège des jé-
suites, rempli de plusieurs grands personnages. » Notre mission-
naire vécut neuf mois à Malacca en attendant que le renversement
de la mousson lui permît de continuer sa route vers la Chine; il em-
ploya pieusement son temps à seconder les jésuites dans leurs
travaux. à la ville comme à la campagne, et baptisa deux mille ido-
lâtres. Heureuse chasse ! comme on aurait dit à Goa. Le père de
Rhodes recueillit de son séjour à Malacca les souvenirs les plus
agréables : il vante la fécondité du sol, l'abondance et l'excellent
goût des fruits, le bel aspect des forêts de cocotiers, et à l'occasion
du coco il fait une remarque qui mérite d'être citée. « C'est que
pour rendre les cocotiers bien fertiles, il faut que les hommes habi-
tent dessous leurs branches : je ne sais, ajoute-t-il, si c'est le souffle
des hommes qui leur sert ou s'il y a quelque secrète sympathie que
la nature nous a cachée. » Le père de Rhodes avoue que peu de
gens avant lui avaient observé cette chose vraiment admirable : bien
peu sans doute l'auront observée après lui; mais pourquoi cette
sympathie cachée, cette harmonie mystérieuse n'existerait-elle pas?
N'est-il pas vrai que sous le soleil tropical le cocotier a été donné k
l'homme par la Providence comme un compagnon presque insépa-
rable, comme un abri qui le couvre de son ombrage, qui le désaltère
de son lait, qui l'habille de ses filamens, et qui lui donne son bois,
ses feuilles, ses fruits, tout ce qu'il a pour le lu.te et la commodité
de la vie? Auprès de la plus pauvre case veille le génie tutélaire à
l'ombre duquel se repose le père de famille et s'ébattent les enfans
demi-nus. Voulez-vous apprécier les richesses d'un village, comptez
le nombre de ses cocotiers. J'ai vu une razzia en pays malais; les
habitans avaient fui; on ne songeait même pas à brûler leurs misé-
rables cabanes; ce fut aux cocotiers que l'on fit la guerre, et les
pauvres arbres, après une "longue résistance, tombaient en gémis-
sant sous les coups répétés de la hache. Oui, le cocotier est le bien-
faiteur de l'habitant des tropiques, et, rassuré par l'orthodoxie évi-
dente d'une opinion émise par le père de Rhodes, je veux supposer
^12 REVUE DES DEUX MONDES.
îivec lui cette sympathie secrète qui me permet la reconnaissance,
même envers un arbre !
Le père de Rhodes partit enfin pour la Chine. Après avoir heureu-
i;ement échappé à la poursuite des Hollandais, qui étaient alors en
guerre avec le Portugal, il arriva à Macao le 29 mai 1623. Il y avait
près de cinq ans qu'il était parti de Rome; il lui avait fallu plusieurs
fois changer de navire, s'arrêter presque dans chaque port pour
attendre le vent, courir mille dangers, affronter les ouragans, les
écueils, les infidèles, les Hollandais enfin, « ces grands ennemis de
loute piété » pour aborder aux rives de ce grand royaume après
lequel il avait longtemps soupiré. Sans doute cette longue tra-
versée n'avait pas été stérile pour le missionnaire. H avait, che-
min faisant, versé sur des milliers de fronts l'eau du baptême. La vue
des tombeaux de saint François-Xavier et de saint Thomas avait re-
trempé son ardeur évangélique. Un miracle authentique avait récom-
pensé sa foi en arrachant aux écueils le navire qui le portait. La
Chine lui était bien due, et nous sommes impatiens d'y entrer avec
lui. Que d'observations intéressantes, que de notions nouvelles ne
va-t-il pas nous révéler sur cet empire, qu'il visitait au milieu du
XVII* siècle et où il a vécu plus de dix ans! H y a en effet, dans les
vieilles descriptions des pays lointains, de ceux-là même que les
voyageurs modernes nous ont fait connaître, un charme particulier
de nouveauté. Malheureusement notre curiosité sera déçue. Par un
• étrange excès de modestie, le père de Rhodes juge superflu de
s'étendre sur les « beautés et les grandes raretés du royaume de la
Chine après tant de bons auteurs qui les ont écrites au long avant
lui, » et il ne consacre à cette partie de son voyage que quelques
chapitres d'une brièveté désespérante. Il vante beaucoup d'ailleurs
la Chine et les Chinois; il exalte la richesse du sol, l'intelligence et
l'esprit des habitans. La plupart des missionnaires pendant les deux
derniers siècles, notamment les jésuites, se sont montrés très favo-
rables aux Chinois, et on leur a reproché l'exagération de leur ojd-
limisme. Pourquoi blâmer cette impression à la fois si naturelle et si
charitable? Le prêtre indulgent qui dissimule les défauts et met en
relief les vertus des peuplés qu'il veut convertir n'inspire-t-il pas
plus de sympathie et de respect que ce missionnaire morose qui,
par dépit sans doute, médit orgueilleusement des âmes dont il n'a
pas su trouver le chemin? Le père de Rhodes reconnaît que les Chi-
nois sont matérialistes, qu'ils adorent de faux dieux, parmi lesquels
il range « un certain Confucius, )> qu'ils croient aux sorciers, secte
très nombreuse; mais cela ne l'empêche pas d'établir, avant tout,
qu'ils sont « pleins d'esprit, » ni d'espérer leur conversion à la vraie
foi. En même temps il saisit l'occasion de déclarer qu'on a calomnié
les jésuites quand on leur a imputé pour le culte des images chi-
LES JÉSUITES EN CHINE. bi%
noises une tolérance coupable, et j'avoue que, clans la bouche d'un
tel homme, cette déclaration, faite en termes simples et nets, doit
être tenue pour décisive. Est-ce à dire que le père de Rhodes ne se
laisse pas aller parfois à d'innocentes exagérations? A-t-il bien vu,
par exemple, à Canton, « une rivière de deux grandes lieues de
large, couverte de vingt mille bateaux? » Ce serait beaucoup : il n'a
cependant aucun intérêt à flatter les rivières. Peut-être a-t-il seule-
ment entendu parler de l'espace qui, devant Canton, est occupé par
la ville flottante, et qui, mesuré dans le sens du cours du fleuve,
IDOurrait avoir à peu près l'étendue qu'il signale. Quoi qu'il en soit,
ce ne serait qu'une erreur vénielle qui ne fait de tort à personne, et
qu'il, faut certainement pardonner à un jésuite qui a tant voyagé !
La population de la Chine est un véritable problème, dont la solu-
tion se balance entre les chiffres de 150 à 300 millions. Au temps du
père de Rhodes, le chiffre le plus généralement admis était celui de
250 millions; on le conjecturait d'après le produit de l'impôt payé
pour l'entretien de l'armée. Or l'armée se composait de sept cent
mille hommes, et la taxe, dont le taux était évalué à six sous par
tête, procurait au trésor une somme de 75 millions de francs envi-
ron (soit 107 francs par soldat). En rapportant ce calcul, le père de
Rhodes ne se préoccupe que du grand nombre d'âmes qui chaque
année descendent aux enfers et que les missions doivent conquérir à
l'église; vers IQliO, il y avait en Chine 120,000 catholiques, et la
compagnie des jésuites y comptait trente pères, répartis entre dix-
sept résidences.
On sait que, dans la langue nationale, l'empire chinois s'intitule
V Empire du 3filieu. L'origine de cette dénomination a donné lieu à
de vives controverses. D'après M. l'abbé Hue, qui a publié récem-
ment un ouvrage sur la Chine, elle remonte au xri^ siècle avant notre
ère, à une époque où la Chine était divisée en plusieurs principau-
tés : le nom d'Empire du Milieu fut alors attribué à celle de ces pro-
vinces qui se trouvait placée au centre et où résidait habituellement
l'empereur. M. Hue estime que telle est la véritable et seule origine
du terme dont les Chinois se servent encore aujourd'hui; il invoque
le témoignage de Klaproth, et, comme en général il est très absolu
dans la défense des idées qu'il a et même de celles qu'il prend à
d'autres (ce cas est fréquent) , il traite fort durement la plupart des
livres européens qui ont indiqué une étymologie différente. Je de-
mande grâce au moins pour le père de Rhodes, qui, dès 1653, s'est
exposé à être d'un avis contraire à celui du père Hue : « La Chine,
écrit-il, est divisée en quinze provinces qui sont chacune un bien
grand royaume; aussi la grande étendue de leur pays et l'abon-
dance des biens que l'on y possède a rendu les Chinois si présomp-
TOilE I. 33
51 Û REVUE DES DEUX MONDES.
tueux, qu'ils se persuadent que la Chine est tout ce qu'il y a de plus
beau dans toute la terre, et ils sont bien étonnés quand ils voient
nos mappemondes, où leur pays paraît si petit en comparaison du
reste de la terre. Ils en usent bien autrement, car en leurs cartes
ils dépeignent le monde carré, mettent la Chine au milieu (aussi
r appellent-ils Chon-Choc, qui veut dire royaume du milieu) , peignent
la mer au-dessous, en laquelle ils sèment quelques petites îles;
l'une est l'Europe, l'autre l'Afi'ique, l'autre le Japon; en quoi nous
leur avons bien fait voir qu'ils étaient bien moins savans que nous. »
Voici un autre voyageur qui, en 1716, écrivait dans le même sens;
c'est Le Gentil, auteur d'un Nouveau voyage autour du Monde: a L'em-
pereur Kamhi a tout l'orgueil et le faste des princes asiatiques. Sa
vanité ne peut souffrir que dans les cartes géographiques on ne
mette pas son empire dans le centre du monde, et quoique, par les
conversations fréquentes qu'il a eues avec nos missionnaires les plus
habiles, il soit bien convaincu que ses états ne sont non-seulement
pas situés dans lé centre du monde, comme tous ses prédécesseurs
l'ont prétendu, mais encore qu'ils ne font qu'une très petite partie
de ce monde, il s'obstine par un trait de politique, où l'orgueil a
beaucoup de part, à vouloir que, dans les cartes qu'on dresse par
son ordre, on mette la Chine et les états qui en dépendent au centre
du monde. Il fallut même autrefois que le père Mathieu Ricci, dans
la carte chinoise du monde, qu'il dressa à Pékin, renverscât l'ordre
pour plaire à l'empereur et pour se conformer à ses idées. » Il serait
facile de citer d'autres autorités; mais pourquoi cette opinion serait-
elle si ridicule? L'ignorance des Chinois, en fait de géographie, éclate
de la façon la plus grotesque sur les cartes les plus modernes. Il
n'est personne qui ne connaisse ces charmans dessins qui repré-
sentent la mappemonde en usage à Canton. Les géographes du
Céleste Empire sont de véritables fantaisistes; leurs produits mé-
ritent de figurer, et figurent en effet, parmi les curiosités que les
touristes rapportent d'un voyage en Chine. Les jésuites mêmes,
comme on l'a vu dans le passage extrait de la narration de Le Gen-
til, auraient quelque peu sacrifié aux manies orgueilleuses de l'em-
pereur Kanghi, pensant qu'après tout la concession était assez inno-
cente. Le père de Uhodes affirme, de son côté, que les jésuites ont
rectifié les idées erronées qui avaient cours à Pékin sur la situation
de l'Empire du Milieu; mais peu importent ces contradictions, qui
n'incriminent la bonne foi de personne. Ce que j'ai tenu surtout à
établir, c'est que l'opinion vulgaire, au sujet du titre que prend la
Chine, peut être maintenue, n'en déplaise à Klaproth et au père Hue !
A l'époque où le père de Rhodes visitait la Chine, le thé était à
peine connu en Europe; on le vendait à Paris 30 francs la livre, et
LES JÉSUITES EN CHINE. 515
il ne coûtait aux Hollandais qui faisaient le commerce que 8 ou
10 sous. « C'est ainsi, dit le jésuite missionnaire, que nos braves
François laissent enrichir les étrangers dans le négoce des Indes
orientales, d'où ils pourraient tirer toutes les plus belles richesses
du monde, s'ils avaient le courage de l'entreprendre aussi bien que
leurs voisins, qui ont moins de moyens d'y réussir qu'eux. » Cette
réflexion n'a pas cessé d'être vraie, et j'aime à la retrouver dans
le récit de ce missionnaire , qui , parti à la conquête des âmes, ne
dédaigne pas de signaler sur sa route les élémens de commerce et
d'échange avec autant de soin que pourrait le faire un consul. Le
thé est d'ailleurs pour le père de Rhodes l'objet d'une prédilection
particulière; il lui consacre tout un chapitre, et il décrit avec une
sorte d'enthousiasme les vertus de ce précieux remède, auquel il
doit, entre autres bienfaits, d'avoir pu ajourner le sommeil lorsqu'il
était obligé de passer la nuit à confesser ses bons chrétiens. Le thé
alors, ainsi que l'opium, n'était qu'un remède, et c'est seulement à
ce titre que le père de Rhodes en recommande l'usage.
Le missionnaire demeura près d'un an à Macao, dans le collège
que la compagnie des jésuites y avait établi dès l'origine de l'occu-
pation portugaise, et qui fournissait des apôtres et des martyrs à
toutes les missions de l'Orient. Il rappelle l'origine de cette petite
colonie, et le nom de l'un de ses fondateurs, Pierre Veillo, a qui mé-
rita par sa charité que saint François-Xavier lui promît qu'il saurait
le jour de sa mort. » Les Portugais payaient à l'empereur de la
Chine un tribut annuel de 22,000 écus. Dans les premiers temps, il
leur était interdit d'ériger des fortifications, mais ils surent profiter
d'une attaque des Hollandais pour obtenir la permission de con-
struire des forts, où ils placèrent deux cents pièces de canon. Macao
fut longtemps le centre d'un grand commerce; il entretenait de fré-
quentes relations avec le Japon et avec les îles Philippines. Proté-
gées par le pavillon du Portugal, les missions catholiques y étaient
florissantes : de nombreuses et vastes églises attestaient la ferveur
des fidèles. Ces souvenirs ne sont pas effacés par les temps : les
forts bâtis au xvii^ siècle dominent les hauteurs de Macao, les édi-
fices catholiques sont debout, et le père de Rhodes reconnaîtrait en-
core la charmante petite ville où il s'était préparé à entreprendre la
périlleuse mission du Japon.
C'était en effet pour évangéliser le Japon que le père de Rhodes
avait fait ce long voyage; mais les persécutions en décidèrent autre-
ment. Les martyrs s'étaient tellement multipliés au Japon, qu'il n'y
restait pour ainsi dire plus de chrétiens. Les supérieurs des missions
jugèrent que la Providence leur commandait de céder devant l'orage,
et qu'il convenait de laisser quelque temps en friche cette terre in-
grate où les confesseurs de la foi catholique ne trouvaient plus que
616 REVUE DES DEUX MONDES.
des tombeaux. Le père de Rhodes fut donc envoyé dans les contrées
qui s'étendent au sud de la Chine; il visita ainsi à plusieurs reprises
la Cochinchine et le Tonkin, et ce fut là que s'accomplirent les œu-
vres les plus brillantes et les plus méritoires de son apostolat.
Au temps du père de Rhodes, les géographes européens ne se sou-
ciaient guère de ces deux royaumes : doit-on les en blâmer? ?sos
géographes d'aujourd'hui ne sont guère plus avancés sur la configu-
ration du Tonkin, et bien que la Cochinchine soit un peu moins in-
connue, on trouverait difficilement encore dans les ouvrages modernes
une description approximative de ce curieux pays. Les missionnaires
catholiques furent probablement les premiers voyageurs qui péné-
trèrent en Cochinchine. Le père de Rhodes signale un Napolitain, le
])ère François Rusomi, et un Portugais, le père Diego Carvalo, qui
arrivèrent dans le pays en 1615. Il s'y rendit lui-même en 162/j, et
l'année suivante la jeune église de Cochinchine ne comptait pas
moins de dix missionnaires, dont les prédications obtinrent d'iibord
un grand succès. Il en fut de même au Tonkin, où le père de Rhodes
arriva en 1627, et fut immédiatement accueilli à la cour. Il faut voir
comment l'habile missionnaire s'insinue dans les bonnes grâces du
roi. Dès sa première audience, il lui présente un beau livre de ma-
thématiques (( fort bien doré, » ce qui amène naturellement la conver-
sation sur le ciel et sur les astres, puis, par une pente insensible, sur
le Seigneur du ciel. Le roi l'écoute deux heures durant, et, charmée
de ses discours, il l'invite souvent à dîner. Un jour il le mande auprès
de lui pour se faire expliquer le mécanisme d'une horloge à roues et
d'un poudrier qui lui avaient été donnés en cadeau. Le père de
Rhodes monte l'horloge, installe le poudrier, et annonce que l'heure
sonnera lorsque toute la poussière sera descendue dans le compar-
timent inférieur. Je laisse le père de Rhodes raconter lui-même la
scène, a Le roi trouva cela beau et voulut voir si je disais vrai. Je me
retirai loin de l'horloge, crainte que l'on ne crût que je la touchais.
Je commençai à faire un discours des éclipses en attendant l'heure.
Le roi avait toujours l'œil au poudrier, et quand il le vit quasi tout
passé, il le prit en main. « Le voilà, dit-il, coulé, et votre horloge ne
sonne point. » Comme il dit cela, l'heure sonne. Le roi en fut ravi, et
me dit que si je voulais^demeurer avec lui une couple d'ans, il serait
bien aise de me voir souvent. » Ce fut ainsi que sonna au Tonkin la
première heure du catholicisme. Quel effet ne produiraient pas au-
jourd'hui à la cour de tant de souverains si prompts à s'étonner les
merveilles de la science moderne? J'ai vu l'ébahissement d'un man-
darin chinois soumis à l'action d'une petite pile voltaïque. Tout ré-
cemment, lors de la conclusion de leur traité de commerce avec le
Japon, les Américains ont donné aux ambassadeurs de la cour de
Yédo le spectacle d'une locomotive glissant sur des rails, et ils ont
LES JÉSUITES EN CHINE. 5i7
fait merveille. Pour frapper ces imaginations asiatiques, il faut leur
paraître quelque peu sorcier, et le père de Rhodes attribue très vo-
lontiers à la scène de l'horloge la bienveillance particulière dont le
roi du Tonkin honora ses premiers sermons. En trois ans, il fit plus
de sept mille chrétiens; mais ce triomphe fut malheureusement de
courte durée. Le catholicisme avait dans le pays deux ennemis irré-
conciliables : les femmes et les eunuques. Malgré tout leur désir de
respecter autant que possible les mœurs et les coutumes, et de se
plier à d'innocentes concessions qu'on leur a parfois reprochées
comme étant des accommodemens coupables, les jésuites ne de-
vaient point évidemment se prêter à la polygamie; or le roi avait
cent femmes, et les seigneurs suivaient l'exemple du roi. Les femmes
répudiées par les nouveaux chrétiens se plaignirent hautement, et
les économistes de la cour plaidèrent leur cause en faisant observer
que la foi chrétienne allait arrêter les progrès de la population et
diminuer le nombre des sujets de sa majesté. De leur côté, les eunu-
ques, craignant de se trouver sans emploi, se prononcèrent contre
les jésuites. La lutte entre les deux influences dura quelque temps,
mais elle se termina par un édit de proscription contre les mission-
naires, qui furent obligés de prendre le large sur un navire portugais.
D'après le récit du père de Pdiodes, le Tonkin était alors un puis-
sant royaume, presque aussi grand que la France, arrosé par cin-
quante rivières, riche en produits naturels de toute espèce. Il avait
deux rois, luxe que se permettent encore plusieurs empires de l'Asie,
notamment le Japon et Siam; mais, selon l'usage, l'un de ces rois
(Bua) n'avait qu'une autorité nominale, l'autre (Ghoua) était le sou-
verain réel. Celui-ci avait une garde de cinquante mille soldats vêtus
d'un uniforme violet, armés du mousquet, de la lance ou du cime-
terre, et d'une bravoure éprouvée; de plus, il entretenait cinq cents
galères bien équipées, montées par des soldats et non point par des
forçats, comme c'était alors l'usage en Europe. Quand le roi sortait,
il était accompagné de dix à douze mille hommes et de trois cents
éléphans. Il s'occupait assidûment des affaires de l'état, donnait
chaque jour audience à ses sujets et veillait avec le plus grand soin
à la bonne administration de la justice. Bref, s'il faut en croire le
père de PJiodes, le royaume du Tonkin n'avait rien à envier aux
principaux états de l'Europe. La Gochinchine n'était peut-être point
aussi florissante; cependant elle mettait en ligne une belle armée,
une flotte de cent cinquante galères; son sol, arrosé par vingt-quatre
rivières, était des plus fertiles et recelait même des mines d'or-. Le
l'oi, entouré d'une cour brillante, résidait à Kehué (1). La ville était
bâtie en bois, mais la population avait des goûts de luxe, et les sci-
(Ij La capitale actuelle se nomme Huéfoiij c'est sans doute la même ville qae Kelmé.
518 REVUE DES DEUX MONDES.
gneurs portaient des habits superbes. Si après avoir lu dans le livre
du père de Rhodes ces descriptions presque pompeuses, on envisage
dans leur état actuel la Cochinchine et le Tonkin, on voit que ces
deux royaumes ont depuis le xvif siècle singulièrement dégénéré.
Sans contester la véracité du pieux missionnaire, il est permis de
penser que peut-être sa narration se ressent à un certain degré des
impressions trop bienveillantes que laisse souvent au voyageur le
souvenir d'un pays lointain; mais, alors même qu'il y aurait un peu
d'exagération dans les détails, on doit admettre que le fond du ta-
bleau est vrai, et que ces régions à peine connues aujourd'hui ont
eu leur temps de prospérité et de grandeur. N'est-ce point d'ailleurs
un fait général que la décadence des empires de l'extrême Oiient?
Ce fait ne s'est-il pas également manifesté en Chine, où l'on sait que
pendant des siècles, qui sont déjà bien loin de nous, le génie humain
a brillé du plus vif éclat? Les missionnaires duxvir siècle ont vu les
dernières lueurs de la civilisation qui a éclairé ces contrées de l'Asie :
ce n'est pas leur faute si leurs peintures ont cessé d'être exactes.
Le père de Rhodes fit cinq voyages en Cochinchine. Là, comme
au Tonkin, il eut à subir les fortunes les plus diverses. Tantôt il
jouissait de la faveur des princes, auxquels il enseignait en retour
{( quelques secrets de la mathématique; » il baptisait et prêchait
librement; il obtenait même des prosélytes parmi les dames de la
cour, conquêtes précieuses pour la fol : c'étaient les beaux jours de
la mission. Tantôt le vent de la persécution s'élevait contre l'église
naissante et dispersait les fidèles : il fallait que le missionnaire ren-
trât dans l'ombre; alors recommençaient pour lui les prédications
secrètes, les confessions et les messes nocturnes, les fuites précipi-
tées à l'approche des satellites, et les sereines anxiétés d'une âme
partagée entre l'ardeur du martyre et la crainte d'être enlevée avant
l'heure au troupeau qui vit de son souffle. Touchantes épreuves que
le père de Rhodes raconte non comme un homme qui a souffert,
mais comme un apôtre qui aurait voulu souffrir plus encore ! Mais
enfin combien il est récompensé par les conversions qu'il accom-
plit, par les actes de courage dont il est témoin et que la foi inspire,
par les miracles visibles qui viennent aux momens de crise appuyer
sa parole et attester le Dieu qu'il prêche ! Les miracles abondent
dans le livre du père de Rhodes; des malades à l'agonie guérissent
par la vertu du baptême, des morts ressuscitent, des âmes possédées
du démon sont délivrées par la grâce, des apparitions surnaturelles
soutiennent la piété chancelante ou déconcertent les rébellions or-
gueilleuses. On croirait lire les récits de la première église, on re-
trouve presque les scènes mystérieuses des catacombes, l'appareil
émouvant des persécutions romaines, le gracieux dévouement des
femmes, la foi des riches et des puissans attiédie par le respect hu-
LES JÉSUITES EN CHINE. 519
main et par l'iiitérôt^la foi vigoureuse qui prend jusque dans les
rangs les plus humJjles de la foule les âmes d'élite, et les exalte à
d'héroïques martyres. Tout ce'a s'est reproduit au xvn'' siècle en
Cochinchine, au Tonkin, en Chine, au Japon, et ce n'est pas un mé-
diocre sujet d'orgueil pour le christianisme que cette similitude de
faits, de sentimens, de miracles dans tous les temps et en tous pays.
Je me figure que certains lecteurs ne pourront s'empêcher de sou-
rire aux prodiges que le père de Rhodes se plaît à enregistrer dans
son édifiante relation. Le temps n'est plus aux miracles, et à cet
égard je n'ai point mission pour convertir les incrédules; mais ce
qui, même aux yeux de ces derniers, défendrait le père de Pdiodes
s'il avait besoin d'être défendu, ce qui le place au-dessus de toutes
les moqueries des esprits forts et des sceptiques, c'est l'entière bonne
foi, l'ardente conviction, la simplicité pénétrante de son récit. On
peut croire, si l'on veut, qu'il s'est parfois exagéré les effets de la
grâce, que ses regards sans cesse tournés vers un seul et même ob-
jet ont eu à certaines heures de pieux éblouissemens, et que son
imagination, ce sixième sens ou plutôt cet unique sens des enthou-
siastes, l'a trop légèrement emporté dans les régions du surnaturel
et dans la patrie clés miracles. On reconnaîtra du moins qu'il n'y a
là rien qui ne soit fort respectable. En tout cas, il n'est point néces-
saire que le père de Rhodes recoure au merveilleux pour animer sa
narration. Laissons là ses miracles, et retournons avec lui à la cour
de Cochinchine, où il se passait en 16Zi5 de curieuses choses. Un
navire espagnol poussé par la tempête dans le port de Cham avait à
bord quatre religieuses dont la venue mettait en émoi tout le pays.
Bien que le christianisme ne fût pas alors en faveur, le roi et la reine
voulurent absolument voir ces saintes filles, et l'on me saura gré,
j'en suis sûr, d'emprunter au père de Rhodes le récit de cette sin-
gulière audience.
a Ce fut environ vers les deux heures après midi que les religieuses
allèrent au palais toujours bien voilées, en compagnie de deux pères
religieux, du capitaine espagnol et d'environ cinquante soldats de sa
garde, qui étaient tous fort bien couverts, et ne manquaient pas
d'avoir cette belle gravité ordinaire à la nation. Le roi les attendait,
appuyé sur une fenêtre qui regardait sur la grande basse- cour du
palais; la reine était sur une autre proche du roi. L'on avait préparé
dans cette belle salle un réduit, environné de tapisseries et fort bien
orné, où les religieuses pouvaient demeurer à couvert, sans être
exposées aux yeux de toute cette grande cour. Le roi et la reine
étaient magnifiquement vêtus; les principaux du royaume s'y trou-
vèrent pour faire leur cour. La garde était alors de quatre mille
hommes, divisés en quatre compagnies de mille hommes chacune,
si bien rangés en divers quartiers, qu'ils ne couvraient aucunement
520 REVUE DES DEUX MONDES.
les places du roi, de la reine, et l'endroit où les religieuses avaient
leurs places. Les deux compagnies qui étaient plus proches du roi
étaient vêtues de grandes robes de damas violet, avec des lames
d'or sur l'estomac; les deux autres portaient de longues casaques,
tirant sur le noir, et chaque soldat avait un grand cimeterre tout
garni d'argent; ils étaient tous en leur rang, et pas un d'eux ne
bougeait et ne disait mot. — Quand les religieuses entrèrent en la
salle, on les conduisit en ce lieu couvert, à la main gauche du roi;
le capitaine espagnol, les deux principaux seigneurs de sa suite et
les deux religieux s'approchèrent du roi, et lui firent toutes les ré-
vérences à l'espagnole, la tète découverte, et n'oubliant rien de leurs
graves cérémonies. Le roi ne manqua pas de leur rendre libérale-
ment pour le moins autant, avec plusieurs belles paroles d'estime
et de courtoisie; puis les fit tous asseoir en des sièges élevés, qu'on
avait préparés pour eux, et commanda à tous les soldats de s'asseoir
à terre, les pieds croisés, ce qu'ils firent en un instant et sans bruit.
— La cérémonie commença par une belle collation, que l'on apporta
sur plusieurs tables rondes, vernissées et dorées; chacun avait la
sienne; elles étaient pleines de fort bonne viande, avec une magni-
ficence royale; le roi les invitait à manger, et priait de loin les dames
religieuses de faire bonne chère ; pendant la collation , les demoi-
selles de la cour dansèrent un beau ballet, et messieurs les Espagnols
avouaient qu'en leur pays on ne faisait pas mieux, ni même peut-être
si bien. — La collation finie, le roi voulut que les religieuses sortissent
hors de leur enclos et passassent vers la fenêtre où était la reine :
elles sortirent, toujours bien voilées, passèrent devant le roi, et le
saluèrent; puis elles allèrent auprès de la reine, où elles s'assirent.
La première chose que cette princesse leur demanda fut qu'elles
posassent leur voile, parce qu'elle voulut voir s'il était bien -\rai
qu'elles rasassent leurs cheveux, ce que personne ne voulait croire
en cette cour. Les religieuses dirent qu'elles ne pouvaient pas mettre
bas leur voile, particulièrement à la vue de tant d'hommes; mais
elles le levèrent devant la reine, et lui firent voir leur visage. Le roi
en fut un peu offensé, et dit que, puisqu'il leur montrait son visage,
il ne savait pas pourquoi elles refusaient de se découvrir. — La
reine, qui aime fort les idoles, leur demanda quelle était leur loi, et
quelles sortes de prières elles chantaient; ces bonnes religieuses
répondirent constamment ce qu'elles devaient, mais la femme qui
leur servait d'interprète ne rapporta pas fidèlement leurs réponses.
Lors la reine commanda à l'une de ses dames de mettre la main sur
la tête des religieuses, et de voir si elles étaient rasées comme l'on
disait; cette dame toucha la tête de la plus âgée, et n'y ayant point
trouvé de cheveux, s'écria tout haut qu'il était bien vrai : cela fut
tenu comme une très grande merveille. — Cet entretien dura plu-
LES JÉSUITES EN CHINE. 521
sieurs heures, pendant lesquelles on fit plusieurs jeux à la mode du
pays, avec une magnificence véritablement royale. Quand la nuit
commença, le roi fit allumer par tout le palais grande quantité de
flambeaux, et, après que tout fut achevé, il donna bonne escorte de
ses gens aux religieuses et aux Espagnols, qui, après avoir remercié
le roi de ses faveurs, allèrent passer la nuit dans leurs galères, où ils
croyaient d'être plus en repos, n — Voilà certes un charmant tableau
de genre. Je n'ai pu résister au plaisir de le détacher de son cadre,
et de donner en quelque sorte une seconde représentation de cette
audience cochinchinoise au xvii*' siècle. Le roi et la reine avec leur
garde silencieusement rangée, le capitaine espagnol et ses soldats
pleins de leur belle gravité, les deux pères rehgieux vêtus de leurs
longues robes, puis les héroïnes de la cérémonie, les quatre reli-
gieuses toujours « bien voilées, » — tous ces personnages sont grou-
pés avec un art infini; on croirait voir de vieux portraits dont les
couleurs solides ressortent à travers la poussière du temps. La cour
de Cochinchine ne donne plus aujourd'hui dépareilles fêtes, ni de si
beaux ballets; on n'y accueillerait plus avec tant d'égards et de res-
pect la visite de pauvres religieuses. Le christianisme est fraj^pé
de proscription, l'entrée du pays est interdite aux missionnaires;
enfin, quand le capitaine d'un navire de guerre obtient une au-
dience des mandarins, ce sont des troupes déguenillées qui portent
les armes (une lance rouillée ou un vieux mousquet) , et non plus,
comme en 1645, ces magnifiques soldats au cimeterre garni d'ar-
gent! La Cochinchine telle que l'a vue le père de Rhodes est donc
bien loin de nous.
Il faut avoir un corps de fer pour résister aux perpétuelles fati-
gues d'une mission apostolique ; on use ses forces et on perd \4te
sa santé à guérir tant d'âmes. Le père de Rhodes tomba malade, et
cet incident, très fâcheux sans doute, nous procure quelques détails
assez curieux sur la médecine et sur les médecins du pays. En géné-
ral, les missionnaires se sont montrés fort indulgens pour les méde-
cins chinois. M. Hue, on s'en souvient, a déclaré qu'ils n'étaient pas
plus mauvais que les autres, il leur a même décerné des brevets
pour la guérison de plusieurs maladies qui en Europe sont réputées
incurables. Le père de Rhodes rend également hommage aux méde-
cins cochinchinois de son temps; il leur reconnaît une habileté par-
ticulière à connaître le pouls et à deviner les maladies (car dans ce
singulier pays c'est le médecin qui doit dire au malade ce que ce-
lui-ci éprouve, et s'il se trompe, il passe pour un âne); les drogues
ne sont pas désagréables au goût et elles ne coûtent pas cher; bien
mieux, on ne paie le médecin qu'après guérison, et on obtient un
rabais quand le malade est vieux. Voilà de grands avantages; aussi
522 IVE\UE DES DEUX MONDES.
le père de Rhodes penche-t-il décidément en faveur des médecins de
Cochinchine, qui, avec leurs médicamens simples et économiques,
« chassent la fièvre pour le moins aussi souvent que l'on fait en Eu-
rope avec tant de purgations, de lavemens et de saignées. » En com-
parant les renseignemens fournis par les deux missionnaires à deux
siècles de distance, je remarque que la médecine chinoise, telle que
l'a expérimentée M. Hue, ne diffère point de la médecine cochinchi-
noise qui excitait à un si haut degré l'admiration du père de Rhodes.
Il y a même une autre similitude à signaler : c'est l'égale résistance
opposée par les médecins des deux pays à toute idée de conversion.
Enfin, si le père Hue indique les traitemens employés avec succès
en Chine contre la rage et la surdité, le père de Rhodes nous donne
de son côté une recette cochinchinoise contre le mal de mer : « Il
faut prendre un de ces poissons qui ont été dévorés et qui sont dans
le ventre des autres poissons, le bien rôtir, y mettre un peu de poi-
vre et le prendre en entrant dans le navire; cela donne tant de vi-
gueur à l'estomac qu'il va sur la mer sans être ébranlé. » Le mis-
sionnaire ajoute que ce remède fit merveille sur lui et le délivra à
tout jamais du mal de mer. On peut en essayer.
Le père de Rhodes était d'ailleurs, on doit le reconnaître, fort in-
téressé dans la question. Outre son voyage en Chine et ses cinq
voyages en Cochinchine, il visita les îles Philippines et opéra son re-
tour en Europe par Malacca, Jacatra (aujourd'hui Batavia), Macas-
sar, Surate et Ormuz, où il prit terre pour traverser la Perse, l'Ar-
ménie et l'Anatolie; il s'embarqua à Smyrne pour Rome. Pour un
homme qui s'était condamné à voyager sur tant d'océans, l'exemp-
tion du mal de mer avait certes un grand prix. Je voudrais pouvoir
suivre cet intrépide missionnaire dans ses pérégrinations du retour,
raconter sa captivité à Jacatra, « les discours qu'il eut avec le gou-
verneur du royaume de Macassar, » son séjour à Aspaan (Ispahan),
({ une des plus grandes et des plus belles villes du monde, » son pas-
sage à travers les Turcs qui tremblaient au seul nom de \enise, enfin
sa rentrée dans Rome le 27 juin 16^7 (nous l'avons vu partir en
1619), après avoir affronté, comme il le dit lui-même, «tant de dan-
gers par terre et par mer, tant de tempêtes, tant de naufrages, tant
de prisons, tant de lieux déserts, tant de barbares, tant de païens,
tant d'hérétiques et tant de Turcs. » De cette dernière partie de son
voyage, il résulte avec la dernière évidence qu'au xvii' siècle les
peuples de l'Asie étaient plus puissans, plus riches, plus civilisés
qu'ils ne le sont aujourd'hui, que la foi catholique comptait dans les
îles de l'Inde et dans l'Asie centrale des établissemens nombreux et
florissans, enfin que le nom français, porté là-bas par les mission-
naires et par quelques aventuriers, y était grandement honoré. A ces
LES JÉSUITES EN CHINE. 523
divers points de vue, la relation du père de Pdiodes présente un
intérêt réel; mais on me permettra de ne point m'y arrêter pour le
moment, et de demeurer en Chine avec le père Brouillon.
II.
Il y a treize ans à peine que les jésuites sont rentrés en Chine. En
18/iO, un décret de la propagande leur confia le soin d'évangéliser
la province du Kiang-nan, où leurs missions avaient été autrefois
très florissantes, et en 18Zi2 trois prêtres de la compagnie de Jésus
débarquèrent à Shanghai. Les années suivantes, d'autres mission-
naires vinrent partager leurs travaux. Ainsi fut fondée la mission du
Kiang-nan, dont le père Broulhon a retracé l'origine et les déve-
loppemens dans un Mémoire qui mérite de fixer l'attention.
Le rappel des jésuites en Chine comblait les vœux de l'illustre
compagnie. C'était un acte de légitime réparation. Les jésuites
avaient, aux xvir et xviii^ siècles, pris une trop large part à la propa-
gation du catholicisme dans le Céleste Empire pour ne pas être dé-
sireux de s'associer aux travaux des lazaristes et de la congréga-
tion des missions étrangères, qui leur avaient succédé. La Chine était
pour eux pleine de souvenirs dont ils avaient droit de se montrer
fiers, et de traditions que l'esprit même de leur institution leur com-
jnandait de renouer. Le pape Grégoire XVI rouvrit donc à leur propa-
gande le territoire de la Chine. Là du moins la présence des jésuites
ne paraissait pas devoir être redoutable pour l'équilibre européen ni
pour la paix intérieure des états.
On ne trouve pas dans le Mémoire du père Brouillon les récits
émouvans, les élans enthousiastes qui donnent tant d'intérêt à la
l'elation du père de Rhodes. Le missionnaire du xix*" siècle n'a point
à nous l'aconter les mille incidens d'un long voyage. C'est sur un
navire de l'état, et dans des conditions presque comfortables, qu'il
est transporté en Chine; il n'a à craindre ni la rencontre des pirates
ni l'apparition d'une voile ennemie. Peut-être son rôle à bord est-il
réduit à des proportions plus modestes qu'autrefois : il ne dit plus la
messe tous les jours, comme on avait coutume sur la Sainte-Thé-
rèse; il ne confesse guère les matelots, et les miracles sont devenus
plus rares; aussi le père Brouillon ne parle-t-il même pas de sa tra-
versée; il pénètre tout de suite dans la province de Kiang-nan.
La situation d'un missionnaire à l'intérieur de la Chine a été si
souvent décrite, qu'il est superflu de rappeler les prodiges d'adresse
et de courage à l'aide desquels cet obscur soldat de la foi par-
vient à s'introduire et à résider mystérieusement au milieu d'une
immense population qui lui est le plus souvent hostile. Ce qui est
moins connu, c'est l'organisation hiérarchique d'une mission, c'est
b'2^ REVUE DES DEUX MONDES.
le système adopté par les congrégations pour administrer les églises
chinoises et pour propager, en dépit de tant d'obstacles, la reli-
gion chrétienne. A en juger par le mémoire du père Broullion, les
jésuites ont dès l'origine solidement établi les fondemens de leur
nouvelle mission. On est tout surpris de voir, en si peu de temps,
des séminaires, des collèges, des écoles créés par eux dans le
Kiang-nan, et formant, pour l'avenir, des prêtres indigènes, des
catéchistes et des élèves qui , disséminés dans les rangs épais de la
vieille société chinoise, y creuseront un jour à la civilisation comme
aux croyances occidentales de larges sillons. Sans doute les jésuites
des derniers siècles avaient laissé des traditions précieuses dont le
souvenir n'était pas complètement effacé. Us avaient fondé, sons
les noms de confréries, de conférences, de congrégations, plusieurs
associations indigènes, où leur influence avait résisté aux persécu-
tions, et les nouveaux missionnaires pouvaient espérer de se voir
accueillis, dès leur arrivée , par quelques pieuses familles de caté-
chistes, qui conservaient fidèlement le dépôt des idées chrétiennes;
mais ces familles, isolées, éloignées les unes des autres, condam-
nées à dissimuler leur croyance à tous les yeux, ne devaient être
que d'un bien faible secours pour la reprise des prédications. Les
difficultés étaient immenses pour arriver jusqu'à elles, et l'instinct
même de la foi devinait à peine ces rares foyers sous la cendre qui
les couvrait. Il s'agissait donc d'entreprendre réellement une œuvre
nouvelle. La province du Kiang-nan est presque aussi grande que la
France; elle compte 50 millions d'habitans. La compagnie de Jésus
n'a point calculé le nombre de ces infidèles, et elle s'est mise réso-
lument en campagne.
Ce fut dans le village de Zi-ka-wei , voisin de Shanghai , qu'elle
établit son quartier-général. De ce point, ses missionnaires rayonnè-
rent dans le diocèse, partagé en circonscriptions ou districts aposto-
liques. Chaque prêtre visite au moins une fois par an les chrétientés
de son district, et c'est alors jour de fête pour les modestes bâti-
mens {kum-sou) qui sont consacrés aux prières de la communauté.
(( Les kum-sou, dit le père Broullion, sont de larges granges, bâties
au fond d'un carré de maisons chrétiennes, dont un espace vide les
sépare; masquée par cette enceinte d'habitations, la chapelle échappe
aux regards malveillans, qui n'y découvrent rien qu'on ne voie éga-
lement danè les autres fermes du pays. En certains lieux, quand les
aumônes recueillies parmi les pauvres membres de la communauté
permettent d'accorder un peu de luxe à la piété, un vestibule vous
introduit dans la cour, et des galeries couvertes, à droite et à gau-
che, vous mènent jusqu'aux longues portes qui forment toute la
façade mobile de l'église. Les colonnes sont d'une seule pièce, les
ornemens en bois sculpté ou verni, les poutres et chevrons peints,
LES JÉSUITES EN CHINE. 525
les tuiles badigeonnées, les murs blanchis, et toutes les briques de
la bâtisse soutenues par de longs poteaux chevillés à des traverses
horizontales. S'il y a un pavé, il n'est que de briques. Presque nnlle
part on ne voit forme de sanctuaire, car il importe qu'on puisse, en
une demi-heure, convertir l'église en salle de réception, quand
l'orage gronde et que les satellites font irruption. Naguère, un prêtre,
ayant célébré la messe de Pâques dans le faubourg d'une grande
ville, n'eut que le temps d'ôter son aube et d'enlever les vases sa-
crés : le kum-sou, envahi par les païens, fut pillé tout entier. L'ar-
chitecture chrétienne nous est donc interdite par la prudence non
moins que par la pauvreté. » — Aussitôt que l'arrivée du mission-
naire est annoncée, les chrétiens accourent des points les plus éloi-
gnés du district, et se réunissent dans le kum-sou. On célèbre la
messe : sauf le tsi-kin, coiffure chinoise qui était réservée aux doc-
teurs impériaux sous la dynastie des Mings, et que les missionnaires
catholiques ont obtenu du saint-siége l'autorisation de porter, le
costume du prêtre est le même qu'en Europe. Les chrétiens se coti-
sent pour subvenir aux frais de la mission. Dès qu'il a visité un kum-
sou, le missionnaire passe à un autre, et il ne se repose que pendant
les mois de juillet et août, saison des grandes chaleurs. Sur cinq
points seulement, un prêtre réside à poste fixe : partout ailleurs le
missionnaire est nomade, et consacre dix mois de l'année à parcourir
les églises du district fort étendu qui lui est confié. De 1851 à 185*2,
le père Brouillon visita ainsi trois cent soixante-neuf chrétientés.
j'ai vu en 18A5, près de Shanghai, trois paroisses chinoises, fon-
dées par les jésuites. Më^' de Besi était heureux de montrer à l'am-
bassade française les premiers résultats de la nouvelle mission. Les
états-majors des navires de guerre qui, depuis cette époque, se sont
arrêtés à Shanghai ont été également accueillis dans ces jeunes
chrétientés, et on peut lire dans le voyage de M. Jurien de la Gra-
vière un intéressant récit de l'excursion faite à Zi-ka-wei par les ofli-
ciers de la Bayomiaise (1). Ce qui me frappa surtout en 18Zi5, ce fut
la liberté absolue dont semblaient jouir ces villages catholiques pour
la pratique de leur religion. On nous introduisit dans deux églises
décorées de tous les ornemens du culte. Ces églises étaient desser-
vies par des prêtres chinois, assistés de plusieurs catéchistes. Evi-
demment elles n'avaient point échappé à la surveillance des man-
darins, peut-être même y avait-il de la part des jésuites un peu de
bravade et beaucoup de politique dans cette occupation, très paci-
fique au reste, d'un territoire dont les lois du pays leur interdisaient
l'accès. Ils se sentaient forts du voisinage de Shanghai, où résidaient
(1) Voyez la Uevue des Deux Mondes du 15 mars 185-2.
526 REVUE DES DEUX MONDES.
plusieurs consuls; ils comptaient sur la protection de l'escadre fran-
çaise, et je ne crois pas me tromper en ajoutant qu'ils abusaient à
dessein des concessions que l'ambassade de M. de Lagrené venait
d'obtenir du gouvernement chinois en faveur du catholicisme. Au
risque de compromettre le succès des négociations encore pendantes
et de créer des embarras à notre pavillon, ils semblaient prendre à
tâche de révéler avec ostentation leur présence illicite, de défier les
mandarins par la solennité de leurs cérémonies, et d'amener ainsi
entre le gouvernement chinois et l'ambassade de nouveaux débats
dans lesquels ils savaient bien que le représentant de la France
n'abandonnerait point les concessions acquises. Ils n'avaient donc
rien à perdre, et ils pouvaient gagner beaucoup en multipliant au-
tour de Shanghai leurs œuvres de propagande. La création d'un
consulat français dans cette ville vint bientôt augmenter leur con-
fiance et favoriser, grâce à l'énergique attitude du consul, M. de
Montigny, les audacieuses entreprises de leur apostolat. Depuis lors,
le catholicisme est professé et pratiqué plus ouvertement que jamais
dans les villages où il a été introduit par Ms^' de Besi, et les manda-
rins ne disent mot. La même tolérance, on le pense bien, n'existe
pas dans les autres districts de la mission du Kiang-nan. Dès qu'ils
s'éloignent de Shanghai, les jésuites ne peuvent visiter leurs pa-
roisses qu'en évitant, avec les plus grandes précautions, d'éveiller
les soupçons des mandarins.
Depuis 1851, les jésuites ont construit deux églises, l'une à Zi-
ka-wei, dédiée à saint Ignace; l'autre, à Shanghai, sous l'invocation
de saint François-Xavier. Le père Hélot fut l'architecte, et le père
Ferrer le sculpteur de ces édifices, dont les coupoles, surmontées de
la croix, s'aperçoivent au loin et dénoncent en quelque sorte l'am-
bition et les espérances du catholicisme. Le père Broullion décrit
avec soin la cathédrale de Shanghai et l'église plus modeste de Zi-
ka-wei. Il rappelle que le prêtre chargé de diriger les travaux « fit
de curieuses observations sur les procédés employés par les Chinois
pour la cuite et la trempe de la brique, sur leur chaux qu'il dit hy-
draulique, sur la manière de se passer de pilotis... Plus d'une fois
le père Hélot put constater que l'art de bâtir est, en Chine, plus
avancé qu'on ne se le figure communément. Ainsi, lorsqu'il entre-
prit la coupole (de Zi-ka-wei) , travail très délicat, il remarqua que
plusieurs coupes de charpente, accueillies en Europe comme des dé-
couvertes ou d'admirables traditions romaines, sont tout aussi bien
des routines chinoises. » Curieuse remarque, en effet, qu'il faut
joindre aux témoignages déjà si nombreux qui attestent l'habileté
des Chinois en toutes choses et l'antiquité de leurs procédés. Je ne
suis point surpris d'ailleurs de l'observation du père Hélot : je me
LES JÉSUITES EN CHIKE. 527
souviens d'avoir vu une ogive percée sur la façade d'une pauvre mai-
son chinoise; l'architecte, à coup sûr, ne savait pas le premier mot
du genre gothique.
En même temps qu'ils construisaient des églises sur le sol chinois
et qu'ils élevaient, en face des pagodes bouddhiques et des temples
dédiés à Gonfncius, les cathédrales du catholicisme dans le Kiang-
nan, les jésuites préparaient habilement leurs armes de propagande.
Les missionnaires, qui, dans le Nouveau-Monde, se sont voués à la
conversion de tribus à demi sauvages, ont pu souvent faire de nom-
breux prosélytes en s' adressant à l'imagination; les croyances mys-
térieuses, la solennité du culte, l'accent d'autorité que donne la foi
et les élans du dévouement qu'elle inspire doivent nécessairement
agir avec une grande jouissance sur des âmes simples, qui s'ouvrent
sans résistance aux enseignemens d'une religion nouvelle; mais en
présence d'une société déjà vieillie, très civilisée, imbue de princi-
pes philosophiques, il ne suffit point de parler à l'imagination popu-
laire : il faut recourir au raisonnement et s'emparer des esprits. Les
jésuites comprirent que la société chinoise méritait cette attaque en
règle; ils virent que ce peuple de lettrés ne céderait, si jamais il doit
céder, qu'à une science supérieure, et qu'il résisterait à toute pro-
pagande qui ne s'appuierait point sur un bon système d'éducation
et d'instruction. De là les efiorts qu'ils tentèrent, surtout à partir de
1850, pour multiplier les écoles à côté des kum-sou. En 1853, ils
comptaient dans le Kiang-nan cent quarante-quatre écoles de gar-
çons et trente de filles. De plus, un collège fut établi à Zi-ka-wei et
reçut en peu de temps quarante élèves. Dans ce collège, les catho-
liques ne sont pas seuls admis; les fils de « quelques honnêtes infi-
dèles » figurent siu- les bancs, où l'on enseigne non-seulement les
matières qui conviennent au parfait chrétien, mais encore celles qui
conviennent à tout bon Chinois. 11 y a même parmi les professeurs
des (c bacheliers infidèles. » En cela, les jésuites ont fait preuve d'un
grand tact. S'ils n'avaient voulu donner aux élèves qu'une instruc-
tion européenne et chrétienne, les familles chinoises ne leur au-
raient point confié leurs enfans. Au collège de Zi-ka-wei, comme dans
les écoles païennes, on apprend les quatre livres canoniques des
Chinois, on commente Gonfucius et Mencius, on s'exerce aux ampli-
fications et dissertations exigées dans les concours, et on peut se
présenter aux examens du district ou de la province pour obtenir
les grades littéraires; <( car, dit le père Brouillon, il faut être ba-
chelier, licencié et docteur, ou du moins porter à la cime de son
chapeau un bouton de cristal ou de cuivre doré, pour être quelque
chose dans le pays, pour s'assurer des droits nobiliaires, lesquels
ne sont autres que les privilèges des lettrés, pour s'élever aux em-
plois, et quand même on n'y parviendrait pas, avoir au moins, grâce
528 REVUE DES DEUX MONDES.
aux diplômes, ses entrées chez le mandarin, lui parler assis, trou-
Ijler son repos en cas d'urgence, bref accuser et se défendre sans
s'exposer, autant que les plébéiens, aux brutalités vénales de ce ma-
gistrat... » Que les élèves des jésuites obtiennent des succès dans
les concours, qu'ils sachent expliquer Gonfucius aussi bien que les
évangiles chinois du père Emmanuel Diaz, et qu'ils parviennent
ainsi aux honneurs du mandarinat, ce sera pour le collège et pour
les écoles de la mission le meilleur prospectus, et en même temps
on aura trouvé le plus sûr moyen de convertir les Chinois. Les pro-
sélytes ne se recruteront plus alors dans les couches inférieures de
la société : on verra des conversions dans les classes moyennes et
même dans les familles opulentes. Les catholiques deviendront plus
influens, ils auront la main dans l'administration du pays. Ce ne
sera certainement pas l'œuvre d'un jour, bien des années s'écoule-
j'ont avant que les jésuites récoltent les fruits qu'ils ont semés ainsi
en pleine terre chinoise; mais le système, tel qu'il est exposé dans
le mémoire du père Broullion, est sans contredit le mieux approprié
aux habitudes de la nation et de toute manière le plus honorable.
Les divers établissemens d'éducation fondés par les jésuites dans le
Kiang-nan comptaient en 1853 près de treize cents élèves.
A ces institutions, il faut ajouter un séminaire, établi à Tsam-ka-
leu. C'est la pépinière des prêtres indigènes. Là encore l'instruction
€st d'abord chinoise : l'étude de la langue de Confucius ne prend
pas moins de sept à huit ans au séminariste qui, avant d'entrer dans
les ordres, doit être apte à passer l'examen du baccalauréat; puis
viennent l'enseignement du latin, le cours de philosophie et le cours
de théologie, de telle sorte que l'on ne peut guère arriver à la prê-
trise avant l'âge de trente ans. Les prêtres indigènes sont encore
peu nombreux en Chine. Ils doivent rendre plus tard de grands ser-
vices, et ils remplaceront peu à peu les missionnaires européens qui
ne seront plus que leurs auxiliaires. Toutefois les congrégations se
montrent très difficiles pour les ordinations, et le père Broullion
annonce que les jésuites ne procéderont à ces actes solennels qu'avec
une extrême prudence. Je rapporte ces détails, parce qu'ils per-
mettent d'apprécier sous un nouveau jour la politique religieuse
adoptée en Chine par la compagnie. On sait que les jésuites ont été
souvent accusés de se préoccuper plutôt du nombre que de la qua-
lité de leurs convertis, et de ne point regarder de trop près à la par-
faite orthodoxie des chrétiens inscrits sur leurs registres. N'avons-
nous pas vu le père de Rhodes baptiser les infidèles par milliers et
(( aller à la chasse aux païens? » L'accusation pouvait avoir à une
autre époque quelque fondement : elle tombe aujourd'hui devant
les faits. Après plus de dix ans de propagande active et intelligente,
le père Broullion ne déclare que 72,000 chrétiens environ dans
LES JÉSUITES EN CHINE. 529
toute la mission du Kiang-nan, peuplée de 50 millions d'habitans.
Le chiflre de l'eiïectif catholique est donc encore bien modeste;
mais si on considère que la mission est à peine entrée dans la pé-
riode militante, les premières années ayant été nécessairement con-
sacrées au travail d'organisation, si l'on se rend compte des obstacles
de toute espèce que les jésuites ont rencontrés à leur début sur un
terrain nouveau pour eux, si enfin il est avéré que les 72,000 chré-
tiens sont solidement acquis à l'église, on demeurera convaincu que
la mission n'a pas été stérile. Ces résultats sont dus non-seulement
à une administration intelligente et libérale, mais encoie à l'infa-
tigable charité dont les prêtres européens ont fait preuve pendant
les famines de 18Zi9 et 1850. Ces famines furent terribles. Les dé-
bordemens du fleuve Yang-tse-kiang et des nombreux canaux qui
sillonnent l'intérieur de la province inondèrent une vaste étendue de
pays; les récoltes de riz furent perdues; dans certains districts, la
population se vit obligée d'émigrer sur des barques. La faim et la
peste enlevèrent, sur tous les points, des milliers de victimes. Nous
ne pouvons plus, grâce à Dieu, dans nos contrées d'Europe, nous
faire une idée des ravages causés par une famine. Les nations asia-
tiques, l'Inde, la Chine, connaissent encore ce genre de fléau, qui
décime presque périodiquement, comme si c'était par une loi de la
Providence, les rangs trop pressés de leurs populations. Le père
Broullion retrace l'affreux spectacle que présentèrent, à la suite des
inondations de 1849, les villes et les campagnes du Kiang-nan. En
présence de cette calamité, les missionnaires ne faillirent pas à leur
devoir; par leurs soins, des secours furent organisés dans les dis-
tricts voisins du siège de la mission. On distribua à Zi-ka-wei quatre
mille rations de riz par jour. Païens et chrétiens étaient assistés sans
distinction; les jésuites se. gardèrent bien de dénaturer cet acte de
pure charité par une propagande intempestive, et de vendre leur
obole contre une conversion arrachée à la misère. On faisait, il y a
deux siècles, beaucoup de chrétiens de cette espèce; ceux-ci étaient
appelés « chrétiens de riz. » Mieux avisés, les jésuites n'exploitèrent
ni la famine ni le typhus; ils épuisèrent leurs modestes ressources;
plusieurs moururent au chevet des malades, et, le péril passé, la
reconnaissance publique s'attacha au souvenir de leur dévouement.
Si donc la mission ne compte pas un plus grand nombre de chré-
tiens, ce n'est pas que l'occasion de multiplier les baptêmes ait fait
défaut : on doit y voir au contraire une preuve de la réserve appor-
tée par les missionnaires dans le choix de leurs prosélytes, et cette
réserve mérite d'autant plus d'être signalée qu'elle forme un con-
traste plus frappant avec les pratiques usitées en d'autres époques.
Le père Broullion ne dissimule pas les difiîcultés qui s'opposent
TOME I. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
en Chine, et notamment dans le Kiang-nan, à la propagation du ca-
tholicisme. Il consacre tout un chapitre à représenter sous les cou-
leurs les plus sombres la situation morale du Céleste Empire. Sui-
vant lui, la nation entière est vouée au matérialisme le plus abject.
Quelles ressources peuvent offrir pour la foi une population avide de
riz et de sapèques, des mandarins fumeurs d'opium et rapaces, « qui
s'engraissent des sueurs du peuple, » des lettrés pour lesquels l'exer-
cice des charges publiques n'est qu'un brigandage? La Chine, telle
que la peint le père Broullion, serait la plus méprisable nation de la
terre, et le vernis de littérature et de politesse dont elle est encore
parée aux yeux des gens superficiels ne serait qu'un masque vaine-
ment appliqué sur les rides de sa misérable décrépitude! JNous con-
naissons déjà ce portrait : nous l'avons vu, tracé de main de maître,
dans le livre de M. Hue, et malgré l'accord parfait qui existe entre
les impressions des deux missionnaires, nous ne pouvons nous em-
pêcher de solliciter en faveur de ces pauvres Chinois un peu d'indul-
gence et de charité. Le père Broullion prévoit bien que ses jugemens
paraîtront peut-être trop rigoureux, et il s'efforce d'expliquer com-
ment un peuple dont les anciens jésuites ont vanté l'heureux naturel
et les qualités estimables inspire aux jésuites modernes tant de mé-
pris. 11 rappelle qu'autrefois les hauts emplois n'étaient donnés qu'au
mérite, que les lettrés obtenaient légitimement leurs grades, que les
magistrats savaient rendre la justice, que l'autorité était respectable
et respectée. Il n'en est plus de même aujourd'hui : les grades litté-
raires se vendent au plus offrant; il n'y a plus de justice, plus d'ad-
ministration, plus de gouvernement. Tout s'est métamorphosé depuis
deux siècles, l'âge d'airain a succédé à l'âge d'or, et la révolution
qui s'est déchaînée sur la Chine, et qui en si peu de temps y a fait de
si rapides progrès, atteste le désordre et la confusion qui régnent
dans ce malheureux pays. — Telle est la thèse que soutiennent les
missionnaires. Il nous semble qu'elle est trop absolue. Que l'admi-
nistration en Chine soit déplorable, et que le pays se trouve dans
une période marquée de décadence, on ne pourrait en douter; mais
que les Chinois depuis les plus élevés jusqu'aux plus humbles, que
la société chinoise tout entière soit dégradée, avilie au point de mé-
riter les flétrissures qu'on lui inflige dans les récens écrits apostoli-
ques, c'est ce qu'on admettra difficilement. Les Européens qui ont
longtemps résidé en Chine se louent en général de leurs lelations
avec les habitans. Les négocians anglais et américains rendent hom-
mage à la probité et à la délicatesse des principaux marchands de
Canton et de Shanghai. Dans les boutiques de détail, l'étranger n'est
certainement pas plus rançonné que ne le serait dans les magasins
de Paris ou de Londres un mandarin du Céleste Empire. Les vertus
LES JÉSUITES EN CHINE. 531
qui charment le foyer domestique ne sont pas inconnues des Chi-
nois, La grande majorité de la nation respecte u la famille et la pro-
priété. » Si l'on descend dans les basses classes, on voit des agricul-
teurs et des artisans, non pas seulement pleins d'intelligence et
d'adresse, mais encore patiens, laborieux, infatigables. On les attire,
on les transporte à grands frais dans les colonies européennes. Quel
est le gouvernement qui voudrait de cette nouvelle population, si
elle n'introduisait à sa suite que des habitudes vicieuses et des in-
stincts corrompus? Partout où les Chinois sont établis, ils se sont
placés peu à peu au premier rang, grâce à leur esprit d'ordre, à leur
économie, à leur honnêteté dans les transactions. Ce n'est cependant
pas l'élite de la nation qui émigré. Enfin je cherche vainement dans
mes propres souvenirs des faits, des incidens, qui justifient l'ana-
thème prononcé par le père Broullion. Sans avoir la ridicule préten-
tion de connaître la Chine et les Chinois autant que doit les connaître
un missionnaire qui a passé plusieurs anuées dans le Riang-nan, je
demande la permission d'exprimer, sur le compte d'anciens hôtes
avec lesquels nous lie un traité de paix et d'amitié au moins pour
dix mille ans, l'opinion plus indulgente d'un laïque. Notre pauvre
humanité n'est certainement pas plus vertueuse en Chine qu'ail-
leurs; mais je déclare n'avoir rencontré, ni à Canton, ni à TNing-po,
ni à Shanghai, en un mot nulle part, les types monstrueux qui ont
excité à un si haut degré la verve railleuse ou indignée du père
Broullion et du père Hue, et je ne sache pas que les personnes avec
lesquelles j'ai voyagé les aient davantage aperçus (1).
On se demande sans doute dans quelle pensée les missionnaires
prendraient plaisir à attaquer ainsi la réputation de tout un peuple,
car leur bonne foi est incontestable : ils disent et écrivent ce qu'ils pen-
(1) Voici comment le père Brouillon apprécie (chapitre v) la vie sociale des Chinois :
« C'est lin art sans perspective, une doctrine sans hase et sans méthode. Chez les
hommes, la passion sans amour; chez les femmes, la soumission aux lois du mariage
sans affection véritahle, et le respect des enfans pour leurs parens dénué de toute ten-
dresse. Des transactions commerciales où la confiance n'est pour rien; des magistrats
qui jugent contrairement aux règles de la justice et du droit; un gouvernement qui
fonctionne dans le faux, non moins lâche que cruel; des lettrés, véritables machi es
mnémotechniques, vous récitant sans hroncher les sentences décousues de Kam-fou-tsé
ou les périodes sonores de Men-tsé; mais des pensées, de la logique, il ne faut pas en
attendre d'eux. Enfin une culture polie, qui n'est ni la science ni la bonne éducation;
une finesse d'esprit qui n'a rien à démêler avec la conscience; une perspicacité étroite,
des intelligences mortes, des cœurs abâtardis. Et, si vous passez à l'extérieur, des corps
sans uerfs qui, à l'instant d'arcomplir un rit, s'empèsent comme ime étoffe ou s'enrai-
dissent comme une momie , et dont, le cérémonial une fois terminé, vous voyez les
muscles se détendre et tous les membres se disloquer : véritable chair sans os, articula-
tions sans jeu libre, vie d'ordonnance d'où est absente toute spontanéité. Telle est la
nation que nous avons entrepris de réformer » Le Mémoire du père Brouillon con-
tient d'autres portraits du même genre. Quels Chinois!
532 REVUE DES DEUX MONDES.
sent; mais d'autre part ils ne sont pas exempts des faiblesses ni des
passions humaines. Pourquoi ne seraient-ils point, comme tant d'au-
tres, enclins à exagérer les obstacles qu'ils ont à vaincre, les périls
qu'ils doivent braver? Ce n'est là qu'une tentation fort naturelle, à
laquelle les missionnaires, à l'instar des plus grands guerriers an-
ciens et modernes, peuvent fort bien avoir cédé. En outre, habitués
à juger tout, hommes et choses, au point de vue religieux, est-il
étonnant qu'ils s'exaltent et se passionnent contre un peuple qui,
rebelle à leur propagande, persiste à adorer Confucius, à s'agenouil-
ler devant de hideuses divinités, et à commettre ainsi, aux yeux de
tout bon catholique, les plus coupables profanations ! S'il s'agissait
de sauvages, les missionnaires n'exprimeraient sans doute que des
sentimens de commisération et de pitié; mais il s'agit des Chinois,
c'est-à-dire d'une nation très civilisée, qui raisonne et discute à la
façon des philosophes, et qui pèche à la fois par pensée, par parole
et par action : dès-lors plus d'indulgence; la charité est lasse; la
notion du juste s'altère; c'est le mépris, et le mépris le plus énergi-
que, qui domine l'âme de ces hommes ardens, dont la volonté, irritée
par les obstacles, s'acharne vainement à la conversion des infidèles.
L'excommunication religieuse devient en même temps une excom-
munication morale. La Chine tout entière est mise à l'index, et son
peuple dénoncé sans miséricorde à l'animadversion du monde chré-
tien. — Je ne puis m'exphquer autrement le pessimisme outré du
père Brouillon et l'impitoyable rigueur de ses jugemens sur les Chi-
nois. Les missionnaires modernes ont parfois reproché aux jésuites
du xviii* siècle une indulgence excessive pour les sujets de l'empe-
reur Kang-hi : je ne pense donc pas commettre une irrévérence
en constatant, dans les écrits des jésuites modernes, l'exagération
du sentiment contraire.
Je comprendrais mieux, tout en les regrettant, les expressions peu
charitables dont le père Brouillon se sert à l'égard des missions pro-
testantes. Ce sont les protestans qui ont ouvert le premier feu : dès
l'origine de l'insurrection actuelle, ils ont imprimé dans leurs jour-
naux que les prêtres catholiques étaient les instigateurs du mouve-
ment, que, pour le triomphe de leur foi, ils prêchaient partout la
révolte et soudoyaient une armée de bandits. Ces accusations, no-
toirement calomnieuses, pouvaient avoir pour effet de déconsidérer
nos missionnaires aux yeux des gens paisibles, d'exciter contre le
catholicisme la haine soupçonneuse des mandarins et de donner 'le
signal de nouvelles persécutions. Par leurs correspondances avec
l'Europe, par leur conduite en Chine, les jésuites, de même que les
autres congrégations, ont protesté contre les perfides insinuations
de leurs adversaires. J'aurais préféré que le père Brouillon s'en tînt
là. Si les jésuites étaient condamnés à se défendre toutes les fois
LES JÉSUITES EN CHINE. 533
qu'on les attaque, ils auraient vraiment trop à faire, et leur person-
nel, si nombreux et si habile qu'il soit, n'y suflirait pas. Il est dou-
teux d'ailleurs que les querelles entre catholiques et protestans ser-
vent beaucoup en Chine la cause du christianisme. J'aime mieux le
père de Rhodes louant avec effusion les façons courtoises d'un ca-
pitaine anglais qui l'avait reçu à son bord, et dans ce temps-là les
catholiques ne frayaient guère avec les huguenots. — Les repré-
sailles contre les pasteurs protestans, outre qu'elles sont parfaite-
ment inutiles, pourraient indisposer contre les missionnaires catho-
liques en Chine le gouvernement anglais, ses fonctionnaires, ses
officiers de marine, qui ont, en diverses circonstances, prêté l'appui
de leur influence à nos missions. Ainsi un autre jésuite, le père
Clavelin, attestait, en 18/i3, les bons offices dont l'église naissante
de Shanghai était redevable au consul anglais, M. Balfoui-; il citait
avec plaisir les marques d'égards que les autorités britanniques
prodiguaient à Ms^ de Besi, au point qu'un jour les officiers d'un
navire de guerre offrirent à l'évêque un dîner servi tout en maigre,
bien que ce fût un mardi. Le bon vouloir des Anglais s'est manifesté
par des preuves plus solides. Il vaut mieux, je crois, et il est plus
habile d'entretenir ces relations amicales que de les compromettre
par une polémique inopportune avec quelques méthodistes.
Le dîner maigre par lequel les Anglais pensaient honorer leur
hôte me fournit une transition toute naturelle pour arriver aux
mangeurs d'herbe, secte chinoise qui se rencontre dans la presqu'île
d'Haï-men et dont le père BrouUion décrit les singulières pratiques.
Bien que les Chinois soient en général très indifférons en matière de
religion, il y a parmi eux de nombreuses sectes dont le fanatisme
crée de puissans obstacles aux prédications des missionnaires. Les
mangeurs d'herbe croient que les animaux sont doués d'une âme ;
ils s'abstiennent donc de viande, de poisson, de laitage, et ne se
nourrissent que de végétaux, ainsi que l'indique leur nom. Ils sont
divisés en compagnies dont les directeurs se réunissent chaque an-
née pour délibérer sur les affaires qui intéressent la communauté.
Chaque année aussi les directeurs visitent leur compagnie : « ils
soumettent à la correction du bâton tous ceux dont la conduite n'est
pas exemplaire, et, faute d'amendement, après trois corrections, ils
les bannissent de la société; ensuite ils donnent trois avis aux asso-
ciés : 1° d'avoir le cœur droit, d'en chasser toute mauvaise volonté,
tout désir coupable; 2" de régler leur conduite par la raison et par
la justice; 3° de composer leur extérieur, évitant de tourner la tète
sans motif. » Après cet exposé, le père Brouillon reproduit quelques
prières qui sont récitées par les adeptes et qui sont extraites des
cinq mille quarante-huit volumes dont se compose la bibliothèque
religieuse de la secte. — Il existe en Angleterre une société de lé-
53Zi REVUE DES DEUX MONDES.
(fumistes, qui se réunit de même une fois l'an clans un festin dont
les journaux ne manquent jamais de publier le menu, assaisonné
de mille commentaires sur l'originalité de ces vertueux convives.
Les légumistes de Londres n'ont rien inventé : ce ne sont que de
serviles imitateurs des mangeurs d'herbe. — Après tout, la secte
est assez innocente. Les jésuites opèrent dans son sein de fréquentes
conversions, dont le premier acte se passe nécessairement à table.
Le père Brouillon cite un néophyte qui, pendant vingt-sept ans, avait
fidèlement suivi le régime de la secte, et qui, après ce long jeûne, a
embrassé la foi chrétienne.
Les autres sectes, qui pullulent dans le Céleste Empire, sont plus
rebelles à l'action du catholicisme et plus dangereuses pour le gou-
vernement. Elles se confondent avec les sociétés secrètes, qui, là
comme ailleurs, appellent volontiers à leur aide la superstition et le
fanatisme religieux pour mieux couvrir leurs projets de révolutions
politiques ou de rénovation sociale. 11 est probable que les sectaires
de toute espèce ont fourni un fort contingent à l'insurrection ac-
tuelle, et que, sans se préoccuper d'abord de la diversité et de la
contradiction de leurs croyances respectives, ils se sont coalisés
contre le gouvernement tartare, sauf à se retourner ensuite les uns
contre les autres après la chute de l'ennemi commun. L'opinion des
missionnaires catholiques sur le caractère de ce mouvement est in-
téressante à connaître ; le père Brouillon exprime à cet égard un
avis conforme à celui du père Hue. Les deux prêtres, l'un de la
compagnie de Jésus, l'autre de la congrégation de Saint-Lazare,
celui-ci ayant parcouru le nord-est de la Chine, celui-là les provinces
de l'ouest et du sud, sont d'accord pour attribuer à la corruption et
à l'incurie du gouvernement tartare l'origine de l'insurrection, et
pour déclarer que les doctrines religieuses prêchées dans les procla-
mations des chefs ne procèdent directement ni du catholicisme, ni
du protestantisme, comme on l'avait pensé au début de la lutte. Ce
n'est point que les idées chrétiennes, introduites depuis trois siècles
à l'intérieur de l'empire, aient été absolument sans influence sur les
événemens : on en retrouve l'empreinte, plus ou moins vague, dans
les brochures qui ont été distribuées aux soldats de Tae-ping, et il
est certain que les rédacteurs de ces livres bizarres ont eu sous les
yeux de nombreux fragmens de la Bible; mais le travestissement
des dogmes est si grossier, qu'il n'y aurait ni honneur ni profit pour
le christianisme à s'attribuer une part considérable d'initiative ou
d'impulsion dans le mouvement révolutionnaire. La question paraît
aujourd'hui décidée. La prétendue religion des rebelles n'est qu'un
mélange confus de croyances empruntées aux différentes religions
qui ont été prêchées en Chine, — au judaïsme et au mahométisme
comme au christianisme. Il y a de tout, mais ce n'est rien. Seule-
LES JÉSUITES EN CHINE. 535
ment le père Broullion n'hésite pas à dire qu'il fonde sur la crise
actuelle l'espoir d'une époque glorieuse pour les missions : il pense
que le renversement du vieil ordre de choses aplanira les voies au
catholicisme, et que sur les ruines du paganisme oriental, ébranlé
par cette dernière secousse, la croix s'élèvera triomphante. Il se peut
qu'il en soit ainsi. La Chine s'agite, et, suivant le langage de la foi,
Dieu la mène. Malheureusement il faut songer qu'après de nom-
breuses crises, analogues à celles dont nous sommes aujourd'hui
témoins, et malgré les efforts d'une éneigique propagande, l'im-
mense population du Céleste Empire ne compte pas encore un mil-
lion de chrétiens.
Si le catholicisme doit un jour régner sur la Chine, la mission du
Kiang-nan aura sans doute à revendiquer une grande part dans
l'honneur de la conquête. On a vu comment les jésuites se sont éta-
blis et organisés dans le diocèse que le saint-siége leur a rendu.
Arrivés d'hier, ils sont déjà prêts à la lutte. Sans méconnaître l'ha-
bileté ni le dévouement des autres congrégations, on peut dire que
nul ordre religieux ne possède au même degré que celui de saint
Ignace la science apostolique. C'est par la domination des esprits que
les jésuites arrivent à la conversion des âmes. Il ne leur suffit pas de
prêcher l'Évangile, de baptiser, de prier; ils savent que les intérêts
matériels tiennent ime large place dans l'économie de toute société,
et ils se mêlent hardiment aux affaires du monde pour mieux servir
la cause du ciel. En Chine, où le culte des lettres est pour ainsi dire
une institution, ils ouvrent des écoles, des collèges dans lesquels la
génération qu'ils veulent convertir trouvera parmi les livres classi-
ques les écrits de Confucius. Ce n'est pas tout : ils observent atten-
tivement la marche de la politique européenne, que peut-être ils
aspireraient à diriger dans ses rapports avec le Céleste Empire, et
ils n'ont garde de négliger, comme choses secondaires, les investi-
gations commerciales. Ce qu'ils ne peuvent faire par eux-mêmes, ils
le conseillent aux autorités temporelles; quand l'action directe leur
est interdite, ils ont recours à l'influence. Nous lisons par exemple
dans le mémoire du père Broullion des réflexions très-intéressantes
sur la politique française en Chine, sur le rôle de notre navigation
et de notre commerce, sur les fautes commises dans le passé, sur la
conduite à tenir désormais. Le père Broullion rappelle avec raison
que la France doit aux missions catholiques le haut renom dont elle
jouit encore dans les pays de l'extrême Orient; il demande qu'elle
s'y montre plus hardie dans sa politique, plus entreprenante dans
son commerce. Les missions profiteraient à leur tour des progrès
accomplis par la France dans des pays où la prépondérance commer-
ciale et maritime appartient aujourd'hui presque exclusivement aux
nations protestantes. En donnant des conseils sur de pareils sujets ,
636 REVUE DES DEUX MONDES.
le père Broullion ne s'écarte point de ses devoirs de missionnaire,
tels que les jésuites les comprennent et les pratiquent. Il provoque
les intérêts matériels à seconder les efforts du catliolicisme, et il
spécule très légitimement sur le concours que prêteraient aux mis-
sions l'apparition plus fréquente du pavillon français et l'échange
de nos produits contre ceux de la Chine. On peut être assuré que les
jésuites du Kiang-nan useront largement de ce moyen d'influence,
et je ne serais pas étonné d'apprendre que les renseignemens re-
cueillis par eux et leur intervention active auprès des négocians ou
des consuls eussent pour résultat, dans un avenir prochain , de dé-
velopper les relations de nos ports avec Shanghai. Dira-t-on qu'en
prenant un tel souci des affaires temporelles et même mercantiles,
la compagnie demeure fidèle à ses traditions ambitieuses, et qu'elle
veut réaliser jusqu'en Chine ses plans de domination universelle?
Les plus défians n'auraient pas à s'eifrayer de cette tentative : on
peut, sans le moindre inconvénient, livrer la Chine aux jésuites.
Sauf quelques correspondances insérées dans les Annales de la
propagation de la foi, les nouveaux missionnaires du Kiang-nan
n'avaient publié jusqu'ici aucun document qui indiquât d'une ma-
nière précise la direction et l'état de leurs travaux. La compagnie
tiendra sans doute à honneur de continuer l'œuvre entreprise avec
tant de succès par les anciens jésuites de Pékin, et c'est ainsi que
le père Broullion vient d'ouvrir une seconde série de mémoires con-
cernant la Chine. Il y a encore tant à dire sur ce pays si vaste, si
singulier, que l'on connaît si peu! On a beaucoup écrit, après le père
de Rhodes, sur les mœurs et sur les institutions du Céleste Empire;
mais depuis quelques années la Chine a bien changé de face : elle a
subi, à la suite de la guerre contre les Anglais et du traité de Man-
kin (18/i2), une révolution profonde dans sa politique à l'égard des
étrangers : en ce moment même, elle est livrée à toutes les agitations
d'une révolution intérieure. Pendant que les Européens, pénétrant
plus avant sur son territoire, s'établissent dans ses ports et remontent
ses larges fleuves, elle voit ses habitans se répandre par grandes
masses au dehors, peupler l'Australie, la Californie, l'Inde, les An-
tilles, et se mettre peu à peu en contact avec le monde entier. Pour-
rait-elle aujourd'hui demeurer immobile et s'ensevelir dans le lin-
ceul de sa vieille civilisation? D'irrésistibles influences la poussent
désormais dans des voies nouvelles. Les jésuites arrivent donc à
l'instant favorable pour reprendre, avec l'habileté et l'audace qu'on
leur connaît, l'œuvre de la propagande. La science, comme la foi,
est intéressée au succès de leur mission du Kiang-nan.
C. Lavollée.
ÉCONOMIE RURALE
LES OUVRIERS EUROPEENS.
On remarquait à l'exposition universelle de 1855 un magnifique
volume, sorti des presses de l'imprimerie impériale et ayant pour
titre : les Ouvriers européens, études sur les travaux, la vie domesti-
que et la condition morale des populations ouvrières de l'Europe, par
M. Le Play, ingénieur en chef des mines. Ce livre se compose de
trente-six monographies ou descriptions de familles ouvrières appar-
tenant à des nations différentes, avec une introduction sur la méthode
suivie par l'auteur et une conclusion en forme d'appendice. Gomme
la plupart des familles qui ont été l'objet des recherches de M. Le
Play sont plus ou moins agricoles, et que les faits qu'il a recueillis,
les déductions qu'il en a tirées, appartiennent le plus souvent à cette
partie de la science économique qui traite de la propriété et de la
culture du sol, je crois pouvoir terminer par l'examen de ce grand
travail mes études sur l'économie rurale à l'exposition de 1855.
Je vais commencer par le résumé des faits, je finirai par l'apprécia-
tion des doctrines. Le tout est également digne d'attention. Les doc-
trines sont, à mon sens, un singulier mélange de vérités et d'er-
reurs. Quant aux faits, il suffira de dire, pour donner une idée de
leur importance et de leur variété, que cinq de ces monographies
sont relatives à des Russes, une à des Bulgares ou sujets turcs, deux
à des Suédois, cinq à des Autrichiens, quatre à des Allemands, deux
à des Suisses, deux à des Espagnols, quatre à des Anglais, onze à des
Français. On y passe bien réellement en revue la plus grande partie
de l'Europe.
538 REVUE DES DEUX MOJVDES.
I.
Un mot d'abord sur la méthode. M. Le Play s'appuie sur cette
idée éminemment juste, que les sciences sociales comme les sciences
naturelles doivent procéder par la méthode d'observation, et qu'a-
vant d'échafauder des théories il faut commencer par bien connaître
les faits. Jusque-là rien que de conforme à la vérité, mais M. Le Play
va plus loin. Il donne à entendre que jusqu'à lui les faits sont restés
inconnus, inexplorés, et que de là viennent les controverses sur les
questions économiques; puis il fait une distinction entre les deux
procédés communément employés, selon lui, poiu' observer les faits,
les enquêtes directes et les recherches statistiques, et il n'hésite pas
à donner la préférence aux premières sur les secondes. Que faut-il
entendre par recherches statistiques et par enquêtes directes? Lui-
même va en donner les définitions.
(( Les statistiques, dit-il, ont eu jusqu'à ce jour pour bases princi-
pales les documens fournis par l'autorité publique touchant le sys-
tème financier, la défense du pays, l'administration de la justice, etc.
L'origine officielle de ces documens, recueillis surtout dans les états
où la centralisation administrative a pris un grand développement,
leur communique un cachet spécial d'authenticité. Les statisticiens
se sont donné la mission de coordonner ceux de ces résultats qui
peuvent s'exprimer en chiffres, et ils en ont déduit des moyens assez
exacts de comparer, sous divers rapports, la puissance relative des
états. Cependant ces comparaisons n'ont pas toujours la justesse et
l'étendue désirables. Les statisticiens ne disposent pas des moyens
d'observation, et ils doivent se contenter de ceux qui sont mis en
œuvre dans un but étranger à la science; ils ne peuvent donc em-
brasser les branches les plus essentielles de l'activité sociale. Les ten-
tatives faites pour rattacher à la statistique les opérations de l'agri-
culture, de l'industrie et du commerce, ont ordinairement échoué. »
Voyons maintenant les enquêtes directes. « On ne s'y propose pas,
dit-il, d'embrasser dans un cadre général toutes les questions so-
ciales, on étudie chaque question séparément, en la circonscrivant
autant que possible. x\u lieu de considérer d'un point de vue unique
l'ensemjjle d'un pays, on s'attache, autant que le comporte le sujet,
à des cas particuliers ou à des localités spéciales qu'on envisage sous
tous les aspects. L'observation n'est plus confiée à une multitude
d'agens chargés d'exécuter un acte matériel ou de constater un fait
avec une rigueur méthodique, mais à quelques hommes spéciaux
versés dans la connaissance du sujet. On n'est plus obligé d'arriver
aux faits spéciaux par des inductions plus ou moins éloignées, on les
constate directement aux sources de l'observation. »
ÉCONOMIE RURALE. 53{>
Même en acceptant ces définitions, il me paraît évident que ces
deux modes d'investigation se complètent l'un par l'autre. Les re-
cherches statistiques accomplies par les agens de l'autorité publique
ont sans aucun doute leurs chances d'erreur; les enquêtes directes
faites par des observateurs isolés ont les leurs aussi. Ce n'est pas
trop de la réunion des deux moyens pour arriver à la connaissance
même approximative de la vérité. Il est bon surtout que les statisti-
ques générales servent de contrôle aux observations personnelles,
sinon on risque de s'égarer à la poursuite de chimères, ou de décou-
vrir avec beaucoup de peine ce que d'autres avaient découvert aupa-
ravant, 11 s'en faut d'ailleurs que tout soit également vrai dans ce
que M. Le Play dit des statistiques officielles. Sans doute il arrive
quelquefois que les statisticiens soient obligés de grouper, pour en
tirer certaines conséquences, des chiffres recueillis pour un autre
objet; mais ces études, qui ont leur utilité, n'ont qu'un crédit pro-
portionné au degré de probabilité qu'elles présentent. Tout ce qu'on
peut conclure, c'est qu'il faut engager les gouvernemens à les faire
eux-mêmes, et c'est en effet ce que font déjà quelques-uns.
En ce qui concerne la France, la Belgique et à beaucoup d'égards
l'Angleterre, les statisticiens ne sont pas réduits à des inductions
pour apprécier le développement de l'agriculture, de l'industrie et
du commerce. Des recherches très dii'ectes sur ces trois ordres de
faits ont été entreprises par ces trois gouvernemens. On peut dire
qu'elles pèchent par quelques côtés, et indiquer les moyens de les
perfectionner; on ne peut pas nier qu'elles n'existent, qu'elles ne
soient même poussées quelquefois jusqu'à l'excès. Il n'est pas exact
non plus que les renseignemens dont elles se composent soient pui-
sés ailleurs qu'aux sources mêmes de l'observation. Toute recherche
statistique se fait au moyen d'enquêtes locales, dans les formes qui
paraissent les plus propres à faire connaître la vérité; ces renseigne-
mens sont ensuite réunis, coordonnés de manière à présenter des
tableaux généraux, mais le point de départ est une collection de
monographies. Il a été constaté que cent mille personnes avaient pris
part en France à la grande enquête agricole de 18/iO; celle qui vient
de s'accomplir, et dont nous ne connaissons pas encore les résultats,
aura probablement recueilli encore plus de témoignages.
Je ne puis donc admettre que M. Le Play ait fait aucune révolu-
tion dans la méthode suivie avant lui; il a enrichi la science de
trente-six nouvelles monographies, recueillies avec beaucoup de
peine et de soin; voilà son mérite, il est assez grand. Je ne puis
lui en reconnaître d'autre. Il n'a pas plus inventé la forme que l'idée
première. Nous trouvons dans une foule de documens ce qu'il ap-
pelle le budget de l'ouvrier, c'est-à-dire l'indication des recettes et
des dépenses annuelles d'une famille. M. Ducpétiaux, avec des
bhO REVUE DES DEUX MONDES.
documens recueillis par la commission centrale de statistique de
Bruxelles, vient de faire un bon livre qui a précisément pour titre :
Budgets économiques des classes ouvrières en Belgique, et il n'a nul-
lement la prétention d'être le premier. M. de Gasparin, dans son
Cours d' agriculture , publié en 18/i7, présente le tableau des re-
cettes et des dépenses d'un ménage de cultivateurs français. "Vingt
ans auparavant, Sismondi avait fait le même travail pour les culti-
vateurs toscans. Les économistes anglais sont pleins de semblables
recherches. On peut dire que c'est l'objet constant et pour ainsi dire
l'élément banal de toute étude économique un peu sérieuse. Ce qui
serait nouveau serait la suppression des statistiques générales, mais
je ne crois pas qu'il soit nécessaire, pour y voir plus clair, d'éteindre
un flambeau quand on cherche à en allumer un autre.
Passons donc à l'examen des renseignemens nouveaux qu'a ras-
semblés M. Le Play. Cet examen nous a donné quelque peine. Le
livre est admirablement imprimé, mais du format le plus incommode.
Quand on s'occupe de ce genre d'études, on est habitué à manier
de grands volumes, à parcourir de gigantesques tableaux, mais
cette fois c'est vraiment trop. Puisque l'occasion s'en offre, je ne suis
pas fâché de signaler en passant cette mauvaise habitude , dont se
plaignent tous les faiseurs de recherches, et qui ne contribue pas
peu à éloigner le public de ces sortes de documens. Les blue-books
anglais n'ont pas cette exagération typographique, et ce sont cer-
tainement les mieux conçus. A l'incommodité du format vient se
joindre un autre genre de difficulté, qui tient à la composition. Cha-
que tableau est comme hérissé de renvois; il faut à tout moment
recourir à la clé pour se retrouver au milieu des chiffres romains,
des chiffres arabes, des lettres majuscules et minuscules, qui ren-
voient tantôt à une note, tantôt à une page, tantôt à un paragraphe.
J'ai peine à croire que ce luxe d'annotations fût inévitable.
Quand on a triomphé de ces dragons, qui, comme dans les contes
de fées, gardent l'entrée du temple, on n'est pas au bout. Chaque
description prise à part a assurément son intérêt; mais si l'on veut
les comparer entre elles, on s'aperçoit que leur uniformité n'est
qu'apparente, et qu'elles n'ont au fond rien de commun. C'est ici
que le système exclusif des monographies fait voir ses côtés faibles;
on aimerait à trouver l'auteur plus familier avec les procédés les plus
élémentaires des statisticiens de profession, qui savent rendre les
comparaisons plus faciles en ramenant à un type commun les élé-
mens les plus divergens, et épargnent ainsi à leurs lecteurs des
peines infinies.
Je prends pour exemple les deux premières monographies, dont
l'une s'applique à une famille de Baschkirs à demi nomades du ver-
sant asiatique de l'Oural, et l'autre à des paysans agriculteurs des.
ÉCONOMIE RURALE. 541
steppes de terre noire d'Orembourg. En examinant le budget de leurs
dépenses annuelles, je trouve pour la première un total de 6/i3 fr.,
et pour la seconde de 2,551. J'en conclus que le revenu de l'une
est le quadruple environ de l'autre; mais je ne tarde pas à m' aper-
cevoir que je commettrais une lourde bévue en tirant si vite cette
conclusion. D'abord la famille de Baschkirs se compose de huit per-
sonnes, deux hommes, deux femmes et quatre enfans, tandis que
celle des paysans des steppes se compose de dix , quatre hommes,
trois femmes et trois enfans. Ensuite je vois que, dans le premier
cas, toutes les denrées alimentaires sont comptées à un prix, et dans
le second à un autre complètement difi'érent. Enfin je découvre que,
dans les dépenses des paysans des steppes, on a porté 1,113 fr.
/t5 cent, de corvées exécutées pour le seigneur, h fr. 57 c. pour un
mouton de redevance, 23 fr. 76 c. pour la capitation, tandis que,
dans celles des Baschkirs, on n'a fait figurer que 8 fr. 69 c. pour
tout impôt. Au lieu d'une idée nette de la condition respective des
deux familles, je n'ai plus qu'une idée confuse, et si je veux me
rendre compte, je suis obligé de prendre la plume pour faire le tra-
vail que l'auteur n'a pas fait pour moi.
Ce travail fait, il me reste un scrupule : M. Le Play ne me dit pas
s'il a choisi ces deux familles dans les conditions moyennes du pays.
Si, par exemple, il a pris des Baschkirs pauvres et des paysans
d'Orembourg aisés, tout le laborieux échafaudage de ma comparai-
son s'écroule, et ses propres chifi"res ne signifient rien. Voilà l'incon-
vénient capital des monographies quand elles ne sont pas appuyées
par des recherches de statistique générale. On peut sans doute fa-
cilement abuser des moyennes, et on en a souvent abusé; il est
cependant impossible de rien conclure sans cette notion fondamen-
tale. J'aurais besoin, pour savoir si la famille qu'on me présente est
réellement un type, de connaître le budget de plusieurs familles du
même peuple, et même l'ensemble de la production et de la con-
sommation de la contrée. Ce n'est qu'en discutant ces chiffres les
uns par les autres que je pourrais me faire une opinion raisonnée,
et ma conviction serait plus ou moins profonde suivant que j'aurais
eu plus ou moins de moyens pour la former. M. Le Play ayant eu
soin de circonscrire son sujet le plus possible, ou d'étudier une seule
famille à l'exclusion de toutes les autres, je ne puis me débarrasser
d'un doute sur la portée scientifique des faits qu'il m'expose.
Le doute s'accroît quand on pénètre dans les détails. Ainsi l'on
trouve que la famille de paysans d'Orembourg consomme tous les
ans 7,177 kilog. de grains, dont la moitié environ en froment, et
sans compter le seigle qui sert à fabriquer le c/vas, 123 kilog. de
corps gras, 1,000 kilog. de lait de vache, 618 kil. de viande, 557 kil.
de pois secs, etc.; c'est beaucoup. Cette famille se compose de dix
542 REVUE DES DEUX MONDES.
personnes; mais, comme en comptant deux femmes ou deux en-
fans de tout âge pour une tète d'homme, l'ensemble ne forme que
l'équivalent de sept hommes, la ration par tête d'homme devient
énorme. Je ne puis m' empêcher de soupçonner ici quelque erreur.
M. Payen nous apprend que, pour donner à un homme adulte fort
travailleur sa ration complète, il faut 1 kilog. de pain par jour et
un tiers de kilog. de viande ou autres matières animales. Or, d'après
M. Le Play, la ration moyenne des hommes adultes, dans sa famille
de paysans d'Orembourg, est de plus du double, au moins en cé-
réales et légumineuses. Et remarquez que je la compaie, non à ce
qu'elle serait chez nous, mais à ce qu'elle devrait être, car, si on la
comparait à la véritable ration moyenne des Français, la différence
serait bien plus grande.
Quand on lit avec attention cette histoire des j^aysans d'Orem-
bourg, on croit comprendre que la plupart des renseignemens ont
été donnés par le seigneur du lieu, qui a eu soin de présenter les
choses sous le jour le plus favorable. Ce n'est pas une raison suffi-
sante pour tout nier, c'en est une pour se défier un peu, surtout
quand on connaît l'art des Russes en général pour enguirlander les
étrangers. Il y a loin d'ici au versant occidental de l'Oural; les voya-
geurs y vont peu, et le gouvernement russe partage les répugnances
de M. Le Play pour les recherches statistiques. Quand le premier
congrès de statistique s'est réuni à Bruxelles en 1853, toute l'Eu-
rope y était représentée, excepté la Piussie. 11 est clair qu'une mo-
nographie dont on fournit soi-même les élémens, et qui ne peut être
contrôlée par personne, est beaucoup plus commode pour ce qu'on
veut prouver qu'une suite d'études de détail coordonnées pour four-
nir des vues d'ensemble. Nous avons cependant quelques essais de
statistique russe. Ceux de M. Tegoborski lui-même, si disposé à
tout voir en beau, sont loin de nous offrir d'aussi magnifiques ré-
sultats que l'étude spéciale de M. Le Play. Que dirai-je de M. Schnitz-
1er et surtout de ce témoin muet, mais éloquent, qu'on a trouvé dans
les forts évacués par l'armée russe, ce pain du soldat qui semble
indiquer une alimentation bien différente?
Quoi qu'il en soit, d'après l'ensemble des documens présentés
par M. Le Play, la condition matérielle de certains paysans russes
ne paraît pas mauvaise. Quant à leur condition morale, l'auteur a
inventé un mot adouci pour désigner le servage : il l'appelle le sys-
tème des engagemens forcés. Il attribue à ce système, combiné avec
la jouissance en commun d'une partie du sol, une influence heu-
reuse; il n'a négligé que ce côté de la question, qui se résume en
un mot fort court, mais fort expressif, le knout. A cela près, les dé-
tails qu'il donne sont curieux, bien qu'il y en ait peu de nouveaux.
i\ous connaissions déjà par M. de Haxthausen et par d'autres l'orga-
ÉCONOMIE RURALE. 5^3
nisation de la commune russe, ainsi que les deux systèmes de rede-
vance, la corvée et l'obi'ok; M. Le Play dit abrok, mais tous ceux
qui ont écrit sur la Russie, y compris M. Tegoborski, disent obrok.
L'obrok donc est une capitation que le paysan russe paie à son sei-
gneur pour se racheter de la corvée; la corvée est un certain nombre de
jours de travail dus au seigneur sur ses propres terres pour payer le
loyer de celles qu'il abandonne. L'obrok est évidemment un progrès
sur la corvée, soit dans l'intérêt du propriétaire, soit dans celui du
tenancier; mais il n'est pas toujours possible, surtout dans les con-
trées exclusivement agricoles où la transformation des denrées en
argent est difficile. Dans les deux cas, la famille est garantie, dit
M. Le Play, contre la vieillesse et les maladies par les secours
qu'elle reçoit du maître, et l'indigence est inconnue. Je crois cepen-
dant avoir entendu dire que les serfs se révoltent quelquefois contre
ces seigneurs si compatissans et les font rôtir, mais passons.
Le sujet turc qui succède aux paysans russes est un forgeron
bulgare des usines à fer de Samakotva, Turquie centrale. Encore
le système des engageruens forcés avec ses heureuses conséquences.
Les riches pachas turcs qui possèdent les forges de la Bulgarie,
n'employant que des moyens imparfaits de fabrication, ne peuvent
soutenir la concurrence des fers étrangers que par le bas prix des
bois et de la main-d'œuvre. La population de Samakowa se compose
d'ouvriers forgerons, qui concourent aussi en été aux travaux agri-
coles. En principe, les ouvriers sont attachés aux chefs d'industrie
volontairement et pour un temps limité; en fait, ce sont des engagés
à vie. Ils sont tous liés au patron par une dette héréditaire, aucun
d'eux ne peut s'attacher à un autre sans l'avoir remboursé. D'excel-
lentes relations existent encore, selon M. Le Play, entre les deux
classes. Les ouvriers, satisfaits de leur sort, n'ont pas le désir de
s'élever à une condition supérieure; chacun d'eux possède une mai-
son d'habitation avec un petit jardin et une vache. La nourriture est
médiocre, mais suffisante; le travail n'a rien d'excessif. Le patron
vient au secours de la famille, quand elle en a besoin. S'il en est
ainsi, j'ai peine à comprendre les griefs des chrétiens d'Orient contre
les Turcs; j'ai peur qu'il n'y ait encore là quelque revers de médaille
qu'on n'ait pas voulu voir.
Les deux familles suédoise et norvégienne nous font faire un pas
vers la liberté; elles n'en paraissent pas plus à plaindre. Elles ne
consomment, en fait de céréales, que du seigle et de l'orge, mais en
quantité suffisante; elles ont de plus des corps gras, de la viande,
du gibier, du poisson, et surtout du lait en abondance. Leur condi-
tion morale est très supérieure à celle des paysans russes, et l'étude
de ces ouvriers, dit M. Le Play lui-même, offre un grand intérêt, en
ce qu'elle présente la transition du système des engagemens forcés de
b!lll REVUE DES DEUX MONDES.
la Russie au système d'engagemeiis volontaires en usage dans l'Oc-
cident. Tous les ouvriers de la Suède ont la libre disposition de leurs
personnes; ils sont en principe complètement indépendans du pro-
priétaire et du chef d'industrie. En fait cependant, ils sont toujours
liés à ces derniers par la tradition. De là, entre les diverses classes,
une solidarité qui entretient chez les ouvriers le respect et l'afîèction
pour leurs maîtres, et qui, en leur assurant le bienfait du patronage,
les garantit contre les éventualités provenant des maladies, de la
vieillesse, des chômages, des disettes et des autres calamités publi-
ques. Sous cette impulsion salutaire, les ouvriers suédois se sont
élevés à un degré remarquable de moralité; ils puisent souvent dans
l'épargne les moyens de parvenir à la propriété. Ainsi se recrute une
classe de paysans-propriétaires qui forme un des quatre ordres de
la constitution, et dont l'influence s'accroît chaque jour.
Ce tableau flatteur doit être un peu exagéré; je ne comprends pas
qu'un système quelconque puisse garantir les populations contre la
disette, c'est-à-dire l'insuffisance de récolte. Je pourrais signaler
aussi chez M. Le Play quelques contradictions : ainsi il parle de la
facilité qu'ont les paysans suédois de s'élever par l'épargne à la
propriété, et dans ses deux monographies il dit formellement que la
famille, étant défendue par le patronage contre toutes les éventua-
lités malheureuses, ne fait jamais d'épargnes; les épargnes ne sont
faites que par les ouvriers qui suivent le système des engagemens
momentanés, et qui ne participent pas aux bienfaits du patronage.
Bornons-nous à constater avec lui que la condition du paysan suédois
est en général assez bonne, bien qu'il soit libre. Cette supériorité se
manifeste surtout chez les femmes; les femmes suédoises appartenant
à la classe ouvrière se distinguent par des manières polies et par un
ajustement de bon goût; les ouvriers de plusieurs provinces ont pour
leurs femmes et leurs filles des prévenances qu'on ne remarque ail-
leurs que chez les classes élevées; on voit rarement les femmes porter
d'énormes charges comme en Allemagne et en France. Cette obser-
vation est fine et vraie.
Parmi les cinq monographies autrichiennes, la plus brillante est
celle des Jobajjy, ou paysans agriculteurs à corvée des plaines de la
Theiss, llongrie centrale. iNous rentrons ici dans le système des
engagemens forcés. La commune qu'habite l'ouvrier est située à la
naissance des vastes plaines d'alluvion qui séparent la Theiss du
Danube. Le territoire tout entier est la propriété d'une famille jouis-
sant des droits seigneuriaux sur les terrains, sur les maisons et sur
les personnes. Un grand domaine est cultivé en régie pour le compte
du seigneur; le reste du sol, concédé aux habitans depuis une épo-
que fort reculée, moyennant des redevances en travail et en pro-
duits, est exploité par eux, en partie dans le système de la propriété
ÉCONOMIE RURALE. 545
privée, en partie dans le système de la communauté. Chaque famille
possède par droit d'héritage le terrain qui lui est attribué; celle dont
il est question a pour sa part ce qu'on appelle un quart de sessio ou
de concession; l'unité dite sessio équivaut à 10 hectares 36 ares.
D'autres possèdent deux sessio, une sessio, une demi-sessio. D'autres
sont dits inquilini, et possèdent une maison sans terre arable; d'au-
tres enfin, subinquiUm et tiennent à loyer la maison qu'ils habitent.
Celle de la monographie doit au seigneur vingt-six journées de tra-
vail ou corvées, réduites à treize quand le paysan travaille avec ses
bœufs; elle se procure le surplus de terre qui lui est nécessaire en
le louant au seigneur. La nourriture de ces paysans est, quant à
l'abondance et à la qualité, la meilleure que M. Le Play ait observée
parmi les ouvriers européens; ils ne font point d'épargnes.
Les quatre autres monographies autrichiennes sont moins favo-
rables. Une surtout, qui est relative à un compagnon de la corpora-
tion fermée [ïnnung) des ouvriers de la ville de Vienne, présente une
situation tout à fait voisine de l'indigence. Il est vrai que l'ouvrier
dont il s'agit a cinq enfans; l'aisance est partout peu conciliable
avec une si nombreuse famille. Toujours est-il que le système des
corporations fermées, tel qu'il existe encore à Yienne et qu'il exis-
tait autrefois en France, ne défend pas de la misère les ouvriers qui
en font partie. L'auteur insiste à ce sujet sur les causes qui mena-
cent d'une dissolution prochaine les anciennes corporations d'arts et
métiers partout où elles ont survécu. Ces causes sont précisément
les mêmes qu'en France et en Angleterre; elles tiennent à l'établis-
sement des grandes manufactures, qui tendent partout à se substituer
aux petits ateliers, par suite des découvertes modernes. Cette révo-
lution est devenue inévitable dans les contrées où, comme en Au-
triche, on a conservé jusqu'ici le principe des maîtrises. A propos
d'une autre famille, celle d'un mineur de la corporation des mines
de mercure de la Carniole, qui n'est pas beaucoup plus heureuse,
M. Le Play fait la même observation.
A mesure qu'on avance dans cette lecture, on s'attend, d'après le
début, à voir l'existence des ouvriers de l'Occident peinte des plus
sombres couleurs en comparaison de ceux de l'Orient; on est agréa-
blement surpris en trouvant le contraire. Il est vrai que l'auteur pa-
raît attribuer quelquefois le bien-être dont ils jouissent pour la plu-
part à des coutumes particulières qui ont quelques analogies avec
les institutions orientales. Ainsi, quand il s'agit des mineurs du Hartz,
il fait connaître toute une organisation métallurgique et forestière
qui a pour but de prévenir les effets de la concurrence. Il y a du
vrai dans ses observations, notamment en ce qui concerne l'excel-
lent régime des forêts domaniales en Allemagne, mais lui-même
TOJIF. T. 33
Ôh& REVUE DES DEUX MONDES.
reconnaît que les procédés suivis dans les mines du Hartz sont moins
perfectionnés qu'ailleurs, sous l'influence beaucoup plus féconde de
l'intérêt privé.
A côté de cet exemple, on en trouve d'autres plus favorables au
régime de la libre concurrence. Non-seulement la plupart des ou-
vriers soumis à ce régime vivent aussi bien et mieux que les autres,
mais on voit naître parmi eux un nouvel élément inconnu aux pre-
miers, l'esprit d'épargne et de prévoyance. J'aime à voir M. Le Play
reconnaître la supériorité morale des ouvriers suisses. « C'est sur-
tout, dit-il, par la profondeur du sentiment religieux et par les con-
séquences morales qui s'y rattachent que l'ouvrier de Genève et plu-
sieurs autres types d'ouvriers de l'Occident l'emportent sur ceux de
l'Orient. Les qualités qu'on observe chez les populations laborieuses
de la Russie sont le résultat de conditions indépendantes du libre
arbitre des individus. L'ouvrier genevois n'est lié par aucune en-
trave; sa vertu moins passive ne dépend pas d' autrui; c'est en lui-
même, dans sa raison et sa conscience, qu'il puise la force néces-
saire pour contenir ses passions et pour remplir ses devoirs. » Je me
garderai bien de rien reprendre à ce portrait. Ces nobles qualités
ont leur récompense. Un des premiers, Sismondi a peint en termes
éloquens la vie heureuse des paysans suisses, leurs maisons de bois
si commodes et si bien sculptées, leurs armoires remplies d'un beau
linge blanc, le jardin plein de fleurs, l'étable pleine de bétail, la
laiterie nette et bien aérée, les grands approvisionnemens de blé,
de viande salée, de fromage et de bois, les livres et les instrumens
de musique qui attestent des goûts élevés, le costume antique et
pittoresque en même temps que chaud, propre et sain. Après lui,
plus d'un observateur a reproduit le même tableau en insistant sur
l'amour du travail, qui est la cause première de cette aisance. « La
population de Zurich, dit un voyageur anglais, est sans rivale pour
la culture. Lorsque j'ouvrais ma fenêtre entre quatre et cinq heures
du matin, pour considérer dans le lointain le lac et les Alpes, j'aper-
cevais le travailleur dans les champs; lorsque je revenais de ma
promenade du soir, longtemps après le coucher du soleil, le travail-
leur était encore là, fauchant son pré ou liant sa vigne. Il est impos-
sible d'arrêter ses regards sur un champ, un jardin, une haie, à peine
sur un arbre, une fleur, un seul végétal, sans remarquer les preuves
du soin le plus assidu. » Je doute fort qu'il en soit de même sur les
bords du Volga et de la Theiss.
Les deux monographies espagnoles, le métayer de la Vieilh-Castille
etV agriculteur émigrant de la Galice, nous ramènent à d'autres idées.
Les plaines à céréales de l'Andalousie, de la Manche et de la Castille
appartiennent à de grands propriétaires; les prairies de l'Estrama-
ÉCONOMIE RURALE, 547
dure, les pâturages des montagnes de Léon, constituent également
de grandes propriétés exploitées au moyen de troupeaux voyageurs.
Partout s'étendent ou plutôt s'étendaient de vastes communaux qui
donnaient à l'Espagne de grands rapports avec l'orient de l'Europe.
M. Le Play paraît attribuer à ces conditions économiques le bien-
être relatif qu'il constate chez ces cultivateurs, mais il ne dit pas si,
par hasard, leur existence ne devient pas meilleure encore par le
changement de ces conditions, tel qu'on le voit se poursuivre depuis
quelques années. Dans d'autres provinces de l'Espagne, comme le
pays basque, la Navarre, une partie de la Catalogne et du royaume
de Valence, la terre est très divisée : ce sont les plus peuplées et
les plus riches.
Les quatre familles à' ouvriers anglais appartiennent à l'industrie
proprement dite; ce sont des couteliers, des menuisiers et des fon-
deurs. Je regrette que M. Le Play n'ait pris pour sujet de ses études
aucune famille agricole; il eût été curieux et instructif de faire la
comparaison. Les quatre qu'il a choisies sont toutes dans une situa-
tion prospère; il en est une, celle d'un menuisier de Sheffield, qui
trouve le moyen, tout en vivant bien, de faire plus de 200 francs
d'épargnes par an. M. Le Play entre à ce sujet dans des détails
intéressans sur les institutions de prévoyance qui se sont dévelop-
pées en Angleterre par la libre initiative des ouvriers. La famille de
son menuisier est affiliée à trois sociétés d'assurances mutuelles
garantissant, moyennant un faible versement hebdomadaire, des
secours médicaux en cas de maladie et des allocations d'argent. En
outre, au moyen de souscriptions régulières à une caisse dite land
Society, la famille va prochainement devenir propriétaire d'un lot
de terre et d'une habitation qui feront de son chef un électeur; une
autre partie de son petit capital va en s' accumulant à la caisse
d'épargne, et elle se propose de souscrire encore aune société d'as-
surances sur la vie. Elle est ainsi garantie contre toutes les éventua-
lités, beaucoup plus que ne le sont sans doute les serfs de la Russie
et de la Bulgarie, et elle ne doit rien qu'à son travail. Il faut savoir
gré à M. Le Play d'avoir présenté avec cette franchise un exeiT^ple
aussi décisif en faveur de la société occidentale.
Les onze familles françaises se divisent en trois catégories, les
lU'baines, les intermédiaires et les rurales. Les premières sont au
nombre de trois. Celle d'un tisserand de Mamers (Sarthe) est très
pauvre. Depuis trente ans, la population locale augmente toujours,
tandis que les moyens de travail diminuent. L'essor imprimé aux
ateliers qui élaborent le lin et le chanvre au moyen de machines
ruine les fabriques de toile qui reposent uniquement sur le travail
des bras. L'émigration n'étant pas encore entrée dans les mœurs du
pays, on n'a trouvé jusqu'à présent d'autre remède que la bienfai-
5/i8 REVUE DES DEUX MONDES.
sance; mais ce palliatif contribue à aggraver le mal en affaiblissant
l'énergie morale de la population. En revanche, le chiffonnier pari-
sien que M. Le Play a choisi jouit d'une certaine aisance et même
d'une certaine élévation intellectuelle qui se manifeste par le goût
de lectures religieuses. Quant au maître blanchisseur de la banlieue
de Paris, ce n'est pas à proprement parler un ouvrier, mais un chef
de métier, ayant près de 5,000 fr. de revenu et en épargnant 2,000,
ce qui lui a déjà fait un petit capital de 16,000 fr. « L'amour du
travail et la moralité ne sont pas développés au même degré, dit
M. Le Play, dans toutes les familles de blanchisseurs parisiens; ce-
pendant on peut admettre que sur cent, vingt-cinq environ obtien-
nent le même succès, cinquante se maintiennent dans l'aisance sans
arriver à la propriété, vingt -cinq seulement s'endettent. La classe
des maraîchers offre des types supérieurs en plus grand nombre;
soixante au moins sur cent arrivent à la propriété. »
Le maréchal ferrant et propriétaire cultivateur du canton de Marner s
(Sarthe) participe de l'ouvrier urbain et du cultivateur. 11 présente
un contraste consolant avec le tisserand du même pays. Bien qu'il ait
commencé comme domestique, il possède une maison de 1,500 fr.,
un petit jardin, un champ de 80 ares qu'il cultive lui-même, un
mobilier agricole et industriel de l,ZiOO fr., un mobilier personnel
de 800, le tout provenant de ses économies. Bien qu'il ait quatre
enfans et un aide qu'il nourrit, il fait 300 fr. d'épargnes par an, et
vit convenablement avec le reste. Les deux autres familles intermé-
diaires offrent peu d'intérêt.
Viennent maintenant les familles purement rurales. Quatre sur
cinq sont dans une condition presque misérable; c'est un journalier
agriculteur du Morvan, \m journalier agriculteur du Maine, un jour-
nalier des vignobles de l'Armagnac et un journalier de la Basse-Bre-
tagne; le dernier, qui a femme et enfans, ne gagne dans son année
que liGi francs. Le propriétaire cultivateur du Soissonnais est plus
heureux; on peut le considérer comme le type du très petit proprié-
taire français; il possède une maison d'habitation avec une étable,
un petit jardin et un champ de 25 ares; il ne mange de la viande que
deux fois par an, mais il se nourrit suffisamment, avec sa femme et
ses trois enfans, de pain mêlé de froment et de seigle, et au bout
de l'année il a mis de côté 200 francs. Son revenu total s'élève en-
viron à 1,000 francs. Ajoutons, pour être tout à fait dans le vrai,
que l'auteur aurait pu trouver sur d'autres points de la France, en
Normandie par exemple, d'autres types tout aussi satisfaisans que
celui-là.
On peut reprocher à ces observations d'être un peu anciennes;
peu importe au fond. A part les exagérations probables signalées
dans quelques-unes, la plupart nous paraissent assez exactes. Il est
ÉCONOMIE RURALE. 5^9
à croire que les monographies françaises en particulier donnent une
idée assez juste des faits généraux. Parmi les ouvriers de ville, quel-
ques-uns souffrent; d'autres, et surtout ceux de Paris, font d'excel-
lentes affaires, quand ils ont de l'ordre. La condition des ouvriers
ruraux est bien plus mauvaise : la moitié d'entre eux a tout juste de
quoi vivre misérablement, l'autre moitié s'élève, à force d'économie,
vers la propriété; mais leur alimentation, même quand ils sont pro-
priétaires, est inférieure à celle des ouvriers des villes. Les choses
n'ont pas sensiblement changé depuis que M, de Gasparin évaluait
ainsi le budget moyen d'une famille de cultivateurs français, com-
posée de cinq personnes :
Nourriture 478 fr.
Logis 30
Habillemeut 100
Chauffage et éclairage 10
Outils et ustensiles 20
Total 638 fr.
ou 1 franc 75 cent, par jour, représentant le salaire du père, de la
mère et des enfans. Les chiffres de M. Le Play sont même au-des-
sous, et avec raison; la moyenne donnée par M. de Gasparin m'a
toujours paru un peu élevée.
Somme toute, les monographies de M. Le Play sont loin de pré-
senter sous un mauvais jour l'existence des ouvriers européens. Sur
36, 18 au moins vivent bien, 12 passablement, 6 seulement sont à
plaindre. La palme du bien-être appartient au blanchisseur parisien;
les plus pauvres de tous sont parmi les journaliers de nos campa-
gnes; la France présente ainsi les deux termes extrêmes. Les pay-
sans hongrois, russes, suédois, espagnols, sont infiniment au-dessus
de la plupart des nôtres, comme vie matérielle. Parmi les ouvriers
de ville, les Anglais viennent au premier rang après le blanchisseur
parisien; les plus malheureux sont le menuisier de Vienne (Autriche)
et le tisserand de Mamers (Sarthe). La situation intermédiaire est
occupée par ces catégories qui n'appartiennent complètement ni à la
vie rurale ni à la vie industrielle. Il est à regretter que l'auteur n'ait
pas complété son tableau par des Belges, des Hollandais et des Ita-
liens. On doit regretter encore plus qu'il ne soit pas sorti d'Europe
et qu'il n'ait pas étudié le far mer américain, ce représentant extrême
de l'indépendance individuelle.
Gomme condition morale, l'avantage revient aux Suisses, aux Sué-
dois, aux Anglais et aux Français. Le plus pauvre paysan de l'Eu-
rope, le pentfj bas-breton, uniquement nourri d'orge et de sarrazin,
trouve encore le moyen de faire des économies. 11 n'y a rien de plus
admirable dans cette longue série, le plus grand honneur appartient
550 REVUE DES DEUX MONDES.
à cette noble race des paysans français qui, placée trop souvent dans
les conditions les plus défavorables, porte sans fléchir presque tout
le poids de la production agricole comme de la défense nationale.
lï.
J"ai essayé de résumer aussi exactement que possible les faits
présentés par M. Le Play; que faut -il en conclure? Si l'on prenait
au pied de la lettre quelques-unes de ses opinions, la réponse serait
facile : rien. Il répète en eflet à plusieurs reprises que, sans enquêtes
nouvelles, la science sociale, comme il l'appelle, ne peut rien affir-
mer. Il demande ces enquêtes et il a raison, car une observation in-
fatigable peut seule suivre, dans son mouvement continu, le dé-
veloppement des peuples modernes; mais en même temps, infidèle
à son propre principe, il pose dès à présent des conclusions très af-
firmatives. Je ne le chicanerai pas sur cette inconséquence; elle était
inévitable. Le tort est d'avoir dit qu'il n'y avait rien à tirer des faits
connus; ces faits sont déjà suffisamment nombreux pour donner ma-
tière à des doctrines. J'ai de plus sérieuses objections à faire au fond
même des conclusions. Ici encore M. Le Play se contredit. Ce qui
paraît résulter évidemment de ses monographies, c'est que l'orga-
nisation occidentale n'exige aucune réforme radicale dans l'intérêt
des classes ouvrières, et il arrive, après bien des détours et des mé-
nagemens, à exprimer Topinion contraire.
La première des réformes qu'il indique porte sur la loi française
de succession; il s'élève contre le principe du partage égal et ré-
clame ouvertement la liberté illimitée de tester et le droit de substi-
tution. Il établit sous ce rapport une comparaison entre la loi an-
glaise et la loi française, et attribue à la première la supériorité
de Fagriculture anglaise sur la nôtre. J'ai déjà contesté cette théo-
rie souvent répétée, je la conteste encore. La loi de succession n'a
pas dans les deux pays la portée qu'on lui suppose. La terre est
plus divisée en Angleterre et moins divisée en France qu'on ne croit.
La diflerence réelle ne tient que très peu à la loi de succession; elle
est le résultat d'une foule d'autres causes qui dérivent de l'histoire
entière des deux peuples. Telle qu'elle est, elle n'a qu'une action
très limitée sur le développement agricole. Il faut chercher une
autre explication pour rendre compte de notre infériorité, et par
conséquent pour indiquer le véritable remède.
Il est très-facile de soutenir que la loi de succession ne contri-
bue que très-peu en France à la division du sol et même de le prou-
ver mathématiquement. La population ne s'accroît pas vite, la
moyenne des familles est tout au plus de deux enfans et demi.
Or, comme la moitié seulement de la nation est propriétaire d'im-
ÉCONOMIE RURALE. 6Ô1
meubles et que cette moitié est généralement moins prolifique que
l'autre, on peut hai'diment ne compter que deux enfans par famille
de propriétaires. Cela étant, la conséquence est rigoureuse, les deux
enfans représentent exactement le père et la mère, la propriété ne se
divise pas par la succession. Quelques-unes se divisent sans doute
quand le nombre des enfans est au-dessus de la moyenne, d'autres
se recomposent quand le nombre des enfans est au-dessous. Que
chacun regarde autour de soi; on trouvera des familles qui n'ont pas
d'enfans, d'autres qui n'en ont qu'un, le plus grand nombre n'en a
que deux; voilà une première considération.
En voici une autre. Il faut distinguer entre l'étendue et la va-
leur; cent hectares en bon état peuvent valoir mieux que cinq cents
mal tenus. L'expérience démontre qu'en temps ordinaire la valeur
des immeubles ruraux s'accroît au moins d'un pour cent par an par
le progrès de la culture et des communications; il faut y ajouter les
maisons nouvellement bâties; on trouve alors que la valeur totale de
la propriété immobilière s'accroît d'environ douze pour cent tous les
dix ans, tandis que la population ne s'accroît dans le même laps de
temps que de six pour cent. Ajoutez le progrès des valeurs mobi-
lières, qui est bien autrement considérable, et vous verrez que, même
en supposant dans toutes les fimilles deux enfans et demi et le par-
tage égal, la part des enfans doit être en moyenne plus forte que
celle des parens. Que chacun regarde encore autour de soi, et on
verra si la moyenne des fortunes ne tend pas à s'accroître plus qu'à
diminuer, et si une dot de 20,000 fr, par exemple est regardée au-
jourd'hui comme aussi considérable qu'autrefois.
Je viens de prononcer le mot de dot, c'est par là que l'effet réel
du système français se rapproche beaucoup de l'effet réel du sys-
tème anglais. Peu importe quant au résultat final que les filles héri-
tent ou n'héritent pas, puisqu'elles forment nécessairement la moitié
tle toutes les familles : elles rapportent d'un côté ce qu'elles prennent
de l'autre, et quand elles ne prennent rien, elles n'ont rien à rappor-
ter. Deux autres causes agissent encore pour rapprocher les résul-
tats des deux législations : l'une est la distinction que la loi établit
en Angleterre entre les meubles et les immeubles; si les immeubles
ne sont pas soumis au partage égal, les meubles le sont, et comme
les valeurs mobilières forment au moins la moitié des fortunes, la
condition des héritiers s'égalise d'autant. L'autre cause est la mar-
che plus rapide de la population en Angleterre qu'en France, qui
fait que la valeur des parts diminue, au moins pour les valeurs mo-
bilières, en proportion du nombre des co-partageans.
Je suppose que deux pères de famille viennent à mourir, laissant
chacun un fils et une fille, et deux cent mille francs de fortune, dont
moitié en immeubles et moitié en valeurs mobilières, Yoici ce qui
552 BEVUE DES DEUX MONDES.
arrivera d'après les deux législations. En Angleterre, chacun des
deux fils aura tous les immeubles et la moitié des meubles, soit en
tout 150,000 fr.; chacune des deux filles aura la moitié des meu-
bles, ou 50,000 fr. En France, chacun des quatre enfans aura la
moitié de la succession totale, ou 100,000 francs, sans distinction
de sexe. Supposons maintenant que la fille de l'une épouse le fils
de l'autre et réciproquement; la situation définitive sera la même
dans les deux pays. Chacun des deux ménages aura une valeur de
200,000 fr. Je ne dis pas que cette hypothèse soit la seule qu'il soit
possible de faire, mais je dis que c'est une de celles qui se réalisent
le plus fréquemment, et je n'ai pas supposé que la famille anglaise
fût plus nombreuse que la française, ce qui arrive pourtant le plus
souvent.
La grande propriété a disparu chez nous, et la petite s'est déve-
loppée par d'autres causes. La plus récente est la révolution; ce
n'est ni la première, ni la plus puissante. La petite propriété ne date
pas en France de 1789. Arthur \oung, qui a visité la France alors,
dit formellement que les petits propriétaires possédaient un tiers du
sol; c'était une exagération sans doute, car ils n'en possèdent pas
davantage aujourd'hui. Comment s'était formée sous l'ancien régime
cette multitude de petits propriétaires? Premièrement, parle gas-
pillage des seigneurs qui aimaient mieux vendre en lambeaux les
terres paternelles et en dépenser le prix à la guerre ou à la cour
que faire fructifier leurs domaines en y résidant; secondement, par
l'intervention de l'autorité royale, qui avait attribué à plusieurs
reprises, au moyen d'ordonnances et d'arrêts du conseil, une partie
des terres incultes aux paysans cultivateurs. Même de nos jours,
la petite propriété s'augmente beaucoup plus par des ventes parcel-
laires que par l'eftet de la loi de succession. M. Le Play a même
remarqué, et c'est là un de ses aperçus les plus vrais, que le partage
égal est surtout nuisible à la petite propriété, en ce qu'il entraîne
des morcellemens excessifs, des frais démesurés, des dettes usu-
raires, des liquidations onéreuses, qui finissent par faire disparaître
la propriété elle-même.
En Angleterre, la grande propriété, fondée par la conquête au
xr siècle, s'est accrue au xvi* par le partage des biens ecclésias-
tiques, et plus tard par l'attribution des terres incultes aux sei-
gneurs; elle s'est maintenue par l'attachement héréditaire des pro-
priétaires au sol. Tout a tendu à réunir la propriété à la seigneurie,
tandis qu'en France tout a tendu à les séparer. Il y avait autrefois
en Angleterre beaucoup de petits propriétaires ou yeomen. D'après
Macaulay, on en comptait sous les Stuarts 160,000, ayant en
moyenne 60 liv. sterl. ou 1,500 fr. de revenu. Ils ont disparu depuis
à peu près complètement; la plupart ont peu à peu vendu leurs
ÉCONOMIE RURALE. 553
propriétés pour se faire fermiers. Le mode de culture généralement
adopté et favorisé par le climat, en multipliant les pâturages, avait
rendu l'exploitation par grandes fermes plus profitable que par
petites. Aujourd'hui un mouvement en sens contraire semble se pro-
duire, d'abord par les land socielies qui achètent des terres pour les
diviser en petits lots, ensuite par la révolution agricole, qui réduit
les pâturages pour augmenter les terres arables; mais l'une et l'autre
de ces deux causes n'agissent encore qu'insensiblement, et les cou-
rans généraux portent toujours vers la grande culture, profondé-
ment enracinée dans les traditions, les conditions économiques, et
même les préjugés de la nation.
■ En France, le contraire arrive, au moins jusqu'ici. C'est la petite
propriété et la petite culture qui tirent chez nous le meilleur parti
du sol. Tant que les capitaux fuiront les champs, tant que l'impôt
leur prendra sans leur rendre, tant que les propriétaires aisés con-
sacreront leur revenu à des dépenses de luxe, tant que l'esprit d'en-
treprise restera indifférent ou hostile à la production rurale, tant
que l'application des sciences à la culture sera considérée comme
une utopie ruineuse, la petite propriété et la petite calture feront
des progrès; c'est inévitable et même désirable; où la science et le
capital manquent, le travail doit l'emporter. Depuis 18Zi8, ces pro-
grès se sont arrêtés, le découragement a gagné les rangs populaires,
le paysan n'achète plus, n'entreprend plus, et comme en même temps
la grande culture n'a pas fait un pas sensible, le mouvement en
avant est suspendu. Cette stagnation ne sera sans doute qu'acciden-
telle : on peut affirmer que, si l'agriculture nationale se remet en
marche, le petit cultivateur y aura toujours la plus grande part.
C'est lui qui donne de la terre la rente la plus forte ou le prix le
plus élevé; c'est donc à lui que la terre doit revenir. Le seul moyen
de la lui disputer, c'est de la rendre plus productive dans d'autres
mains, et non d'avoir recours à des combinaisons surannées qui
n'auraient absolument aucune efiicacité, et qui, impuissantes à nous
faire remonter le cours des temps, ne seraient bonnes qu'à soulever
de nouveaux orages. La loi du partage égal est la chair et le sang
de la France, on ne peut y toucher sans danger.
M. Le Play ne demande pas précisément le droit d'aînesse, bien que
ce soit le fond de sa pensée: il se borne au droit illimité de tester.
Pour mon compte, je n'y verrais pas précisément d'objection fonda-
mentale; ce dr(3it a de bons effets en Angleterre et en Amérique. Si la
législation française était à faire, ce serait une doctrine à examiner;
mais à quoi bon soulever de pareils problèmes, quand on a les faits
contre soi? Si nous n'avons pas en France le droit illimité de tester,
nous en avons un dont nous ne faisons presque pas usage, et qui au
fond équivaut à peu de chose près à ce qu'on demande. Pouvoir
bôli REVUE DES DEUX MONDES.
disposer de la moitié de son bien quand on n'a qu'un enfant, du tiers
quand on en a deux, du quart quand on en a davantage, ce serait
suffisant, si les mœurs étaient favorables à l'inégalité des partages.
Le droit illimité ne ferait pas plus, parce qu'on n'en userait pas. Il
n'y a donc rien à faire de sérieux et de pratique dans ce sens, il faut
en prendre son parti. — M. Le Play oublie également que la substi-
tution existe dans le droit français comme dans le droit anglais; elle
est permise dans l'un comme dans l'autre pour la quotité disponible
jusqu'au second degré. Seulement la loi qui l'autorise est chez nous
une lettre morte et en Angleterre un fait vivant; j'ajoute que chez nos
voisins elle est plutôt en décadence qu'en progrès. Outre qu'elle cesse
de plein droit après une génération quand elle n'est pas renouvelée,
des actes du parlement ont récemment autorisé les détenteurs de
biens substitués à emprunter sur ces biens, soit à l'état, soit à des
compagnies spéciales, des sommes remboursables par annuités et des-
tinées à des travaux de drainage, des constructions, des irrigations,
des plantations, des clôtures, en un mot toutes les améliorations
foncières d'un effet permanent, et un comité de la chambre des lords
a exprimé l'année dernière le vœu que cette autorisation fût éten-
due pour d'autres prêteurs que les compagnies. Or permettre d'em-
prunter par hypothèque, c'est jusqu'à un certain point permettre
d'aliéner : le principe de la substitution est atteint, et par des actes
officiels; il me serait facile de montrer en même temps la substitu-
tion plus sérieusement attaquée dans les écrits des hommes les plus
compétens et dans les journaux les plus accrédités.
Est-ce à dire que tout soit pour le mieux et qu'il n'y ait absolu-
ment rien à faire pour améliorer la loi française? Je ne le pense pas:
mais il faut commencer par débarrasser la question de toute consi-
dération contraire au principe d'égalité : en passionnant inutilement
le débat, on le rend insoluble, voilà tout ce qu'on obtient. Je suis
très frappé des inconvéniens du partage forcé pour la petite et la
moyenne propriété; je crois que cette secousse périodique contribue
beaucoup au malaise général qu'elles éprouvent, aux dettes qui les
grèvent, aux ventes forcées qu'elles subissent. J'attribue la plupart
de ces souffrances à l'article 826 du code, qui permet à chacun des
héritiers de demander sa part en nature des meubles et immeubles
de la succession. J'aimerais mieux qu'on donnât aux garçons un
droit de préférence sur les immeubles, et qu'on n'en autorisât le
partage qu'autant que celui des meubles ne suffirait pas, les droits
des fdles sur les immeubles constituant sans contredit un des plus
grands embarras de la propriété française. Je voudrais que l'un des
cohéritiers pût se charger d'un immeuble excédant sa part, pour évi-
ter les licitations, en payant aux autres 3 pour 100 d'intérêt et 2 pour
100 d'amortissement, avec faculté de remboursement à volonté,
ÉCONOMIE RURALE. 555
comme au crédit foncier. Je voudrais enfin que, quand le père de
famille juge à propos de disposer par acte entre-vifs ou par testa-
ment en faveur de l'un de ses en fans, les immeubles qui excéde-
raient la quotité disponible ne fussent sujets à réduction qu'au-
dessus d'un certain minimum de valeur, 10,000 francs, je suppose;
l'Allemagne pourrait fournir sur ce point des exemples utiles, sinon à
suivre, du moins à consulter. Je n'ai pas la prétention d'indiquer ici
tout ce qui est possible; j'ai voulu seulement montrer que, sans rien
changer aux fondemens de notre droit, on peut atténuer les fâcheuses
conséquences qu'il amène quelquefois. J'accepte le principe du par-
tage égal, je n'en ai pas le fanatisme; le code est évidemment tombé
dans l'excès, combattons l'excès et non le principe. Aucun change-
ment ne devrait avoir lieu, dans tous les cas, qu'après une enquête
solennelle qui comprendrait tous les intérêts. En attendant, la ju-
risprudence, qui depuis quelques années semble avoir pris à tâche
d'aggraver encore les conséquences du droit rigoureux en proscri-
vant jusqu'aux lots d'attribution autrefois usités, suffirait presque,
si elle suivait d'autres principes, pour empêcher une grande partie
du mal, en s' appuyant sur les articles du code les moins favorables
à la division des immeubles, car il y en a.
Parmi les effets de la loi de succession, il en est un qu'on ne saurait
condamner trop énergiquement : c'est la division parcellaire. Ici je
suis tout à fait de l'avis de M. Le Play, quand il mentionne avec éloges
les mesures légales prises dans quelques états allemands pour y por-
ter remède. Une commission locale présentant toutes les garanties
désirables est chargée d'estimer la valeur de chaque parcelle et d'opé-
rer ensuite une nouvelle répartition, en lots aussi peu nombreux que
le permettent les droits de chacun, la nature du sol et des cultures.
L'expérience démontre qu'après ce remaniement, chaque propriété,
devenue plus compacte, exige moins de frais de culture, et que la
valeur vénale en est augmentée. Quand un pareil jubilé aurait lieu
en France tous les vingt ans, je n'y verrais que des avantages; on
a fait déjà chez nous, avant 1789, plusieurs opérations semblables
qui ont parfaitement réussi. Il n'y aurait non plus, ce me semble, au-
cune objection sérieuse à dispenser de tous frais l'échange des par-
celles dont l'étendue n'excéderait pas un demi -hectare, ou même
leur acquisition pure et simple par les propriétaires contigus; ce ne
serait que le retour vers un principe qui a été déjà posé une fois
par la loi.
Les autres réformes désirées par M. Le Play sont plus difficiles à
saisir, parce qu'elles sont plus confusément exprimées; elles peu-
vent se réduire à trois : le développement du principe d'associa-
tion, la répression de la mauvaise concurrence, le patronage.
556
REVUE DES DEUX MONDES.
L'esprit d'association est à coup sûr un des élémens les plus fé-
conds du progrès général, mais je ne vois pas qu'il soit aujourd'hui
le moins du monde comprimé. Il crée sous nos yeux de puissantes
compagnies qui réunissent des capitaux énormes. Dans un ordre plus
modeste, mais non moins utile, il a produit l'excellente institution
des sociétés de secours mutuels. On pourrait même dire qu'à cer-
tains égards il arrive jusqu'à l'excès; à force de s'associer, de se
fondre, les compagnies tendent à constituer de véritables mono-
poles, et nous avons vu bien des associations ouvrières, organisées
après 18/i8 avec tous les encouragemens possibles, dans l'impossi-
bilité de marcher. Ces exagérations ne font rien au principe : en
toute chose, l'abus ne prouve pas contre l'usage; mais il en résulte
tout au moins que l'esprit d'association a sa pleine liberté d'action.
M. Le Play en convient, il reconnaît en outre que les anciennes
formes de l'association, comme les corporations, ne sont pas à re-
gretter, et qu'elles disparaissent tous les jours de plus en plus de-
vant l'esprit d'entreprise individuelle, principe de la civilisation mo-
derne. Que veut-il donc?
Quelques mots épars çà et là semblent faire entendre qu'il est
favorable à la jouissance indivise des biens communaux, a L'exis-
tence de ces biens, dit-il, et la conservation de la vaine pâture doi-
vent être placées, dans l'état actuel de l'Europe, au nombre des
moyens d'assistance les plus efficaces, en faveur des populations
rurales; souvent même elles y ont trouvé le moyen d'échapper aux
atteintes du paupérisme et de se maintenir dans un état prononcé
de bien-être et d'indépendance. » Il est vrai que quelques lignes
plus bas il reconnaît la supériorité de l'exploitation privée sur la
jouissance indivise, et il exprime le vœu de voir les biens commu-
naux aliénés, à mesure que le progrès des masses permettra d'adop-
ter un meilleur régime; mais ce n'est là qu'une concession d'avenir.
Pour le présent, il penche visiblement vers l'indivision, et ne laisse
échapper aucune occasion de montrer en quoi l'étendue des biens
communaux contribue au bien-être des populations orientales. Selon
moi, c'est une erreur : au-delà d'une certaine proportion de popu-
lation, les communaux ne font que du mal, ils entretiennent la pau-
vreté, l'oisiveté, l'ignorance, l'incurie, et partout où il s'en trouve en
grande étendue, les masses ne font et ne peuvent faire aucun pro-
grès. Si l'on attend pour les partager ou les aliéner le moment où les
populations rurales seront dans une condition meilleure, on attendra
toujours, car ce sont eux qui sont la cause principale du mal.
La jouissance en commun du sol n'a rien de particulier à la race
turque ou slave ; elle se retrouve à toutes les origines de la société
occidentale comme de la société orientale. Nous avions en France au-
ÉCONOMIE RURALE. 557
trefois, nous avons même encore, sur beaucoup de points, de vastes
étendues de terres communes. Le même fait existait et existe encore
en Angleterre, en Allemagne, en Belgique. Seulement la jouissance
en commun disparaît peu à peu partout. Pourquoi? Parce que l'ex-
périence universelle a démontré que ce mode de jouissance n'était
pas assez favorable à la production. Il faut dix fois, cent fois plus de
terres communes que de terres appropriées pour nourrir une tête
liumaine. Voilà la loi, personne n'a jamais pu lui échapper. Exa-
minez les villages français qui possèdent encore de grands commu-
naux : ils sont tous, sans exception, moins peuplés et plus pauvres
que ceux qui n'en ont plus. Dès que ces communaux sont soustraits
d'une façon quelconque à la jouissance indivise, soit par des par-
tages, soit par des ventes, soit par de simples amodiations, la pro-
duction s'élève, la condition des habitans s'améliore, et la popula-
tion s'accroît. — La vaine pâture a quelques avantages apparens, mais
au fond elle n'est pas moins nuisible que tous les autres modes de
jouissance en commun. Partout où elle existe, elle est un obstacle
an progrès des cultures, en rendant à peu près impossible toute mo-
dification partielle de l'assolement.
Faut-il attacher un grand prix à ce que M. Le Play appelle les
subventions forestières? Il entend par là l'enlèvement des bois morts,
des végétaux sous-ligneux, des fruits de toute sorte, glands, châ-
taignes, noix, noisettes, des feuilles employées comme litières, des
herbes destinées à la nourriture des animaux domestiques. En accor-
dant cesdifférens droits aux populations circonvoisines, on ne cause,
dit-il, à la propriété forestière aucun dommage appréciable, et on
augmente le bien-être des usagers. Je nie l'une et l'autre de ces
deux affirmations. On cause au contraire à la propriété forestière
d'énormes dommages. En enlevant les fruits, les usagers empêchent
l'ensemencement naturel; l'extraction inconsidérée des feuilles laisse
le sol sans abri, et en amène le dessèchement progressif. Le pâtu-
rage entraîne d'autres abus plus graves encore, et sous prétexte de
prendre seulement les bois morts, on se porte aux maraudages les
plus nuisibles. Avec les droits d'usage, toute sylviculture est impos-
sible. Il n'est pas pas plus exact de dire que les populations usagères
s'en trouvent bien. On favorise parmi elles des habitudes de vaga-
bondage, incompatibles avec une vie régulière, et on diminue, avec
le produit total des bois, la demande de travail. Ces produits acces-
soires ne sont pas d'ailleurs perdus pour n'être pas livrés au pillage;
ce qui peut être enlevé sans inconvénient fait l'objet de concessions
renfermées dans de justes limites.
Rien n'est assurément plus désirable que de voir réprimer la
mauvaise concurrence, mais comment s'y prendre sans nuire à la
558
REVUE DES DEUX MONDES.
bonne? M. Le Play parle des lois de police sur le travail des femmes
et des enfans dans les manufactures et sur les marques de fabrique :
ces idées n'ont rien de nouveau, elles sont aujourd'hui partagées
par tout le monde. Comment faire pour aller plus loin? « Il serait à
désirer, dit-il, que sous la pression de mesures réglementaires sa-
gement exprimées, des fabricans inhabiles ou sans scrupules n'eus-
sent plus le pouvoir de compromettre par d'imprudentes créations
la sécurité publique. Les juges naturels de l'opportunité d'un nou-
vel établissement entraînant un surcroît de population industrielle
devraient être ceux qui, en cas d'impuissance du chef d'industrie,
seraient obligés de subvenir aux besoins des ouvriers qu'il laisse-
rait dans le dénûment. Les lois relatives à la distribution des ate-
liers industriels devraient donc provoquer à la fois l'intervention de
l'état, des communes et des principaux contribuables de la localité.
La législation actuelle de la France fournirait à cet égard d'utiles
précédens. On trouverait, par exemple, des analogies naturelles
dans les règlemens relatifs à la création des ateliers qui peuvent
offiir un danger matériel ou même une simple incommodité pour les
propriétés voisines. » Qu'est-ce que cela veut dire? Ne pourra-t-on
ouvrir un nouvel atelier qu'avec l'autorisation du gouvernement et
du consentement des atehers existans? Ceci ressemble beaucoup aux
anciennes maîtrises.
Je ne sriis pas de ceux qui opposent à toute innovation un prin-
cipe absolu. J'approuve complètement les Anglais, qui font ce qui
leur paraît bon et pratique sans s'inquiéter du système, et qui ne
craignent ni l'accusation de socialisme, ni celle de réaction, ni au-
cune autre, à propos d'une mesure utile. J'attendrai donc que M. Le
Play formule plus nettement son idée pour savoir ce que j'en dois
penser. Tout ce que je pais dire, c'est que, sous sa forme actuelle,
elle me paraît inadmissible. Il est très frappé des inconvéniens des
grandes agglomérations ouvrières; je le suis plus que lui, s'il est
possible. Seulement il fera bien de chercher d'autres moyens de les
prévenir. Je serais porté à croire, pour mon compte, qu'il suffirait
de ne pas les favoriser. Tout contribue, dans notre organisation na-
tionale, aux grandes agglomérations. Les hommes suivent les ca-
pitaux, et tout accumule les capitaux dans les grandes villes; l'ac-
tion de l'impôt est surtout incessante dans ce sens. La bienfaisance
même, en donnant aux indigens des villes un privilège qui frappe
tous les yeux, attire de plus en plus les classes pauvres vers les cen-
tres de population. Il n'en est heureusement pas de même partout.
En Suisse, par exemple, où l'équilibre n'est pas rompu artificielle-
ment entre les villes et les campagnes, l'atelier s'élève souvent à
côté de la ferme, et la vie industrielle se développe à peu près éga-
ÉCONOMIE RURALE. 551>
lement sur la surface entière du territoire; il suffit donc, à beaucoup
d'égards, de ne pas troubler l'ordre naturel pour que ce fait salutaire
se produise, sans rien changer à la liberté du travail.
Reste le patronage. S'agit-il de prêcher aux maîtres des rapports
affectueux avec leurs subordonnés, une sollicitude vigilante sur
leurs besoins, une application continue à les éclairer, à les dé-
fendre le plus possible contre les mauvaises chances, à leur don-
ner à la fois de bons conseils, de bons appuis et de bons exemples?
Rien de mieux assurément, mais rien de plus connu. Une autorité
plus haute a dit depuis longtemps : Aimez -vous les uns les autres .
S'agit-il au contraire d'une institution légale imposant au chef d'in-
dustrie des obligations définies? Ici recommence la difficulté; le chef
d'industrie hésitera toujours à prendre un engagement qu'il peut
être dans l'impossibilité de remplir; il est soumis lui-même aux
chances de la concurrence. Ne voyez-vous pas d'ailleurs que vous
étouffez dans son germe l'esprit de prévoyance? Yous voulez déve-
lopper cet esprit, dites-vous; il est incompatible avec le patronage
obhgatoire. Vous nous l'avez prouvé vous-même; tous ceux de
vos ouvriers qui se croient garantis par une cause ou par une autre
contre les chômages, les maladies et la vieillesse, ne font pas
d'épargnes; la plupart des autres en font au contraire et acquiè-
rent, en devenant propriétaires, un rang plus élevé dans l'état.
Est-ce à dire encore qu'il n'y ait rien à faire pour venir au secours
de ceux qui, par la faute des circonstances ou même par leur propre
faute, tombent dans la misère? Non, sans doute; la bienfaisance pu-
blique et privée est là pour y pourvoir, et nous voyons qu'elle ne
fait pas défaut.
La liberté a ses inconvéniens : qui en doute? Tout en a dans ce
monde. Voyez cependant ces deux armées en présence, l'une com-
posée de paysans français, l'autre de serfs russes; à qui la victoire?
L'une défend pourtant le sol natal, la sainte Russie, la croix du Sau-
veur; l'autre marche en avant sans savoir pourquoi, pour un intérêt
vague, confus, éloigné; mais elle a l'habitude de l'énergie, de l'initia-
tive, de l'audace : elle sait entreprendre et oser. D'oii lui viennent ces
qualités précieuses? Du sentiment qu'elle a de sa force pour l'avoir
éprouvée ailleurs, dans les combats du travail. On y peut succom-
ber, et ce danger toujours présent tient l'âme en éveil; on y peut
vaincre aussi, et cette perspective entretient l'émulation. Combien
de soldats devenus officiers sur ce champ de bataille comme sur
l'autre!
Si l'on cherche donc ce que sont devenues toutes les réformes an-
noncées, on ne trouve rien. Les grands principes de la société occi-
dentale, la liberté et la responsabilité personnelles, sortent triom-
560 REVUE DES DEUX MONDES.
phans de cette épreuve comme de toutes les autres. L'erreur prin-
cipale de M. Le Play, comme de tous les réformateurs, consiste à
faire laborieusement ce qui se fait tout seul dans la société hu-
maine telle que Dieu l'a constituée. La solidarité des intérêts n'est
pas un principe à introduire par les lois; c'est un fait que les erreurs
et les passions des hommes peuvent quelquefois obscurcir, mais non
détruire. Le capital ne peut être fécondé que par le travail, le travail
que par le capital; il suffit que la législation et l'administration
publique aident au cours naturel des choses, elles n'ont pas à le
changer pour créer une harmonie qui est essentielle.
Un autre caractère distinctif des erreurs économiques consiste à
négliger le principal pour l'accessoire. Le principal aux yeux de la
plupart des novateurs, c'est le mode de distribution des richesses.
Il n'y a pas de méprise plus grave. La distribution n'est que l'ac-
cessoire, c'est la production qui est le principal. Avant de distribuer,
il faut produire. Qu'on partage un sou en mille portions égales, ce
ne sera jamais qu'un sou; l'important, pour que les parts soient
meilleures, c'est d'avoir plus d'un sou à partager. Ceci paraît évident
par soi-même; rien n'est pourtant plus généralement méconnu. On
sacrifie à tout instant la production à la distribution, ce qui aggrave
forcément la pauvreté. La science économique, ou, pour parler
comme M. Le Play, la science sociale, est beaucoup plus simple et
beaucoup moins à faire qu'il ne croit. Ses applications peuvent va-
rier, ses bases sont inébranlables; elles se composent de quelques
axiomes mis en lumière par de grands esprits et aussi certains que
les lois qui président au mouvement des corps; le difficile n'est pas
de les trouver, mais de les faire accepter, comme il a été difficile
dans d'autres temps de faire croire à la rotation de la terre autour
du soleil.
Ainsi le salaire n'est pas précisément une quantité arbitraire ;
comme il se fixe par le rapport de l'offre à la demande, librement
débattu entre les intéressés, et que l'offre et la demande elles-
mêmes sont gouvernées par les besoins réciproques, le salaire est
en général tout ce qu'il peut être. Il y a des exceptions sans doute,
il y en a partout, mais telle est la règle. C'est le rapport de la pro-
duction à la population qui, en fin de compte, est la mesure du sa-
laire. Si le salaire est bas, c'est que la production est faible relati-
vement à la population; s'il est élevé, c'est que la proportion s'élève.
Je prends pour exemple la population agricole française. Son salaire
est bas; pourquoi? Parce qu'elle ne produit pas assez. Partout où la
production descend, vous voyez le salaire descendre; partout où elle
monte, vous le voyez monter. Il arrive même assez généralement
que le salaire ne descende pas aussi vite que la production ou qu'il
ÉCONOMIE RURALE. 561
monte plus vite qu'elle. Les salariés agissent par leur nombre, par
leurs besoins, et font presque toujours pencher la balance de leur
côté. Il y a en France des contrées, il y a partout des momens, où le
produit brut est absorbé presque complètement par les salaires; il
ne reste rien ou à peu près rien pour les intérêts du capital et les
profits de l'entrepreneur. C'est une des causes qui agissent le plus
pour arrêter chez nous les progrès de l'agriculture; on hésite à y
consacrer ses capitaux et son temps, parce que les salaires absor-
bent une telle part des produits, qu'on craint de n'être pas rému-
néré de ses dépenses et de ses peines.
De même l'alimentation moyenne d'un pays se mesure à la quan-
tité de matières alimentaires qu'il renferme; c'est une loi toute ma-
thématique. Les classes les plus riches ne peuvent pas en consommer
plus que leur part : l'estomac a ses limites. On peut même dire qu'en
fait, plus on est riche, moins on mange; la vie calme et sédentaire des
hommes de salon et de cabinet exige moins de nourriture que la vie
active des champs ou des ateliers. La part de ceux qui se livrent à
un travail manuel en devient nécessairement plus grande. Cette har-
monie que la Providence a établie entre les ressources et les besoins
se réalise au moyen des prix. Comme il faut que toutes les denrées
alimentaires se consomment, les prix se maintiennent d'eux-mêmes
au taux où ils doivent être pour qu'elles se répartissent aussi égale-
lement que possible entre les consommateurs. Quand une denrée
hausse, c'est qu'il n'y en a pas assez pour que chacun en ait sa part;
quand elle baisse, c'est que la quantité s'accroît de manière à la
rendre accessible à un plus grand nombre.
Il n'est nullement nécessaire d'avoir recours à l'apologie du ser-
vage et de pis encore pour expliquer la différence d'alimentation
que M. Le Play a signalée entre certaines populations de l'Orient et
celles de l'Occident; cette différence s'explique tout naturellement
par la proportion de la population et de la production, par l'abon-
dance et la fertilité du sol et par la nature des cultures.
Si la moitié seulement des Français mange du froment, la cause
n'est pas difficile à trouver : c'est que la France n'en produit pas
assez pour tout le monde; il faut de toute nécessité que l'autre moitié
se nourrisse de seigle, d'orge, de maïs et de sarrazin, parce qu'il n'y
a pas autre chose. Arrangez les salaires comme vous voudrez, vous
ne changerez rien à l'alimentation moyenne, tant qu'il n'y aura pas
un grain de froment de plus. En fait de viande, nous ne produisons
que le tiers environ de ce qui nous serait nécessaire pour donner à
chacun sa demi-livre par jour. La conséquence est forcée, un tiers
seulement de la population peut en avoir assez. Plus les ouvriers
des villes en mangent, moins il en reste pour ceux des campagnes.
TOME I. 36
562 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour que tout le monde en ait, il faut en faire ou en importer davan-
tage, et pour en importer, il faut produire ce qui doit être donné
en échange; il n'y a pas d'autre moyen. En Hongrie, en Espagne, en
Russie, l'alimentation peut être meilleure, parce que la production
est plus grande relativement à la population. Ce surcroît tient-il à la
supériorité de. la culture? Non; il tient uniquement à la rareté des
habitans. La population de la Russie est comme densité le cinquième
de celle de la France, le dixième de celle de l'Angleterre, le douzième
de celle de la Belgique, et les parties les plus peuplées, comme la
Pologne, tout en restant fort au-dessous du reste de l'Europe, le
sont dix fois plus que le gouvernement d'Orembourg. Ce gouverne-
ment fait partie de la plus fertile région du monde, le fameux pays
de terre noire, et il ne contient que 290 habitans par mille carré;
la même étendue qui nourrit en Belgique 9,200 individus, en Angle-
terre 7,/iOO, en France 3,700, en nourrit là 290. Gomment s'étonner
qu'ils jouissent d'une certaine aisance? Ne faut-il pas s'étonner au
contraire qu'ils ne soient pas plus riches et qu'ils ne multiplient pas
davantage? D'après M. Tegoborski, la population s'accroît en Rus-
sie de un pour cent par an. Aux États-Unis, le seul point du globe
qui soit dans des conditions analogues quant à l'étendue et à la
fertilité du sol disponible, l'augmentation annuelle est de quatre
pour cent. D'oii vient cette énorme différence? Apparemment de ce
que le développement de la population trouve plus de facilités aux
États-Unis qu'en Russie. On peut dire, je le sais, que dans le gou-
vernement d'Orembourg l'augmentation est plus rapide que dans
le reste de l'empire; mais une supériorité encore plus marquée se
retrouve dans les parties les plus fertiles et les moins peuplées des
États-Unis : l'Ohio a passé en cinquante ans de Zi5,000 âmes à 2 mil-
lions. Or quelle est la différence fondamentale entre les États-Unis et
la Russie? Précisément le régime économique et politique. Dans la
république américaine, la liberté individuelle avec ses rudesses,
mais avec ses avantages; dans l'empire slave, la combinaison du
communisme et de la servitude avec ses douceurs, mais avec ses
misères. En Europe même, quand nous comparons l'ouvrier de Shef-
field au serf d'Orembourg, nous voyons combien le système occi-
dental est plus productif. L'ouest du Yorkshire a un sol des plus
stériles, il est cent fois plus peuplé que la plaine de l'Oural, et la
condition même matérielle de l'ouvrier y est meilleure. Ce n'est pas
qu'à Sheffield l'ouvrier soit protégé par des institutions spéciales;
non, c'est qu'il produit davantage. S'il produisait moins, il aurait
moins, et ici ce n'est plus l'étendue et la fertilité du sol, c'est l'ac-
cumulation du capital qui fait la puissance de la production, elle
est bien plus indéfinie.
ÉCONOMIE RURALE. 563
Avant tout donc, il faut produire, et pour produire, il faut faire
du capital. Voilà ce que M. Le Play a trop négligé. S'il avait eu cette
simple vue, que la moindre étude des maîtres de la science lui au-
rait donnée, il ne se serait pas égaré dans une foule d'assertions
confuses et contradictoires; son curieux livre y aurait beaucoup ga-
gné. Toute atteinte portée à la propriété individuelle, toute tentative
violente pour élever la part des salaires dans la répartition des pro-
duits, toute institution contraire à l'esprit de prévoyance, à l'épargne,
à la formation du capital, nuit à la production, et, par voie de con-
séquence nécessaire, au salaire et à la population. Nous en avons
eu la preuve en 18/i8; nous l'aurons encore toutes les fois que de
pareilles circonstances se reproduiront. Si par exemple il était pos-
sible d'étendre sensiblement la jouissance en commun du sol aux
dépens de la propriété privée, le châtiment ne se ferait pas long-
temps attendre; une partie de la population mourrait de faim. Je
ne crois nullement que l'extinction progressive de la misère soit un
problème insoluble, mais ce qu'on appelle aujourd'hui, par un sin-
gulier abus de mots, le socialisme, et en général tous les systèmes
qui ne tiennent pas suffisamment compte des nécessités de la pro-
duction, sont les principaux obstacles à la solution. Elle est tout
entière dans la cond^inaison de ces deux moyens, qui au fond n'en
sont qu'un : accélérer le progrès de la production, développer l'es-
prit de prévoyance; elle n'est pas ailleurs.
Quand cette conviction aura pénétré les esprits, on marchera vite
vers le but; pas avant. 11 en résultera à la fois une grande sécurité
pour les uns et une grande patience pour les autres, puisqu'il sera
évident pour tous que les commotions, les tentatives de réforme ra-
dicale, font reculer au lieu d'avancer ceux même qui s'y croient le
plus intéressés. Ceci me rappelle, et c'est par là que je veux finir,
deux mots également justes qui ont été dits de notre temps sur ce
sujet : l'un est cette parole si profonde et si souvent justifiée depuis,
de M. Guizot aux électeurs de Lisieux en 18^7 : Toutes les politiques
vous promettront le progrès, la politique conservatrice seule vous le
donnera; l'autre est la réponse faite en 1848 par un personnage con-
sidérable, de l'autre côté du détroit, à quelqu'un qui redoutait l'in-
vasion des idées révolutionnaires parmi les ouvriers anglais : « Non,
dit-il, il n'y a pas de danger; ils savent trop d'économie politique. »
Léonce de Lavehgne.
LA
STATUAIRE D'OR ET D'IVOIRE
LA MINERVE DE M. SIMART
Quel voyageur n'a point évoqué par la pensée la Minerve de Phi-
dias au milieu des ruines silencieuses du Parthénon, à la place
même où le colosse a laissé son empreinte magnifique, sous nn ciel
transparent dont les yeux bleus de la déesse étaient réputés le sym-
bole, tandis que du haut de l'Acropole on domine les lieux les plus cé-
lèbres de la Grèce, tandis que les souvenirs remplissent l'oreille de leur
éloquent murmure, tandis qu'avec la brise on croit respirer le souffle
du passé? Autour de vous vivent les débris des frontons et des frises;
sur le portique du couchant, les cavaliers des Panathénées n'ont
point interrompu leur immortelle procession. Ils sont tombés avec
les trois autres portiques; une main étrangère les a ravis, et l'éclat
de leurs marbres, que le soleil d'Athènes ne dore plus, s'éteint cha-
que jour sous les brumes de l'Angleterre; mais à quelques pas, dans
une mosquée voisine de l'Aréopage, sont réunis tous les moulages
en plâtre, ombres fidèles et saisissables des chefs-d'œuvre exilés. De
cette foule créée par Phidias et ses élèves se dégage peu à peu un
type idéal, auquel le Parthénon sert de piédestal. Les témoignages
des auteurs anciens concourent à lui donner plus de netteté : là doit
briller l'or, ici s'arrondit l'ivoire. Minerve est debout, vêtue d'une
longue tunique. L'égide couvre sa poitrine : deux pierres précieuses
donnent à son regard la profondeur et la lumière. Une des mains
porte la Victoire aux ailes d'or; l'autre main tient la lance, auprès
de laquelle se dresse le serpent Erechthée, tandis que le bouclier
LA STATUAIRE d"OR ET d'iVOIRE. 565
rehaussé de reliefs repose aux pieds de la déesse. Le casque est sur-
monté d'un sphinx et orné de griffons sur les côtés.
L'attitude et l'ajustement de la statue une fois déterminés, l'ima-
gination poursuit son effort et s'applique aux détails. Quel sera le
mouvement des draperies, la forme du casque, l'expression des
traits, la disposition de la chevelure? Quelle action piêter à la Vic-
toire, quelle importance à l'égide, quel caractère au serpent? Alors
on se prend à parcourir de nouveau par le souvenir les musées de
Paris et de Londres, de l'Allemagne et de l'Italie. Florence ou Rome,
Naples ou la Sicile n'ont-elles point offert tel morceau qui avait paru
soit une imitation, soit une réminiscence de Phidias? Les terres
cuites, les bronzes, les vases peints, les pierres gravées, les mon-
naies antiques ont reproduit Minerve sous des aspects innombrables :
ne trouve-t-on nulle part une copie de la vierge du Parthénon ? Ne
reconnaît-on du moins dans aucune œuvre un style voisin du style
de Phidias et une beauté digne de lui être attribuée ? Ainsi se com-
plète un rêve plein de jouissances téméraires qui se dissipent lors-
qu'on essaie de les communiquer. En face du papier que de difficul-
tés! que de scrupules! quelle pudeur d'oser prêter à un tel génie les
préférences de son propre goût ! Les poètes nous montrent les fan-
tômes se jouant de qui les veut saisir : telle la Minerve de Phidias,
dès qu'on prétend la décrire. Quelques traits demeurent certains :
les Grecs eux-mêmes nous les ont retracés ; mais les lignes, les
formes, les ornemens, les couleurs, tout se dérobe; on obtient à
peine un crayon décevant, qui ne se sauve qu'en s' entourant d'un
nuage.
Une statue de Phidias ne se refait pas plus qu'une tragédie perdue
de Sophocle, à l'aide de quelques citations tirées des auteurs. Les
plus grands sculpteurs de la renaissance eussent succombé devant
une pareille épreuve. Aussi, lorsque j'ai appris que M. le duc de Luynes
et 31. Simart nous promettaient une image réduite de la Minerve du
Parthénon, j'ai cru d'abord que ce n'était qu'un détour ingénieux pour
faire accepter au public la statuaire chryséléphantine. Sous un but
apparent, qu'ils savaient bien n'être qu'une chimère, j'ai cru qu'ils
cachaient un but réel et voisin de l'application pratique. L'archéo-
logie n'est qu'une érudition stérile, si dans le passé elle ne dé-
mêle point l'enseignement de l'avenir, si dans le génie antique, à
côté des secrets, elle ne cherche point sans cesse des modèles. Toute-
fois ces modèles mêmes, il appartient à la sculpture de les mettre en
lumière par ses effets matériels et de les consacrer par l'épreuve de
l'exécution. Dès lors Phidias n'est qu'un prétexte; c'est la statuaire
elle-même qui est en jeu. Il ne s'agit plus de deviner dans tous ses
détails la pensée du maître à travers une nuit de vingt-quatre siè-
cles : il faut retrouver les traditions de l'art qu'il avait conduit à sa
566 BEVUE DES DEUX MONDES.
perfection; il faut montrer quel est l'éclat de l'or, quelle est la dou-
ceur de l'ivoire, comment leur alliance est possible, combien elle
est harmonieuse; il faut prouver que le bronze n'est pas plus favo-
rable aux ondulations des draperies, que le marbre ne rend pas avec
plus de vraisemblance les tons chauds et la fermeté des chairs, que
les yeux mornes de nos statues ne sont point préférables aux pierres
transparentes d'où semble rayonner la vie, que la couleur n'est point
interdite à la sculpture, ainsi que le veulent nos théories abstraites,
mais que la peinture, soumise à d'idéales conventions, peut con-
courir à un effet plus complet; il faut enfin, par une expérience
décisive, forcer nos sens à des émotions inconnues et notre jugement
à des formules moins étroites. Là est l'intérêt suprême, la lutte,
le danger, là est le digne emploi d'une munificence princière; Phi-
dias est déjà bien loin, ou plutôt il ne fait que prêter aux novateurs
le patronage de son grand nom et l'autorité des textes.
Est-ce dans cet esprit que l'artiste chargé de restituer la Minerve
d'or et d'ivoire a conçu son œuvre? Hélas! non. Il a été érudit plu-
tôt qu'artiste : il s'est efforcé de construire une idole, rien qu'une
idole, et il a maintenu, autant que cela était possible, les traditions
delà sculpture monochrome; sa conviction bu sa prudence a résisté
aux inspirations de M. de Luynes, qui lui disait jusqu'oii l'archéo-
logie avait poussé ses conquêtes et jusqu'où l'art pouvait pousser
l'audace. Le problème, tel que je viens de le poser, a deux faces,
l'une qui regarde l'avenir, l'autre qui regarde le passé. M. Simart
l'a tourné vers le passé, c'est-à-dire vers les difficultés insolubles.
Il a tenté de refaire Phidias et il a renoncé à devenir le représentant
des idées nouvelles, à frapper les imaginations, à heurter même le
goût et à soulever les tempêtes dont le retentissement s'appelle la
popularité. Me pardonnera-t-on une comparaison que notre époque
a rendue familière? M. Simart est un conservateur que l'on charge
d'une révolution : peut-être la révolution se fera-t-elle, mais à son
insu, tant il en est innocemment complice.
Avant d'entrer dans la véritable question, il convient de se placer
au point de vue que l'auteur de la Minerve a choisi. L'intérêt général
de l'art a été sacrifié : on ne nous présente plus qu'une restauration
scientifique. Oublions, pour y revenir plus tard, la sculpture poly-
chrome, et voyons d'abord comment le statuaire moderne a fait re-
vivre Phidias.
I.
J'ai entendu beaucoup de personnes critiquer les proportions ré-
duites de la statue de M. Simart. La Minerve de Phidias avait vingt-six
coudées de hauteur, c'est-à-dire environ trente-sept pieds. — Espérez-
vous, disait-on, qu'une figure cinq ou six fois plus petite produira le
LA STATUAIRE d'oR ET d'iVOIRE. 567
même effet? — Il y a deux choses que l'on est porté à confondre : la
grandeur relative et la grandeur absolue, la dimension et la propor-
tion. Telle statue de cinquante pieds est d'une dimension gigan-
tesque, et ses proportions sont mesquines; tel bronze antique est
d'une proportion grandiose, et n'a pas un pied de haut. Je fais appel
aux souvenirs de ceux qui ont vu le Saint Charles Borromée ou la
Bavaria de Munich : qu'ils leur comparent, toujours par le souvenir,
le Thésée du Parthénon ou la Vénus de Milo. Lesquels apparaissent
vraiment grands, d'une grandeur absolue et sans limites? La Vierge
de Saint-Sixte écrase les plus vastes compositions de l'école bolo-
naise; un temple grec, qui n'a point l'immensité d'une cathédrale
gothique, ne me paraît point pour cela moins imposant. L'énormité
n'est qu'une fausse grandeur qui frappe d'étonnenient plutôt que
d'admiration. Les peuples de l'Orient, en créant des êtres fantasti-
ques, ont échappé aux règles de la raison : il était juste que dans
les monstres tout fût surnaturel, jusqu'aux dimensions; mais quand
les Grecs firent leurs dieux à l'imitation de l'homme, le genre co-
lossal présentait des dangers sur lesquels les maîtres n'ont pu se
faire illusion. Us n'en obéissaient pas moins au vote populaire ou
aux croyances religieuses : dès le temps d'Homère, on considérait
la grandeur matérielle comme l'enveloppe nécessaire de la gran-
deur morale, de même que plus tard la beauté du corps parut le
reflet de la beauté de l'âme. Pour moi, je suis resté mal converti
au charme des colosses, et les groupes de la place du Quirinal me
sembleraient encore plus beaux, s'ils étaient moins énormes. Les
récits de Gulliver dans le pays des géans ne peuvent manquer de
suggérer sur ce sujet des réflexions pleines d' à-propos. L'art gagne
à exagérer d'une manière idéale les dimensions humaines, mais il
rencontre une limite qu'il ne franchit point impunément : cette
limite, je la crois tracée moins encore par les exigences de nos sens
que par une loi dont le secret remonte à la création. Évidemment,
lorsqu'une statue ne doit être vue que de loin, comme la Minerve
de Phidias au fond du Parthénon, la perspective conseille de grossir
les objets, tandis que leur image décroît. Tel n'était pas le cas de
M. Simart; il a donc eu raison de choisir cette heureuse mesure, qui
dépasse la vérité sans dépasser la vraisemblance. Une figure de sept
ou huit pieds pouvait revêtir une grandeur incomparable par le pres-
tige des proportions. Il est regrettable que M. Simart n'ait point su
obtenir ce prestige ?
Après les proportions vient le style, qui est le sceau des œuvres
auxquelles est promise l'immortalité. Le style, c'est l'artiste tout
entier. On imite le style de Phidias comme on imite le style de
Corneille ou de Bossuet : c'est dire qu'on ne l'ionte point, mais on
en approche. Un esprit nourri par la contemplation des sculptures
^QS REVUE DES DEUX MONDES.
(lu Pai'thénon, qui s'est pénétré de toutes leurs formes, qui s'est
rendu familiers les principes qu'elles recèlent, les procédés d'exé-
cution qu'elles trahissent, peut approcher du style de Phidias, de
même qu'un élève approche du style de son maître, de même que
les Grecs fabriquaient de faux poèmes orphiques, les sculpteurs
d'Adrien du faux éginétique, de même que nous imitons le xiir ou
le XV'' siècle, et que certains artistes en littérature s'assimilent les
tours naïfs du moyen âge. Il est plus aisé, j'en conviens, de prendre
le ton général d'une époque que de s'approprier la manière d'un
seul homme, quand cet homme s'appelle Phidias. Tout le monde n'a
pas la facilité singulière du peintre Dietrich, qui imitait en se jouant
les écoles les plus opposées. Aussi n'oserais-je me plaindre parce
que M. Simart n'a point réussi à nous rappeler le style de Phidias;
mais qu'il ait emprunté aux monumens les plus divers les élémens
de sa Minerve, qu'il se soit inspiré tour à tour des monnaies du
siècle des Ptolémées et des pierres gravées du siècle d'Auguste,
qu'il ait confondu les époques sans autre motif que la beauté des
objets ou leur analogie lointaine avec les descriptions des auteurs,
qu'on ait accepté ensuite ce mélange de styles pour du Phidias, voilà
ce qui m'arrachera les plaintes les plus vives. C'est Phidias qu'il
faut maintenant défendre, c'est le maître dont la grande figure n'au-
rait point dû être altérée par celui-là même qui lui voulait élever
un monument magnifique.
Qui n'a point été frappé d'abord, en considérant la Minerve expo-
sée au palais des Beaux- Arts, par la profusion des ornemens ajoutés
au casque? Un sphinx et deux griffons s'étendent sur le sommet ar-
rondi; ils supportent trois vastes panaches, sans légèreté et sans
couleur. Deux tètes d'Apollon à la chevelure rayonnante ornent les
garde-joues. Huit chevaux, engagés à mi-corps, s'élancent de la
visière; ils forment un épais bourrelet, plein de trous et de saillies,
qui écrase le front de la déesse et en écarte la lumière; les boucles
mêmes de la chevelure, en or comme le casque, se massent avec lui
pour charger davantage la tête et le cou d'ivoire. Est-ce donc là,
s'est-on demandé, l'exquise sobriété du génie grec? Où est cette sim-
plicité idéale qui se parait de sa nudité, loin d'appeler le secours
des vains étalages? Phidias préférait-il le luxe des ajustemens à une
ligne pure ou à un contour délicieux? Les auteurs ont-ils pu célébrer
un semblable casque? — Les auteurs parlent d'un casque surmonté
d'un sphinx; sur chacun des côtés était sculpté un grifïbn : ils n'ont
rien ajouté de plus.
Cependant le goût des modernes ne s'est point tenu pour satisfait
d'une décoration riche avec tant de mesure. On a voulu trouver sur des
monnaies et des pierres gravées un type plus pompeux, plus digne
d'être attribué à Phidias. On ne s'est même pas refusé à croire, sans
LA STATUAIRE d'oR ET d'iVOIRE. 569
preuves, que ces monumens offraient une copie de la Minerve du
Parthénon. M. Quatrenière de Quincy a rendu populaire cette opi-
nion, que M. le duc de Luynes et M. Simart ont adoptée. Le premier,
il a fait concourir à la restitution de sa Minerve les tétradrachmes
athéniens et l'intaille signée du graveur Aspasius. Aucun fait néan-
moins n'a encore permis d'imputer à Phidias des types créés par des
époques postérieures, en opposition manifeste avec ses œuvres. Je
me hâte de dire que M. Quatremère de Quincy ne connaissait point
les sculptures du Parthénon lorsqu'il écrivit son livre sur le Jupiter
Olympien; il ne les vit à Londres que neuf ans plus tard; les lettres
qu'il adressait alors à Canova montrent avec quelle sincérité il ab-
jura ses préjugés pour se faire l'apôtre de la lumière nouvelle. Il n'y
avait donc aucune témérité à combattre, ainsi que je le faisais au
milieu des marbres d'Athènes, les théories de M. Quatremère sur
Phidias. J'ignorais même dans ce temps quelle entreprise M. Simart
conduisait dans le silence de l'atelier. Si j'ai été prophète sans le sa-
voir en signalant les écueils contre lesquels M. Simart devait échouer,
ce n'est pas pour abandonner les vrais principes, aujourd'hui qu'ils
viennent d'être confirmés par une expérience éclatante et par le sen-
timent public.
Soutenu seulement par ses conclusions historiques et par l'in-
fluence secrète de son époque, M. Quatremère s'était formé de Phi-
dias une idée que les monumens encore inconnus n'avaient point
contredite. Il lui prêtait un style voisin de l'archaïsme; il voulait
qu'il fût resté étroitement attaché aux vieilles traditions, copiant les
mannequins habillés somptueusement par les prêtres , s' efforçant
d'en surpasser la richesse toute matérielle, n'employant l'or et l'ivoire
que pour arriver plus sûrement à un luxe étincelant. En un mot, Phi-
dias créait bien des types, et des types admirables, mais avant tout
il fabriquait des idoles. Or, si ces idoles étaient adorées des artistes
parce qu'elles étaient belles, elles étaient adorées de la multitude
parce qu'elles étaient magnifiques, de sorte que la condition de la
toreutique pour M. Quatremère, c'est d'arriver par la magnificence
à la beauté. La conviction de M. Quatremère est si forte , qu'elle
l'entraîne même à écarter les textes les plus précis pour chercher
dans les musées une figure qui réponde à son idéal. Ainsi Pausa-
nias avait dit expressément que la lAIinerve du Parthénon était vêtue
d'une longue tunique qui lui tombait sur les pieds. Telle, en effet,
la déesse est représentée sur les monumens innombrables de l'art
athénien : elle n'a que la tunique, et M. Simart cette fois s'est con-
formé scrupuleusement au témoignage de Pausanias. Mais M. Qua-
tremère le juge insuffisant; il va chercher un modèle tout différent
à la villa Albani, et choisit une Minerve qui porte, outre la tunique,
le manteau deux fois enroulé autour d'elle. Il obtient ainsi trois
570 P.ETUE DES DEtX MONDES.
étages de draperies, où l'or change autant de fois de couleur. De
même, au lieu de s'en tenir aux paroles de Pausanias et de Pline,
M. Quatremère emprunte au cabinet de Vienne le jaspe gravé par
Aspasius. Il y voit une copie de la Minerve de Phidias, ou du moins
de son buste. Est-il déterminé par le caractère puissant du type,
par la majesté des formes, par quelqu'une des qualités héroïques
qui peuvent trahir l'inspiration du grand siècle? Non. M. Quatre-
mère est séduit par tout ce qui nous rendrait au contraire suspecte
la prétendue copie de Phidias, par l'abondance des ornemens et par
un style plein de recherche.
Le hasard, qui préside aux ruines comme aux découvertes, se joue
souvent de la science en confondant les opinions les mieux établies.
Ce n'est point moi qui conteste ce que M. Quatremère croyait incon-
testable. Je ne fais que traduire le muet témoignage des œuvres de
Phidias, révélées depuis quarante ans à l'Europe. Dans cette longue
série de sculptures que des mains d'élèves ont en partie exécutées,
où trouve-t-on rien qui ressemble à la recherche ou à une richesse
voisine de l'ostentation? Où reconnaît-on l'asservissement aux anti-
ques formules et la gêne de la tradition sacrée? ]N'y voit- on pas
plutôt une liberté qui serait infinie, si elle ne se mesurait elle-même?
L'art arrivé à sa perfection n'est pas seulement indépendant, il est le
maître, car la religion demande aux sculpteurs de créer des types
plus beaux et de lui donner des dieux. En même temps quelle gran-
deur par la proportion ! quel tempérament exquis de qualités oppo-
sées, la force et la souplesse, la fantaisie et l'étude, la noblesse
et le sentiment, l'austérité et le charme, une fécondité inépuisable
unie à cette sagesse qui se résigne parfois à se répéter plutôt que
d'outrer l'originalité! Quel naturel rencontrant sans effort les traits
les plus saisissans! Surtout quel génie de grâce et de simplicité! Si
les lieux et le ciel ont quelque influence sur l'esprit d'un peuple, la
nature n'enseignait-elle pas, en Grèce, aux artistes combien la dis-
tinction est ennemie du luxe, comment les beautés sobres et la nu-
dité même produisent les plus vifs effets et des impressions toujours
neuves ?
Ce caractère éminent du génie de Phidias ne pouvait disparaître
tout à coup, parce que l'or se substituait au bronze, l'ivoire au mar-
bre. La matière fait l'artisan, elle ne fait point l'artiste. Un esprit
affecté restera affecté devant la pierre la plus grossière; un talent
puissant ne tombe pas dans la minutie, parce qu'il s'apprête à façon-
ner un lingot d'or. Il est vraisemblable qu'à ses débuts la statuaire
chryséléphantine copia trop servilement les habillemens et les pa-
rures des statues en bois; elle s'attachait peut-être à en reproduire
la variété, la profusion, me permettra- t-on ce mot? le clinquant. Ce
fut le rôle de Phidias de la ramener à un goût sévère et au mépris de
LA STATUAIRE 1)'0R ET d'iVOIRE. 571
ces étalages : j'en ai pour garant la manière grave, idéale, de celui
que l'antiquité proclamait digne de créer des dieux. L'or et l'ivoire
n'étaient point à ses yeux des trésors dont il fallût multiplier les
éblouissemens, c'étaient les plus belles substances où pût s'incarner
la pensée humaine. Pour la multitude, leur poids dans la balance
était une pieuse satisfaction; pour l'artiste, elles n'avaient que la
valeur que son génie leur donnait. Assurément l'ivoire ne veut
point être travaillé comme le marbre, l'or ofire des ressources que
n'offrent point les autres métaux; mais la science qui met en un
jeu favorable ces matières précieuses est une science toute tech-
nique. Quant à la pensée qui leur donne la vie, elle demeure ce
qu'elle eût été sous le bronze ou sous la pierre, et, lorsque c'est la
pensée du maître athénien, elle demeure simple et sublime.
Voilà pourquoi je ne saurais me figurer sa Minerve semblable
aux madones d'Italie, accablée d'or et de joyaux. Voilà pourquoi
le style d'Aspasius me paraît tout ce qu'on peut concevoir de plus
contraire au style de Phidias. J'examinais récemment dans le cabi-
net impérial de Vienne ce beau jaspe, où un talent plein de finesse
a multiplié les difficultés à plaisir. C'est un prodige de gravure
sur pierre, et les connaisseurs ne sauraient trop le vanter à ce
titre; mais y voir un chef-d'œuvre de sculpture, y reconnaître les
caractères du grand art, et surtout un reflet du siècle de Périclès
dérobé par l'imitation, cela m'est impossible. Loin de diminuer le
mérite d'Aspasius, je le rehausse en considérant l' intaille qu'il a
signée de son nom comme une création originale, et non comme une
copie. Seulement il est de son temps, et plus il fait paraître une ha-
bileté consommée, plus il nous avertit qu'après plusieurs siècles
l'art grec a été entraîné bien loin de ses divines sources, si loin
qu'on a pu l'appeler l'art alexandrin et l'art romain. Alors les rafn-
nemens d'exécution étaient parvenus à un degré à peine croyable;
la glyptique notamment fournissait aux rois, et plus tard aux empe-
reurs, des œuvres d'une délicatesse, d'une subtilité telles que ni
Polycrate, ni Cimon, ni Périclès n'en avaient possédé d'aussi re-
marquables; mais ia largeur du style, mais le sentiment gran-
diose, mais le modelé puissant, mais ce soufîle propre aux époques
privilégiées et qui anime tout ce qu'elles produisent, que sont-ils
devenus? Je ne crains point de paraître un barbare si j'avoue que
les camées de Paris et de Vienne, aussi bien que les intailles d'Aulus
et de Dioscoride, me paraissent bien humbles auprès d'un bas-relief
du Parthénon. Cependant ils charment davantage les connaisseurs
par la rareté de la matière, par le travail précieux, par l'intérêt
d'un sujet circonscrit, par la finesse des contours et la pureté étu-
diée des lignes. On les manie, on les regarde à la loupe, on les com-
pare; ils prêtent à de savantes dissertations; ils se gravent mieux
572 REVUE DES DEUX MONDES.
dans la mémoire, ainsi que les petits cadres de Gérard Dow ou
de Miéris. L'attention qu'on est forcé de leur accorder et le plaisir
qu'ils causent finissent par faire oublier qu'un abîme les sépare des
œuvres qui ont assuré à la sculpture grecque l'empire éternel de
l'art; cet abîme, c'est le progrès continu, qui finit bientôt par se
changer en décadence. Hélas! l'art, non plus que la vie, ne remonte
point son cours : la maturité a beau se charger de parure, elle ne
se refait point une jeunesse envolée pour jamais. On place la pierre
d'Aspasius vers le premier siècle de l'ère chrétienne. Supposez-la
plus ancienne encore, remontez jusqu'aux Ptolémées : je dirai que le
siècle des Ptolémées aussi bien que celui d'Auguste, comparés au
siècle de Périclès, sont la décadence.
Des preuves positives peuvent donc seides permettre de confondre
les époques et de demander à Aspasius le secret de Phidias. Les
auteurs nous apprennent-ils qu' Aspasius ait copié la Minerve du
Parthénon? Ils ne disent rien de semblable. — Aspasius était-il Athé-
nien? On l'ignore. — A-t-il du moins vécu à Athènes? On l'ignore
également. — Dès longtemps les artistes grecs s'étaient accoutumés
à vivre à la cour des rois de l'Orient, puis dans la Rome des empe-
reurs. Non, rien dans l'histoire n'autorise cette conjecture, cpii
repose uniquement sur un rapprochement. On a remarqué que les
monnaies d'Athènes oOrent un type analogue au type d'Aspasius.
Or on supposait déjà que les monnaies athéniennes reproduisaient
la tête de la Minerve de Phidias. Il était naturel de conclure que la
tête d'Aspasius était elle-même une copie.
Les questions se trouvent ainsi reculées, mais elles ne changent
pas. Quelle preuve a-t-on que les graveurs de monnaies athéniennes
aient répété la vierge du Parthénon? Aucune. — Pourquoi n'au-
raient-ils pas créé, eux aussi, un type monétaire, de même qu'on
trouve sur les monnaies des villes grecques des types innombrables
de Minerve? Rien ne s'y oppose, et les chevaux ajustés sur la
visière étaient peut-être destinés à rappeler le premier quadrige
attelé par Minerve. — Au moins cette innovation remonte-t-elle
au temps de Phidias? Tant s'en faut : les médailles du beau siècle
conservent toujours l'ancien type, avec la bouche souriante, l'œil
présenté de face, et un simple casque conronné de feuilles d'olivier.
11 semble cependant que l'enthousiasme excité par le chef-d'œuvre
récemment créé aurait dû plutôt alors se traduire sur les tétra-
drachmes, tandis qu'après un ou deux siècles d'habitude, l'idée de
copier sur les monnaies la déesse de Phidias est bien tardive. D'ail-
leurs ce nouveau type n'a rien que de médiocre; la fabrique dénote
une négligence que ne peuvent s'expliquer les admirateurs du génie
attique. La forme des lettres ne permet point de croire les premiers
coins de cette fabrique antérieurs aux successeurs d'Alexandre. Cent
LA STATUAIRE d'OR ET d'iVOIRE. 573
cinquante ans s'étaient écoulés depuis Phidias : qu'était l'école de
Raphaël ou l'école de Titien cent cinquante ans après le maître?
Enfin, si le casque figuré sur ce tétradrachme répondait aux des-
criptions de Pausanias, il faudrait bien se faire violence et recon-
naître que Phidias a eu de tristes interprètes; mais au contraire le
tétradrachme ne présente ni le sphinx ni les griffons dont parle
Pausanias : en échange, il porte deux pégases et quatre chevaux (1),
dont il ne parle pas.
Laissons une conjecture sur laquelle je me suis peut-être trop
longuement étendu. On ne saurait trop regretter que M. Simart
ait consacré à une idée malheureuse plus de temps et de talent que
n'en eût demandé une idée simple qui eût été conforme au témoi-
gnage des auteurs, car je regarde comme un tour de force d'avoir
traduit en ronde-bosse le travail minutieux d'une intaille. L'es-
prit grec, esprit philosophique par excellence, avait bien compris
les exigences des différentes branches de l'art. Le même sujet
était traité d'une manière souvent opposée par le peintre ou par le
sculpteur, par le graveur en médaille ou par le graveur en pierre
dure. Quand les artistes se copiaient les uns les autres, ils imi-
taient librement. Parmi tant de statues antiques qui se répètent,
il est rare de ne pas trouver des changemens dans le style, dans
les gestes et surtout dans les attributs. A proprement parler, on
ne copiait point un chef-d'œuvre, on s'en inspirait, tandis qu'aujour-
d'hui nos copies sont mises au point. Combien la liberté ne deve-
nait-elle pas plus grande, lorsque l'imitateur se proposait en même
temps de faire valoir les couches inégales d'un camée, ou de mon-
trer sa subtilité à creuser la cornaline et le jaspe, ou d'assurer à son
coin un beau relief et un facile dépouillement! C'est ce que ne con-
sidèrent point assez ceux qui cherchent sur les petits objets de ce
genre, non pas seulement des indications, mais des modèles pour
la grande sculpture. Encore les indications elles-mêmes sont-elles
contradictoires.
J'ai sous les yeux une planche que M. le duc de Luynes a bien
voulu me communiquer; il y a réuni les monnaies d'époques et de
pays divers, sur lesquelles est représentée Minerve en pied, portant
une "Victoire dans sa main étendue. Il est permis d'y voir une ré-
miniscence du célèbre type de Phidias. Eh bien ! ici la Victoire est
tournée vers la déesse, là vers la foule; plus loin elle se présente
de face. Tantôt la pointe de ses ailes est dressée vers le ciel, tantôt
(1) Dans l'intention du gra-veur ancien, la visière ne devait être vraisemblablement
surmontée que de quatre chevaux, le quadrige panathénaïque ; mais, par un pjocédé
familier aux graveurs grecs, il a supposé sa visière tournée de trois quarts : au lieu de
montrer seulement deux chevaux en profil, il les montrait tous les quatre. 11 ne fallait
donc pas doubler ce nombre et en faire huit.
574 REVUE DES DEUX MONDES.
elle est baissée vers la terre, ou bien elle offre une couronne, ou bien
elle étend une simple guirlande qui doit ceindre le front de Minerve.
Le serpent, qui se voit sur la monnaie d'Athènes, a été omis ail-
leurs. Les boucliers sont indifféremment à côté de la déesse, devant
elle, derrière elle, tenus ou abandonnés, décorés au centre d'une tête
de Méduse, ou tout unis. Ainsi les graveurs de monnaies variaient
un même motif au gré de leur fantaisie. Qu'était-ce donc lorsque
l'artiste maniait une pierre précieuse sur laquelle sa science voulait
briller sans mesure, et multiplier les détails tant qu'il y avait place
pour un trait! C'est l'histoire d'Aspasius, qui s'était peut-être inspiré
du tétradrachme athénien, comme nos graveurs de pièces d'or se
sont inspirés en 18Zi8 des médaillons syracusains; mais lorsque M. Si-
mart a tenté de copier en ronde-bosse tous les attributs du casque
d'Aspasius, lorsqu'il lui a fallu déterminer les saillies, disposer les
plans, calculer la perspective, agencer onze animaux sur une tête,
il a dû rencontrer des difficultés inouies. Je le répète, si l'idée est
fâcheuse, l'exécution est un tour de force.
M. Simart a encore emprunté à la pierre d'Aspasius le riche col-
lier qui couvre la poitrine de sa statue et les pendans d'oreilles. Que
les écrivains anciens aient négligé de parler de cette parure, si tou-
tefois Phidias l'avait employée, cela n'aurait rien de surprenant.
Cependant ils rapportent tantôt qu'on a volé le bouclier d'or, tantôt
que les ailes de la Victoire ont été coupées par des sacrilèges : il
semble que des joyaux d'une dimension colossale auraient dû attirer
avant tout l'attention des malfaiteurs. Sur les monnaies, les têtes
féminines portent fréquemment des ornemens de ce genre, quoique
plus simples. Le collier forme une transition si heureuse avant que
le cou ne soit brusquement tranché! le pendant s'attache si natu-
rellement à l'oreille qui se présente de face, et l'unit si bien à la
courbe du menton ! La gravure en médaille, selon les règles que
nous constations tout à l'heure, gagnait singulièrement à maintenir
un ajustement semblable. Cet ajustement convient-il aux statues?
Minerve sera-t-elle parée comme Proserpine ou comme Vénus? Le
collier est-il en harmonie avec l'aspect sévère du casque, de la
lance et de l'égide? On en trouve des exemples. Aussi ne verrais-je
point d'objection sérieuse à la restitution de M. Simart, si là en-
core n'apparaissait une tendance contre laquelle je ne cesserai point
de protester, le respect des traditions religieuses substitué au res-
pect de l'art, l'idole habillée que l'on veut montrer plutôt que le
type créé par Phidias. M. Simart ressemble à un panégyriste nommé
d'office qui n'est pas assez convaincu des vertus de son héros. Son
œuvre paraît nous dire : « Oui, le grand sculpteur a sacrifié au goût
de son temps; oui, il a cédé aux exigences des prêtres; oui, il a dû
copier les mannequins en bois que les siècles avaient successive-
LA. STATUAIRE D OR ET D IVOIRE. 575
ment vénérés. De là le luxe d'attributs, de là l'excès d'ornemens,
de là les pendans d'oreille et les colliers. Excusez-le, excusez-moi,
je suis forcé de l'imiter : voici ce qu'il avait fait. » L'accent d'une
conviction forte eût été au contraire : « Phidias a imprimé à l'art
grec un mouvement plein de grandeur et d'audace. L'or et l'ivoire
étaient pour lui des matières de prédilection; sa pensée y trouvait
le plus splendide des vêtemens. Loin de les employer par un esprit
de servile imitation, il en faisait sortir des chefs-d'œuvre incompa-
rables, — dédaigneux du passé, accusé d'impiété à plusieurs re-
prises, et ne voulant relever que d'Hésiode et d'Homère. Ses con-
ceptions étaient si hautes, que les Grecs, et plus tard les Romains,
avouaient qu'il leur avait révélé Jupiter et Minerve; elles étaient si
belles, qu'elles apprirent à l'antiquité païenne à adorer la beauté
divinisée avant la divinité même. »
Me suis-je trompé, ou bien M. Siraart, dans son désir de prêter
au style de Phidias quelque chose d'archaïque, n'a-t-il pas été en-
traîné en effet vers la Minerve des frontons d'Égine? Je parle
maintenant du visage de la déesse; ri m'a frappé par un mélange
bizarre du style d'Aspasius et du style éginétique. Le profil est imité
de la pierre gravée, les lignes ont la pureté et le caractère que tout
artiste grec rencontrait dès que sa main était assez habile pour tra-
duire les modèles dont sa mémoire était nourrie. Voilà bien le nez
droit, la bouche peu saillante, le menton fortement accusé, les traits
principaux de ce type universel qu'offraient à Aspasius des milliers
de monnaies et de vases, productions des époques qui l'avaient pré-
cédé. Seulement un artiste du beau siècle eût présenté l'œil un peu
de trois quarts, afin de lui donner plus de grandeur et d'en faire
sentir le globe arrondi; il eût surtout prolongé, en la rabaissant
davantage, l'arcade sourcilière, afin de donner aux tempes plus de
dégagement. La hauteur du front nous parait le signe extérieur de
l'intelligence : les Grecs au contraire tenaient le front bas, mais ils
en développaient la convexité; ils obtenaient ainsi sur les tempes ces
beaux plans où se joue la lumière, symbole de la pensée.
Si le trait m'a semblé emprunté à Aspasius, le modelé m'a rappelé
la Minerve d'Égine, une des richesses du musée de Munich. Une cer-
taine naïveté, un parti pris de simplification , la raideur même des
contours, sans le sourire éginétique qui tempère la raideur, ont
éveillé en moi ce souvenir. M. Simart me répondra peut-être que je
lui prête des intentions qui n'ont pas été les siennes, et je le croirai;
mais pour les impressions de ce genre le spectateur est meilleur
juge que l'auteur. Dites à un compositeur moderne que tel et tel de
ses motifs sont imités de Mozart ou de Haydn; il se récriera, et ses
protestations seront sincères, car c'est à son insu qu'il a pris une
réminiscence pour une inspiration originale. M. Simart a étudié de
576 REVUE DES DEUX MONDES.
trop près les antiques pour n'être point sujet à des réminiscences.
Du reste, ce n'est point le lieu d'exposer quelle différence profonde
séparait l'école éginétique de l'école attique, dont Phidias était le
chef: il me suffit d'avoir indiqué les principes de l'histoire et de l'art
que j'estime les véritables. Quelques détails seulement me forcent en-
core ta défendre Phidias. Qui reconnaîtra son style, par exemple, dans
l'égide, courte et sans ampleur, tirée symétriquement comme la
guimpe d'une jeune fdle? La tête de Méduse est copiée sur les vases
et les terres cuites, mais ce monstre grimaçant n'avait-il pas été idéa-
lisé par Phidias ? Il me faut du courage pour ne pas admirer sans ré-
serve la petite Victoire, car elle est charmante. Elle est charmante, et
pourtant ce n'est pas du Phidias. Le torse entièrement nu, la tunique,
que la saillie des hanches ne peut déjcà plus retenir, sont contraires
à la tradition athénienne du beau siècle. Pour les Athéniens, la Vic-
toire n'était point un être allégorique, c'était une forme différente de
Minerve, c'était Minerve elle-même : elle avait un temple sous le
nom de Minerve-Victoire. 11 était donc naturel qu'elle fût entièrement
vêtue : telle on l'a retrouvée au fronton occidental du Parthénon.
C'était là qu'il convenait de chercher un modèle, et non pas en
Sicile, sur les monnaies du roi Agathocle. Le serpent est beau : ses
plis sont largement enroulés, son attitude a quelque chose de gran-
diose et de mystérieux; toutefois Pausanias nous dit que Phidias
l'avait placé auprès de la lance. Pourquoi mépriser de nouveau son
témoignage et préférer des médailles ou des bas-reliefs qui le con-
tredisent et perdent par là toute autorité? Partout je reconnais cette
timide sagesse, que le besoin d'appui a rendue téméraire; les monu-
mens ont été écoutés plutôt que les textes, les petits objets d'art
confondus avec les créations de la grande sculpture, parce qu'il était
aisé de les copier littéralement, tandis que s'inspirer uniquement
des sculptures du Parthénon était un labeur redoutable. Aussi est-ce
au nom de Phidias que l'opinion récuse l'œuvre de M. Simart, au
nom de Phidias, dont les marbres toujours vivans protestent par
leur muette, mais invincible éloquence. Au nom de l'art, dont les
espérances ont été déçues, j'aurai peut-être le droit d'être plus
sévère encore.
IL
Nous quittons Phidias et les secrets que le temps a rendus impé-
nétrables. Les questions qui intéressent le progrès de l'art moderne
ont une tout autre importance. La statuaire qui emploie les ma-
tières précieuses et les couleurs variées, la statuaire polychrome,
était au fond le véritable problème. Méritait-elle de renaître ou de
rester oubliée? Quelle que fût la statue, l'effet matériel devait tout
LA STATUAIRE d'oR ET d'iYOIRE. 577
décider; tout dépendait de l'exécution. Par l'exécution, M. Simart
pouvait gagner la plus belle des batailles, soit qu'il dût faire un pas-
tiche d'après l'antique, soit qu'on le laissât libre de traiter un sujet
original. Fallait-il donner à l'or tous ses feux, le rehausser d'émaux
et revêtir l'ivoire de teintes conventionnelles, ou bien devait-on se
contenter des nuances adoucies du métal et des tons naturels de
l'ivoire? Dans les deux cas, la polychromie était toujours en jeu : il
convenait d'établir l'harmonie entre des matières diversement colo-
rées; mais assurément M. Simart a trouvé une solution des plus
imprévues, en enlevant à l'une et à l'autre substance sa couleur
propre et sa splendeur.
Je considère d'abord le visage de la Minerve, et je cherche en
vain les contours moelleux et l'épiderme vivant de l'ivoire. Sa fleur
a disparu, sa teinte est blême ; les colliers et les pendans d'oreilles
rendent plus sensible encore cette pâleur. Je me suis rappelé in-
volontairement les cadavres de jeunes femmes que les Allemands
exposent dans leur plus riche parure. Un premier tort est d'avoir
choisi de Y ivoire mort, c'est-à-dire une défense tombée après sa ma-
turité, tandis que Y ivoire vert, c'est-à-dire la défense arrachée avant
sa complète croissance, est plus favorable au travail du sculpteur.
Un second obstacle, c'était l'inexpérience de l'artiste. La matière en
effet était rebelle, et la main qui la façonnait ne possédait point la
science nécessaire pour la dompter. M. Simart n'a point l'habitude
de creuser l'ivoire, c'est le cas de tous nos artistes, je le suppose.
Les praticiens exercés qu'il a pu appeler à son secours ne savaient
eux-mêmes travailler que de très petits objets; d'ailleurs les praticiens
ne font que ti'aduire servilement le modèle du maître. Or l'ivoire est
une substance dont le grain, dont les veines, dont le poli, exigent des
procédés spéciaux, et, ce qui est bien supérieur aux procédés, une
intelligence spéciale. La matière ne fait pas l'artiste, disais-je tout
à l'heure, non, pas plus que la langue ne fait l'écrivain; mais l'écri-
vain, selon la langue dans laquelle il s'exprime, luttera contre des
obstacles différens et devra deviner des richesses nouvelles. Il y a eu
dans les temps modernes des artistes auxquels le travail de l'ivoire
était familier. Qui n'a vu de ces christs, d'une dimension déjà nota-
ble, que le xv^ et le xvr siècle ont légués à notre admiration? Qui n'a
remarqué combien l'ivoire est attaqué vigoureusement, tourmenté
même, combien le modelé est plein de mouvement et de saillies?
Autant que la vérité le permet, les contours sont brefs, les surfaces
nombreuses et variées. Le jeu des muscles est accusé avec une légère
exagération , comme dans la sculpture en bois. Partout la lumière
glisse et se brise, afin de pénétrer une substance dont le tissu serré
la repousse, et dont l'éclat tend à rapprocher tous les plans. Les
TOME I. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
ivoires antiques qui nous sont parvenus, quand l'épiderme n'est pas
complètement exfolié, révèlent aussi un travail dur qui a voidu cor-
riger la douceur de l'ivoire.
Lorsque les dimensions s'agrandissent, les dangers aussi bien que
les ressources croissent en proportion. Ne faut-il pas à la fois fouil-
ler plus vivement l'ivoire et compter sur ses effets plus mous, sur
ses reflets plus larges? Ne faut-il pas forcer le modelé de peur qu'il
ne paraisse plat, ménager des ombres plus profondes de peur que
la lumière ne s'étende avec uniformité? Ne faut-il pas surtout obte-
nir cette couleur que le ciseau sait obtenir du marbre? J'ignore les
procédés; je pose seulement des questions que M. Simart ne paraît
point s'être posées à lui-même. Du moins, s'il a voulu les résoudre,
l'exécution l'a trahi. Un autre sculpteur eût peut-être deviné d'in-
spiration les secrets de l'ivoire; mais le plus sage était d'étudier les
œuvres des maîtres, afin d'apprendre comment on lutte avec la
matière et comment on dégage toute sa beauté.
Ce qui est vrai pour le visage ne l'est pas moins pour les bras de
la Minerve. Ils offrent de bonnes parties, par exemple les parties
pleines et arrondies, où l'office naturel de l'ivoire concourt à faire
valoir le talent de l'artiste. Assurément le haut des bras a une grâce
pleine d'ampleur; leurs attaches avec les épaules sont puissantes
et d'un caractère vraiment noble. Malgré son indécision, le bras qui
porte la Victoire a d'heureux contours. Au contraire les parties où
le travail est compliqué, où les détails délicats doivent paraître, les
muscles se dessiner sous la chair, les articulations se nouer finement,
tout cela est vide, paralysé, sans vraisemblance. Les mains sont
lourdes, les poignets sans liberté ; les faces antérieures des avant-
bras paraissent aplanies au rabot et d'une simplicité toute primitive.
Est-ce à dire que M. Simart n'a point appliqué les principes de l'art
qu'il possède si bien? A-t-il commis des erreurs aussi sensibles? Non
certes, quoique l'on ne puisse méconnaître une affectation d'ar-
chaïsme et une naïveté éginétique qui n'a rien de commun avec
Phidias : les frontons du Parthénon protestent hautement. Non, c'est
toujours la matière qui s'est jouée du talent qui la pensait dompter.
Approchez-vous, tout près, plus près encore, et vous distinguerez les
preuves d'une science qui se dérobe à quelques pas. L'ivoire, par
la délicatesse de ses tons et la faible valeur de ses ombres, efface
des détails que le marbre, plus fidèle, eût transmis. Si vous pouviez
atteindre au visage de la déesse, vous reconnaîtriez que le nez a
assez de saillie, que la bouche est bien creusée, que les paupières
sont étoffées et moelleuses. Qui sait? le front, de loin, semblait plat;
peut-être reprendrait-il aussi la proéminence qu'il a d'ordinaire sur
les bustes antiques, d'autant que les huit chevaux du casque l'écra-
LA STATUAIRE d'oR ET d'iVOIRE. 579
sent en condamnant à une triste obscurité le siège de la pensée.
Qu'une première expérience ait été contraire à M. Simart, rien de
plus naturel. Les bons juges étaient tout disposés à oublier une exé-
cution inégale, à la condition que l'elîet général de l'œuvre répondît à
leur attente. Quel est l'effet de l'ivoire? Quel charme, quelle richesse
nouvelle prôte-t-il à la statuaire? Pourquoi l'antiquité le préférait-
elle au marbre? Ce n'était point une suîjstance tellement précieuse,
que sa cherté seule la fît offrir aux dieux, surtout si l'art, ce dieu
suprême de la Grèce, en eût réprouvé l'usage. L'ivoire était-il plus
propre à recevoir les nuances idéales de la polychromie, ou bien sa
couleur même paraissait-elle approcher des tons de la chair et de sa
pâleur dorée? car M. Simart pouvait opter entre ces deux systèmes.
Le parti le plus hardi, le plus favorable peut-être aux progrès de
la science, c'était de colorer l'ivoire. M. Simart eût repoussé ces
couleurs vraies qui copient la nature; l'imitation, quand elle arrive
à l'exactitude des figures de cire, n'excite que le dégoût. 11 eût choisi
des teintes de convention parce que l'art est quelque chose de plus
que la nature, des teintes d'une épaisseur inappréciable, afin de ne
point nuire aux formes, d'une vigueur ou d'une finesse de ton cal-
culée, afin de les faire valoir : il eût protégé par cette cire, que les
procédés encaustiques rendent plus pénétrante, l'épiderme d'une
substance animale qui se dégradera promptement. Déjà, si toute-
fois je ne me suis point fait illusion, une fente menace de se décla-
rer sur le cou de la Minerve. Une grande surface d'ivoire jaunit par
places, se salit, s'écaille. Les Grecs prenaient des précautions inouies
pour conserver les statues de ce genre. Ils les entouraient d'eau de
peur que la sécheresse ne les fit éclater, d'huile de peur que l'humi-
dité des lieux marécageux ne hâtât leur décomposition. La couleur,
ce voile éclatant qu'ils appliquaient au marbre de leurs temples, ne
serait-elle pas un secours aussi efficace? Otera-t-elle beaucoup au
prix de l'ivoire, dont on sentira, à travers l'enduit subtil, briller
l'éclat harmonieux et la douceur charmante? J'en appelle aux pein-
tres de miniatures. Dès lors les lèvres, les joues, que le bronze an-
tique lui-même savait quelquefois laisser rougir, les sourcils, dont
l'absence est une difformité, ne se pourraient-ils distinguer par un
trait plus vif, et les yeux bleus ne cesseraient-ils pas de paraître
deux taches sur la blancheur du visage? En un mot, car je ne puis
énumérer ici tous les problèmes de la statuaire polychrome, M. Si-
mart avait une occasion unique d'éclairer son siècle sur cette ques-
tion tant débattue. La science n'a que des affirmations timides, parce
que souvent les preuves lui échappent. L'art peut tout oser, parce
qu'il a une démonstration décisive : une belle œuvre. Textes an-
ciens, témoignages des voyageurs, monumens retrouvés sous le sol,
580 REVUE DES DEUX MONDES.
temples peints, statues peintes, terres cuites et vases couverts de
couleur, Pompéi et Herculanum, qui ne sont qu'une immense pein-
ture, l'art de l'Egypte et de l'Asie qui précède l'art grec, l'art byzan-
tin qui le continue, tout a été produit par les savans, mais le goût
moderne ne s'est point laissé fléchir. Le public, j'entends le public
d'élite, est demeuré incrédule ou railleur. Nos théories abstraites sur
les trois branches de l'art nous défendent de les confondre, et l'on
craint la peinture appliquée par l'architecte ou par le sculpteur. On
ose railler le goût des anciens, de nos maîtres en toutes choses; on
]ie peut se figurer que la forme et la couleur aient pu s'unir par une
convention idéale; on nie qu'il y ait jamais eu là un principe de
beauté. Ce sont les sens, en effet, qui nous persuadent la beauté : il
appartient donc au sculpteur d'éprouver les sens par un spectacle
qu'ils ne connaissent point encore. Plus il est commandé aux savans
d'être réservés, plus il est permis au sculpteur d'être téméraire et
de séduire les esprits qu'ils n'ont pu convaincre. La Canéphore en-
voyée à l'exposition universelle par M. Wolff, de Berlin, n'a rien qui
doive décourager. Malgré sa petite proportion, malgré la médiocrité
des draperies dorées, malgré la place défavorable, je n'ai point re-
marqué qu'on s'y arrêtât sans plaisir. Lu buste de jeune fille peint
que possède le musée de Lille a môme paru si beau, qu'on n'a pas
craint de l'attribuer à Léonard de Vinci.
Le second parti qui s'offrait à M. Simart était moins périlleux;
n'excitant point d'orages, il promettait un succès assuré. C'était de
maintenir les traditions de la sculpture monochrome et de complaire
aux habitudes de notre goût. Nous voulons (ce principe est plus
philosophique) que la sculpture ne s'attache qu'à la forme, qu'elle
fasse complètement abstraction de la couleur, de même que le na-
turaliste, lorsqu'il classe son herbier, ne regarde point si les cou-
leurs ou les parfums de ses plantes se sont évanouis. On s'accom-
modait du mélange de l'ivoire et de l'or par respect pour l'antiquité,
qui force sur ce point toutes les croyances. On allait plus loin : l'ima-
gination cherchait dans ce mélange une heureuse harmonie; les
teintes jaunissantes de l'ivoire devaient se marier délicieusement
avec les blonds reflets de l'or. Là encore la tyrannie de nos idées
trouvait à se satisfaire; les matières différaient par leur richesse
bien plutôt que par leur couleur. Aussi M. Quatremère, dans le des-
sin qu'il a publié de la Minerve, applique-t-il sur les chairs une
teinte jaune et presque dorée. Le sculpteur ne pouvait faire ressortir
de l'ivoire tous ses effets qu'en le frottant vigoureusement, en le
traitant par les procédés encaustiques, en employant peut-être la
cire, en demandant à l'expérience des praticiens les secours les plus
énergiques.
LA STATUAIRE d'oR ET d'iVOIRE. 581
Auquel des deux systèmes s'est arrêté M. Simart? — A aucun, si
l'on en croit les apparences, car non-seulement il n'a point appliqué
à l'ivoire les teintes variées de la polychromie, non-seulement il n'a
point profité de son éclat et de ses vertus naturelles, mais il lui a
enlevé la couleur qui lui est propre et l'a rendu méconnaissable.
Les morceaux sont magnifiques, du plus grand prix, et cependant
l'aspect est pauvre. Loin d'être frappé par la qualité de la matière,
on hésite. Est-ce du stuc? est-ce une composition? est-ce du bois
de Spa ? entendais-je se demander autour de moi des personnes non
averties. La naïveté satirique de ces questions prouve combien
l'ivoire a été défiguré. Déjà le principe d'exécution, au lieu d'en faire
valoir les ressources, les avait annulées. Il restait à en éteindre les
tons brillans et voluptueux : par un malheur inexplicable, ils ont
été éteints. Comparez à la Minerve les ivoires que je citais plus haut.
Telles n'étaient point les intentions de M. Simart, qui en doute?
mais l'effet, comme Galatée, a ses caprices et ses fuites, et l'effet l'a
cruellement déçu : tant il est vrai qu'il n'y a rien de plus funeste aux
novateurs que l'excès de prudence. Il fallait oser et non pas craindre :
dans la témérité seule était le succès. Du reste, autant la critique
se modère lorsqu'elle ne peut causer qu'un chagrin inutile, autant
ses instances doivent être vives lorsqu'elle entrevoit un résultat.
L'ivoire de la Minerve pourrait-il encore être travaillé dans un es-
prit différent? Je Fignore, mais assurément sa surface se prêtera à
tous les essais, qu'on veuille dégager la splendeur qui lui est propre
ou recourir k des couleurs étrangères. La science peut donc toujours
supplier les artistes de mettre à l'épreuve ses théories, de les con-
fondre peut-être, mais au moins d'instruire nos sens, puisque nous
constituons nos sens les arbitres de la vérité. Je ne doute point que
M. de Luynes, aujourd'hui que la statue est entre ses mains, ne la
fasse revêtir de teintes brillantes et idéales. Nous saurons enfin si
la polychromie n'est qu'un goût grossier, digne des civilisations
dans l'enfance, ou si c'est un principe d'un ordre supérieur, qui veut
que la couleur soit le charme de la forme et la lumière de la beauté.
Si, des parties nues, qui sont re[)résentées par l'ivoire, nous pas-
sons à l'examen des draperies, qui sont représentées par l'or, la
même déception nous attend. L'or n'est plus de l'or; une timidité
savante est parvenue à en étouffer tous les feux. La longue tunique
paraît grise et comme eftacée; ses tons sont parfois ceux de la pierre,
ses reflets appartiennent à l'argent plutôt qu'à l'or. Les accessoires
seuls, le bouclier, le casque, les ailes de la Victoire, sont d'un ton
franc, comme pour mieux écraser le vêtement principal. Je ne sau-
rais ici alléguer l'inexpérience de l'artiste : il a voulu évidemment
détruire l'éclat du métal, car jiartout un travail à la pointe hache
582 REVUE DES DEUX MONDES.
les surfaces de la tunique. Les rayons du jour ne trouvent point les
contours polis sur lesquels ils aimeraient à se jouer; ils sont brisés
par mille traits qui les absorbent; les ombres projetées par les sail-
lies n'ont plus elles-mêmes ni transparence ni valeur. Bien plus, les
ornemens, qui devraient se détacher sur le bas de la tunique en
guise de légère broderie, disparaissent sous le réseau que le burin
a creusé. N'était-ce pas le cas cependant de se rappeler que Phidias
avait semé la draperie de son Jupiter Olympien de lis et de fleurs de
toute espèce? Ces fleurs n'étaient-elles point rehaussées de couleur,
de même que la mosaïque byzantine, si pleine de traditions grecques,
disposait ses peintures sur des fonds d'or? Etait-ce trop risquer que
d'imiter par des émaux une broderie délicate? Pour cela, il est vrai,
l'or devait laisser éclater toute sa splendeur. « L'or, s'écriait Pindare,
est comme un feu brillant qui resplendit à travers les ténèbres ! )>
La statue de M. Simart justifie mal un tel enthousiasme; elle nous
ferait plutôt comprendre la figure hardie dont se sert le prophète des
Lamentations : «Comment l'or s'est-il changé? comment a-t-il perdu
sa belle couleur? » Vous n'aviez pourtant qu'à demander à l'indus-
trie moderne ses secrets pour appliquer les dorures les plus variées,
de même que Phidias employait les teinturiers en or nommés par
Périclès dans son discours au peuple. Aussi la tunique, chaste voile
des formes, devait -elle être un tissu de lumière, tandis que les
accessoires recevaient un ton moins vif. Des ors brunis, je suppose,
plus favorables au mélange du bronze dont nous parle Pline, com-
posaient les armes; des ors verts, le serpent ou la Victoire; l'or des-
tiné à l'égide sortait plus rouge des fourneaux, puisque primitive-
ment l'égide se peignait de vermillon , si toutefois je comprends
bien le témoignage d'Hérodote. Enfin, sans prétendre déterminer la
valeur des difl"érentes parties, on peut pressentir que leurs rapports
étaient réglés par un calcul exactement opposé au calcul de M. Si-
mart, le motif principal jetant tout son éclat, tandis que les orne-
mens n'avaient qu'un éclat secondaire, propre à rehausser le motif
principal. Mais surtout, on ne saurait trop le redire, que l'or reste
de l'or! Pourquoi l'employer, si vous ne voulez cp'en gâter la
richesse et en éteindre les clartés?
D'ailleurs ce qui est vrai pour l'ivoire ne l'est pas moins pour le
plus précieux des métaux. L'or exigeait bien moins des procédés
particuliers qu'une intelhgence particulière. Il fallait comprendre sa
nature, les avantages ou les difficultés qu'elle ofî"rait; il fallait ne
point le travailler comme le bronze ou comme le marbre. Les Grecs,
qui avaient poussé l'analyse dans les arts jusqu'au raffinement,
savaient parfaitement que les principes d'exécution varient selon la
matière, parce que les difficultés sont inégales, encore plus les res-
LA STATUAIRE d'oR ET d'iVOIRE. 583
sources. Les draperies surtout n'étaient point traitées de la même
manière par le sculpteur, quand le modèle devait être copié en mar-
bre ou moulé en bronze. Le bronze permettait plus de mouvement,
des plis fins et répétés, des jets hardis, des sinuosités profondes,
au point qu'on démontrerait aisément, devant tel antique des musées
de l'Europe, cfue c'est la copie en marbre d'un chef-d'œuvre en
bronze. Qu'était-ce donc lorsque l'or se présentait à son tour! Le
sculpteur ne devait -il pas redoubler d'efforts pour tirer parti de
son essence fine et ductile? N'imaginait-il pas un système de plis
différens? Ne cherchait-il pas à multiplier la lumière par des jeux
compliqués, à briser ses rayons pour les rallumer plus vifs, à mé-
nager les ombres et les oppositions ? Sans déroger à sa grande ma-
nière, Phidias ne savait-il pas donner au métal une souplesse cha-
toyante pour en tirer les effets les plus magnifiques? Aussi, à la
place de M. Simart, n'aurais-je emprunté mes drapeiies ni aux
vierges des Panathénées, ni aux caryatides du temple d'Erechthée.
Les unes et les autres sont drapées avec une fermeté et une tenue
droite que commandait le sentiment de l'architecture. Les caryatides
surtout ont un caractère monumental : les plis de leur tunique tom-
bent sur le sol comme les cannelures d'une colonne. Je me serais
inspiré de l'admirable groupe des trois Parques, enlevé par lord
Elgin au fronton oriental du Parthénon. Jamais l'art n'a rendu le
vêtement avec plus d'abondance, de mouvement, de délicatesse, de
couleur, j'entends cette couleur qui jaillit du ciseau. C'est dans un
tel esprit, qui n'exclut point une simplicité chaste, que l'or voulait
être traité. Au contraire M. Simart a prodigué aux ornemens l'éclat,
la vigueur, la richesse; là seulement l'or a toute sa chaleur, tandis
que les parties essentielles sont d'une facture monotone, d'un aspect
froid, condamnées aux tons blafards. La tunique n'est rien moins
qu'un tissu d'or et de lumière; on ne saurait dire, selon l'expression
naïve des contes de fées, qu'elle est de la couleur du soleil. Le métal
est à peine reconnaissable, si pâle qu'il se refuse aux sourires de la
lumière et l'absorbe tristement. L'artiste a brisé lui-même le rameau
d'or et renoncé à ses prestiges.
La liste est longue des causes compromises par ceux-là mêmes
qui les voulaient rendre populaires. On ne saurait affirmer que
M. Simart ait échappé à un danger semblable. S'il n'a point décou-
ragé le petit nombre de juges que M. Quatremère avait dès long-
temps gagnés à la statuaire polychrome, si leur imagination charmée
n'a point cédé aux impressions des sens, le public a passé froide-
ment. On lui a nommé Phidias, il s'est incliné, mais en reléguant
au nombre des fantaisies somptueuses du paganisme une œuvre où
il ne reconnaissait point la marque saisissante de l'art qui n'a point
584 REVUE DES DEUX MONDES.
de date et qui ne vieillit jamais. La Minerve est une aime que re-
tournent déjà contre les savans ceux qui font passer avant la
science le goût de leur temps. La beauté manifeste pouvait senle
leur ouvrir violemment un horizon inconnu, car c'est par les sens
et non par l'esprit qu'ils se transportent au point de vue du passé.
La générosité de M. de Luynes sera citée dans l'histoire de l'archéo-
logie au XIX* siècle; j'espérais que la statue elle-même serait mémo-
rable dans l'histoire de l'art par l'influence qu'elle aurait exercée.
Or, en matière d'art, l'influence d'une idée n'est réelle qu'autant
qu'elle se traduit dans la pratique : on ne loue pas seulement un
vrai modèle, on l'imite.
J'espérais que M. Simart aurait des imitateurs, je veux garder
cet espoir; M. Simart lui-même trouvera l'occasion de prendre une
revanche éclatante, fort de l'expérience qu'il ne devait, par une loi
suprême, acquérir qu'à ses dépens. La statuaire polychrome, perdue
depuis tant de siècles, mérite d'être reconquise. Ses magnificences
ne sont point un jeu dispendieux; elles ont leur application dans
nos mœurs, et l'industrie moderne nous assure qu'elles ne seront
point une ruine. Quand je dis que la statuaire polychrome est per-
due, je me trompe : elle existe, elle n'a jamais cessé d'exister; ses
vraies traditions se sont seules perdues entre les mains mercenaires
auxquelles on les abandonne. Ce serait écrire un livre que de ra-
conter la longue décadence d'une branche de l'art que les Grecs
avaient portée à sa perfection. Les sanctuaires antiques peu à peu
remplis de dieux, les artistes réduits à des travaux moins glorieux,
puis bientôt, à Rome, soumis au caprice des particuliers; les bustes de
marbres divers et d'albâtre que l'on a découverts en Italie; les trans-
formations de l'art byzantin, la révolution qu'y introduisit la secte
des iconoclastes; les métaux précieux employés par la peinture à
son tour, qui habillait d'or et d'argent ses figures sacrées; les admi-
rables produits de la toreutique vénitienne et florentine; le goût
nouveau des maîtres de la renaissance, qui, voyant les antiques
sortir du sol sans les ornemens que le sol avait consumés, ne vou-
laient plus que des statues monochromes; la prédominance absolue
de ce principe, qui conduit enfin la sculpture moderne au culte de
la forme abstraite et à la haine de la couleur, — il faudrait parcourir
à loisir toutes ces phases de l'histoire : je ne puis que les indiquer
au souvenir de ceux qui ont réfléchi sur l'art. Regardons uniquement
autour de nous; ne remarquons-nous pas que la statuaire polychrome
persiste malgré le mépris des sculpteurs? Elle a été conservée par
le christianisme, qui, en effaçant les superstitions païennes, a gardé
tant de traditions de l'art païen.
Les chrétiens d'Orient mêlent encore aujourd'hui la peinture et
LA STATUAIRE d'oR ET d'IVOIRE. 685
la toreiitique. Les images de la Vierge et des saints ont la tête et les
mains peintes. Pour figurer la draperie, on cloue une feuille d'or ou
d'argent; les plis sont rendus, soit par un travail au repoussé, soit
par les traits du burin. Le front est ceint d'une couronne de métal
rehaussée parfois de pierres brillantes. L'église est-elle pauvre, le
cuivre et le fer -blanc prennent la place de métaux trop coûteux.
Ainsi, en proscrivant la statuaire qui avait forgé les faux dieux de
l'antiquité, le culte byzantin, par une confusion singulière, trans-
portait dans la peinture le luxe de la sculpture et le relief de ses
ajustemens. La religion catholique avait condamné les fureurs des
iconoclastes : elle a présenté sans crainte à la vénération des fidèles
les statues des personnages sacrés. Dans les centres privilégiés, les
grands artistes ont été appelés, et leur influence a fait triompher la
sculpture monochrome; mais dans les sphères plus modestes du
culte, la polychromie s'est maintenue. Il n'est pas besoin d'aller
jusqu'en Italie ni jusqu'en Sicile, où les imaginations aiment la cou-
leur et veulent être enivrées par l'éclat extérieur des cérémonies.
Restons à Paris; dirigeons-nous vers la cathédrale ou vers l'église
de Saint-Sulpice; cherchons dans les rues voisines les magasins où
se vendent tous les objets nécessaires au culte. Les vases les plus
simples s'y trouvent à côté des œuvres les plus magnifiques, les
produits de la toreutique à côté de la sculpture polychrome. Voici
les tabernacles, les ostensoirs, les candélabres, où l'or, l'argent, le
cuivre, l'émail, les pierres brillantes sont habilement mélangés. Voici
des statues de toute grandeur et de tout prix, en plâtre, en stuc, en
bronze, en bois; le curé de campagne n'y cherchera point en vain
une sainte Vierge ou un saint Joseph à la mesure de ses humbles
ressources. Les draperies sont entièi-ement dorées; les mains et le
visage, le corps du Christ enfant sont peints à l'imitation de la chair;
les yeux, les lèvres, les sourcils, la barbe, sont distingués par les
couleurs qui leur sont propres dans la nature. Tout cela est bien
naïf et même, je l'avoue, bien grossier; c'est la polychromie retom-
bée dans son enfance. Pourquoi? Parce que les artistes l'ont reje-
tée, parce que les moins haJjiles qui l'ont recueillie ont laissé les
traditions s'altérer d'âge en âge; l'art est devenu un métier. Si vous
démêlez çà et là un modèle plus heureux, ce sera l'œuvre de quel-
que élève de l'école des Beaux-Arts : il gagnait par un travail ho-
norable l'argent nécessaire à ses études. A-t-il eu le prix de Rome,
est-il devenu célèbre? Il sourit en parlant des travaux qui lui ont
donné le pain et la patience, ou même il n'en parle plus.
Il y a là cependant une source de beautés inconnues : c'était cette
source tarie depuis des siècles que M. Simart était appelé à rouvrir.
Les magnificences de la toreutique veulent pour abri les palais et les
586 REVUE DES DEUX MONDES.
sanctuaires. Les palais sont rares dans notre pays, et l'état seul pour-
rait encourager un luxe aussi délicat. Les églises au contraire, avec
leurs nombreuses chapelles, leur décoration, leurs vitraux, offriront
un cadre favorable h la sculpture coloriée dès le jour où les sculp-
teurs voudront la relever jusqu'à eux. L'industrie a des procédés
pour appliquer l'or avec économie sur les matières les plus viles, et
les teintes qu'elle obtient ne sont pas moins variées que les alliages
des anciens. L'ivoire n'effraie point par son prix, surtout quand les
statues ne sont point colossales et quand la chasteté chrétienne ré-
duit le nu à sa juste vraisemblance. Pour les églises moins riches, il
reste le marbre, la pierre, le stuc, car Phidias etPolyclète n'ont dé-
daigné ni le bois doré, ni le marbre, dont les tons crus étaient, je le
suppose, adoucis ou déguisés par la couleur; d'autres sculpteurs
consentaient même à recourir au plâtre.
Ni le but ni les moyens ne font donc défaut à cette renaissance
désirable : les moyens n'ont rien que de pratique, le but rien que
d'élevé, puisque la religion le consacre; mais les hommes ont fait
défaut. L'or et l'ivoire attendent que des artistes intelligens autant
qu'habiles consentent à rechercher les principes oubliés, à créer une
tradition, qu'ils se résignent à des tentatives infructueuses jusqu'à
ce qu'ils rencontrent les idéales conventions sans lesquelles il n'y
a point d'art, car la convention peut seule conjurer les dangers que
présente l'union de la forme et de la couleur; seule, elle peut tour-
ner ces dangers en beautés éclatantes. Ce vœu sera-t-il réalisé? Je
l'ignore, quoique j'aie contemplé avec un vif intérêt la Vierge peinte
exposée par M. Froget, et surtout la Conéphove de M. Wolff. N'est-ce
point le vœu d'un barbare? Alors je cours risque d'être un barbare
à la suite des Grecs. On dit qu'il faut être de son temps, et j'en
suis. Assurément ils cèdent au plaisir de contredire, ceux qui nient
le principe de la forme abstraite et appellent pauvreté l'indépen-
dance si logique à laquelle la sculpture est arrivée depuis le xv" siè-
cle; mais les deux systèmes ne peuvent-ils exister simultanément?
Nos sens condamnent-ils notre goût à une tyrannie aussi exclusive?
Dédaignons-nous les couleurs plates de la peinture à fresque depuis
que nous connaissons les modelés incomparables de la peinture à
l'huile? Au milieu des incertitudes que l'expérience peut seule ré-
soudre , je ressens du moins cette confiance que les essais les plus
malheureux ne sauraient altérer : ce que l'antiquité tout entière a
admiré ne pouvait manquer d'être admirable, et si nos sculpteurs
échouent là où les sculpteurs anciens ont produit leurs plus splen-
dides chefs-d'œuvre, ce ne sont pas les Grecs qu'il convient de jus-
tifier, ce sont les modernes qu'il faut plaindre.
Beulé.
DU ROMAxNESQUE
L'ESPRIT LITTERAIRE
POESIES ET SOUVELLES, par M^e d'Arbouville. '
Il est facile de parler des auteurs dont on ne connaît que les ou-
vrages. On peut ne point penser à eux, et en les lisant s'occuper
exclusivement de ce qu'on lit, ou si le genre de leurs écrits, le ca-
ractère de leur talent, ramènent naturellement l'attention sur leur
personne, on cherche à se la représenter par hypothèse, et on la
conçoit à l'image de leurs idées. Rien n'est moins sûr, je le sais, que
cette sorte de conjectures; nous ne ressemblons pas toujours à nos
oeuvres, et l'art est plein de feintise : bien habile qui ne s'y laisse pas
tromper; mais enfin c'est un attrayant effort d'esprit que de cher-
cher l'homme dans l'auteur, et de remonter de l'effet à la cause. En
tout cas, et si l'on se défie de ce genre de recherche, reste la res-
source de n'avoir affaire qu'au livre, et l'on se met à l'aise avec la
pensée écrite. On la juge en elle-même et pour ainsi dire comme une
chose. S'il en faut dire son avis, on ne consulte que son intelligence
et son goût, et l'on prononce avec une parfaite indifférence. Je doute
que cette indifférence ajoute à la sagacité, tout au contraire, et là
comme dans d'autres affaires il peut arriver que trop d'impartialité
(1) 3 vol. in-S»^ librairie d'Amyot^ rue de la Paix.
588 REVUE DES DEUX MONDES.
nuise à la justice. Cependant l'appréciation des ouvrages d'esprit de-
vient plus difficile, lorsqu'ils viennent d'une personne que l'on a con-
nue, et quand on rapproche à chaque instant par le souvenir sa vie de
ses écrits et ses sentimens de ses pensées. On croit, on le voudrait
du moins, la retrouver dans ce qui reste d'elle, et l'on est naturel-
lement entraîné à la tâche compliquée de découvrir tous les liens
mystérieux qui rattachent les affections, les émotions, les principes
d'une personne, soit aux événemens de sa destinée, soit aux produc-
tions de son esprit. On s'efforce de décomposer et de recomposer
tour à tour cette unité de la personne humaine, et l'on se pose irré-
sistiblement un problème qu'on ne serait pas en état de résoudre,
quand il s'agirait de soi-même, car où est l'homme qui ait conscience
de toute sa nature?
Telle est cependant la tentation dont je sens que j'ai à me défendre
en voulant entretenir le lecteur du recueil des écrits de M""" d'Ar-
bouville. J'ai besoin de me représenter et combien l'entreprise serait
difficile, et combien peut-être le lecteur s'étonnerait de la voir es-
sayée, pour ne pas chercher dans ses œuvres l'image de son âme
comme dans un miroir, pour ne pas faire l'eff'ort de replacer dans le
monde où elle a vécu, dans la famille où elle est née, au milieu de
souvenirs pour moi pleins de douceur et de réalité, une jeune femme
éminente par mille qualités, mais qui en devait quelque chose aux
circonstances de sa destinée, et qui n'a fait qu'ajouter aux dons pré-
cieux de l'esprit et du cœur, largement départis entre elle et les
siens, une faculté moins partagée, plus individuelle, celle de donner
une voix harmonieuse au genre de pensées et de sentimens qui l'ani-
maient et qui l'entouraient à la fois. M. de Barante, qui à tous les
titres pouvait bien mieux compléter ainsi le tableau, me donne
l'exemple d'un art plus discret et non moins fidèle. Dans une courte
notice, il a dit, avec une justesse exquise et une simplicité tou-
chante, tout ce qu'il était nécessaire d'apprendre au public sur celle
dont on réunissait les œ^uvres pour lui. Il serait impossible de faire
aussi bien, téméraire peut-être de faire autrement.
Ce n'est pas aux lecteurs de la Revue qu'il est nécessaire de rap-
peler le talent de M'"* d'Arbouville. Ici, dans ces pages mêmes, on
a donné à quelques-unes de ses meilleures compositions une pu-
blicité qu'elle n'osait aff"ronter qu'à demi, et on lui a fait connaître
le succès qu'elle ne cherchait pas. Chacun se souvient de ces nou-
velles écrites avec tant d'émotion et de délicatesse, et que recom-
mandent une rêveuse imagination, une sensibilité pénétrante, une
diction gracieuse. Il serait aussi malaisé que superflu de les analy-
ser. Ce qui touche ne s'oublie pas, et ce qui sait plaire ne se laisse
pas toujours expliquer.
DU ROMANESQUE DANS LESPRIT LITTÉRAIRE. 589
Peut-être serait-il plus à propos de chercher à caractériser le
genre de littérature auquel se i-attachent les ouvrages de M'"'= d'Ar-
bouville, et surtout l'ordre d'idées et de sentimens au sein duquel
il a pris naissance. Tout cela appartient à une partie ou à une épo-
que de la société qui pourra bien ne pas se répéter souvent, et voilà
déjà un peu de temps que le talent a commencé à prendre d'autres
voies. Les critiques de l'antiquité, qui ne craignaient pas le langage
technique, disaient qu'il y avait comme des lieux littéraires, des tc-
piqiies pour parler comme eux, ou plutôt des fonds de pensées dis-
tincts où pour chaque genre, dans chaque occasion, chaque auteur
devait s'approvisionner. Ils ne laissaient guère au talent que l'ori-
ginalité de la forme, et classaient sous diverses étiquettes les maté-
riaux communs de toute composition. Nous ajouterions aujourd'hui,
ce me semble, à leurs énumérations des articles qu'ils n'ont pas
prévus, car à nos yeux il n'y a pas seulement pour l'écrivain des
sources distinctes suivant les sujets et les genres, il y en a de dilïé-
rentes suivant les temps. Chaque époque renouvelle le trésor où le
talent doit puiser. Non-seulement il s'élève par momens des opinions
nouvelles, mais de nouvelles manières de sentir ce qui est de tous
les temps. Ces variations de l'esprit et même du cœur humain, assez
peu observées jadis, ne l'ont jamais été si bien que de nos jours.
C'est une idée qui appartient à notre siècle que tout a son histoire,
et la littérature, dans la succession de ses formes, n'est que la contre-
épreuve des métamorphoses morales de cette changeante identité
qu'on appelle la nature humaine.
S'il fallait désigner d'une manière superficielle, mais vraie, le
genre auquel appartenait l'esprit de M'"'^ d'Arbouville, on pourrait
l'appeler le genre romanesque; cependant ce mot serait loin de la
faire personnellement connaître. Elle n'avait rien dans le monde,
non plus que dans la simplicité de sa vie, qui rappelât le roman.
La gaieté de sa conversation et la douce sérénité de son caractère et
de son existence formaient un contraste agréable et piquant avec le
tour rêveur et mélancohque que prenait sa pensée dès qu'elle re-
montait dans le domaine de l'imagination; mais là elle se sentait à
l'aise, et aucun calcul, aucun effort, aucune prétention ne se mêlaient
à cette exaltation naturelle dont la trace se retrouve partout dans ce
qu'elle écrit. Le romanesque, pour continuer à me servir de ce mot,
n'est pas quelque chose d'uniforme, ni qui se produise dans toutes
les sphères, à toutes les phases de la société. Par exemple, je soup-
çonne que jamais société n'a été moins romanesque que la société
française en ce moment, et si elle l'était, ce serait assurément de
toute autre façon que dans un autre âge. Aujourd'hui on appelle-
rait de ce nom une excentricité fiévreuse et systématique à la fois,
590 REVUE DES DEUX MONDES.
qui sacrifierait tout un monde à l'intensité de certaines sensations
individuelles. Ce serait la toute-puissance donnée aune fantaisie, ce
serait ce cri : un royaume pour un cheval, prononcé, non pour se
sauver comme Richard III, mais en vue de se divertir conmie don
Juan.
Nos pères ont vu d'autres temps. M""^ d'Arbouville était, comme
on sait, l' arrière-petite-fille d'une femme remarquable dont Rous-
seau a fait un personnage historique en la plaçant dans le roman
réel de sa vie. C'est à M. Saint-Marc Girardin qu'il faudrait recourir
ici, et je voudrais bien qu'il récrivît la page qu'on va lire. 11 dirait
mieux que moi que M""" d'Houdetot, jetée au milieu du dernier
siècle dans cette société dont on dit aujourd'hui tant de mal, peut-
être parce qu'elle a donné naissance à la société actuelle, était une
personne à la fois droite et tendre, capable de passion et remplie de
pureté, une jolie âme, comme disait M""" d'Épinay. Avec tous les
goûts un peu mondains de la société polie et cultivée où elle avait
vécu, elle avait conservé ce besoin et ce culte de l'affection que l'es-
prit rend plus fine et plus délicate. Elle formait du dévouement et
de la fidélité du cœur à un sentiment exalté, exclusif, l'idéal qui doit
remphr la vie des femmes. Rousseau lui avait laissé de pénibles sou-
venirs. Clairvoyante sur ses défauts, sur ses travers, qui l'avaient
effrayée et blessée, elle ne lui conservait qu'une faible part de l'in-
dulgence qu'une femme accorde à celui qu'elle n'aime pas, quand
il l'aime. Rousseau cependant avait exercé sur elle, comme sur toute
la génération à laquelle elle appartenait, une vive influence. Il avait
fait de l'amour une chose importante. Avant lui, l'amour, dans l'opi-
nion commune, tenait bien plus d'une galanterie élégante que d'une
passion profonde; il ne prenait guère cette dernière forme que dans
la tragédie. Les romans passaient pour des fictions assez frivoles. Je
ne me rappelle pas qu'aucim de nos écrivains sérieux, surtout ayant
la prétention de l'être, se fût complu en prose dans cette description
et ce panégyrique de l'amour qui remplit tant de pages de Rous-
seau. Sans assurément lui rien ôter de son côté terrestre, sans assu-
rément l'arracher aux instincts dont Platon s'efforçait de le délivrer,
il l'associe cependant à la réflexion sur soi-même, à la méditation
sur la nature et la morale; il l'accouple à la philosophie, et par là,
sans réussir, je crois, à faire de ses contemporains des sermonneurs
aussi contemplatifs que les héros de la Nouvelle Héloïse, il est par-
venu, dans un siècle où le plaisir et l'oisiveté tissaient tant de liai-
sons aussi peu dignes de sympathie que d'estime, à faire de l'amour,
au jugement du monde, un sentiment respectable, dominant, sacré,
qui a ses devoirs comme ses tourmens, qui peut à lui seul déplacer
le but de la vie, et devenir comme la religion de certaines âmes. Le
DU ROMANESQUE DANS l' ESPRIT LITTÉRAIRE. 591
grand côté de Rousseau, c'est de prendre tout au sérieux, et c'est
par là qu'il a fortement agi sur son siècle.
Avant le début du nôtre, il y avait dans le coin du monde de
Paris où régnait l'esprit du précédent une disposition habituelle à
tout développer par la conversation. L'empire de cette disposition
dans notre pays, ses effets de toutes sortes n'ont peut-être jamais
été exactement décrits. La conversation tantôt aggrave, tantôt atté-
nue; elle simplifie, elle complique; elle calme, elle entraîne. Elle
crée de nouveaux besoins de l'âme, et satisfait quelquefois ceux
qu'elle n'a pas créés. Par elle, tout s'allume, mais tout s'exhale. La
parole devient tour à tour un excitant et une diversion. Elle ajoute
aux sentimens qu'elle exprime et souvent les contente en les expri-
mant; Dans ce qu'on appelle la société, elle peut cependant devenir
une affaire sérieuse; favorisée par l'oisiveté, elle en trouble quel-
quefois le repos, et transforme en émotions, en sentimens, en pas-
sions même, de simples aperçus de l'esprit. C'est en partie par la
conversation qu'à la suite de la révolution française se forma, dans
les âmes attristées et découragées, une sorte de théorie nouvelle de
la vie et du bonheur. La rupture de beaucoup de liens sociaux et les
subits changemens de fortune ne permettaient plus cette préoccu-
pation des biens, des honneurs et des plaisirs, si puissante chez les
heureux de l'ancien régime. L'enthousiasme de certaines idées s'était
refroidi ; la foi dans les systèmes avait fait place à un sentiment
contraire. On ne se sentait plus porté à confier la société aux entre-
prises de la pensée, et de ce côté le découragement avait supplanté
l'espérance. On retombait naturellement sur soi-même. Les afléc-
tions intimes reprenaient leur empire; la vie individuelle paraissait
comme le seul champ qui restât à l'activité de l'âme. Les affections
avaient souffert, mais du moins elles n'avaient pas trompé. La dou-
leur constate la sensibilité, et ne la dissipe pas. Aimer et réfléchir
semblaient donc ce qui restait de mieux à faire; l'on crut bientôt
que dans le cœur seul il fallait chercher le bonheur. Là seulement
les regrets avaient leur douceur, les mécomptes même n'humiliaient
pas, et les émotions qui plaisent pouvaient innocemment atteindre
au ravissement et au transport. L'imagination ajoute en effet beau-
coup plus aux plaisirs du cœur qu'aux joies de la raison, et nos sen-
timens nous conduisent plus que nos idées sur le bord de l'infini.
De là un goût de rêverie qui, issu du malheur et de la déception,
conservait un caractère de vague mélancolie. La littérature en prit
quelque chose, et l'on se souvient de la faveur qui s'est attachée
quelque temps à la poésie comme à la philosophie rêveuse.
La mère de M™*' d'Arbouville fut élevée auprès de sa grand'mère.
Elle avait rapporté de l'île de France, où elle était née, un cœur
592 REVUE DES DEUX MONDES.
simple et des impressions naturelles qui s'alliaient à un esprit dé-
licat, facilement séduit par tout ce qui était sensibilité, enthousiasme,
illusion. Elle aimait à observer, et elle observait avec finesse, quoi-
qu'une bonne moitié ou plutôt la moins bonne moitié de la réalité
fût destinée à lui échapper toujours. Il n'y avait que les secrets du
cœur qui ne lui échappaient jamais, et sa bonté attentive et dili-
gente donnait le plus vif attrait à son amitié. On remarquait en elle
im mélange de bienveillance et de fierté qui ne se rencontre guère
au même degré, et cependant un penchant, je dirais presque une
passion pour le dévouement, plus rare encore que tout le reste. Cette
jeune personne distinguée tombait au milieu d'une société spiri-
tuelle et lettrée, et qui cherchait désormais dans les ouvrages d'es-
prit plutôt l'analyse des sentimens que l'exposition des idées. Elle
se formait dans un monde oi^i l'on avait souffert, où chacun avait
gardé de la révolution de tristes souvenirs. Elle-même devait ren-
contrer dans sa destinée quelques causes de chagrin qui l'éprouvè-
rent sans l'abattre. Elle n'avait rien ni des préjugés de l'ancien
régime, ni de ceux de la philosophie passée. Tout cela lui était
comme étranger; il n'en restait pour elle que cette liberté et cette
modération d'esprit plus communes alors qu'aujourd'hui, et sa part
de la tendance générale à préférer en tout l'imagination à la réalité
et au raisonnement. C'est dans le monde de l'imagination qu'alors
on aimait à vivre, dans ce monde où l'amour n'est que pureté et
dévouement, la religion qu'espérance et consolation, la vertu qu'en-
thousiasme et bienveillance. Cette disposition, transportée dans la
littérature, a déterminé le ton romanesque de certains livres, et
amené ce je ne sais quoi d'élevé et d'indécis, de sublime et de vague,
dont on a fait alors l'idéal de l'art et de la vie.
Tout ce mouvement intellectuel et littéraire approchait de son
terme, lorsque parut un poète destiné à résumer une dernière fois
et à peindre avec un incomparable talent cet état de l'âme humaine,
qui à tant de charme unissait un peu de faiblesse. Les 3Iéditations
et les ITarmonies en resteront l'immortel monument. La France a pu
enfanter d'aussi grands poètes, je ne sais, mais aucun qui le fût
ainsi. Peu d'ouvrages d'esprit ont produit autant d'effet sur l'âme
des lecteurs. Destiné à être lu et relu dans la solitude, à prêter une
voix secrète à des sentimens mystérieux, ce livre devait être le vrai
penseroso de tous les jeunes esprits, surtout dans le sexe qui préfère
les émotions aux idées et qui se plaît le plus au demi-jour de la
raison. Les jeunes hommes d'alors commençaient peut-être à passer
l'époque où cette poésie se fût emparée de leur âme tout entière.
Leur imagination arrivait à désirer dans l'art des formes plus arrê-
tées, dans la pensée une foi plus distincte, le dirai-je enfin? dans la
DU ROMANESQUE DA^S l'eSPRIT LITTÉRAIRE. 59.*>
passion une réalité moins voilée. Une pure et vague poésie ne suHi-
sait pas aux ardeurs philosophiques des générations que j'ai bien
connues; mais elles auraient été bien mal douées, si elles n'avaient
du moins en admiration rendu au poète ce qu'elles pouvaient lui
refuser en sympathie. Les besoins de notre âme allaient au-delà,
mais notre imagination ne pouvait s'élever au-dessus.
Chez les femmes, au contraire, la sympathie était sans limites;
l'effet fut intime et profond. Je sais des âmes pour qui tout date de
là, et qui n'ont entrevu l'idéal que cette fois. M"" d'Arbouville ap-
partenait aux générations que bercèrent les chants inspirés par
Elvire. Ce fut sans aucun doute la poésie de M. de Lamartine qui, en
passant par son cœur, donna l'éveil à son talent. Élevée dans cette
atmosphère de sentimens exquis et purs, entourée dans la famille
de sa mère d'âmes vives et délicates, que le bien seul et le malheur
ont touchées, elle dut ressentir avec plus de puissance qu'aucune les
émotions où se plaisait cette poésie, puisqu'au don de les éprouver elle
unissait celui de les reproduire. De bonne heure, lorsqu'elle cessait
à peine d'être une enfant, elle essaya des vers, et elle eut tout de
suite de la pureté et de la grâce. Son premier recueil, le 3Ianuscrit
de ma Grand' Tante, prouve qu'elle composait sous l'empire d'un
sentiment sincère, puisqu'elle voulait se cacher, et prêter à une
vieillesse feinte les songes de sa jeune imagination. Elle est elle-
même la jeune femme à qui apparaît l'ange de poésie, et qui lui ré-
pond :
« J'écouterai ta voix, ta divine harmonie.
Et tes rêves d'amour, de gloire et de génie.
Mon àme frémira comme à l'aspect des cieux;
Des larmes de bonheur hrilleront dans mes yeux.
Mais de ce saint délire ignoré de la terre
Laisse-moi dans mon cœur conserver le mystère.
Sous tes longs voiles blancs cache mon jeune front;
C'est à toi seul, ami, que mon àmo répond.
Et si dans mon transport m'échappe une parole.
Ne la redis qu'au Dieu qui comprend et console.
Le talent se soumet au monde, à ses décrets;
Mais un cœur attristé lui cache ses secrets.
Qu'aurait-il à donner à la foule légère
Qui veut qu'avec esprit ou souffre pour lui plaire?
Ma faible voix a peur de l'éclat et du bruit,
Et comme Philomèle elle chante la nuit.
Adieu donc, laisse-moi ma douce rêverie,
Reprends ton vol léger vers ta belle patrie. »
L'ange reste ijrès d'elle; il sourit à ses pleurs.
Et resserre les nœuds de ses chaînes de fleurs;
h9à REVUE DES DEUX MONDES.
Arrachaut une plume à son aile azurée,
II la met dans la main qui s'était retirée.
En vain elle résiste, il triomphe... il sourit...
Laissant couler ses pleurs, la jeune femme écrit.
Elle écrivit en efïet, et d'une vie bien courte, mais unie et sereine,
i! reste du moins après elle le recueil précieux qu'une pieuse et fidèle
tendresse a formé d' œuvres pleines de sentiment et d'esprit, qui
sont bien d'une femme, quoique très peu de femmes les eussent éga-
lées. Les vers de M""" d'Arbouville ont un vrai mérite d'élévation,
de pureté, d'harmonie. On y sent beaucoup de facilité, qui n'exclut
ni le soin ni l'élégance. Évidemment elle était par nature portée à
concevoir poétiquement toutes choses. Cependant on apprend mieux
à la connaître dans ses nouvelles, où elle se livre à ses propres con-
ceptions et serre de plus près ses pensées. L'originalité est le mé-
rite que les femmes qui ont le plus de talent atteignent avec le plus
de difficulté. M"'*" d'Arbouville n'en manque point, ce me semble, et
dans le cercle de sentimens où elle aime à s'enfermer, on est sur-
pris de ce qu'elle montre d'invention, et d'un certain art de com-
biner des circonstances qui encadrent et fassent ressortir ses idées.
Ses conceptions n'ont rien de commun, quoique les sentimens qu'elle
veut peindre soient aussi vieux que le cœur humain. Le tableau est
])ien composé, le coloris est doux et vrai, l'expression est bien sentie,
et encore que le dessin pût être plus ferme et plus précis, on sent
une main qui sait peindre. Une chose frappe dans ces divers et char-
mans récits, c'est leur extrême tristesse. M"° d'Arbouville a été
heureuse; nous avons déjà dit que son esprit était animé, sa conver-
sation enjouée, et son imagination, qui donnait du prix à mille pe-
tites choses, ne la portait pas à rembrunir les teintes véritables de la
vie. En un mot, elle ne voyait point en noir, et sans les maux cruels
qui ont abrégé ses jours, on aimerait à parler de son bonheur et de
sa gaieté. Il n'est même pas impossible que si son talent avait pris ce
chemin, elle n'eût réussi dans le roman d'observation parla finesse
d'une moquerie spirituelle; mais le côté poétique des sentimens
l'a toujours de préférence attirée, et une imagination mélancolique
semble avoir déterminé le choix de tous ses sujets. Elle se plaît dans
la peinture de la douleur inconsolable et des situations désespérées.
Ses héroïnes, pour qui sont faits tous ses romans, car elle n'y donne
place au héros que parce qu'il est indispensable, Christine, Made-
leine, Éva, Ursule, sont des élues du malheur et ont à lutter contre
d'invincibles conditions de souffrance et de devoir. Si elle donne un
de ses contes pour l'esquisse d'Une Vie heureuse, c'est une ironie
quelque peu amère qui nous apprend que le bonheur s'achète au
DU ROMANESQUE DANS l'eSPRIT LITTÉRAIRE. 595
prix de la raison, et se réduit aux illusions d'une douce démence.
Ce n'est pas là assurément le vrai de la vie : rien n'est tout à fait
sans mélange, et la destinée humaine n'est pas telle que, pour la
prudence même, la Grande-Chartreuse soit le plus sûr asile; mais
telle était la tendance de l'esprit romanesque dont j'ai essayé de ras-
sembler quelques traits, celui d'une époque qui commence à reculer
dans les nuages du passé, celui dont aimait à s'inspirer la nature
humaine, plus pure et plus sensible alors que les événemens de nos
jours ne l'ont laissée. Aujourd'hui on soufire moins et l'on se croit
plus de courage, parce qu'on engendre moins de mélancolie, plus
de raison, parce que, renversant le conseil d'Horace, on se soumet
aux choses telles qu'elles sont, au lieu d'essayer de se les soumettre;
et mihi res, etc. La puissance d'imagination ne se témoigne que par
l'effort de tirer parti à outrance des facultés qu'on se croit, et de
leur faire rendre tout ce qu'elles peuvent donner. On ne rêve point
de changer la direction du train, mais de le faire marcher à toute
vitesse. Abuser de la réalité et pousser le positif à l'excès, voilà le
roman dans l'art comme dans la vie. Heureusement il restera toujours
des esprits qui iront ailleurs, et qu'un mouvement naturel entraînera
vers le monde de l'idéal. Toujours ils se plairont à la peinture expres-
sive des tourmens désintéressés du cœur, des luttes douloureuses du
sentiment et du devoir, deux choses qui ne sont réelles, comme on
sait, que pour qui le veut bien, car il dépend de l'égoïsme d'en faire
des chimères. Toujours ils aimeront à compatir aux souffrances de
ces âmes sublimes ou naïves qui ne se sentent au monde que pour
croire et pour aimer. C'est dire que les compositions pleines de sen-
sibilité et de charme de M""= d'Arbouville plairont toujours à des^
lecteurs délicats, et que ses écrits devront leur plus vif attrait à l'in-
spiration du cœur. Son talent fera aimer sa mémoire de ceux qui ne
l'ont pas connue. 11 sera la douce et triste consolation de ceux qui
l'ont aimée.
Charles de Rémusat.
DE
UALÎMENTATION PUBLÎOUE
lîL
LA YIAîs^DE DE BOUCHERIE.
RÉFORMES A IKTRODUIUF. DANS LA RÉGLEMENTATION DES PRIS
ET DANS LA PRODUCTION AGRICOLE.
Les questions que soulèvent In, production et le commerce des
viandes alimentaires nous ont déjà occupé au point de vue des né-
cessités de l'hygiène, c'est-à-dire au point de vue du consommateur.
II a fallu constater la place trop restreinte que tient la viande de
boucherie dans notre alimentation (1) et indiquer comment certains
procédés scientifiques pourraient mettre les produits étrangers à la
portée des populations françaises. Il y a maintenant un autre ordre
de questions à traiter. Le but à poursuivre est l'abaissement des
prix de la viande, obtenu par un développement convenable dans la
production, jusqu'à ce jour insuffisante, de ce moyen d'alimentation.
Ici la science n'a plus à intervenir seulement dans le domaine de
l'hygiène, mais dans celui de l'économie publique : elle rencontre
sur ce terrain les producteurs et les marchands aussi bien que les
consommateurs. Gomment concilier ces intérêts divers? Faut-il ré-
glementer le commerce de la viande ou l'affranchir? Y a-t-il moyen
d'augmenter les avantages du producteur, de façon à provoquer un
abaissement des prix qui ne soit préjudiciable à personne? Sur ces
deux points, la science doit être consultée, car elle apporte des cb-
(1) Voyez la lis-raisou du 15 octobic 18oj.
DE l'alimentation plt.ljque. 597
servations, des données positives, dont l'administrateur et l'écono-
miste sont forcés de tenir compte.
Sur la première de ces questions, relative au commerce de la
viande, une expérience se poursuit, et nous avons, avant de nous
prononcer, à examiner quels sont les avantages qu'on peut obtenir
du régime nouveau connu sous le nom de taxe de la viande, quels
sont aussi les inconvéniens qu'il peut faire naître et qui tourneraient
contre le but qu'on a voulu atteindre.
Siu" la seconde question, relative à la production, il nous sera plus
aisé d'arriver à une solution absolue. Il est évident que la limitation
des bénéfices du commerçant n'aurait que peu de portée pour les
consommateurs, si le prix des produits alimentaires ne pouvait être
abaissé chez les producteurs eux-mêmes, et ce dernier résultat se-
rait bientôt compromis à son tour, s'il était obtenu au détriment de
l'agriculture. 11 est un moyen cependant d'arriver à un abaissement
des prix de production qui se concilierait avec les intérêts agricoles,
et ce moyen, nous l'indiquerons, en terminant, comme la conclusion
naturelle de cette étude, que domine une seule pensée : augmenter
la production et abaisser le prix d'un des principaux objets d'alimen-
tation publique.
I.
Quels sont les résultats du système nouveau appliqué au com-
merce de la viande de boucherie? quelles améliorations pourrait-on
y introduire ?
Des objections de diverse nature se sont produites contre le ré-
gime de la taxe, tel qu'il est pratiqué à Paris. Les unes témoignent
de préjugés qui ne résistent pas à l'examen des faits, les autres re-
posent sur une appréciation plus éclairée des questions à résoudre.
Les unes et les autres soulèvent des problèmes délicats de chimie
organique, de physiologie animale et d'organographie.
Parmi les préjugés qu'il importe de combattre, il en est deux qui
méritent une attention particulière : le public s'est montré contraire
au débit de la viande sans os, ainsi qu'au débit de la viande de
vaciie. — Une des premières dispositions de l'ordonnance sur la
boucherie porte qu'à l'avenir les parties osseuses ou les os isolés ne
pourront être ajoutés à la viande ni compris dans la pesée. — Mais,
a-t-on dit, en séparant ces portions, qui seront nécessairement ven-
dues à plus bas prix, on élèvera d'autant le prix moyen de la chair
nette ou débarrassée de cette surcharge; les os resteront sans em-
ploi, tandis que naguère, répartis à peu près uniformément entre
les consommateurs, ils étaient convenablement utilisés. — C'est en
effet une opinion généralement accréditée que la présence des os
598 REVUli DES DEUX MONDES.
dans certaines préparations est nécessaire : elle est devenue prover-
biale, et l'on a coutume de l'exprimer en disant que les os font le
bon bouillon. Cette opinion s'est môme peu modifiée depuis la pu-
blication d'un rapport à l'Académie des Sciences rédigé par Magen-
die au nom d'une célèbre commission dite de la gélatine, après de
longues et très concluantes recherches expérimentales (1) .
On pouvait dire à la vérité que le procédé d'extraction de la gé-
latine des os soumis à l'examen de l'Académie, exécuté dans des ap-
pareils spéciaux à l'aide de la vapeur directement mise en contact
avec la substance à traiter, diflérait des opérations usuelles, qu'enfin
cette tradition si ancienne semblait représenter une pratique acquise
et recueillie par des générations successives. Le fait me parut assez
important pour être vérifié comparativement et dans les conditions
les plus favorables à la préparation du bouillon d'excellente qua-
lité (2). Je trouvai ces conditions réunies dans un établissement très
digne d'intérêt, très habilement dirigé, où la science de l'ingénieur,
mise à contribution, réalise le chauffage économique et salubre à
l'aide d'un seul foyer de vapeur pour toutes les opérations culinaires
qui fournissent chaque jour au centre de Paris les repas de quatre
et même six mille personnes (3). Là précisément l'opération princi-
pale a pour but et pour résultat la préparation du bouillon de bœuf,
(îrâce à l'obligeance parfaite du chef de ce restaurant spécial, deux
séries d'expériences comparatives furent très facilement exécutées.
Dans la première série, deux marmites à double enveloppe, chauf-
fées par la vapeur, que des robinets permettent de modérer à volonté,
reçureut l'une la viande désossée, l'autre des os du même bœuf en
proportion équivalente, sans autre addition que les quantités ordi-
naires d'eau et de sel. Après une ébullition prolongée durant cinq
heures, et si bien modérée que la température était entretenue
à 100 degrés presque sans déperdition, on examina les produits. Le
hquide obtenu de la viande désossée était d'une limpidité parfaite,
d'une nuance légèrement ambrée; il offrait cet arôme délicat et cette
(1) Cette crimmissioa était composée de MM. Magendie^ Thénard, Chevreul, Dumas
et Darcet.
(2) On trouve des notions très précises sur les conditions favorables à la confection
du bouillon dans un rapport sur la Compagnie hollandaise, présenté à l'Académie des
Sciences par M. Ghevreul et inséré dans les mémoires de la Société centrale d'agri-
culture.
(3) Les générateurs, machines et appareils, installés dans les caves, envoient conti-
imellement ou à volonté la vapeur pour le chauffage, ou bien l'eau de Seltz distribuée
aux nombreux consommateurs. Toutes les dispositions ont été prises et les constructions
exécutées sur les dessins de M. Touaillon, inventeur de plusieurs machines utiles, et
qui vient de recevoir une médaille de première classe dans le grand concours de l'expo-
sition universelle. L'établissement est dirigé par le fondateur même, M. Duval.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 59i>
saveur agréable qui caractérisent les meilleures préparations de ce
genre, et leur ont fait donner le nom de thé de viande. Quant au
produit de la décoction des os, il était tout différent : sa couleur d'un
blanc grisâtre, son aspect trouble, son opacité, persistaient après
un repos de dix heures. Il exhalait une odeur faible et présentait une
saveur peu agréable. Le bouillon ainsi tiré des os était donc très dif-
férent, sous tous les rapports, du bouillon de viande,
La deuxième série d'expériences devait se rapprocher plus encore
de la préparation habituelle : on ajouta effectivement dans chacune
des deux marmites, d'une capacité environ de cinquante litres, les
doses ordinaires de légumes et même quelques gouttes de caramel.
La différence entre les deux produits obtenus devait être moins
grande; elle fut notable cependant : le bouillon de viande avait gardé
son arôme propre, agréablement combiné avec l'odeur des légumes;
sa limpidité était la même, sa coideur avait nécessairement un peu
plus d'intensité. Quant au bouillon d'os, son odeur très dominante
provenait évidemment des légumes; il aurait sans doute paru agréa-
ble, si son aspect trouble n'eût fait naître une fâcheuse prévention.
La conclusion naturelle à tirer de ces expériences, c'est que le
préjugé traditionnel favorable à l'addition des os dans le pot-au-feu
ne saurait être de l'invention des consommateurs, car au fond il n'a
rien de vrai. On doit croii-e plutôt rpi'il a pris sa source chez les ven-
deurs, puisqu'il s'accordait parfaitement avec une pratique vraiment
utile pour eux, qui leur permettait naguère de vendre une dose assez
forte d'os isolés au même prix que la chair musculaire.
L'autre préjugé dont nous avons à parler est relatif au débit de la
viande de vache. Cette viande de vache est assimilée par les ordon-
nances nouvelles à celle du taureau; toutes deux, formant une classe
à part, sont taxées à un prix de beaucoup inférieur au prix des caté-
gories correspondantes du bœuf; la différence est en moyenne de
40 centimes par kilogramme, ou de 23 à 50 pour 100 au-dessous
des taxes du bœuf. Parmi les agriculteurs, cette mesure a excité les
plus vives appréhensions. Nous dirons d'abord par quels faits nous
comprenons qu'elle ait pu être motivée, puis nous montrerons com-
ment les méthodes nouvelles qui ont changé l'ancien état de choses
justifieraient sur ce point une modification importante aux règles de
la taxe.
L'infériorité des qualités comestibles de la chair du taureau est
unanimement reconnue : le caractère de l'animal, ses emportemens
et le rôle qu'il remplit, tout s'oppose chez lui à la nutrition régulière
des muscles, à la formation graduée des sécrétions adipeuses. Donc
point de difficulté à cet égard. C'est sur le débit de la viande de
vache seulement qu'ont pu se produire des opinions contraires qu'il
faut examiner.
(300 REVUE DES DEUX MONDES.
Chacun sait que les vaches peuvent acquérir un très remarquable
embonpoint. Qui ne se souvient qu'à une époque très reculée sept
vaches grasses ont présenté l'emblème d'autant d'années d'abon-
dance, et que par opposition sept vaches maigres devinrent alors
l'emblème des années de disette? Il faut convenir que, jusque dans
ces derniers temps et plus particulièrement aux environs de Paris,
le nombre des vaches maigres ou mal engraissées l'emportait sur
celui des vaches grasses ou même en bon état. Souvent aussi dans
les étables il se trouvait des vaches dites taurelières dont on ne pou-
vait calmer ni dompter les fureurs, et que dès-lors on était contraint
d'abattre. De pareils animaux ne pouvaient offrir que des muscles
amaigris, des tissus coriaces et peu sapides. Hâtons-nous de le dire,
l'affection désordonnée dont nous parlons n'est plus guère à craindre
aujourd'hui. A cet égard, les choses ont bien changé depuis que l'on
iieut appliquer aux vaches taurelières une méthode opératoire nou-
velle inventée par un savant vétérinaire dévoué aux intérêts de la
science et de l'agriculture (1).
Outre l'aifection aujourd'hui si victorieusement combattue, il est
une autre cause qui peut nuire à la bonne qualité de la viande de
vache. Dans les localités voisines des grandes villes, les importans
débouchés offerts au produit principal, c'est-à-dire au lait, enga-
geaient les nourrisseurs à obtenir le plus fort rendement sous ce
rapport à l'aide de nourritures abondantes, très aqueuses, tièdes et
débilitantes. Sous l'influence de cette sorte de lactation forcée, la plu-
part des animaux succombaient phtisiques; ceux mêmes qui momen-
tanément semblaient acquérir en perdant leur lait un certain em-
bonpoint n'offraient à l'abattage que des chairs molles, décolorées,
boursouflées plutôt que bien nourries. De là sans doute l'infériorité
très grande et bien réelle de la viande de ces vaches, généralement
abattues en mauvais état; de là le peu de faveur dont la viande
de vache en général jouit dans certaines villes. Aussi n'est-ce pas
vers les grands centres de population comme Paris que l'on dirige
(1) Ce vétérinaire est M. Charlier, qui parvient en effet, sans pratiquer aucune inci-
sion externe, à exciser et enlever l'ovaire des femelles atteintes de la maladie en ques-
tion. Cette opération trouble à peine momentanément les fonctions nutritives de l'ani-
mal, qui l)ientôt devient susceptible d'un engraissement régulier et profitable. Cessant
dès-lors de nuire aux autres, il peut fournir, pour sou propre compte, une ch.iir salubre
et savoureuse. Cette méthode ingénieuse, qui a valu à M. Charlier de hautes récom-
penses et dernièrement la grande médaille d'or décernée par la Société impériale et
centrale d'agriculture, présente de telles chances de succès, que l'inventeur, entraîné
par son zèle extrême et confiant dans son adresse peu commune, demande à traiter ainsi
même les plus douces vaches laitières, car il a reconnu, par dos expériences nombreuses,
qu'il leur procure de cette façon une tranquillité plus grande, im calme complet, favo-
rable à la durée d'une lactation abonlante et régulière, plus favorable encore à l'en-
graissement rapide.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 601
le plus gi-and nombre de femelles, vaches ou génisses, parfaites de
chair et de graisse, comme disent les noiirrisseurs, car, en vertu de
répugnances invétérées et légitimes, ces animaux ne pourraient être
achetés que bien au-dessous de leur valeur réelle. Ce sont les nom-
breux consommateurs du Nord, de l'Aisne, du Loiret et de presque
tout le centre de la France, qui savent apprécier et payer convena-
blement les vaches élevées dans ces conditions. Une longue pratique
leur a prouvé que les femelles engraissées par d'habiles éleveurs
fournissent une chair fine, succulente, que plusieurs propriétaires,
juges compétens en cette matière, préfèrent, sous forme de rôti sur-
tout, à la viande de bœuf (1).
L'influence de l'alimentation sur la qualité de la chair des animaux
peut être démontrée par de nombreux exemples. Nous n'en citerons
qu'un. La plupart des Français et surtout des Parisiens voyageant
en Angleterre ont été frappés des différences considérables qu'ils
remarquaient entre la qualité des viandes et de certains produits
comestibles des animaux dans les deux pays : à Londres et pres-
qu'en tous lieux dans les trois royaumes, la chair du veau, même
après la cuisson, est rougeâtre, peu sapide, dépourvue de l'arôme
fin qui la caractérise chez nous; le lait des vaches est généralement
moins aromatique aussi, parfois il exhale nne odeur particulière peu
agréable; le beurre qui en provient est, à température égale, plus
consistant, moins ductile, de teinte plus blanchâtre. Peu de per-
sonnes se rendent compte des causes qui produisent ces différences,
et cependant des faits nombreux bien observés permettent de les
expliquer. On les comprendra sans peine en examinant les condi-
tions qui chez nous ont été particulièrement étudiées et souvent
(1) Pour mon compte, je puis dire qu'un aloyau de génisse rôti à point chez l'un de
nos grands éleveurs, J\I. de Behague, ma fait comprendre cette préférence. M. de Behaguc
avait convoqué tout un aréopage de juges, agronomes et gens du monde, pour apprécier
les produits d'une de ses génisses grasses, primée au précédent concours. Malgré les tra-
vaux analytiques et physiologiques de beaucoup d'hommes éminens, parmi lesquels on
peut citer les noms de Proust, d'Edwards, de MM. Chevreul, Liebig, etc., il s'en faut de
beaucoup que les questions relatives à la composition immédiate des viandes de diverses
origines et d'animaux d'âges différeus soient résolues. On sait d'une manièie générale
quelles sont les influences favorables des prairies naturelles formées de plantes herba-
cées diverses et de certaines rations alimentaires suffisamment variées, on connaît les
effets utiles ou défavorables— entre certaines limites — des races, du travail, de l'âge, de
la lactation relativement aux qualités comestibles des viandes de boucherie ; mais on
ignore la nature et les doses des principes immédiats qui forment les arômes obtenus
par la cuisson. On n'a pu encore apprécier exactement l'influence d'un engraissement
exagéré sur l'arôme du bouillon; il se pourrait que l'excès de tissus adipeux observé
dans la viande des animaux de l'espèce bovine en Angleterre contribuât par les acides
volatiles de la graisse à rendre le bouillon moins agréable en ce pays, mais on n'en a
pas la certitude.
()02 REVUE DES DEUX MONDES.
réunies à desseiu pour satisfaire aux exigences du goût, générale-
ment plus délicat, des habitans de nos grandes villes (1). On a par-
faitement constaté par exemple que la chair du veau ne peut être
obtenue à la fois tendre, suffisamment ferme, blanche, avec l'agréa-
ble arôme qui la caractérise en France, si le jeune animal n'a pas
été nourri exclusivement de lait pendant un temps assez long, deux,
trois, quatre mois et même davantage. On pousse les précautions et
les soins minutieux à cet égard au point de tenir la bouche des veaux
soumis au régime spécial de l'engraissement constamment garnie,
durant les intervalles qui s'écoulent entre les repas, d'une sorte de
muselière en osier qui les empêche de prendre aucune autre nourri-
ture, pas même quelques brins d'herbe tendre. Afin de prolonger
suffisanmient l'alimentation des veaux au lait pur, on y consacre
souvent le produit de plusieurs vaches.
L'influence de l'alimentation des vaches sur la sécrétion lactée a
été reconnue maintes fois aussi : le lait offrant les meilleures quali-
tés, le parfum le plus délicat, la coloration jaunâtre, indice naturel
de la présence d'une crème abondante et douce, susceptible de don-
ner un beurre jaune, aromatique, ductile, un pareil lait ne peut être
obtenu que chez les vaches nourries des plantes variées dont la réu-
nion dans les prairies renommées de la Normandie permet la pro-
duction de l'excellent beurre d'Isigny.
Lorsque la nourriture se compose au contraire presque exclusive-
ment ou pour la plus grande partie de plantes fourragères renfer-
mant peu de substances grasses et dépourvues d'arôme ou conte-
nant des principes odorans désagréables, telles par exemple que les
différentes variétés de choux, les navets ou d'autres crucifères, le
lait obtenu sous l'influence de ce régime alimentaire est peu abon-
dant en crème et dépourvu de parfum. Le beurre qu'il fournit en
moindre proportion n'offre que des qualités inférieures : sa colo-
ration blanchâtre, sa consistance trop grande, son peu d'arôme ou
même son odeur particulière le déprécient évidemment. Sans nul
doute, l'immense développement des cultures de turneps (navets de
Suède) dans la Grande-Bretagne, en faisant dominer cette sorte de
(l) C'est la quantité surtout, c'est l'aboudance des produits que recherchent les éle-
veurs anglais. On amène chaque semaine, au marché de Smithfield, en moyenne :
5,000 bœufs on vaches, représentant pour l'année 260,000
900 veaux. 40,850
40,000 moutons, 2,800,000
1,000 porcs, — — 52,000
Les importations d'animaux des différentes races étrangères, graduellement accrues
depuis 1846, se sont élevées, pendant l'année 1853, à 94,548 bœufs et vaches, 30,705
veaux, 259,420 moutons, et 12,757 porcs vendus en Angleterre.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 603
fourrage dans l'alimentation des vaches laitières, a dû exercer une
action défavorable sur la qualité du lait et des produits frais qui en
dérivent. Il n'en faut pas chercher la cause ailleurs.
Suivant les débouchés spéciaux qu'offrent les localités et les occa-
sions qu'ils rencontrent habituellement dans leurs achats d'animaux
maigres, les fermiers qui se livrent à l'engraissement entretiennent
presque exclusivement soit des vaches et génisses, soit des bœufs
ou bouvillons. En considérant la qualité excellente des produits que
les uns et les autres obtiennent, l'on a pu s'étonner à bon droit que
la taxe ait établi et maintenu des différences qui s'élèvent de 20 à 50
pour 100, suivant les catégories des morceaux, sur les prix de la
viande des deux origines. Nous venons de présenter l'état actuel de
nos connaissances sur cette question. D'une part, il a été établi que
très souvent autrefois, et quelquefois aujourd'hui, la viande de vache
devait et doit effectivement encore être considérée comme ayant une
moindre valeur que la viande de bœuf en bon état; de l'autre, il est
certain que les vaches et génisses dans de bonnes conditions d'éle-
vage, d'entretien et d'engraissement ne le cèdent probablement en
rien aux bœufs élevés, entretenus et engraissés dans des conditions
également favorables.
Les deux questions que nous venons d'examiner touchent à des
préjugés populaires; des objections d'une nature plus grave ont été
produites contre la nouvelle taxe et sont devenues, depuis la publi-
cation de l'ordonnance sur la viande de boucherie, l'objet d'une po-
lémique animée dans les journaux agricoles et les recueils spéciaux.
La vérité, je crois, se trouve, cette fois comme presque toujours,
entre les opinions extrêmes.
En classant les morceaux des animaux dépecés en trois ou quatre
catégories, en rangeant dans la première ceux de ces morceaux qui
pour un même animal représentent la meilleure qualité, et successi-
vement dans la deuxième, la troisième catégorie les portions moins
bonnes ou plus chargées de tendons et de membranes coriaces, on
n'a pas tenu compte de l'état plus ou moins gras, plus ou moins
maigre de chaque animal, et comme la taxe est établie d'après le
cours moyen des ventes effectuées sur les marchés de Sceaux et de
Poissy, il en résulte que, les bouchers qui achètent les plus beaux
et les meilleurs animaux payant un prix supérieur à la moyenne,
la taxe basée sur cette moyenne leur sera évidemment défavorable.
Ceux de leurs confrères qui achètent les animaux les plus maigres
au-dessous du cours moyen gagneront au contraire davantage en
vendant au prix taxé, qui pour eux sera le même. Il y a là un incon-
vénient réel, mais qu'il est possible de faire disparaître tout en évi-
tant une conséquence moins certaine il est vrai, moins prochaine
QOll REVUE DES DEUX MONDES.
surtout, mais qui serait bien plus fâcheuse. C'est qu'en classant la
viande par catégories de morceaux, sans avoir égard à la qualité
do chaque animal, on décourage l'éleveur et l'engraisseur. Ki l'un
ni l'autre n'auront d'intérêt à choisir ou à perfectionner les races,
à obtenir les animaux les plus fins de chair et de graisse, puisqu'ils
ne recevront pour le produit du dépeçage que le même prix moyen,
quelle que soit la qualité, et l'on entrera désormais dans une voie
contraire à celle que l'administration de l'agriculture indique dans
SCS programmes, et récompense dans les concours nationaux et uni-
versels.
Telle est l'objection qui s'est produite, et on peut y signaler une
certaine exagération. Sans doute, aux termes de l'ordonnance, la
viande de tous les animaux abattus doit se vendre au prix moyen;
mais évidemment ce prix est établi d'après la moyenne du cours des
animaux conduits au marché, de telle sorte que les bonnes races,
bien engraissées, fournissant plus de chair nette et moins de produits
de faible valeur, seront toujours payées plus cher par l'acheteur sur
pied : elles auront donc exercé leur influence sur le prix de vente
de la viande de boucherie. L'éleveur et l'engraisseur continueront.
ainsi à recevoir un prix plus haut de leurs bêtes de race que des ani-
maux mal conformés et mal nourris; seulement ils recevront un prix
moyen, c'est-à-dire un peu inférieur à leur valeur réelle. Il n'en est
pas moins vrai que, pour les animaux de troisième qualité, le prix
excédera la valeur réelle, car l'acheteur aura la certitude de reven-
dre les produits du dépeçage au prix moyen, c'est-à-dire au-dessus
du cours le plus bas, ou de celui qu'il aura réellement payé. Ainsi,
d'un côté, les producteurs des meilleurs animaux ne recevront pas
le maximum du prix, auquel cependant ils ont droit, et qu'ils de-
vaient obtenir avant la taxe. Ils ne seront pas pour cela découragés,
mais ils seront moins encouragés. D'un autre côté, les producteurs
arriérés, et il s'en trouve beaucoup encore, se sentiront moins exci-
tés à changer leurs pratiques vicieuses.
Nous avons indiqué l'abus, en tenant compte de ce qu'il y a d'exa-
géré dans les objections qu'il provoque. Le moyen de résoudre le
problème ainsi posé est bien simple. Selon nous, pour concilier le
système des catégories avec les intérêts du producteur et ceux du
consommateur, de façon à encourager l'application des meilleures
méthodes d'élevage et d'engraissement, il convient d'ajouter aux
catégories des morceaux les conditions de qualité des viandes, et il
suffirait sans doute de les ranger à cet égard dans trois classes dis-
tinctes. L'une comprendrait la première qualité, équivalente à celle
que l'on consomme généralement à Paris con^me viande de premier
choix, même depuis le régime de la taxe. Dans la seconde classe se
DE l'alimentation PUBLIQUE. 605
trouveraient les produits des animaux à demi engraissés, qui con-
stituent en réalité les viandes de deuxième choix. La troisième com-
prendrait les produits du dépeçage des animaux maigres ou très
mal engraissés. Dans cette classe se rangeraient les viandes qui
seraient réellement de qualité inférieure, soit qu'elles vinssent des
taureaux, des vaches ou des bœufs. Les inspecteurs chargés d'assu-
rer l'exécution de cette partie des règlemens ne s'y tromperaient
pas. Non-seulement les caractères extérieurs bien connus des viandes
de premier, deuxième et troisième choix seraient des guides certains,
mais encore le contrôle facile des prix payés, sur les marchés qui
approvisionnent Paris, pour les trois sortes d'animaux dont ils con-
stateraient journellement l'état sur pied, ainsi qu'après le dépeçage,
compléterait leur expérience et leur aptitude à vérifier les indications
portées à l'étal du boucher.
Cette mesure administrative semble seule permettre d'intéresser
directement, par la taxe elle-même, les nourrisseurs à obtenir dans
leurs animaux l'état d'engraissement le plus favorable à la qualité de
la viande. On peut dire qu'alors les règlemens seraient mieux en har-
monie avec les faits réels. Les détaillans ne pourraient se refuser à
inscrire sur les produits à vendre l'indication de chacune des trois
qualités réglementaires, tandis que les obliger à mettre sur quelques
morceaux des étiquettes portant les mots taureau ou. vache, ce serait
discréditer leur établissement et rendre très difficile le placement des
malencontreux produits. Aussi les bouchers se sont-ils sagement abs-
tenus d'offrir au public des viandes sous ces titres. Je ne prétends
pas dire qu'ils se soient aussi généralement abstenus de livrer autre
chose que du bœuf à leur clientèle. Il ne s'agissait pour eux que de
laisser passer à l'abri du soupçon les produits de quinze ou vingt
mille vaches annuellement abattues à Paris, et représentant un
sixième environ de la consommation totale en animaux de l'espèce
lîovine.
Quelques agriculteurs ou économistes ont cru possible d'arriver
plus facilement au môme but en revenant à la disposition ancienne,
qui fixait un droit d'octroi égal pour chaque animal de la même es-
pèce. Que l'animal présenté à la barrière fût d'une grande ou d'une
petite race, qu'il fût maigre ou gras, il était taxé au même droit, fixé
par tête. Sous l'influence d'un pareil régime, il est évident que tous
les animaux expédiés vers les villes à octrois de cette nature devaient
être de grande race et largement engraissés. Sans doute ce procédé
était de beaucoup le plus simple, mais de graves inconvéniens s'y
trouvent attachés. D'une part, il encourageait l'engraissement exa-
géré, qui n'aurait pu être avantageux sans cette prime ou ce profit
factice; d'un autre côté, il tendait à exclure de l'approvisionnement
O06 REVUE DES IIEUX MONDES.
des villes toutes les races moyennes et petites, agissant souvent alors
dans un sens contraire à l'intérêt agricole, notamment en ce qui
touche les petites races bretonnes de l'espèce bovine, et surtout dans
les localités où les maigres pâturages ne permettaient pas d'entre-
tenir avec profit les animaux des grandes races. On devait bien se
garder d'introduire dans Paris les petits animaux de boucherie, car
leur poids étant seulement la moitié, le tiers, le quart du poids des
grands animaux, le droit se fût trouvé double, triple ou quadruple
pour une même quantité pondérable des produits de l'abattage.
On lie saurait assurer cependant que les plus sages mesures, gra-
duellement améliorées en vue d'offrir à tous les intérêts respectables
les plus sûres garanties, auront toute l'efficacité possible, qu'elles
amèneront par exemple des résultats aussi réguliers, aussi satisfai-
sans que ceux obtenus à l'aide de la réglementation de la boulange-
rie, et dont nous avons fait ressortir les avantages en les comparant
aux résultats qui se manifestent dans certaines contrées étrangères
sous le régime différent de la libre concurrence. Si le désir extrême
de se soustraire à quelques embarras, ou plutôt peut-être à la réduc-
tion des bénéfices, amenait de la part du commerce de la boucherie
des difficultés telles à l'exécution des mesures nouvelles qu'il fallût
recourir à des dispositions d'un autre ordre, l'administration serait
probablement conduite à rendre libre le commerce des viandes de
boucherie. Toutefois, en supposant que cette éventualité se présen-
tât, il n'en serait pas moins utile de sauvegarder les intérêts géné-
raux de l'agriculture et de l'alimentation publique, et les meilleurs
moyens seraient encore de rendre obligatoire l'indication des caté-
gories et des qualités chez les débitans de viande, laissant à la con-
currence entre ces derniers et à la vigilance des consommateurs le
soin de régler les prix. Dans cette hypothèse même, il ne serait
pas moins utile que sous le régime actuel de faire vérifier la sincé-
rité des désignations, ainsi que l'absence d'altérations spontanées
ou autres qui seraient préjudiciables aux qualités comestibles des
morceaux mis en vente.
Sans doute, lorsqu'une industrie, parvenue à son état normal, est
en mesure de livrer toutes les quantités de produits que la con-
sommation réclame, on peut s'en fier à la libre concurrence, comme
au meilleur moyen de réglementer les cours commerciaux; mais
quand cette industrie est dépassée dans son développement par les
progrès de la consommation, on reconnaît bientôt que ces relations
naturelles se trouvent renversées. La concurrence n'existe plus vé-
ritablement qu'entre les consommateurs; les cours s'élèvent, et la
hausse ne s'arrête qu'à la limite où peuvent atteindre les fortunes
moyennes. Dès lors la plus grande partie de la population est ex-
DE l'alimentation PUBLIQUE. 607
cliie du concours, et ce sont précisément les hommes dont îcs rudes
labeurs exigeraient une alimentation plus largement réparatrice,
qui s'en trouvent privés. On est donc conduit à reconnaître que la
libre concurrence amène tôt on tard la meillenre réglementation des
prix, mais c[u'il peut en être autrement lorsqu'il s'agit de sauvegar-
der les intérêts de la santé publique, qui ne saurait attendre l'issue
de la lutte sans avoir trop longtemps à souflrir de pénibles et dan-
gereuses privations.
En Angleterre, la liberté du commerce de la boucherie ne s'est
pas encore combinée avec cet état si désirable d'une production cor-
respondant aux besoins de la consommation. Aussi le cours de la
viande se maintient-il au-dessus du taux limité par les règlemens en
France; mais du moins un autre résultat utile se prépare : les chances
offertes par la liberté commerciale aux négocians déterminent des
importations plus fortes de bétail et de divers produits tirés des ani-
maux. Ainsi se trouvera probablement rapprochée l'époque où, les
importations aidant, la consommation en Angleterre sera pleinement
satisfaite, et dès-lors la libre concurrence entre les producteurs
comme entre les négocians réalisera ses effets ordinaires au profit
des consommateurs.
Quel que soit l'avenir réservé au régime de la boucherie pari-
sienne, il y aurait à se préoccuper de mesures d'un autre ordre, des-
tinées à réduire notablement les frais actuels supportés par le com-
merce, et à diminuer du même coup les prix de revient et de vente
de la viande de boucherie.
Une des réformes généralement réclamées sur ce point aurait
pour but et pour résultat direct d'éviter les pertes de temps, les dé-
penses particulières, les chances d'accidens et de méventes qu'occa-
sionnent l'éloignement et la tenue hebdomadaire des deux marchés
aux bestiaux qui seuls approvisionnent la capitale. Il s'agirait de sup-
primer les deux marchés de Sceaux et de Poissy, qui l'un et l'autre
s'ouvrent et se ferment un jour de la semaine à des heures fixes qu'an-
nonce le son d'une cloche. Les inconvéniens de cet état de choses
sont évidens : en raison des distances à parcourir, du temps à pas-
ser hors de Paris, des frais de voyage et des avances indispensables
pour faire emplette d'un approvisionnement de plusieurs jours en
viande de boucherie, ces deux marchés peuvent à peine être fré-
quentés par la moitié des cinq cents bouchers établis dans la ville.
Sur ce nombre, soixante-quinze environ achètent pour leur compte
et pour revendre aux deux cent cinquante débitans, qui n'ont ni le
temps ni l'argent nécessaires aux acquisitions sur des marchés trop
éloignés de leur domicile; d'un autre côté, les acheteurs en gros
doivent prélever des bénéfices qui élèvent d'autant le prix de la mar-
C>OS REVUE DES DEUX MONDES.
chandise. Le prix de revient est d'aillerirs grevé des frais de trans-
port ou de conduite des animaux réexpédiés de Sceaux et de Poissy
jusqu à Paris, où ils auraient pu arriver directement par toutes les
voies qui convergent vers la capitale. A ces frais de double trans-
port pour une portion de la route s'ajoutent les dépenses fréquem-
ïDent occasionnées par le renvoi d'un marché à l'autre. En cas de
jiiévente, ces chances défavorables s'aggravent encore, lorsque les
éleveurs, forcés de réaliser leurs fonds, revendent à des nourrisseurs
établis aux environs. Ceux-ci, devant entretenir durant plusieurs jours
les animaux qu'ils ont ainsi recueillis occasionnellement, ajouteront
encore ces nouvelles dépenses au prix coûtant de l'animal, déjà prêt
pour l'abattage; il faudrait en outre porter en ligne de compte la
moyenne des pertes qu'amènent divers accidens et les maladies du-
rant des transports aussi compliqués. On calcule en somme une aug-
;mentation de 10 à 15 pour 100 sur le prix coûtant de la viande de
boucherie pour ces diverses causes (1).
On écarterait ces embarras et on épargnerait la plus grande partie
de ces frais en substituant aux marchés de Sceaux et de Poissy deux
autres marchés établis près des murs d'enceinte de la capitale et le
plus possible à proximité des principaux abattoirs, qui eux-mêmes
sont peu distans des boulevards extérieurs. Tous les bouchers pour-
raient ainsi acheter directement; il leur serait même facile de s'en-
tendre de différens quartiers pour partager les produits du dépeçage
suivant les habitudes de leur clientèle. Rien ne s'opposerait à ce que
les marchés nouveaux, l'un vers la rive gauche, l'autre à portée de
ja rive droite, fussent permanens. Alors les examens des acheteurs,
des inspecteiu-s ou agens de la salubrité, parfois même des grands
consommateurs, seraient faciles, exciteraient une sorte d'émulation
entre les fournisseurs, et concourraient à modifier heureusement la
situation de cet important commerce. Il résulterait donc de ces dis-
positions nouvelles : économie sur le prix de revient, amélioration de
la qualité, très grandes facilités commerciales, et garanties plus cer-
taines quant à la qualité et à la salubrité des viandes de boucherie.
Ces diverses améliorations se prêteraient un mutuel secours; elles
s'allieraient parfaitement aussi avec les moyens de développer la
production animale en France qu'offrent les distilleries nouvelles,
(1) D'api'L's un recueil spécial et Lien informé, voici quels seraient ces excédans de
irais que Ton pourrait supprimer en plaçant ces marchés sous les murs de Paris :
Une journée de plus de chemin à parcourir pour 85,000 bœufs 300,000 fr.
Renvoi de 13,000 non vendus ou vendus à perte hors des marchés. 325,000
Excédant de frais de commission, 1 pour 100 300,000
Frais de vente à la cheville 1,000,000
Somme totale à épargner i ,925,000 fr.
DE l'alimentation PUr.LIQUE. 609
les sucreries et quelques autres i'Kluslries annexées aux exploitations
rurales. Les appareils perfectionnés et les procédés qui réalisent ces
utiles applications se sont produits en grand nombre à l'exposition
universelle de 1855. Il nous reste à exposer les plus remarquables
parmi ces innovations agricoles et manufacturières.
II.
D'irrécusables témoignages attestent les remarquables progrès
que l'agriculture a réalisés en vue de développer la production ali-
mentaire. Il suffit de rappeler l'accroissement considérable de la con-
sommation des subsistances, de celles surtout qui caractérisent une
civilisation plus avancée, qui élèvent la force et la durée moyenne
de la vie parmi les populations. Ne voit-on pas jusqu'en 89 l'agri-
culture de la France, sur une égale superficie, nourrir avec peine et
d'une manière parcimonieuse '2li millions d'habitans consommant
chacun bien moins de pain de froment et de viande que chaque in-
dividu de la population actuelle du même pays, qui atteint aujour-
d'hui le chiffre de 36 npllions et s'est accrue de 50 pour 100? On
peut donc admettre c{ue la production à cet égard est au moins dou-
blée. Autrefois d'ailleurs le plus grand nombre des habitans des
campagnes, des villages, et même des villes de second ordre, ne
pouvaient prétendre à obtenir des viandes fraîches après la Saint-
Martin et jusqu'à Pâques, car durant cet intervalle de temps les pâ-
turages manquaient, et l'agriculture négligeait les moyens connus
de les remplacer. Ignorant d'ailleurs les procédés bien plus efficaces
mis en lumière depuis lors, elle s'estimait heureuse que les habitudes
des populations lui permissent d'attendre le retour des saisons favo-
rables pour ranimer simultanément la vie et la reproduction dans les
étables et dans les champs, et il fallait, afin de traverser la saison hi-
vernale, se résoudre à faire des approvisionnemens toujours incom-
plets, toujours sujets à quelques altérations. Yers la Toussaint, on
s'occupait de préparer les salaisons des viandes de porc et d'animaux
des espèces bovines; encore était-on obligé de ménager ces provi-
sions insuffisantes, en observant avec une rigueur, inutile désormais,
les prescriptions très sages alors qui décidaient le plus grand nom-
bre à s'interdire deux jours de chaque semaine, ainsi qu'en temps
de vigile, d'avent et de carême, l'usage de la viande comme moyen
d'alimentation.
L'agriculture progressive de nos jours trouve au contraire dans
l'accroissement de consommation des substances alimentaires sa
principale garantie contre l'avilissement des prix de ses récoltes,
et sans avoir à craindre maintenant le reproche inconsidéré qu'un
TOME I. 39
<U0 REVUE DES DEUX MONDES.
homme d'état lui fit un jour, de produire trop, elle sait depuis long-
temps déjà qu'en développant les cultures fourragères et multipliant
les bestiaux, elle parvient à augmenter la profondeur et la puissance
du sol. Elle s'ingénie à chercher les procédés capables d'atteindre
plus sûrement et plus rapidement ce double but. Au premier rang,
parmi ces importantes innovations, se présentent les industries ma-
nufacturières annexées aux exploitations rurales.
Une des plus récentes et des plus remarquables industries de ce
genre s'est développée dans des circonstances exceptionnelles qui
ajoutent encore à l'intérêt qu'en tout temps elle eût inspiré. Depuis
plusieurs années, la nourriture destinée aux animaux des fermes
s'était considérablement amoindrie, soit directement, en raison du
déficit sur la production des fourrages et des céréales, soit indirec-
tement, par suite des affections spéciales qui attaquaient avec une
intensité singulière les vignobles et les champs de pommes de terre.
Non-seulement les résidus de la distillation des marcs de raisin em-
ployés naguère en larges proportions dans le midi pour l'alimenta-
tion des moutons manquaient presque entièrement, mais encore les
drêches, autres résidus nutritifs de la saccharification et de la distil-
lation des grains, faisaient également défaut, car cette dernière opé-
ration venait d'être prohibée en France. On voulait réserver pour la
nourriture des hommes les céréales distillées autrefois. La distilla-
tion des pommes de terre elles-mêmes était devenue l'objet d'une
semblable prohibition, insjjirée par les mêmes vues prévoyantes.
Ces diverses sources de la fabrication des eaux-de-vie et de l'al-
cool et d'autres encore étaient taries à la fois ou considérablement
diminuées. Un grand fait individuel sans pVécédens surgit tout à
coup de cette nécessité commerciale; on vit près de la moitié des
sucreries indigènes, mettant à profit les données de la science et les
observations de M. Dubrunfaut (1) , se transformer en distilleries de
betteraves, et verser en une année dans les magasins du commerce
environ vingt millions de litres d'alcool, réalisant ainsi d'énormes
bénéfices, car le prix normal, de 50 ou 60 francs l'hectolitre, était
monté à 220 francs (2) .
Mais, il faut le dire, ces distilleries d'un nouveau genre succédant
à des sucreries enlevaient à la production nationale AO millions de
sucre (3) , et n'ajoutaient rien par leurs résidus à la nourriture dispo-
(1) A l'occasiou de l'exposition universelle, la grande médaille d'honneur a été décer-
née à M. Diibruufautj comme ayant coopéré par ses publications à ces grandes applica-
tions industrielles.
(2) Un des principaux manufacturiers;, transformant ses fabriques de sucre en dis-
tilleries, parvint à réaliser un bénéfice journalier de 10,000 fi-. !
(3) Cette diminution dans la production du sucre est sans doute une des causes de
DE l'alimentation PUBLIQUE. 611
nibîe pour les animaux; elles en diminuaient plutôt la quantité, car
plusieurs d'entre elles, au lieu d'utiliser les râpes elles presses des
sucreries et de recueillir les pulpes exprimées, faciles à conserver e/i
silos durant douze et dix-huit mois, traitaient par des macérations
et des lavages à grandes eaux les racines découpées en tranches ou
petits prismes. Le résidu, dans ce cas, trop aqueux pour être facile-
ment transporté ou conservé, obtenu d'ailleurs en trop grandes
masses sur quelques points, ne pouvait être distribué en temps utile,
faute d'un nombre sufiisant d'animaux réunis dans le même lieu; il
était en partie perdu ou mal utilisé comme engrais des terres. Bien-
tôt des inconvéniens graves furent signalés aux environs de ces
distilleries, et motivèrent des mesures justement sévères dans pbi-
sieurs départemens. En effet, les liquides dépouillés d'alcool par la
distillation, — résidus que l'on désigne sous le nom de vinasses,
qui représentent les c|uatre-vingt-dix centièmes à peu près du jus
fermenté, et que les distilleries de betteraves rejetaient au dehors,
— ces liquides, faute d'écoulement rapide, formaient aux environs
des usines des mares stagnantes susceptibles de se putréfier et de
répandre des miasmes infects. Dans les pays de plaines surtout, ces
masses d'eaux putrides occasionnaient, par leurs émanations très in-
commodes et insalubres, de justes plaintes de la part des habitans
du voisinage , et lorsque les distilleries de ce genre venaient à se
multiplier dans une contrée, elles menaçaient de compromettre sé-
rieusement la santé publique.
Tous ces inconvéniens si graves, — la déperdition d'une grande
partie d'une substance nutritive de la betterave, — la production d'é-
manations infectes, incommodes et insalubres, — ^disparaissent lors-
qu'on substitue aux divers moyens usuels de distillation des bette-
raves le procédé nouveau imaginé par M. Champonnois. Ce procédé,
loin d'amoindrir les proportions des matières nutritives que don-
naient les résidus des sucreries, y ajoute au contraire les substances
qui dans le jus accompagnent le sucre, et qui, lorsque l'on extrait
ce principe immédiat, passent dans les écumes et dans les mélasses.
Le procédé nouveau offre en outre cet avantage important, qu'il peut
être facilement introduit dans les fermes de 200 à 1,000 hectares,
qu'enfin les exploitations d'une moindre importance sont en mesure
de réaliser elles-mêmes, par des associations analogues aux laiteries,
les avantages de cette opération à la fois agricole et manufacturière.
L'idée fondamentale et vraiment neuve sur laquelle repose l'in-
vention de M. Champonnois consiste dans l'emploi de la vinasse an
rélévalion actuelle du cours; mais dans l'année qui vient de commencer la faliricatioa
sucriers, devenue plus active, compensera probablement en grande partie le déficit.
612 îiLVUE DES DEUX MONDES.
lieu d'eau, pour déplacer le jus sucré que contient la betterave. Le
résidu consistant qu'on obtient ainsi peut être mêlé, tout humide,
encore chaud, avec les fourrages hachés, les balles de grains ou me-
nues pailles qui doivent composer la ration alimentaire, et qui varient
suivant que cette ration est destinée à l'élevage, à l'entretien ou à
l'engraissement des veaux, bœufs, taureaux, génisses à l'engrais, aux
vaches laitières ou aux moutons. — Ce procédé, avons-nous dit, est
d'ime exécution facile. Les betteraves, nettoyées comme à l'ordinaire
dans le laveur mécanique, sont divisées en petits prismes ou courtes
lanières au moyen d'un coupe-racines. Cette sorte de pulpe grossière,
jetée dans un cuvier à douille fond percé de trous, est arrosée par
la vinasse sortant bouillante de l'alambic et légèrement acidulée.
Après trente ou quarante minutes d'immersion, le liquide chargé du
jus sucré est déplacé par une nouvelle quantité de vinasse. On com-
prend que cette sorte de lessivage méthodique donne un premier
liquide plus sucré que l'on dirige vers les cuves à fermentation,
tandis que les liquides moins sucrés des deuxième et troisième addi-
fions de vinasse servent à commencer l'arrosage et l'immersion d'une
autre quantité de pulpe neuve. Par une innovation heureuse due au
iu^me inventeur, la fermentation s'obtient active et régulière en
faisant continuellement écouler les liquides ou jus sucrés dans une
grande masse d'un jus semblable, déjà en pleine fermentation depuis
seize ou vingt-quati'e heures. Dès que la fermentation dans une cuve
est arrivée à son terme, on envoie la moitié du liquide vineux dans
une cuve disposée de même, qui doit se remplir graduellement de jus
sucré sortant des cuviers macérateurs; l'autre moitié du liquide vineux
est versée dans le réservoir qui doit alimenter l'alambic. Ce dernier
appareil, construit sur les principes de Cellier-Blumenthal, Derosne,
Dubrunfaut, fournit continuellement l'alcool à 50 ou 55 degrés ven-
dable directement aux manufacturiers rectificateurs , si mieux on
n'aime effectuer la rectification soi-même. Lue autre pratique, plus
ancienne, consiste à soumettre à la coction, puis à la fermentation
durant deux jours, les racines découpées des betteraves, mélan-
gées avec des fourrages coupés. La différence capitale entre les deux
pratiques, c'est que dans l'ancienne opération aucune quantité d'al-
cool n'est recueillie, tandis qu'en suivant le procédé nouveau, l'al-
cool obtenu représente une valeur importante, qui peut compenser,
et au-delà, tous les frais de préparation des racines, des fourrages
et des rations alimentaires.
Les noms des agronomes très distingués qui ont adopté la nou-
velle méthode, les faits consignés dans les rapports de M. Dailly et
de plusieurs commissions spéciales à la Société impériale et cen-
trale d'agriculture, à la Société d'encouragement pour l'industrie
DE l'alimentation PUBLIQUE. 613
nationale, sont autant de garanties de l'utilité de cette innovation
agricole et industrielle, à laquelle vient d'être décernée la grande
médaille d'honneur au concours universel. Le point de vue auquel
s'est placé M. Champonnois diffère complètement de celui de ses
prédécesseurs : ceux-ci, transformant les grandes sucreries ou in-
stallant de grandes distilleries, conservaient à ces vastes usines le
type essentiellement manufacturier. C'étaient des fabriques d'alcool
ayant à se débarrasser de résidus solides encombrans et de vinasses
liquides sujettes à des inconvéniens graves pour le voisinage, par
conséquent préjudiciables aux manufacturiers eux-mêmes. L'auteur
de la nouvelle méthode s'est proposé au contraire d'introduire dans
les fermes une industrie annexe dont le but principal est de fournir
le complément utile, économique, de rations plus abondantes pour
le bétail. Cette industrie considère l'alcool comme un bénéfice acces-
soire, supprime tout écoulement d'un liquide putrescible au dehors,
et applique même à la nutrition des animaux les matières organiques
azotées qu'un système plus manufacturier qu'agricole abandonnait
à la putréfaction.
Depuis longues années, dans ses concours annuels, la Société
centrale d'agriculture encourage l'introduction de certaines indus-
tries dans les fermes; là se trouve une source féconde de progrès
agricoles, le moyen de réaliser la plus grande somme de produits
sur une superficie donnée de terre en culture, de propager dans les
campagnes des notions scientifiques attrayantes, de familiariser les
fermiers, les directeurs de culture, les chefs de charrue et les ou-
vriers à tous les degrés avec les applications de la vapeur au chauf-
fage et au développement de la force mécanique. Ce sont autant de
conditions indispensables à l'accomplissement des progrès à venir :
il faut que les manufacturiers se fassent agriculteurs, ou que les
agriculteurs deviennent manufacturiers. Et quand même, ce qui est
peu probable, une extrême baisse des alcools, par suite de ven-
danges excessivement abondantes, diminuerait on ferait cesser les
avantages réels de la distillation agricole des betteraves, les distille-
ries nouvelles auraient alors réalisé sans doute des profits supérieurs
aux avances du capital engagé et aux intérêts. Il resterait dans les
habitudes industrielles propagées, dans les nombreuses notions posi-
tives acquises, des élémens de nouveaux succès agricoles plus faciles
à obtenir, et un grand service rendu à la chose publique.
Un exemple très remarqualjle peut être cité à l'appui des considé-
rations qui militent en faveur de l'introduction de l'industrie dans
les fermes. Il y avait à Breslcs, dans le département de l'Oise, une
grande exploitation rurale, établie en trois corps de fermes sur
500 hectares de terres, gérée pour le compte d'une association
d'agriculteurs et de capitalistes. Cette exploitation, malgré l'emploi
614 REVUE DES DEUX MONDES.
des bonnes pratiques ordinaires et des ustensiles de culture per-
fectionnés, ne donnait aucun profit, elle offrait même des chances
à peu près certaines de pertes. Afin de changer cet état de choses,
l'administration eut l'idée de recourir à l'obligeaQce de l'un de nos
agrictdteurs manufacturiers qui avait fait ses preuves et commu-
niqué avec le plus noble désintéressement à ses confrères les avan-
tages qu'il retirait de diverses innovations dans les procédés et les
ustensiles de culture, ainsi que dans l'annexion des établissemens
industriels aux exploitations rurales. La société s'adressa donc à
M. Decrombecque, ancien maître de poste, fabricant de sucre et cul-
tivateur d'un grand domaine près de Lens (Pas-de-Calais) : elle lui
demanda s'il pourrait indiquer un directeur capable d'améliorer la
situation de l'entreprise agricole de Bresles.
M. Decrombecque ne pouvait mieux répondre à ce témoignage de
confiance qu'en choisissant un de ses employés les plus intelligens
et les plus zélés. Ce choix lui était facile, grâce à l'excellente mé-
thode de discipline dont il faisait usage pour bien connaître son per-
sonnel et l'intéresser à concourir, chacun dans la mesure de ses
forces, à la prospérité des exploitations agricoles et manufacturières
de Lens. Cette méthode est bien digne aussi d'être citée comme mo-
dèle. M. Decrombecque surveille lui-même très attentivement tous
les travaux dans ses fermes et ses fabriques. 11 examine comment
chacun exécute ses ordres ou suit les conseils qu'il a donnés; il s'en-
quiert si quelque changement aurait été spontanément introduit par
les ouvriers, et signale en tout cas à leur attention ce qu'il remarque
d'utile ou de défavorable. Dans ses visites à des heures différentes,
on le voit noter avec soin tout ce qu'il observe; s'il surprend en faute
quelque ouvrier négligent ou malintentionné, il lui suffit de laisser
voir qu'il a reconnu le fait. On ne l'entend point adresser de vifs re-
proches, et l'on ne comprend pas d'abord toute l'influence qu'il exerce
d'une manière aussi paisible ; mais lorsqu'on assiste à la paie après
l'avoir suivi dans, ses tournées journalières, tout s'explique. A me-
sure que chaque ouvrier, — homme, femme, enfant, — se présente
pour recevoir le prix de son travail, on remarque chez les uns une
certaine inquiétude, chez les autres un air de satisfaction, présage
de quelque événement heureux, — chez tous, ce jeu des physiono-
mies, indice d'un certain exercice de l'intelligence, et qui contraste
avec l'insouciance habituelle des ouvriers qui n'ont rien à espérer
au-delà ni à craindre au-dessous du taux uniforme réglé d'avance.
C'est qu'effectivement chez M. Decrombecque une telle uniformité
n'existe pas dans les salaires : ceux qui ont rendu quelques services
exceptionnels sont notés, et leurs efforts utiles, portés en compte,
se résument à la fin de la quinzaine en deniers comptans. Il en ré-
sulte parmi tout le personnel des fermes et des ateliers une ému-
DE l'alimentation PUBLIQUE. 615
lation pour le bien qui tourne au profit de la morale et concourt au
succès des opérations. Là les machines nouvelles, loin de rencontrer
des obstacles de la part de ceux qui doivent les faire fonctionner,
sont accueillies avec joie, car elles offrent de nouvelles occasions de
se distinguer et de mériter d'honorables encourageinens. Les tra-
vaux extraordinaires qu'amènent spontanément mille accidens na-
turels trouvent chez tous le même bon vouloir. Quant aux personnes
assez malheureusement douées pour résister à cette louable émula-
tion et prêtes à rendre le mal pour le bien, il s'en trouve peu. La
seule punition qu'on leur inflige après avoir vainement essayé de les
amener dans la bonne voie consiste à les exclure des établissemens.
Dans ses observations quotidiennes , M. Decrombecque avait re-
connu et constaté les intelligens services que lui rendait en toute
occasion l'un de ses chefs de charrue, qu'il avait même chargé de
diriger plusieurs opérations importantes. Ce fut à lui qu'il songea
tout d'abord pour satisfaire au désir que lui avait exprimé l'associa-
tion du département de l'Oise. Il suffisait que M. Hette eût été pré-
senté sous cet honorable patronage pour qu'il fût bientôt chargé
non-seulement de diriger les cultures de Bresles, mais d'installer
toutes les industries appropriées au sol et aux circonstances locales.
On lui laissa le soin d'améliorer les aflaires de cette grande exploita-
tion. Le nouveau directeur, plein de zèle et d'activité, était parfai-
tement préparé pour remplir la difficile et très laborieuse mission qui
lui était confiée. Depuis longtemps tourmenté d'un ardent désir de
voir, d'étudier, d'approfondir tout ce qui de près ou de loin atteste
les progrès de l'industrie agricole, il avait, dans de fréquentes excur-
sions, visité les établissemens industriels, les machines et appareils
nouvellement introduits dans les fermes. Mûri, arrêté d'avance en
quelque sorte, son plan fut mis aussitôt à l'épreuve. Avec une har-
diesse heureuse, qu'une juste confiance en ses forces pouvait seule
lui donner, il monta successivement une fabrique de sucre, une dis-
tillerie de betteraves, un abattoir où l'on tire parti de la dépouille et
de tous les débris des animaux hors de service que l'établissement
peut se procurer, une fabrique de charbon d'os, etc. Ces diverses
industries exigent l'emploi de la force mécanique, qui s'applique en
outre au coupage et au blutage des foins, pailles et racines, à l'écra-
sage des tourteaux, au battage des grains. Il semblerait, en son-
geant à cette variété d'opérations très distinctes, qu'une inextricable
complication devait en résulter dans le service comme dans l'appré-
ciation des résultats. Rien au contraire de plus facile, grâce à l'excel-
lente méthode de surveillance des travaux.
Ce n'est pas tout encore. M. Hette, voyant qu'aux alentours de
Bresles on ne rencontre ni raffinerie de sucre, ni fabrique ou en-
616 REVUE DES DEUX MONDES.
trepôt tl'eau-de-vie, d'alcool, de liqueurs, comprit les avantages
qu'il pi'ocurerait à la population en lui livrant ces produits directe-
tement consommables sans fiais exagérés de transport, emmagasi-
nage, commission, etc.; il comprit aussi les profits spéciaux qui en
résulteraient pour l'établissement confié à sa direction. Entre la pen-
sée d'une création utile et l'exécution, il n'y eut que l'espace de
temps strictement nécessaire pour établir les nouveaux appareils,
et avant la fin de l'année le raffinage du sucre, la rectification de
l'alcool et la conversion en eau-de-vie et liqueurs diverses suivaient
directement les travaux de la fabrication. Ces produits alimentaires,
dont la manufacture garantissait la qualité par son cachet de fabri-
que, étaient livrés journellement aux détaillans et aux consomma-
teurs. Cependant les bras, naguère incomplètement occupés dans
un rayon assez étendu, manquèrent alors, et sur la demande de
M. Ilette, appuyée par j^î. Randoin, préfet du département, cin-
Cjuante Russes, prisonniers de Bomarsund, vinrent prêter le con-
cours de leur travail.
Ce qu'il faut admirer le plus dans cet ensemble d'opérations si
complexes en apparence, c'est la facilité, la régularité de l'exécu-
tion. Qu'on ne l'oublie pas d'ailleurs, ceux qui les accomplissent ont
été bien peu préparés jusque-là aux applications de la mécanique et
de la chimie; ils exécutent tout cela comme une simple consigne, se
familiarisant, sans en prendre de souci, avec les phénomènes de la
production de la vapeur, avec l'emploi de cet agent pour trans-
mettre la force et la chaleur, pour eflectuer la concentration des
liquides. En résumé, dans l'établissement agricole et industriel de
Bresles, on voit huit industries distinctes fonctionner côte à côte en
se prêtant un mutuel secours, donnant une base importante, par
leurs résidus, à l'alimentation et à l'engraissement des animaux:
120,000 kil. de betterave sont employés chaque jour; 60,000 kilog.
fournissent en moyenne 3,000 kilog. de sucre; 60,000 kilog. traités
par le procédé Champonnois donnent 3,000 litres d'eau-de-vie à
50 degrés, et non-seulement les pulpes de betteraves de ces deux
fabrications améliorent les fourrages secs hachés, alimens des es-
pèces bovine et ovine, mais encore le sang, la chair cuite et le
bouillon des divers animaux dépecés à l'abattoir spécial sont ap-
l^liqués avec succès à l'engraissement de l'espèce porcine (1).
On entretient pour l'exploitation des trois fermes cent quarante
(1) L'abattoir utilise annuellement les cliairs et issues de 580 animaux morts ou
sacrifiés pour l'engraissement de 300 porcs de race perfectionnée et du poids moyen de
100 kilos. On transforme en définitive ces débris cadavériques^, joints à quelques dé-
tritus végétaux, en 3/)00 kilos de viande et graisse de porc, de qualité excellente, des-
tinés à la nourriture de l'homme.
DE l'alimentation PUBLIQUE. 617
chevaux, bœufs et taureaux de travail; trois cent soixante porcs sont
eiigraissés annuellement et recherchés par le commerce de la char-
cuterie des environs et de Paris; on livre à la boucherie de cent cin-
quante à cent soixante bêtes bovines, plus six ou sept mille bêtes à
laine, également engraissées à l'aide des produits de la culture et des
opérations manufacturières. Celles-ci laissent en outre de riches
engrais par leurs résidus : écumes des défécations, noir fin des cla-
rifications et dépôts, vidanges des animaux dépecés, enfin cendres et
terres imprégnées des déjections liquides.
Sans doute il a fallu augmenter beaucoup, doubler peut-être le
capital engagé; mais ici personne ne songerait à s'en plaindre, car,
avant ces changemens et ces augmentations considérables, le capital
ne produisait rien , l'amortissement du matériel agricole était fort
aventuré, tandis que le capital doublé produit au-delà de 15 pour
100 avec un amortissement qui assure les intéressés contre toute
chance de dépréciation du matériel des fermes et des manufactures.
D'aussi beaux résultats ne pouvaient manquer de fixer l'attention
de la Société centrale d'agriculture et du jury international; ils jus-
tifient largement les hautes récompenses décernées dans le coui's de
l'année 1855 à l'habile directeur de Bresles (1) . Ils offrent un exemple
digne d'être signalé à l'attention des agronomes et des propriétaires
qui seraient disposés à développer par de semblables efforts la pro-
duction des subsistances.
Nous n'ajouterons que quelques mots à l'exposé de ces faits, qui
parlent d'eux-mêmes. Le développement de la production agricole
est évidemment en mesure de suivre les progrès de la consommation
intérieure; mais, pour obtenir ce résultat, il importe de réaliser sur
de plus larges bases l'alliance, déjà si féconde, de l'industrie agricole
et de l'industrie manufacturière. Espérons que cette alliance se res-
serrera encore, car, d'une part, elle concilie les intérêts de la pro-
duction avec ceux du commerce; de l'autre, en augmentant la con-
sommation de la viande, elle procure à nos populations deux biens
inappréciables, la force et la santé.
PaYEN, de r Institut.
(1) La Société centrale d'agriculttire, dans sa dernière assemblée en séance publique,
le 29 août 1855, a décerné sa grande médaille d'or à M. Hette pour ses grands et re-
marquables perfectionncmens agricoles et manufacturiers. Dans la même séance, l'ha-
bile régisseur de Bresles a reçu un des prix mis au concours poui la création d'établis-
semens destinés à utiliser les débris des animaux. Enfin on lui a décerné une médaille
de première classe et la décoration de la Légion-d'Honneur à l'occasion de l'exicsiticu
universelle.
CHARLES DICKENS
SOA^ TALENT ET SES OEÏÏVRES
Si Dickens était mort, on pourrait faire sa biographie. Le lende-
main de l'enterrement d'un homme célèbre, ses amis et ses ennemis
se mettent à l'œuvre; ses camarades de collège racontent dans les
journaux ses espiègleries d'enfance; un autre se rappelle exactement
et mot pour mot les conversations qu'il eut avec lui il y a vingt-
cinq ans. L'homme d'affaires de la succession dresse la liste des bre-
vets, nominations, dates et chiffres, et révèle aux lecteurs positifs
l'espèce de ses placemens et l'histoire de sa fortune; les arrière-
neveux et les petits-cousins publient la description de ses actes de
tendresse et le catalogue de ses vertus domestiques. S'il n'y a pas
de génie littéraire dans la famille, on choisit un gradué d'Oxford,
homme consciencieux, homme docte, qui traite le défunt comme un
auteur grec, entasse une infinité de documens, les surcharge d'une
infinité de commentaires, couronne le tout d'une infinité de disser-
tations, et vient dix ans après, un jour de Noël, avec une perruque
neuve et des souliers à boucles, oflVir à la famille assemblée trois
in-quarto de huit cents pages, dont le style léger endormirait un
Allemand de Berlin. On l'embrasse les larmes aux yeux; on le fait
asseoir; il est le plus bel ornement de la fête, et l'on envoie son
œuvre à la Revue d' Edimbourg. Celle-ci frémit à. la vue de ce pré-
sent énorme, et détache un jeune rédacteur intrépide pour composer
avec la table des matières une vie telle quelle. Autre avantage des
biographie^ posthumes : le défunt n'est plus là pour démentir le bio-
graphe ni le docteur.
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 610
Malheureusement Dickens vit encore et dément les biographies
qu'on fait de lui. Ce qui est pis, c'est qu'il prétend être son propre
biographe. Son traducteur lui demandait un jour quelques docu-
mens : il répondit qu'il les gardait pour lui. David Copperfield, son
meilleur roman, a bien l'air d'une confidence; mais à quel point
cesse la confidence, et dans quelle mesure la fiction orne-t-elle la
vérité? Tout ce qu'on sait, ou plutôt tout ce qu'on répète, c'est
que Dickens est né en 1812, qu'il est fils d'un sténographe, qu'il
fut d'abord sténographe lui-même, qu'il a été pauvre et malheureux
dans sa jeunesse, que ses romans publiés par livraisons lui ont ac-
quis une grande fortune et une réputation immense; le lecteur est
libre de conjecturer le reste. Dickens le lui apprendra un jour,
quand il écrira ses mémoires. Jusque-là il ferme sa porte, et laisse à
sa porte les gens trop curieux qui s'obstinent à y frapper. C'est son
droit. On a beau être illustre, on ne devient pas pour cela la pro-
priété du public; on n'est pas condamné aux confidences; on conti-
nue de s'appartenir; on peut réserver de soi ce qu'on juge à propos
d'en réserver. Si on livre ses œuvres aux lecteurs, on ne leur livre
pas sa vie. Contentons-nous de ce que Dickens nous a donné. Qua-
rante volumes suffisent, et au-delà, pour bien connaître un homme;
d'ailleurs ils montrent de lui tout ce qu'il importe d'en savoir. Ce
n'est point par les accidens de sa vie qu'il appartient à l'histoire;
c'est par son talent, et son talent est dans ses livres. Le génie d'un
homme ressemble à une horloge : il a sa structure, et parmi toutes
ses pièces un grand ressort. Démêlez ce ressort, montrez comment
il communique le mouvement aux autres, suivez ce mouvement de
pièce en pièce jusqu'à l'aiguille où il aboutit. Cette histoire inté-
rieure du génie ne dépend point de l'histoire extérieure de l'homme
et la vaut bien.
I. — L ECRIVAIN.
La première question qu'on doive faire sur un artiste est celle-ci :
Comment voit-il les objets? avec quelle netteté, avec quel élan, avec
quelle force? La réponse définit d'abord toute son œuvre, car à chaque
ligne il imagine; il garde jusqu'au bout l'allure qu'il avait d'abord.
La réponse définit d'avance tout son talent, car dans un romancier
f imagination est la faculté maîtresse. L'art de composer, le bon
goût, le sens du vrai en dépendent. Un degré ajouté à sa véhémence
bouleverse le style qui l'exprime, change les caractères qu'elle pro-
duit, brise les plans où elle s'enferme. Considérez celle de Dickens,
vous y apercevrez la cause de ses défauts et de ses mérites, de sa
puissance et de ses excès.
C20 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a en lui un peintre, et un peintre anglais. Jamais esprit, je
crois, ne s'est figuré avec un détail plus exact et une plus grancie
énergie toutes les parties et toutes les couleurs d'un tableau. Lisez
cette description d'un orage; les images semblent prises au daguer-
réotype, à la lumière éblouissante des éclairs, a L'œil, aussi rapide
qu'eux, apercevait dans chacune de leurs flammes une multitude
d'objets qu'en cinquante fois autant de temps il n'eût point vus au
grand jour : des cloches dans leurs clochers, avec la corde et la roue
qui les faisaient mouvoir; des nids délabrés d'oiseaux dans les re-
coins et dans les coi'niches; des figures pleines d'effroi sous la bâche
des voitures qui passaient, emportées par leur attelage effarouché,
avec un fracas que couvrait le tonnerre ; des herses et des charrues
abandonnées dans les champs; des lieues et puis encore des lieues
de pays coupé de haies, avec la bordure lointaine d'arbres aussi
visibles que l'épouvantail perché dans le champ de fèves à trois pas
d'eux; une minute de clarté limpide, ardente, tremblottante, qui
montrait tout; puis une teinte rouge dans la lumière jaune, puis du
bleu, puis un éclat si intense, qu'on ne voyait plus que de la lumière;
puis la plus épaisse et la plus profonde obscurité. »
Une imagination aussi lucide et aussi énergique doit animer sans
effort les objets inanimés. Elle soulève dans l'esprit où elle s'exerce
des émotions extraordinaires, et l'auteur verse sur les objets qu'il
se figure quelque chose de la passion surabondante dont il est com-
blé. Les pierres prennent une voix, les murs blancs s'allongent comme
de grands fantômes, les puits noirs bâillent hideusement et mysté-
rieusement dans les ténèbres; des légions d'êtres étranges tourbil-
lonnent en frissonnant dans la campagne fantastique. La nature
vide se peuple, la matière inerte s'agite, mais les images restent
nettes. Dans cette folie, il n'y a ni vague ni désordre; les objets ima-
ginaires sont dessinés avec des contours aussi précis et des détails
aussi nombreux que les objets réels, et le rêve vaut la vérité.
11 y a, entre autres, une description du vent de la nuit bizarre et puis-
sante, qui rappelle certaines pages de Nuire-Dame de Paris. La source
de cette description, comme de toutes celles de Dickens, est l'imagi-
nation pure. Il ne décrit point, comme Walter Scott, pour offrir une
carte de géographie au lecteur et pour faire la topographie de son
drame. Il ne décrit point, comme lord Byron, par amour de la ma-
gnifique nature, et pour étaler une suite splendide de tableaux gran-
dioses. 11 ne songe ni à obtenir l'exactitude, ni à choisir la beauté.
Frappé d'un spectacle quelconque, il s'exalte, et éclate en figures
imprévues. Tantôt ce sont les feuilles jaunies que le vent poursuit,
qui s'enfuient et se culbutent, frissonnantes, elfarées, d'une course
éperdue, se collant aux sillons, se noyant dans les fossés, se per-
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 621
cliant sur les arbres. Ici c'est le vent de la nuit qui tourne autour
d'une église, qui tâte en gémissant, de sa main invisible, les fenêtres
et les portes, qui s'enfonce dans les crevasses, et qui, enfermé dans
sa prison de pierre, hurle et se lamente pour en sortir. Quand il a
rôdé dans les ailes, lorsqu'il s'est glissé autour des piliers, et qu'il
a essayé le grand orgue sonore, il s'envole, va choquer le plafond et
tente d'arracher les poutres, puis il s'abat désespéré sur le parvis
et s'engouflre en murmurant sous les voûtes. Parfois il revient fur-
tivement et se traîne en rampant le long des murs. Il semble lire en
chuchottant les épitaphes des morts. Sur quelques-unes, il passe
avec un bruit strident comme un éclat de rire; sur d'antres, il crie et
gémit comme s'il pleurait. — Jusqu'ici nous ne reconnaissons que
l'imagination sombre d'un homme du JNord. Un peu plus loin, vous
apercevez la religion passionnée d'un protestant révolutionnaire, lors-
qu'il vous parle des sons funèbres que jette le vent attardé autour
de l'autel, des accens sauvages avec lesquels il semble chanter les
attentats que l'homme conunet et les faux dieux que l'homme adore;
mais au bout d'un instant l'artiste reprend la parole : il vous conduit
au clocher, et dans le cliquetis des mots quil entasse, il donne à vos
nerfs la sensation de la tourmente aérienne. Le vent siffle et gam-
bade dans les arcades, dans les dentelures, dans les clochetons gri-
maçans de la tour; il se roule et s'entortille autour de l'escalier
tremblant. Il fait pirouetter la gii-ouette qui grince. Dickens a tout
vu dans le vieux beffroi; sa pensée est un miroir. Il n'y a pas un des
détails les plus minutieux et les plus laids qui lui échappe. 11 a
compté les barres de fer rongées par la rouille, les feuilles de ploriii)
ridées et recroquevillées qui craquent et se soulèvent étonnées sous
le pied qui les foule, les nids d'oiseaux délai)ré3 et empilés dans les
recoins des madriers moisis, la poussière grise entassée, les arai-
gnées mouchetées, indolentes, engraissées par unelongr.e sécurité,
qui se balancent paresseusement aux vibrations des cloches, pen-
dues par un fil, qui, sur une alarme soudaine, grimpent ainsi que
des matelots après leurs cordages, ou se laissent glisser à terre^ et
jouent prestement de leurs vingt pattes agiles, comme ])our sauver
mie vie. Cette peinture fait illusion. Suspendu à cette hauteur, entre
les nuages volans qui promènent leurs ombres sur la ville et les lu-
mières affaiblies qu'on distingue à peine dans la vapeur, on éprouve
une sorte de vertige, et l'on n'est pas loin de découvrir, comnie
Dickens, une pensée et une âme dans la voix métallique des cloches
qui habitent ce château tremblant.
Il fait un roman sur elles. Ce n'est pas le premier. Dickens est un
poète. Il se trouve aussi bien dans le monde imaginaire que dans le
réel. Ici ce sont les cloches qui causent avec le pauvre vieux com-
622 REVUE DES DEUX MONDES.
missionnaire du coin et le consolent. Ailleurs c'est le grillon du
loyer qui chante toutes les joies domestiques, et ramène sous les
yeux du maître désolé les heureuses soirées, les entretiens confians,
le bien-être, la tranquille gaieté dont il a joui et qu'il n'a plus. Ail-
leurs c'est l'histoire d'un enfant malade et précoce qui se sent mou-
rir, et qui, en s'endormant dans les bras de sa sœur, entend la
chanson lointaine des vagues murmurantes qui l'ont bercé. Les ob-
jets, chez Dickens, prennent la couleur des pensées de ses person-
nages. Son imagination est si vive, qu'elle entraîne tout avec elle
dans la voie qu'elle se choisit. Si le personnage est heureux, il faut
que les pierres, les fleurs et les nuages le soient aussi; s'il est triste,
il faut que la nature pleure avec lui. Jusqu'aux vilaines maisons des
rues, tout parle. Le style court à travers un essaim de visions, il s'em-
porte jusqu'aux plus étranges bizarreries; il touche à l'affectation,
et pourtant cette affectation est naturelle; Dickens ne cherche pas les
bizarreries, il les rencontre. Cette imagination excessive est comme
une corde trop tendue : elle produit d'elle-même, et sans choc vio-
lent, des sons qu'on n'entend point ailleurs.
On va voir comment elle se monte. Prenez une boutique, n'im-
porte laquelle, la plus rébarbative, celle d'un marchand d'instru-
mens de marine. Dickens voit les baromètres, les chronomètres,
les compas, les télescopes, les boussoles, les lunettes, les mappe-
mondes, les porte-voix, et le reste. Il en voit tant, il les voit si net-
tement, ils se pressent et se serrent, et se recouvrent si fort les uns
les autres dans son cerveau qu'ils remplissent et qu'ils obstruent, il y
a tant d'idées géographique? et nautiques étalées sous les vitrines,
pendues au plafond , attachées au mur, elles débordent sur lui par
tant de côtés et en telle abondance, qu'il en perd le jugement. La
boutique se transfigure, a Dans la contagion générale, il semble
qu'elle se change en je ne sais quelle machine maritime, comfortable,
faite en manière de vaisseau, n'ayant plus besoin que d'une bonne
mer pour être lancée et se mettre tranquillement en chemin pour
n'importe quelle île déserte (1). »
La différence entre un fou et un homme de génie n'est pas fort
grande. Napoléon, qui s'y connaissait, le disait à Esquirol. La même
faculté nous porte à la gloire ou nous jette dans un cabanon. C'est
l'imagination visionnaire qui forge les fantômes du fou et qui crée
les personnages de l'artiste, et les classifications qui servent à l'un
peuvent servir à l'autre. L'imagination de Dickens ressemble à celle
des monomaniaques. S'enfoncer dans une idée, s'y absorber, ne plus
voir qu'elle, la répéter sous cent formes, la grossir, la porter, ainsi
(1) Dombcy and son, t. I", p. 41.
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 623
agrandie, jusque clans l'œil du spectateur, l'en éiDlouir, l'en acca-
bler, l'imprimer en \m. si tenace et si pénétrante, qu'il ne puisse
plus l'arracher de son souvenir, ce sont là les grands traits de cette
imagination et de ce style. En cela, David Copperfield est un chef-
d'œuvre. Jamais objets ne sont restés plus visibles et plus présens
dans la mémoire du lecteur que ceux qu'il décrit. La vieille maison, le
parloir, la cuisine, le bateau de Peggotty, et surtout la cour de l'é-
cole, sont des tableaux d'intérieur dont rien n'égale le relief, l'éner-
gie et la précision. Dickens a la passion et la patience des peintres
de sa nation : il compte un à un les détails, il note les couleurs dif-
férentes des vieux troncs d'arbres; il voit le tonneau fendu, les dalles
verdies et cassées, les crevasses des murs humides; il distingue les
singulières odeurs qui en sortent ; il marque la grosseur des taches
de mousse, il lit les noms d'écoliers inscrits sur la porte et s'appe-
santit sur la forme des lettres. Et cette minutieuse description n'a
rien de froid; si elle est si détaillée, c'est que la contemplation était
intense; elle prouve sa passion par son exactitude. On sentait cette
passion sans s'en rendre compte; on la distingue tout d'un coup
au bout de la page; les témérités du style la rendent visible, et la
violence de la phrase atteste la violence de l'impression. Des méta-
phores excessives font passer devant l'esprit des rêves grotesques.
On se sent assiégé de visions extravagantes. M. Mell prend sa flûte,
et y souflle, dit Copperfield, « au point que je fimssais par penser
qu'il ferait entrer tout son être dans le grand trou d'en haut pour le
faire sortir par les clés d'en bas. » Tom Pinch , désabusé , découvre
que son maître Pecksniff est un coquin hypocrite. « Il avait été si
longtemps accoutumé à tremper dans son thé le Pecksniff de son ima-
gination, à l'étendre sur son pain, à le savourer avec sa bière, qu'il
fit un assez pauvre déjeûner le lendemain de son expulsion. » On
pense aux fantaisies d'Hoffmann; on est pris d'une idée fixe et Ton
a mal à la tête. Ces excentricités sont le style de la maladie plutôt
que de la santé.
Aussi Dickens est-il admirable dans la peinture des hallucina-
tions. On voit qu'il éprouve celles de ses personnages, qu'il est
obsédé de leurs idées, qu'il entre dans leur folie. En sa qualité d'An-
glais et de moraliste, il a décrit nombre de fois le remords. Peut-
être on dira qu'il en fait un épouvantail, et qu'un artiste a tort de
se transformer en auxiliaire du gendarme et du prédicateur. Il n'im-
porte; le portrait de Jonas Chuzzlewit est si terrible, qu'on peut
lui pardonner d'être utile. Jonas a tué en trahison son ennemi, et
croit dorénavant respirer en paix; mais le souvenir du meurtre,
comme un poison, désorganise insensiblement son esprit. 11 n'est
plus maître de ses idées; elles l'emportent avec la fougue d'un che-
(y2fl REVUE DES DEUX MONDES.
val effaré, lî pense incessamment et en frissonnant à la chambre où
on le croit endormi. Il voit cette chambre, il en compte les carreaux,
il imagine les longs plis des rideanx sombres, les creux du lit qu'il
a défait, la porte à laquelle on peut frapper. A mesure qu'il veut se
détacher de cette vision, il s'y enfonce; c'est un gouffre ardent où il
roule en se débattant avec des cris et des sueurs d'angoisse. Il se
suppose couché dans ce lit, comme il devrait y être, et au bout d'un
instant il s'y voit. Il a peur de cet autre lui-même. Le rêve est si
fort, qu'il n'est pas bien sûr de n'être pas là-bas à Londres. « Il de-
\ ieiit ainsi son propre spectre et son propre fantôme. » Et cet être
imaginaire, comme un miroir, ne fait que redoubler devant sa con-
science l'image de l'assassinat et du châtiment. Il revient, et se glisse
en pâlissant jusqu'à la porte de la chambre. Lui, homme d'affaires,
calculateur, machine brutale de raisonnemens positifs, le voilà de-
venu aussi chimérique qu'une femme nerveuse. Il avance sur la
pointe du pied, comme s'il avait peur de réveiller l'homme imagi-
naire qu'il se figure couché dans le lit. Au moment où il tourne la
clé dans la serrure, une terreur monstrueuse le saisit ; si l'homme
assassiné allait se lever là, devant lui! Il entre enfin, et s'enfonce
dans son lit, brûlé par la fièvre. Il relève les draps sur ses yeux,
l)our essayer de ne plus voir la chambre maudite ; il la voit mieux
encore. Le froissement des couvertures, le bruissement d'un insecte,
les battemens de son cœur, tout lui crie : Assassin ! L'esprit fixé avec
une frénésie d'attention sur la porte, il finit par croire qu'on l'ouvre,
il l'entend grincer. Ses sensations sont perverties; il n'ose s'en dé-
lier, il n'ose plus y croire, et dans ce cauchemar, où la raison englou-
tie ne laisse surnager qu'un chaos de formes hideuses, il ne trouve
plus de réel que l'oppression incessante de son désespoir coirvulsif.
Dorénavant toutes ses pensées, tous ses dangers, le monde entier
disparaît pour lui dans une seule question : quand trouveront- ils
ie cadavre dans le bois? — Il s'efforce d'en arracher sa pensée; elle
y reste imprimée et collée; elle l'y attache comme par une chaîne
de fer. Il se figure toujours qu'il va dans le bois, qu'il s'y glisse
sans bruit, à pas furtifs, en écartant les branches, qu'il approche,
])uis approche encore, et qu'il chasse « les mouches répandues sur
la chair par files épaisses, comme des monceaux de groseilles sé-
chées. 1) Et toujours il aboutit à l'idée de la découverte; il en attend
la nouvelle, écoutant passionnément les cris et les rumeurs de la
rue, écoutant lorsqu'on sort ou lorsqu'on entre, écoutant ceux qui
descendent et ceux qui montent. En même temps, il a toujours
sous les yeux ce cadavre abandonné dans le bois; il le montre men-
talement à tous ceux qu'il aperçoit, comme pour leur dire : Regardez!
connaissez-vous cela? me soupçonnez-vous? Le supplice de prendre
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 625
le corps dans ses bras, et de le poser, pour le faire reconnaître, anx
pieds de tous les passans, ne serait point plus lugubre que l'idée
fixe à laquelle sa conscience l'a condamné.
Jonas est sur le bord de la folie. D'autres y sont tout h fait. Dic-
kens a fait trois ou quatre portraits de fous, très plaisans au pre-
mier coup d'œi], mais si vrais, qu'au fond ils sont horribles. Il fal-
lait une imagination comme la sienne, déréglée, excessive, capable
d'idées fixes, pour mettre en scène les maladies de la raison. 11 y en
a deux surtout qui font rire et qui font frémir : Augustus, le ma-
niaque triste, qui est sur le point d'épouser miss Pecksniff, et le
pauvre M. Dick, demi-idiot, demi-monomaniaque, qui vit avec miss
ïrotvvood. Comprendre ces exaltations soudaines, ces tristesses im-
prévues, ces incroyables soubresauts de la sensibilité pervertie, re-
produire ces arrêts de pensée, ces interruptions de raisonnement,
cette intervention d'un mot toujours le même qui brise la phrase
commencée et renverse la raison renaissante; voir le sourire stupide,
le regard vide, la physionomie niaise et inquiète de vieux enfans
hagards qui tâtonnent douloureusement d'idées en idées, et se heur-
tent à chaque pas au seuil de la vérité, qu'ils ne peuvent franchir,
c'est là une faculté qu'Hoffmann seul eut au même degré que Dic-
kens. Le jeu de ces raisons délabrées ressemble au grincement
d'une porte disloquée : il fait mal à entendre. On y trouve, si l'on
veut, un éclat de rire discordant; mais on y découvre mieux encore
un gémissement et une plainte, et l'on s'effraie en mesurant la luci-
dité, l'étrangeté, l'exaltation, la violence de l'imagination qui a en-
fanté de telles créatures, qui les a portées et soutenues jusqu'au
bout sans fléchir, et qui s'est trouvée dans son vrai monde en imi-
tant et en produisant leur déraison.
A quoi peut s'appliquer cette force? Les imaginations diffèrent,
non -seulement par leur nature, mais encore par leur objet. Après
avoir marqué leur énergie, il faut circonscrire leur domaine. Dans
le large monde, l'artiste se fait un monde. Involontairement il choi-
sit une classe d'objets qu'il préfère; les autres le laissent froid, et il
ne les aperçoit pas. Dickens n'aperçoit pas les choses grandes. Ceci
est un second trait de son imagination. L'enthousiasme le prend
à propos de tout, particulièrement à propos des objets vulgaires,
d'une boutique de bric-à-brac, d'une enseigne, d'un crieur pu-
blic. Il a la vigueur, il n'atteint pas à la beauté. Son instrument
rend des sons vibrans, il n'a point de sons harmonieux. S'il décrit
une maison, il la dessinera avec une netteté de géomètre, il en mettra
toutes les couleurs en relief, il découvrira une physionomie et une
pensée dans les contrevents et dans les gouttières, il fera de la mai-
son une sorte d'être humain, grimaçant et énergique, qui saisira le
TOME 1. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
regard et qu'on n'oubliera plus; mais il ne verra pas la noblesse des
longues lignes monumentales, la calme majesté des grandes ombres
largement découpées par les crépis blancs, la joie de la lumière qui
les couvre, et devient palpable dans les noirs enfoncemens où elle
plonge, comme pour se reposer et s'endormir. S'il peint un paysage,
il apercevra les cénelles qui parsèment de leurs grains rouges les
haies dépouillées, la petite vapeur qui s'exhale d'un ruisseau loin-
tain, les mouvemens d'un insecte dans l'herbe; mais la grande poésie
qu'eût saisie l'auteur de Valentine et d'André lui échappera. Il se per-
dra, comme les peintres de son pays, dans l'observation minutieuse
et passionnée des petites choses; il n'aura point l'amour des belles
formes et des belles couleurs. Il ne sentira pas que le bleu et le
rouge, la ligne droite et la ligne courbe, suffisent pour composer des
concerts immenses qui, parmi tant d'expressions diverses, gardent
une sérénité grandiose, et ouvrent au plus profond de l'âme une
source de santé et de bonheur. C'est le bonheur qui lui manque; son
inspiration est une verve fiévreuse qui ne choisit pas ses objets, qui
ranime au hasard les laideurs, les vulgarités, les sottises, et qui, en
communiquant à ses créations je ne sais quelle vie saccadée et vio-
lente, leur ùte le bien-être et l'harmonie qu'en d'autres mains elles
auraient pu garder. Miss Ruth est une fort gentille ménagère; elle
met son tablier. Quel trésor que ce tablier! Dickens le tourne et le
retourne, comme un commis de nouveautés qui voudrait le vendre.
Elle le tient dans sa main, puis elle l'attache autour de sa taille, elle
lie les cordons, elle l'étalé, elle le froisse pour qu'il tombe bien.
Que ne fait-elle pas de son tablier ! Et quel est l'enchantement de
Dickens pendant ces opérations innocentes ! 11 pousse de petits cria
d'espièglerie joyeuse : « Oh ! bon Dieu , quel méchant petit cor-
sage! » Il apostrophe la bague, il gambade autour de Ruth, il frappe
dans ses mains de plaisir. C'est bien pis lorsqu'elle fabrique le pud-
ding; il y a là une scène entière, dramatique et lyrique, avec excla-
mations, protase, péripéties, aussi complète qu'une tragédie grec-
que. Ces gentillesses de cuisine et ces mièvreries d'imagination font
penser (par contraste) aux tableaux d'intérieur de George Sand. Vous
rappelez-vous la chambre de la fleuriste Geneviève? Elle fabrique,
comme Ruth, un objet utile, très utile, puisqu'elle le vendra dix sous
le jour d'après; mais cet objet est une rose épanouie, dont les frêles
pétales s'enroulent sous ses doigts comme sous les doigts d'une fée,
dont la fraîche corolle s'empourpre d'un vermillon aussi tendre que
celui de ses joues, frêle chef-d'œuvre éclos un soir d'émotion poé-
tique, pendant que de sa fenêtre elle contemple au ciel les yeux per-
çans et divins des étoiles, et qu'au fond de son cœur vierge mur-
mure le premier souffle de l'amour. Pour s'exalter, Dickens n'a pas
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 627
besoin d'un pareil spectacle : une diligence le jette dans le dithy-
rambe; les roues, les éclaboussures, les sifilemens du fouet, le tinta-
marre des chevaux, des harnais et de la machine, en voilà assez
pour le mettre hors de lui. Il ressent par sympathie le mouvement
de la voiture; elle l'emporte avec elle; il entend le galop des che-
vaux dans sa cervelle, et part en lançant cette ode, qui semble sortir
de la trompette du conducteur :
« En avant sous les arbres qui se resserrent! Nous ne pensons pas à la
■ noire obscurité de leurs ombres; nous franchissons du même galop clartés
ténèbres, comme si la lumière de Londres à cinquante milles d'ici suffisait^
et au-delà, pour illuminer la route! En avant par-delà la prairie du village,
où s'attardent les joueurs de paume, où chaque petite marque laissée sur
le frais gazon par les raquettes, les balles ou les pieds des joueurs, répand
son parfum dans la nuit! En avant, avec quatre chevaux frais, par-delà
l'auberge du Cerf-sans-Cornes, où les buveurs s'assemblent à la porte avec
admiration, pendant que l'attelage quitté, les traits pendans, s'en va à
l'aventure du côté de la mare, poursuivi par la clameur d'une douzaine de
gosiers et par les petits enfans qui courent en volontaires pour le ramener
sur la route! A présent, c'est le vieux pont de pierre qui résonne sous le
sabot des chevaux, parmi les étincelles qui jaillissent. Puis nous voilà encore
sur la route ombragée, puis sous la porte ouverte, puis loin, bien loin au-
delà, dans la campagne. Hurrali!
«Holà ho! là-b;is, derrière, arrête cette trompette un instant; viens ici,
conducteur, accroche-toi à la bâche, grimpe sur la banquette. On a besoin
de toi pour tâter ce panier. Nous ne ralentirons point pour cela le pas de nos
bêtes; n'ayez crainte. Nous leur mettrons plutôt le feu au ventre pour la
plus grande gloire du festin. Ah ! d y a longtemps que cette bouteille de
vieux vin n'a senti le contact du souffle tiède de la nuit, comptez-y. Et la
liqueur est merveilleusement bonne pour humecter le gosier d'un donneur
de cor. Essaie-la, n'aie pas peur, Bill, de lever le coude. Maintenant reprends
haleine et essaie mon cor, Bill. Voilà de la musique ! voilà un air! « Là-bas,
là-bas, bien loin derrière les colhnes. » Ma foi, oui! hurrah! ia jument om-
brageuse est toute gaie cette nuit. Hurrah! hurrah!
« Voyez là-haut, la lune! Toute haute d'abord, avant que nous l'ayons
aperçue. Sous sa lumière, la terre réfléchit les objets comme l'eau. Les haies,
les arbres, les toits bas des chaumières, les clochers d'églises, les troncs
mutilés, les jeunes pousses florissantes, sont devenus vains tout d'un coup
et ont envie de contempler leurs belles images jusqu'au matin. Là-bas, les
peupliers bruissent, pour que leurs feuilles tremblottantes puissent se voir
sur le sol; le chêne, point; il ne lui convient pas de trembler. Campé dans sa
vieille sohdité massive, il veille sur lui-même, sans remuer uu rameau. La
porte moussue, mal assise sur ses gonds grinçans, boiteuse et décrépite, se
balance devant son mirage, comme une douairière fantastique, pendant que
notr-e propre fantôme voyage avec nous. Hurrah! hurrah! à travers fossés
et broussailles, sur la terre unie et sur le champ labouré, sur le flanc raide
628 REVUE DES DEUX MONDES.
de la colline, sur le flanc plus raide encore de la muraille, comme si c'était
un spectre chasseur !
« Des nuages aussi ! Et sur la vallée un brouillard ! non pas un lourd
Lrouillard qui la cache, mais une vapeur légère, aérienne, pareille à un
voile de gaze, qui, pour nos yeux d'admirateurs modestes, ajoute un charme
aux beautés devant lesquelles il est étendu, ainsi qu'ont toujours fait
les voiles de vraie gaze, ainsi qu'ils feront toujours, oui, ne vous déplaise,
quand nous serions le pape en personne. Hurrah ! Eh bien! voilà que nous
voyageons comme la lune elle-même. Cachés dans un bouquet d'arbres, la
minute d'après dans une tache de vapeur, puis reparaissant en pleine lu-
mière, parfois effacés, mais avançant toujours, notre course répète la sienne.
Hurrah ! Une joute contre la lune ! Holà ho ! hurrah !
« La beauté de la nuit ne se sent plus qu'à peine, quand le jour arrive en
bondissant. Hurrah ! Deux relais, et les routes de la campagne se changent
presque en une rue continue. Hurrah ! par-delà des jardins de maraîchers,
des files de maisons, des villas, des terrasses, des places; des équipages, des
chariots, des charrettes; des ouvriers matineux, des vagabonds attardés, des
ivrognes, des i^orteurs à jeun; par-delà toutes les formes de la brique et du
mortier, puis sur le pavé bruyant, qui force les gens juchés sur la banquette
à se bien tenir. Hurrah ! à travers des tours et détours sans fin, dans le laby-
rinthe des rues sans nombre, jusqu'à ce qu'on atteigne une vieille cour
d'hôtellerie, et que Tom Pinch descendu, tout assourdi et tout étourdi, se
trouve à Londres ! »
Tout cela pour dire que Tom Pinch arrive à Londres ! Cet accès
de lyrisme où les folies les plus poétiques naissent des banalités les
plus vulgaires, semblables à des fleurs maladives qui pousseraient
dans un vieux pot cassé, expose dans ses contrastes naturels et
bizarres toutes les parties de l'imagination de Dickens. On aura son
portrait en se figurant un homme qui, une casserole dans une main
et un fouet de postillon dans l'autre, se mettrait à prophétiser.
Le lecteur prévoit déjà quelles violentes émotions ce genre d'ima-
gination va produire. La manière de concevoir règle en l'homme la
manière de sentir. Quand l'esprit, à peine attentif, suit les contours
indistincts d'une image ébauchée, la joie et la douleur l'efileurent
d'un attouchement insensible. Quand l'esprit, avec une attention pro-
fonde, pénètre les détails minutieux d'une image précise, la joie et
la douleur le secouent tout entier. Dickens a cette attention et voit
ces détails; c'est pourquoi il rencontre partout des sujets d'exalta-
tion. 11 ne quitte point le ton passionné; il ne se repose jamais dans
le style naturel et dans le récit simple; il ne fait que railler ou pleu-
rer; il n'écrit que des satires ou des élégies. 11 a la sensibilité fié-
vreuse d'une femme qui part d'un éclat de rire ou qui fond en larmes
au choc imprévu du plus léger événement. Ce style passionné est
d'une puissance extrême, et on peut lui attribuer la moitié de la
CHARLES DICKENS ET SES ŒUVRES. 629
gloire de Dickens. Le commun des hommes n'a que des émotions
faibles. iNous travaillons machinalement et nous bâillons beaucoup;
les trois quarts des objets nous laissent froids; nous nous endormons
dans l'habitude, et nous finissons par ne plus remarquer les scènes
de ménage, les minces détails, les aventures plates qui sont le fond
de notre vie. Un homme vient qui tout d'un coup les rend intéres-
santes; bien plus, il en fait des drames; il les change en objets d'ad-
miration, de tendresse ou d'épouvante. Sans sortir du coin du feu
ou de l'omnibus, nous voilà tremblans, les yeux pleins de larmes ou
secoués par les accès d'un rire inextinguible. Nous nous trouvons
transformés, notre vie est doublée; notre âme végétait, elle sent, elle
souffre, elle aime. Le contraste, la succession rapide, le nombre des
sensations ajoute encore à son trouble; nous roulons pendant deux
cents pages dans un torrent d'émotions nouvelles contraires et crois-
santes, qui communique à l'esprit sa violence, qui l'entraîne dans des
écarts et des chutes, et ne le rejette sur la rive qu'enchanté et épuisé.
C'est une ivresse, et sur une âme délicate l'effet serait trop fort; mais
il convient au public, et le public l'a justifié.
Cette sensibilité ne peut guère avoir que deux issues, le rire et les
larmes. Il y en a d'autres; mais on n'y arrive que par la haute élo-
quence; elles sont le chemin du sublime, et l'on a vu que pour Dic-
kens il est fermé. Cependant il n'y a pas d'écrivain qui sache mieux
toucher et attendrir; il fait pleurer, cela est à la lettre. Avant de
l'avoir lu, on ne se savait pas tant de pitié dans le cœur. Le chagrin
d'une enfant qui voudrait être aimée de son père et que son père
n'aime point, l'amour désespéré et la mort lente d'un pauvre jeune
homme à demi imbécile, toutes ces peintures de douleurs secrètes
laissent une impression ineffaçable. Les larmes qu'il verse sont vraies,
et la compassion est leur source unique. Balzac, George Sand, Sten-
dahl ont aussi raconté les misères humaines. Est-il possible d'écrire
sans les raconter? Mais ils ne les cherchent pas, ils les rencontrent;
ils ne songent point à nous les étaler; ils allaient ailleurs, ils les ont
trouvées sur leur route. Ils aiment l'art plutôt que les hommes. Ils ne
se plaisent qu'à voir jouer les ressorts des passions, à combiner de
grands systèmes d'événemens, à construire de puissans caractères; ils
n'écrivent point par sympathie pour les misérables, mais par amour
du beau. Quand vous finissez Valentine, votre émotion n'est pas la
pitié pure; vous ressentez encore une admiration profonde pour la
grandeur et la générosité de l'amour. Quand vous achevez le Père
Goriot, vous avez le cœur brisé par les tortures de cette agonie; mais
l'étonnante invention, l'accumulation des faits, l'abondance des idées
générales, la force de l'analyse, vous transportent dans le monde de
la science, et votre sympathie douloureuse se calme au spectacle de
630 REVUE DES DEUX MONDES.
cette physiologie du cœur. Dickens ne calme jamais la nôtre; il choi-
sit les sujets où elle se déploie seule et plus qu'ailleurs, la longue
oppression des enfans tyrannisés et alFamés par leur maître d'école,
la vie de l'ouvrier Stéphen, volé et déshonoré par sa femme, chassé
par ses camarades, accusé de vol, languissant six jours au fond
d'un puits où il est tombé, blessé, dévoré par la fièvre, et mourant
quand enfin on arrive à lui. Rachel, sa seule amie, est là, et son éga-
rement, ses cris, le tourbillon de désespoir dans lequel Dickens en-
veloppe ses personnages ont préparé la douloureuse peinture de cette
mort résignée. Le seau remonte apportant un corps qui n'a presque
plus de forme, et l'on voit la figure pâle, épuisée, patiente, tournée
vers le ciel, pendant que la main droite, brisée et pendante, semble
demander qu'une autre main vienne la soutenir. Il sourit pourtant
et dit faiblement : « Rachel ! » Elle vient et se penche jusqu'à ce que
ses yeux soient entre ceux du blessé et le ciel, car il n'a pas la force
de tourner les siens pour la regarder. Alors, en paroles brisées, il lui
raconte sa longue agonie. Depuis qu'il est né, il n'a éprouvé que mi-
sère et injustice : c'est la règle; les faibles souffrent et sont faits pour
souffrir. Ce puits où il est tombé a tué des centaines d'hommes, des
pères, des maris, des fils qui faisaient vivre des centaines de familles.
Les mineurs ont prié et supplié les hommes du parlement, par l'amour
du Christ, de ne point permettre que leur travail fût leur mort, et
de les épargner à cause de leurs femmes et de leurs enfans, qu'ils ai-
ment autant que les gentlemen aiment les leurs : tout cela pour rien.
Quand le puits travaillait, il tuait sans besoin; abandonné, il tue en-
core. Stephen dit cela sans colère, doucement, simplement comme
la vérité. 11 a devant lui son calomniateur et son père; il ne s'indigne
pas, il n'accuse personne; il charge seulement le père de démentir
la calomnie tout à l'heure, quand il sera mort. Son cœur est là haut,
dans ce ciel où il a vu briller une étoile. Dans son tourment, sur son
lit de pierre, il l'a contemplée, et le tendre et touchant regard de la
divine étoile a calmé, par sa sérénité mystique, l'angoisse de son
esprit et de son corps. « J'ai vu plus clair, dit-il, et ma prière de
mourant a été que les hommes puissent seulement se rapprocher un
peu plus les uns des autres, que lorsque moi, pauvre homme, j'étais
avec eux. — Ils le soulevèrent, et il fut ravi de voir qu'ils allaient
l'emporter du côté où l'étoile semblait les conduire. Ils le portèrent
très doucement, à travers les champs et le long des sentiers, dans la
large campagne, Rachel tenant toujours sa main dans les siennes.
Ce fut bientôt une procession funéraire. L'étoile lui avait montré le
chemin qui mène au Dieu des pauvres, et son humilité, ses misères,
son oubli des injures l'avaient conduit au repos de son rédempteur. »
Ce même écrivain est le plus railleur, le plus comique et le plus
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 631
bouffon de tous les écrivains anglais. Singulière gaieté du reste!
C'est la seule qui puisse s'accorder avec cette sensibilité passion-
née. 11 y a un rire qui est voisin des larmes. La satire est sœur
de l'élégie : si l'une plaide pour les opprimés, l'autre combat contre
les oppresseurs. Blessé par les travers et par les vices, Dickens se
venge par le ridicule. Il ne les peint pas, il les punit. Rien de plus
accablant que ces longs chapitres d'ironie soutenue où le sarcasme
s'enfonce à chaque ligne plus sanglant et plus perçant dans l'adver-
saire qu'il s'est choisi. 11 y en a cinq ou six contre les Américains,
contre leurs journaux vendus, contre leurs journalistes ivrognes,
contre leurs spéculateurs charlatans, contre leurs femmes auteurs,
contre leur grossièreté, leur familiarité, leur insolence, leur bru-
talité, capable de ravir un absolutiste, et de justifier ce libéral qui,
revenant de New-York, embrassa les larmes aux yeux le premier
gendarme qu'il aperçut sur le port du Havre. Fondations de so-
ciétés industrielles, entretiens d'un député avec ses commettans,
instructions d'un député à son secrétaire, parade des grandes mai-
sons de banque, inauguration d'un édifice, toutes les cérémonies
et tous les mensonges de la société anglaise sont gravés avec la
verve et l'amertume de Hogarth. 11 y a des morceaux où le co-
mique est si violent, qu'il a l'air d'une vengeance, par exemple le
récit de l'éducation pratique de Jonas Chuzzlewit. Le premier mot
qu'épela cet excellent jeune homme fut « gain. » Le second (quand
il arriva aux dissyllabes) fut « argent. » Cette belle éducation avait
produit par hasard deux inconvéniens : l'un, c'est qu'habitué par
son père à tromper les autres, il avait pris insensiblement le goût
d'attraper son père; l'autre, c'est qu'instruit à considérer tout comme
une question d'argent, il avait fini par regarder son père comme une
sorte de propriété, qui serait très bien placée dans le coffre-fort ap-
pelé bière. « Voilà mon père qui ronfle, dit M. Jonas. Pecksniff, ayez
donc la bonté de marcher sur son pied. C'est celui qui est contre
vous qui a la goutte. » Il entre en scène par cette attention : vous
jugez du reste. Dickens est triste au fond comme Hogarth; mais,
comme Hogarth, il fait rire aux éclats par la bouffonnerie de ses
inventions et par la violence de ses caricatures. Il pousse ses per-
sonnages dans l'absurde avec une intrépidité rare. Son Pecksniff
invente des phrases morales et des actions sentimentales si gro-
tesques qu'il en est extravagant. Jamais on n'a entendu de telles
monstruosités oratoires. Sheridan a déjà peint un hypocrite anglais,
Joseph Surface; mais celui-là diffère autant de Pecksniff qu'un por-
trait d'après nature diffère d'une vignette du Punch. Dickens fait
l'hypocrisie si difforme et si énorme, que son hypocrite cesse de
ressembler à un homme; on dirait une de ces figures fantastiques
632 REVUE DES DEUX MONDES.
dont le nez est plus gros que le corps. Ce comique outré vient de
l'imagination excessive. Dickens emploie partout le même ressort.
Pour mieux faire voir l'objet qu'il montre, il en crève les yeux du
lecteur; mais le lecteur s'amuse de cette verve déréglée : la fougue
de l'exécution lui fait oublier que la scène est improbable, et il rit
de grand cœur en entendant l'entrepreneur des pompes funèbres,
M. Mould, énumérer les consolations que la piété filiale, bien mu-
nie d'argent, peut trouver dans son magasin. Quelle douleur n'adou-
ciraient pas les voitures à quatre chevaux, les tentures de velours,
les cochers en manteaux de drap et en bottes à revers, les plumes
d'autruche teintes en noir, les acolytes à pied habillés dans le grand
style, portant des bâtons garnis d'un bout de bronze? Oh ! ne disons
pas que l'or est une boue, puisqu'il peut acheter des choses comme
celles-là ! a Que de bénédictions, s'écrie M. Mould, que de bénédic-
tions j'ai versé sur l'humanité au moyen de mes quatre grands che-
vaux caparaçonnés, que je ne caparaçonne jamais à moins de 10 liv.
10 shellings la séance! »
Ordinairement Dickens reste grave en traçant ses caricatures.
L'esprit anglais consiste à dire en style solennel des plaisanteries
folles. Le ton et les idées font alors contraste; tout contraste donne
des impressions fortes. Dickens aime à les produire, et son public à
les éprouver.
Si parfois il oublie de donner les verges au prochain, s'il essaie
de s'amuser, s'il se joue, il n'en est pas plus heureux. Le fond du
caractère anglais, c'est le manque de bonheur. L'ardente et tenace
imagination de Dickens se prend trop fortement aux choses pour
glisser légèrement et gaiement sur leur surface. Il appuie, il pénètre,
il enfonce, il creuse; toutes ces actions violentes sont des efforts, et
tous les efforts sont des souffrances. Pour être heureux, il faut être
léger comme un Français du xviii* siècle, ou sensuel comme un Ita-
lien du xvr; il faut ne point s'inquiéter des choses ou en jouir. Dic-
kens s'en inquiète et n'en jouit pas. Prenez un petit accident co-
mique, comme on en rencontre dans la rue, un coup de vent qui
retrousse les habits d'un commissionnaire. Scaramouche fera une
grimace de bonne humeur; Lesage aura le sourire d'un homme
amusé; tous deux passeront et n'y songeront plus. Dickens y songe
pendant une demi-page. Il voit si bien tous les effets du vent , il se
met si complètement à sa place, il lui suppose une volonté si pas-
sionnée et si précise, il tourne et retourne si fort et si longtemps les
habits du pauvre homme, il change le coup de vent en une tem-
pête et en une persécution si grandes, qu'on est pris de vertige, et
que tout en riant on se trouve en soi-même trop de trouble et trop
de compassion pour rire de bon cœur.
CHARLES DICKENS ET SES ŒUVRES. 633
« C'était un endroit aéré, qui bleuissait le nez, qui rougissait les yeux, qui
faisait venir la chair de poule, qui gelait les doigts du pied, qui faisait cla-
quer les dents, que l'endroit où Toby Veek attendait en hiver, et Toby Veek
le savait bien. Le vent arrivait en se démenant autour du coin, — principa-
lement le vent d'est, — comme s'il était parti des confins de la terre pour
tomber sur Toby. Et souvent ou aurait dit qu'il arrivait sur lui plus tôt
qu'il n'avait pensé, car, tournant d'un bond autour du coin et dépassant
Toby, il revenait soudain sur lui-même en tourbillonnant, comme s'il criait :
Ah! le voilà! A l'instant, son tablier blanc était retroussé contre sa tête,
comme la blouse d'un enfant méchant, et l'on voyait sa faible petite canne
lutter et s'agiter inutilement dans sa main; ses jambes subissaient une agi-
tation terrible, et Toby lui-même tout courbé, faisant face tantôt d'un côté,
tantôt d'un autre, était si bien souffleté et battu, et rossé, et houspillé, et
tiraillé, et bousculé, et soulevé de terre, que c'était presque positivement
un miracle, s'il n'était pas enlevé en chair et en os en haut de l'air, comme
l'est parfois une colonie de grenouilles, ou d'escargots, ou d'autres créa-
tures portatives, pour tomber en pluie, au grand étonnement des indigènes,
dans quelque coin reculé du monde où l'espèce des commissionnaires est
inconnue. »
Si l'on veut maintenant se figurer d'un regard cette imagination
si lucide, si violente, si passionnément fixée sur l'objet qu'elle se
choisit, si profondément touchée par les petites choses, si unique-
ment attachée aux détails et aux sentimens de la vie vulgaire, si
féconde en émotions incessantes, si puissante pour éveiller la pitié
douloureuse, la raillerie sarcastique et la gaieté nerveuse, on se
représentera une rue de Londres par un soir pluvieux d'hiver. La
lumière flamboyante du gaz brûle les yeux, ruisselle à travers les
vitres des boutiques, rejaillit sur les figures qui passent, et sa clarté
crue, s'enfonçant dans leurs traits contractés, met en relief, avec un
détail infini et une énergie blessante, leurs rides, leurs difformités,
leur expression tourmentée. Si dans cette foule pressée et salie vous
découvrez un frais visage de jeune fille, cette lumière artificielle le
charge de tons excessifs et faux; elle le détache sur l'ombre plu-
vieuse et froide avec une auréole étrange. L'esprit est frappé d' éton-
nement; mais on porte la main à ses yeux pour les couvrir, et en
admirant la force de cette lumière on pense involontairement au vrai
soleil de la campagne et à la tranquille beauté du jour.
II. — LE PUBLIC.
Plantez ce talent dans une terre anglaise; l'opinion littéraire du
pays dirigera sa croissance et expliquera ses fruits, car cette opinion
publique est son opinion privée. Il ne la subit pas comme une con-
trainte extérieure, il la sent en lui comme une persuasion intime;
634 REVUE DES DEUX MONDES.
elle ne le gêne pas, elle le développe et ne fait que lui répéter tout
haut ce qu'il se dit tout bas.
Voici les conseils de ce goût public, d'autant plus puissans qu'ils
s'accordaient avec l'inclination naturelle de Dickens, et le poussaient
dans son propre sens :
« Soyez moral. Il faut que tous vos romans puissent être lus par
des jeunes filles. Nous sommes des esprits pratiques, et nous ne vou-
lons pas que la littérature corrompe la vie pratique. Nous avons la re-
ligion de la famille, et nous ne voulons pas que la littérature peigne
les passions qui attaquent la vie de famille. Nous sommes protes-
tans, et nous avons gardé quelque chose de la sévérité de nos pères
contre la joie et les passions. Entre celles-ci, l'amour est la plus
mauvaise. Gardez-vous à cet endroit de ressembler à la plus célèbre
de nos voisines. L'amour est le héros de tous les romans de George
Sand. Marié ou non marié, peu importe; elle le trouve beau, saint,
sublime par lui-même, et elle le dit. Ne le croyez pas, et si vous le
croyez, ne le dites point. Cela est d'un mauvais exemple. L'amour
ainsi présenté se subordonne le mariage. Il y aboutit, il le brise, il
se passe de lui, selon les circonstances; mais, quoi qu'il fasse, il le
traite en inférieur, il ne lui reconnaît de sainteté que celle qu'il lui
donne, et le juge impie, s'il s'en trouve exclu. Le roman ainsi conçu
est une plaidoirie en faveur du cœur, de l'imagination, de l'enthou-
siasme et de la nature; mais il est souvent une plaidoirie contre la
société et contre la loi. Nous ne souffrons pas qu'on touche de près
ou de loin à la société ni à la loi. Présenter un sentiment comme di-
vin, incliner devant lui toutes les institutions, le promener à travers
une suite d'actions généreuses, chanter avec une sorte d'inspiration
héroïque les combats qu'il livre et les assauts qu'il soutient, l'eniichir
de toutes les forces de l'éloquence, le couronner de toutes les fleurs
de la poésie, c'est peindre la vie qu'il enfante comme plus belle et
plus haute que les autres, c'est l'asseoir bien au-dessus de toutes les
passions et de tous les devoirs, dans une région sublime, sur un trône,
d'oiiil brille comme une lumière, comme une consolation, comme une
espérance, et attire à lui tous les cœurs. Peut-être ce monde est-il
celui des artistes; il n'est point celui des hommes ordinaires. Peut-
être est-il conforme à la nature; nous faisons fléchir la nature devant
l'intérêt de la société. George Sand peint des femmes passionnées; pei-
gnez-nous d'honnêtes femmes. George Sand donne envie d'être amou-
reux; donnez-nous envie de nous marier. Cela a des inconvéniens, il
est vrai; l'art peut-être en souffre, si le public y gagne. Si vos person-
nages sont de meilleur exemple, vos ouvrages sont de moindre prix;
il n'importe. Vous vous résignerez en songeant que vous êtes moral.
Vos amoureux seront fades, car le seul intérêt qu'offre leur âge, c'est
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 635
la violence de la passion, et vous ne pouvez peindre la passion. Dans
Nicolas Nickleby, vous montrerez deux honnêtes gens, semblables à
tous les jeunes gens, épousant deux honnêtes jeunes fdles, sembla-
bles à toutes les jeunes filles; dans Murtin Chuzzlewit , vous mon-
trerez encore deux honnêtes jeunes gens, parfaitement semblables
aux deux premiers, épousant aussi deux honnêtes jeunes filles, par-
faitement semblables aux deux premières; dans Dombey and son, il
n'y aura qu'un honnête jeune homme et une honnête jeune fille. Du
reste, nulle différence. Et ainsi de suite. Le nombre de vos mariages
est étonnant, et vous en faites assez pour peupler l'Angleterre. Ce
qui est plus curieux encore, c'est qu'ils sont tous désintéressés, et
que le jeune homme et la jeune fille font fi de l'argent avec la même
sincérité qu'à l'Opéra-Comique. Vous insisterez infiniment sur le joli
embarras des fiancées, sur les larmes des mères, sur les larmes de
toute l'assistance, sur les scènes réjouissantes et touchantes du dî-
ner; vous ferez une foule de tableaux de famille, tous attendrissans,
et presque aussi agréables que des peintures de paravents. Le lec-
teur sera ému; il pensera voir les amours innocens et les gentillesses
vertueuses d'un petit garçon et d'une petite fille de dix ans. Il aura
envie de leur dire : Bons petits amis, continuez à être bien sages. —
Mais le principal intérêt sera pour les jeunes filles, qui apprendront
de quelle manière empressée, et pourtant convenable, un prétendu
doit faire sa cour. Si vous hasardez une séduction, comme dans Cop-
perfield, vous ne raconterez pas le progrès, l'ardeur, les enivremens
de l'amour; vous n'en peindrez que les misères, le désespoir et les
remords. Si dans Copperfield et dans le Grillon du Foyer vous mon-
trez un mariage troublé et une femme soupçonnée, vous vous hâte-
rez de rendre la paix au mariage et l'innocence à la femme, et vous
ferez par sa bouche un éloge du mariage si magnifique, qu'il pourrait
servir de modèle à M. Emile Augier. Si dans Hard Times l'épouse va
jusqu'au bord de la faute, elle s'arrêtera sur le bord de la faute. Si
dans Dombey and son elle fuit la maison conjugale, elle restera
pure, elle ne commettra que l'apparence de la faute, et elle traitera
son amant de telle sorte qu'on souhaitera d'être le mari. Si enfin
dans Copperfield vous racontez les troubles et les folies de l'amour,
vous raillerez ce pauvre amour, vous peindrez ses petitesses, vous
semblerez demander excuse au lecteur. Jamais vous n'oserez faire
entendre le souffle ardent, généreux, indiscipliné, de la passion
toute puissante. Vous ferez d'elle un jouet d'enfans honnêtes ou un
joli bijou de mariage; mais le maiiage vous donnera des compensa-
tions. Votre génie d'observateur et votre goût pour les détails s'exer-
ceront sur les scènes de la vie domestique : vous excellerez à peindre
un coin du feu, une causerie de famille, des enfans sur les genoux
636 REVUE DES DEUX MONDES.
de leur mère, un mari qui le soir veille à la lampe près de sa femme
endormie, le cœur rempli de joie et de courage, parce qu'il sent
qu'il travaille pour les siens. Vous trouverez de charmans ou sérieux
portraits de femmes : celui de Dora, qui reste petite fdle dans le ma-
riage, dont les mutineries, les gentillesses, les enfantillages, les
rires, égaient le ménage comme un gazouillement d'oiseau-, celui
d'Agnès, si calme, si patiente, si sensée, si pure, si digne de res-
pect, véritable modèle de l'épouse, capable à elle seule de mériter
au mariage le respect que nous demandons pour lui. Et lorsqu'enfm
il faudra montrer la beauté de ces devoirs, la grandeur de cette
amitié conjugale, la profondeur du sentiment qu'ont creusé dix an-
nées de confiance, de soins et de dévouemens réciproques, vous
trouverez dans votre sensibilité, si longtemps contenue, des dis-
cours aussi pathétiques que les plus fortes paroles de l'amour.
« Les pires romans ne sont pas ceux qui le glorifient. Il faut habi-
ter l'autre côté du détroit pour oser ce que nos voisins ont osé. Chez
nous, quelques-uns admirent Balzac, mais personne ne voudrait le
tolérer. Quelques-uns prétendront qu'il n'est pas immoral; mais tout
le monde reconnaîtra qu'il fait toujours et partout abstraction de la
morale, George Sand n'a célébré qu'une passion; Balzac les a célébrées
toutes. Il les a considérées comme des forces, et, jugeant que la force
est belle, il les a soutenues de leurs causes, entourées de leurs cir-
constances, développées dans leurs effets, poussées à l'extrême, et
agrandies jusqu'à en faire des monstres sublimes, plus systémati-
ques et plus vrais que la vérité. Nous n'admettons pas qu'un homme
se réduise à n'être qu'un artiste. Nous ne voulons pas qu'il se sépare
de sa conscience et perde de vue la pratique. Nous ne consentirons
jamais à voir que tel est le trait dominant de notre Shakspeare; nous
ne reconnaîtrons pas que, comme le romancier français, il mène ses
héros au crime et à la monomanie, que comme lui il habite le pays de
la pure logique et de la pure imagination. Nous sommes bien changés
depuis le xvi' siècle, et nous condamnons ce que nous approuvions
autrefois. Nous ne voulons pas que le lecteur s'intéresse à un avare,
à un ambitieux, à un débauché. Et il s'intéresse à lui lorsque l'écri-
vain, sans louer ni blâmer, s'attache à expliquer le tempérament,
l'éducation, la forme du crâne et les habitudes d'esprit qui ont creusé
en lui cette inclination primitive, à faire toucher la nécessité de ses
conséquences, à la conduire à travers toutes ses périodes, à montrer
la puissance plus grande que l'âge et le contentement lui commu-
niquent, à exposer la chute irrésistible qui la précipite dans la folie
ou dans la mort. Le lecteur, saisi par cette logique, admire l'œuvre
qu'elle a faite, et oublie de s'indigner contre le personnage qu'elle a
créé; il dit : le bel avare ! et il ne songe plus aux maux que l'avarice
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 637
produit. Il devient philosophe et artiste, et ne se souvient plus qu'il
est honnête homme. Souvenez-vous toujours que vous l'êtes, et re-
noncez aux beautés qui peuvent fleurir sur ce sol corrompu. Entre
celles-ci, la première est la grandeur. Il faut s'intéresser aux pas-
sions pour comprendre toute leur étendue, pour compter tous leurs
ressorts, pour décrire tout leur cours. Ce sont des maladies. Si on se
contente de les maudire, on ne les connaîtra pas; si l'on n'est phy-
siologiste, si l'on ne se prend pas d'amour pour elles, si on ne fait
pas d'elles ses héros, si on ne tressaille pas de plaisir à la vue d'un
beau trait d'avarice comme à la vue d'un symptôme précieux, on ne
peut dérouler leur vaste système et étaler leur fatale grandeur. Vous
n'aurez point ce mérite immoral; d'ailleurs il ne convient point à
votre genre d'esprit. Votre extrême sensibilité et votre ironie tou-
jours prête ont besoin de s'exercer; vous n'avez pas assez de calme
pour pénétrer jusqu'au fond d'un caractère; vous aimez mieux vous
attendrir sur lui ou le railler; vous le prenez à partie, vous vous
faites son adversaire ou son ami, vous le rendez odieux ou touchant;
vous ne le peignez pas; vous êtes trop passionné et vous n'êtes pas
assez curieux. D'autre part, la ténacité de votre imagination, la vio-
lence et la fixité avec laquelle vous enfoncez votre pensée dans le dé-^
tail que vous voulez saisir limitent votre connaissance, vous arrêtent
sur un trait unique, vous empêchent de visiter toutes les parties d'une
âme et d'en sonder la profondeur. Vous avez l'imagination trop vive,
et vous ne l'avez pas assez vaste. Voici donc les caractères que vous
allez tracer. Vous saisirez un personnage dans une attitude, vous ne
verrez de lui que celle-là, et vous la lui imposerez depuis le com-
mencement jusqu'au bout. Son visage aura toujours la même expres-
sion, et cette expression sera presque toujours une grimace. Ils
auront une sorte de tic qui ne les quittera plus. Miss Mercy rira à
chaque parole; Marc Tapley prononcera à chaque scène son mot :
qaillar dément; mistress Gamp parlera incessamment de M""" Harris;
le docteur Chillip ne fera pas une seule action qui ne soit timide;
M. Micawber prononcera pendant trois volumes le même genre de
phrases emphatiques, et passera cinq ou six cents fois avec une
brusquerie comique de la joie à la douleur. Chacun de vos person-
nages sera un vice, une vertu, un ridicule incarné, et la passion que
vous lui prêterez sera si fréquente, si invariable, si absoibante,
qu'il ne ressemblera plus à uii homme vivant, mais à une abstrac-
tion habillée en homme. Les Français ont un Tartufe comme votre
M. Pecksnilf; mais l'hypocrisie qu'il affiche n'a pas détruit le reste
de son être; s'il prête à la comédie par son vice, il appartient à l'hu-
manité par sa nature. 11 a, outre sa grimace, un caractère et un
tempérament; il est gros, fort, rouge, brutal, sensuel; la vigueur de
638 REVUE DES DEDX MONDES.
son sang le rend audacieux; son audace le rend calme; son audace,
son calme, sa promptitude de décision, son mépris des hommes font
de lui un grand politique. Quand il a occupé le public pendant cinq
actes, il offre encore au psychologue et au médecin plus d'une chose
à étudier. Votre Pecksniff n'offrira rien ni au médecin ni au psycho-
logue. Il ne servira qu'à instruire et à amuser le public. Il sera une
satire vivante de l'hypocrisie, et rien de plus. Si vous lui donnez le
goût de l'eau-de-vie, ce sera gratuitement; dans le tempérament
que vous lui prêtez, rien ne l'exige; il est si enfoncé dans la tartu-
ferie, dans la douceur, dans le beau style, dans les phrases litté-
raires, dans la moralité tendre, que le reste de sa nature a disparu:
c'est un masque et ce n'est plus un homme; mais ce masque est si
grotesque et si énergique, qu'il sera utile au public, et diminuera le
nombre des hypocrites. C'est notre but et c'est le vôtre, et le recueil
de vos caractères aura plutôt les effets d'un livre de satires que ceux
d'une galerie de portraits.
« Par la même raison, ces satires, quoique réunies, resteront effec-
tivement détachées, et ne formeront point de véritable ensemble.
Vous avez commencé par des essais, et vos grands romans ne sont
q;ue des essais cousus les uns au bout des autres. Le seul moyen
de composer un tout naturel et solide, c'est de faire l'histoire d'une
passion ou d'un caractère, de les prendre à leur naissance, de les
voir grandir, s'altérer et se détruire, de comprendre la nécessité
intérieure de leur développement. Vous ne suivez pas ce développe-
ment; vous maintenez toujours votre personnage dans la même atti-
tude; il est avare ou hypocrite, ou bon jusqu'au bout, et toujours de
la même façon; il n'a donc pas d'histoire. Vous ne pouvez que clian-
ger les circonstances où il se trouve; vous ne le changez pas lui-
même; il reste immobile, et à tous les chocs qui le frappent, il rend
le même son. La divejsité des événemens que vous inventez n'est
donc qu'une fantasmagorie amusante; ils n'ont pas de lien, ils ne
forment pas un système, ils ne sont qu'un monceau. Vous n'écrivez
que des vies, des aventures, des mémoires, des esquisses, des col-
lections de scènes, et vous ne saurez pas composer une action. —
Mais si le goût littéraire de votre nation, joint à la direction natu-
relle de votre génie, vous impose des intentions morales, vous inter-
dit la grande peinture des caiactères, vous défend la composition
des ensembles, il offre à votre observation, à votre sensibilité et à
votre satire une suite de figures originales qui n'appartiennent qu'à
l'Angleterre, qui, dessinées par votre main, formeront une gloire
unique, et qui, avec l'image de votre génie, offriront celle de votre
pays et de votre temps. »
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 639
III. — LES PERSONNAGES.
Otez les personnages grotesques qui ne sont là que pour occuper
de la place et pour faire rire, vous trouverez que tous les caractères
de Dickens sont compris dans deux classes : les êtres sensibles et les
êtres qui ne le sont pas. Il oppose les âmes que forme la nature aux
âmes que déforme la société. Son dernier roman, Hard Times, est
un résumé de tous les autres. Il y préfère l'instinct au raisonne-
ment, l'intuition du cœur à la science positive; il attaque l'éduca-
tion fondée sur la statistique, sur les chiffres et sur les faits; il
comble de malheurs et de ridicules l'esprit positif et mercantile; il
combat l'orgueil, la dureté, l'égoïsme du négociant et du noble; il
maudit les villes de manufactures, de fumée et de boue qui empri-
sonnent le corps dans une atmosphère artificielle et l'esprit dans
une vie factice. Il va chercher de pauvres ouvriers, des bateleurs,
un enfant trouvé, et accable sous leur bon sens, sous leur généro-
sité, sous leur délicatesse, sous leur courage et sous leur douceur, la
fausse science, le faux bonheur et la fausse vertu des riches et des
puissans qui les méprisent. Il fait des satires contre la société
oppressive, il fait des élégies sur la nature opprimée, et son génie
élégiaque, comme son génie satirique, trouve dans le monde qu'il
doit peindre la carrière dont il a besoin pour se déployer.
Le premier fruit de la société anglaise est l'hypocrisie. Il y mûrit
au double souffle de la religion et de la morale. On sait quelle est
leur popularité et leur empire au-delà du détroit. Dans un pays où il
est scandaleux de rire le dimanche, où le triste puritanisme a gardé
quelque chose de son ancienne animosité contre le bonheur, où les
critiques qui étudient l'histoire ancienne insèrent des dissertations
sur le degré de vertu de Nabuchodonosor, il est naturel que l'appa-
rence de la moralité soit utile. C'est une monnaie qu'il faut avoir;
ceux qui n'ont pas la bonne en fabriquent de la fausse, et plus l'opi-
nion publique la déclare précieuse, plus on la contrefait. Aussi ce
vice est-il anglais. M. Pecksniff ne peut pas se rencontrer en France.
Ses phrases nous dégoûteraient. S'il y a chez nous une affectation,
ce n'est pas celle de vertu, c'est celle de vice. Pour réussir, on aurait
tort d'y parler de ses principes. On aime mieux confesser ses fai-
bles, et s'il y a des charlatans, ce sont les fanfarons d'immoralité.
Nous avons eu jadis nos hypocrites, mais c'est lorsque la religion
était populaire. Depuis Voltaire, Tartufe est impossible. On n'essaie
plus d'affecter une piété qui ne trompe personne et qui ne mène à
rien. L'hypocrisie vient, s'en va et varie selon l'état des mœurs, de
la religion et des esprits. Aussi voyez comme l'hypocrisie de Pecks-
6^0 REVUE DES DEUX MONDES.
niiT est conforme aux dispositions de son pays! La religion anglaise
est peu dogmatique et toute morale. PecksniiT ne lâche pas comme
Tartufe des phrases de théologie; il s'épanche tout entier en tirades
de philanthropie. Il a marché avec le siècle. Il est devenu philo-
sophe humanitaire. 11 a donné à ses filles les noms de Mercy (com-
passion) et de Charité. Il est tendre, il est bon, il s'abandonne aux
effusions de famille. Il offre innocemment en spectacle, lorsqu'on
vient le voir, de charmantes scènes d'intérieur; il étale le cœur d'un
père, les sentimens d'un époux, la bienveillance d'un bon maître.
Les vertus de famille sont en honneur aujourd'hui; il faut s'en affu-
bler. Jadis Orgon disait, instruit par Tartufe :
Et je verrais péiir parens, enfans et femme.
Que je m'en soucierais autant que de cela.
La vertu moderne et la piété anglaise pensent autrement; il ne faut
pas mépriser ce monde en vue de l'autre; il faut l'améliorer en vue de
l'autre. Tartufe parlera de sa haire et de sa discipline; Pecksniff, de
son comfortable petit parloir, du charme de l'intimité, de la beauté
de la nature. Il essaiera de mettre la concorde entre les hommes. Il
aura l'air d'un membre de la société de la paix. Il développera les
considérations les plus touchantes sur les bienfaits et sur les beau-
tés de l'harmonie. 11 sera impossible de l'écouter sans avoir le cœur at-
tendri. Les hommes sont raffmés aujourd'hui, ils ont lu beaucoup de
poésies élégiaques; leur sensibilité est plus vive; on ne peut plus les
tromper avec la grossière impudence de Tartufe. C'est pourquoi
M. Pecksniff aura des gestes de longanimité sublime, des sourires
de compassion ineffable, des élans, des mouvemens d'abandon, des
grâces, des tendresses qui séduiront les plus difficiles et charmeront
les plus délicats. Les Anglais, dans leurs pailemens, dans leurs mee-
tings, dans leurs associations et dans leurs cérémonies publiques,
ont appris la phrase oratoire, les termes abstraits, le style de l'éco-
nomie politique, du journalisme et du prospectus. M. Pecksniff par-
lera comme un prospectus. 11 en aura l'obscurité, le galimatias et
l'emphase. Il semblera planer au-dessus du monde, dans la région des
idées pures, au sein de la vérité. Il aura l'air d'un apôtre élevé dans les
bureaux du Times. Il débitera des idées générales à propos de tout. Il
trouvera une leçon de morale dans le beefsleak qu'il vient d'avaler. Ce
beefsteak a passé, le monde passera aussi. Souvenons-nous de notre
fragilité et du compte qu'un jour nous aurons à rendre. En pliant
sa serviette, il s'élèvera à des contemplations grandioses : a L'éco-
nomie de la digestion, dira-t-il, à ce que m'ont appris certains ana-
tomistes de mes amis, est un des plus merveilleux ouvrages de la na-
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 641
ture. Je ne sais pas ce qu'éprouvent les autres, mais c'est une grande
satisfaction pour moi de penser, quand je jouis de mon humble dî-
ner, que je mets en mouvement la plus belle machine dont nous
ayons connaissance. 11 me semble véritablement en de tels instans
que j'accomplis une fonction publique. — Quand j'ai remonté cette
montre intérieure, si je puis employer une telle expression, dit
M. Pecksniff avec une sensibilité exquise, et quand je sais qu'elle
va, je sens que la leçon offerte par elle aux hommes fait de moi un
des bienfaiteurs de mon espèce. » Vous reconnaissez un nouveau
genre d'hypocrisie. Les vices changent tous les siècles en même
temps que les vertus.
L'esprit pratique, comme l'esprit moral, est anglais. A force de
commercer, de travailler et de se gouverner, ce peuple a pris le
goût et le talent des affaires. C'est pourquoi ils nous regardent
comme des enfans et des fous. L'excès de cette disposition est la
destruction de l'imagination et de la sensibilité. On devient une
machine à spéculation en qui s'alignent des chiffres et des faits; on
nie la vie de l'esprit et les joies du cœur; on ne voit plus dans le
monde que des pertes et des bénéfices; on devient dur, âpre, avide
et avare; on traite les hommes en rouages; un jour on se trouve
tout entiernégociant, banquier, statisticien; on a cessé d'être homme.
Dickens a multiplié les portraits de l'homme positif. Ralph Nickleby,
Scroogs, Antony Ghuzzlevvit, Jonas, l'alderman Cute, M. Murdstone
et sa sœur, Bounderby, Tom Gradgrind, il y en a dans tous ses ro-
mans. Les uns le sont par éducation, les autres par nature; mais ils
sont tous odieux, car ils prennent tous à tâche de railler et de dé-
truire la bonté, la sympathie, la compassion, les affections désinté-
ressées, les émotions religieuses, l'enthousiasme de l'imagination,
tout ce qu'il y a de beau dans l'homme. Ils oppriment des enfans,
ils frappent des femmes, ils affament des pauvres, ils insultent des
malheureux. Les meilleurs sont des automates de fer poli qui exécu-
tent méthodiquement leurs devoirs légaux et ne savent pas qu'ils font
souffrir les autres. Ces sortes de gens ne se trouvent pas dans notre
pays. Leur rigidité n'est point dans notre caractère. Ils sont pro-
duits en Angleterre par une école qui a sa philosophie, ses grands
hommes, sa gloire, et qui ne s'est jamais établie chez nous. Plus
d'une fois, il est vrai, nos écrivains ont peint des avares, des gens
d'affaires et des boutiquiers. Balzac en est rempli; mais il les expli-
que par leur imbécillité, ou il en fait des monstres curieux comme
Grandet et Gobseck. Ceux de Dickens forment une classe réelle et
représentent un vice national. Lisez ce passage de Ilard Times, et
voyez si, corps et âme, M. Gradgrind n'est pas tout anglais.
« A présent, ce qu'il me faut, ce sont des faits. N'enseignez à ces
TOMF I. 41
642 REVUE DES DEUX MONDES.
filles et à ces garçons que des faits; on n'a besoin que de faits dans
la vie. Ne plantez rien autre chose en eux; déracinez en eux toute
autre chose. Vous ne pouvez former l'esprit d'un animal raisonnable
qu'avec des faits, Aucime autre chose ne pourra leur être utile. C'est
là le principe d'après lequel j'élève mes propres enfans, et c'est
là le principe d'après lequel je veux que les enfans soient élevés.
Attachez-vous aux faits, monsieur! »
« La scène était la voûte nue, unie, monotone d'une école, et le
doigt carré de l'orateur donnait de l'autorité à ses observations, en
soulignant chaque sentence par un trait sur la manche du maître
d'école. Cette autorité était accrue par le front de l'orateur, sorte de
mur carré, ayant les sourcils pour base, pendant que ses yeux trou-
vaient une cage commode dans deux caves noires qu'ombrageait le
mui-. Cette autorité était accrue par la bouche de l'orateur, qui était
grande, mince et dure. Cette autorité était accrue par la voix de
l'orateur, qui était inflexible, sèche et commandante. Cette autorité
était accrue par les cheveux de l'orateur, qui se dressaient sur les
côtés de sa tête chauve, sorte de plantation de pins ayant pour but
de protéger contre le vent sa surface luisante, toute couverte de pro-
tubérances, ainsi qu'une croûte de pâté aux prunes, comme si la
tête eût été un magasin insuffisant pour la dure masse de faits accu-
mulés dans son intérieur. L'attitude obstinée de l'orateur, son ha-
bit carré, ses jambes carrées, ses épaules carrées, jusqu'à sa cra-
vate, qui le prenait à la gorge de son nœud raide, comme un fait
entêté qu'elle était, tout ajoutait à cette autorité.
« Dans cette vie, nous n'avons besoin de rien, excepté des faits,
monsieur; de rien, excepté des faits! »
« L'orateur et le maître d'école et la troisième grande personne
présente reculèrent tous un peu et parcoururent des yeux le plan
incliné des petits vases qui étaient là rangés en ordre pour recevoir
les grandes potées de faits qu'on allait verser en eux, afm de les rem-
plir jusqu'au bord.
(( — Thomas Gradgrind, monsieur ! Homme de réalités, homme de
faits et de calculs, homme qui part de ce principe que deux et deux
font quatre, et non d'un autre, et qui sous aucun prétexte et pour
aucune raison n'accordera rien de plus! Thomas Gradgrind, mon-
sieur! Thomas lui-même, Thomas Gradgrind avec une règle et une
paire de balances, et la table de multiplication toujours dans sa
poche, monsieur, prêt à peser et à mesurer n'importe quel fragment
de la nature humaine, et à vous dire exactement ce qu'on peut en
tirer. C'est une pure question de chiffres, un simple cas d'arithmé-
tique. Vous pourriez espérer de faire entrer quelque autre croyance
dans la tête de George Gradgrind, ou d'Auguste Gradgrind, ou de
CHARLES DICKENS ET SES OEUVRES. 6/13
John Gradgrind, ou de Joseph Gradgrind (toutes personnes fictives,
non existantes), mais dans la tête de Thomas Gradgrind, — non,
monsieur !
« C'est dans ces termes que M. Gradgrind se présentait toujours
lui-même mentalement, soit au cercle de ses relations particulières,
soit au public en général. C'est dans ces termes évidemment, en sub-
stituant le mot « jeunes élèves» au mot «monsieur, » que Thomas
Gradgrind présentait en ce moment Thomas Gradgrind aux petits
vases rangés devant lui, lesquels devaient être si fort remplis de
faits. »
Un autre défaut que donne l'habitude de commander et de lutter
est l'orgueil. Il abonde dans un pays d'aristocratie, et personne
n'a raillé plus durement une aristocratie que Dickens; tous ses por-
traits sont des sarcasmes : c'est celui de James Harthouse, dandy
dégoûté de tout, principalement de lui-même, et ayant parfaitement
raison; c'est celui de sir Frederick, pauvre sot dupé, abruti par le
vin, dont l'esprit consiste à regarder fixement les gens en mangeant
le bout de sa canne; c'est celui de lord Feenix, sorte de mécanique
à phrases parlementaires, détraquée, et à peine capable d'achever
les périodes ridicules où il a soin de toujours tomber; c'est celui de
mistress Shewton, hideuse vieille ruinée, coquette jusqu'à la mort,
demandant pour son lit d'agonie des rideaux roses, et promenant sa
fille dans tous les salons de l'Angleterre pour la vendre à quelque
mari vaniteux; c'est celui de sir John Chester, scélérat de bonne com-
pagnie, qui de peur de se compromettre refuse de sauver son fils na-
turel et refuse avec toutes sortes de grâces en achevant de manger
son chocolat. Mais la peinture la plus complète et la plus anglaise
de l'esprit aristocratique est le portrait d'un négociant de Londres,
M. Dombey.
Ce n'est pas là qu'en France nous irions chercher nos types; c'est
là qu'on les trouve en Angleterre, aussi énergiques que dans les plus
orgueilleux châteaux. M. Dombey, comme un noble, aime sa mai-
son autant que lui-même. S'il dédaigne sa fille et s'il souhaite un
fils, c'est pour perpétuer l'ancien nom de sa banque. Il a ses an-
cêtres en commerce, il veut avoir ses descendans. Ce sont des tra-
ditions qu'il soutient, et c'est une puissance qu'il continue. A cette
hauteur d'opulence et avec cette étendue d'action, c'est un prince,
et, comme il a la situation d'un prince, il en a les sentimens. Vous
voyez là un caractère qui ne pouvait se produire que dans un pays
dont le commerce embrasse le monde, où les négocians sont des po-
tentats, où une compagnie de marchands a exploité des continens,
soutenu des guerres, défait des royaumes, et fondé un empire de
cent minions d'hommes. L'orgueil d'un tel homme n'est pas petit,
Ghh REVUE DES DEUX MONDES.
il est terrible; il est si tranquille et si haut, que, pour en trouver un
semblable, il faudrait relire les Mémoires de Saint-Simon. M. Dom-
bey a toujours commandé, et il n'entre pas dans sa pensée qu'il
puisse céder cà quelqu'un ou à quelque chose. Il reçoit la flatterie
comme un tribut auquel il a droit, et aperçoit au-dessous de lui, à
une distance immense, les hommes comme des êtres faits pour l'im-
plorer et lui obéir. Sa seconde femme, la fière Edith Shewton, lui
résiste et le méprise; l'orgueil du négociant se heurte contre l'or-
gueil de la fille du noble, et les éclats contenus de cette inimitié
croissante révèlent une intensité de passion que des âmes ainsi nées
et ainsi nourries pouvaient seules contenir. Edith, pour se venger,
s'enfuit le jour anniversaire de son mariage, et se donjie les appa-
rences de l'adultère. C'est alors que l'inflexible orgueil se dresse
dans toute sa raideur. Il a chassé sa fille, qu'il croit complice de sa
femme; il défend qu'on s'occupe de l'une ni de l'autre; 'il impose
silence à sa sœur et à ses amis; il reçoit ses hôtes du même ton et
avec la même froideur. Désespéré dans le cœur, dévoré par l'in-
sulte, par la conscience de sa défaite, par l'idée de la risée publique,
il reste aussi ferme, aussi hautain, aussi calme qu'il fut jamais. Il
pousse plus audacieusement ses affaires et se ruine; il va se tuer.
Jusqu'ici tout était bien : la colonne de bronze était restée entière
et invaincue; mais les exigences de la morale publique pervertissent
l'idée du livre. Sa fille arrive juste à point. Elle le supplie; il s'at-
tendrit. Elle l'emmène; il devient le meilleur des pères, et gâte un
beau roman.
Retournons la liste : par opposition à ces caractères factices et
mauvais que produisent les institutions nationales, vous trouvez
des êtres bons tels que les fait la nature, et au premier rang les
en fans.
Nous n'en avons point dans notre littérature. Le petit Joas de Ra-
cine n'a pu naître que dans une pièce composée pour Saint-Cyr; en-
core le pauvre enfant parle-t-il en fils de prince, avec des phrases
nobles et apprises, comme s'il récitait son catéchisme. Aujourd'hui
on ne voit chez nous de ces portraits que dans les livres d'étrennes,
lesquels sont écrits pour offrir des modèles aux enfans sages. Dic-
kens a peint les siens avec une complaisance particulière; il n'a point
songé à édifier le public, et il l'a charmé. Tous les siens ont une sen-
sibilité extrême; ils aiment beaucoup et ils ont besoin d'être aimés.
11 faut, pour comprendre cette complaisance du peintre et ce choix
de caractères, songer à leur type physique. Ils ont une carnation
si fraîche, un teint si délicat, une chair si transparente et des yeux
bleus si purs, qu'ils ressemblent à de belles fleurs. Rien d'étonnant
si un romancier les aime, s'il prête à leur âme la sensibilité et l'in-
CHARLES DICKENS ET SES ŒUVRES. 6/i5
nocence qui reluisent dans leurs regards, s'il juge que ces frêles et
charmantes roses doivent se briser sous les mains grossières qui ten-
teront de les assouplir. Il faut encore songer aux intérieurs où ils
croissent. Lorsqu'à cinq heures le négociant et l'employé quittent
leur bureau et leurs affaires, ils retournent au plus vite dans le joli
cottage où toute la journée leurs enfans ont joué sur la pelouse. Ce
coin du feu où ils vont passer la soirée est un sanctuaire, et les ten-
dresses de famille sont la seule poésie dont ils aient besoin. Un en-
fant privé de ces affections et de ce bien-être semblera privé de l'air
qu'on respire, et le romancier n'aura pas trop d'un volume pour
expliquer son malheur. Dickens l'a raconté en dix volumes, et il a
fini par écrire l'histoire de David Copperfield. David est aimé par sa
mère et par une brave servante, Peggotty; il joue avec elle dans le
jardin; il la regarde coudre, il lui lit l'histoire naturelle des croco-
diles; il a peur des poules et des oies qui se promènent dans la cour
d'un air formidable : il est parfaitement heureux. Sa mère se remarie,
et tout change. Le beau-père, M. Murdstone, et sa sœur Jeanne sont
des êtres durs, méthodiques et glacés. Le pauvre petit David est à
chaque moment blessé par des paroles dures. Il n'ose parler ni re-
muer; il a peur d'embrasser sa mère; il sent peser sur lui, comme
un manteau de plomb, le regard froid des deux nouveaux hôtes. Il
se replie sur lui-même, étudie en machine les leçons qu'on lui im-
pose: il ne peut les apprendre, tant il a craint de ne pas les savoir.
Il est fouetté, enfermé au pain et à l'eau dans une chambre écartée.
Il s'effraie la nuit, il a peur de lui-même. Il se demande si en effet
il n'est pas mauvais et méchant, et il pleure. Cette terreur incessante,
sans espoir et sans issue, le spectacle de cette sensibilité qu'on froisse
et de cette inteUigence qu'on abrutit, les longues anxiétés, les veilles,
la solitude du pauvre enfant emprisonné, son désir passionné d'em-
brasser sa mère ou de pleurer sur le cœur de sa bonne, tout cela
fait mal à voir. Ces douleurs enfantines sont aussi profondes que des
chagrins d'homme. C'est l'histoire d'une plante fragile qui fleurissait
dans un air chaud, sous un doux soleil, et qui tout d'un coup, trans-
portée dans la neige, laisse tomber ses feuilles et se flétrit.
Les gens du peuple sont comme les enfans, dépendans, peu cul-
tivés, voisins de la nature et sujets à l'oppression. C'est dire que
Dickens les relève. Cela n'est point nouveau en France : les romans
de M. Eugène Sue nous en ont donné plus d'un exemple, et cette
thèse remonte à Rousseau; mais entre les mains de l'écrivain an-
glais, elle a pris une force singulière. Ses héros ont des délicatesses
et des dévouemens admirables. Ils n'ont de populaire que leur pro-
nonciation; le reste en eux n'est que noblesse et générosité. Vous
voyez un bateleur abandonner sa fille, son unique joie, de peur de
6/i6 REVUE DES DEUX MONDES.
gêner son avenir. Une jeune femme se dévoue pour sauver la femme
indigne de l'homme qui l'aime et qu'elle aime; cet homme meurt,
elle continue à soigner la créature dégradée par pure abnégation.
Un pauvre charretier qui a cru sa femme inlidèle la déclare tout
haut innocente, et pour toute vengeance ne songe qu'à la combler
de tendresses et de bontés. Personne, selon Dickens, ne sent aussi
vivement qu'eux le bonheur d'aimer, d'être aimé, les joies pures de la
vie de famille. Personne n'a autant de compassion pour ces pauvres
êtres déformés et infirmes qu'ils mettent si souvent au monde, et qui •
ne semblent naître que pour mourir. Personne n'a un sens moral
plus droit et plus inflexible. Nous avouons même que les héros de
Dickens ont le malheur de ressembler aux pères indignés de nos
mélodrames. Lorsque le vieux Peggotty apprend que sa nièce est
séduite, il se met en route, un bâton à la main, et parcourt la
France, l'Allemagne et l'Italie pour la retrouver et la ramener à son
devoir. Mais par-dessus tout ils ont un sentiment anglais et qui
nous manque : ils sont chrétiens. Ce ne sont pas seulement les
femmes qui, comme chez nous, se réfugient dans l'idée d'un autre
monde; les hommes y pensent. Dans ce pays oîi il y a tant de sectes
et où tout .le monde choisit la sienne, chacun croit à la religion qu'il
s'est faite, et ce sentiment si noble élève encore le trône où la droi-
ture de leur volonté et la délicatesse de leur cœur les ont portés.
Au fond, les romans de Dickens se réduisent tous à une phrase,
et la voici : — soyez bons et aimez; il n'y a de vraie joie que dans les
émotions du cœur; la sensibilité est le tout de l'homme. Laissez aux
savans la science, l'orgueil aux nobles, le luxe aux riches; ayez
compassion des humbles misères; l'être le plus petit et le plus mé-
prisé peut valoir seul autant que des milliers d'êtres puissans et
superbes. Prenez garde de froisser les âmes délicates qui fleurissent
dans toutes les conditions, sous tous les habits, à tous les âges.
Croyez que l'humanité, la pitié, le pardon, sont ce qu'il y a de plus
beau dans l'homme; croyez que l'intimité, les épanchemens, la ten-
dresse, les larmes, sont ce qu'il y a de plus doux dans le monde.
Ce n'est rien que de vivre; c'est peu que d'être puissant, savant,
illustre; ce n'est pas assez d'être utile. Celui-là seul a vécu et est
un homme, qui a pleuré en souvenir d'un bienfait qu'il a rendu ou
qu'il a reçu.
Nous ne pensons pas que ce contraste entre les faibles et les forts,
ni que cette réclamation contre la société en faveur de la nature
soient le caprice d'un artiste ou le hasard d'un moment. Lorsqu'on
remonte loin dans l'histoire du génie anglais, on trouve que son
fond primitif était la sensibilité passionnée, et que son expression
naturelle fut l'exaltation lyrique. L'une et l'autre furent apportées
CHARLES DICKENS ET SES ŒUVRES. Qh7
de Germanie et composent la littérature qui vécut avant la conquête.
Après un intervalle, vous les retrouvez au xvr siècle, quand eut
passé la littérature française importée de Normandie. Elles sont
l'âme même de la nation; mais l'éducation de cette âme fut contraire
à son génie. Son histoire a contredit sa nature, et son inclination
primitive s'est heurtée contre tous les grands événemens qu'elle a
faits ou qu'elle a subis. Le hasard d'une invasion victorieuse et d'une
aristocratie imposée, en fondant l'exercice de la liberté politique, a
imprimé dans le caractère des habitudes de lutte et d'orgueil. Le
hasard d'une position insulaire, la nécessité du commerce, la pos-
session abondante des matériaux premiers de l'industrie ont déve-
loppé les facultés pratiques et l'esprit positif. Le hasard d'une an-
cienne hostilité contre Rome et de ressentimens anciens contre une
église oppressive a fait naître une religion orgueilleuse et raison-
neuse qui remplace la soumission par l'indépendance, la théologie
poétique par la morale pratique, et la foi par la discussion. La poli-
tique, les affaires et la religion, comme trois puissantes machines,
ont formé, par-dessus l'homme ancien, un homme nouveau. La di-
gnité raide, l'empire sur soi, le besoin de commander, la dureté
dans le commandement, la morale stricte sans ménagemens ni pitié,
le goût des chiffres et du raisonnement sec, l'aversion pour les faits
qui ne sont pas palpables et pour les idées qui ne sont pas utiles,
l'ignorance du monde invisible, le mépris des faiblesses et des ten-
dresses du cœur, telles sont les dispositions que le courant des faits
et l'ascendant des institutions tendent à établir dans les âmes; mais
la poésie et la vie de famille anglaise prouvent qu'ils n'y réussissent
qu'à demi. L'antique sensibilité, opprimée et pervertie, vit et s'agite
encore. Le poète subsiste sous le puritain, sous le commerçant, sous
l'homme d'état. L'homme social n'a pas détruit l'homme naturel.
Cette enveloppe glacée, cette morgue insociable, cette attitude ri-
gide, couvrent ordinairement un être bon et tendre. C'est le masque
anglais d'une tête allemande, et lorsqu'un écrivain de talent, qui est
souvent un écrivain de génie, vient toucher la sensibilité froissée ou
ensevelie sous l'éducation et sous les institutions nationales, ilrem.ue
l'homme dans son fond le plus intime, et devient le maître de tous
les cœurs.
H. Taine.
LES
CHRÉTIENS D'ORIENT
La paix heureusement imminente impose aux grandes nations de
l'Europe le soin de fixer et de protéger l'existence civile des popu-
lations chrétiennes de l'empire turc. A nos yeux, les questions de
justice sociale et d'humanité ne sont jamais des lieux communs;
mais de plus, grâce aux succès militaires de l'Occident et à la sa-
gesse de toutes les cours, ce sont aujourd'hui des alïaires à régler
par stipulations précises et des droits à garantir longuement par
une tutelle éclairée. Les immunités promises aux rayas de la Porte
ne sont pas moins importantes que la libre navigation du Danube
pour la durée de la paix et le repos ultérieur de l'empire ottoman.
Il y a là d'ailleurs l'épreuve à faire des forces de la civilisation, pour
contrepeser les préjugés de race et de culte, et rapprocher la Tur-
quie du droit public européen. Sous ce rapport, la philanthropie
chrétienne sera de la politique.
Le nom de la Grèce, si populaire durant les deux monarchies con-
stitutionnelles de la France, a paru naguère presque défavorable et
suspect. Cette renaissance morale et guerrière d'un peuple, cette
leçon d'héroïsme qui, de 1824 à 1830, fit battre tant de cœurs, pro-
voqua tant de dons pubhcs, d' œuvres charitables, de nobles sacri-
fices, semblait désonnais rangée parmi les vieilleries du régime par-
lementaire.
LES CHRÉTIENS d'oRIENT. 6/t9
Qui se souvient aujourd'hui de Botzaris, de Canaris, des matelots
d'Hydra et des milices de la Morée? On a même oublié ces affreux
massacres et ces ventes de populations chrétiennes, qui soulevaient
tant d'indignation et de pitié dans l'Europe. Ces impressions si vraies
de nos pères ou de nous-mêmes ne paraissent plus à des personnes
graves que déclamations et fausse politique. On est revenu de tout
cela, et, à part même le grand intérêt d'arrêter au loin , par une
agression efficacement préventive, les envahissemens du Nord, on
déclarait tout récemment que la sympathie européenne pour les
Grecs de la Morée et des îles en 1825 fut un préjugé, l'intervention
en leur faveur une faute diplomatique, leur émancipation une erreur
appuyée par des poètes.
C'est là, il faut l'avouer, un revirement de croyance singulier en
lui-même, et surtout dans un des interprètes qui le proclament. De
ce qu'une nation, de ce qu'une génération aurait changé de prin-
cipe ou de langage sur ses propres affaires et sur ce qui lui convient
à soi-même, s'ensuit-il que nécessairement à ses yeux la vérité doive
changer même dans le passé, que les faits ne soient plus pour elle
ce qu'ils avaient été, et qu'elle soit contrainte désormais de blâmer
ce qu'elle ne sent plus?
Un illustre écrivain, dont les vers ne mourront pas, nous donne à
cet égard un exemple contre lequel je crois juste de protester, au
nom même de l'admiration qui s'attache à son talent. « Il fut un
temps, nous dit dédaigneusement M. de Lamartine dans la préface
de son Histoire de Turquie (1), où deux poètes, Chateaubriand en
France et Byron en Angleterre, prêchèrent contre les Ottomans, au
nom des dieux de la fable, une de ces croisades d'opinion qu'on
avait prêchées autrefois en Europe au nom du Dieu de l'Évangile.
Les publicistes créent les opinions; les poètes créent l'enthousiasme.
L'enthousiasme poétique émancipa, malgré les hommes d'état, la
Grèce. » Puis ailleurs : u L'Europe fit alors la faute du démembre-
ment de la Grèce. »
Ajoutons que l'illustre écrivain, en jetant cet anathème sur les
illusions impolitiques de 1825, se comprend lui-même, avec toute
humilité, dans l'erreur qu'il réprimande. « Nous-même (2), dit-il,
jeune alors et inexpérimenté des choses orientales, ne connaissant
ni les lois ni les hommes, nous fûmes injuste envers les Ottomans
par admiration pour le courage des Grecs. Nous nous trompâmes
avec le monde. »
(1) Histoire de la Turquie, par M. de Lamaitinej t. I", p. 4.
(2) Ihid., p. C.
650 REVUE DES DEUX MONDES.
M. de Lamartine est-il bien sûr aujourd'hui qu'il se trompait
alors? et cette ancienne unanimité qu'il rappelle ne devrait-elle pas
au contraire lui donnner quelque doute sur sa dissidence actuelle?
L'opinion de la jeunesse n'est pas toujours erronée, comme il semble
le croire : elle est souvent juste et vraie, précisément parce qu'elle
est généreuse. Et puis ce n'étaient pas seulement les jeunes gens et
deux poètes, comme on le dit aujourd'hui, qui prenaient un inté-
rêt sérieux à la cause des Grecs; c'était la France constitutionnelle,
la France libérale et éclairée; c'étaient, dans toutes les opinions, des
hommes considérables à plus d'un titre, et quelques-uns même dis-
tingués par une grande expérience des choses de l'Orient (1).
Certes, lorsque le général Sébastiani, esprit si politique et oppo-
sant si modéré, l'ambassadeur de l'empire français à Constantinople
en 1807, acceptait en 182"2 la présidence à Paris d'un comité phil-
hellène, et recherchait, accueillait les officiers français et étrangers
qui s'enrôlaient pour la Grèce, il s'agissait d'autre chose à ses yeux
que d'une croisade mythologique. Lorsque ailleurs un nom cher à
M. de Lamartine, M. Laine, prononçait un si noble discours de tri-
bune contre le sanglant esclavage et la traite impunie des prisonniers
chrétiens de la Grèce, il y avait là mieux que des phrases poétiques;
c'était, dans une bouche autorisée, la réclamation du droit public et
de l'humanité. Lorsque depuis M. Eynard, le généreux citoyen de
Genève, jusqu'à MM. Casimir Périer, Benjamin et François Deles-
sert, et Ternaux, des banquiers renommés, de riches industriels se
mettaient à la tête des dons et des avances pour contribuer à une
guerre si aventureuse, il fallait que cette guerre parût bien néces-
saire ou bien juste.
Les deux poètes désignés par M. de Lamartine, et que ce titre
n'aurait pas dû, ce semble, décréditer à ses yeux, ne firent eux-mêmes
que s'associer à la voix publique, dont ils accrurent le retentisse-
ment, mais qu'ils ne créaient pas. M. de Chateaubriand, retenu
d'abord par des réserves de conduite personnelle, n'entra lui-même
qu'assez tard dans ce mouvement, qu'il approuvait. Quant à Byron,
il est vrai, son influence fut grande alors; il paya noblement d'exem-
ple : il fit plus que des exhortations et des vers en faveur des Grecs;
il jeta sa fortune et sa vie dans cette guerre, et nous nous souvenons
(1) Parmi les témoignages du généreux mouvement d'opinion auquel il est fait allu-
sion ici, on ne saurait oublier l'ouvrage même de M. Villemain auquel ces pages sont
destinées, Lascaris et l'Essai sur l'état, des Grecs depuis la conquête musulmane, dont
la septième édition va paraître. Les considérations présentes sur les chrétiens d'Orient
ont leur place marquée à côté de ces écrits, oii les mêmes convictions s'exprimaient avec
la même éloquence, et que le succès a depuis longtemps consacrés.
LES CHRÉTIENS d' ORIENT. 651
encore du tressaillement d'admiration qui, de tous les points de l'Eu-
rope, suivait les vicissitudes du siège de Missolonghi, où s'enseve-
lit si jeune le grand poète anglais.
Mais tout cela était beau et vivement ressenti, parce que cela ré-
pondait au cri de la conscience publique et à la pitié, ce devoir na-
turel de l'homme. Tout cela était beau, non point parce que deux
poètes l'avaient dit ou le lépétaient, mais parce que les Turcs d'alors
avaient horriblement abusé de la conquête et de l'oppression. M. de
Lamartine oublie-t-il l'effroyable massacre de Scio (1), la vente de
quarante mille chrétiens esclaves, et avant cela regorgement du pa-
triarche et d'une partie du clergé grec? Jamais soulèvement n'avait
été plus juste dans le monde que l'insurrection de la Morée. Jamais
répression n'avait été plus atroce que celle qui fut exercée par les
Turcs. Il n'était pas permis à l'Europe de voir de sang-froid s'ache-
ver cet holocauste humain. Les hommes d'état furent aussi patiens
et aussi lents qu'on pouvait le souhaiter. Au fond, la politique n'in-
tervint pour préserver une partie de la Grèce que lorsqu'il était im-
possible de faire autrement. Un ministre anglais qualifia même de
malencontreux le combat de Navarin. Malencontreux si vous voulez;
mais malgré la jalousie qu'inspirait dès-lors à quelques spéculateurs
de la Cité de Londres l'activité naissante du petit commerce grec, il
avait bien fallu couvrir contre une nouvelle invasion de barbares la
Morée déjà tant de fois dévastée, et la bataille de Navarin s'en est
suivie.
Que maintenant cette protection de l'Europe ait sauvé un ou deux
millions de Grecs, qu'elle ait forcé la Turquie elle-même à corriger
un peu la barbarie de ses traditions de conquêtes, à tenter quelques
réformes utiles, à ne plus faire du massacre un moyen ordinaire de
gouvernement, est-ce là une erreur fâcheuse? est-ce un motif de re-
procher à l'Europe, comme un acte inique et fatal, le démembrement
de la Grèce? A quelque point de vue que vous considériez aujour-
d'hui les choses, n'est-il pas visible que l'empire ottoman ne perdit
alors que ce qu'il ne pouvait garder? Que ne lui faites-vous aussi
amende honorable pour le démembrement de l'Algérie, de cette proie
qui lui fut arrachée sous une nécessité bien moins pressante, car il
s'agissait là non de chrétiens qu'un joug usé ne retenait plus et qu'il
aurait fallu tuer tous, pour pacifier le pays, au profit des Turcs : il
s'agissait de sujets mahométans identiques à leurs maîtres. Toutefois
le temps de la rupture était venu, et, tandis que la France l'accom-
(1) Voir les récits exacts et animés de Spiridion Tricoiipi;, l'envoyé actuel du royaume
de Grèce à Londres.
652 REVUE DES DEUX MONDES.
plissait hardiment, l'Europe politique dut la souffrir, et elle n'en a
pas encore vu toutes les conséquences.
Soyons donc, au milieu de nos vicissitudes sociales, moins em-
pressés à blâmer, je ne dirai pas la sagesse de nos pères, mais les
premiers et parfois les bons mouvemens de notre jeunesse, ou même
de notre âge viril.
Au fond, l'émancipation de la Grèce, avec les souscriptions et les
flottes de la France, tenait au même mouvement d'opinion qui vou-
lait pour nous-mêmes des institutions représentatives, des lois équi-
tables, et qui préparait de ses vœux l'indépendance de la Belgique
et la liberté constitutionnelle du Piémont. C'était le même esprit de
réforme et de progrès social. Il s'y joignait seulement chez les Grecs
un élan désespéré de courage, et au dehors un zèle d'humanité plus
sincère qu'on ne l'a pratiqué dans d'autres temps. Ce n'était pas,
en effet, une simple amélioration légale, une réforme politique qui
était en jeu, mais la vie de quelques centaines de milliers d'êtres
humains, sur lesquels s'acharnait une rage stupidement destructive.
Il fallait livrer à l'anéantissement la race grecque d'Europe, ou inter-
venir, comme on l'a fait. C'est en cela que le dévouement de Byron
et d'autres courageux étrangers fut une grande et bonne action; c'est
en cela que le général Fabvier, ce sauveur de la citadelle d'Athènes,
donna le plus admirable exemple et mérita la reconnaissance que la
nation grecque (1) paie aujourd'hui dignement à sa mémoire et à
sa noble veuve; c'est en cela que l'expédition conduite par le géné-
ral Maison et la campagne maritime de l'amiral de Rigny furent
deux actes qui honoreront à jamais la France.
Quand même du contre-coup de ces actes libérateurs il aurait dû
sortir, dans un temps plus ou moins obscur et lointain, quelque
chance pour une ambition ennemie de l'Orient, et avec raison sus-
pecte à l'Occident, alors même nous dirions que ces actes étaient
bons et légitimes, sauf à en surveiller les suites; mais l'objection
même ne se présentait pas. Au point où l'irritation des deux races
était arrivée, avec la sanguinaire stupidité du gouvernement turc
de 1825, la Porte ne pouvait plus posséder l'Attique et la Morée :
elle pouvait faire deux déserts de plus, dans un empire confus et
délabré. Le retranchement de territoire qui lui fut infligé, et bien-
tôt après la perte de l'Algérie, devinrent plutôt un avertissement
utile à ce qui restait de force vitale à la domination turque. C'est
depuis lors, en effet, que cet empire intrus dans l'Europe, qui n'en
avait pas pris les mœurs, qui ne s'était assimilé aucune portion de
(1) Moniteur grec des 4 et 11 décembre 1853.
LES CHRÉTIENS d'oRIENT. 653
ses sujets chrétiens, qui ne s'était point accru par eux, et dont le
sang s'est ap[)auvri sur le sol même de sa conquête, a cependant
tenté quelques réformes dans sa décadence, et tout à la fois adouci
sa cruauté et fortifié son état militaire.
Nous savons quel jugement des hommes habiles ont porté sur ce
qu'il y a d'irréformable dans l'établissement turc en Europe, sur la
masse inhérente de barbarie dont il avait besoin, et le danger ponr
lui de perdre un tel ressort sans le remplacer. Nous ne voulons toute-
fois contester théoriquement aucune espérance. Soit bienvenu tout
effort de civilisation qui pourra transformer l'empire turc et le faiie
durer dans ses limites, encore si vastes! Telle n'était pas l'utopie de
M. de Lamartine, il y a quinze ans, malgré la tentative déjà com-
mencée : il n'avait pas alors la patience d'attendre cette conversion
sociale, sans exemple dans l'histoire, et d'un succès toujours dou-
teux; il regardait la race turque, jetée sur l'Europe au xv* siècle,
comme ayant achevé son temps, et il proposait la répartition amiable
du territoire qu'elle ne pouvait plus régir. « Il n'y a plus de Tur-
quie, disait-il à la tribune delà chambre des députés (1); il n'y a
plus d'empire ottoman que dans les fictions diplomatiques. »
Puis, après nous avoir en quelque sorte rassurés sur les desseins
attribués à la Russie, ou plutôt sur le succès même de ses desseins
qu'il voyait déjà réalisés à force d'être irrésistibles, il ajoutait plein
de confiance et d'ambition pour l'Europe : « Si la Russie opère avec
"VOUS son débordement sur l'Asie, ce fait serait le plus heureux pour
l'humanité et pour vous qui pût s'accomplir dans le monde. L'em-
pire ottoman une fois disloqué, les nombreuses nationalités euro-
péennes et asiatiques qu'il étouffe sous son poids inerte repren-
draient à l'instant même la vie et l'activité. Vous auriez avant vingt
ans des millions d'hommes de plus sur tous les rivages de la Médi-
terranée, et la Méditerranée deviendrait le lac français et le grand
chemin des deux mondes. Yoilà ce que la Providence met dans vos
mains si vous savez voir et comprendre. Et vous sacrifieriez tout
cela à la jalouse inquiétude de l'Angleterre! » M. de Lamartine, sa-
luant alors cette ruine imminente de la Turquie, sans s'inquiéter de
la part que le tsar prendrait en Asie, faisait entrevoir de beaux hé-
ritages à recueillir immédiatement pour les puissances de l'Occident,
auxquelles il proposait de faire entre elles ce que Napoléon à Erfurt
avait projeté pour lui-même et pour Alexandre.
En 1808, on le sait, et la Porte ne l'ignora pas en 1812, le tracé
même du partage à deux avait été marqué sur la carte. Le plan de
(1) Moniteur du 1" juillet 1839.
654 REVUE DES DEUX MONDES.
M. de Lamartine n'était pas géograpliiquement moins positif et
moins net; mais, indiqué à la tribune française en 1839, il parut
sujet à de grandes difficultés de droit public et d'exécution, et dans
les réponses qui furent opposées à l'illustre orateur, on allégua
même ce qu'il oubliait alors et ce qu'il exalte aujourd'hui, l'effort
des Turcs pour durer, le succès commencé de leur réforme mili-
taire, leur opiniâtre résistance derrière les remparts de Varna et de
Schumla, postes où ils se maintenaient plus fortement qu'ils n'ont
défendu cette année la ville de Kars et l'entrée de l' Asie-Mineure.
Tout a changé depuis lors, et M. de Lamartine regarde aujour-
d'hui comme sacré, comme tutélaire dans la main des Turcs, pour
le salut de l'Europe civilisée, le territoire dont en 1839 il faisait
si bon marché. Il s'indigne aujourd'hui des pertes que ce territoire
a subies depuis trente ans, c'est-à-dire des reprises qu'a exercées
la civilisation et l'humanité, et, pour tout dire, des restitutions par-
tielles que, dans la Méditerranée et sur ses bords, la barbarie vain-
cue a faites à l'Europe chrétienne, depuis Corfou et Zante jusqu'au
royaume de Grèce et à l'empire français d'Afrique.
Tout cela, en effet, représente pour nous autant de provinces
démembrées de l'empire ottoman. Que maintenant la main qui a
coupé les branches conserve la tige; que le gouvernement turc
d'Europe, éclairé de vos conseils, protégé de vos flottes et de vos
armées, soit un point d'arrêt contre une autre puissance aussi des-
potique et plus conquérante; que vous n'ayez pas permis de prendre
Constantinople , cette incomparable station de commerce et de
guerre, qu'on ne peut laisser volontiers qu'aux mains de ceux qui
sont incapables de s'en servir, cela se conçoit très bien et doit avoir
faveur à Londres, à Paris, et, si vous le voulez, dans tout l'Occi-
dent. Le moyen est bon et le but glorieux; mais le moyen et le but
ne peuvent changer, dans l'avenir, une invincible réalité. La dé-
fense vivement prise de l'empire ottoman, ses finances aidées, ses
côtes et ses frontières défendues, son plus dangereux ennemi
repoussé, tout cela est un énergique expédient contre la Russie : ce
n'est pas le rétabhssement définitif de l'empire ottoman et le nou-
veau bail de sa durée. Les causes de dissolution qui travaillaient
cet empire iront s'étendant et se diversifiant. Plus régulier, plus
modéré au sommet et dans les premiers rangs, il n'est pas moins
désordonné et caduc dans ses autres parties.
Qu'on suive les récits des voyageurs (1) , les notes des diplomates
(1) Voir l'ouvrage de Hamilton {Asia minor, etc.), le discours de lord Redcliffe, la
lettre de M. Saunders, consul anglais à Prevesa.
LES CHRÉTIENS d'ORIENT. 655
et ce qu'il y a de faits connus sur la Turquie d'Europe et d'Asie
depuis trente ans et jusque dans la crise présente; le délabrement
de l'empire, l'épuisement de la race conquérante et la difficulté
pour elle de reprendre à une vie nouvelle se sentent et se montrent
partout. Ce n'est pas seulement la barbarie qui a cessé, c'est la
force.
Des documens incontestables, des lettres, des interventions de
consuls européens dénoncent et tâchent de réprimer la férocité des
milices mahométanes. Le sort de la population chrétienne est, dans
les provinces et dans l' Asie-Mineure, aussi intolérable que jamais; les
maîtres sont plus odieux et plus faibles, les campagnes plus appau-
vries, la terre plus en friche et plus insalubre.
Il ne suffit donc pas seulement de sauver l'empire turc par le
dehors; il faudrait le régénérer à l'intérieur. S'il est un élément
nécessaire à cette œuvre, une force qui puisse étayer le colosse
chancelant, c'est la race chrétienne, première habitante du sol,
qu'elle couvre sans le posséder, et où elle s'est accrue en dépit de
ses souffrances. En majorité dans la Turquie d'Europe et l' Asie-
Mineure, elle est aujourd'hui pour le sultan ce qu'aux mêmes lieux
les chrétiens, à la fin du m" siècle, étaient pour les césars de Rome,
de Nicomédie et bientôt de Byzance, un secours indispensable ou
un poison mortel. Seulement, sous la conquête romaine unissant
tous les peuples, entre les césars antérieurs à Constantin et les chré-
tiens de Grèce et d'Asie, il n'y avait que l'antipathie du culte; mais
entre la domination turque et les chrétiens albanais, arméniens et
grecs, il y a la double antipathie du culte et de la race, demeurée
d'autant plus distincte qu'elle était plus opprimée. Dans l'ancien
monde, l'obstacle disparut par la conversion des césars à la foi reli-
gieuse du plus grand nombre de leurs sujets. Dans le monde actuel,
l'obstacle pourra-t-il cesser par une autre voie, par un simple pro-
grès de civilisation, qui rendra le mahométisme inoffensif et favo-
rable pour ses sujets chrétiens, et le christianisme tolérant et docile
pour ses maîtres mahométans? Le problème est compliqué sans
doute, mais il est invinciblement posé désormais. Quand l'Europe
occidentale intervient sur le Bosphore et prend à sa garde les côtes
et les villes de Turquie, quel que soit le motif de ce protectorat,
l'émancipation locale des chrétiens doit en être la suite.
Par là môme il était naturel que, dans les conditions de paix pro-
posées, outre les restrictions maritimes, les cessions territoriales et
autres précautions prises contre l'ambition de la Russie, on s'oc-
cupât d'améliorer, sous la garantie des autres puissances, l'état des
peuples chrétiens compris dans l'empire turc. Immunités, droits re-
056 REVUE DES DEUX MONDES.
ligieux et politiques à réserver pour ces peuples, nous lisons partout
ce dispositif accepté maintenant. C'est un point d'honneur pour
l'Occident : c'est l'effet inévitable de la présence de ses drapeaux en
Orient et de la station prolongée de ses troupes dans les villes mu-
sulmanes. Il n'importe pas de savoir précisément si le sultan pourra
établir entre tous ses sujets l'égalité des charges et des droits sous
toutes les formes, depuis l'impôt jusqu'à la milice. Il est sans doute
malaisé de se figurer le souverain de Stamboul et des deux rives
du Bosphore s'entourant un jour de troupes formées en majorité de
chrétiens indigènes; mais enfin, sous la haute tutelle de l'Europe
occidentale, c'est à ce terme qu'on doit aboutir. Pour ôter sans
retour à la Russie ces millions d'auxiliaires secrets qu'on lui sup-
pose dans les provinces de l'empire turc, il suffit de leur montrer
clairement que ce n'est pas le schisme grec, mais le christianisme
en général qui les protège et leur est ami : il suffit qu'ils sachent
que la libération de leur culte ne leur viendra pas d'un changement
d'oppresseurs et d'une nouvelle conquête plus habile que celle qui
commence à s'user pour eux, mais qu'ils doivent attendre cette libé-
ration paisible et complète de l'action préservatrice des puissances
mêmes qui protègent la durée nominale de l'empire turc.
Dans cette vue, qu'il serait dangereux de rendre illusoire, loin de
blâmer et de rétracter à demi, comme l'entend M. de Lamartine,
l'émancipation déjà réalisée d'une portion du peuple grec, il faut,
sous une autre forme, étendre et consolider le même fait. Veuillez-le,
ne le veuillez pas; au génie chrétien, aux arts, à la charité, à la foi
comme à la science des communions chrétiennes appartient la régé-
nération de l'Orient (1) . Sauvez les germes précieux qui la préparent;
joignez-y l'influence de vos bienfaits, de vos exemples; ne voyez pas
dans les chrétiens de Grèce et d'Asie des co-religionnaires du tsar,
mais des frères de l'Europe civilisée que vous pouvez élever jusqu'à
vous en leur tendant la main. La première condition pour cela, c'est
de leur montrer estime et bon vouloir là où ils sont déjà constitués
en état faible, mais indépendant. La France ne peut oublier finale-
ment ce qu'elle a fait pour le royaume de Grèce. Et n'est-il pas
d'une bonne politique pour elle d'affermir et d'achever son œuvre
en protégeant et en favorisant les Grecs là où ils demeurent sujets
d'une domination étrangère longtemps implacable pour eux, et qui
ne peut plus vivre maintenant quej:)ar l'alliance des peuples civi-
lisés et la protection de la croix qu'elle insultait jadis?
Ce système de justice et de bienveillance, cette solidarité chré-
(1) On a lu à cet égard de remarquables considérations de M. Saint-Marc Girardin.
LES CHRÉTIENS d'ORIENT. 057
tienne, au milieu même du secours militaire donné politiquement à
la domination turque, pourra seule, en s' appuyant sur les deux
grands ressorts des choses humaines, le temps et l'imprévu, résou-
dre le problème difficile de l'Orient contigu à l'Europe. Ainsi nous
verrons s'ouvrir de nouvelles sources d'industrie et de bien-être
dans ces contrées si florissantes il y a dix-huit siècles, et trop voisines
des nations modernes pour rester plus longtemps stériles et mal-
heureuses. Ce que la Grèce avait fait pour l'Ionie, ce que Rome con-
serva dans la Grèce asiatique, ces ports de commerce si fréquentés,
ces villes magnifiques, ces cultures abondantes et diverses, dont une
part affluait dans l'Occident, tout cela ne doit-il pas renaître, si
quelque sécurité était rendue à ces beaux climats, et si le génie des
arts venait les raviver?
Un nouveau monde est à nos portes; il n'est point à découvrir; il
est à féconder par la paix intérieure et le travaO. Que la volonté de
l'Occident fasse ce qu'elle promet, qu'U y ait pour les populations
chrétiennes de l' Asie-Mineure sûreté de la propriété et de la vie,
une première transformation commencera. Du golfe de Clazomène
aux ruines antiques d'Éphèse, des ruines récentes d'Aïvali aux plai-
nes de Broussa , couronnées par le mont Olympe , quelles colonies
indigènes pourraient se rétablir, quelles terres heureuses se renou-
veler sous la main de l'Europe! Ce qui, par exception, s'était élevé
sur le territoire d'Aïvali, et fut emporté par une rafale de barbarie,
cette cité de vingt-cinq mille âmes, industrieuse, lettrée, européenne
en Asie, cette Gydonie, détruite il y a trente ans, pourrait reparaître
et impunément prospérer dans plus d'un canton arménien ou grec,
et l'Occident aurait fait, non pas seulement une guerre politique,
sanglante avec gloire, mais une guerre d'humanité, une conquête
de civilisation et de richesse au profit du monde.
ViLLEMAIN.
42
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
31 janvier 1856.
L'atmosphère politique de l'Europe s'est éclairée tout à coup d'un rayon
inattendu, un rayon de paix et de concorde. La Russie a souscrit simple-
ment, sans conditions et sans réserves, aux propositions que l'Autriche s'est
chargée récemment de lui communiquer. Si ce n'est point absolument en-
core la paix, c'est du moins, on n'en peut disconvenir, le pas le plus sé-
rieux, le plus décisif qui ait été fait vers la lin de la guerre depuis que la
crise actuelle a pris naissance. Une circonstance a servi peut-être à accroître
l'efTet de la décision du cabinet de Saint-Pétersbourg : cette décision est
venue à un moment où on désespérait presque d'un dénoûment pacifique,
où on commençait à craindre que la Russie ne cherchât à éluder encore par
quelque réponse évasive la netteté des propositions autrichiennes. On tou-
chait déjà au terme que le cabinet de Vienne avait assigné pour prendre
lui-même une résolution en cas de refus. En même temps les armemens for-
midables pour une campagne nouvelle, si elle devenait nécessaire, se pour-
suivaient de toutes parts avec un redoublement d'activité. Un conseil de
guerre siégeait et délibérait à Paris. La continuation des hostilités semblait
être dans toutes les prévisions, comme elle paraissait ressortir de tous les
symptômes. C'est à cet instant que la Russie a jeté dans la balance le poids
de son acceptation entière et absolue, et a ranimé toutes les espérances de
paix. Une autre circonstance peut aider à mesurer la portée de la dernière
décision du tsar. Par ce qu'on a nommé les contre-propositions russes, qui
ont été transmises à Vienne au commencement du mois, le cabinet de Saint-
Pétersbourg ne déclinait point absolument les propositions autrichiennes,
mais il leur faisait subir certaines modifications. 11 offrait de renvoyer aux
conférences la question de la rectification des frontières à l'embouchure du
Danube; il indiquait quelques changemens de rédaction au sujet de la neu-
tralisation de la Mer -Noire. Enfin il demandait, à ce qu'il paraît, qu'on écar-
REVUE. CHRONIQUE. 659
iàt le dernier article, par lequel les puissances belligérantes se réservent le
droit de produire des conditions ultérieures, comme pouvant entraver l'œu-
vre de la paix en ouvrant la porte à des difficultés imprévues. Or l'Autriche,
par ses engagemens, s'était mise dans l'impossibilité d'admettre des modi-
fications quelconques. L'empereur Alexandre n'a point cru que ces diver-
gences, qualifiées maintenant de secondaires jîar le journal delà chancellerie
russe,valussent une rupture peut-être irréparable. Il a franchi l'intervalle
qui le séparait des alliés en venant se placer sur leur terrain.
Telle est la situation aujourd'hui. Les puissances occidentales sont allées
aussi loin qu'elles pouvaient aller dans la voie de la modération, en se bor-
nant strictement à ce qu'elles ne pouvaient s'empêcher de demander sans
laisser éclater une trop frappante disproportion entre les sacrifices accom-
plis et les résultats obtenus. D'autre part, la Russie accepte, non en prin-
cipe et comme base de négociations à ouvrir, mais dans leur texte net et
précis, les propositions qu'on connaît. Voilà donc les diverses puissances
engagées dans la lutte mises en demeure de transformer en trailé de paix
des conditions auxquelles chacune d'eUes a d'avance adhéré. Et comme, à
défaut d'un armistice qui ne paraît point devoir être signé encore, les hos-
tilités sont par le fait à peu près suspendues sur tous les points, il n'est
point à craindre que les délibérations de la diplomatie soient à la merci
de quelque incident de guerre. Ce sont là les faits qui se présentent tout
d'abord comme les préludes favorables des négociations prochaines, comme
les gages rassurans de la possibilité d'une conciliation. S'il reste encore plus
d'une analogie entre la situation actuelle et la situation où nous étions il y
a un an, il y a aussi des différences notables qu'on ne peut méconnaître.
La Russie n'a point mis aujourd'hui à son acceptation les réserves derrière
lesquelles elle se réfugiait l'an dernier. Sébastopol n'est plus à prendre, et
la fliitte russe a disparu. Les résultats de la guerre, en ce qui touche la ques-
tion d'Orient, sont acquis. Ces résultats, il s'agit de les consacrer par un
traité, garantie de la sécurité future de l'Europe. C'est à la bonne foi de la
Russie d'achever l'œuvre qu'elle a commencée.
Comment le cabinet de Pétersbourg a-t-il été conduit à accepter au der-
nier instant ce qu'il a tant hésité à sanctionner d'une adhésion sans réserve?
Bien des explications sont possibles sans doute. Que la politique de l'empe-
reur Nicolas ait eu pour son empire de terribles conséquences, cela n'est
point douteux, et ces conséquences mêmes ont dû montrer à son successeur
ce qu'il y aurait de bien autrement profitable dans une politique qui se
tournerait tout entière vers les œuvres de la paix, qui se consacrerait au dé-
veloppement des forces intérieures de la Russie. Cette pensée ne semble point
avoir été étrangère à la dernière résolution venue de Saint-Pétersbourg.
Personnellement le nouveau tsar a des projets d'améliorations; son esprit
répugne aux persécutions religieuses, et il veut laisser plus de liberté aux
cultes dissidens. Il nourrit même le dessein, dit-on, d'aborder enfin la ques-
tion de l'affranchissement des serfs, — question brûlante qui se lie à tous
les intérêts en Russie, qui ne peut être résolue qu'avec une maturité extrême
et avec le temps. Il sent aussi tout ce que l'accroissement de l'industrie et
du commerce peut donner de puissance à son empire, et il est disposé à fa-
660 REVUE DES DEUX MONDES.
voriser le progrès de tous les inlérêts. Tour toutes ces œuvres, la paix est
nécessaire. Ce serait donc un système de gouvernement qui triompherait,
une politique nouvelle qui tendrait à se faire jour. 11 est assurément très
juste de tenir compte des dispositions plus conciliantes montrées par le ca-
binet du tsar sous l'empire d'une telle pensée. Il est cependant une circon-
stance qu'il ne faut point oublier, parce qu'elle est un des élémens de la situa-
tion actuelle, parce qu'elle est la force des puissances alliées, et qu'elle peut
contribuer singulièrement à assurer la conclusion de la paix. Quel que soit
le mérite d'une politique pacifique, la Uussie ne paraît pas l'avoir compris
jusqu'à une époque assez récente. La réalité est que le cabinet de Saint-Péters-
bourg se refusait encore à toute concession le 28 novembre. Ce n'est que
vers le 4 décembre qu'il commençait à laisser entrevoir en Allemagne des
dispositions moins inflexibles.
Que s'était-il passé dans l'intervalle? On venait d'apprendre en Russie
qu'un traité avait été signé entre la Suède et les puissances occidentales;
on savait que l'Autriche venait de contracter de nouveaux engagemens avec
la France et l'Angleterre; on voyait déjà la Scandinavie et tout au moins
une portion de l'Allemagne fatalement entraînées, à un jour prochain, dans
la coalition des forces européennes. C'est alors qu'a commencé sérieusement
l'évolution pacifique. Le Journal de Saint-Pétersbourg d'ailleurs, dans un
article récent, écrit avec une remarquable modération, ne dissimule guère
l'impossibilité qu'il y avait pour la Russie à continuer la lutte « en présence
des vœux manifestés par l'Europe entière, en face d'une coalition qui ten-
dait à prendre de plus grandes proportions. » Sous ce rapport, on peut pré-
sumer que le traité avec la Suède surtout a exercé une influence décisive, de
sorte que si les inclinations pacifiques du gouvernement russe ont fini par
se faire jour, c'est, à n'en point douter, la manifestation de la volonté euro-
péenne qui leur a fourni l'occasion de se dessiner, comme ce sont les armes
de la France et de l'Angleterre qui ont préparé les conditions de la paix.
La résolution de traiter une fois prise, le cabinet de Saint-Pétersbourg ne
paraît pas s'être montré le moins désireux d'en finir promptement; il est
d'autant plus empressé que, comme tous les gouvernemens, si nous ne
nous trompons, il a ses luttes intérieures en dépit de la toute-puissance
du tsar. Il y a en présence le parti de la paix et celui de la guerre. Le gou-
vernement russe a donc ses raisons pour désirer une prompte solution, et
les puissances alliées elles-mêmes ne sont pas moins intéressées à ne point
laisser se prolonger une incertitude qui excite à la fois et tient en suspens
toutes les passions comme tous les intérêts.
L'unique question aujourd'hui, c'est la réunion prochaine du congrès
appelé à débattre et à résoudre tous ces problèmes qui ont mis les armes
dans les mains de trois des plus grands peuples du monde. Ce n'est plus à
Vienne que la diplomatie va délibérer cette fois : Paris est la ville univer-
sellement désignée, comme par un secret hommage à la civiUsation, dont
elle est l'expression, et à la puissance militaire, qu'elle retrouve toujours
quand il lui est donné de la montrer. Les plénipotentiaires sont déjà indi-
qués. L'Angleterre serait représentée par lord Clarendon et lord Cowley,
l'Autriche par M. de Buol et M. de Hiibner, la Russie parle comte Orlof
REVUE. — CHRONIQUE. ()61
et M. de Brunow, ancien ministre du tsar à Londres, la France par M. le
comte Walewski et M. de Bourqueney, le Piémont par M. d'Azeglio. Les
représentans de la Turquie ne peuvent être encore connus. En attendant
la réunion de ce congrès, le plus considérable qui ait été tenu depuis I8I0,
il parait devoir être signé à Vienne un simple protocole constatant l'adhé-
sion des diverses puissances, ce qui s'explique peut-être par la nécessité où
sont les alliés de déterminer d'un commun accord les conditions particu-
lières qu'ils ont à produire, afin que, les préliminaires de paix une fois
signés, rien ne puisse plus entraver l'œuvre de la conciliation générale. Le
congrès lui-même, du reste, se réunira à Paris avant la fin de février. Mais
ici s'élève une double question : dans quelle mesure le Piémont doit-il par-
ticiper à l'œuvre du congrès? La Prusse, d'un autre côté, sera-t-elle appelée
à figurer dans les négociations .'' En ce qui touche le Piémont, on a dit que
les plénipotentiaires sardes signeraient le traité de paix sans avoir voix dé-
lihérative dans les négociations, ou du moins en ne prenant part qu'à celles
qui toucheraient les intérêts de leur pays. Ce serait là une combinaison qu'il
semblerait difficile de s'expliquer. Lorsque le Piémont a résolument adhéré
à l'alliance occidentale, à quoi dévouait-il ses soldats et ses ressources, si ce
n'est à une cause d'intérêt général dont le caractère était justement de n'af-
fecter les intérêts spéciaux d'aucun peuple, en affectant ceux de tous les
peuples? Le Piémont n'a point manifestement d'intérêts spéciaux dans la
question d'Orient, il n'a d'autre intérêt que celui de la sécurité commune,
et s'il a combattu pour cette sécurité, pourquoi ne participerait-il pas à toutes
les négociations qui doivent r'alTermir? Si on objectait que le Piémont n'a
point été jusqu'ici ce qu'on nomme une grande puissance, ne pourrait-on
pas dire, en dehors de ces classifications un peu arbitraires, qui sont un
legs du congrès de Vienne, que ceux-là seuls sont des pays sérieux et méri-
tent d'être comptés, qui savent au besoin entrer avec une énergique décision
dans une grande alTaire?
Une question plus grave est celle de savoir si la Prusse interviendra déci-
dément dans les négociations. Jusqu'ici, rien ne semble plus douteux. Et
par le fait, à quel titre la Prusse figurerait-elle dans les délibérations diplo-
matiques qui vont s'ouvrir? Pour signer la paix, il semble que la première
condition soit d'avoir fait la guerre ou du moins d'avoir accepté une posi-
tion et des engagemens tels que la guerre ait pu en résulter. La Prusse pour
sa part peut invoquer sans doute ce titre de grande puissance dont nous
parlions : elle l'a porté depuis quarante ans, elle a coopéré à toutes les œu-
vres les plus importantes de la diplomatie; mais si ce titre confère des droits,
il impose aussi des devoirs que le cabinet de Berlin est malheureusement
très loin d'avoir compris dans toute leur rigueur et dans toute leur éten-
due. Est-ce comme signataire des protocoles de Vienne que la Prusse peut
revendiquer le droit de figurer au prochain congrès? Le cabinet du roi
Frédéric-Guillaume a donné, il est vrai, la sanction de sa signature à ces
premiers actes par lesquels les quatre puissances s'engageaient à délibérer
en commun sur les conditions de la paix et à n'accepter aucun arrange-
ment particulier avec la Russie. Seulement, ces actes ayant eu des consé-
quences successives auxquelles la Prusse n'a point adhéré, cette puissance
662 REVUE DES DEUX MONDES.
ne peut être évidemment très fondée à revendiquer au dernier instant les
avanta^^es d'une situation dont elle a elle-même d'avance décliné toutes les
obli.q-ations. Est-ce enfin parce que la Prusse a signé le traité du 13 juillet
1841 qu'elle doit avoir nécessairement sa place dans les négociations? C'est
justement au nom de ce traité qu'on l'a incessamment et inutilement solli-
citée d'agir. Tout ce qu'elle peut demander aujourd'hui, c'est que le traité
nouveau n'affaiblisse pas les garanties que le traité ancien dans son esprit
assurait à l'intégrité de l'empire ottoman.
Nous ne méconnaissons pas ce qu'il peut y avoir d'irrégulier dans un
arrangement général conclu en dehors de la participation de la Prusse : ce
n'est point là cependant un fait nouveau. En 1840 aussi, il y eut un traité
considérable conclu par quatre puissances en dehors de la France; cette
situation dura une année. Il y a seulement une différence : c'est que la
France avait alors une politique qui n'est point ici à juger, tandis que la
Prusse n'a point eu de politique, et elle recueille aujourd'hui le fruit de son
inaction. Dans tous les cas, si la Prusse est appelée à figurer au futur con-
grès, ce ne sera point vraisemblablement sans avoir pris la position de
l'Autriche, c'est-à-dire sans avoir accepté l'obligation éventuelle d'une
action collective , si par malheur tous les efforts en faveur de la paix ve-
naient encore à échouer. C'est certes le moins qu'on puisse exiger en com-
pensation du droit d'avoir une opinion dans les grandes affaires qui vont
se débattre. Le cabinet de Berlin s'efforce, dit-on, depuis quelque temps de
persuader qu'il a puissamment agi à Pétersbourg pour faire prévaloir des
idées de conciliation. Cela se peut, mais alors on pourrait lui demander si
c'est par intérêt pour la cause occidentale, ou pour ne point voir s'élever
des questions qui l'auraient placé lui-même dans la plus singulière et la
plus fausse des situations.
Quoi qu'il en soit de l'accession de la Prusse, la vraie, la grande et unique
question est aujourd'hui entre les puissances alliées d'une part et la Russie
de l'autre. Tous les cabinets, il faut le croire, entreront dans les négocia-
tions avec une même pensée, celle de faire prévaloir la paix et de l'asseoir
sur de larges et durables fondemens. Sans qu'il y ait à se méprendre sur
les divers mobiles qui ont pu diriger la Russie dans ces dernières circon-
stances, rien n'autorise à suspecter la bonne foi avec laquelle elle a accepté
les propositions autrichiennes. Qu'elle cède à la nécessité, cela ne saurait
être mis en doute; mais il suffit qu'elle cède à cette nécessité avec la con-
viction qu'elle fait une chose utile à tous et à elle-même, — qu'elle se préci-
piterait vers de nouveaux desastres en continuant la lutte. Certes la bonne
foi de la France peut encore moins être contestée. De toutes les puissances,
la France est peut-être celle qui a montré les sentimens les plus concilians
sans décliner les devoirs de sa politique ni les obligations d'une lutte gigan-
tesque, et ce n'est point avec des sentimens différens qu'elle peut entrer
dans les négociations. En est -il autrement de l'Angleterre? On a pu sup-
poser un moment, d'après le langage de la presse de Londres, que le peuple
anglais ne voyait pas avec la même faveur l'adhésion de la Russie aux pro-
positions autrichiennes; mais ce langage n'a point tardé à se modifier, et
dans tous les cas il ne pouvait certainement exprimer la pensée du gouver-
REVUE. — CHRONIQUE.
663
nement anglais, pas plus qu'il ne pouvait laisser croii e à des dissentimens
sérieux entre les cabinets de Londres et de Paris. La vérité est que les deux
gouvernemens se sont mis complètement d'accord sur les conditions parti-
culières qu'ils ont à produire aussi bien que sur la direction générale à im-
primer à cette grande affaire. Si on avait pu conserver quelques doutes sur
les dispositions réelles du gouvernement anglais, ces doutes se seraient éva-
nouis devant le langage tenu récemment par lord Cowley à la suite d'une
cérémonie où il venait de conférer au nom de la reine la décoration du Bain
non-seulement aux chefs de notre armée de terre, mais encore aux chefs de
notre marine, à M. le contre-amiral Penaud, qui a commandé l'escadre de
la Baltique dans la dernière campagne, et à M. le contre-amiral Rigault de
Genouilly, qui a commandé les batteries de la marine débarquées devant
Sébastopol. Il y a une bonne raison pour que la France et l'Angleterre de-
meurent unies, c'est que leur alliance est nécessaire. Quelque favoral>les que
soient tous les présages accueillis avec empressement par l'opinion publique,
il ne reste pas moins d'immenses difficultés. Que la paix soit signée, nos
armées vont-elles évacuer immédiatement la Turquie? Ne reste-il pas les
principautés à organiser e'.ficacement? N'y a-t-ii jjoint à poursuivre des
améliorations pratiques de toute sorte dans l'état des populations chré-
tiennes de rOricnt, et à soutenir le gouvernement turc lui-même, qui a
malheureusement plus de bonnes intentions que de pouvoir? Il y a un fait
que les traités ne peuvent changer, c'est la position géographique de la
Russie vis-à-vis de la Turquie, position qui fait la force de la politique des
tsars. Et comme on n'a pas le secret de refaire subitement sur le sol turc
un empire compacte et rajeuni capable de se défendre par lui-même, il n'y
a qu'une chose qui reste la garantie de l'Europe : c'est l'alliance de la France
et de l'Angleterre. Ainsi donc se présente la situation actuelle du continent.
Ce qui la caractérise et la résume, c'est l'ouverture prochaine de ce con-
grès où chaque puissance portera la responsabilité d'une politique qui peut
influer singulièrement sur les destinées de l'Europe.
L'idée de la paix, il faut le dire, a trouvé une faveur particulière en
France; elle a été reçue comme on reçoit les bonnes nouvelles, surtout lors-
qu'on commence à n'y plus croire. Comment s'explique cette faveur qui
s'attache à l'idée de la paix? Il y a sans doute le sentiment de l'humanité
satisfait de voir s'arrêter l'effusion du sang : il y a cet instinct plus doux,
ou si l'on veut moins violent développé par la civilisation; il y a aussi la
pensée que la paix seule permet à l'industrie, au commerce, à tous les inté-
rêts de prendre librement leur essor. Si l'on veut juger des ressources sin-
gulières qui existent toujours en France, même sous l'empire de complica-
tions menaçantes, on n'a qu'à observer le mouvement de la richesse pu-
blique tel qu'il ressort d'un tableau des revenus indirects publié, il y a peu
de jours, par le gouvernement. En deux années, le chiffre de ces revenus a
augmenté de plus de 100 millions, et en défalquant ce qui est dû à la per-
ception des nouveaux impôts établis dans la dernière session législative,
l'augmentation reste encore de plus de 70 millions. Les droits d'enregistre-
ment, les droits de timbre, le produit des tabacs, le produit des postes, se
sont progressivement accrus. C'est donc dans la situation matérielle de la
France un côté que le dernier rapport du ministre des finances relève avec
66Zl REVUE DES DEUX MONDES.
raison. II reste, il est vrai, des charges de toute sorte, les charges normales
et les charges extraordinaires de la guerre. D'après le rapport à l'empereur,
il resterait dans les divers exercices fmanciers des découverts qui s'élève-
raient pour iH.")4 à 70 millions, et pour 1855 à 50 millions. Quant aux dé-
penses de la guerre, elles sont couvertes, comme on sait, par les emprunts
successifs qui ont été faits, et sur lesquels une somme de 500 millions res-
terait encore disponible. A la vérité, toujours d'après le rapport, il y a encore
diverses dépenses à solder au compte de l'année 1855. Il est d'ailleurs une
nécessité que reconnaît M. le ministre des finances, en constatant le dé-
veloppement matériel de la France : c'est celle de résister fermement aux
entraînemens irréfléchis de la spéculation, de se borner aux travaux sérieux
en ajournant les affaires qui n'ont pas un caractère évident d'urgence, et
cette nécessité deviendra d'autant plus impérieuse au milieu des surexcita-
tions que peut faire renaître la paix, si les espérances actuelles deviennent
une réalité. Contenir les entraînemens irréfléchis et développer la force
réelle, n'est-ce point toujours la même règle, qu'on l'applique au travail de
l'industrie ou aux travaux de l'intelligence, les seuls qui puissent balancer
l'immense essor des intérêts matériels?
La littérature de notre siècle, dans la confusion même d'une vie éprou-
vée, a des signes distincts qui révèlent son caractère et ses tendances. Dans
ce mélange d'entraînemens et de caprices, si l'on veut, il n'est point dif-
ficile de distinguer surtout un goût propre à l'esprit contemporain : c'est le
goût des résurrections véridiques, de la peinture réelle, de l'analyse curieuse
et pénétrante appliquée au passé. Dans le conflit des événemens, qui sont le
côté général et abstrait de l'histoire, il y a l'homme qui s'agite avec sa nature
ondoyante et diverse, héroïque ou tempérée, fine ou brutale. C'est cette étude
de la nature humaine dans tous les temps et dans toutes les conditions que
notre siècle recherche : à travers le politique, le soldat ou l'écrivain, on aime
à retrouver l'homme vrai qui fut souvent inconnu de ses contemporains eux-
mêmes; on le rend à la vie pour ainsi dire à l'aide de documens patiemment
recueillis. Ainsi vient de faire M. Jung dans un essai sur Henri IF écrk-ain^
— essai qui n'a qu'un défaut, celui de trop ressembler à une thèse littéraire
là où tant d'autres considérations s'élèvent naturellement. Le Béarnais, après
la publication de ses lettres, peut se ranger dans cette tradition d'hommes
de notre pays qui ont été toute leur vie des hommes d'action, et qui, en
semant leur pensée au courant de leur existence ou en racontant des évé-
nemens auxquels ils avaient pris part, ont marqué de leur empreinte à un
moment donné l'esprit et la langue. Ce n'est pas que le roi de Navarre soit
absolument un écrivain, comme le ferait penser le titre adopté par M. Jung.
Sa langue est un peu libre, sa manière d'écrire n'est pas toujours des plus
correctes, même en considérant le temps; mais ses lettres portent le cachet
de l'homme, et cet homme était une des plus singulières natures du xvi'' siè-
cle. On a recherché souvent les causes de la popularité de Henri IV : cette po-
pularité tient à bien des causes, peut-être en partie aux défauts du Navarrais,
et aussi surtout à cette circonstance supérieure, que ce petit prince du Béarn,
d'humeur batailleuse et libre, devenu la vive et séduisante personnifica-
tion de l'unité nationale, préparait en politique l'œuvre de Richelieu et de
Louis XIV. Littérairement aussi il s'est trouvé que Henri IV préparait à sa
REVUE. — CHRONIQUE. 665
manière le grand siècle, et en vérité, sauf toutes les restrictions voulues,
c'est un aïeul de M""^ de Sévigné, eu ce sens que l'un des premiers, comme
le dit M. Jung, il a trouvé le vrai style épistolaire familier et simple, sans
affectation et sans recherche. Les choses les plus sérieuses prennent sous
sa plume ou sous sa dictée une forme d'une originalité spontanée et fami-
lière, et parfois l'idée, si simple qu'elle soit, s'échappe en quelque image
colorée et rapide. Henri IV est un des premiers à qui puisse s'appliquer le
mot si connu : « On croyait rencontrer un écrivain, on trouve un homme, »
un homme qui, tout en faisant des vers pour Gabrielle, avait à conquérir
son trône, à panser les plaies des guerres civiles, à faire tomber les armes
des mains des protestans et des hgueurs en acheminant la France dans la
voie de ses grandeurs prochaines.
Transportez-vous dans un autre temps et dans une autre sphère sociale,
après que le xv^i*^ siècle est devenu un souvenir et que la moitié du siècle
suivant est déjà écoulée. C'est une autre nature d'homme qui se révèle dans
les remarquables et abondantes études de M. de Loménie sur Beaumarchais
et son Temps. Ce n'est plus un prince intrépide et gai, couchant sur la
dure, traversant les ligues ennemies pour aller voir ses maîtresses ou gou-
vernant avec autant de dextérité que de vigueur : c'est un homme d'une
vulgaire origine se mettant de propos délibéré en lutte avec la fortune, me-
nant de front les entreprises les plus étranges, et trouvant au bout de tout
une fin obscure au sein des déceptions. C'est aussi à coup sûr un des plus
rares et des plus curieux spécimens de la nature humaine et même de la
nature française. Les études de M. de Loménie ont été lues ici même, et
l'auteur n'a fait que les recueillir en leur donnant la forme du livre. Peu
de travaux biographiques ont plus d'ampleur, plus d'exactitude et plus
d'intérêt substantiel. C'est là, ainsi que le remarque justement l'auteur, une
de ces copieuses esquisses comme il y en a peu en France, comme il y en
a beaucoup en Angleterre, où l'analyse s'empare de la vie et des œuvres des
hommes qui ont marqué. Tout ce qu'on peut dire, c'est que jusqu'à la di-
vulgation de ces documens si longtemps oubliés, et dont M. de Loménie
s'est servi avec succès, Beaumarchais était à peine connu. On ne soupçon-
nait qu'imparfaitement tout ce qu'il y avait dans cet homme singulier, mêlé
à toutes les agitations et à toutes les affaires de la seconde moitié du siècle
dernier. Beaumarchais apparaît véritablement aujourd'hui sous la forme
d'un insaisissable protée ou d'un homme aux cent bras parvenant à conci-
lier toutes les occupations. On le trouve horloger, et peu après il est lieu-
tenant-général des chasses. 11 part pour Madrid, où il va mener à bonne fm
la fameuse aventure avec Clavijo, et le voici déjà en procès avec le comte
de La Blache, avec les Goëzman, plaidant de tous les côtés, multipliant les
mémoires, condamné, puis réhabilité. 11 va en mission secrète à Vienne, au-
près de Marie-Thérèse, qui le reçoit comme un aventurier, et tout aussitôt
on le retrouve engagé dans les plus grandes affaires avec les États-Unis,
ayant une marine, se débattant avec la naissante république, se faisant le
prête-nom du gouvernement français. Et tout cela n'est que le prélude de
la grande affaire de la représentation du Mariage de Figaro, obtenue mal-
gré le roi. Que n'a point tenté Beaumarchais ! à quoi n'a-t-il point été
mêlé! Il négocie avec M. de Maurepas l'achat d'un dessus de cheminée pour
666 REVUE DES DEUX MONDES.
la reine, et il protège les aérostats, jusqu'à ce qu'enfin, au déclin de sa vie,
par une bizarre ironie de la fortune, il se trouve tout à la fois agent du co-
mité de salut public et porté sur la liste des émigrés. A travers tous les ha-
sards d'une telle carrière individuelle, n'aperçoit-on pas la société française
elle-même tout entière, les parlemens qui se dégradent, le pouvoir qui
s'abaisse, tout le monde empressé à se donner les plaisirs du vice et les de-
hors de la vertu, la noblesse allant battre des mains à une comédie qui la
livre à la dérision publique? La société et l'homme s'éclairent mutuellement.
Ainsi apparaît Beaumarchais, portant le génie de l'intrigue dans les grandes
affaires et presque grand dans les petites choses, se jetant sur toutes les en-
treprises, de quelque espèce qu'elles soient, comme sur une proie qui lui est
dévolue; nature féconde d'ailleurs, bienveillante et prodigue, fertile en res-
sources et prompte à toutes les évolutions, mais manquant de cette dignité
et de ces scrupules qui relèvent un caractère. Beaumarchais est né à l'heure
la plus favorable pour lui. Un siècle plus tôt, la vie qu'il a menée était im-
possible; tout était alors trop ordonné. L'auteur du Mcn^iage de Figaro eût-il
été plus heureux dans la confusion moderne? eùt-il atteint décidément à
cette supériorité d'existence à laquelle il aspirait? M. de Loménie le laisse
penser, non sans un peu d'ironie peut-être. Avec son habileté à manier les
hommes, avec son aptitude aux affaires, avec son activité et sa persévé-
rance, Beaumarchais aurait pu parvenir à tout, à la fortune et aux digni-
tés. Il n'aurait pas écrit de comédies, ce qui diminue toujours un peu les
hommes d'importance; il eût contenu son esprit pour ne se point faire d'en-
nemis. Cela fait, où se serait-il arrêté? C'est là une hypothèse. L'autre hy-
pothèse, c'est que Beaumarchais aurait bien pu écrire à son tour des mé-
moires, établir des manufactures de livres et se mêler à toutes les spécula-
tions hasardeuses. Et alors ne vaut-il pas mieux qu'il soit venu tout simple-
ment dans un siècle où il n'a point été sans doute un homme parfait, ni
même important, mais où il a été un homme amusant, spirituel et hardi,
curieux à observer dans ses métamorphoses de toute nature?
Les métamorphoses sont aujourd'hui dans la politique et dans la vie des
peuples, dont la destinée varie avec les lieux et les circonstances. Pays d'in-
dustrie et d'affaires, la Belgique appelle aussi de ses vœux la paix générale,
dont le présage a déjà produit une baisse considérable sur le prix des grains,
et dont la conclusion, en permettant la sortie des blés de la Russie, aurait
sans doute pour effet de tempérer singulièrement la crise alimentaire. Cette
crise, à vrai dire, est une des questions les plus graves en Belgique. Cepen-
dant il s'est manifesté depuis quelque temps dans les universités une cer-
taine agitation qui s'est communiquée au parlement lui-même, et cette agi-
tation a pris sa source dans un incident assez étrange. Quelques élèves de
l'université de Gand avaient prêté à un professeur des doctrines qui auraient
attaqué le calliolicisme et même le christianisme tout entier, puisqu'elles
auraient nié la divinité du Christ. A cette plainte, d'autres élèves, en plus
grand nombre, ont répondu en délivrant un certificat d'orthodoxie au pro-
fesseur incriminé. Le conseil académique, saisi de l'affaire, a décidé, après
une enquête, que les paroles du professeur avaient été mal interprétées,
mais que les élèves qui avaient cru remarquer dans ces paroles une attaque
contre le christianisme avaient été de bonne foi. Le ministre de l'intérieur
BEVUE. — CHRONIQUE. 667
enfin, appelé à prononcer en dernier ressort, s'est arrêté en présence de
la décision du conseil académique et des explications données d'ailleurs
par le professeur lui-même. Les choses en étaient là, lorsqu'il y a peu de
jours un député a fait de cette question l'objet d'une interpellation adres-
sée au gouvernement. Le ministre de l'intérieur, M. de Decker, tout en pro-
testant de ses croyances catholiques et de son ferme attachement à l'église,
a déclaré que, comme ministre constitutionnel, il se croyait obligé de main-
tenir jusqu'à un certain point les droits du libre enseignement. L'interpel-
lation parlementaire n'a point eu d'autre suite. L'incident n'était point ter-
miné cependant, car depuis ce moment les journaux cathohques n'ont cessé
d'attaquer le ministère avec une extrême violence, et leur unanimité est
telle qu'on ne peut s'empêcher de les croire en cette circonstance les or-
ganes de leur parti. S'il en est ainsi, il paraît difficile que M. de Decker se
maintienne au pouvoir dans de telles conditions. Comment resterait-il au
gouvernement entre les catholiques, qui l'abandonnent après l'avoir soutenu
jusqu'ici, et les libéraux, dont il n'est pas le représentant? La Belgique peut
donc avoir une crise ministérielle. Un dernier incident qui a eu lieu récem-
ment à Bruxelles et qui mérite d'être mentionné, c'est la démission donnée
par M. Charles de Brouckère de son mandat de représentant. M. de Brouc-
kère paraît avoir voulu éviter de prendre couleur dans la question de la
charité, qui est sur le point d'être discutée dans le parlement et qui va re-
mettre les partis en présence. Les électeurs de Bruxelles doivent se réunir
dans quelques jours pour nommer un nouveau député, et ils semblent dis-
posés à rouvrir à M. Charles Rogier les portes du parlement, d'où les élec-
teurs d'Anvers l'ont éliuiiné au dernier renouvellement de la chambre.
L'Espagne assurément a un rôle à part dans les vicissitudes pubhques de
notre temps. Depuis deux ans bientôt, au-delà des Pyrénées, c'est une lutte
permanente entre l'esprit de désordre, se prévalant des souvenirs d'une révo-
lution victorieuse, multipliant les efforts, mais devenant chaque jour plus
impuissant, et l'esprit de conservation, qui répond visiblement à tous les
instincts comme à tous les besoins du pays, qui fait même des progrès réels,
mais ne peut parvenir encore à se dégager complètement. L'opposition révo-
lutionnaire, qui se compose des progressistes avancés et du parti démocra-
tique, use de tous les moyens pour diviser Espartero et O'Donnell, en repré-
sentant ce dernier comme le chef d'une réaction occulte et en intéressant la
vanité du duc de la Victoire. Elle ne réussit pas, elle est battue au contraire
dans toutes ses entreprises. Les deux généraux en qui se personnifie la
situation politique de la Péninsule, les deux consuls, comme on les appelle,
restent donc au pouvoir, liés par une intime solidarité, et leur union est
évidemment la garantie de la tranquillité matérielle de l'Espagne. Seule-
ment cette union, qui n'est peut-être pas elle-même sans nuages, semble
toujours le fait d'une nécessité accidentelle encore plus que d'une entière
communauté de vues, et il reste à savoir si la modification partielle que
vient de subir le cabinet de Madrid servira à donner au gouvernement de
l'Espagne plus de fermeté décisive. Dans une telle mêlée d'hommes et de
choses, d'ambitions et d'intérêts, il s'est produit récemment, à peu d'inter-
valle, quelques incidens qui sont en quelque sorte les préliminaires de la
668 REVUE DES DEUX MONDES.
dernière crise ministérielle, et aussi l'expression de cette lutte singulière de
tous les élémens politiques de la Péninsule.
En premier lieu, l'assemblée de Madrid a pu arriver à voter définitive-
ment la constitution nouvelle. Il y avait un an déjà qu'elle travaillait à cette
grande œuvre; mais, le dernier mot de la constitution écrit, il s'élevait tout
aussitôt une question fort inattendue. Cette loi fondamentale qu'on venait
de voter serait-elle immédiatement promulguée? resterait-elle au contraire
indéfiniment suspendue? Dans une réunion tenue par le bureau du congrès,
la commission de constitution et quelques ministres, M. Olozaga, qui n'a
point été heureux en plusieurs rencontres depuis quelque temps, émettait
l'avis qu'il fallait soumettre la loi fondamentale à l'acceptation de la reine,
puis en suspendre la promulgation. Le calcul était fort simple : l'accepta-
tion de la reine engageait la couronne; l'ajournement de la promulgation
laissait toute liberté à l'assemblée, qui pouvait au besoin devenir une espèce
de long-parlement. C'est à quoi s'opposait un des membres de la réunion,
M. Rios Rosas, avec l'autorité d'un homme qui, en se montrant justement
hbcral, n'a cessé depuis un an de défendre la dignité et les prérogatives de
la monarchie. Qu'est-il sorti de là? Le calcul de M. Olozaga a été trompé, il
est vrai, mais on n'a rien fait. La constitution n'a été ni proposée à l'accep-
tation de la reine, ni par conséquent promulguée, et elle reste provisoire-
ment déposée aux archives, en attendant de devenir une vérité. C'est ainsi
que les jjrogressistes espagnols entendent le gouvernement représentatif.
Un autre incident plus sérieux s'est présenté bientôt. L'un des membres
du cabinet, le ministre de la justice, M. Fuente-Andrès, agissant, dit-on,
sous l'inspiration de M. Olozaga, soumettait à l'improviste au conseil un
projet sur un point de législation toujours fort délicat. Il ne s'agissait
point, ainsi qu'on l'a cru d'abord, d'introduire le mariage civil en Espagne.
La proposition de M. Fuente-Andrès était beaucoup plus modeste; elle ten-
dait uniquement à déclarer libres de frais de dispeiises les mariages entre
parens, l'état s'engageant à payer à la cour de Rome une somme fixe en
échange de ces droits. Le projet de M. Fuente-Andrès avait un grand incon-
vénient : il venait au conseil justement en l'absence du général O'Donnell,
gravement malade en ce moment même; il ressemblait à une petite conspi-
ration contre le ministre de la guerre. Il s'agissait tout simplement de com-
promettre le nom d'Espartero en faveur du projet, et cela fait, si O'Donnell,
cédant à quelque mouvement de susceptibiUté, donnait sa démission, le
but était atteint : la route du pouvoir était ouverte aux progressistes. La
combinaison n'était point sans habileté. Seulement elle a échoué dans le
conseil même, où le projet de M. Fuente-Andrès était vigoureusement com-
battu par le ministre d'état, le général Zabala, qui la jugeait d'autant plus
inopportune qu'elle pouvait susciter encore des difficultés nouvelles dans un
moment où on a la confiance, qui paraît assez fondée, d'un prochain rap-
prochement avec Rome. La reine elle-même ne trouvait pas la mesure tel-
lement urgente, qu'il y eût une résolution à prendre avant d'avoir l'avis du
ministre de la guerre. Le projet de M. Fuente-Andrès, appuyé par le mi-
nistre de l'intérieur, M. Huelves, ne pouvait avoir qu'un résultat assez facile
à prévoir, celui de blesser le général O'Donnell, contre lequel il était prin-
REVUE. CHRONIQUE. 069
cipalement dirigé en effet, et dès-lors c'était une crise ministérielle qui se
trouvait en germe dans ce conflit d'influences. La crise n'a été suspendue
que par la convalescence d'O'Donnell et aussi par une scène imprévue, qui
est venue jeter un jour singulier sur tout un autre côté de la situation de
l'Espagne. C'est ni plus ni moins un 15 mai au petit pied qui a été tenté
contre l'assemblée de Madrid le 7 janvier. Au moment oîi le congrès discutait
une question de banques, une compagnie de la milice nationale chargée du
service du palais législatif se mettait en pleine insurrection contre le con-
grès lui-même. Le prétexte était que l'assemblée avait récemment écarté
par l'ordre du jour une pétition révolutionnaire venue de Saragosse, et les
miliciens de Madrid voulaient, selon l'usage, faire respecter la volonté du
peuple. C'était là le prétexte, disons-nous; la conspiration était, assure-t-on,
plus vaste et préméditée de plus longue date : elle avait pour but de recom-
mencer la révolution en livrant l'Espagne à la domination démocratique.
Quelque sérieuse qu'elle ait été par l'intention, cette tentative n'a eu d'autre
effet que de montrer l'impuissance des passions révolutionnaires, elle n'a
même pas eu un instant de succès; elle a disparu comme une émeute de ca-
baret, et n'a servi qu'à révéler une fois de plus le travail incessant du parti
démocratique.
Ce ridicule attentat a-t-il eu quelque influence sur la crise ministérielle?
11 a pu la précipiter sans doute en créant pour le gouvernement de nou-
veaux devoirs, celui par exemple de déterminer la juridiction devant laquelle
seraient traduits les coupables, et en amenant ainsi de nouvelles occasions
de scission; mais la crise existait, on l'a vu, et elle n'attendait pour se dé-
nouer que le rétablissement du général O'Donnell. Quant au résultat de
l'attaque indirecte dirigée contre le ministre de la guerre par quelques-uns
de ses collègues, il ne pouvait être douteux. Aussi, après une démission ap-
parente donnée par le cabinet tout entier, sauf le président du conseil, les
seuls ministres qui ne se soient pas sauvés du naufrage préparé par leurs
efforts ont été MM. Fuente-Andrès, Huelves et Alonzo Martinez; ils ont été
remplacés par MM. Arias Uria, Patricio de la Escosura et Lujan. Maintenant
quel est le caractère du cabinet ainsi reconstitué? Le ministre de la justice,
M. Arias Uria, est un homme de peu de signification, dont le choix n'a
d'autre importance que celle d'être une réponse à la candidature persistante
de M. José Olozaga, frère du ministre espagnol à Paris. M. Lujan est un
esprit pratique et laborieux, qui a exercé déjà utilement le ministère des
travaux publics qu'il reprend aujourd'hui, progressiste d'ailleurs des plus
modérés. Le nouveau ministre de l'intérieur. M, Patricio de la Escosura, est
évidemment le personnage le plus saillant que le dernier remaniement mi-
nistériel ait conduit au pouvoir. M. Escosura est un des hommes politiques
les plus connus de l'Espagne. Il a été tout ce qu'on peut être, militaire,
journaliste, écrivain dramatique ou romancier, chef politique, émigré, sous-
secrétaire d'état, ministre de l'intérieur une première fois en 1847 avec
M. Salamanca; il était récemment ministre plénipotentiaire à Lisbonne.
Avant tout et par-dessus tout, c'est une nature ardente, impétueuse et sym-
pathique. M. Escosura a commencé par être modéré. C'est comme modéré
qu'en 1840 à Guadalajara, où il était chef politique, il luttait au risque de
la vie contre l'insurrection qui amena la régence du duc de la Victoire. C'est
670 REVUE DES DEUX MONDES.
comme modéré encore qu'il rentrait en Espagne en 1843, après une émi-
gration de trois ans, et qu'il devenait bientôt sous-secrétaire d'état dans le
ministère de M. Gonzalès Bravo. 11 est progressiste aujourd'hui. Il y a donc
eu chez lui en quelques années une singulière évolution d'opinions. Au
fond, M. Escosura est uo homme d'esprit et de ressource qui compte après
tout peut-être plus d'anciens amis parmi les modérés que de nouveaux par-
tisans parmi les progressistes. Il a un talent d'orateur remarquable, et sous
ce rapport son accession n'est point sans importance pour le cabinet qui
jusqu'ici n'a eu d'autre orateur que le général O'Donnell. En outre, depuis
la dernière révolution, M. Escosura s'est montré dans les grandes circon-
stances attaché au principe monarchique. 11 était notamment, il y a un an,
l'un des signataires de la proposition qui garantissait le maintien du trône
et de la dynastie d'Isabelle, et à ce point de vue encore son entrée au pou-
voir peut ajouter à la force du ministère.
On voit donc que par le fait le dernier remaniement a contribué a raffer-
mir le cabinet dans la voie conservatrice plutôt qu'à l'affaiblir; mais la pre-
mière condition est d'agir et d'avoir une politique nette. Déjà, assure-t-on, la
fraction conservatrice du gouvernement a été obligée de céder sur une ques-
tion des plus graves, celle de savoir devant quelle juridiction seraient tra-
duits les coupables de la tentative du 7 janvier. O'Donuell inclinait pour la
juridiction miU taire, vu la nature de l'attentat commis par une force orga-
nisée sous les armes. 11 a été décidé que les accusés seraient traduits devant
les tribunaux ordinaires. Une chose est certaine, c'est que le général O'Don-
nell, dont la position grandit chaque jour, doit sentir la nécessité de prendre
une résolution. Plus que jamais il est l'objet des attaques furieuses du parti
démocratique, attaques personnelles ou attaques politiques. Le thème uni-
versellement développé par les oppositions , c'est de mettre en présence la
révolution de Vicalvaro et la révolution du 18 juillet, c'est-à-dire, en un
mot, O'Donnell et Espartero. Le général O'Donnell fait front jusqu'ici à ces
attaques avec vigueur; mais cela ne suffit pas, et le moment approche où la
situation doit nécessairement se simplifier. S'il n'en est point ainsi, l'Espa-
gne est menacée de glisser dans une succession de crises vulgaires, flottant
sans cesse entre l'anarchie et le despotisme, jusqu'à ce qu'enfin quelque cir-
constance plus favorable la fasse entrer dans la large voie d'une politique
libérale et conservatrice.
Le président des États-Unis vient de faire une espèce de coup d'état auquel
personne n'était préparé, et dont le secret avait été gardé avec une rigueur
extrêmement rare en Amérique, où la politique n'a jamais de longs mys-
tères. Il a envoyé son message au congrès sans attendre que son organisa-
tion fut complète par l'élection du président de la chambre des représen-
tans. C'est une résolution qui ne manque pas de gravité. M. Pierce en
appelle pour ainsi dire à la nation par-dessus la tête d'une assemblée qui
perd le temps à ballotter des noms propres, et qui laisse en souffiance les
affaires du pays. C'est donc un acte assez hostile pour la chambre des re-
présentans, qui l'a compris et y a répondu en refusant d'ouvrir !e message.
De son côté, le sénat, dont la situation est régulière, a entendu sans opposi-
tion la lecture de ce document, et a aussitôt adhéré, par l'organe des prin-
cipaux orateurs des différens partis qui le divisent, à la politique du gouver-
REVUE. — CHRONIQUE. 671
nement sur une question qu'on ne supposait pas avoir été dans ces derniers
temps aussi sérieusement discutée entre les cabinets de Washington et de
Londres, celle de l'interprétation du traité Clayton-Bulwer relativement à
l'Amérique centrale. Quant à la question du recrutement, on ne l'a pas abor-
dée avec la même précipitation, et on s'est donné le temps de la réflexion.
Sur celle-l<à, en effet, le message le prend d'assez haut, puisqu'il parle de
réparation, et il serait plus dangereux de s'engager, les susceptibilités na-
tionales étant en jeu des deux côtés. Nous persistons d'ailleurs à penser que
l'un et l'autre différend se termineront à l'amiable. Ni l'Angleterre ni les
États-Unis ne veulent en venir à une rupture, encore moins à des hostilités;
aucun grand mouvement national n'y pousse; aucun grand intérêt ne le
commande; tout en dissuade au contraire, et dans une pareille situation la
diplomatie a bien des ressources pour sauver les amours-propres. Elle trou-
vera une formule, un biais quelconque pour satisfaire les uns sans que cela
coûte trop aux autres, et ce sera une leçon de plus dans ce cours d'histoire
du droit des gens qui se fait sous nos yeux, tantôt par la plume, tantôt par
répée.
L'interprétation du traité Clayton-Bulw^er n'est pas de nature à entraîner
des difficultés beaucoup plus sérieuses. Déjà le porte-voix très impérieux de
l'opinion en Angleterre, le journal le Times, a déclaré que le protectorat plus
théorique qu'effectif du prétendu royaume des Mosquitos ne valait pas le
papier qu'on avait échangé avec le cabinet de Washington pour en réserver
le principe, et qu'il serait sage de donner aux États-Unis la satisfaction qu'ils
réclament sur un intérêt si problématique. Or, si ce n'est pas absolument
toute la question, c'en est du moins la plus grande partie et la plus essen-
tielle. Le gouvernement fédéral reconnaissant que le traité de 1850 n'a pas
porté atteinte aux droits exercés par l'Angleterre à Belize, il ne resterait
donc à discuter que la possession de Roatan et d'une ou deux petites îles
sur la côte de Honduras, où le pavillon britannique a été planté, il faut
l'avouer, sans trop de cérémonie; mais en supposant que l'Angleterre tienne
beaucoup à l'y laisser, par cela même que ce sont des points bien définis
et naturellement circonscrits par la mer, il n'est pas à présumer que le
maintien du statu quo, en ce qui les concerne, puisse jamais devenir une
affaire bien grave. Nous croyons donc qu'on en viendra sans trop de peine
à un arrangement, et sur la question de l'Amérique centrale, et sur celle du
recrutement, malgré le caractère assez menaçant des dernières nouvelles
qu'on ait reçues des États-Unis, et qui annonçaient que l'administration de
M. Pierce insistait sur le rappel de M. Crampton. Ni le congrès ni le pays
ne suivraient le président dans une pareille voie, et il est bon de faire obser-
ver qu'au moment où le cabinet de Washington aurait pris cette attitude,
il ignorait encore les chances d'une paix prochaine en Europe. Ce serait
d'ailleurs l'occasion, si l'Angleterre cédait sur le traité Clayton-Bulwer,
de demander aux États-U^nis quelques garanties de plus pour l'indépen-
dance et l'intégrité des républiques de l'Amérique centrale, d'où ils metient
tant de prix à éloigner l'ombre d'une influence européenne. Que Grey-Town,
si malheureusement détaché du Nicaragua en i8i7, pour être revendiqué
en faveur du royaume des Mosquitos et pour être abandonné ensuite au
hasard, retourne à l'état dont il est une dépendance naturelle; que cet état
672 REVUE DES DEUX MONDES.
lui-même, et tous ceux des contrées voisines que leur faiblesse expose aux
invasions des flibustiers obtiennent à cet égard du cabinet de Washington
les sûretés que lui seul peut donner, et qu'ils les obtiennent sous la caution
régularisée de l'Europe : ce sera un résultat important acquis à la cause
connu une de la civilisation et de l'humanité. Les Américains du Nord cesse-
ront alors d'être l'objet de cette inquiète surveillance qui s'attache à tous
leurs mouvemens, et néanmoins ils ne perdront rien des avantages légi-
times qui appartiennent à la proximité, aux rapports établis, à l'esprit d'en-
treprise et à la force d'expansion dont ils sont doués.
Le Brésil a cédé enfin aux réclamations qui lai étaient adressées de toutes
parts contre la prolongation du séjour de ses troupes sur le territoire de l'État
Oriental, et l'occupation de Montevideo a cessé vers le milieu du mois de
novembre dernier. C'est maintenant aux Montévidéens à prouver qu'ils n'ont
pas besoin d'une tutèle étrangère, qu'ils sont assez sages pour ne pas faire
de révolutions, et que s'il y a dans leur sein des fauteurs de désordre et
d'anarchie, la masse de la population est assez bien disposée pour défendre
l'autorité légale par ses propres forces. Est-il permis de l'espérer? Nous ne
savons, car il y a de grands élémeus de discorde sur les deux rives de la
Plata. Les passions politiques y sont toujours très vives; les ressentimens
des vieilles luttes sont loin d'être éteints dans les cœurs; des ambitions, sou-
vent bien méprisables, sont toujours prêtes à remettre en question l'exis-
tence des gouvcrnemens, et toutes les exagérations de l'esprit démagogique
s'y donnent libre carrière dans des journaux ouverts aux plus folles illusions
d'un radicalisme emphatique et déclamatoire. Cependant les débuts de la
situation nouvelle où le départ des troupes brésiliennes a placé Montevideo
sont encourageans. Une conspiration contre le gouvernement qui est sorti
de la dernière crise ayant éclaté dans la capitale, sous les auspices d'un avo-
cat appelé Munos, qui aspire à la direction du parti turbulent dont le géné-
ral Pacheco était le chef, la cause de l'ordre et des lois a triomphé après
quatre jours d'une lutte sanglante, pendant laquelle Français, Anglais et
Sardes, habilement retenus dans une sage neutralité, ont célébré, non sans
peine et non sans quelque danger, la prise de Sébastopol par un Te Deum
et un banquet où tout s'est fort bien passé.
Les Brésiliens avaient déjà quitté la ville. L'administration légale n'a
donc pas eu à réclamer d'eux l'assistance qu'ils lui devaient d'après les trai-
tés, et néanmoins, pour la première fois depuis plusieurs années, le pou-
voir constltutionnellement établi est resté maître du terrain. Ce dénoùment
est dû à l'accord des deux élémeus que représentent Florès et Oribe, celui-ci
chef du parti de la campagne, l'autre, quoique gaucho d'origine, si nous
ne nous trompons, devenu, par suite de différentes péripéties, le person-
nage principal du parti de la ville dans ce qu'il a de moins exclusif et de
plus modéré. Dès le H novembre, trois jours avant le départ des troupes
brésiliennes, ces deux généraux, les deux plus grandes influences du mo-
ment, frappés de la désorganisation croissante du pays et de la faiblesse du
pouvoir, et craignant aussi que les partisans du Brésil n'excitassent des
troubles pour retarder l'évacuation, ou pour donner un prétexte de la faire
regretter, s'étaient entendus pour offrir à leurs compatriotes un point de
ralliement dans un programme excellent comme tous les programmes, mais
REVUE. — CHRONIQUE. 673
dont l'avenir pourra seul déterminer la vraie valeur, parce qu'il en fera
connaître la sincérité. Le point essentiel et pratique de cette déclaration con-
siste dans une renonciation commune de Florès et d'Oribe à la candidature
de la présidence lors des prochaines élections. Ils s'engagent au contraire et
invitent tous les Orientaux à se réunir et à respecter le gouvernement que
se donnera la nation, en oubliant les anciennes divisions et en condanmant
au même oubli tous les actes commis sous leur funeste intluence. Pour
apprécier toute l'importance de cette déclaration, il faut se rappeler
qu'Oribe a tenu Montevideo assiégé pendant plusieurs années, et qu'on lui
reproche de grandes rigueurs; que depuis qu'il a quitté la scène, l'histoire
du pays n'est qu'un enchaînement de réactions d'un parti contre l'autre, et
que tous les rapports sociaux sont profondément empoisonnés jusque dans
les détails les plus humbles de la vie journalière pai" les ressentimens qui
survivent au sein d'une petite société à une lutte où chacun a joué un rôle
et a été tour à tour oppresseur et victime.
11 est vrai que ces réconciliations, ces protestations d'oubli, ont toujours
un air de baiser Lamourette qui fait sourire les politiques et les sceptiques.
On hésite donc beaucoup à les prendre au sérieux, quelque nécessaires
qu'elles soient effectivement après de grandes crises. On sait aussi qu'elles
sont rarement le résultat d'un accord volontaire et de la sagesse des esprits
ou de l'apaisement spontané des passions, mais qu'elles sont le plus sou-
vent imposées à une société fatiguée par un pouvoir fort et tutélaire. Enfin
on se demande si, par cela même que les hommes revêtus d'un certain pres-
tige se tiendraient à l'écart, la répubhque de Montevideo ne serait pas des-
tinée à languir sous un gouvernement impuissant et tiraillé, qui ne com-
manderait pas le respect et n'aurait pas d'autorité propre. Voilà donc bien
des nuages, on ne saurait se le dissimuler. Et pourtant Florès et Oribe ont
donné un bon exemple. Par la promesse de désintéressement dans les pro-
chaines élections qu'ils se sont mutuellement faite, ils ont indiqué à toutes
les républiques de l'Amérique espagnole quel est le mal qui les travaille, et
quel serait le moyen de prévenir les incessantes révolutions qui les boule-
versent. Ce mal est d'ailleurs appelé par son nom dans le pi'ogramme des
deux généraux : c'est le système de caudillacje ou de pouvoirs irréguhers, re-
vendiqués sur tel ou tel point du pays par un sabre qui en groupe quel-
ques autres autour de lui, et qui, après y avoir impunément bravé le gou-
vernement central, se met à sa place et s'y maintient jusqu'à ce qu'il soit
chassé par un plus fort. Pour ne pas parler des vivans, Fructuoso Rivera,
dans la Bande Orientale, a été une des personnifications les plus complètes
de ce système, qui a effacé toute idée de droit dans la plupart des nouveaux
états, et a substitué aux princiiies des formes menteuses ou corruptrices.
Florès et Oribe s'honorent en le flétrissant; mais à part la théorie, ce der-
nier prouve, en renonçant à se mettre sur les rangs pour la présidence,
qu'il comprend bien les inconvéniens de son passé et les nécessités de la
situation actuelle. Ni le Brésil en effet, ni le gouvernement de la Confédéra-
tion Argentine, ni la province dissidente de Buenos-Ayres, ne poui'raient
voir sans inquiétude le général Oribe à la tête du gouvernement de Monte-
video. Et ce ne serait pas seulement sa personnalité qui inspirerait des om-
TOME I. 43
i)7/l REVUE DES DEUX MONDES.
brages : on craindrait ou on affecterait de craindre qu'il ne travaillât secrè-
tement à rétablir Rosas, et le nom de Rosas derrière le sien serait un obstacle
insurmontable à l'affermissement de la paix sur les bords de la l'iata.
il n'y a déjà que trop d'imprudences et de passions qui la compromettent.
Ainsi les factieux qui ont échoué à Montevideo ont été reçus à Buenos-
Ayres avec enthousiasme, ce qui n'est pas de nature à rendre fort amicales
les relations des deux pays; ainsi, le président du Paraguay, qui aime les
procédés sommaires, et qui se croit suffisamment défendu par son éloigne-
ment, se fait une querelle avec la Confédération Argentine, quand il n'a
pas encore rég-lé son différend avec le Brésil, qui saisit habilement cette
occasion de renouer ses rapports diplomatiques avec son ancien allié le gé-
néral Urquiza. C'est aussi pour une question de frontières que le docteur
Lopez a rompu avec le gouvernement du Parana; mais c'est une question
qui louche à celle de la liberté de navigation sur les affluens de la Plata,
parce qu'il s'agit de savoir à qui appartiennent le cours inférieur et les em-
bouchures du Vermejo et du Pilcomayo. Les puissances maritimes qui ont
conclu avec le général Urquiza les traités de 1853 auraient donc peut-être
quelque chose à voir dans ce débat. Nous souhaitons qu'elles ne laissent pas
porter atteinte à leurs droits, et qu'elles contribuent autant que possible,
par l'action désintéressée d'une haute et bienveillante influence, à mainte-
nir la paix et à rétablir l'union de toutes les provinces argentines sous une
forme différente de l'ancien monopole commercial et politique dont Buenos-
Ayres était resté en possession. Alors ces belles contrées ne seraient pas ou-
vertes en vain à l'émigration européenne qu'elles appellent, et qui dédom-
magerait amplement le gouvernement de la confédération des sacrifices qu'il
ferait pour l'y attirer de plus en plus, quand il pourrait, libre de ses préoccu-
pations actuelles, disposer de toutes les ressources d'un grand pays, vivant
pour la première fois d'une vie commune. ch. de mazade.
ESSAIS ET NOTICES.
LE MINISTÈRE ANGLAIS A L'OUVERTURE DU PARLEMENT.
La session du parlement anglais vient de s'ouvrir. De nouvelles luttes
vont s'y engager devant l'Europe attentive. Quelle est la situation du cabi-
net au moment où il se retrouve en face des représentans légaux du pays?
Quelles sont ses chances de succès? Quel est le caractère de l'opposition
qu'il aura à combattre? Ce sont là des questions qu'il n'est pas sans inté-
rêt d'examiner. Indépendamment de l'opportunité qu'eUe présente, cette
étude se justifie par plusieurs motifs. De profondes modifications se sont
produites depuis quelques mois dans l'attitude des principaux chefs de par-
tis, et s'il n'était pris note des causes qui les ont amenées, on finirait par
ne plus rien comprendre aux débats dont nous allons être témoins, tant les
rôles y paraîtraient quelquefois brouillés et confondus. En outre, il est pro-
REVUE. — CHRONIQUE. 67&
bable que la session qui s'ouvre sera la dernière du parlement actuel. Selon
la constitution anglaise, un parlement peut durer sept années; mais il est
bien rare qu'il vive au-delà de quatre ou cinq ans (1). C'est un corps qui
s'use vite, et que ses incessantes convulsions condamnent à une fin préma-
turée. Or la crise intérieure à laquelle le parlement actuel est en proie offre
de tels caractères, que, sans être un grand docteur, on peut y démêler déjà
les symptômes d'une dissolution prochaine. Tâchons donc de saisir sa phy-
sionomie avant qu'il ait disparu.
C'est au mois de février dernier que lord Palmerston a pris la direction
du gouvernement. Jusque-là, il n'avait occupé qu'un poste secondaire dans
le cabinet présidé par lord Aberdeen. Comment et pourquoi lord Aberdeen
est-il tombé? comment et pourquoi lord Palmerston est-il arrivé au faîte
même du pouvoir? Tout le monde se le rappelle. C'est parce que lord Aber-
deen était accusé de manquer de vigueur dans la guerre engagée contre la
Russie; c'est parce qu'on lui attribuait, en dépit de ses protestations réitérées,
l'intention de faire la paix à des conditions insuffisantes. On voulait une
guerre bien faite pour être certain d'arriver à une paix solide. Lord Aber-
deen ne paraissait répondre à aucune des exigences de ce programme, et on
l'a renversé. Lord Palmerston, au contraire, semblait être l'homme tout
spécial d'une telle situation. S'il n'eût pas existé, il eût fallu l'inventer;
mais il existait, on l'avait sous la main, et il n'y avait qu'à le prendre.
Aussi la reine, en le mettant à la tête d'un nouveau cabinet, ne fit-elle en
quelque sorte qu'homologuer l'arrêt d'une puissance plus souveraine qu'elle-
même, l'arrêt de l'opinion publique. Il n'y eut pas jusqu'à lord John Rus-
sell qui, malgré de vieilles antipathies et de récentes rivalités, ne se crût
obligé, sous la pression irrésistible des circonstances, d'accepter lord Pal-
merston comme l'homme nécessaire, et d'abaisser sa propre importance au
rôle de simple utilité ministérielle dans le département des colonies.
Certes une telle situation était bien forte. Jamais premier ministre ne dé-
buta sous de plus favorables auspices. Il avait la plénitude du pouvoir sans
les périls de la lutte. C'était Pitt moins Fox. Le parti tory, après avoir vu
la guerre de mauvais œil, s'était laissé entraîner, par esprit d'opposition, à
la vouloir plus énergiquement que personne au moment où le ministère
Aberdeen était accusé de ne la vouloir que faiblement. Le parti whig, à
très peu d'exceptions près, jetait feu et flammes contre la Russie, et l'on n'a
point oublié que son chef, lord John Russeil, n'avait pas hésité à déclarer,
malgré la discrétion qu'aurait dû lui inspirer sa position officielle, qu'il
n'était pas possible de songer à la paix tant que Sébastopol serait debout.
Donc lord Palmerston, à son avènement, jouissait de cet avantage singulier
d'être poussé par tout le monde à peu près dans le sens de ses propres idées.
Il n'y avait pour lui qu'à se laisser aller au courant. Les radicaux de l'école
de Manchester protestaient seuls contre l'entraînement général; mais, dans
le public comme dans les chambres, on était très disposé à tourner en ridi-
cule ce qu'on appelait leur monomanie de paix à tout prix ou de guerre à
(1) La chambre des communes actuelle date de juillet 1852. Le précédent parlement
avait duré cinq ans. Celui qui fut élu en 1835 ne dura que deux ans et demi, et le pre-
mier parlement nommé en vertu du bill de réforme seulement deux années.
1576 REVUE DES DEUX MONDES.
bon marché. Cette opposition n'avait rien d'inquiétant. Ce n'était qu'une
voix perdue derrière le char du triompliateur.
Quelques semaines s'étaient à peine écoulées que toute cette situation
avait changé. Le rôle du nouveau cabinet parut par trop commode, et l'es-
prit de parti n'y trouvait pas assez son compte. Voter des hommes, voter de
l'argent, cela pouvait bien aider à pousser vigoureusement la guerre en
Crimée, mais cela ne se prêtait que médiocrement aux combinaisons de la
stratégie parlementaire. Démarcations politiques, nuances, individualités,
traditions du passé, espérances de l'avenir, tout s'éteignait peu à peu dans
une fade conciliation. Plus de discours, on votait, ou si l'on discutait en-
core, c'était pour arriver en définitive à cette mortifiante conclusion, qu'on
était à peu près d'accord! Bref, le système représentatif, ce système qui, en
Angleterre surtout, vit de lutte et d'antagonisme, ne semblait plus fonction-
ner que comme un grand appareil mécanique dont la marche tranquille et
régulière eut pu faire l'admiration des visiteurs de la galerie des machines
à l'exposition universelle, mais qu'on ne se serait certainement pas attendu
à rencontrer dans le palais de Westminster.
Un tel ijhénomène d'unanimité calme et de désintéressement oratoire ne
pouvait durer longtemps au sein d'une assemblée où s'agitent d'ordinaire
tant d'intérêts, de passions et d'amours-propres. La grande majorité eùt-
elle consenti à cette abdication de toute initiative, qu'il y aurait eu plus que
de la naïveté à l'attendre des personnages qui jouent un certain rôle sur la
scène politique. Ces personnages peuvent être divisés en deux classes. Les
uns se regardent toujours comme les successeurs légitimes des ministres en
exercice, et, en héritiers pressés, n'aiment pas à leur laisser trop de chances
de longévité. Les autres ont déjà occupé le pouvoir, et le pouvoir, à ce qu'il
parait, exerce un charme si irrésistible sur ceux qui y ont une fois touché,
qu'ils ne peuvent plus se défendre du besoin d'y toucher encore. Cette infir-
mité, particulière aux ministres déchus, peut tarder quelquefois à se mani-
fester, mais il est bien rare qu'elle n'éclate pas un jour ou l'autre. — Entre
tous ces hommes qui aspirent au gouvernement, ceux-ci parce qu'ils ont
l'impatience de la veille , ceux-là parce qu'ils cèdent à la nostalgie du len-
demain, il s'établit doucement, tacitement, sans délibération préalable, par
le jeu naturel des passions humaines, une communauté d'opposition à la-
quelle les questions du moment donnent plus ou moins de puissance et de
solidité.
Dans la circonstance présente, le cabinet avait été créé pour mener éner-
giqueraent la guerre. Afin de lui faire échec, on se trouvait donc conduit à
imaginer un pa7'ti de la paix. Le drapeau fut bientôt arboré, et de toutes
parts accoururent des volontaires bien étonnés de se voir associés pour la
même cause. M. Cobden et ses amis furent des premiers, c'est tout simple.
Eux, du moins, étaient conséquens; mais M. Disraeh, qui avait déversé tant
de sarcasmes sur la mollesse avec laquelle, selon lui, la guerre avait été sou-
tenue jusque-là, M. Disraeli, qui, à la veille des vacances de la Pentecôte, pro-
voquait de la chambre une déclaration catégorique, de peur que, pendant
ces vacances, le ministère « ne signât clandestinement une paix honteuse; »
mais sir James Graham, M. Gladstone, M. Sidney Herbert et tant d'autres,
tous membres ou défenseurs du dernier cabinet, tous engagés solidairement
REVUE. — CHRONIQUE. 677
dans la politique de la guerre, ceux-là faisaient, il faut en convenir, une
assez singulière figure à côté des radicaux de l'école de Manchester.
Cette première levée de boucliers réussit peu. On en prépara une autre.
M. Layard lança sa fameuse motion pour la réforme administrative. Assuré-
ment cette motion avait du bon, et en toute autre circonstance elle eût mé-
rité d'être prise en considération : de grands abus existent en effet dans les
diverses branches de l'administration civile, militaire, judiciaire; mais il
est évident qu'avant tout cette motion impliquait un vote d'hostilité contre
le nouveau cabinet. Or celui-ci n'était pas plus particulièrement responsable
que ses prédécesseurs des vices signalés dans la gestion générale et tradi-
tionnelle des affaires. Aussi plusieurs des anciens ministres qui se trouvaient
en ce moment engagés dans la ligue contre lord Palmerston ne se sentirent-
ils pas le courage de faire une campagne sur ce terrain glissant pour eux;
M. Gladstone blàma publiquement l'initiative prise im peu à la légère par
M. Layard, et la motion fut rejetée par 359 voix contre 46.
Ces deux avortemens successifs semblaient devoir ralentir l'ardeur des as-
saillans. Malheureusement pour le cabinet, il y avait parmi ses membres un
homme dont la position équivoque donnait étrangement prise à la critique,
même aux yeux des spectateurs les moins passionnés. On sait que lord John
Russell, tout en acceptant un département tant soit peu secondaire dans les
conjonctures présentes, était allé à Vienne représenter la pensée du gouver-
nement anglais au sein de la conférence. Ses instructions étaient précises : il
devait y maintenir les quatre points de garantie posés d'un commun accord
par la France et l'Angleterre. On devait d'autant moins douter de sa persévé-
rance à les défendre, qu'en mainte occasion, au milieu du parlement, il avait
parlé de ces quatre points comme d'un minimum auquel il était impossible de
rien retrancher, sous peine de se condamner à une déception. A Vienne, lord
John Russell prêta cependant l'oreille à d'autres propositions, et les transmit
à son gouvernement, qui les rejeta. Que lord John Russell eût changé d'avis,
cela n'avait rien d'extraordinaire ni même de blâmable. Les conférences,
les discussions, ont précisément pour objet d'éclairer les esprits et de modi-
fier des opinions préconçues. Si chacun y apportait des idées immuables, à
quoi bon se réunir et engager un débat? Lord John Russell avait donc par-
faitement le droit d'adopter à Vienne d'autres vues que celles qu'il avait en
partant de Londres. Ce qui est moins explicable de la part d'un homme pro-
fondément versé dans les habitudes constitutionnelles, c'est que, n'ayant
pu faire partager à ses collègues sa nouvelle manière de voir, il ait continué
à siéger à côté d'eux, exposé tous les jours soit à s'entendre demander
compte d'opinions qui n'étaient plus les siennes, soit à trahir quelque dissi-
dence qui ne pouvait que nuire à la considération du gouvernement. En
France, M. Drouyn de Lhuys, qui se trouvait dans une situation analogue,
mais qui n'avait pas à répondre à des interpellations parlementaires, s était
cru obligé de résigner ses fonctions ministérielles. A plus forte raison la
retraite semblait-elle être un devoir dans les conditions gênantes et délicates
que crée à un homme d'état sa présence obligée à la chambre des communes.
Lord John Russell ne le comprit pas ainsi. 11 resta aux affaires, comme s'il
devait lui être possible de se faire assez petit pour n'y être pas aperçu. En
ce point, il ne se rendait pas justice, et l'opposition avait trop d'intérêt à re-
678 REVUE DES DEUX MONDES.
connaître son importance pour l'oublier ainsi dans les bagages ministériels.
On le somma d'expliquer sa situation. Lord John Russell chercha d'abord à
faire tête à l'orage, en alléguant que depuis la clôture des conférences de
Vienne, et en présence des nouveaux succès obtenus par les armées alliées,
il était revenu à sa première opinion, — que la guerre devait être poussée
avec vigueur jusqu'à ce que la Russie eût accordé à l'Europe les garanties
formulées dans les quatre points. Hélas! cette nouvelle évolution ne le sauva
pas. Lui-même lînit par s'apercevoir que la position n'était plus tenable, et,
pour couper court aux nouvelles attaques dont il se voyait menacé, il se dé-
cida à remettre sa démission entre les mains de la reine.
C'était trop tard. Dans l'espace de quelques mois, lord John Russell, qui
passe pourtant pour un habile manœuvrier politique, n'avait réussi qu'à
s'aliéner tout le monde. Membre influent du cabinet de lord Aberdeen, il
avait, au commencement de l'année, sacrifié peu généreusement aux mur-
mures de l'opinion quatre ou cinq de ses collègues, y compris Je chef du
cabinet. Avait-il du moins gagné en ascendant sur les affaires ce que cette
conduite devait lui faire perdre, sous le rapport du caractère, aux yeux de
ceux qu'il venait d'abandonner? Non. Sa position s'était au contraire amoin-
drie. Il n'avait travaillé qu'au profit de lord Palmerston : de ministre diri-
geant dans les communes, il était tombé dans un département presque
étranger au mouvement politique; il n'était plus, dans le nouveau cabinet,
qu'une espèce de maître Jacques, mdifTéremment employé tantôt à la beso-
gne diplomatique, tantôt à l'administration coloniale. Et même, dans cette
situation, si peu conforme à son passé, si peu à la hauteur de ses prétentions,
il avait trouvé moyen de manquer doublement à l'esprit de son rôle : ambas-
sadeur, il s'était écarté des instructions qui lui avaient été données ; minis-
tre, il s'était obstiné à partager la responsabilité des collègues qui venaient
de le désavouer, et il avait fallu l'intervention du parlement pour l'expulser
en quelque sorte du cabinet.
Accomplie dans de telles conditions, la retraite de lord John Russell ne
pouvait être une cause de faiblesse pour le ministère Palmerston. On appela
au département des colonies sir William Molesworth, que sa compétence
spéciale désignait à tous les suffrages, et ce choix, outre ce qu'il annonçait
d'intelligent en lui-même, avait alors cet avantage particulier d'enlever un
argument aux bruyans promoteurs de la réforme administrative. Ceux-ci
reprochaient au gouvernement de se recruter toujours dans les mêmes cote-
ries aristocratiques, de donner les principaux emplois, non au mérite, mais
à la faveur et au népotisme. La nomination de sir William Molesworth au
poste laissé vacant par lord John Russell était une réponse à ce reproche,
et indiquait une tendance à donner satisfaction à ce qu'il y a de légitime
dans les plaintes de l'opinion publique.
Depuis la clôture de la session, la préoccupation visible de lord Palmerston
a été d'amortir ainsi les difficultés contre lesquelles il avait eu à lutter pen-
dant le cours des débats parlementaires. Comme on l'a vu, ces difficultés
étaient de deux natures : d'une part, l'opposition s'était grossie de recrues
importantes, sinon par le nombre, du moins par le talent. M. Gladstone, sir
James Graham, M. Sidney Herbert, en un mot les hommes qui composent
l'ancienne pléiade peelite, seront toujours des adversaires à redouter, quel-
REVUE. CHRONIQUE. 679
que fausse que soit la position où les jettent momentanément les nécessités
«le la tactique. D'autre part, le drapeau de la réforme administrative, en
ralliant la bourgeoisie riche qui tient à prendre une part plus grande au
gouvernement du pays, s'élevait comme une menace sérieuse pour tout
ministère qui ne saurait pas se décider à des concessions convenables.
Aussi qu'a fait lord Palmerston? Sir William Moleswortli étant mort peu
de temps après son entrée aux affaires, le chef du cabinet s'est empressé
d'offrir sa succession au fils du comte de Derby. Le fils du comte de Derby
a refusé. Lord Palmerston s'est alors tourné vers M. Sidney Herbert. M. Sid-
ney Herbert a refusé. Peut-être fallait -il s'attendre à ce double échec, car les
deux hommes auxquels on s'adressait sont bien engagés aujourd'hui dans
les combinaisons hostiles au ministère; mais la tentative qui a été faite
prouve du moins combien était réel le désir d'ouvrir une brèche dans ce
cercle d'opposition qui allait se rétrécissant tous les jours.
Faute de pouvoir entamer l'espèce de blocus formé autour de lui, lord
Palmerston a dû se contenter d'arrangemens plus modestes. Il a appelé au
département des colonies un homme laborieux, éclairé, resté à l'écart de
tous les partis, M. Labouchère. C'est un bon choix certainement au point
de vue de la gestion des affaires; mais il n'a aucune signification politique,
et n'ajoute rien à l'influence parlementaire du cabinet. Quelques autres re-
maniemens attestent plus clairement encore l'embarras du premier ministre.
Le duc d'Argyll était lord du sceau privé; on en fait un grand-maître des
postes, et on confie le sceau privé à lord Harrowby, qui était chancelier du
duché de Lancastre. Il est bien évident que de pareils replâtrages ne sau-
raient rien changer au fond des choses. Ce sont de simples mutations de
titres et de résidences officielles. M. Talbot Raines, qui présidait le bureau
de la loi des pauvres dans la session dernière, et qui s'était démis de ses
fonctions, reparait avec le titre de chancelier du duché de Lancastre et
avec le droit de siéger dans le cabinet. C'est un représentant de la classe
moyenne, et, en l'appelant à lui, lord Palmerston a encore voulu donner,
dans la mesure du possible, un gage de sa disposition à écarter le reproche
d'exclusivisme. Enfin lord Stanley d'Alderley, président du bureau de com-
merce, est également appelé à prendre part aux déJibérations du conseil.
Ces deux dernières promotions, en faisant monter au rang le plus élevé des
hommes qui ne sont pas sans valeur assurément, mais qui jusqu'à présent
avaient paru à leur place dans des fonctions purement administratives, ne
sont-elles pas la preuve qu'il y a pénurie de premiers sujets, et qu'on en est
réduit aux doublures?
Sous ce rapport, on peut le dire, l'œuvre politique de lord Palmerston a
échoué. Il n'a réussi ni à dissoudre la coalition organisée dès la session der-
nière, nia renforcer son ministère par l'adjonction d'hommes considérables,
ni même à trouver ces capacités nouvelles sur lesquelles, au dire de cer-
tains prôneurs de la réforme administrative, il était si facile de mettre la
main. C'est un malheur sans doute, mais il n'a pas dépendu de lui de s'y
dérober.
Dans les chambres donc, pendant la nouvelle session qui commence, lord
Palmerston aura probablement plus de difficultés à vaincre qu'il n'en a
rencontré pendant la session dernière. Le nombre de ses adversaires, loin
(580 REVUE DES DEUX MONDES.
d'avoir diminué, se sera accru, et, répétons-le, l'importance parlementaire
de plusieurs d'entre eux ne serait pas impunément dédaignée. En outre, le
cabinet a déjà duré un an, et le temps, qui semblerait devoir être un auxi-
liaire pour les ministres, n'est bien souvent qu'une difficulté de plus. Ce
qu'on ne demande pas à des hommes nouveaux, on peut l'exiger sans in-
justice d'hommes qui ont eu le loisir de mûrir leurs résolutions et de com-
biner leur plan de conduite. A cet égard aussi, la session qui commence
n'aplanira pas les obstacles devant lord Palmerston. Questions financières,
questions politiques, tout l'ensemble de ses mesures sera examiné de plus
près : il est donc condamné, sous peine d'échouer, à déployer une supério-
rité marquée, une habileté incontestable. 11 entre dans la phase critique
des hommes d'état.
Ouant aux faits accomplis depuis la clôture du parlement, ils ne four-
nissent pas encore un terrain bien solide d'opposition contre lui. Au de-
dans, le calme a été maintenu sans efforts, malgré quelques luttes entre
les maîtres et les ouvriers de certains districts manufacturiers sur l'éter-
nelle question des salaires. Au dehors, des complications ont éclaté dans les
rapports avec les États-Unis. Le démêlé n'a pas encore pris de grandes pro-
portions, mais il exige beaucoup de tact et de souplesse de la part du gou-
vernement anglais. Il a pris sa source à la fois dans deux ordres de faits
très différens. D'une part, les États-Unis se plaignent que le représentant
de l'Angleterre dans l'Amérique du Nord ait violé leur neutralité en procé-
dant à des enrôlemens pour recruter l'armée anglaise; d'autre part, l'envoi
de forces navales dans les eaux qui baignent les côtes de l'Amérique cen-
trale a éveillé des susceptibilités qui ne demandent d'ailleurs qu'à faire du
bruit. La première question a créé une situation difficile à M. Crampton,
représentant du gouvernement britannique dans la république fédérale;
mais, s'il y a eu imprudence ou indiscrétion dans sa conduite, le gouverne-
ment peut sans inconvénient ne pas élever jusqu'à lui la responsabilité en-
courue par cet agent. C'est là matière à examen et à discussion. La seconde
question n'est pas non plus de celles qui ne puissent se vider que par la
force. Les États-Unis sont d'autant moins en droit de trouver étranges les
alarmes inspirées au gouvernement anglais par les tentatives des flibus-
tiers américains pour s'emparer de ce qui ne leur appartient à aucun titre,
que le gouvernement américain lui-même a eu à désavouer ces flibustiers
et à sévir contre eux. Tout récemment il a refusé de recevoir le colonel
French, qu'un des chefs de ces souverains improvisés dans les possessions
d autrui lui avait envoyé comme son représentant officiel. Il a de plus fait
saisir dans le port de Ne w^- York un bateau à vapeur, le Northent Lhjht,
qui portait des renforts et des munitions à cette croisade de brigandage.
Des faits païens et indéniables, la conduite même du gouvernement fédé-
ral, justifient donc, sous ce point de vue, les mesures de précaution que
l'amirauté anglaise a pu ordonner. 11 est vrai qu'on attribue d'autres des-
seins au cabinet britannique : on l'accuse de vouloir se soustraire aux
engagemens du traité conclu le d9 avril 1850, traité par lequel les deux
pays s'étaient également interdit toute occupation de territoire, tout pro-
jet de colonisation ou de fortification dans le Nicaragua, Costa-Rica et le
pays des Mosquitos. L'accusation est peu vraisemblable, et l'on croira dif-
REVUE. CHROMQUE. 681
flcilement que l'Angleterre rêve aujourd'hui de pareilles conquêtes, sur-
tout après s'en être fermé le chemin par un traité formel. Toutefois il ne
faut pas se dissimuler que, dans la crise où se débat actuellement le parti
gouvernant en Amérique, il est nécessaire d'avoir dix fois raison pour ne
pas se créer des occasions de querelles avec lui. Le général Pierce touche
au terme de son pouvoir; il est menacé de rentrer bientôt, lui et tout son
parti, dans l'obscurité d'où l'avaient momentanément tiré les caprices du
scrutin. Ses compétiteurs sont nombreux et tellement divisés, que, depuis
les premiers jours de décemljre, ils n'ont pu parvenir, dans la chambre des
représentans, à se mettre d'accord pour le choix d'un président de cette as-
semblée. Dans une situation aussi troublée, quand tous les partis sont tour-
mentés d'une égale impuissance, le besoin des diversions extérieures est
bien vif, et chacun, faute d'être naturellement accepté, songe à se rendre
nécessaire. Donc c'est à qui surexcitera l'amour-propre américain, lequel
n'est pas peu irritable; c'est à qui traitera les questions pendantes au point
de vue exclusif du succès électoral. La tactique est d'autant plus facile,
qu'on se figure assez volontiers là-bas l'Angleterre très suffisamment occu-
pée par la gu^re contre la Russie. Pour peu que lord Palmerston se laissât
aller à quelque intempérance de langage ou d'alldre, il se mettrait bientôt
de ce côté-là quelque méchante affaire sur les bras, et sa situation politique
ne manquerait pas d'en être profondément affectée dans le parlement, en
face d'adversaires prompts à profiter de toutes les fautes.
Sur la question de la guerre actuelle, l'opposition n'a pas encore non
plus beaucoup de prise contre lui. En dehors de la sphère parlementaire,
nul doute que l'opinion ne lui ait été, jusqu'ici du moins, généralement
favorable. C'est là un fait qui ressort avec évidence de toutes les mani-
festations populaires. Lisez les comptes-rendus des nombreux meetings qui,
depuis la clôture de la session, ont entretenu la vie politique dans toute
l'étendue des trois royaumes. Sur vingt réunions, vous en trouverez dix-
huit où la majorité s'est prononcée d'une manière non équivoque dans le
sens de la direction imprimée par lui aux affaires. Les sifflets qui ont ac-
cueilli lord John RusscU et l'ont empêché de parler à Guildhall, le jour de
l'installation du nouveau lord-maire, sont à cet égard un témoignage d'au-
tant plus frappant, qu'ici le mécontentement prenait la forme d'une incon-
venante ingratitude. Le caractère politique de lord John Russell peut être
diversement apprécié; néanmoins, dans la circonstance dont il s'agissait, au
milieu de ce banquet qui inaugurait l'avènement d'un israélite à la plus
haute dignité municipale, on n'aurait pas dû oublier les efforts persévérans
de l'ancien ministre pour faire rayer de la législation anglaise les incapa-
cités humiliantes qui atteignent encore, sur le seuil de la chambre des com-
munes, les coreligionnaires de M. David Salomons. Cet oubli des bienséances,
de la part de la Cité, est assurément fort blâmable; mais il n'en atteste que
mieux l'état des esprits. On aurait été moins brutal, si l'on eût été plus indif-
férent.
Dans le parlement, lord Palmerston ne rencontre pas des sympathies aussi
vives: c'est là un fait également certain, qu'explique tout ce qui précède;
mais, au milieu des difficultés qui l'attendent, l'influence du dehors, péné-
trant pour ainsi dire par les fenêtres, lui viendra puissamment en aide, s'il
082 REVUE DES DEUX MONDES.
sait résister à la tentation d'en abuser. Avantles dernières nouvelles de Saint-
Pétersbourg, plusieurs des chefs du parti de la paix étaient fort embarrassés
pour choisir leur terrain d'attaque. Ils avaient à ménager des antécédens
qui exigeaient d'eux une grande dextérité de manœuvres, et, quoi qu'on
fasse, la palinodie sera toujours un art difficile. Les amis de M. Cobden, qui
constituent l'ancien élément du parti de la paix, qui sont comme les vieux
grognards de cette cause, qui n'ont à se reprocher d'avoir voté ni un homme
ni un shilling pour faire la guerre à la Russie, ceux-là, il faut le reconnaître,
étaient infiniment plus libres. Cependant il ne paraît pas que cette liberté de
mouvemens les ait rendus plus redoutables. Le pamphlet tout récent qu'on
peut considérer comme leur manifeste {Next? and Next? ) blesse par tant de
points le sentiment anglais, est tellement antipathique aux tendances de
l'esprit public, et arrive à des conclusions si incroyables, qu'en vérité lord
Palmerston lui-même ne pouvait rien souhaiter de mieux pour nuire à ses
adversaires. Les habiles auraient eu bien du mal à se donner pour détruire
le mauvais effet de cette fâcheuse entrée en campagne.
Mais la dépèche du 17 janvier, qui a ouvert des perspectives si inatten-
dues, donne maintenant à l'opposition un point de ralliement assez fort et
assez large, pour que celle-ci soit en mesure de menacer sérieusement le mi-
nistère. Il ne s'agit idus, comme auparavant, d'abandonner honteusement
la partie sans avoir obtenu de la Russie les concessions qu'au début de la
guerre on déclarait nécessaires au repos de l'Europe. Il ne s'agit plus, ainsi
que le proposait la brochure Next? and Next? de dire à l'Allemagne : « En
définitive, c'est vous surtout que l'ambition russe menace. Arrangez -vous
pour la réfréner; quant à nous, nous y renonçons! « Non, aujourd'hui la
Russie cède, elle souscrit aux conditions dictées par les puissances occiden-
tales, elle subit les conséquences de sa défaite, et dès lors le but de la guerre
peut paraître complètement atteint. Si, comme il y a lieu de le croire, la
Russie s'est résignée sans arrière-pensée, si la France, qui a dès le début ac-
cepté la lutte plus résolument que l'Angleterre, et qui n'a laissé à personne
le droit de se montrer plu ■ difficile qu'elle-même touchant les garanties de la
paix, si la France est d'avis qu'il y a lieu de s'arrêter et de remettre l'épée
dans le fourreau, lord Palmerston n'aurait pas seulement mauvaise grâce à
vouloir prolonger la guerre, il compromettrait gratuitement la position que
les circonstances et sa propre habileté lui ont faite. La paix n'en serait pas
moins signée, et il n'en aurait ni le mérite ni l'honneur. L'opiuion sérieuse
et sensée qui l'a soutenu jusqu'à présent contre de maladroites hostilités se
séparerait bientôt de lui, et ses adversaires s'empareraient de l'inappréciable
levier qu'il aurait laissé échapper de ses mains. Le langage d'une partie de
la presse anglaise semble, il est vrai, présager un autre résultat; mais les
journaux sont ici un peu comme le mulet de la fable,
Altum portans tintinnabulum,
et ce n'est pas un homme expérimenté comme lord Palmerston qui doit
régler sa marche sur le bruit de leurs grelots.
Deux mots peuvent résumer ce qu'il y a de nouveau dans sa situation pré-
sente : — précédemment, la guerre seule étant possible, il avait le droit de
dire que sa politique était à la fois commandée par la nécessité, par le de-
REVUE. — CHRONIQUE. 683
voir, par rhonneur même de l'Angleterre. C'était un grand avantage dans
le débat, et en cas d'échec au sein du parlement c'était une grande ressource
pour réussir en faisant appel au pays. — Aujourd'hui, la paix devenant pos-
sible, il perd cette triple excuse de la nécessité, du devoir, de l'honneur. Il
ne poursuivrait plus la guerre que par une sorte de fantaisie. Or une fan-
taisie qui coûte tant d'or et tant de sang peut bien passer par la tête d'un
homme, si l'ivresse du pouvoir lui donne un moment de vertige, mais elle
ne saurait être supportée longtemps par un peuple qui a un bon sens pro-
fond, une dette de 23 milliards, des impôts portés à leur maximum (1),
et dont la véritable vocation est bien moins d'étonner le monde par des
prouesses militaires que de le conquérir pacifiquement au progrès par les
splendeurs de sa civihsation. J. Perodeaud.
REVUE LITTÉRAIRE.
La comédie par laquelle M. Paul de Musset vient d'aborder le théâtre, — la
Revanche de Lauzi/n, — a obtenu un succès qui doit encourager l'auteur et
hii prouver qu'il a tout ce qu'il faut pour se faire écouter. La franchise du
dialogue, la gaieté des reparties lui ont tout d'abord concilié le parterre et les
loges. Ses amis lui diront peut-être qu'il n'a plus rien à apprendre, que la
voie est ouverte devant lui, qu'il n'a plus qu'à marcher sans consulter per-
sonne. Qu'il se défie de ses amis, s'ils lui accordent des louanges sans ré-
serve. J'ai entendu avec plaisir la Revanche de Lauzun, j'ai ri avec tout le
monde, et je reconnais volontiers que c'est un agréable divertissement. Ce-
pendant le talent de M. Paul de Musset est de trop bonne maison pour ne
pas exiger un avis sincère, et je lui dirai sans détour que son œuvre nou-
velle, bien qu'applaudie, est plutôt une spirituelle espièglerie qu'une co-
médie dans le vrai sens du mot. La rapidité de l'action, les traits d'esprit
qui ne se font jamais attendre, peuvent effacer pendant une soirée les dé-
fauts que je signale. L'heure de la réflexion venue, et cette heure vient tou-
jours, le spectateur s'aperçoit qu'il n'a pas assisté à la représentation d'une
œuvre comique. M. Paul de Musset est connu depuis longtemps comme un
aimable conteur. 11 sait intéresser, il sait émouvoir; il voit bien, il observe
avec finesse, il donne à ses souvenirs une tournure leste et pimpante qui
plaît aux lecteurs et surtout aux lectrices. Toutes ces qualités, dont je
n'entends pas contester la valeur, se retrouvent dans la Revanche de Lau-
zun. C'est le même éclat, la même fraîcheur, la même jeunesse, le même
entrain. La plupart des œuvres jouées sur nos théâtres depuis quelques
années ne sont que des répétitions de choses déjà connues. Le parterre,
en les écoutant, applaudit de confiance des plaisanteries apostillées déjà par
les applaudissemens de l'année précédente. Rien de pareil chez M. Paul
de Musset; l'esprit dont il use est bien à lui. Ses épi grammes sont tirées de
son propre fonds. C'est là sans doute un précieux avantage. L'agréable
soirée que nous devons à l'auteur ne change pourtant rien aux condi-
(1) Exemple : l'impôt sur le revenu, qui, en 1854, s'élevait à 185 millions, a atteint,
en 1855, près de 350 millions. La charge a été presque doublée de ce chef-là seulement !
684 REVUE DES DEUX MONDES.
tions de la comédie, et tout compte fait, la Revanche de Lauzun ne satis-
fait pas à ces conditions. Je ne cliicanerai pas M. Paul de Musset sur la
donnée qu'il a choisie ou imaginée, peu importe. Lauzun veut gagner
avec la duchesse de Berri, fille du régent, la partie qu'il a perdue avec
M"*^ de Montpensier, et comme il a soixante-dix ans, il charge son neveu
de tenir les cartes, en se réservant de le guider par ses conseils. Y a-t-il
dans cette donnée l'étoffe d'une comédie? Je ne refuse pas de le croire;
mais pour que la comédie se fasse, il est absolument nécessaire que Lauzun
demeure fidèle au caractère que l'histoire lui attribue, qu'il se conduise en
homme de cour, et ne déroge pas à ses habitudes. M. Paul de Musset a-t-il
tenu compte de cette nécessité? Toute la question est là. S'il a imaginé,
pour tirer d'embarras le chevalier de Riom, le neveu de Lauzun, des stra-
tagèmes que la comédie désavoue ou n'accepte qu'avec répugnance, les
spectateurs les plus indulgens ont le droit de lui dire qu'il s'est trompé.
Les deux premiers actes, je m'empresse de le dire, valent beaucoup mieux
que les deux derniers , car ils nous montrent Lauzun tel que nous le con-
naissons par l'histoire, souple, rusé, railleur, plein de confiance dans les
ressources de son esprit, doutant de la vertu, hardi dans ses entreprises,
mais toujours élégant, toujours homme de cour, n'oubliant jamais qu'il
doit pratiquer le vice autrement que la foule. Le premier acte surtout est
écrit de manière à désarmer les plus difficiles. La duchesse de Berri, acca-
blée d'un mortel ennui, est venue visiter la chartreuse du Luxembourg; les
courtisans parlent de cette fantaisie comme d'une fuite au désert. Un orage
terrible surprend la belle visiteuse. Les courtisans s'épouvantent. Comment
sauver son altesse? Où va-t-elle se réfugier? Le chevalier de Riom, présenté
tout à l'heure par le duc de Lauzun à la duchesse de Berri, qui n'est rien
encore dans la maison de la fille du régent, mais qui a promesse d'une charge
de secrétaire, est désigné par elle-même pour la dérober à ce formidable
danger. Grâce au neveu de Lauzun, son altesse ne se mouillera pas les pieds.
Le chevalier emporte dans ses bras la duchesse de Berri, et malgré les éclats
du tonnerre, malgré les éclairs qui sillonnent la nue, il franchit les ruis-
seaux grossis par l'orage. Il se dévoue héroïquement au salut de la prin-
cesse; pour la ramener dans son palais, il ne craint pas d'affronter un rhume.
Une telle abnégation mérite une récompense, et c'est en effet sur ce hardi
sauvetage que repose toute la pièce. Comment porter dans ses bras une femme
jeune et belle sans être ému un peu plus que ne le voudrait l'étiquette? Com-
ment se sentir pressée contre le cœur d'un homme jeune et hardi sans ou-
blier l'obscurité de sa famille? Le danger partagé n'abrège-t-il pas la dis-
tance? Le chevalier de Riom et la duchesse de Berri sont saisis d'une soudaine
et mutuelle passion. Tout ce premier acte est conduit avec une adresse, une
agilité, une prestesse qui disposent merveilleusement l'esprit du spectateur.
Le second acte, moins vif que le premier, est cependant plein de finesse
et de vérité. Lauzun, instruit de l'aventure de son neveu, rêve pour lui la
plus haute fortune. Quelle revanche à prendre! 11 ne s'agit que de prouver
au chevalier de Riom qu'une princesse de sang royal peut aimer un cadet
de Gascogne aussi bien qu'une tète couronnée. L'entretien de l'oncle et du
neveu, écouté avec une attention soutenue, est un modèle de malice, un
traité de morale mondaine que je ne recommande pas à la jeunesse, mais
REVUE. CHRONIQUE. 685
dont la comédie s'accommode très bien. Lauzun explique au chevalier la
route qu'il doit suivre, et lui prédit tous les incidons du roman qui com-
mence. Sa prédiction s'accomplit de point en point, et l'auteur, pour ap-
prendre au chevalier qu'il est aimé, a imaginé une sorte d'aveu qui ferait
honneur à Marivaux : « Quand je serai partie, regardez mon éventail, et
vous saurez le nom de l'homme que j'aime. » Sylvia ne dirait pas mieux. Le
chevalier regarde en vain l'éventail, qui demeure muet. Il retourne l'éven-
tail, et se voit dans un miroir encadré de plumes de cygne. La princesse
demande à son père, pour M. de Riom, un brevet de capitaine dans les dra-
gons. Le régent signe à contre-cœur et voudrait n'avoir rien signé, quand
11 apprend que M. de Riom est le neveu de Lauzun. Cependant la haute for-
tune du chevalier éveille la jalousie du lieutenant des gardes de son altesse,
qui vient le provoquer. Rendez-vous est pris dans les fossés de la chartreuse.
Le chevalier, mis aux arrêts, s'échappe par la fenêtre. 11 revient sans bles-
sure, après avoir fait à son adversaire une légère égratignure. A peine est-il
rentré au château, à peine a-t-il reçu les félicitations de la femme qu'il aime,
qu'on vient lui demander son épée au nom du roi. Le régent se défie du
neveu de Lauzun, et, craignant pour sa fille l'entraînement de la grande
Mademoiselle, il s'en délivre par une lettre de cachet : M. de Riom ira mé-
diter dans l'île Sainte-Marguerite sur le néant des fortunes de cour.
Au troisième acte, la comédie fait place à l'espièglerie. Au lieu d'une rail-
lerie fine et mordante, nous n'avons plus qu'une grosse gaieté, qui réunit
encore de nombreux suffrages, mais qui dénature la donnée de la pièce. La
lutte une fois engagée entre le duc de Lauzun et le régent, l'amant de la
grande Mademoiselle, au lieu de chercher la victoire en homme de cour,
imagine un stratagème que la comédie vraie ne saurait accepter. Il sait que
son neveu est en route pour l'île Sainte-Marguerite. Le prisonnier doit s'ar-
rêter au Bourg-la-Reine, dans une auberge. Lauzun arrive sur les traces de
son neveu et imagine un plan d'évasion qui nécessite l'emploi d'un triple
travestissement. Le plan de Lauzun réussit, et je dois dire qu'il réussit
gaiement. Cependant je persiste à croire que la comédie le répudie.
Le quatrième acte tourne au drame ou menace du moins de s'attrister.
M. de Riom, emporté dans le carrosse de son oncle par quatre chevaux an-
glais, arrive au château de Meudon avant la maréchaussée, qui le poursuit.
Il se jette aux pieds de la duchesse, et obtient sans peine le pardon de sa
témérité. Lauzun, pour le dérober à la colère du régent, demande à son
altesse si elle aura le courage d'épouser son amant malgré la résistance de
son père. La duchesse de Berri ne recule pas devant le danger, et marche
résolument à la chapelle; Lauzun se charge d'occuper le régent pendant
qu'un prêtre unit l'altesse royale et le cadet de Gascogne. L'entretien du
vieux courtisan et du père indigné est bien mené, mais trop court. Le che-
valier irait coucher à la Bastille, si la duchesse, désespérant d'attendrir son
père par ses prières, n'imaginait un évanouissement qui réussit à merveille.
Le régent pardonne, et Lauzun a pris sa revanche.
Le troisième et le quatrième actes peuvent-ils être comparés aux deux
premiers? Pour répondre à cette question, il suffit de se demander quelle
est la valeur littéraire des travestissemens. A cet égard, tous les avis se réu-
nissent. C'est un moyen qui remonte à l'enfance du théâtre. Je suis donc
^86 REVUE DES DEUX MONDES.
fondé à dire que la comédie de M. Paul de Musset, envisagée dans son
ensemble, ne mérite pas pleinement le titre qu'elle porte. Si M. Paul de
Musset veut toucher le but, il doit renoncer aux traveslissemens, et oublier
la muse de Scarron pour ne consulter que la muse de Molière. 11 prendra
le succès de la Revanche de Laiizun pour ce qu'il vaut, pour une excellente
entrée de jeu, et ne négligera rien pour contenter ceux qui ont confiance
en son talent. gustave planche.
PUBLICATIONS EN ALLEMAGNE SUR LESSING.
Le mouvement des recherches sérieuses ne se ralentit pas en Allemagne.
11 semble que ce docte pays veuille se dédommager par les travaux de l'in-
telligence de l'inaction forcée à laquelle l'a condamné la politique caute-
leuse ou pusillanime de ses gouvernemens. Jamais la librairie allemande
n'a été plus riche en publications d'un ordre élevé. Les sciences viriles qui
consolent et fortifient la pensée, — la philosophie, la théologie et l'histoire,
— sont cultivées avec une persévérance et une ardeur où il y a plus que de
l'enthousiasme littéraire; on y sent le feu sacré du patriotisme.
Parmi tant de travaux si dignes d'estime, parmi tant d'œuvres et d'en-
treprises qui attestent le réveil des esprits, il faut signaler au premier rang
les études consacrées aux écrivains que l'Allemagne appelle justement ses
classiques, c'est-à-dire aux esprits supérieurs qui furent, il y a cent ans, les
promoteurs d'une littérature vraiment nationale et qui restent, en défini-
tive, les maîtres des générations survenantes. Goethe, Schiller, Herder ont
été l'objet des recherches les plus précises et des plus intelligens commen-
taires. Lessing, le premier en date dans ce groupe illustre et le chef d'une
révolution qui dure encore, ne pouvait être oublié par cette critique respec-
tueuse et féconde. C'est un heureux symptôme que le retour du public lettré
à ce vigoureux esprit, car il n'est pas de conseiller intellectuel et moral qui
puisse exercer sur nos voisins une action plus efficace. Quel bon sens !
quelle fermeté! comme il met l'intelligence en garde contre les séductions
du mysticisme! comme il inspire le sentiment de la dignité humaine!
comme il relève les âmes découragées et leur fait désirer les émotions de la
vie publique! Son exemple et ses ouvrages sont une exhortation virile.
L'Allemagne le sait, et chaque fois que sa conscience nationale est affligée
ou inquiète, on dirait qu'elle relit Lessing avec plus de reconnaissance et
d'amour. La belle édition critique des œuvres complètes de l'auteur de
Nathan donnée en 1839 par Lachmann était entièrement épuisée; un libraire
très distingué de Leipzig, M. Goeschen, qui avait déjà provoqué l'excellent
travail de Lachmann, en publie aujourd'hui une édition nouvelle, et il en
fait un véritable monument littéraire sur lequel nous nous empressons
d'appeler l'attention des esprits studieux (1).
On sait quelle était la science de Lachmann et quels services il a rendus
à la littérature de son pays. Y a-t-il beaucoup d'érudits en Europe qui
sachent pénétrer avec la même sûreté de critique, avec la même profondeur
(1) Gotthold Epraim Lessing' s sàmmtliche Schriftcn, herausgegeben von Lachmann.
Aiifs neue durchgesehen und vennehrt von Wendelin von Maltzahn, 9 volumes publiés.
Leipzig, Goeschen, 1853-1835. — Paris, Glaeser, rue Jacob, 9.
REVUE. — CHRONIQUE. 687
de science, les monumens de l'antiquité grecque et latine, les langues naïves
du moyen âge et les viriles productions du génie moderne? Lachmann était
un de ces hommes privilégiés. Je le comparerais volontiers à ce savant
humaniste, à ce docte interprète de Cicéron, qui s'est trouvé tout prêt pour
l'étude approfondie du moyen âge, et qui, chargé de présider aux travaux
des continuateurs de dom Rivet, éclaire en ce moment d'une lumière inat-
tendue l'histoire littéraire de la France au xnr siècle. Passionné pour la
poésie antique, Lachmann était initié aux idiomes germaniques du temps
des Hohenstaufen aussi intimement que les littérateurs spéciaux dont la vie
se consacre à cette seule étude, et s'il fallait apprécier les maîtres du
xvnr siècle, s'il fallait rectifier leur texte, rassembler les écrits épars de
Lessingpar exemple, c'est encore à lui qu'on s'adressait.
11 i^estait pourtant, malgré Lachmann, plus d'une découverte à faire dans
es papiers de Lessing. L'auteur de Nathan et de la Dramaturgie de Ham-
bourg est un de ces esprits ahondans qui se répandent de mille côtés à la
fois. Il a rempli son siècle, il a pris part à toutes les polémiques, il a paru
sur tous les champs de bataille. Que de pages livrées au vent ! Que de témoi-
gnages de son infatigable apostolat dispersés dans des recueils inconnus !
Un littérateur persévérant et scrupuleux, M. de Maltzahn, qui a consacré
une partie de sa vie à l'étude de Lessing, a eu le bonheur de recueillir ces
fragmens, et c'est à lui que M. Goescheu a confié l'édition nouvelle qui vient
compléter aujourd'hui le travail de Lachmann. Le Lessing de M. de Malt-
zahn aura douze volumes. Nous en avons déjà neuf sous les yeux, et nous
pouvons apprécier les intéressantes découvertes du consciencieux érudit,
comme aussi le soin et l'intelligence de l'éditeur qui est heureux d'attacher
son nom à une telle œuvre. De mâles et ingénieuses poésies, insérées dans
des recueils devenus extrêmement rares, tels que le Musicien criliqve de la
Sprée{{~i^\)), le JSouveau journal de Hambourg (1767), etc., enrichissent le
premiei' volume. Je trouve dans le second le théâtre posthume de Lessing,
complètement publié d'après le manuscrit de Breslau. M. Danzel, dans sa
biographie de Lessing publiée en 1830, avait déjà mis en lumière plusieurs
fragmens précieux. M. de Maltzahn a profité de toutes ces indications et ras-
semblé tous ces trésors. Ce sont des ébauches, des scènes écrites de verve,
quelquefois seulement un plan, un programme, un canevas rapide, ou, plus
simplement encore, le titre d'une comédie ou d'un drame. Publié pour la
première fois en 1784 par le frère du poète, M. Charles Lessing, le théâtre
posthume de l'auteur d'Emi/ia Galotti avait été singulièrement augmenté
et rectifié par les recherches de Lachmann. Il nous est restitué aujourd'hui,
grâce à M. de Maltzahn, dans sa forme définitive. Ici c'est une curieuse étude
dramatique, intitulée Jlcibiade en Perse; là, quelques scènes d'une comédie
où l'auteur raille l'inofTensif travers du vieillard qui méprise le présent et
n'a de goût que pour les choses du passé. Ces scènes sont écrites en français,
dans un français, je l'avoue, assez gauche et souvent fort incorrect; n'im-
porte, ces révélai ions ont leur prix, quand elles viennent d'un homme
tel que Lessing, et n'est-il pas curieux de voir cet esprit si allemand s'exer-
cer au dialogue de Molière? Plus loin, voici une imitation du Pseudolus de
Plante, ou de spirituelles ébauches d'après la comédie anglaise. Maintes cri-
tiques littéraires, insérées dans les recueils du temps, donnent aussi beau-
088 REVUE DES DEUX MONDES.
coup d'intérêt à cette savante publication. L'éditeur annonce pour les vo-
lumes qui suivront un ouvrage complètement inconnu jusqu'à ce jour, le
Journal de Lessing pendant son voyage en Italie, et d'importantes additions
à la Dramaturgie de Hambourg. Il suffit de signaler de telles découvertes
pour faire apprécier toute la valeur de l'édition que publie le libraire Goes-
chen; j'ajoute que la beauté de l'exécution typographique répond à l'impor-
tance des recherches littéraires. On peut relire maintenant, dans le texte le
plus pur, et le plus commodément du monde, c'est-à-dire avec le double
plaisir de l'esprit et des yeux, ces drames, ces poésies, et surtout tant de vi-
goureux manifestes, tant de féconds programmes théologiques ou littéraires
qui ont été pour l'esprit germanique le signal du réveil. Grâce à la science
de Lachmann, au zèle de M. de Maltzahn, aux soins de M. Goeschen, l'Alle-
magne a élevé un monument au promoteur de sa littérature nationale.
Puisque nous parlons de Lessing, signalons aussi l'étude que vient de lui
consacrer un habile théologien, professeur à l'université de Halle, M. Charles
Schwarz. Lessing n'était pas un théologien de profession, mais il a eu un
sentiment plus vif des fautes, des dangers, des besoins de la théologie de son
siècle, que la plupart des directeurs officiels de l'église protestante. C'est un
intéressant spectacle de voir un théologien comme M. Schwarz rendre ce té-
moignage à l'éditeur des Fragmens d\in Inconnu, à l'auteur de V Éducation
du Genre Humain. Lessing en effet, qui représentait si bien les ardentes
aspirations philosophiques de son époque, n'était pas moins attaché à la di-
gnité de la théologie. La pusillanimité, la platitude, le rationalisme vulgaire
de la plupart des théologiens du xvni*" siècle lui arrachaient des cris de co-
lère. 11 voyait là une véritable trahison. Ame puissante et généreuse, il
unissait dans sa pensée, non pas dogmaiiquement, mais d'une façon libre
et vivante, le double esprit de la philosophie et de la religion.
Il y a là tout un côté fort peu connu du rôle philosophique de Lessing
qui méritait d'être soumis à une critique attentive par un écrivain compé-
tent. Que le travail de M. Schwarz soit le bienvenu! Il n'éclaire pas seule-
ment l'histoire de la théologie allemande au xvin^ siècle, il jette aussi beau-
coup de jour sur l'état des écoles et des controverses théologiques dans
l'Allemagne d'aujourd'hui, car M. Schwarz introduit hardiment Lessing
dans notre xix* siècle, et l'amène à déclarer lui-même quel serait son rôle
au milieu des discussions présentes. Nous ne partageons pas toutes les vues
de M. Schwarz, nous ne voudrions pas souscrire à toutes ses décisions; ce
que nous approuvons sans réserve, c'est l'inspiration générale du livre,
c'est ce généreux désir d'accorder deux forces hostiles en apparence et ce-
pendant aussi nécessaires et aussi indestructibles l'une que l'autre, la liberté
philosophique et le sentiment religieux. Nous reviendrons sur le travail de
M. Schwarz et sur la grande figure de Lessing; qu'il nous suffise aujour-
d'hui d'avoir signalé aux philosophes, aux lettrés et même aux théologiens,
ces importantes publications. saint-uené taillandier.
(1) Gotthold Ephraim Lessing als Theologe dargestcllt, von C. Schwarz. Halle, Pfeffer.
V. DE Mars.
LE MORMONISME
SA VALEUR MORALE
LA SOCIETE ET LA VIE DES MORMONS. '
I. Female Life among the Mormons, London, G. Routleilge, 1 vol. iii-12, 1855. — II. The Prophels
or Mormonism itnveited, London, TiiiLner and C"., i vol. in-S» IS.'iS.
I. — QUE LE MORMOMSME NE PEOT JUSTIFIER LES OPINIONS. ANTI-RELIGIEUSES.
Je considère le mormonisme comme un des phénomènes les plus
attristans de l'époque où nous vivons. Matériellement il n'est point
dangereux, intellectuellement il n'a aucune de ces séductions qui
trompent et entraînent les âmes; mais il fait naître de vilaines et mal-
saines pensées dans l'esprit de ceux qui réfléchissent sur le passé, et
f[ peut être un argument entre les mains des impies, — j'entends par
ce mot tous ceux qui ne croient pas à la présence de l'élément divin
dans le monde, et qui pensent que l'histoire de l'humanité a un autre
sens et un autre but que le triomphe de l'idéal. Au premier abord
en effet, toutes les controverses religieuses du dernier siècle ne sem-
blent-elles pas justifiées par ce fait monstrueux? En présence de ce
(1) Nos lecteurs connaissent l'origine et l'histoire de la secte des mormons; M. Alfred
Maury l'a racontée ici avec détails et de manière à dispenser d'y revenir. ( Revue des
Deux Mondes du l^r septembre 1853.) Nous avons voulu, dans les pages qui suivent,
essayer de saisir le véritable esprit de cette secte; notre jugement pourra paraître
sévère, noiis croyons qu'il n'est qu'équitable.
TOME I. — 15 FÉVRIER 1856. 44
690 REVUE DES DEUX MONDES.
spectacle extraordinaire, des doutes naissent sur les choses qu'on
était habitué à vénérer, et jettent un nuage sur les créations reli-
gieuses et même politiques du passé. Eh quoi ! peut dire un scep-
tique, voilà un homme notoirement connu pour le dernier des mé-
créans et des coquins, un homme d'une éducation vicieuse, d'une
intelligence médiocre, d'une âme rapace et grossièrement sensuelle,
un homme qui se recommande simplement par un appétit solide, un
front d'airain, des doigts crochus et agiles, et cet homme réussit,
non pas à voler une compagnie d'actionnaires ou à inventer un moyen
subtil d'ouvrir les serrures, mais à fonder une religion et à entraîner
sur ses pas de grandes multitudes qui révèrent son nom ! Il publie
une fausse bible, on l'accepte pour vraie; il se donne pour le pro-
phète de Dieu, et il le fait croire sans trop de difficulté; il établit des
dogmes qui blessent tous les sentimens de liberté des Américains, et
il trouve des Américains pour accepter ses dogmes; il proclame la
déchéance de la femme dans un pays où elle est plus véritablement
souveraine que dans aucune contrée de l'Europe, et il se rencontre des
femmes pour venir se remettre entre ses mains ! C'est le cas ou jamais
de rouvrir son Voltaire et de rire avec lui de la sottise humaine.
Oui, le mormonisme, pour un sceptique non encore revenu des
théories du xviir siècle, peut apparaître comme la justification des
railleries et des jugemens des encyclopédistes sur les religions.
Allons plus loin, supposons que notre sceptique soit non-seulement
imbu d'idées du dernier siècle, mais frotté de théories historiques
à l'allemande. Il continuera d'argumenter ainsi. Voilà une secte qui
est fondée sur les principes les plus faux et les plus immoraux du
monde : observez Cependant comme elle parcourt le même chemin
qu'ont parcouru avant elle toutes les sectes et toutes les religions.
Un homme se présente qui se dit envoyé de Dieu, il trouve des com-
pères et des dupes; mais ces compères et- ces dupes éprouvent le
besoin de toutes les sociétés, celui de s'étendre et de prospérer :
ils se heurtent donc forcément contre les mœurs et les lois du peuj)le
d'où ils sont sortis. Alors commence la persécution. Cette persécu-
tion, ils la supportent très courageusement, ils se laissent piller et
tuer sans que leur fermeté faiblisse, et ils vont, loin des hommes,
fonder un état dans des régions qui jusqu'alors n'avaient été l'asile
que des bêtes fauves et des sauvages. Immoraux ou non, ces sec-
taires manquent-ils de la force d'âme, de la volonté, de l'intrépidité
que donnent les grandes convictions? Que leur faut-il encore pour
être des martyrs et des saints? Avec la j)ersécution commence une
nouvelle ère pour eux, l'ère légendaire. Attendez cinquante ans, et
lorsque les futurs historiens mormons vous donneront les actes de
leurs apôtres, vous verrez comment tel petit fait que vous avez lu
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 691
dans le journal apporté par le dernier paquebot aura pris de l'im-
portance, vous verrez comment le meurtre de tel misérable mor-
mon par quelque fanatique américain sera devenu merveilleux; vous
verrez comment ce sectaire ergoteur ou défiant qui a été proscrit de
la communauté sera devenu un Simon le Magicien révolté contre les
ordres de Dieu, comment ces époux chez qui le vieil homme n'était
pas éteint, et que le hierarch Brigham Young a dû publiquement
réprimander, figureront bien le couple perfide et menteur d'Ananias
et de Saphira, rebelles aux ordres de l'esprit! Des milliers de lé-
gendes rempliront l'imagination populaire; la persécution dans l'Illi-
nois, la fuite aux Montagnes-Rocheuses, l'établisseoient des saints
des derniers jours sur les bords du grand lac Salé, fourniront le
texte de récits merveilleux. Et qui sait, lorsque ces premières dupes
et ces premiers fourbes seront morts, si cette sotte croyance ne
s'épurera pas, si elle ne trouvera pas ses grands docteurs et ses
grands métaphysiciens, et si les fidèles de cette église bâtie sur les
plus vulgaires appétits ne seront pas capables alors des plus déli-
cates vertus? Grandes sont les ressources de la nature, qui sait faire
sortir un beau jour, par sa bienfaisante alchimie, une rose superbe
de chardons et d'orties en putréfaction, et grandes aussi sont les
ressources du temps, qui transforme en idéalités brillantes les gros-
sières vulgarités du passé.
Ce raisonnement peut être fait et a été fait, et j'ai même lu des
écrits tendant, non à établir cette thèse, — nos modernes sceptiques
sont trop prudens pour cela, — mais à l'insinuer. A mesure que le
temps marche et que les faits s'accumulent, — faits qui donnent
tous un démenti aux théories du dernier siècle, et qui prouvent qu'il
y a dans l'homme autre chose qu'un animal sociable^ qu'il y a en lui
le désir de destinées plus grandes que celles que pourrait lui oflTir la
constitution politique la mieux combinée, — les partisans du xvni^ siè-
cle prennent bravement leur parti de ces aberrations Immaines. Ils
n'ont plus le fanatisme révolutionnaire de leurs pères, et ce n'est
pas eux qui demanderaient à étrangler le dernier roi avec les en-
trailles du dernier prêtre. Ils vivent en très bonne intelligence avec
les prêtres et les rois. Ils vivraient sans scrupule avec les mormons
eux-mêmes. Puisqu'aussi bien l'homme est incorrigible, semblent-ils
penser, le mieux est de s'accoutumer à ses aberrations et de nous
arranger pour n'en être point gênés. C'est là qu'en est venu le fana-
tisme anti-religieux du dernier siècle, ce fanatisme qui ne voulait
souffrir dans le monde rien que lui-même, et que le simple déisme
eftarouchait! Quantum miitatus ab illo!
Je ne m'imposerai pas la tâche extravagante de justifier les choses
du passé : ce terrain est périlleux; il est cependant deux courtes ob-
692 REVUE DES DEUX MONDES.
servations que j'adresserai comme réponse à ceux qui veulent voir
dans le mormonisme la preuve matérielle et évidente que toutes les
religions ont été comme lui, dans le principe, de pures jongleries,
que toutes les sectes ont été fondées comme lui sur un mensonge,
et que le premier qui fut dieu fut un heureux imposteur.
La première est celle-ci. INous sommes tous juges des esprits et
des doctrines, et, de même que la bête est douée d'un instinct mys-
térieux qui lui fait reconnaître les plantes salubres des plantes em-
poisonnées, l'homme, créature morale, est pourvu d'un instinct spi-
rituel qui lui fait reconnaître les doctrines sensées des doctrines
absurdes, et les âmes vraies des âmes menteuses. Nous comprenons
tous , pour prendre des exemples , que Descartes est un plus grand
homme qu'Helvétius, et que Yoltaire possède tout le bon sens dont
Naigeon est dépourvu, il en est pour les choses religieuses comme
pour les choses philosophiques : il y a un certain rayon qui nous
fait discerner le vrai du faux, ce qui est fondé sur la nature de ce
qui est fondé sur le mensonge. Il est impossible de s'y tromper, à
moins d'être d'aussi mauvaise foi que le prophète des mormons lui-
même. Tout homme de bon sens sait faire la différence entre sainte
Thérèse et Marie Alacoque, entre Lavater et Gagliostro, entre Saint-
Martin et Mesmer. Est-il plus difficile de faire entre les idées la diffé-
rence que nous faisons entre les âmes, et n'est-il pas juste de dire
que la vérité des idées est toujours en rapport direct avec la véracité
de l'âme qui les professe?
Pour juger si le succès du mormonisme justifie la pensée de ceux
qui ne veulent voir dans les religions que d'heureuses fourberies,
on n'a qu'à comparer cette secte avec d'autres, avec les plus excen-
triques par exemple, avec celles qui ont le plus dévié de la tradi-
tion, telles que le swedenborgisme et le quakerisme. Parmi les per-
sonnes qui se montrent si indulgentes pour Joseph Smith, il n'en
est aucune, j'imagine, qui voulût soutenir que ce hardi charlatan ait
eu la moindre bonne foi; tout au plus pourrait-on admettre qu'à un
certain moment il s'est grisé de ses propres mensonges, que par
suite il s'est entêté et raidi contre les obstacles, et qu'il a achevé par
le fanatisme ce qu'il avait commencé par l'imposture. Il est certain
qu'après avoir examiné avec attention les diverses phases de la vie de
Smith , on est obligé d'avouer en toute impartialité qu'au terme de
sa carrière, la lutte, l'obstacle, le danger, avaient fini par lui donner
une chose qu'il n'avait pas eue d'abord, la passion. Oui, ce hâbleur
d'autrefois, ce vulgaire Gagliostro yankee, qui savait se servir de la
baguette à découvrir les sources comme l'abbé Paramele et connais-
sait les cachettes où gisaient les trésors enfouis, avait fini par prendre
un caractère à la Mahomet; mais une des plus grandes bizarreries de
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 693
la nature humaine, c'est que le fanatisme le plus violent peut très
bien s'allier à la plus complète mauvaise foi, de même qu'un certain
scepticisme de caractère peut fort bien s'accorder avec une conviction
profonde. Jamais Joseph Smith n'a été de bonne foi, pas plus à la fin
qu'au commencement de sa carrière, pas plus à l'époque où il fut
devenu fanatique qu'à l'époque où il n'était qu'un simple vagabond.
Smith a trouvé des défenseurs indulgens en dehors de son église,
et cependant il ne s'en trouverait pas un qui voulût se porter garant
de sa bonne foi. Quel est au contraire celui de ces mêmes critiques
indulgens qui oserait attaquer la sincérité d'Emmanuel Sweden-
borg? Il a eu trop de visions, j'en conviens, les anges lui ont parlé
trop souvent, et surtout lui ont trop parlé en style biblique, comme
s'ils n'avaient pour s'exprimer que les éternelles métaphores avec
lesquelles ils se sont jadis fait comprendre aux pasteurs de Judée
et aux prophètes. C'est une question à débattre, je l'accorde, que
celle de savoir si Swedenborg fut plutôt un illuminé qu'un inspiré,
un visionnaire dominé et comme conquis par la double puissance
de connaissances scientifiques très étendues et de sentimens reli-
gieux très nombreux et très profonds. Oui, Swedenborg, je l'accorde
encore, manque d'une certaine naïveté et d'une certaine simplicité
de pensée qui est naturelle à tous les inspirés et à tous les prophètes.
Il ne voit pas assez une seule chose et il en voit trop, il n'a pas un
seul message à annoncer aux hommes, il en a mille, et cette grande
variété d'idées nuit à l'ensemble général de son œuvre. On en vient
à douter, après l'avoir lu, que cet homme ait jamais eu en réalité une
mission à accomplir; mais ce dont on ne peut douter, c'est sa sincé-
rité. Et quelle grandeur intellectuelle, quelle profondeur métaphy-
sique, quelle connaissance du surnaturel, quelle poésie mystique,
quelles nobles passions sont renfermées dans ses formules algébri-
ques, dans ses métaphores bibliques! Ce n'est plus là un vulgaire
fatras de fables sans beauté ni grâce, mal cousues les unes aux autres,
et de dogmes hurlant de se trouver ensemble. Quant au quakerisme,
pas plus que le swedenborgisme, il n'est fait pour justifier Joseph
Smith et sa secte. Tant de bonne foi, tant de charité réellement chré-
tienne n'ont rien à démêler avec la duplicité bien connue et l'humeur
querelleuse et intolérante (les Anglais disent mieux, pugnacious) des
mormons. La bonne foi de George Fox ne peut être mise en doute,
et il y a dans l'histoire peu de spectacles plus touchans que celui
de ce pauvre homme venant déclarer à ses frères que l'homme ne
doit pas mentir, qu'une conscience vraie est le temple de l'esprit
saint, qu'il ne faut point dire raca à son semblable et qu'au lieu de
s'entr' égorger comme des bêtes fauves, les chrétiens feraient beau-
coup mieux de s'entr aider, et d'appeler par la prière la bénédiction
REVUE DES DEUX MONDE?,
de Dieu plutôt que de solliciter la connaissance des stratagèmes
du diable pour se nuire dans ce monde d'abord, et se damner dans
l'autre ensuite.
Il y a encore une autre raison qui donne tort aux logiciens malen-
contreux qui voudraient se prévaloir de l'existence du mormo-nisme
pour écraser toutes les sectes et même toutes les religions sous l'ac-
cusation de mensonge et d'hypocrisie. Toute secte possède au moins
une idée originale qui la sépare des autres, et en vertu de laquelle
elle existe. Cette idée originale est non-seulement sa raison d'être,
mais son excuse, sa justification, la preuve de sa sincérité. L'exis-
tence d'une secte ne signifie généralement autre chose que ceci :
c'est qu'il s'est rencontré un homme doué d'un grand enthousiasme
moral dont une certaine idée s'est emparée plus puissamment qu'elle
ne l'avait encore fait. Cette idée a agi sur son esprit avec une vio-
lence qui n'a pas permis à cet homme de se taire plus longtemps;
elle a pris dans son intelligence une extension excessive, peut-être
exagérée , mais en tout cas prépondérante , et elle est devenue
pour lui le centre du monde moral. La manifestation claire, lumi-
neuse, violente de cette idée, que les autres hommes n'aperçoivent
qu'obscurément et comme cachée sous les ombres de leurs passions,
de leurs intérêts, ou d'autres idées qu'ils ont appris à honorer davan-
tage, constitue ce que le sectaire appelle sa mission, le message di-
vin qu'il est tenu de révéler au monde. Maintenant peu importe ce
que cette idée traîne après elle, les corollaires ridicules que la logi-
que peut en tirer, les couleurs fausses et passagères dont elle s'affu-
ble, le jargon bizarre et prétentieux dans lequel elle s'exprime, les
cérémonies inutiles et les symboles toujours imparfaits par lesquels
elle essaie de se rendre matériellement visible et tangible : tout cela
est périssable, et le temps en fait justice; mais celui qui étudie l'his-
toire de telle ou telle secte reconnaît tout de suite sous cet attirail
compliqué, sous cet amas confus de pratiques, de cérémonies, de
prières et même de dogmes, l'idée qui fait l'âme de cette secte, idée
qui est toujours grande, forte et simple. Ainsi donc, au fond de la
religion la plus complexe, il y a toujours une idée principale, pré-
pondérante, unique, d'où toutes les autres idées particulières décou-
lent. Les fidèles peuvent s'y tromper quelquefois grossièrement eux-
mêmes, prendre l'accessoire pour le principal, et s'attacher à un
détail au détriment de l'ensemble : celui qui a l'habitude des choses
morales ne s'y trompe pas. Or le prophète des mormons, homme
habile, mais métaphysicien peu solide, ne semble pas s'être douté de
cette vérité, qu'une religion doit contenir une idée principale d'où
toutes les autres découlent. Il a cru qu'il suffisait, pour former
une religion, d'unir ensemble tant bien que mal des dogmes et des
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 695
pratiques déjà connus. En vérité, la conception de Smith n'a pas
plus de valeur que n'en ont les combinaisons de la loterie. Placez
toutes les idées religieuses et philosophiques dans une urne; laissez
au sort le soin de prononcer et de former un assemblage quel-
conque que vous décorerez du nom de système; puis voyez quelles
idées sont sorties, lisez les bulletins : anthropomorphisme, baptême
par immersion, négation du péché originel, dogme de la rédemp-
tion, établissement de la dime, polygamie, imposition des mains, etc.
Tel est le procédé de Joseph Smith pour créer une rehgion; il l'a
fabriquée comme Bridoie jugeait les procès, par le sort des dés.
Quelle est l'idée morale principale du mormonisme, l'idée mère de
toutes les autres? Je déclare qu'avec la meilleure foi du monde, je n'ai
pas pu la découvrir. Celle-ci a-t-elle plus d'importance que celle-là,
ou réciproquement? Très subtil sera celui qui pourra résoudre cette
question. En réalité, il n'y en a aucune qui soit plus importante
qu'une autre; mais il en fallait un certain nombre pour former une
religion, et Smith, qui connaissait au moins cette nécessité arithmé-
tique, s'y est conformé : il a pris de toutes mains, — aux baptistes
leur pratique du baptême, aux irvingiens leur croyance à la prophétie
et à l'imposition des mains, aux sectes innombrables de l'Amérique
leur croyance au mUlenium, aux méthodistes mêmes leur croyance
à l'efficacité des pratiques religieuses, à la Bible l'organisation théo-
cratique, au Koran la polygamie, enfin à certaines idées grossières
qui courent l'Amérique, et qui ont toujours trouvé une certaine faveur
parmi les populations ignorantes des races germaniques, la forme
anthropomorphique sous laquelle les mormons conçoivent Dieu.
Ainsi rien d'intellectuel dans le sens strict du mot ne se rencontre
dans la secte des mormons. Il s'en faut bien cependant que cette
secte soit sans valeur. L'originalité qui lui manque métaphysique-
ment, elle la possède politiquement. Puisqu'ils n'ont rien énoncé
de nouveau en religion, quelle est donc la base sur laquelle les
mormons se sont constitués comme secte? car enfin il doit en
exister une, quelque grossière et vulgaire qu'elle soit. Cette base
existe en effet : c'est d'une part l'idée singulière d'une révélation
faite spécialement pour l'Amérique, d'autre part l'exclusion des
gentils. C'est cette espèce de mahométisme chrétien qui constitue
l'originalité et la force de la secte dont nous nous occupons. Nous
aurons occasion d'y revenir en parlant des persécutions que les
mormons ont eu à souffrir de la part des Américains, et qui se ratta-
chent étroitement au caractère de cette secte, que les rudes Yankees
ont deviné d'instinct.
696 REVUE DES DEUX MONDES.
II. — CARACTÈRE DE SMITH^ CE QU'iL REPRÉSENTE) POURQUOI
IL A RÉUSSI. — SES DISCIPLES.
Un fait infiniment curieux et original, c'est que la secte a hérité
directement du caractère même de son fondateur. Tel prophète,
tels disciples. Ce fait n'aurait rien d'extraordinaire, si Smith eût
été un Moïse ou un Mahomet, c'est-à-dire un de ces hommes qui
sont comme le résumé de toute une race, dont l'âme vaste et pro-
fonde exprime d'une manière claire, grande et éternelle les pensées
que leurs compatriotes n'avaient jamais senties que confusément, et
devient le moule idéal où s'arrête et se précise cette lave morale des
passions, des instincts et des sentimens de tout un peuple, qui
auparavant flottait indécise et au hasard. Que de tels hommes im-
priment à leur nation un caractère ineffaçable, rien n'est plus facile
à comprendre, car ils sont le résumé le plus éclatant de leur na-
tion, qui se reconnaît en eux et qui instinctivement fait effort pour
ressembler à cette image parfaite d'elle-même. Ce ne sont donc pas
seulement les vérités morales enseignées par de tels hommes que les
peuples retiennent, c'est l'accent avec lequel ils les prononcent et le
geste dont ils les accompagnent. En un mot, ils retiennent tout de
leur prophète, l'âme et le caractère, les pensées et le corps que re-
vêtaient ces pensées. Ici toutefois, dans le cas particulier à Smith, le
fait présente quelque chose de réellement inexplicable! Smith n'avait
aucune vérité à exprimer, il n'avait aucun caractère moral digne
d'attention. Sa personne n'avait rien de saisissant, les mensonges
qu'il débitait, il les débitait mal, sans éloquence véritable, sans
images, sans aucun génie. Il n'avait aucune de ces qualités qui par-
lent à l'imagination des masses. Eh bien ! miracle très digne d'atten-
tion, cet homme d'une telle pauvreté morale qu'il n'avait pour ainsi
dire rien à donner à ses coreligionnaires, cet homme qui n'avait à
son service qu'un front d'airain et une volonté très forte, c'est-à-
dire les qualités et les défauts les plus individuels et les moins sym-
pathiques, cet homme a imprimé à sa secte son cachet ! Joseph Smith
vit tout entier dans son peuple : les qualités qu'il avait, ce peuple
les a; les défauts qu'il possédait, il les possède. Smith n'avait rien
à' intellectuel, sa secte n'a rien à' intellectuel non plus, et ne s'élève
pas, sous le rapport du talent, au-dessus de la moyenne la plus mé-
diocre. Smith avait cette espèce de dévouement égoïste que donne
la pratique de l'association, les mormons l'ont au plus haut degré.
Smith avait une force de volonté réellement très remarquable , ce
n'est point la volonté qui fait défaut à ses disciples. Smith mentait
avec la fermeté d'un homme qui a compris qu'un des moyens de
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 697
convaincre était d'avoir le dernier mot dans toute discussion, et de
ne jamais reculer, même devant l'absurde : rien n'égale le sang-froid,
l'aplomb inébranlable avec lequel ses successeurs débitent les bali-
vernes inventées par leur maître. Smith, très patient enfin, avait des
éclats de colère très redoutables, il était doué d'une humeur absolu-
ment intraitable : cette particularité se rencontre dans sa secte au
plus haut degré. Le mormon est un être indomptable, et les éclats de
colère qu'on prête à Brigham Young dans ses derniers démêlés avec
le gouvernement fédéral sont réellement dignes de Smith lui-même.
Smith n'était donc pas un homme ordinaire. Là-dessus les avis
sont partagés. Les uns représentent le prophète comme un person-
nage absolument stupide; les autres le regardent comme un faux
prophète, mais comme un homme qui avait en lui une étincelle de
génie. Je crois que tout esprit éclairé, après avoir considéré avec
attention la suite des actions de Smith, avouera qu'il n'était pas ef-
fectivement dépourvu de talent; seulement ce talent était d'un ordre
inférieur, et ne pouvait trouver à s'exercer que sur des personnes
d'un ordre également inférieur. L'auteur du livre récemment publié,
les Prophètes ou le Mormonisme dévoilé, parle de Smith avec horreur,
mais avec respect. Il le venge des accusations de stupidité qui ont été
portées contre lai, et les preuves assez curieuses qu'il donne à l'ap-
pui de son assertion valent la peine d'être citées. « L'idiot vit où a
vécu son père, mange ce qu'on lui donne, meurt et est oublié, tandis
que cet homme, qu'on a accusé faussement d'ignorance et d'imbécil-
lité, n'a jamais résidé à la même place deux mois de suite; il est allé
où personne n'aurait voulu aller, et, méprisant les vieux sentiers que
d'innombrables millions d'hommes avaient parcourus sans murmu-
rer, en a ouvert un nouveau où il a conduit à sa suite des milliers
de créatures vivantes; il est mort et ne sera jamais oublié, car le
livre de l'histoire contient une page signée de son nom, et l'écusson
de l'Amérique porte la marque de ses forfaits. » Voilà un plaidoyer
tout à fait à l'américaine. Ainsi l'homme de génie est celui qui n'aime
pas la vie sédentaire, et l'idiot, celui qui n'abandonne pas le foyer
paternel. L'homme de génie est celui qui invente du nouveau, fût-il
absurde et mensonger, et l'idiot, celui qui reste attaché à la tradi-
tion. Un tel plaidoyer ne pouvait sortir que d'une plume yankee. ïl
doit y avoir d'autres raisons à donner en faveur de Smith.
Ainsi que nous l'avons dit, il ne manquait pas d'un certain talent
grossier, propre à éblouir les ignorans. Ses ennemis reconnaissent
eux-mêmes qu'il était doué de certaines facultés de séduction, qu'il
exerçait impitoyablement (c'est le mot) sur tous les esprits faibles
qu'il rencontrait sur sa route. Boiteux d'intelligence, bossus de ju-
gement, perclus de sens moral, étaient facilement ses dupes, et il leur
698 REVUE DES DEUX MONDES.
faisait rendre avec habileté tout ce qu'ils pouvaient donner. Rien n'est
curieux comme l'empire qu'il a exercé sur certaines de ses dupes.
Un de ses premiers disciples fut un vieil avare nommé Martin Harris;
on ne lui avait jamais connu d'autre passion que l'avarice, et elle
était d'autant plus forte chez lui qu'elle y était à l'état d'instinct,
sans être contrebalancée par aucune faculté intellectuelle. Lui de-
mander de sacrifier son avarice était aussi difficile que de demander à
labêtefauve de lâcher sa proie. Smith accomplitce miracle. Unexemple
plus remarquable de cette sorte de fascination fut la conversion qu'il
opéra sur SidneyRigdon. Sidney Rigdon, homme d'un caractère faible
et turbulent, était le eompère de Smith, et quelque borné que fût
son jugement, il ne manquait cependant pas d'instruction. Si quel-
qu'un a été le complice de Smith, c'est bien lui; c'est lui qui avait
indiqué à Smith le manuscrit de Spaulding, qui devint le Livre de
Mormon. Il avait assisté pour ainsi dire jour par jour à l'édification
de cette énorme imposture, il devait connaître en conséquence toutes
les ressources de mensonge que contenait l'esprit de Smith; eh bien!
le complice fut la dupe du charlatan. Sidney Rigdon paraît avoir été
aussi convaincu que les autres disciples de la visite de l'ange à
Smith. La femme de Smith, Emma Haie, qui avait résisté aux prédi-
cations de son mari, et qui passait pour une personne de bon sens,
finit par être persuadée de la mission du prophète. Dans toutes les
occasions où il s'est rencontré en face de masses ignorantes et fana-
tiques, et où il a pu exercer ses pouvoirs de persuasion avant les vio-
lences et les engagemens à main armée, Smith a fait battre ses ad-
versaires en retraite. Ce qui prouve bien qu'il n'était pas un idiot,
Comme le prétendent ses ennemis trop passionnés, c'est qu'il savait
parler le langage qui convenait au public auquel il avait affaire, et
qu'il s'entendait à le varier selon l'occasion. Dans les momens de
danger, il savait donner juste la note du moment aussi bien que le
plus habile orateur. Je ne sais en vérité si le fameux mot de Mira-
beau à M. de Dreux-Brézé, mot qui peut-être sauva l'assemblée con-
stituante, vint plus juste à son moment qu'une certaine apostrophe
de Smith à la multitude déchaînée autour de lui. C'était au commen-
cement de sa prédication; les visites de l'ange à Smith avaient fait
du bruit, et ses voisins, qu'il catéchisait, l'entouraient en l'accablant
d'injures. « Toi, vagabond, tu as reçu les visites d'un ange! lui di-
saient-ils. Nous te connaissons, faussaii'e; parle un peu de la bible
d'or, voleur! Un charmant interprète en vérité que Dieu a choisi en
toi! » La réponse qu'on prête à Smith fut hardie, éloquente et déci-
sive. « Eh ! qui vous a faits juges, faibles mortels, des actions de votre
Créateur? Le grand Dieu voit le cœur de tous les hommes, et s'il a
voulu choisir un pécheur pour annoncer sa parole, vous élèverez-
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 699
VOUS contre lui? Si Dieu a oublié les péchés et purifié l'âme du pé-
cheur de telle sorte qu'il l'a jugé digne de converser avec lui, con-
vient-il à des créatures humaines de se détourner avec mépris de
celui que le Créateur a sanctifié? »
Tel était donc Smith : ce n'était ni un esprit distingué ni un homme
moral; mais c'était l'homme fait pour commander à tous ceux qui ne
sont ni intelligens, ni moraux, et qui ne sont pas capables de le de-
venir jamais. Il est peu intéressant, mais il tient sa place dans l'his-
toire naturelle de l'homme, et il mérite à ce titre d'être étudié. Ce
n'était pas un sot, et pourtant ce n'était pas ce qu'on peut appeler
un homme intelligent; c'était un charlatan et un imposteur, et ce
n'était cependant pas un scélérat. Qu'était-il donc? Eh! mon Dieu,
c'était tout simplement un infirme doué par occasion de certaines
qualités qui le rendaient propre à commander à ses frères en infir-
mité. C'était le borgne roi du pays des aveugles, le boiteux roi du
pays des culs-de-jatte; pour nous résumer d'un seul mot, Smith a été
au xix^ siècle le représentant des parias de la nature. La nature a
en effet, comme la société, ses parias et ses déshérités, qui naissent
moralement perclus, idiots, serviles, pauvres créatures pour les-
quelles Y aima mater semble n'avoir rien voulu faire, qu'elle a conçues
dans une heure de dégoût et mises au monde avec haine et honte
d'elle-même. Leur sort est irrémédiable. Ces êtres sont nés réelle-
ment parias, et aucune force humaine ne peut les arracher à leur
condition. Le genre humain se retire d'eux instinctivement; les
méchans leurs disent raca sur tous les tons, depuis celui de l'ironie
polie jusqu'à celui de la grossière insolence; les doux s'en éloignent
par pitié, par ennui et par répulsion naturelle. Il ne reste à ces mal-
heureux, qui la plupart du temps n'ont aucun sentiment vrai des
choses, que le sentiment de leur abaissement, qui est d'autant plus
vif que c'est le seul qui vibre en eux. Délaissés, abandonnés, con-
damnés sans qu'ils soient coupables et par l'unique effet d'une fan-
taisie cruelle de la nature, ils nourrissent contre leurs semblables une
haine pleine d'amertume et trop facile à expliquer. Néanmoins ces
malheureux ne restent pas toujours sans vengeurs. De temps à autre
il se rencontre un homme aussi infirme qu'eux, mais qui se trouve
doué par hasard de certaines facultés de ruse, d'opiniâtreté, de tur-
bulence, qui le rendent capable d'action, et cet homme devient alors
un chien enragé qui a le pouvoir de communiquer son venin à ses con-
frères en infirmité. Quelquefois aussi c'estun/Vfmcwiîïow éclopé, ca-
pable d'être roi de Thune ou empereur de Galilée, qui enrégimente
ses bandes d'idiots en belles compagnies de malingreux et de sabou-
leux. Dans l'un et l'autre cas, c'est un homme fort redoutable, car
dans le premier cet homme s'appelle M. le docteur Jean-Paul Marat
700 REVUE DES DEUX MONDES.
de Neufchâtel, et dans le second le citoyen Joseph Smith de Windsor,
état de Vermont.
Nous venons d'indiquer la vraie nature de Smith et les vrais sen-
timens qui l'ont fait agir; tel est le levier qui a fait sa force, l'aimant
qui a réuni un peuple autour de lui. Quoi que Smith ait pu penser dans
la suite de sa vie, cet instinct de vengeance l'a animé au commence-
ment, il a été le principe d'où ont découlé ses actions et ses men-
songes. — Oui, moi Smith le déshérité, Smith le vagabond, Smith
sans un dollar, Smith sur lequel crachent en passant tous les heu-
reux de ce monde, je serai quelque chose, et je vous ferai tous trem-
bler, fiers bourgeois, riches marchands, puissans planteurs, éloquens
ministres de l'Évangile, fermiers heureux et propriétaires, rusés po-
litiques, gras membres du congrès, et je prendrai le plus que je
pourrai de tout ce qui vous appartient. Oui, j'enlèverai sans scrupule,
lorsque je le pourrai, vos femmes, vos filles, votre argent, et, lors-
que cela sera nécessaire, votre vie. — Animé de ces passions, il a
parlé, et tous ceux qui lui ressemblaient par nature se sont réunis
autour de lui. Tous les pauvres diables des États-Unis l'ont accepté
pour prophète, et il est remarquable que tous les pauvres diables
de l'émigration en ont fait et en font autant. L'originalité de cette
secte, c'est qu'elle est essentiellement la secte des malheureux. Bien
plus que les doctrines socialistes, doctrines alambiquées, fruit d'une
analyse pervertie ou excessive, mais philosophique en définitive, le
mormonisme est la doctrine de ce qu'on peut appeler les parias de
la nature. La secte a ce caractère, et, quels que soient les change-
mens qui surviennent, elle le gardera.
Ce roi des parias avait donc devant lui une masse. Pour la sou-
lever, il lui fallait un levier. Il ne pouvait en trouver un convenable
à ses desseins dans une société régulièrement organisée. Il essaya
d'en inventer un, et comme son intelligence n'était pas à la hauteur
de son ambition, et que son imagination était moins puissante que
son ressentiment, il accoucha de ce monstre de confusion qui s'ap-
pelle le mormonisme. De ce défaut inné d'intelligence résulte la vul-
garité qui domine dans la personne et dans la vie de Joseph Smith.
Les existences agitées ont généralement quelque chose de drama-
tique, et qui parle à l'imagination; jamais existence cependant ne
fut plus agitée et en même temps plus vulgaire que celle de Smith.
Il n'y a aucune poésie dans les actions de ce malheureux. Il com-
mence, comme Gagliostro, par des escroqueries merveilleuses, et
continue comme lui par la fabrication d'une espèce de religion où le
surnaturel est employé à couvrir les intérêts les plus grossiers et les
convoitises les plus immondes. Cependant les mensonges du célèbre
charlatan du dernier siècle avaient quelque chose d'italien et par
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 701
conséquent d'imaginatif; ses hâbleries volaient à travers l'Europe
comme les oiseaux au langage séducteur des contes d'Orient. Les
mensonges de Smith au contraire ont quelque chose de lourd, d'in-
forme ; ils ne volent pas, ils se traînent comme de gros oiseaux rus-
tiques dans la basse -cour d'une ferme. D'ordinaire les prophètes
vivent pauvres, et meurent sans avoir participé en rien aux bonnes
choses de ce monde. Smith est, je crois, le premier qui ait fait ban-
queroute. Les persécutions qu'il a endurées ont, chose caractéris-
tique , cette même apparence vulgaire : les combats de ses disciples
avec les Américains ne sont pas plus poétiques que les batailles des
rustres dans un champ de foire.
Il est vrai de dire, pour être juste, que ce n'est pas entièrement
la faute de Smith si sa vie a cet air de vulgarité ; l'esprit du peuple
au milieu duquel il vivait y contribue pour sa part. Le génie positif
et gouailleur des Yankees n'était point propre à prêter à ses persé-
cutions beaucoup de poésie. Les mormons n'avaient pas aflaire en
eux à des Juifs ardens et sérieux, se préparante l'extermination par
l'invocation du Dieu des batailles, ni à des chevaliers bardés de fer,
conduits par des moines pittoresquement encapuchonnés et le cru-
cifix à la main. Ils ne rencontraient devant eux ni un mystérieux
saint-office ayant à sa disposition les lugubres fantasmagories des
prisons, des tribunaux secrets et des auto-da-fés, ni des soldats
espagnols massacrant leurs ennemis sous l'étendard de la Vierge,
en égrenant dévotement leur chapelet, ni même ces anciens puri-
tains, fondateurs des colonies américaines, qui firent jadis, avec une
conviction si austère, brûler tant de sorcières, fouetter tant de qua-
kers et marquer au front tant de femmes adultères. Les Yankees
n'étaient point des persécuteurs aussi poétiques, et ils étaient inca-
pables de prêter au martyrologe mormon aucun élément de légende.
Lorsque la persécution devenait sérieuse, elle ne dépassait pas le de-
gré d'émotion qui accompagne une émeute mesquine dans nos rues
ou une grande bataille rangée entre deux partisans mexicains, chefs
de deux puissantes armées de trois à quatre cents hommes; mais avant
d'en venir à cette extrémité, la persécution passait par diverses phases
d'espièglerie, toutes prêtant plus au rire qu'aux sentimens solen-
nels de la pitié et de l'admiration. Les mormons bai^tisaient par im-
mersion dans les ruisseaux des localités où ils se trouvaient: les
Yankees jugeaient bon d'accompagner la cérémonie de danses gro-
tesques et de sérénades exécutées sur des chaudrons et des poêles
à frire. Pour éviter le retour de pareils scandales, les saints prenaient
la résolution de ne baptiser que la nuit; les Yankees transportaient
à l'endroit où s'accomplissait le baptême toutes sortes de charognes
et d'ordures, si bien que, lorsque les confians mormons arrivaient
702 REVUE DES DEUX MONDES.
pour conférer le sacrement qui enlève toutes les souillures, ils péné-
traient jusqu'aux genoux dans une boue liquide que la plume sans
scrupules d'un Voltaire oserait seule nommer. Une autre fois, ils
voyaient des lumières innombrables s'allumer autour d'eux et des
yeux enflammés les regarder sous le feuillage : c'étaient des gamins
qui avaient illuminé des gourdes. Les plaisanteries étaient souvent
plus sérieuses. Ainsi il n'était pas rare qu'un mormon fût engou-
dronné, emplumé, et monté sur un âne la tête tournée du côté de
la queue. Si l'on était en hiver, on creusait un trou dans la glace,
et on faisait prendre un bain russe à l'apôtre, ou bien on le roulait
dans la neige jusqu'à ce qu'il présentât une image assez complète
du globe terrestre. Les frères étaient-ils rassemblés en prières, on
voyait tomber par la fenêtre un ballon enflammé qui éclatait au mi-
lieu de l'appartement avec une détonation terrible, et accouchait
en crevant d'une multitude de fusées et de pétards qui s'en allaient
sifflant dans toutes les directions. Ces vexations étaient continuelles.
S'il est vrai que parfois les mormons aient volé les poules et les mou-
tons de leurs voisins, ces derniers le leur rendaient bien. Dans tout
cela, il n'y a, comme on le voit, rien de bien poétique, et il a fallu la
tragédie de Nauvoo pour donner à la secte une espèce de consécra-
tion et d'auréole de martyre.
Nous croyons avoir expliqué avec impartialité les qualités et les
défauts de Smith; nous voudrions rendre encore plus sensibles au
lecteur nos observations, et nous trouvons justement dans les livres
publiés sur le mormonisme plusieurs épisodes qui servent à illustrer
d'une manière assez frappante le caractère de Smith. Parlons d'abord
du charlatan. Smith avait le don des miracles, et il est le seal de sa
secte qui l'ait eu. Il ne l'a pas transmis à ses successeurs, sans doute
afin qu'on sût que de même qu'il n'y a qu'un Dieu, il n'y a eu et il
n'y aura sur la terre qu'un Joseph Smith. Nous empruntons le récit
d'un miracle de Smith au curieux livre intitulé la Vie des Femmes
chez les Mormons, publié récemment par une dame de Boston, femme
non spirituelle, paraît-il, d'un ministre {elder) mormon. La scène,
à quelques incidens près, ressemble à une séance de magnétisme;
toutefois elle a cet intérêt qui s'attache à toutes les scènes où le
surnaturel vrai ou supposé est en jeu. Smith va ressusciter une jeune
fille morte.
H Smith commença à parler, et alors le plus complet silence s'établit. Son
discours roula sur la nature des miracles et la promesse faite par le Christ
à ses disciples que des pouvoirs miraculeux leur seraient continués jusqu'à
la fin du monde. J'observai qu'il citait beaucoup plus souvent les Écritures
hébraïques que le Livre de Mormon, et j'en fis la remarque à mistress Bradish.
« — Il n'y a rien d'extraordinaire, me répondit-elle, puisque la plupart
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 703
des choses qui se trouvent dans l'une des deux bibles se trouvent également
dans l'autre. Elles concordent parfaitement, grâce à nos interprétations.»
« Le sermon fut très court, afin qu'on eût plus de temps à donner aux mi-
racles. Lorsqu'il fut fini, la lumière fut retirée du pupitre et placée en face.
Smith s'agenouilla; les fidèles suivirent son exemple, et tous restèrent quelque
temps silencieusement en prières. Enfin il se leva, mais les autres continuè-
rent à rester agenouillés. Après un silence de quelques instans, il prononça
ces mots solennels : « Voilà la parole que je vous donne, a dit le Seigneur;
vous serez délivrés de la mort, qui est le pouvoir du diable, du chagrin et
des larmes. C'est pourquoi en vertu du pouvoir de l'esprit, je vous commande
d'apporter votre mort. »
«Le profond silence qui suivit ses paroles parlait singulièrement à l'ima-
gination. La porte s'ouvrit lentement, et deux hommes entrèrent portant
un cadavre : c'était le corps d'une jeune et belle femme enveloppée des blancs
habits de la mort. Oh! quel aspect effrayant et quel air de fantôme elle avait
dans ce crépuscule lumineux dû à la demi-clarté qui régnait dans l'apparte-
ment ! Les membres étaient raides et froids, les yeux et la bouche à demi
ouverts; l'attitude générale était celle de la mort. Les porteurs la déposèrent
sur le pupitre. Smith se tourna vers eux en leur lançant un regard que je
ne pus pénétrer. Ward se tenait à côté de lui, et je m'aperçus qu'il jetait sou-
vent les yeux de mon côté.
« — A qui appartient cette enfant? dit Smith.
« — A moi, dit solennellement un des deux hommes.
« — Est-elle morte subitement?
« — Oui.
« — Quand ?
« — Cette après-midi.
« — As-tu la foi?
« — J'ai la foi, dit l'homme avec force. Soutiens -moi contre les défail-
lances.
« — Cette enfant avait-elle la foi?
« — Elle l'avait.
« — C'est bien. Ton enfant te sera rendue.
« On entendit alors un faible cri, et une femme qui, ainsi que je pus m'en
convaincre dans la suite, était bien réellement la mère de la morte, s'avança
et se précipita aux pieds de Smith.
« — Ressuscite mon enfant, cria-t-elle passionnément; elle était trop
jeune, trop bonne, trop belle pour mourir. Ressuscite mon enfant, et je
t'adorerai jusqu'à la fin de mes jours.
« — Femme, je l'ai dit, répliqua- t-il. Ensuite, se tournant vers la compa-
gnie, il dit : Que quelques-unes des sœurs surveillent cette femme. Elle ne
doit pas se mêler à ce qui va se passer.
« Mistress Bradish s'avança, et, relevant la femme, l'emmena, et la fit as-
seoir.
« — Que les croyans se lèvent, dit Smith, et entonnent le chant de VJl-
lehiia !
« Un moment après, le chant commença, bas d'abord, mais s'élevant par
704 REYUE DES DEUX MONDES.
degrés à mesure que l'enthousiasme montait et que le fanatisme de l'assem-
Llée s'exaltait.
Lorsque Nephi sortit de la Palestine,
Et que Téhi vint du pays des païens,
Le grand et puissant Océan recula devant eux;
Les montagnes s'enfuirent au loin.
Les collines s'enfoncèrent dans les lacs,
Et les fleuves furent desséchés.
Alors la vie fut arrachée à la mort,
Et les âmes rappelées du tombeau
Par la toute-puissance de la foi.
Alléluia!
Et il en sera encore ainsi.
Alléluia!
A ce moment même nos yeux contemplent ce miracle.
Alléluia!
Le pâle et froid cadavre se réveille,
Alléluia!
La force revient à ses membres.
Alléluia !
Nous la reverrons encore telle que nous l'avons vue.
Alléluia !
Dans l'orgueil et la beauté de la vie.
Alléluia !
Le funèbre linceul ne recouvrira plus son sein.
Alléluia !
Il opère, il opère, le pouvoir du Tout-Puissant,
Alléluia!
Il a entendu la voix de son serviteur et de son apôtre.
Alléluia !
Il a arrêté à sa prière le pouvoir de la mort.
Alléluia !
Gomme il l'arrêta jadis à la prière de Moïse et d'Elisée,
Alléluia !
Comme il l'arrêta à la prière du Christ et de Saul de Tarse,
Alléluia!
«Cependant cette scène était trop puissamment intéressante et trop absor-
bante pour permettre aux clian leurs de continuer longtemps. Les voix s'ar-
rêtèrent l'une après l'autre, et un silence complet enveloppa de nouveau
l'assemblée entière. Smith pendant ce temps-là se tenait aux côtés de la
morte. Il pressa et frappa la tête, souffla dans la bouche, frotta les mem-
bres refroidis, en disant d'un son de voix profond et sourd : « Revis, jeune
femme. Que la vue revienne à tes yeux maintenant obscurcis, et la force à
tes membres maintenant épuisés! Que la vie, la vigueur et le mouvement
reviennent dans ce corps éteint ! »
« Alors il y eut chez la morte un petit mouvement des muscles, les yeux
s'ouvrirent et se fermèrent, les bras s'étendirent et revinrent d'eux-mêmes
sur la poitrine, et enfin le corps se leva. L'effet de cette scène sur l'assem-
blée fut électrique. La mère fut prise de violentes convulsions. Plusieurs
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 705
femmes criaient, d'autres sanglotaient. Mistress Bradish tremblait violem-
ment, et que dirai-je de moi-même? J'étais là, immobile, abasourdie, hébé-
tée; toutes mes facultés de raisonner se trouvaient absentes et me laissaient
en proie à ma stupeur. Une voix chuchota à mon oreille : — Crois-tu main-
tenant?
« Je me retournai; c'était M. Ward. — Je suis étonnée, sinon convaincue,
répondis-je.
« — Vous avez vu les morts rappelés à la vie. Regardez, elle parle et
marche.
« Je regardai : c'était en effet la vérité. Elle était descendue de la table,
et, revêtue de son linceul, faisait le tour de la chambre appuyée sur le bras
de Smith. Oh! comment exprimer ce que je sentis lorsqu'elle s'approcha de
moi, cette terreur &t ce respect qui s'attachaient à la présence d'une per-
sonne qui avait goûté le mystère de la mort et avait été arrachée aux mains
du roi des terreurs, qui par expérience avait connu le terrible combat avec
le dernier et puissant ennemi? Cependant il n'y avait plus en elle trace de
la mort. Ses joues regorgeaient de vie et de santé, ses yeux étincelaient
d'animation, et ses formes parfaites et voluptueuses contrastaient étrange-
ment avec ses vêtemens funèbres. Elle sortit en compagnie d'une des sœurs
pour changer de vêtemens, tandis que Smith reprenait sa première place
au bout de l'appartement. »
Cette scène prouve que Smith connaissait au moins l'art de parler
à l'imaguiation des ignorans. Il ne négligeait aucun des moyens
qui peuvent faire illusion sur les sens; l'érection du temple bizarre
et gigantesque de Nauvoo en est la preuve. Lorsque, sur la fin de sa
vie, il eut fondé sa milice guerrière bibliquement nommée la com-
pagnie des frères de Gédéon, il aimait à passer des revues, à montrer
des cavalcades à son peuple, et il avait soin qu'elles fussent les plus
brillantes possible. Rien n'y manquait, ni étendards, ni musique, et
le prophète se donnait lui-même en spectacle, entouré de son état-
major et escorté de ses sultanes favorites. Smith connaissait le
peuple auquel il avait aftaire, peuple qui, malgré sa liberté politique,
son éducation pratique, sa religion rationnelle, sa presse sans con-
trôle et son immense publicité, est un des peuples les plus enclins à
la superstition, les plus friands de merveilleux et les plus accessibles
à toutes les nouveautés.
Nous avons plusieurs fois déjà indiqué ce fait curieux et signifi-
catif, qui démontre si bien que toutes les facultés de l'homme ne
sont pas de la terre, qu'il en est une qui veut trouver à tout prix
sa satisfaction, et qui la chercherait comme un Juif d'autrefois dans
les cultes de Baal et de Moloch, si on lui retirait la vue de l'arche
sainte et le temple séjour du vrai Dieu. De tels faits monstrueux
sont les grimaces et les contorsions de l'esprit religieux dévoyé et
égaré; mais quelque tristes et repoussans qu'ils soient, ils méritent
TOME I. 45
706 REVUE DES DEUX MONDES.
la plus grande considération. Les Américains sont le peuple le plus
utilitaire du monde : comment se fait-il donc que de pareilles choses
y aient lieu et y réussissent? Modes, folies passagères! dira-t-on. Non,
et c'est précisément le contraire qui arrive, ces folies ne sont point
une mode, elles semblent être inhérentes à l'esprit de la nation, et
en tout cas elles y sont permanentes. Ces folies ne sont point une
épidémie qui tue des milliers de victimes et passe pour ne plus reve-
nir; non, elles se succèdent avec une régularité, une continuité re-
marquable, qui rappellent la marche des faits naturels, la course des
saisons. Ce n'était qu'hier encore qu'un journal de New-York résu-
mait dans une page lugubre les attentats, les malheurs, auxquels cet
esprit de superstition avait donné naissance dans ces derniers mois,
et racontait l'affreuse histoire de ce misérable vieillard égorgé pour
hâter l'approche du millenium. Les crimes auxquels les tables tour-
nantes ont donné naissance en Amérique sont innombrables : un
voyageur anglais en a donné une liste de dix pages qui fait frisson-
ner; nous nous sommes tirés de cette folie à meilleur marché, il faut
l'avouer. Ce n'est véritablement qu'en Amérique que Smith pouvait
parvenir à former un peuple, il ne pouvait réussir que là; partout
ailleurs il eût échoué au bout d'un mois.
Du reste, pour être juste envers l'Amérique, nous devons recon-
naître que toutes les nations de race germanique partagent avec elle
cette tendance à la superstition et au merveilleux. Il n'est point rare
de rencontrer un Anglais ou un Allemand sectateur des tables tour-
nantes ou du magnétisme, et chez plus d'une dame anglaise ou alle-
mande l'éducation la plus distinguée se concilie souvent avec une foi
aveugle aux fantômes et aux spectres. Aussi les disciples que les
mormons ont recueillis dans l'émigration sont- ils en très grande
partie de ra.ce teutonique, paysans allemands ou norvégiens, pau-
vres ouvriers de Manchester ou de Sheffield. Qui dira pourquoi la
race la plus pratique qui existe et la plus hardiment rationaliste,
celle qui croit le plus aux faits, et qui n'est jamais satisfaite tant
qu'elle n'a pas enlevé aux idées leur enveloppe symbolique, pour
les contempler dans leur nudité, — qui dira pourquoi cette race est
en même temps la plus accessible aux superstitions les plus gros-
sières, tandis que les Celtes, qui n'entendent rien à la vie pratique
et qui n'ont jamais su déshabiller une idée, sont exempts de ce vice,
qui semblerait devoir être le leur, et n'ont au contraire que des su-
perstitions gracieuses et inoffensives? En faut-il conclure que les
peuples n'ont jamais qu'une moitié de cerveau en bonne santé et
que l'autre est infailliblement malade? Non, dans la manie super-
stitieuse que nous indiquons, il n'y a pas contradiction avec l'es-
prit pratique et rationaliste. Une logique occulte met d'accord ces
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 707
deux faits. Les superstitions qui plaisent aux Anglo-Saxons et aux
Germains sont de l'essence même du rationalisme : ce sont celles
qui témoignent de la puissance de l'homme, du pouvoir de sa vo-
lonté sur les forces naturelles, et aussi celles qui témoignent de
la présence de l'esprit de vie dans les objets de la nature. Jadis ils
croyaient aux sorciers et vendaient volontiers leur âme au diable,
parce que les sorciers exerçaient un pouvoir plus grand que celui
des autres hommes, et parce que le diable donnait ce pouvoir. Au-
jourd'hui ils croient aux magnétiseurs et au magnétisme, parce que
magnétisme et magnétiseurs représentent sous une nouvelle forme
ce que représentaient les sorciers et le diable : la force de la vo-
lonté. C'est par la même raison qu'ils ont cru aux tables tournantes.
Quoi d'étonnant s'ils croient ardemment en des docteurs en théologie
qui prétendent posséder l'ancien pouvoir d'évoquer l'Esprit saint, de
guérir les maladies ou de conférer la sainteté par l'imposition des
mains, croyances qui rentrent dans l'ordre d'idées que nous venons
d'exposer comme propre aux races germaniques? Rien n'est donc
contradictoire qu'en apparence dans le génie des peuples, et entre
ces grossières superstitions et la moderne philosophie allemande il
y a une ressemblance frappante pour qui sait bien voir. Le monde
lettré de l'Europe commence beaucoup à s'occuper de la philosophie
d'un Allemand, M. Arthur Schôppenhauer, dont le système repose
sur la force de la volonté, considérée non plus comme principe d'ac-
tion mettant en mouvement les choses créées, mais comme principe
de création même. Dans ses superstitions comme dans ses nobles
croyances, la race germanique reste bien toujours la même : la race
de l'individualité, de la liberté, la race féodale, protestante et répu-
blicaine par excellence. Nous signalons cette tendance à tous les
esprits curieux, et nous croyons qu'elle a été pour beaucoup dans le
succès de Joseph Smith et dans celui qu'obtiennent chaque jour ses
disciples sur l'émigration Scandinave, allemande et anglaise.
Cette parenthèse nécessaire fermée, achevons d'esquisser la figure
de Joseph Smith. Son grand vice était la sensualité et l'amour des
femmes. Toute sa personne physique indiquait assez que c'était là
son vice dominant, et qu'il possédait les ressources qui pouvaient le
satisfaire. Il n'était certes point beau, et il était pesant et massif de
corps; mais le menton obstiné, le nez entreprenant, l'œil audacieux,
le front bas et sans honte, exprimaient nettement la facilité des dé-
sirs et la force de résolution qui sait les mener à bonne fin. Il semble
avoir connu le point faible des femmes et l'avoir habilement exploité,
je veux dire la crédulité. Il savait que la passion commence sou-
vent par l'étonnement, et sa qualité de prophète le servait à mer-
veille. L'auteur du livre que nous avons déjà cité nous raconte l'his-
708 REVUE DES DEUX MONDES.
toire véritablement navrante d'une femme qu'il avait enlevée, et qui
résista aux larmes de son mari et au souvenir de ses enfans pour
suivre dans ses pérégrinations le misérable aventurier. Cette pauvre
femme devait avoir l'esprit un peu faible, mais Smith n'en avait par
cette raison que plus d'empire sur elle, et cet empire était grand, si
on accepte pour absolument vraie la scène qu'on va lire, et qui est
écrite, comme tout le livre d'ailleurs, avec un accent si naturel que
le doute nous semble impossible.
« M. Clarke entra. Il était extrêmement pâle et avait un visage triste et
inconsolable : on aurait dit même que ses yeux gardaient des traces de
larmes récentes. Il s'avança vers sa femme, qui détourna la tête.
« — Regardez-moi, Laura, dit-il. En quoi vous ai-je offensée?
« — Vous êtes le serpent qui voulez me détourner de mon devoir, répliqua-
t-elle.
« — Dites plutôt qui veut vous ramener à votre devoir. Vous avez une
famille, c'est votre devoir d'en avoir soin.
« — Cela n'est pas.
« — Femme, vous êtes folle ! N'est-ce pas le devoir d'une mère d'avoir soin
de ses enfans ?
« — Cela dépend des circonstances.
« — A quelle doctrine de démon avez-vous donc prêté l'oreille? — Puis,
changeant de ton et prenant celui de l'amitié et de la tendresse, il dit en lui
tendant la main : — Oh ! venez, Laura, venez, allons-nous-en ensemble à
la maison. Le pauvre petit Willie pleure tout le long du jour en appelant sa
maman; Caddy et Sarah étaient presque fous de joie lorsque je leur ai dit
que je savais où vous étiez et que j'allais vous ramener. Oh ! Laura! Laura!
je ne puis m'en retourner sans vous, je n'ose pas, j'ai peur d'être témoin
du chagrin et du désappointement de ces jiauvres enfans; en vérité je ne le
puis. — Et cet homme, vaincu par ses émotions, tomba à genoux. Mistress
Bradish regardait d'un air solennel et grave; mistress Clarke se couvrit le
visage et trembla; pour moi, je sanglotais tout haut. — Vous viendrez^
n'est-ce pas? dit-il enfin en se levant et en s'avançant vers elle.
« — Ne me pressez pas davantage, car je ne puis aller avec vous.
« — Est-ce là votre dernier mot? dit-il quelque peu rudement.
« — Oui.
« — Ainsi vous n'avez aucun égard pour moi, aucune pitié pour vos
enfans, aucun respect pour les liens solennels du mariage! Pour un vaga-
bond sans cœur qui vaut moins que les chiens errans dans les rues, vous
abandonnez votre famille, votre foyer, vos amis! Ne vous ai-je pas toujours
bien traitée? Ne vous ai-je pas fourni tout ce que vous pouviez désirer
lorsque vous étiez en bonne santé? Ne vous ai-je pas soignée lorsque vous
étiez malade? Ne vous ai-je pas gardée et défendue comme la prunelle de
mes yeux?
« — Vous l'avez fait, vous l'avez fait, dit-elle presque en sanglotant; mais
pourquoi me torturez-vous maintenant?
« — C'est votre conscience qui vous torture;, dit-il solennellement. Fasse
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 709
le ciel que ce ne soit pas l'avant-goût de la flamme qui ne s'éteint pas et du
ver qui ne meurt jamais, et remarquez mes paroles...
« — Ne me maudissez pas, ne me maudissez pas ! dit-elle eu l'implorant
avec larmes; vous ne devez pas me maudire!
« — Je vous maudis, moi? Non, c'est vous qui vous êtes maudite vous-
même. Ainsi que vous m'avez oublié, vous serez oubliée; ainsi que vous
avez abandonné vos enfans, vous serez abandonnée; ainsi que vous vous
êtes détournée de vos amis, on se détournera de vous. Et maintenant, faible
créature pécheresse et conduite à l'abîme, demeurez avec votre vagabond
jusqu'à ce qu'il haïsse votre présence et que vous lui soyez un objet de dé-
goût; demeurez avec lui jusqu'à ce qu'il vous mette à la porte, dans la nuit,
par la pluie et le vent, pour serrer dans ses bras une femme plus belle et
plus jeune que vous. Et que cette parole résonne à vos oreilles comme le
glas de mort de votre âme, qu'on vous rendra ce que vous avez fait, et que
la loi du talion vous sera appliquée! — Puis, se retournant, il sortit de
l'appartement.
« Un long cri d'agonie sortit de la poitrine de mistress Clarke, et elle
tomba sans connaissance sur le plancher. Nous allâmes en toute hâte à son
secours.
« — Pauvre enfant! dit mistress Bradish, elle a eu durement à lutter
avec son vrai devoir; mais la vérité a triomphé. »
Le dernier trait que nous ayons à noter dans le caractère de Smith,
c'est une certaine irascibilité, et il est important, car il prouve que
le prophète s'était pris à moitié au sérieux. Les purs charlatans ne
s'emportent point contre les obstacles, ils tournent la difficulté ou
sautent par-dessus. Il est à remarquer que cette irascibilité n'était
pas naturelle à Smith, on n'en trouve point trace dans les premières
années de son apostolat, et elle s'était révélée par degrés, à mesure
que le succès de ses fourberies avait grandi. Le succès sembla lui
avoir monté à la tête, comme l'ivresse, et lui avoir ouvert des hori-
zons nouveaux. Ses dernières années se ressentent de cette disposi-
tion d'âme, et ce fanatisme, acquis par le triomphe, communiqua à
sa personne quelque chose d'un peu moins grossier. C'est cette iras-
cibilité qui devait le perdre, et qui le perdit en effet. On connaît les
dernières actions de sa vie : il frappe à droite, à gauche, avec une
vigueur de Mahomet et de Calvin, et, — ce qu'il y a de curieux et de
vraiment inexplicable, lorsqu'on songe à la personne de ce malheu-
reux jongleur, — avec une intelligence tout à fait remarquable des
coups qu'il doit frapper pour assurer définitivement le triomphe de
sa cause. Il écrase le schisme. Ses premiers disciples étaient de
pauvres diables crédules et turbulens , il fallait les écarter pour les
remplacer par une nouvelle génération de saints, et élever les saint
Paul qui devaient ceindre l'épée, les Josué qui devaient continuer
l'œuvre de cet étrange Moïse ; il le fit. Il fallait, sous peine d'être
710 REVUE DES DEUX MONDES.
chassé d'état en état et de ne commander qu'à une bande de bohé-
miens partout repoussés, avoir en main les moyens d'imposer le res-
pect; il créa une milice sous le nom de légion des frères de Gédéon.
Seulement il mit trop de précipitation dans toutes ses réformes, et
il se mit trop en vue lui-même. L'orgueil lui fit oublier la prudence.
Sa personne, sa doctrine et son peuple étaient exécrés des Améri-
cains, il le savait, et cet homme, qui était si difficilement toléré, eut
l'imprudence de se poser hardiment comme un défi jeté à l'Améri-
que. Au lieu d'accomplir ses réformes à petit bruit, il les accomplit
bruyamment. Il se présenta hardiment à la présidence de la répu-
blique, et sa circulaire est un chef-d'œuvre de folie et de maladresse.
Il y insultait à l'Amérique, la déclarait déchue et gangrenée, et an-
nonçait que Dieu enverrait un ange avec un glaive enflammé pour
la régénérer. Smith devait être cet ange. Les Américains rirent et
s'indignèrent. Enfin, dans l'afi'aire Higbee, Foster et Law, il eut le
grand tort de se faire juge dans sa propre cause; il frappa trop fort,
et on sait ce qui en advint. Bref, il se posait de plus en plus comme
une menace, et il transformait peu à peu sa colonie en un camp
retranché, lorsqu' arriva le coup qui le renversa.
Il est aisé d'apprécier la moralité de Joseph Smith; ce qui est
plus difficile, c'est de découvrir au juste l'article du code pénal qui
aurait pu lui être appliqué. Les Américains le chargent de tous les
crimes et l'accusent de tous les vices. Comme il faut faire la part de
l'esprit de' parti, nous nous contenterons de dire qu'il n'avait pas
précisément l'innocence d'une vierge : nous en savons assez sur son
compte pour être édifiés sur sa moralité. Qu'il fût de mœurs dis-
solues, cela est certain; qu'il fût un menteur émérite, l'histoire de
la bible d'or et des pierres urim et thumim le prouve suffisamment.
Il fut banqueroutier, mais les états d'Amérique lui en avaient donné
l'exemple. Fut-il faux monnayeur? Cela est plus douteux. Ce qu'il
y a de bien établi seulement, c'est que jamais la fausse monnaie,
— qui a rendu le Missouri si célèbre, que les Yankees ont créé ce
mot ironique pour exprimer les non-valeurs : Missouri currency, —
n'a été plus abondante dans cet état que pendant le séjour des mor-
mons. L'auteur du Mormonisme dévoilé l'accuse formellement d'avoir
voulu enlever à main armée la femme du docteur Foster. La dame de
Boston l'accuse non moins formellement d'infanticide, et laisse assez
entendre qu'elle le soupçonne de meurtre sur la personne de mor-
mons et de mormones récalcitrans.
La même obscurité règne sur ses disciples et ses successeurs.
Nous pouvons diviser ceux-ci en deux bandes, d'abord les disciples
immédiats, Sidney Rigdon, Harris, Cowdery, dont les plus grands
vices, à tout prendre, nous paraissent avoir été l'imbécillité et la
LE MORMONISIIE ET LES MORMOJNS. 711
crédulité; quant aux disciples qui ont grossi successivement l'église
des saints du dernier jour, nous sommes beaucoup plus embarrassé
pour porter un jugement sur leur compte, et leur vice dominant nous
paraît tout autre que l'imbécillité. Quelques-uns sont des hommes
intelligens, et qui certainement, s'ils pèchent, ne pèchent point par
ignorance; il en est jusqu'à trois que l'on pourrait nommer : MM. Brig-
ham Young, Orson Pratt et John Taylor. Les deux derniers, qui sont
les théologiens et les propagandistes les plus distingués de l'église,
sont, Orson Pratt surtout, des hommes d'un esprit sophistique et re-
tors. Brigham Youn-g, le pape de l'état de Déseret, nous semble doué
de facultés intellectuelles extrêmement précieuses chez un chef de
parti; nous n'oserions parler aussi bien de sa moralité. Fin, rusé, dis-
cret, prudent, politique, la manière dont il a conduit les affaires de
son peuple d'Israël fait honneur à son jugement. On peut dire qu'il a
sauvé le mormonisme d'une ruine complète. Après la mort du pro-
phète, les passions populaires étaient singulièrement excitées, tant du
côté des mormons que du côté des habitans de l' Illinois; ces derniers
ne, demandaient qu'à frapper, et les mormons ne demandaient qu'à
venger leur prophète. Une imprudence pouvait mettre aux prises les
deux partis, et c'en était fait alors pour jamais de l'œuvre de Smith.
Brigham fit prendre patience aux mormons, les calma, et se laissa
bravement attaquer par les Américains, qui eurent ainsi tout l'odieux
de la violence et de la persécution. Lorsque la place ne fut plus tena-
ble, il prit hardiment la résolution de sortir des territoires habités
de l'Union, et c'est la preuve d'intelligence la plus remarquable qu'il
ait donnée. Il comprit que de pareilles scènes se renouvelleraient
dans n'importe quel état où les mormons iraient s'établir, qu'il fal-
lait échapper aux lois de l'Union sans être cependant en dehors d'elle,
en un mot qu'il fallait s'établir aux portes de la république, mais
non dans son sein, de manière à ne lui laisser aucun prétexte à la
persécution, et d'être pour elle, dans un temps donné, un embarras
(c'est déjà fait), et plus tard une menace (cela viendra peut-être).
Il résista à toutes les propositions qui furent faites dans un autre
sens. Après la mort du prophète, Sidney Rigdon prétendit qu'une
révélation ordonnait au peuple de Dieu d'aller s'établir en Pensylva-
nie. Young fit condamner Rigdon. Lorsque l'exode dut commencer,
un certain White voulut désigner le Texas comme nouvelle patrie;
Brigham Young écarta ce rival et le laissa partir avec quelques par-
tisans. Depuis l'établissement sur les bords du lac Salé, Yoong a
fait peu parler de lui, si ce n'est l'an dernier à propos de ses démê-
lés avec le gouvernement fédéral, où, poussé à bout dans sa retraite,
il a refusé de reconnaître l'autorité des magistrats de l'Union et a
excommunié le président.
712 REVUE DES DEUX MONDES.
Jusqu'à présent, Brigham Young a réussi à peu près à échapper à
la juridiction fédérale, à gouverner son peuple selon des lois théo-
cratiques, et à vivre dans son l)arem avec sécurité et impunité. De
loin en loin, les journaux américains nous apportent des lettres pas-
torales de cet étrange pontife, assez peu compromettantes et plus
innocentes que le dogme de la polygamie, dans lesquelles il est an-
noncé aux frères en Jésus-Christ et en Joseph Smith que le bétail
mormon prospère, que les petits pois sont en bon état, et que les
pêchers récemment plantés n'ont pas réussi. Cependant, si l'intel-
ligence de cet homme n'est rien moins que méprisable, il n'en est
pas de même de ses autres facultés. Nous ne voulons pas croire
tout ce que les Américains impriment de lui; mais, n'y en eût-il
qu'une partie de vrai, cela serait déjà suffisant. — Il avait, disent
ses ennemis, l'habitude de mentir dès l'enfance, et ce talent, avant
d'être pape mormon, il l'avait déployé sous l'habit de prédicateur
méthodiste. Personne ne jouait mieux le fanatique dans un camp
meeting^ personne ne chantait mieux à plein gosier les cantiques
méthodistes, personne n'entrait mieux en convulsions et n'exhortait
ses frères avec plus d'onction. Sa vie civile valait sa vie religieuse.
Boutiquier, personne ne savait mieux fausser les balances, les poids,
les mesures, et falsifier les marchandises. Colporteur ambulant, il
était de la force de M. Barnum pour monter des loteries dont les lots
gagnans se composaient de vieilles faïences ébréchées et de vieux
pots d'étain mis au rebut. Au milieu de tout cela, il trouvait le
temps d'enlever des jeunes filles à leurs mères, ou pour mieux dire
de tromper à la fois les unes et les autres par des mariages sup-
posés, et de laisser sur le pavé, quinze jours après, ses victimes en-
ceintes de ses œuvres. L'auteur de la Vie des femmes chez les mor-
mons l'accuse à peu près d'inceste. Nous n'admettons rien de toutes
ces accusations; nous les répétons impartialement. Nous ne voulons
pas y croire, et nous nous bornons à dire qu'il est toujours fâcheux
que de pareilles histoires puissent être imputées à quelqu'un, ou
que le caractère de ce quelqu'un puisse prêter à de pareilles calom-
nies parmi ses concitoyens.
Les autres disciples de Smith sont plus obscurs, mais tout aussi
chargés d'accusations par les Américains. L'un d'eux était, car il
est mort, M. Lyman, ce même M. Lyman que les Mémoires de Bar-
num ont rendu célèbre. Avant d'exercer le ministère religieux, de
prophétiser et de lever la dîme, le digne apôtre a montré la fameuse
sirène aux badauds américains et aidé le roi du /lumbug à soutenir le
mensonge de la nourrice de Washington. M. Parley Pratt est encore
un assez remarquable personnage; on lui attribue l'aimable petite
plaisanterie que voici. Envoyé en mission au Chili, il se trouva man-
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 713
quer d'argent, et ne sachant comment s'en procurer, il lui vint à l'es-
prit de vendre une de ses femmes à un chef indien moyennant dix
chevaux. Le marché fut conclu, et Parley Pratt annonça à sa femme
spirituelle qu'il continuait à la chérir spirituellement , mais qu'il se
voyait dans la dure nécessité de la livrer corporellement à un sau-
vage. La pauvre femme se mit à pleurer à chaudes larmes, et fut si
vivement affectée (on le serait à moins en eflet), que lorsqu'elle fut
j)résentée au chef indien, elle n'avait plus aucune trace de beauté.
Les joues étaient pâles et fiévreuses, les yeux rougis, le visage com-
plètement bouleversé par la douleur. Le chef indien la refusa en di-
sant qu'il ne faisait point de pareils marchés, et qu'il avait entendu
acheter une femme en bon état. — Le plus chargé de tous ces pon-
tifes, patriarches et apôtres est le docteur Williams Richards. INous
ne répéterons pas l'horrible histoire dont l'accuse l'auteur du 3Ior-
monisme dévoilé, histoire pleine de faux sermens, de basses passions,
de mensonge et de sang. Ce sont de ces crimes dont on ne peut
jparler que lorsqu'on en a été le témoin, et dont on ne doit pas se
faire l'écho, l'homme auquel ils sont imputés fût-il le plus misérable
des coquins de ce monde. Nous remarquerons seulement que ses com-
patriotes s'accordent assez généralement à lui appliquer l'épithète
puritaine de pécheur, sinner, — un vieux pécheur à tête grisonnante,
a lioary headed old sinner, dit l'auteur de très agréables articles sur
la vie des mormons récemment publiés dans le Putnanis Monthly, de
New-York, et à qui nous devons quelques-unes de ces anecdotes. Quoi
qu'il en soit de l'histoire de Maud et de Rose Hatfield, le docteur
Williams Richards continue, paraît-il, à remplir de son mieux (il
doit approcher de la soixantaine) les devoirs du sacrement de la
polygamie. Une des beautés de son harem se nomme Suzanne Lip-
pincott, c'est une des sultanes d'Utah les plus remplies de l'esprit
prophétique. L'écrivain du Putnam's Monthly , que nous croyons
aussi être une dame, entendit la sultane prophétiser dans une lan-
gue inconnue, sans doute l'égyptien réformé, langue assez pauvre,
s'il faut en juger par le spécimen qu'il nous donne. Nous ne voulons
pas en priver le lecteur, le voici : Eli, ele, ela, elo. — Comi, coma,
como. — Reli, rele, rela, relo. — Sela, sole, selo, selum. Il paraît que
cette langue prophétique est à peu près toujours semblable, et son
mécanisme de la même simplicité, car, dans la même séance, un
certain docteur Sprague, s' étant senti en train de prophétiser et
d'imposer les mains à une malade, s'écria de son ton le plus inspiré :
Vavi, vava, vavum. — Sere, seri, sera, sérum. Une mormone, qui
était chargée ce soir-là de l'office d'interprète, expliqua à l'assemblée
le sens de ces vociférations. Cela signifiait que le ministre de Dieu
appelait sur la malade toutes les bénédictions du ciel, que tous ses
714 REVUE DES DEUX MONDES.
vœux seraient exaucés, et ({ue sa postérité serait plus nombreuse que
celle d'Abraham. Qui eût jamais dit que la cérémonie du Bourgeois
gentilhomme serait un jour dépassée, et le turc de Covielle remplacé
par une langue encore plus concise?
Tel est le personnel des mormons. Les moins incriminés de ces
fonctionnaires de l'église sont MM. Kimball, qui, quoique scellé à
bien des femmes dans sa vie, a cependant toujours eu les plus grands
égards pour son épouse légitime, et M. Orson Hyde, qui s'est con-
tenté, comme les gentils, d'une simple femme. Détournons-nous un
instant de ce torrent d'obscénités.
III. — POINTS ORIGINAUX DU MORMONISME. — LA PERSÉCUTION DIRIGÉE
CONTRE LES MORMONS ÉTAIT-ELLE LÉGITIME?
Beaucoup de bonnes âmes libérales ont crié en Europe contre la
persécution que les mormons ont eu à subir. Cette persécution était-
elle légitime? C'est une question très importante, et dans laquelle
les principes de tolérance moderne et les axiomes politiques de la
constitution américaine ont été mis en avant. Pour nous, nous croyons
que les Américains étaient dans leur droit; ils ont agi instinctive-
ment dans toute cette affaire, et leur instinct ne les a pas trompés.
On ne dira point qu'ils ont agi par esprit d'intolérance religieuse, car
alors pourquoi les scènes qui se sont passées ne se passent-elles pas
tous les jours aux Etats-Unis? Pourquoi les baptistes ne massacrent-
ils pas les méthodistes, et les unitaires les épiscopaux? On me citera,
il est vrai, quelques violences des protestans contre les catholiques;
mais ces violences s'expliquent par les restes de passions puritaines
qui animent encore les Américains, passions qui ne peuvent pas
s'adresser à une secte nouvelle. On ne dira pas non plus qu'ils ont
agi par intérêt : les violences du nord contre le sud, des partisans
de l'esclavage contre les abolitionistes s'expliquent sans peine; de
grands intérêts sont en jeu, et les uns et les autres, combattant /?ro
ans et focis, mettent naturellement dans leurs luttes tout l'achar-
nement qu'on met à défendre sa femme, ses enfans et ses propriétés.
Aucun grand intérêt de ce genre ne se trouvait impliqué dans l'af-
faire du mormonisme. Les Américains ont donc agi par haine instinc-
tive; ils ont senti qu'ils avaient affaire à des ennemis. Cet instinct
était-il légitime? Oui.
Toute l'originalité de la doctrine mormonique consiste en quatre
points qui sont gros de bouleversemens et de révolutions, savoir :
1° l'idée d'une révélation spéciale faite à l'Amérique; 2° l'exclusion
des gentils; 3° la constitution de la société sur un modèle théocra-
tique; II" la polygamie. Ces quatre points ne sont pas du domaine
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 715
de la religion pure, ils n'affectent pas seulement les consciences
religieuses, ils sont politiques et constituent par leur enchaînement
tout un système social. S'ils n'étaient que des rêveries religieuses
plus ou moins malsaines, peu importerait que quelques milliers
d'âmes saugrenues, infirmes ou idiotes se nourrissent de cet aliment
spirituel falsifié ; mais ces rêveries sont en même temps des moyens
d'action politique et mettent des armes redoutables aux mains des
crédules et des ambitieux. Ce n'est évidemment pas pour leurs
dogmes que les mormons ont été persécutés : ces dogmes se rencon-
trent dans presque toutes les églises chrétiennes, et les Américains
sont habitués à les entendre prêcher. Que l'on soit ou non baptisé par
immersion, cela importe peu à la sécurité publique ; que l'on croie
au millenium ou non, cela ne trouble pas les citoyens dans l'exercice
de leurs devoirs et de leurs affaires; que l'on impose ou non les
mains aux fidèles, le gouvernement fédéral ne court aucun risque.
Tous les jours on prophétise en Amérique comme on prophétisait à
Nauvoo, les passans curieux s'arrêtent un instant, écoutent et con-
tinuent leur chemin. Les camp meetings méthodistes peuvent être des
spectacles scandaleux, mais ils n'ont de danger que pour les têtes
trop faibles qui doivent un jour ou l'autre aller peupler les maisons
de fous. Tous les jours on annonce aux États-Unis que la fin du
monde va arriver, et que les fidèles doivent se tenir prêts à monter
au ciel en robe blanche : personne ne s'émeut de la prédiction, si
ce n'est les tailleurs et les couturières, qui ont à travailler davan-
tage pour fournir à leurs cliens les vêtemens respectables dans les-
quels ils doivent se présenter devant Dieu. Les mormons sont les
seuls sectaires qui aient joui du privilège de la persécution. En quoi
les prêtres de Melchisédech et les prêtres d'Aaron blessaient-ils donc
les Américains plus que les ministres des autres sectes protestantes ?
Au premier abord cependant, il semble que le mormonisme eût dû
flatter l'orgueil des Américains. L'idée d'une révélation spécialement
faite pour TAmérique n'est point neuve, il est vrai, mais jamais elle
n'avait été énoncée avec autant d'audace. A la fin du dernier siècle,
une certaine Anne Lee quitta l'Angleterre sur un ordre d'en haut
pour venir habiter l'Amérique, où elle devait établir le règne de
Dieu et inaugurer sous la forme du Christ-Femme l'ère du mille-
nium. La quakeresse Jemimah Wilkinson se donna aussi pour une
incarnation nouvelle du Christ. Joseph Smith fut moins hardi, mais
plus adroit que la quakeresse et la sainte de la secte des shakers.
11 se contenta du rôle modeste de prophète, et se servit habilement
des vagues instincts d'orgueil et de fanatisme semi-national, semi-
religieux, qui agitaient et agitent encore l'Amérique. Cette idée d'une
révélation américaine existait à l'état d'embryon et de germe, lors-
716 REVUE DES DEUX MONDES.
que Smith s'en est emparé; il ne l'a point créée, il n'a fait que la
développer. On sait en eflét l'origine du Livre de Mormon; nen n'in-
dique mieux comment Smith put trouver des dupes et des com-
plices. Un M. Spaulding, après avoir rêvassé quelque temps sur les
antiquités indiennes découvertes dans l'état de l'Ohio, accouche
d'un roman indigeste, écrit en mauvais style biblique, sur l'origine
des tribus américaines. Une copie de ce manuscrit tombe entre les
mains de Sidney Rigdon, qui en donne communication à Joseph Smith.
En même temps se répand la nouvelle qu'une bible ou un livre im-
primé sur feuillets d'or a été trouvé au Canada, qu'un autre a été
trouvé dans un des vieux monumens funèbres récemment décou-
verts. Joseph Smith combine assez habilement toutes ces rumeurs,
toutes ces fables, et forme du tout sa révélation mormonienne. Il
n'a pas fait autre chose, comme on le voit, que donner un corps à
certaines vanités nationales, et condenser en dogmes certains désirs
obscurs et certains pressentimens qui travaillent toutes les têtes de
ses compatriotes. Cette idée de la révélation américaine devait donc
trouver des dupes et des croyans, elle en trouva; mais encore une
fois comment, étant aussi populaire et chatouillant aussi agréable-
ment les fibres secrètes de l'orgueil national, cette secte trouva-t-elle
des persécuteurs ?
Si Smith s'était borné à traduire le fameux Livre de Mormon à
l'aide de sa lorgnette magique, composée des deux pierres urim et
thumim, son mensonge, tout flatteur qu'il eût été pour l'Amérique,
n'aurait pas tardé à être percé à jour; il en eût été fait mention toute
une semaine dans les journaux, et il serait oublié depuis longtemps.
Smith le sentit; le talent politique dont il a donné tant de preuves lui
démontra la nécessité de fournir des armes à ses mensonges, s'il vou-
lait qu'ils lui fussent profitables. En outre, la logique, qui ne peut
pas ne pas dérouler tout son enchaînement de principes et de consé-
quences, même chez un charlatan, même chez un ignorapt, le con-
duisait à cette conclusion forcée : que, puisqu'il avait annoncé une
révélation nouvelle, il fallait en démontrer la nécessité. Si Dieu en
effet a jugé utile de parler aux hommes encore une fois, il faut que
les hommes aient oublié les vérités qu'il leur a enseignées par trois
fois, par le moyen des patriarches, de Moïse et du Christ. Smith ne
recula point, et déclara hardiment que les mensonges et les fourbe-
ries des hommes avaient tellement corrompu la vérité révélée, que
c'est à peine s'il en restait trace, que le monde chrétien était un monde
d'idolâtres et de païens, et que c'était pour faire cesser cet état de
choses que Dieu l'avait choisi comme son interprète. Tous ceux qui
ne croient pas en Joseph Smith sont donc des gentils et des païens
aveugles; l'église des mormons se sépare de toutes les autres. Là
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 717
est la véritable originalité du mormonisme , la raison de sa force
politique et la source des persécutions qu'il a endurées. Smitli prê-
cha l'exclusion des gentils, et refusa le titre de croyant à quiconque
ne pensait pas comme lui. De là à regarder les infidèles comme des
ennemis, il n'y a qu'un pas, et l'on peut croire que ce pas fut sou-
vent franchi. Je n'hésite pas un instant à regarder comme vrais beau-
coup des crimes, délits, violences que l'on attribue aux mormons
contre leurs concitoyens, car cela est dans la logique de leur situation.
Ils devaient naturellement voir dans les Américains des Égyptiens,
sur lesquels on pouvait renouveler impunément et avec l'assenti-
ment de Dieu les procédés des Hébreux sur le peuple de Pharaon.
Les Américains le comprirent : il ne s'agissait pas là vraiment de
baptême ni d'imposition des mains, il s'agissait de savoir si les mor-
mons étaient, oui ou non, de simples citoyens disposés à se lais-
ser gouverner par les lois générales de l'Union, ou bien si leur
religion en faisait des êtres à part, une caste ennemie, une armée
de conquérans. Du moment que leurs voisins n'étaient que des
idolâtres, qui donc pouvait empêcher les mormons de les convertir
par la violence une fois qu'ils seraient les plus forts? Au fond, Smith
prêchait une manière de mahométisme, et l'organisation de sa secte
était merveilleusement appropriée à seconder ce fanatisme de pro-
pagande guerrière et d'exclusion judaïque. Les mormons, en refu-
sant de reconnaître les autres chrétiens pour leurs frères, se sé-
paraient de la communauté chrétienne, et se plaçaient en dehors
de la société établie; ils se privaient eux-mêmes du bénéfice des lois.
De quoi pouvaient-ils se plaindre, et qu'ont à réclamer en leur fa-
veur les amis de la tolérance? Je voudrais bien savoir si ces libéraux
si compatissans laisseraient s'établir à côté d'eux une colonie de
socialistes ayant un gouvernement à eux, une armée à eux, ne re-
connaissant pas pour leurs concitoyens les habitans du pays qu'ils
occupent, refusant de reconnaître les lois de ce pays, et en récla-
mant en même temps la protection. Il est probable que ces libé-
raux leur enverraient des coups de fusil. Les Américains ont agi de
même à l'égard des mormons, et j'avoue ne pas voir dans leur con-
duite le moindre fait d'intolérance.
Grâce aux doctrines de Smith, les mormons formaient donc un
peuple distinct dans la grande fédération. Il y a mieux : ils formaient
un gouvernement distinct et parfaitement opposé à celui de la répu-
blique. Il n'y a pas un seul principe de la constitution qui ne fût
violé et contredit par leurs doctrines et leur organisation politique.
La constitution reconnaît la tolérance religieuse et les droits de la
conscience individuelle; les mormons rejettent ce principe par leur
division du monde chrétien en saints et en gentils. La constitution
718 REVUE DES DEUX MONDES.
reconnaît la séparation des deux pouvoirs, ou, pour parler plus
exactement, la séparation des choses religieuses et des choses tem-
porelles; la société des mormons repose sur la réunion des deux
pouvoirs, sur la théocratie. On me dira, il est vrai, que toutes les
opinions sont libres en Amérique : sans doute, cependant il y a des
limites naturelles à cette liberté. Le premier venu peut, s'il lui
plaît, déclarer que la monarchie est le meilleur des gouvernemens,
le prêcher et l'écrire; néanmoins, si ce partisan de la monarchie par-
vient à réunir autour de lui quarante ou cinquante mille hommes
armés de bons fusils et soumis à une discipline sévère et forte, la
république le regardera-t-elle faire sans souffler mot, et attendra-
t-elle qu'on la prenne à la gorge pour se défendre? A cela les mor-
mons, leurs défenseurs et leurs critiques indulgens répondent par ce
grand principe particulier à la fédération, que chaque état a le droit
de se gouverner lui-même comme il l'entend. Oui, assurément, mais
à la condition que ce gouvernement ne sera pas en hostilité avec
tous les autres. Il me semble que le raisonnement des free soilers
relativement à l'esclavage peut s'appliquer avec bien plus de force
et de vérité encore aux mormons. « Qu'on cesse de nous répéter,
disent les free soilers toutes les fois qu'il s'agit d'admettre un nouvel
état dans la fédération, que la constitution a reconnu l'esclavage.
La constitution a été formée il y a soixante ans : elle n'a pu prévoir
par conséquent les événemens dont nous sommes témoins. La con-
stitution a été faite pour le Massachusetts et la Virginie, pour le
New-Hampshire et le Maryland; elle n'a pas été faite pour le Texas
et la Californie, le Nouveau -Mexique et l'Orégon. Elle n'a point
prévu que de tels territoires feraient jamais partie de la république,
elle n'a pas voulu par conséquent faire des lois pour eux. Elle a re-
connu l'esclavage, cela est vrai; mais l'a-t-elle reconnu comme un
principe politique ? En a-t-elle recommandé l'extension et l'applica-
tion? Non, elle l'a reconnu comme un fait, comme une institution
existante, une institution regrettable, qui pouvait être modifiée et
enfin abolie avec les progrès du temps. C'est une étrange interpré-
tation de la constitution que de venir dire qu'elle a entendu per-
mettre l'extension de l'esclavage, tout simplement parce qu'elle n'en
a pas prononcé l'abolition. Constitutionnellement, l'esclavage n'a
donc le droit d'exister que dans les états qui en étaient infestés lors-
que la constitution fut promulguée. Or, comme elle ne fait que le
tolérer et qu'elle le repousse en principe, ce n'est plus la lettre de
la constitution, c'est son esprit qu'il faut consulter, et cet esprit
interdit de droit l'esclavage dans tous les nouveaux états ou terri-
toires. » La même série de raisonnemens peut s'appliquer aux mor-
mons. Si la constitution a reconnu à chacun des états réunis en fé-
LE MORMONISME ET LES MORMOINS. 719
dération le droit de se gouverner lui-même, elle n'a pas sans doute
entendu accorder à ces états le droit de se choisir une forme de gou-
vernement hostile à l'existence même de la fédération. La constitu-
tion a été faite pour régler l'état social existant en 1789, elle a été
faite pour des colonies ayant toutes à peu près les mêmes institu-
tions et les mêmes traditions : elle leur a donc accordé le droit de se
gouverner d'une manière indépendante; mais elle eût certainement
été différente, s'il eût existé une grande variété de formes politiques
dans les divers états. La constitution n'a pas prévu le mormonisme,
la théocratie et la polygamie : il est donc inutile de l'invoquer en
faveur de toutes ces nouveautés. La règle de conduite à tenir à cet
égard doit être cherchée ailleurs que dans la constitution.
IV. — LA POLYGAMIE.
Il n'est point douteux que les mormons ne fussent devenus très
belliqueux, si les Américains n'avaient pris les devans. L'esprit de la
secte appelait la propagande à main armée, et la condition des sec-
taires les poussait à ces moyens d'agrandissement qu'employèrent
les compagnons de Romulus. Cette secte a quelque chose de plus
odieux et de plus repoussant que la plus odieuse des sectes. Elle n'a
absolument rien de chrétien : on dirait un bâtard du mosaïsme et
du mahométisme dû à la repoussante collaboration d'un fripier juif,
d'un musulman radoteur et d'un vieil apôtre saint-simonien qui n'a
pas trouvé de chemin de fer à exploiter. Les Américains ne se pi-
quent pas encore d'une grande délicatesse de manières; mais quelles
que soient les confusions morales des dernières années et leur trop
grande indulgence pour le humhug et le mensonge qui réussit, ils
peuvent se vanter encore d'une grande sévérité de mœurs, et cer-
tainement une des choses qui les a le plus repoussés dans le mor-
monisme, c'est la polygamie. Quel que fût son amour des femmes,
Smith avait d'elles, il faut le croire, une assez triste opinion, car il
tranche tout net la fameuse question tant agitée de l'inégalité des
sexes en plaçant la femme au niveau d'un animal domestique. Il ne
demande pas si elles ont une âme, il est convaincu qu'elles n'en ont
que si on leur en prête une, et il commence par les retrancher du
royaume des cieux pour fmir par les réduire à l'état d'esclaves dans
la société. Les femmes ne peuvent se sauver que par le moyen de
l'homme et n'ont par elles-mêmes aucun moyen de salut. Gela n'est
point rassurant pour celles qui meurent fdles ou ne trouvent pas à se
marier; les voilà condamnées à l'anéantissement éternel! Le grand
cœur de Smith, compatissant à cette immense infortune, inventa,
pour la soulager, le sacrement du mariage spirituel, spiritual wifery.
720 REVUE DES DEUX MONDES.
Si les femmes ne peuvent être sauvées que par le moyen des hommes,
les hommes doivent en conséquence en sauver le plus possible. Les
mormons travaillent de leur mieux à cette œuvre pieuse en se scellant
successivement et passagèrement à une infinité de femmes. Outre sa
femme légitime, que l'on sauve complètement, on peut travailler,
selon les forces de sa charité, à un cinquième ou à un quart du salut
de plusieurs femmes spirituelles, et laisser ensuite à ses coreligion-
naires le soin de compléter le rachat des pauvres âmes. Jamais on
n'a rien inventé d'aussi impudent et d'aussi impudique.
Cette doctrine, qui serait extraordinaire partout, l'est surtout en
Amérique, où les femmes ont conservé tout leur ancien empire, et
sont entourées de plus de respect que la chevalerie n'en eut jamais
pour elles. Le loisir est la condition d'une Américaine; l'homme ne
souffre point qu'elle se livre à aucun travail fatigant; on ne la voit
point, comme en Europe, travailler aux champs, bêcher la terre, ac-
complir les fonctions les moins délicates. Je me rappelle avoir lu, il
y a quelques années, dans un journal américain, qu'une femme fran-
çaise, qui travaillait avec son mari à récolter et à laver l'or dans les
vallées du Sacramento, avait excité l'admiration, mais aussi l'éton-
nement des Américains. Telle est la condition des Américaines pau-
vres; riches, ce n'est point une métaphore de dire qu'elles sont éle-
vées dans du coton, et qu'elles posent à peine le pied sur le sol nu.
Les femmes sont les enfans gâtés de cette rude société. Gomment,
chez une population où les femmes sont des reines, les doctrines de
Smith, qui les réduisent à l'état de parias, ont-elles pu trouver des
complices parmi elles? C'est un fait mystérieux, qui prouve une fois
de plus combien la crédulité est grande chez les femmes et avec
quelle facilité la corruption entame cette nature morale féminine, si
fine, si souple, que moulent à leur gré les impressions passagères
des sens et de l'imagination, et qui, composée de plus d'instinct que
de réflexion, reste sans défense à la fois contre les entraînemens
intimes et les séductions du dehors. C'est bien au sexe féminin que
peut s'appliquer la parole de saint Paul : un peu de levain aigrit
toute la pâte.
Le rusé Smith connaissait la nature impressionnable des femmes,
et, selon l'habitude du charlatan, qui juge l'intelligence de sa dupe
d'après le plus ou moins de facilité qu'il a eu à la duper, il avait dé-
duit leur infériorité de leur crédulité. Son intelligence n'étant pas
suffisamment éclairée pour lui montrer la raison d'être et la beauté
du caractère féminin, il eut sur les femmes les idées d'un rustre gros-
sier. Il vit surtout en elles des instrumens de plaisir et le moyen de la
reproduction. Je ne crois pas qu'il y ait jamais eu dans le monde de
système plus dégradant pour la femme que le fameux mariage spi-
LE MORMONTSME ET LES MORMONS. 721
rituel, qui n'est que la théorie retournée de la femme libre et le
droit de V attraction passionnelle conféré à un seul sexe, le sexe mas^
culin. Nos docteurs autorisaient une certaine polyandrie, et la liberté
des deux sexes était au moins réciproque ; les despotiques mormons
ne permettent que la polygamie. On ne peut pas descendre plus bas.
La polygamie musulmane, avec son cortège de coutumes jalouses et
discrètes, ses harems fermés, ses femmes voilées, est au moins une
institution grave, décente, outre qu'elle est très explicable chez des
Orientaux, et pour l'honneur de la loi musulmane, nous devons dire
qu'aucune comparaison ne peut être établie entre elle et la loi des
mormons.
Les mormons ont longtemps caché leurs goûts polygamiques, et
ce n'est que peu à peu qu'ils se sont dévoilés. A Nauvoo, on les en
accusait, et ils se disaient calomniés; à Utah, ils ont jeté le masque.
II est assez probable qu'à l'origine Joseph Smith et ses confrères ont
caché ce dogme à ceux des nouveaux convertis qui étaient mariés,
et que ce n'est que peu à peu, et par la pratique, que cette institu-
tion s'est établie. C'est ce qui semble ressortir du livre intitulé la
Vie des Femmes chez les mormons. L'auteur raconte plusieurs scènes
qui se rapportent aux commencemens de la secte, à l'époque où les
mormons erraient de l'Ohio au Missouri et du Missouri à F Illinois,
et qui toutes semblent prouver que beaucoup de colons mariés igno-
raient absolument cette condition de la société mormonique. Il est
évident que la doctrine polygamique a été inaugurée dans le mys-
tère, et qu'elle ne s'est produite au grand jour que lorsqu'il y a eu
un nombre de personnes compromises assez considérable pour la
soutenir et l'approuver. Cette coutume dut naturellement rencontrer
d'abord de vives oppositions, et quoique l'habitude soit bien puis-
sante sur le cœur de l'homme, il est probable qu'elle en rencontrera
encore longtemps. On se fait difficilement à une institution qui blesse
toute la série des sentimens humains, depuis les affections les plus
profondes du cœur jusqu'aux vanités les plus chatouilleuses de
l'amour-propre. Quelle que fût la crédulité des premiers mormons,
il y avait parmi eux des femmes qui aimaient leurs maris et ne se
souciaient point de voir une nouvelle épouse venir partager leur
place au foyer, il y avait des maris qui aimaient leurs femmes et
ne se souciaient point de troubler leur bonheur pour faire gagner
le ciel à d'autres qu'elles. Il y eut donc des querelles, des dissen-
timens violens, et ce fut enfin l'accusation d'un mari outragé, ou
feignant de l'être, qui décida du sort de la colonie de Nauvoo. L'au-
teur de la Vie des Femmes chez les Mormons fait très bien com-
prendre comment cette institution a pu s'établir définitivement et
sans trop de difficulté une fois que les mormons ont été installés dans
TOME I. 46
722 REVUE DES DEUX MONDES.
la vallée du grand lac Salé. L'exemple et le voisinage de la société
civilisée n'existaient plus; il fallait bon gré mal gré rompre avec ses
vieilles habitudes. Les personnes injuriées étaient privées du bénéfice
des lois, le recours aux tribunaux était impossible, la fuite impos-
sible aussi. Les secrets de cette société naissante mouraient dans son
sein et ne dépassaient pas ses montagnes : on ne sut quelque chose
de la vérité que lorsque le capitaine Gunnison eut publié son voyage
dans le territoire d'Utah. Cette société, qui avait commencé dans
l'été de 18Zii7, était déjà, trois ans plus tard, parfaitement établie et
consolidée, et la nécessité, la solitude et le désert, complices inno-
cens d'une des plus coupables doctrines qui aient vu le jour, avaient
favorisé la croissance d'une institution qui n'aurait jamais supporté
le voisinage immédiat de la société civilisée.
La première génération résista assez vivement à cette coutume,
qui blessait tous les sentimens de son éducation; mais la seconde l'a
acceptée définitivement comme un mal sans remède, et la troisième
la regardera comme une chose naturelle. La dépravation marche
vite, et l'âme humaine, quand elle ne se surveille pas, se console
assez gaiement des vertus qu'elle n'a plus. Un voyageur qui a récem-
ment visité Utah raconte qu'il a entendu une jeune femme parler
sans honte des voluptés polygamiques — peu de temps après qu'il
l'avait entendue gémir sur sa condition. Cette jeune femme , qui se
nommait Harriet Gook, était scellée à Brigham Young, et en avait un
enfant qu'elle ne pouvait souffrir. Elle avait cette résignation effron-
tée des personnes qui ont pris leur parti d'une condition honteuse
et attristante. « Je lui demandai pourquoi elle n'allait pas en Califor-
nie; elle me répondit tristement : — Ici, je suis aussi considérée que
Mary Anne (la première femme en titre de Brigham Young) et que
les autres; partout ailleurs je serais considérée comme une malheu-
reuse. Mon frère me conseille de partir, mais cela est inutile. » Ainsi
la résignation a déjà remplacé chez beaucoup cet instinct de fierté
qui est propre à la femme, et qui, il y a quelques années, dans les
commencemens de la société d'Utah, avait décidé plusieurs dames
mormones à braver tous les périls plutôt que de supporter de telles
hontes, et à chercher un refuge parmi les Indiens. Quelles que soient
même les répugnances que la présente génération féminine peut
éprouver, ces sentimens scrupuleux, nous l'avons dit, auront disparu
peut-être chez la prochaine génération. C'est ce qu'une robuste ama-
zone mormone, vieille amie de Smith, confidente de Brigham Young
et lumière de l'église, mistress Bradish, explique très bien à mistress
Ward, la dame récalcitrante qui n'a pu s'habituer aux douceurs de
la société mormonique. Il s'agissait des querelles des femmes de
Brigham Young entre elles. La plus âgée se figurait que son âge lui
LE MORMONISME ET LES MORMONS.
7-23
donnait droit au respect; la plus jeune attribuait le même mérite à sa
beauté, et la plus riche à sa fortune. C'étaient des criailleries et des
disputes sans fin; toutes voulaient commander, et aucune ne vou-
lait obéir. Mistress Ward trouvait naturel que la polygamie engen-
drât dételles misères. « Votre lenteur d'intelligence est remarquable,
mistress Ward, lui répondit mistress Bradisb. Ce n'est pas la poly-
gamie qui rend ces femmes malheureuses, ce sont les vues fausses
et dangereuses dans lesquelles elles ont été élevées. Les filles de ces
mêmes femmes si rebelles au système y seront habituées dès l'en-
fance, et ne s'aviseront pas d'y rien voir de mal. La polygamie n'of-
fensera point leur sentiment du droit, ni ne leur semblera humiliante
et dégradante. Aucune ne reculera devant l'idée d'être la troisième
femme d'un homme dont les deux premières femmes sont vivantes,
pas plus qu'elle ne s'effraie aujourd'hui d'épouser en troisièmes
noces un homme dont les deux premières femmes sont mortes. C'est
la coutume et l'opinion publique qui règlent toutes ces choses. Sous
l'empire grec, on regardait comme immoral de se marier plus d'une
fois. Dans des temps plus récens, un homme a pu épouser une ving-
tième femme, pourvu que la dix-neuvième fût morte, ce qui, dans
mon opinion, n'est pas plus moral que d'épouser la vingtième, la
dix -neuvième vivant encore. » Ce dernier sentiment nous rappelle
l'argumentation par laquelle il est arrivé un jour à Brigham Young
de justifier la polygamie. «S'il est légitime (disait ce moral inter-
prète de l'Écriture avec une subtilité qu'auraient enviée les sophistes
grecs, inventeurs des argumens du chauve et du tas de blé), s'il est
légitime d'avoir une femme, il est légitime d'en avoir deux ou même
davantage; car les actions morales mauvaises en elles-mêmes, telles
que le vol, le meurtre et autres crimes semblables, ne sont pas per-
mises une seule fois. Par conséquent, puisque les actions bonnes en
elles-mêmes peuvent être répétées indéfiniment, l'action de prendre
une femme peut être répétée également plusieurs fois. » Cette argu-
mentation est un assez remarquable échantillon de la manière de
raisonner des mormons. Ils ont généralement cette même bonne foi
et cette simplicité, cette candeur d'esprit qui brillent dans le so-
phisme de Brigham loung.
Là où la polygamie existe, il doit nécessairement exister aussi un
code sévère de punitions pour la femme rebelle aux ordres de son
maître. Ce code existe-t-il à Utah? Il est difficile qu'il n'y ait pas
certains pouvoirs absolus attribués au mari; le seul renseignement
que nous ayons à cet égard nous est fourni par l'épouse fugitive de
Velder mormon. S'il faut l'en croire, ce code existe et est appliqué
secrètement dans l'intérieur des ménages mormoniques. D'après
cette législation secrète, toute femme qui révèle les détails du mé-
nage de manière à compromettre l'honneur du mari ou de quel-
l'IIx REVUE DES DEUX MONDES.
qu'une de ses femmes, ou à jeter du discrédit sur l'institution de la
polygamie, est passible d'un emprisonnement d'un mois. Les que-
relles entre les épouses légitimes ou spirituelles sont défendues :
celle qui engage la dispute est passible d'une correction qui varie
entre trois et vingt-cinq coups de fouet, administrés par le mari ou
par un délégué. Toute femme qui en injurie ou en frappe une autre
est punie d'une correction de douze coups de fouet, administrés par
la partie injuriée. Toute femme qui bat l'enfant d'une autre femme
s'expose à recevoir une correction administrée par la mère de l'en-
fant, etc. Ce code nous plaît assez en ce qu'il contient un agréable
mélange de despotisme et de self goveniment. Les femmes sont es-
claves, il est vrai, mais le droit de se rendre justice entre elles leur
est conféré. Si ce code n'existe pas absolument tel que nous venons
de le rapporter, le bon sens indique assez qu'il doit y en avoir un
fondé sur des principes à peu près semblables. Une pareille institu-
tion ne peut fonctionner régulièrement sans des moyens coercitifs.
jNous nous arrêterons sur ce dernier fait : bien des choses reste-
raient à dire; mais, en insistant sur les plus tristes aspects de la
secte des mormons, nous craindrions d'obéir à des préventions intel-
lectuelles, et d'être injuste envers une secte qui nous inspire d'in-
surmontables répugnances. La plus grande obscurité règne sur les
mœurs véritables des mormons. Nous n'entendons pas incriminer ici
les mœurs du peuple d'Utah, qui a donné des marques évidentes de ces
vertus qui n'excluent pas la servitude intellectuelle il est vrai, mais
qui excluent une moralité trop relâchée, — la patience, la persévé-
rance, l'amour du travail, l'activité, le courage. Quand on a toutes ces
qualités, on peut croire en Joseph Smith et au Livre de Mormon, mais
il est impossible d'avoir des mœurs bien relâchées et de pratiquer sur
une grande échelle la doctrine de la femme spirituelle. Quant à la vie
et aux actions de la partie éclairée de cette société, des dignitaires de
l'église, elles sont très controversées et imparfaitement connues. Les
mormons ne parlent point, ils n'écrivent que des sermons ou des jour-
naux de propagande, ils ne sont représentés hors d'Utah que par leurs
agens d'émigration et leurs missionnaires; ils dédaignent de se dé-
fendre. Les Américains, de leur côté, les attaquent avec une violence
inouie et les chargent de tous les crimes, de sorte que le lecteur euro-
péen, qui n'entend en définitive qu'une seule partie, a besoin de toute
sa sagacité pour ne pas se laisser trop lourdement tromper. La plupart
des récits que l'on fait sur les affaires d'Utah sont trop romanesques
et trop crus à la fois pour être exactement vrais. Ce que nous pou-
vons dire en toute assurance, c'est que les mormons ne sont point
des saints, et que jusqu'à présent, s'ils ont accompli des miracles,
c'est en leur qualité d Américains et non en leur qualité de inormons.
Ils ont bâti la ville du grand lac Salé et défriché le territoire d'Utah
LE MORMONISME ET LES MORMONS. 725
en quelques années, cela est vrai; mais ce miracle n'est pas plus
extraordinaire que celui de Milwaukie, qui, en dix ans, s'est élevée
de mille à vingt mille liabitans, et de Chicago, la reine des prairies,
dont la croissance a été à peu près semblable. Ce miracle se repro-
duit sur tous les points de l'Amérique et tous les jours de l'année;
il n'est point dû à la bible de Mormon; il a précédé Joseph Smith,
il s'accomplit sans ses disciples, il s'accomplira encore lorsqu'il ne
sera plus question d'eux.
Les mormons, en effet, sont destinés à passer, la religion de Joseph
Smith est condamnée à s'éteindre. Il est impossible qu'un phéno-
mène aussi scandaleux vive et prospère. La persécution leur a prêté
un moment une certaine force de fanatisme et d'union, et le désert
leur a prêté ensuite la force que donne l'isolement. Tant qu'ils res-
teront dans leurs montagnes, tant que l'Union n'aura point de con-
tact avec eux, l'absence de tout élément étranger, la distance établie
entre le monde païen et leur cité sainte, gardée et préservée par un
cortège de fatigues et de dangers, maintiendront les lois sous les-
quelles la colonie est née et a grandi; mais lorsque l'Union se sera
rapprochée d'eux et qu'ils se seront rapprochés de l'Union, une
double alternative se présentera : ou bien ils feront passer leur qua-
lité d'Américains avant leur qualité de saints, et alors, au bout d'un
certain temps, la secte politique disparaîtra et les mormons consen-
tiront à vivre dans la grande république aux conditions des autres
états, ou bien ils préféreront leur qualité de saints à celle d'Améri-
cains, et alors recommenceront infailliblement les scènes de Kir-
kland, du Missouri et de Nauvoo. Quoiqu'il ne soit pas temps encore
de prononcer sur cette secte et qu'on ne puisse augurer de l'avenir
qui lui est réservé, quoique l'histoire nous présente en outre l'exem-
ple de grandes injustices qui ont réussi et de mensonges que la pos-
térité a amnistiés, cependant il est impossible d'attribuer une longue
vitalité à une imposture du genre de celle de Joseph Smith, et ce
qui le prouve, c'est qu'à part le bon état de la colonie, la secte de-
meure en plein statu qiw; elle vit, mais elle ne grandit pas. Malgré
les agences d'émigration établies dans tous les états de l'Europe, la
population n'augmente pas. Les mormons se vantaient d'être environ
vingt-cinq mille en 1850, trois ans après leur établissement dans
l'état de Déseret; ils sont encore aujourd'hui vingt-cinq mille, près
de dix ans après leur installation. Ce fait pourra surprendre cer-
taines personnes; c'est le seul de toute cette triste histoire qui ne
nous surprenne pas, car il n'est point possible que Dieu permette à
un mensonge d'obtenir plus qu'un demi-succès.
Emile Montégut.
EMINA
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES
SECONDE PARTIE. '
VIII.
Emina allait une fois par semaine aux bains de la ville voisine.
Elle faisait ce trajet à cheval, convenablement escortée, et Hamid
lui-même l'accompagnait quelquefois, lorsqu'il avait des visites à
rendre. Faites en compagnie de son époux, ces excursions étaient
pour Emina une source de froissemens plus pénibles les uns que les
autres, et faites sans Hamid, rien n'était plus ennuyeux. C'est ainsi
d'ailleurs que se partageait sa vie : tourmens ou ennui, blessures ou
oppression. Les tourmens qu'éprouvait Emina, Hamid ne s'en dou-
tait guère. Il se croyait quitte envers sa jeune femme quand il lui
avait donné quelques marques d'une banale sollicitude. Les jours
où il accompagnait Emina, il s'arrêtait, si la route devenait mau-
vaise, pour offrir ses services à la petite amazone, qu'il précédait de
quelques pas. Le vent venait-il à souffler ou le soleil à darder avec
plus de force, Hamid se tournait vers Emina pour lui offrir de se re-
poser quelques instans sous un arbre, ou d'ajouter une fourrure à
la multitude des ferradjas, mœshlaks et burnous dont elle était en-
veloppée; mais si rien de tout cela n'arrivait, si la route était prati-
cable, l'air tiède, le soleil tempéré, Hamid était homme à chevau-
(1) Voyez la livraison du 1^^ février.
RÉCITS TURGO-ASIAÏIQUES. 727
cher deux heures durant sans se retourner une seule fois, tandis
qu'Emina ne le quittait pas des yeux, — Que ne donnerais-je pas
pour un regard de lui! se disait-elle, et il me semble qu'Emina
avait fait de grands progrès depuis qu'elle avait quitté ses chèvres.
Une fois dans la ville, Hamid déposait sa femme à la porte des
bains et s'en allait chez ses amis, promettant d'être de retour dans
quelques heures. Emina, en soupirant, se livrait aux baigneuses,
qui commençaient par la dépouiller complètement, après quoi elles
l'enveloppaient dans plusieurs zones de serviettes serrées autour de
la taille à la façon des femmes caffres ou des Indiennes, puis jetées
sur les épaules. On la conduisait ensuite dans une petite chambre
sale et nue, dont tout l'ameublement consistait en une estrade en
bois, placée au fond de la pièce et garnie de quelques coussins, sur
lesquels on établissait la jeune femme pour qu'elle y bût sa tasse de
café sans sucre et qu'elle y fumât son chibouk de rigueur.
On a souvent décrit les bains turcs, et j'abrégerai les détails du
supplice que subissait Emina, d'abord dans la première pièce, où
l'atmosphère était déjà beaucoup plus élevée que sur la grande
route, puis dans la seconde, où la chaleur était plus forte, enfin dans
la troisième, où les voluptés du bain atteignaient leur apogée. Ici une
odeur infecte, — résultat impur de quelques milliers de transpirations
tour à tour évaporées et condensées et des exhalaisons produites par
les eaux bourbeuses répandues sur le plancher, — afiectait désagréa-
blement l'odorat. Des vapeurs épaisses , s' élevant de toutes les
parties de la pièce, formaient comme un nuage au milieu duquel
s'agitaient des figures empourprées, ruisselantes, plus qu'à moitié
nues. Il y avait là des femmes assises à terre dans la boue, d'autres
qui mangeaient, — qui buvaient des liqueurs; la plupart s'appli-
quaient à un genre de chasse corporelle fort en honneur en Orient.
D'autres femmes jouaient, plaisantaient et se caressaient récipro-
quement en riant aux éclats; d'autres encore, étendues sur les dalles
inondées, se livraient à un sommeil qu'à leur teint violacé et à leur
respiration bruyante on pouvait prendre pour le précurseur d'une
attaque d'apoplexie. C'est ainsi, et dans de pareilles chaudières, que
les Orientaux des deux sexes passent des heures déhcieuses. Tous
ces jeux, ces ris, ces repas, ces amusemens divers, ne sont pour-
tant que les avant-coureurs de la jouissance principale et exquise,
celle de Vétrillage, car je ne sais trop quel autre terme trouver pour
désigner cette opération, qui consiste à frotter le corps du patient
avec une brosse de crin jusqu'à enlever l'épiderme. Ce dernier sup-
plice héroïquement supporté, le patient, après avoir subi encore le
massage et les douches, regagne par degrés la première pièce où
il a quitté ses vêtemens. Il les reprend, s'étend sur un ht de repos,
728 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ il passe plusieurs fois de l'abattement et de la torpeur à Tagita-
tiou, grâce à un certain nombre de pipes et de tasses de café qu'il
absorbe alternativement. Les véritables amateurs du bain ajoutent
à ces stimulans de diverse nature quelques morceaux d'opium ou de
hachich, mais il est juste d'observer que l'on n'arrive pas d'emblée
à ce degré de raffinement, et qu'Emina n'était pas encore d'âge à
s'y élever. Elle bornait son ambition à attendre sans trop d'impa-
tience le retour de son bey, et celui-ci ne lui épargnait guère mal-
heureusement les ennuis de l'attente.
C'était à une de ces excursions si redoutées qu'Emina allait de-
voir cependant un changement dans les dispositions de son époux;
mais à quel prix devait-elle l'obtenir! Le jour dont nous parlons, la
séance aux bains avait été plus longue qu'à l'ordinaire, et voici
pourquoi : les routes à l'entour de la ville étaient infestées de Kur-
des, et les amis du bey l'assurèrent qu'il ne devait pas s'aventurer
la nuit dans la campagne sans une bonne escorte. Il y avait un
moyen fort simple d'éviter cet inconvénient, c'était de se mettre en
route d'assez bonne heure pour atteindre son village avant la fin du
jour; mais on ne songe jamais à tout, et on fit si bien, on fut si long-
temps à rassembler les cavas et à obtenir le consentement du gou-
verneur, qu'il était presque nuit lorsque nos deux époux se remirent
en selle.
J'ai nommé les Kurdes, mais on ignore peut-être pourquoi leur
présence était pour les amis du bey une cause de frayeur. Je vais
l'expliquer. Les Kurdes sont d'abord les habitans du Kurdistan, ou
plutôt ils l'étaient, car à cette heure le Kurdistan, conquis par les
Turcs, est devenu une province de l'empire ottoman gouvernée par
un pacha, et n'est pas plus habité par les Kurdes que l'Anatolie et
même l'Ionie ne le sont par des Grecs. Dépouillés par les Turcs de
leur territoire, les Kurdes se créèrent une existence à part, renoncè-
rent au séjour des villes, au commerce, à l'industrie, à l'agriculture,
et s' étant retirés sur une chaîne de montagnes qui s'étend depuis les
environs de Bagdad jusqu'à peu de distance de la Mer-Noire et d'Hé-
raclée, ils se livrèrent à l'élève des troupeaux, et de temps à autre à
l'exploitation de ce qu'on appelle les grandes routes en Orient. Ils
divisèrent leurs montagnes et leurs vallées en pâturages d'été et en
pâturages d'hiver, se réservant pourtant de parcourir dans cette
dernière saison, et lorsque la nécessité les y forcerait, les contrées
situées au-delà des frontières. Je ne sache pas que la propriété de
ces montagnes leur ait jamais été conférée par contrat ni traité, mais
le respect qu'inspire aux populations de l' Asie-Mineure le nom des
Kurdes est si profond, que personne ne songea à les troubler dans
leur possession, et que nulle trace de village ni de corps-de-garde
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 729
n'apparaît sur ce vaste espace qui s'étend depuis Bagdad jusqu'aux
environs de Gonstantinople. C'était un scandale, si l'on veut, que
cette prise de possession tacite, mais incontestée, faite par un peuple
vaincu, d'un territoire appartenant au peuple vainqueur; mais ce
scandale rapportait gros au trésor, sans parler des richesses qu'une
population active et intelligente répand toujours dans les pays
qu'elle habite. Les troupeaux kurdes sont les plus beaux du monde,
et l'industrie de ce peuple, certaines branches au moins de son in-
dustrie, ne sont pas à dédaigner, surtout pour les Turcs (1). Malgré
cet avantage, le gouvernement ottoman crut devoir signifier aux
Kurdes de demeurer toujours dans leurs quartiers d'hiver et de ne
plus reparaître sur les montagnes où ils avaient coutume de passer
l'été. Qu'arriva-t-il? On le devine sans peine; les Kurdes pacifiques
obéirent, mais ceux-là sont peu nombreux, tandis que les Kurdes
querelleurs et batailleurs sont en grand nombre, et ce furent ces
derniers qui se chargèrent de répondre à l'édit. Ils vinrent donc en
armes et en colonnes serrées, non plus sur leurs montagnes et dans
leurs pâturages, mais dans les vallées habitées, sur les routes fré-
quentées et jusque sous les murs des villes, résidences des pachas
et des kaïmakans. Les malheureux paysans voyaient leurs moissons
ravagées, leur bétail égorgé ou enlevé par les brigands, sans oser
leur opposer la moindre résistance. On s'indigna de l'audace de ces
rebelles. On dépêcha des zappetiers (sorte de gardes urbaines et
communales) à la piste des voleurs, mais plusieurs d'entre eux,
qui étaient partis sur de bons chevaux et revêtus d'un costume as-
sez riche, s'en retournèrent à pied et à demi nus. La chose prenait
de jour en jour plus de gravité. Les pachas se demandaient et s'en-
voyaient réciproquement des secours, ce qui n'avait pour résultat
que de fatiguer les troupes et de les faire opérer sur un territoire in-
connu. Bref, cet état de choses dura aussi longtemps qu'il y eut sur
pied dans les provinces envahies soit un animal domestique, soit
un épi de blé; puis, lorsque tout fut ravagé, un corps de cavalerie
arriva en toute hâte de Gonstantinople, prêt à exterminer les cou-
pables, qui, fort heureusement pour eux, s'étaient retirés huit jours
aujDaravant.
. A l'époque où nous a conduit notre récit, ces deux grands événe-
mens, — savoir l'arrivée de la cavalerie ottomane et la retraite de
la horde kurde, — n'étaient pas encore accomplis , et le brigandage
s'exerçait librement. Voilà pourquoi les amis d'Hamid-Bey lui firent
perdre le temps qu'il eût employé à rejoindre ses pénates avant la
(1) La fêle aux moutons par exemple (le beiram corban), pendant laquelle on égorge
à Gonstantinople plus de cent mille moutons, était défrayée par les troupeaux des Kurdes.
730 REVUE DES DEUX MONDES.
nuit pour lui procurer une escorte composée de deiLx zappetiers.
L'amour de la vérité m'oblige à reconnaître qu'Hamid-Bey s'inquié-
tait fort peu de ce retard. Hamid n'était ni un fanfaron, ni un lâche.
Je ne dirai pas qu'il se rendit bien compte de la figure qu'il eût faite
en se voyant attaqué par dix ou douze Kurdes aussi bien armés que
résolus à tout braver et h tout entreprendre, ni qu'il eût contemplé
de sang-froid et avec indifférence sa jeune femme au pouvoir des
brigands, ou destinée à compléter la demi-douzaine de fortunées
mortelles dont Méhémed-Bey (le prince des Kurdes) était le fortuné
possesseur. D'abord l'aventure l'eût couvert de ridicule; en second
lieu, la perte d'Emina eût rendu un nouveau choix nécessaire, un
nouveau mariage inévitable, et, tout bien considéré, il valait mieux
s'en tenir au fait accompli. Cependant Hamid-Bey ne songeait pas
aux Kurdes, et ne pas songer au péril qui nous menace n'est pas seu-
lement le fait d'un esprit imprévoyant, c'est aussi celui d'un cœur
naturellement brave. Quant à Emina, elle ne savait pas au juste ce
que c'était que des Kurdes; elle n'en avait jamais entendu parler
que pendant les veillées du harem, dans les récits des femmes et des
enfans, qui les peignaient tour à tour comme des ogres et des loups-
garous. Les deux époux étaient donc assez insoucians du danger
qu'ils allaient courir, quand, après une journée presque entière pas-
sée à la ville, ils se remirent en route à la tombée de la nuit.
Les deux zappetiers, chargés d'un arsenal de pistolets, sabres,
poignards et carabines, ouvraient la marche. Hamid-Bey et ses ser-
viteurs venaient ensuite, puis le gardien du harem et ses acolytes;
Emina et ses femmes fermaient le convoi. Ils traversèrent, sans faire
de mauvaise rencontre, une belle partie de ce beau pays de l' Asie-
Mineure, si peu connu et si mal décrit. Arrivés sur le bord d'un tor-
rent qui était resserré entre deux montagnes taillées à pic, il leur
fallut descendre jusqu'au fond du ravin, traverser le torrent et re-
monter le rivage opposé. Hamid, qui marchait en avant, avait déjà
passé le torrent et chevauchait sur l'autre versant de la montagne,
qu'Emina descendait encore la pente conduisant au torrent. L'ob-
scurité lui dérobait la vue de son mari, mais la lune, qui venait de
se lever et qui apparaissait au-dessus de la montagne, dessinait net-
tement l'ombre d'Hamid sur le rocher. Emina contemplait cette ombre
avec toute la tendresse qu'elle n'osait témoigner à celui dont elle
n'était que l'image. Tout à coup (fut-ce erreur des sens ou l'effet
d'une imagination surexcitée?) Emina crut apercevoir une seconde
ombre auprès de celle d'Hamid. Ce n'était pas l'ombre d'un homme,
mais quelque chose d'informe et de confus, une masse sans contours
précis et comme hérissée de pointes. Un cri d'effroi s'échappa avec le
nom d'Hamid de ses lèvres tremblantes. Le cheval d'Hamid s'arrêta
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 73J
aussitôt, et Emina distingua alors plus nettement cette ombre ché-
rie de l'autre ombre effrayante qui s'agitait à quelques pas de lui.
— Hamid! s'écria-t-elle encore, et Hamid, retournant à la hâte sur
ses pas, fut bientôt à ses côtés. — Qu'est-ce, Emina? dit-il dou-
cement. Quelque chose t'a-t-il effrayée? — Mon cheval est inquiet,
répondit Emina sans trop savoir ce qu'elle disait; je n'en suis pas
maîtresse. Ne t'éloigne pas, je t'en prie. — Je m'en garderai bien,
chère petite, reprit Hamid, ne crains rien pourtant. C'est un animal
doux et tranquille, et d'ailleurs je suis là. — Oui, tu es là, je le
siens, car ma frayeur s'est dissipée; je ne songe plus au danger,
j'ignore s'il existe... Oui, tu es là, ajoutait Emina se parlant à elle-
même, car mon âme est en fête, mon sang coule doucement dans
mes veines; je respire le bonheur, je me sens forte, légère et bonne.
Ainsi chantait le cœur d' Emina, mais il chantait tout bas, si bas
qu'Hamid ne pouvait pas l'entendre. Elle marchait à ses côtés plus
pâle qu'à l'ordinaire, les yeux baissés, et si elle permettait à sa poi-
trine de se soulever plus rapidement, c'est qu'elle pensait qu'Hamid
devait attribuer à l'effroi ses tressaillemens inaccoutumés. Avant de
remonter le versant de la montagne le long duquel l'ombre terrible
lui était apparue, Emina leva les yeux vers le point qu'elle avait
occupé. Les doux rayons de la lune éclairaient en ce moment le flanc
de la montagne sans dessiner d'autres formes que celles des arbres
et des buissons. — Je me suis trompée sans doute, se disait-elle tout
bas; mais elle ne regretta pas une erreur qui lui avait valu de la
part de son époux un témoignage si précieux de tendre sollicitude.
Cependant, en approchant de l'endroit redouté, le cheval d'Emina
s'arrêta court, fit entendre un hennissement plaintif et étouffé, souf-
fla de toutes ses forces, se cabra presque, et refusa obstinément
d'avancer. — Tu as bien fait de m'appeler à ton aide, chère enfant,
dit Hamid, car Doro, d'ordinaire si tranquille, a d'étranges caprices
ce soir. Yeux-tu prendre mon cheval? Il est assez obéissant, et je te
verrais d'ailleurs avec plus de confiance sur mon fier arabe que sur
cette bête effrayée. Voyons, Emina, descends. — Et Hamid se prépa-
rait de son côté à mettre pied à terre; mais Emina, qui avait bien
plus peur que son cheval, s'écria : — Ne restons pas une minute de
plus dans ce lieu, je t'en conjure ! Voilà mon cheval qui se décide.
Et en effet le pauvre animal, pressé par la voix et par les genoux
d'Emina, secoua brusquement la tête, frissonna de tout son corps,
et, faisant un bond en avant, partit au grand galop. Hamid le sui-
vit en l'appelant par son nom et en criant à Emina de se bien tenir,
de ne pas trop tirer la biide, de ne pas jouer des étriers. Doro ne
tarda pas à se calmer. Hamid, qui s'était tenu à une petite distance
pour ne pas ajouter à son ardeur par la poursuite, rejoignit Emina,
732 REVUE DES DEUX MONDES.
la félicita de son adresse et lui promit pour le lendemain un nou-
veau cheval, à la condition qu'elle ne monterait plus celui-là. — Je
ne me soucie pas, dit-il, de voir ma petite femme emportée à travers
champs par un cheval fantasque et ombrageux. Je tiens à la garder
pour moi le plus longtemps possible, et je veux éviter les mauvaises
chances... — Ici Hamid s'interrompit, car les lumières de son vil-
lage, qu'il aperçut au détour d'un sentier, vinrent donner un autre
coursa ses pensées. — Nous voilà donc arrivés! s'écria-t-il; le temps
m'a semblé bien court!
11 y avait dans ces quatre mots de quoi faire rêver Emina pendant
bien des jours.
IX.
Ils étaient arrivés en effet. On donna quelques piastres et quel-
ques tasses de café aux cavas, qui reprirent aussitôt le chemin de la
ville. Ansha avait préparé pour Hamid un souper délicat et succu-
lent auquel il ne fit pas grand honneur, la fatigue de la journée
ayant, à ce qu'il disait, chassé l'appétit. Emina ne prit qu'une tasse
de café. Les enfans dormaient, les servantes mouraient d'envie d'en
faire autant. La conversation, qu Ansha s'efforçait d'animer, languit,
et la nuit, la véritable nuit, commença bientôt pour la population du
harem.
Je ne sais si parmi mes lecteurs il s'en trouve un qui ait vécu
dans l'intérieur d'une maison turque, et franchement je ne le crois
pas. Ils sont dans leur droit s'ils se figurent que là comme chez nous
chaque habitant ou habitante possède une chambre à part, un lit,
un chez soi : il en est tout autrement. Les harems, même les plus
riches et les plus vastes, se composent d'ordinaire d'un immense
vestibule conduisant à quatre grandes chambres dont l'ameublement
consiste dans une estrade qui fait le tour de l'appartement, et sur
laquelle sont placés des tapis, des matelas et des coussins. De vastes
armoires pratiquées dans les boiseries de ces pièces renferment un
supplément de matelas, de couvertures, de coussins. Lorsque le be-
soin de repos se fait sentir à l'un des membres de la communauté, il
étend une partie de ce supplément par terre, et il se couche dessus.
La plus belle de ces chambres, la mieux exposée et la mieux aérée
est réservée au maître et à celle de ses femmes qui jouit de sa faveur.
Le reste de la famille, maîtresses ou servantes, enfans ou matrones,
campent oîi bon leur plaît, dans les pièces vacantes, dans le vesti-
bule, sur le palier, sur les toits, aujourd'hui ici, demain ailleurs,
sans règle ni dessein préalable. C'est ainsi que les choses se pas-
saient chez notre bey. Son lit, ou, pour parler plus exactement, sa
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 733
pile de matelas était prête à le recevoir avec Emina dans la pièce
d'honneur. La porte close, les lumières éteintes, Ansha et le reste se
casèrent au hasard, de ci, de là, et bientôt le sommeil ferma toutes
ces paupières que des passions diverses tenaient trop souvent ou-
vertes.
Ce soir-là, Emina s'était endormie auprès d'Hamid, mais son som-
meil n'était pas le doux sommeil du bonheur. Ce sommeil-]à d'ail-
leurs, quoi qu'on en dise, est peut-être le moins paisible de tous.
Des images confuses et effrayantes se succédaient dans ses rêves
inquiets. Elle se voyait à cheval auprès d'Hamid dans une vaste
plaine aride qui se confondait à l'horizon avec le ciel. Une grande
femme qui avait les traits de la belle Ansha semblait sortir de terre
et se placer entre les deux époux; elle agitait un poignard, elle le
levait sur le sein d' Emina, et celle-ci rassemblait toutes ses forces
pour détourner le fer. Tout à coup un réveil plus terrible que ce
rêve même interrompit la vision de la femme d'Hamid. Un poignard
était bien devant les yeux d'Emina, seulement ce n'était pas la
grande femme qui le tenait, et il ne menaçait pas sa poitrine; mais
à la faible clarté de la lune pénétrant dans la chambre à travers les
croisées entr'ouvertes, la pauvre enfant aperçut deux hommes pen-
chés sur Hamid, tandis qu'un troisième se tenait immobile près de
la porte. Pousser un cri et se jeter entre le sein d'Hamid et le poi-
gnard qui allait le frapper, ce ne fut pour Emina que l'affaire d'un
instant. Réveillé en sursaut, mais comprenant du premier coup son
danger et résolu à se défendre, Hamid repoussa d'une main Emina,
de l'autre il saisit un poignard qu'il portait toujours à sa ceinture;
puis, se dressant brusquement sur ses pieds et s'emparant de deux
pistolets placés auprès de son oreiller, il en mit un entre ses dents
et dirigea l'autre contre celui de ses assaillans qui le serrait de plus
près. Emina, qu'Hamid avait placée derrière lui, n'était pas femme
à se faire un rempart de celui qu'elle aimait. Elle se fût plutôt bat-
tue à ses côtés, et si elle ne l'osa pas, ce ne fut pas la crainte des
couteaux ni des balles qui la retint, ce fut celle du blâme et peut-
être du persiflage dont Hamid poursuivrait un jour ses hauts faits.
Elle songea donc à un moyen de se rendre utile sans se rendre im-
portune, et, se laissant glisser sans bruit sur le parquet, elle se
traîna jusqu'à la croisée, la poussa doucement, monta sur le rebord,
puis, sans même se redresser de peur d'être aperçue, elle s'élança
dans la cour. De là elle courut réveiller les domestiques du bey,
leur apprit la situation désespérée de leur maître, et les conjura
de courir à son secours sans perdre un instant. Ceux-ci n'hésitèrent
pas, et, ramassant leurs armes éparses sur le plancher, ils se dirigè-
rent par la petite porte dans la cour du harem. De là, pénétrant par
73^5 REVUE DES DEUX MONDES.
l'entrée principale du bâtiment, ils arrivèrent bientôt à l'escalier
qui conduisait au premier étage. Dès que les brigands demeurés aux
prises avec Hamid entendirent ce biuit de pas, ils se précipitèrent
au-devant de leurs nouveaux adversaires.
— Hamid va les poursuivre, — se dit Emina, qui suivait les servi-
teurs; mais Hamid ne paraissait pas. La terreur d'Emina fut bientôt
à son comble. On se battait sur l'escalier, les balles sifflaient, les
lames brillaient dans l'étroit corridor. A travers les balles et les épées,
Emina parvint à se frayer un passage. Les uns ne la remarquèrent
point, et à vrai dire ils avaient assez d'occupation sans songer à elle;
d'autres l'aperçurent, mais aucun musulman, fût-il même le" plus
féroce des bandits, n'oserait s'attaquer à une femme. Emina gagna
donc sans obstacle le palier; d'un bond elle traversa le vestibule. La
porte d'Hamid était toute grande ouverte, la chambre était sonibre,
et dans le premier instant Emina la crut vide; mais son erreur fut
bientôt dissipée. Un rayon de la lune, tombant sur un coin reculé
de la pièce, lui montra une masse informe étendue sur le plan-
cher. Elle y court, se baisse, soulève un coin du manteau qui la cou-
vrait : c'était Hamid. Emina pousse un cri étouffé, elle presse cette
tête inanimée contre son cœur, elle pose ses lèvres glacées sur ce
visage pâle et plus glacé que ses lèvres, elle appuie une main trem-
blante sur ce cœur qu'elle ose à peine interroger; mais ce cœur pal-
pite encore, de faibles battemens se font sentir. Il vit, et c'est assez
pour Emina, qui a recouvré toute son énergie. Elle n'appelle per-
sonne à son aide; elle est seule avec son trésor, qu'elle suffit à dé-
fendre contre les assassins et contre la mort. Dans la cheminée sont
entassés, à côté d'un briquet, les morceaux de bois résineux qui
sont l'unique moyen d'éclairage en Asie. Emina allume une de ces
torches; elle traîne Hamid vers son lit, et peut enfin examiner sa
blessure. Sa vue se trouble; cependant elle murmure une courte
prière et se remet à l'œuvre. Le sang jaillissait à grands flots d'une
large blessure à la tête, le crâne était dénudé, et un filet d'une
matière blanchâtre se mêlait au sang, déjà caillé autour de la plaie.
Deux autres coups avaient percé la poitrine et le bras droit d'Hamid.
Ces blessures étaient légères, comparées à la première. Emina es-
saya d'abord d'en laver la plaie pour en reconnaître la profondeur;
mais, remarquant que le sang coulait avec plus d'abondance à me-
sure que les caillots s'en détachaient et que le pouls baissait de
plus en plus, elle se prit à tamponner et à resserrer la plaie, ce
qui lui réussit assez bien. Le pansement achevé, Hamid demeurait
toujours sans connaissance, et la jeune femme sentit le besoin de
secours. Le combat sur l'escalier avait cessé depuis quelques in-
stans; les brigands fuyaient, et les serviteurs les poursuivaient, tout
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 735
en sachant fort bien qu'ils ne pourraient les rejoindre et sans en
éprouver grands regrets. Malgré sa répugnance à laisser Hamid seul,
ne fût-ce que pour peu d'instans, Emina se détermina à se mettre
à la recherche de ses compagnes et des enfans du bey. Un second
éclat de bois fut allumé, et après d'assez longues recherches, Emina
put enfin découvrir dans un des coins les plus obscurs du harem la
famille d'IIamid.
Ansha, la grand'mère, Y Abmsa et les enfans étaient serrés les
uns contre les autres dans l'attitude du plus violent effroi. — Dieu
soit loué! te voilà sauvée, mon enfant! — s'écria la vieille dame en
reconnaissant Emina, et, en dépit du geste impérieux et effrayé
d' Ansha, elle continua : — Et Hamid, qu'est-il devenu? Av.cun mal-
heur, je l'espère...
— Un bien grand l'a frappé, ma mère, répondit Emina d'une voix
mal assurée; il est blessé, la blessure est grave, à ce que je crains,
et je venais réclamer du secours...
— Mon Dieu, mon Dieu! épargnez mon enfant! s'écria la pauvre
mère en sanglotant; qu'il ne meure pas comme son père et son grand-
père et ses deux fi'ères sont morts, et que je ne voie pas s'éteindre
dans le sang le dernier de ma race!...
— Ne parlez pas si haut, madame, interrompit Ansha avec ai-
greur; mais, iayant rencontré le regard d'Emina fixé sur elle avec
étonnement, elle se ravisa aussitôt en prenant sur son cœur ses deux
plus jeunes enfans. — Ce que vous éprouvez pour Hamid , je l'éprouve,
moi, pour ces enfans qui sont les siens, et, quoi qu'il puisse m'en
coûter, c'est à leur salut que je me dévoue avant tout.
— Vous n'avez plus rien à craindre ni pour eux ni pour vous,
Ansha, dit Emina avec douceur. Les brigands sont loin d'ici à cette
heure. — Puis, prenant sous son bras la vieille mère, qui s'était
levée pendant cet entretien, elle se dirigea vers la chambre d'Ha-
mid. Ansha les suivit. Hamid gisait toujours sur sa couche, sans
mouvement et sans connaissance. En vain sa pauvre mère l'appela
des noms les plus tendres, en vain les sanglots d' Ansha firent ré-
sonner les voûtes du harem, en vain les larmes plus sincères de
ses enfans baignèrent ses pieds et ses mains. A la vue de ces témoi-
gnages d'une affliction plus ou moins vraie, Emina sentit redoubler
sa douleur; mais, faisant un dernier effort sur elle-même, elle se dis-
posa à administrer au blessé la potion qui pouvait le rappeler à la
vie. Elle tira d'une armoire sa boîte à médicamens, choisit une pe-
tite fiole contenant une liqueur rougeâtre, et en ayant versé quel-
ques gouttes dans de l'eau-de-vie, elle en baigna les lèvres et les
tempes d'Hamid. Cette première tentative ne réussissant pas, Ansha
proposait déjà de défaire les bandages qui, selon elle, gênaient la cir-
73(3 REVUE DES DEUX MONDES.
culation du sang, et d'envoyer quérir certain iman bien connu pour
plusieurs cures miraculeuses, lorsque la grand'mère, s' opposant à
ces mesures, déclara qu'Emina se connaissait en médecine beaucoup
mieux que l'iman, et qu'il fallait s'en rapporter à elle. En effet, grâce
aux soins continus de la pauvre enfant, la poitrine d'Hamid commença
à se soulever comme pour aspirer l'air, qui n'y était pas entré depuis
environ une heure. Ses yeux s'entr' ouvrirent et se refermèrent aus-
sitôt; un léger frémissement parcourut tout son corps, comme si la
vie eût repris possession de ses membres engourdis. Il fit un mou-
vement et parut vouloir porter sa main à sa tête; mais la main, refu-
sant d'obéir, retomba lourdement sur sa couche. Quelques instans
de silence et d'immobilité suivirent cet eftbrt, qui semblait avoir
épuisé les forces du blessé; puis ses yeux s'ouvrirent de nouveau et
se fixèrent cette fois sur ceux qui l'entouraient. Chacun prit alors,
et presque sans y songer, la physionomie qui convenait le mieux à la
situation. C'était une peine inutile. Si les yeux d'Hamid étaient ou-
verts, l'âme, dont ils n'étaient que l'instrument, n'y était pas; le
corps vivait, l'intelligence était captive et obscurcie.
— Hamid, mon enfant, lui dit sa grand'mère, ne me reconnais-tu
pas?
— J'ai une pierre sur la tête; ôtez-la-moi.
En entendant ces mots, Emina, par un mouvement involontaire,
posa sa main sur cette tête endolorie.
— C'est bien, murmura Hamid.
X.
Un silence solennel se fit autour du blessé, car il y avait dans le
son sec et saccadé de sa voix et dans la fixité de son regard quelque
chose qui disait que l'homme étendu sur ce lit de douleur n'était plus
celui dont la volonté inébranlable avait gouverné et contenu jus-
que-là les agitations du harem. Il était là devant ses femmes, sa
mère et ses esclaves; mais l'une ne retrouvait plus en lui son fils, non
plus que les autres leur époux, leur maître ou leur père, et cet
homme pour ainsi dire dédoublé, qui se montrait sous une nouvelle
forme tandis que l'ancienne semblait avoir disparu, inspirait un in-
exprimable effroi à toutes ces femmes, excepté à Emina, pour la-
quelle Hamid était toujours Hamid, l'objet de son amour et de son
adoration. Ansha essaya pourtant de se rappeler au souvenir de son
seigneur, et, se plaçant résolument entre lui et Emina : — Le noble
Hamid, lui dit-elle, ne reconnaît-il plus sa servante fidèle, sa dé-
vouée Ansha ?
Le mouvement d' Ansha ayant déplacé Emina, qui se retirait dis-
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 737
crètement à l'écart, Hamid s'écria d'une voix irritée et sans faire la
moindre attention à la suppliante Ansba : — Pourquoi me remettre
cette pierre sur la tête? ne vous ai-je pas dit de m'en débarrasser?
Voulez-vous me faire mourir? — Et il s'agitait sur sa couche comme
une bête farouche dans sa cage, pendant que les femmes, interdites
et éperdues, se consultaient du regard et ne savaient quel parti
prendre; mais la vieille dame, qui n'avait pas encore complètement
oublié les mystères du cœur humain et de la jeunesse, prit la main
d'Euiina et la plaça de nouveau sur le front d'Hamid, L'agitation se
calma aussitôt. Il respira profondément, comme un homme qui passe
d'une situation insupportable à un repos bienfaisant; ses paupières
s'abaissèrent comme pour appeler le sommeil; il murmura quek[ues
mots de remerciement et de satisfaction, et il parut s'endormir.
Son sommeil fut long, quoique agité. Personne ne remuait dans la
chambre à l'exception d'Ansha, qui allait d'une fenêtre à l'autre, et
de celle-ci à la porte, déclarant que sans doute à son réveil Hamid
retrouverait sa raison, que son délire était trop pénible à voir, et
que s'il se prolongeait, il faudrait absolument avoir recours à l'iman.
— Nous verrons, disait la grand'mère. — Et Ansha maudissait dans
son cœur les caprices de la vieillesse, qui livraient son mari à sa rivale.
Le moment si impatiemment attendu arriva enfin, et Hamid se ré-
veilla; mais c'était encore le même Hamid. La lumière de son intelli-
gence n'était pas complètement éteinte; elle était voilée, faussée.
Son premier regard fut semblable à celui qui avait précédé son som-
meil. Évidemment rien n'était changé en mieux dans l'état du blessé;
il y avait même dans ses mouvemens et dans l'expression de son
visage une sombre irritation plus marquée qu'au début.
Ansha lui ayant demandé comment il se trouvait, il ne parut pas
l'avoir entendue et ne lui fit aucune réponse. — N'accepte riez-vous
pas une boisson de ma main, noble Hamid? Une tasse de café vous
ferait sans doute grand bien? — Même silence. Encouragée jDar ce
silence même, car Ansha n'avait pas le découragement facile, elle
porta aux lèvres d'Hamid une tasse pleine du café qu'on avait servi
aux femmes pendant son sommeil; mais la tasse, violemment re-
poussée par le bey, alla tomber sur les genoux d'Ansha en l'inon-
dant de café brûlant. — Je vous connais, disait Hamid en s' agitant;
vous êtes Méhémed-Bey, le chef des Kurdes, et vous me gardez ran-
cune à cause de la jument que je vous ai enlevée, mais vous n'êtes
que des traîtres, vous et vos amis. Venez donc vous battre avec moi :
je suis fort et ne vous crains pas; mais non, vous n'osez. Vous m'at-
taquez en traître, vous me jetez des pierres à la tête, vous m'écrasez
sous un quartier de roche. Au secours, amis!
Et tout en poussant ces exclamations furieuses, Hamid se déme-
TOME I. 47
738 REVUE DES DEUX MONDES.
liait comme un possédé, au risque de défaire cent fois ses bandages
et de rouvrir ses blessures. Toutes les femmes l'entouraient, elles
essayaient de le contenir; mais que pouvaient leurs faibles bras
contre la puissance de la jeunesse et de la fièvre? Il envoyait l'une
à dix pieds de sa couche et contre le mur, il renversait l'autre par
terre, il faisait pirouetter la troisième jusqu'à lui enlever la respi-
ration. Le plancher de sa chambre ressemblait à un champ de ba-
taille après une action meurtrière. Personne ne songeant à Emina,
celle-ci s'enhardit jusqu'à reprendre sa place auprès du blessé. S' ap-
prochant de lui et posant sa petite main sur le bras qu'il raidissait :
— Hamid, lui dit-elle à voix basse, pourquoi vous agitez-vous ainsi?
Hamid ne fit point de réponse; mais un changement subit et com-
plet s'opéra dans toute sa personne. — Ah ! les voilà qui prennent
la fuite, les misérables! Je savais bien qu'ils n'oseraient pas me re-
garder en face; mais ils m'ont laissé sous le poids de cette pierre
immense qui me fait tant de mal !
Sans mot dire, Emina porta sa main du bras à la tête d'Hamid.
— Qui donc enfin a eu pitié de moi? demanda-t-il.
— C'est moi, seigneur, répondit timidement Emina.
— Qui es-tu?
— Ne me reconnaissez-vous pas, noble Hamid? ne reconnaissez-
vous plus votre pauvre Emina?
— Emina! Qu'est-ce qu'Emina? Ah! je sais, une petite qui est
dans mon harem... Mais non, ce n'est pas elle qui a soulevé cette
pierre; elle n'est ni assez forte ni assez courageuse pour cela. Mon-
tre-moi ton visage, ajouta-t-il après un moment de silence.
Emina n'osait guère, mais Hamid reprit en l'attirant plus près de
lui : — Soulevez donc ce rideau rouge, qui jette un reflet sanglant
sur tout ce qui m'entoure. — Puis, fixant sur elle un regard encore
égaré : — Ah ! je te reconnais maintenant!... Tu es ma belle, ma brave
Ae-Elma (blanche pomme). Comment es-tu ici sur ce rocher soli-
taire? T'a-t-on dit que l'on m'y avait amené, enchaîné?... Demeure
auprès de moi, donne-moi ta main, et ne me quitte plus... Dis que
tu ne me quitteras pas !... Tu sais bien, la dernière fois que je te vis,
je ne voulais pas te laisser partir : je ne pouvais me résoudre à me
séparer de toi, malgré ta promesse de revenir le lendemain; mais
maintenant que te voilà, tu resteras toujours auprès de moi, ta main
dans la mienne et ta tète sur mon sein.
Ces discours incohérens étaient prononcés avec l'accent de la plus
exquise tendresse. Emina, à laquelle ils n'étaient adressés que des
lèvres, se raidissait contre les séductions de cette voix émue, de ces
regards amoureux, de ces caresses fourvoyées. Elle rougissait devant
ses compagnes de ces témoignages d'amour, d'abord parce qu'ils
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 739
étaient publics, et ensuite parce qu'ils ne lui étaient pas destinés.
Au milieu de sa mauvaise humeur, Ansha triomphait du malaise
d'Emina : elle savait combien d'orages recelait ce joli nom de Dlan-
che-Fomme, et il est bon d'entrer ici dans quelques détails sur les
causes de la satisfaction d' Ansha.
Blanche-Pomme était le nom d'une bohémienne fort connue dans
la province d'Hamid-Bey. 11 y avait très longtemps que Blanche-
Pomme était belle, ce qui ne l'empêchait pas de l'être encore beau-
coup, et le très grand nombre de têtes qu'elle avait tournées depuis
une trentaine d'années ne diminuait pas le nombre de celles qu'elle
tournait encore. On citait plusieurs beys, voire quelques pachas,
qui s'étaient ruinés pour lui plaire, quoiqu'elle affectât un grand
désintéressement, qui consistait à ne prendre que ce qu'on voulait
bien lui donner. Bref, elle n'était pas voleuse, ce qui la plaçait
d'emblée parmi les créatures d'élite, les prodiges de sa race. Plutôt
petite que grande, la taille assez épaisse, le teint pâle et brun, les che-
veux légèrement crépus, les yeux gris et la bouche grande, Blanche-
Pomme possédait un certain charme provenant on ne sait d'où, mais
qui n'opérait pas moins sur tous ceux qui l'approchaient. Elle dansait
à ravir la danse turque, chantait à merveille les chansons turques,
avait de beaux bras et de belles mains, quoique peu mignonnes, et
son sourire prêtait à ses yeux chatoyans un éclat singulier, pour
ainsi dire vertigineux. Tout en ayant l'air d'ignorer la liaison d'Ha-
mid-Bey avec la bohémienne, Ansha la connaissait parfaitement,
cette Maison étant d'ailleurs si peu mystérieuse que le voisinage
s'en était égayé plus d'une fois. Il n'en était pas de même pour
Emina. Le nom de Blanclie-Ponmie avait été prononcé plusieurs fois
devant elle, soit par Ansha, soit par les enfans, aussi bien informés
que leur mère, soit par quelque esclave, et toujours avec un sourire
méchant. Emina cependant ne s'était jamais inquiétée de ce que
pouvaient cacher de semblables sourires, et la pensée que l'amour
d'Hamid pût appartenir à une autre femme qu' Ansha ou elle-même
ne lui avait jamais traversé l'esprit. Le délire d'Hamid venait de
dissiper son erreur en lui donnant de nouveaux sujets d'inquié-
tude. La jeune femme du bey se voyait menacée par deux rivales,
— l'une, Ansha, dont elle appréciait jusqu'à un certain point les
forces et la faiblesse; l'autre, la bohémienne, dont elle s'exagérait
l'importance à plaisir. Pour Ansha, chaque fois qu'Hamid adressait
à Blanche-Pomme, sous le couvert d'Emina, de douces paroles, ses
beaux traits, se contractant, exprimaient une joie diabolique. Elle
ne tarda pas à -remettre l'iman sur le tapis. L'intervention d'une
image païenne dans le délire d'Hamid prouvait avec trop d'évidence
qu'il y avait de la sorcellerie dans son mal, et il fallait absolument
740 REVUE DES DEUX MONDES.
conjurer le démon. La vieille dame n'osa plus longtemps s'opposer
au pieux désir de sa belle-fille, et elle se dit, pour excuser sa fai-
blesse, que la \isite de l'iman ne pouvait nuire au blessé. On en-
voya donc quérir le saint homme, qui, alléché par la perspective de
quelques piastres à gagner, ne se fit pas attendre.
On se figure peut-être un iman turc sous les traits d'un vieillard à
longue barbe blanche et flottante, au teint pâle, aux regards éteints
par l'abus de l'opium, ou bien encore on se représente un vieillard
vigoureux, un musulman de la vieille école, du temps des janis-
saires, du beau régime du turban ballonné et du far niente. Un iman
du xix^ siècle est un tout autre personnage. Son aspect n'a rien de
respectable ni de sacerdotal. Aucune de nos vertus n'ayant cours
dans les mœurs musulmanes, il en résulte que le directeur de ces
mœurs ne ressemble aucunement à ce que nous nous représentons
par exemple comme le résumé vivant des vertus chrétiennes, ou
bien seulement de l'honnête homme civilisé. L'iman turc a autant de
femmes, voire de concubines, qu'un simple mortel, il s'enivre (d'eau-
de-vie à la vérité) sans le moindre scrupule, il travaille aux champs
ou exerce un métier quelconque; mais le plus clair de son revenu se
compose de l'impôt qu'il tire de la crédulité des âmes simples ou
hypocrites, ce qui le constitue charlatan et imposteur par-dessus le
marché. L'imposture, l'hypocrisie et la fourberie, telles sont les trois
vertus théologales qui distinguent le prêtre mahométan du commun
des laïques, sans préjudice de l'oisiveté, de la luxure et de la gour-
mandise, qui sont inséparables des susdits mérites. Ceci s'applique
aux imans en général. Quant à l'individu en question, il exerçait na-
turellement la profession de bouvier. Depuis quelques années cepen-
dant, le produit de sa profession sacerdotale lui permettait de laisser
reposer ses bœufs, et il ne conservait plus du bouvier que le titre
et les manières. En sa qualité d'iman, il était censé savoir lire et
écrire, mais il bornait ses lectures au texte du Koran, et sa mémoire
étant d'ailleurs assez bonne, il avait abandonné la noble profession
des lettres. Celui qui l'eût invité à lire à livre ouvert, et dans un
autre volume que celui qu'il portait dans ses poches, un chapitre
quelconque du Kqran lui eût joué un fort mauvais tour.
Ahmed -Effendi (ainsi s'appelait l'iman) était âgé de trente ans
environ; il avait quelque droit à l'épithète de bel homme, si une
taille au-dessus de la moyenne, une carrure remarquable, de grands
yeux noirs surmontés d'épais sourcils, un nez long, des lèvres épaisses
et sensuelles, une barbe noire et inculte, un teint rubicond et un
visage plutôt carré qu'arrondi, constituent un pareil droit. Ahmed-
Effendi jouissait d'une grande considération dans le pays, et cette
considération était l'œuvre d'Anslia. D'où venait la partialité de la
RÉCITS TURCO- ASIATIQUES. 7!li
belle Ansha pour l'homme de Dieu? Ses ennemis (et elle en avait
beaucoup) se moquaient de sa dévotion. Chaque fois qu'un accident
survenait dans la famille, qu'un enfant tombait d'un peu haut, qu'un
autre mangeait des fruits verts jusqu'à se donner la colique, chaque
fois qu' Ansha elle-même était atteinte d'une de ces infirmités pas-
sagères si communes à son sexe, vite on envoyait chercher l'iman.
Dans la circonstance où la plaçait l'accident survenu au bey, Ansha
avait surtout bien des choses à dire au saint personnage. Elle voulait
lui raconter d'abord l'événement en s'y attribuant k elle-même le
plus beau rôle, lui communiquer ses soupçons sur l'ensorcellement
d'Hamid-Bey, et lui insinuer que le délire n'ayant paru qu'à la suite
des médicamens administrés par Emina, on pouvait considérer la
petite scélérate comme la complice de la bohémienne et les croire
toutes deux d'accord pour égarer la raison du malade et s'emparer
complètement de son esprit. L'iman entra sans peine dans les vues
qu' Ansha lui développa confidentiellement avant de le conduire près
d'Hamid; il s'engagea à ne rien négliger pour combattre la perni-
cieuse influence de sa rivale. Tous deux passèrent ensuite dans la
chambre du blessé.
Hamid reposait assez tranquillement, la tête appuyée sur l'épaule
d'Emina, dont il tenait les petites mains dans les siennes. Assise de
l'autre côté du matelas, la vieille dame contemplait son fils avec
toute l'anxiété d'une véritable tendresse. Les enfans (y compris les
deux fils aînés d' Ansha et leurs femmes) étaient groupés çà et là dans
la chambre, causant à voix basse des événemens de la nuit et des
inquiétudes de la journée.
L'iman s'était approché du blessé et le considérait depuis quelque
temps d'un air grave comme s'il eût cherché la solution d'un pro-
blème d'algèbre, sans que le bey parût s'apercevoir de sa présence.
J'oubliais de remarquer qu" Hamid avait montré de tout temps peu
de bienveillance pour l'homme du Seigneur, ce qui tenait sans doute
à un caprice de sa nature rebelle. Lorsqu'Ahmed-Eflendi jugea que
sa contemplation s'était assez prolongée (la vieille dame était arri-
vée à cette conclusion quelques minutes avant lui), il exprima le
désir d'être laissé seul avec le blessé. Les enfans se dirigèrent aus-
sitôt vers la porte, le grand' mère quitta son siège, et Emina fit un
mouvement pour se conformer aux vœux du saint homme; mais,
quelque faible que fût ce mouvement, il suffit à amener le trouble et
la confusion dans le harem. A peine Hamid se fut-il aperçu de son
effort pour retirer les petites mains enfermées dans les siennes, que
les serrant avec plus de force et bondissant sur son oreiller comme
le daim blessé bondit sur l'herbe qu'il a rougie de son sang, il re-
commença ses invectives, ses protestations, ses menaces et ses sup-
742 BEVUE DES DEUX MONDES.
plicatious désespérées. « Que veut-on? Qui prétend te séparer de
moi? Eloignez-vous tous, ou vous vous en repentirez! Prenez, em-
portez tout ce qui m'appartient, mais qu'on ne touche pas à elle.
J'ai de l'argent, j'ai des bijoux, là, dans cette armoire... (La vieille
dame lui ferma résolument la bouche, et cela suffît pour donner un
autre cours à sa pensée.) — Àe-Elma, reprit-il, te souvient-il de ce
jour où je m'égarai dans la montagne? Tu me trouvas assis sur
l'herbe auprès d'une fontaine, pendant que mon cheval paissait à
quelques pas de moi. Tu vins t' asseoir à mes côtés, tu me pris la
main, et nous demeurâmes ainsi l'un auprès de l'autre sans nous
parler et sans même lever les yeux, de peur que notre bonheur ne
s'évanouît comme un songe. Ah! que nous fûmes heureux ce jour-
là! Place-toi comme tu étais alors, fermons les yeux et rappelons-
nous la forêt sombre, le vert gazon, les chênes frémissans et la
voûte resplendissante du ciel, qui paraissait au-dessus de leur dôme
d'ombrage. »
Tiemblante et émue, Emina n'osait ni partir ni rester; mais pen-
dant qu'elle cherchait son courage pour s'éloigner, elle restait.
Ansha s'agitait en regardant l'iman, et elle le regarda si bien, que
celui-ci, interprétant ce muet langage, prit son parti, en brave qu'il
était quelquefois. Il s'avança d'un air décidé, et s'écria en s' adres-
sant à Emina : — Partez, madame, il le faut; il faut que je demeure
seul avec son excellence. — Puis il la saisit par le bras.
Y songeait-il, le saint homme? savait-il à quelle sorte d'excel-
lence il avait affaire, et quels orages il attirait sur sa tête en tou-
chant à ce petit bras? Le délire donne, dit-on, de la foi'ce aux plus
faibles, et Hamid-Bey était naturellement des plus forts. A peine
l'iman avait-il touché le bras d'Emina, qu'on vit sa barbe crépue vio-
lemment secouée par la main nerveuse d'Hamid, et l'alarme redou-
bla lorsque, passant de la barbe à la gorge, les deux bras du blessé
la serrèrent de façon à étouffer l'iman. Celui-ci était menacé d'as-
phyxie, si Emina ne l'eût tiré d'affaire en exerçant sa douce omni-
potence sur le bey. — Hamid, mon cher Hamid! s'écria-t-elle en
enlaçant de ses bras délicats le poignet contracté du blessé. Il n'en
fallut pas davantage. Le charme opérant, les doigts d'Hamid se des-
serrèrent, et, passant subitement de l'excès de la fureur à l'excès
de la tendresse, le terrible malade parut ne plus se souvenir que de
son amour : il recommença son idylle comme si personne n'eût osé
l'interrompre. Anslm avait beau se démener, l'éloignement d'Emina
n'était plus, ne serait plus jamais réclamé par l'exorciste. — Je
pense, dit-il aussitôt qu'il eut repris l'usage de la parole, je pense
que vu l'état des choses, la présence de madame est plutôt à désirer
qu'à craindre. D'ailleurs il n'est rien d'impossible à celui dont Dieu
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 743
a fait son instrument indigne : ma tâche sera seulement plus difficile,
mes rites plus compliqués, j'aurai à livrer une double bataille; mais
deux victoires sont-elles plus difficiles à remporter qu'une pour le
Tout-Puissant?
Tout en se tenant à une assez grande distance du possédé, l'iman
dressa le catalogue des objets nécessaires à la conjuration. Il fallait
d'abord un coq noir, mais tout noir, car une seule plume blanche
mêlée aux noires pouvait produire des résultats incalculables. —
Ahmed-Efïendi réclamait ensuite la racine d'une plante récemment
arrachée, — une jatte de lait d'une vache ayant vêlé dans les vingt-
quatre heures, — une oque de fine fleur de farine de froment, — une
douzaine d'œufs frais pondus par des poules entièrement blanches,
— une demi-oque de sucre blanc, — quelques herbes aromatiques,
telles que la menthe, le serpolet, etc. Aucun des ingrédiens deman-
dés par l'iman n'appartenait à la catégorie des produits exotiques,
mais pour les trouver il fallait du temps. Il est vrai que le temps est
nécessaire à bien d'autres choses encore, et entr' autres à la confec-
tion de certain ragoût à l'ail qui formait l'un des principaux titres
à la célébrité de la négresse cuisinière du bey, ragoût que l'iman
affectionnait de prédilection, et dont Ansha ne manquait jamais.de
le régaler lors de ses visites professionnelles.
Les servantes furent donc partagées en deux corps : le premier
partit pour le village à la recherche du coq noir et des poules blan-
ches, tandis que le second s'occupait des préparatifs du goûter. La
journée s'écoula presque entièrement avant que le repas et l'exor-
cisme fussent préparés; mais enfin tout s'arrangea si bien que le
ragoût à l'ail et le coq noir parurent en même temps. Le docteur se
restaura d'abord, et annonça ensuite qu'il était prêt à livrer bataille.
On égorgea le coq noir, dont le sang fut soigneusement recueilli
dans un baquet en faïence tenu par Ansha, qui remuait le hquide
pour l'empêcher de se coaguler, tandis que l'iman, marmottant des
formules mystérieuses, jetait tour à tour dans le baquet des poi-
gnées de farine et d'herbes aromatiques séchées au four et réduites
en poudre, des pincées de sucre et des fragmens de la racine mer-
veilleuse. Quand le gâteau eut été suffisamment pétri, Ahmed-Effendi
se fit donner une casserole, y déposa une certaine quantité de beurre
frais, plaça la casserole sur le feu, y versa la pâte encore liquide, et
attendit, en continuant ses prières, que le feu lui donnât la couleur
et la consistance voulues. Puis il retira la tarte du feu, la posa sur
une planche carrée faisant office de plateau, et la coupa en plusieurs
tranches. Prenant ensuite le papier, l'écritoire et la plume dont les
hommes de sa profession sont toujours munis, il coupa autant de
petits carrés de papier qu'il avait coupé de tranches de gâteau, écri-
74A REVUE DES DEUX MONDES.
vit sur chacnn un verset du Koran approprié à la circonstance, et
plaça les papiers sur les tranches. Ces préparatifs terminés, l'iman
s'approcha avec précaution du blessé, tenant son plateau à la main,
non sans avoir recommandé à Emina, qui était assise sur le bord du
lit, de mettre ses mains dans celles dHamid et de ne pas bouger.
Lorsque l'exorciste fut arrivé près du lit, il prit une tranche du gâ-
teau, en enleva le papier, mangea l'une et déposa l'autre sur la tête
du possédé, opération qu'il répéta jusqu'à six fois consécutives, après
quoi il déclara qu'un peu de repos lui était nécessaire, vu l'achar-
nement de l'esprit de ténèbres; mais, cédant aux instances et aux
supplications d'Ansha, le saint homme fit un dernier et généreux
effort, et il vida le plateau. Hamid cependant paraissait ne ressentir
aucun eflet de ce merveilleux traitement. Le docteur jugea donc né-
cessaire de recourir à des moyens plus énergiques. Il roula respec-
tueusement entre ses doigts l'un des petits papiers qui couronnaient
la tête du bey, et il le lui présenta pour qu'il l'avalât; mais la douce
voix d'Emina elle-même échoua cette fois contre l'invincible endur-
cissement du blessé, qui serra les poings, grinça des dents, et se
montra plus disposé à avaler le docteur que son petit papier. Dé-
cidément le diable tenait bon et n'était pas aussi facile à déloger
qu'on l'avait pensé; l'iman déclara d'un ton capable et entendu qu'il
savait bien pourquoi, et que c'était à Emina elle-même d'avaler les
papiers dont le bey ne voulait pas. Trop heureuse d'obtenir au prix
de ce léger sacrifice qu'on laissât son mari tranquille, Emina con-
sentit à avaler autant de petits papiers qu'on le jugerait à propos.
Le malade cependant ne donnait pas le moindre signe d'amende-
ment. — Il faut nous contenter pour le moment de ce que nous avons
obtenu, dit gravement l'iman, dont la modération se montrait digne
des plus grands éloges. Espérons que le temps et notre persévérance
nous procureront des résultats plus décisifs.
Avant de s'éloigner et cédant aux prières d'Ansha, Ahmed-Effendi
prépara un charme salutaire, et le laissa comme auxiliaire auprès
du malade, absolument comme nos grands médecins d'Europe lais-
sent auprès de leurs malades de distinction un aide-médecin chargé
de veiller à l'administration des médicamens et de combattre les
crises imprévues. Le charme salutaire consistait dans les cendres du
feu qui avait cuit le gâteau, et qui, renfermées dans de petits sa-
chets, furent placées çà et là sur le corps du blessé. L'iman se retira
ensuite accompagné par Ansha et promettant de revenir.
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 7A5
XI.
Hamid-Bey demeura dans le même état pendant quinze jours en
dépit des conjurations souvent réitérées de l'exorciste, malgré les
soins assidus d'Emina et ceux non moins empressés d'Ansha et des
servantes, malgré les prières ferventes de sa vieille mère et de ses
jeunes enfans. Pendant quinze jours, la raison du blessé ne reprit
pas un seul instant son empire; les mêmes illusions l'agitèrent et
le dominèrent constamment; les mêmes exigences retinrent Emina
auprès de son lit, ses mains dans la sienne , son épaule lui servant
d'oreiller. Faut-il s'étonner si Emina ne se sentait pas trop malheu-
reuse? Elle qui avait tant souffert de la position secondaire et insi-
gnifiante qu'elle occupait dans les affections de son mari, elle était
devenue tout à coup nécessaire, non pas seulement à son bonheur,
mais à son existence. Il y avait là sans doute quelque chose qui
tenait aux phénomènes magnétiques, et le cœur d' Hamid-Bey n'était
peut-être pour rien dans ces mystères ; mais Emina, qui ignorait
jusqu'au nom du magnétisme, attribuait ce besoin impérieux de sa
présence à l'amour, — un amour étrangement éclos dans ce cœur
jusque-là indifférent et cruel, un amour qui ne lui était pas destiné,
et qu'elle usurpait en quelque sorte : usurpation bien involontaire
cependant, et sa conscience était assez tranquille sur ce point.
Une autre circonstance singulière qui accompagnait la maladie du
bey, c'était sa profonde indifférence pour la belle Ansha. On eût dit
qu'il avait complètement oublié l'existence de cette femme, jusque-là
maîtresse si absolue, sinon de son cœur, au moins de son esprit.
Malgré tous ses détours et toutes ses ruses, malgré sa solhcitiide
affectée et ses soins importuns, elle ne parvint pas une seule fois
à attirer son attention. Hamid ne s'inquiétait nullement d'elle, et
s'il lui arrivait parfois de prononcer son nom, c'était au sujet de
quelque circonstance passée et comme il l'eût fait de toute autre
personne sans ajouter im mot de tendresse ou de souvenir. Le nom
d'Emina venait aussi quelquefois sur ses lèvres, mais, hélas! c'était
à peu près de la même manière que celui d'Ansha et aux mêmes
occasions. S'il goûtait à des confitures qu'il trouvait trop sucrées, il
disait : C'est sans doute Emina qui a fait cela; Ansha n'a jamais pu
lui enseigner à ménager le sucre dans les confitures. C'était d'or-
dinaire devant Emina elle-même qu'Hamid faisait ces réflexions,
car ce n'est guère qu'à elle qu'il adressait spontanément la parole,
et elle connut ainsi la méthode suivie par Ansha pour la perdre dans
l'esprit de son mari. — Si jamais Hamid revient à lui, se disait-
7A6 REVUE DES DEUX MONDES.
elle parfois, je sais maintenant d'où me vient le danger, et je sau-
rai m'en défendre. Et d'ailleurs il me semble que je n'aurais plus
si peur de mon mari, car je sais qu'il m'aime maintenant.
Un soir entre autres, Emina se tenait ce langage, tandis qu'assise
auprès du lit de son amant, sa main toujours entre les siennes, elle
le regardait dormir. Hamid avait passé une bonne journée; il avait
mangé et causé tour à tour; puis, vers le coucher du soleil, il s'était
endormi tranquillement sur l'épaule d'Emina. Après être restée quel-
que temps immobile de peur de troubler son repos, elle avait dou-
cement dégagé son épaule, posé sur l'oreiller la tête de son mari,
et s'était assise, toujours sans lâcher sa main, auprès de son lit, où
elle le contemplait avec amour. Il y avait juste quinze jours qu'Emina
ne s'était couchée, qu'elle ne dormait qu'à de rares intervalles et
pendant de courts instans. Aussi, tout en devisant avec elle-même,
sentait-elle ses yeux appesantis se fermei-, et ses pensées devenir
de plus en plus indistinctes et confuses. Elle fut bientôt plongée
dans un sommeil paisible, quoique léger. Ce sommeil durait depuis
quelque temps, lorsqu'elle crut sentir une impression de froid à la
main qu'elle avait laissée dans la main d'Hamid, et à cette impres-
sion en succéda bientôt une autre de gêne et de malaise. Il lui sem-
blait que ce froid passait de sa main à sa poitrine et dans son cœur,
dont il suspendait les battemens, et qu'un frisson glacial parcourait
tout son corps, tandis que sa respiration devenait difficile et dou-
loureuse. Lorsque le sommeil est ainsi irrité par ce que nous appe-
lons le cauchemar, il ne tarde guère à se dissiper. Emina ouvrit donc
bientôt les yeux, et son premier regard fut pour Hamid.
Hamid ne dormait plus. Il était assis sur son lit, et ses yeux
étaient fixés sur le pâle et doux visage de sa jeune femme. Il la
regardait, hélas! avec le regard des anciens et des mauvais jours,
un regard froidement protecteur, légèrement moqueur, celui du
précepteur observant l'enfant qu'il a laissé accoudé sur ses livres et
qu'il retrouve endormi. Emina demeura interdite, atterrée. — Où
est Ansha? — fit Hamid de sa voix un peu sèche et stridente. Et
comme Emina ne répondait pas, mais continuait à le regarder d'un
œil effaré: — Voyons, mon enfant, reprit-il, qu'y a-t-il? On di-
rait que tu as peur? On t'a placée là pour me veiller pendant mon
sommeil, car je sais bien que j'ai été malade, et tu t'es endormie
à la peine? Il n'y a pas de mal à cela, ma petite. De plus fortes que
toi ont sans doute fait la plus rude besogne; puis, quand elles ont
été à bout de leurs forces, ton tour est venu, et tu n'as pu achever
la veillée? Encore une fois, il n'y a pas de mal à cela, ma chère
petite. Veiller les malades, ce n'est pas de ton âge; quand tu auras
dix ans de plus, tu ne t'oublieras pas si vite, mais tu ne seras plus
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 7/l7
si gentille.... Où est donc Ansha? Fais-moi le plaisir de l'appeler.
Confondue par l'affectueux dédain de son mari, Emina aurait voulu
parler et lui dire : Hamid! Hamid ! regarde-moi et aime-moi...
comme pendant ton délire. La voix lui manqua, elle se sentit humi-
liée, troublée. Sans répondre au bey, elle se dirigea vers la chambre
d' Ansha, lui annonça qu' Hamid la demandait, puis courut s'enfer-
mer dans une pièce qu'elle savait inhabitée; mais là ses forces l'aban-
donnèrent, et la pauvre enfant tomba évanouie sur le divan.
— Hamid-Bey vous appelle, avait dit Emina, et ces trois mots
avaient frappé Ansha comme une étincelle électrique. — Il m'ap-
pelle! donc il a retrouvé sa raison, donc il me revient, et voilà
cette déplorable comédie terminée. — Et avec la rapidité qui n'ap-
partient qu'à la foudre et au génie de la femme jalouse de son
influence, Ansha s'était tracé aussitôt un plan de conduite, sans
oublier rien de ce qu'il fallait avouer, ni de ce qu'il fallait cacher,
ni de ce qu'il convenait de laisser subsister, mais en le modifiant.
Elle ordonna à ses enfans de la suivre jusqu'à la porte de la chambre
d' Hamid, de l'y laisser entrer seule, mais de la rejoindre aussitôt
qu'ils entendraient sa voix. Elle fit son entrée l'air triste et grave,
comme si elle n'avait aucun soupçon du changement survenu dans
l'état de santé du bey, car c'eût été un aveu imprudent que de pa-
raître considérer son appel comme un événement extraordinaire.
Elle s'avança avec empressement, mais sans lever les yeux, jusqu'à
ce qu'elle fût assez près de lui pour qu'il pût remarquer le jeu de sa
physionomie. Alors, mais alors seulement, elle hasarda un regard,
et ce regard lui apprit tout... ce qu'elle savait déjà, — Que vois-je!
s'écria-t-elle en joignant les mains et en les élevant vers le ciel en
signe de reconnaissance, que vois-je! Non, je ne me trompe pas,
vous nous êtes rendu, noble Hamid. Ah! parlez -moi! que le son de
votre voix chérie me confirme dans mon espoir, et que le saint pro-
phète en soit loué !
Que cet accueil était différent de celui qu' Hamid venait de recevoir
d'Emina! En fit-il la remarque? Peut-être, et pourtant, ne sachant
pas encore au juste de quels lointains rivages il revenait, l'émotion
d' Ansha le surprit plus encore qu'elle ne le toucha. Le bey avait à
peine eu le temps de répondre aux questions que multipliait Ansha
sur l'état de sa santé, sur sa faiblesse, ses maux de tête, etc., quand
les enfans, fidèles aux instructions de leur mère, envahirent la cham-
bre. Ansha, se tournant vers eux, leur cria aussitôt : — Accourez,
mes enfans! venez auprès de votre père, il nous est enfin rendu; oui,
il est rendu à nos pleurs et à nos vœux ! — Aussitôt, joignant l'exem-
ple au précepte, Ansha se précipita à genoux et les enfans firent de
même, le tout au très grand ébahissement du bey, dont la curiosité
7A8 REVUE DES DEUX MONDES.
devint si vive qu'Ansha dut lui avouer, quoique avec les plus grands
ménagemens, qu'il venait, pour la première fois depuis deux se-
maines, de reconnaître sa femme et ses enfans. — Ah ! fit Hamid,
ceci m'explique l'air effaré d'Emina, lorsque je lui demandais tantôt
où vous étiez; la chère petite s'attendait sans doute à ce que j'allais
débiter quelque sottise, et elle a été tout étourdie de m'entendre
parler raison... Mais où est-elle maintenant, et que fait ma mère?
Heureusement pour Ansha ces deux questions furent faites en
même temps, et elle put, négligeant la première, ne répondre qu'à
la seconde et ouvrir par là une nouvelle voie à la sollicitude et à
l'attention de son époux. La vieille dame était malade depuis plu-
sieurs jours de l'inquiétude et des fatigues causées par l'état de son
fils. Ansha s'apitoya longuement sur les angoisses et sur les souf-
frances morales et physiques de cette excellente mère, et elle s'y
prit si bien, qu'elle chassa pour le moment de l'esprit d'Hamid toute
autre pensée. Hamid s'enquit si on avait envoyé chercher un méde-
cin pour la malade, à quoi Ansha répondit affirmativement. H voulut
savoir ensuite ce que pensait le médecin, et la question ne laissait
pas d'être embarrassante, car le seul qu'on eût consulté était le
bienheureux iman, qui ne pensait rien du tout au sujet de la malade
ni de la maladie. Ansha dit cependant à ce propos beaucoup de cho-
ses qui ne signifiaient absolument rien, mais qui produisirent le ré-
sultat qu'elle attendait, c'est-à-dire qu'elles inquiétèrent le bey et
détournèrent son attention.
Plusieurs heures s'écoulèrent dans ces tendres épanchemens, pen-
dant lesquelles Emina fut complètement oubliée. La première à s'en
souvenir et à la nommer, ce fut pourtant Ansha, qui, se sentant à
court de distractions et craignant que la mémoire ne revînt au bey,
se hâta de prévenir le danger en s' écriant d'un ton chagrin : — Et où
donc se tient-elle encore, notre Emina ?
Cet encore était gros de perfidies. H signifiait : « Emina ne vient
que rarement dans cette chambre ; elle a délaissé son malheureux
époux ! Nous qui passons nos jours et nos nuits à ses côtés, nous ne
la voyons jamais; nous ne savons ce qu'elle devient. » Hamid-Bey,
qui sentit vaguement l'accusation enfermée dans ce mot, essaya
d'excuser sa jeune femme aux yeux de la trop susceptible Ansha, —
Elle est peut-être auprès de ma mère, dit-il. — Peut-être bien, reprit
Ansha avec empressement, comme si elle eût été heureuse de ti'ou-
ver un prétexte plausible aux absences réitérées d'Emina. — Va voir
chez notre mère, dit-elle en s' adressant à sa fille aînée, et si tu ne la
trouves pas, cherche-la dans la chambre où elle se tient d'ordinaire.
Si Ansha se fût adressée à Benjamin ou même à Fatma, l'un et
l'autre, en véritables enfans terribles, n'eussent pas manqué de ré-
RÉCITS TURGO-ASIATIQUES. 749
pondre par cette question incongrue : « Quelle chambre, maman?»
Mais Anifé était une jeune lille fort intelligente pour son âge, et qui
lisait couramment dans la pensée de sa mère. Aussi, loin de provo-
quer le moindre éclaircissement, elle répondit : — Oui, ma mère,
je sais bien. — Et elle partit. Anifé débuta, comme sa mère le lui
avait commandé, par la chambre de la vieille aïeule, à laquelle elle
fit part en passant de l'heureuse révolution survenue dans l'état de
son petit-fils. Elle s'informa ensuite de ce qu'était devenue Eniina:
ni la malade ni les femmes qui la servaient ne purent rien lui ap-
prendre à ce sujet. Une femme introuvable dans un harem est un
phénomène propre à y répandre l'étonnement et même l'inquiétude,
car il n'y a que la citerne qui puisse abriter une femme turque en
pareil cas. Les esclaves se répandirent dans les divers recoins du
harem; mais ils furent dispensés de trop prolonger leur recherche.
Dans la première pièce que l'on visita, on trouva Emina à la même
place où nous l'avons laissée, étendue sur le divan, passant tour à
tour d'un évanouissement à des spasmes cent fois plus douloureux.
On l'entoura, on la déshabilla, on lui jeta de l'eau au visage, on lui
tapa dans les mains, on l'accabla de questions qu'elle n'entendait
seulement pas; rien ne fut négligé. Enfin, lorsqu'il fut constaté que
la pauvre enfant était réellement fort malade, on la laissa tran-
quille. Un lit fut préparé, on l'y plaça, la négresse demeura auprès
d'elle pour en prendre soin, et les autres femmes s'en allèrent va-
quer à leurs afî'aires. La maladie d'Hamid-Bey avait frappé trop vive-
ment toutes ces imaginations féminines, pour qu'une autre maladie,
survenue à une époque si rapprochée de la première, pût prétendre
à causer des impressions semblables.
Anifé se trouvait pourtant assez embarrassée. Elle ne savait com-
ment il conviendrait à sa mère de présenter au bey l'accident arrivé
à Emina. Elle résolut, dans sa perplexité, de ne lâcher que le peu
de mots indispensables, et de s'en référer pour le reste à la physio-
nomie si expressive d'Ansha. Quand elle rentra dans la chambre du
bey, celui-ci demanda, non sans impatience, pourquoi elle avait
tant tardé, et ce qu'elle avait fait d'Emina? Anifé s'excusa en assu-
rant que l'aïeule l'avait retenue auprès d'elle pour avoir des nou-
velles d'Hamid. — Quant à Emina, je ne l'ai pas ramenée, dit-elle,
parce qu'elle est souflrante.
— Et qu'a-t-elle? interrompit vivement Hamid.
— Je ne sais. Elle dit qu'elle est soufi"rante, sans expliquer de
quel mal.
— Je vais voir ce qui en est, s'écria Ansha en se levant, et je te
donnerai ensuite des nouvelles exactes de son état.
Et là-dessus la chaste épouse, qui tenait à n'apprendre au bey
750 REVUE DES DEUX MONDES.
que juste ce qu'il lui convenait qu'il sût, se dirigea vers la chambre
d'Emina, s'assura qu'elle ne pourrait lui donner de si tôt un dé-
menti, et revint auprès de son mari, en affirmant que l'indisposition
de la jeune femme n'avait aucune gravité. — Allons, il faut espérer
que cela ne durera pas, dit le bey, et il soupa d'assez bon appétit.
Il jouit encore pendant quelques instans de la société de son aima-
ble famille, et le sommeil vint clore enfin cette journée de bonheur
et de bien-être.
XII.
Plusieurs jours s'écoulèrent. Emina était revenue de ses évanouis-
semens; mais il lui restait une faiblesse excessive, qu'augmentaient
de moment en moment les spasmes et les suffocations auxquels la
pauvre fille était en proie. Le moment arriva où, soit que la fai-
blesse eût vaincu l'agitation, soit que Dieu eût pris pitié d'elle,
elle se résigna complètement à sa destinée. Dès lors elle fut plus
calme; ce n'était pas le calme de la fermeté dans la résistance, ni le
calme de la vie qui triomphe de mille vaines atteintes : c'était un
calme non moins puissant, le calme du désespoir et de la mort.
Quel qu'il fût pourtant, il eut pour résultat de rendre Emina à elle-
même, de la tirer de cette atmosphère inquiète, agitée, fiévreuse,
dans laquelle elle vivait depuis son mariage, et de la ramener à son
naturel méditatif et élevé. Elle parvint petit à petit à détourner sa
pensée des scènes d'amour et de jalousie qui l'obsédaient, pour se
reporter en esprit aux jours plus sereins de son enfance. Elle se de-
manda alors ce qu'étaient devenues sa ferme confiance dans la solli-
citude divine, sa certitude de ne jamais invoquer vainement le se-
cours d'en haut, sa conscience de la présence continuelle d'un esprit
tout puissant et parfait dans sa bienfaisance. La voix qui lui avait
jadis révélé mille dangers inconnus, en lui enseignant les moyens de
s'en préserver, s'était-elle tue, ou bien était-ce Emina qui avait cessé
de lui prêter une oreille attentive? Du moment qu'elle se posait cette
question, la réponse ne pouvait être douteuse, et Emina se recon-
nut franchement coupable d'oubli et d'indifférence pour tout ce qui
n'était pas l'objet de son malheureux amour. Elle arriva sans peine
à cette conclusion, que quelque bon, quelque grand que fût Dieu, il
ne pouvait demeurer indifférent devant l'ingratitude et l'oubli d'une
créature qu'il avait pris soin d'éclairer. — Je ne veux pas, s'écriait-
elle ensuite, augmenter, en m'abandonnant à mon désespoir, la dou-
leur de mon Dieu. Non, non, mon doux Seigneur, ne craignez pas
pour moi; je ne fléchis pas sous le poids de mes maux, je ne me dé-
bats pas comme un enfant dépité et colère pour m'en délivrer. Le
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 751
mal que j'éprouve est devenu par ma faute un mal nécessaire, et
soyez assuré que moi-même je le regarde comme un bienfait.
Et cette âme naïve, qui ne comprenait pas d'autre hommage que
l'amour, s'elïbrçait de mettre d'accord ses sentimens et sa volonté
pour ne pas affliger son Dieu. Elle y réussissait jusqu'à un certain
point. Les forces physiques décroissaient à la vérité de jour en jour,
son cœur ne battait plus qu'irrégulièrement, et chacune de ses pul-
sations était douloureuse. Sa maigreur et sa pâleur étaient si grandes
qu'elles ne pouvaient plus guère augmenter; mais son regard, qui
brillait parfois du feu de la fièvre, resplendissait aussi d'une inex-
primable sérénité. Sa voix bien faible avait pris des inflexions si
douces et si pénétrantes qu'elles allaient droit au cœur de ceux qui
l'entendaient. Que le soleil de sa vie fût bien près de son couchant,
c'est ce dont elle était parfaitement convaincue; mais la pensée de
sa mort prochaine ne lui causait plus cette terreur instinctive qu'elle
avait éprouvée au début de ses crises. Bien plus, depuis qu'elle
avait renoncé à l'espoir de gagner cette partie dont son bonheur
faisait l'enjeu, elle regardait la mort comme une amie envoyée par
Dieu pour l'aider à atteindre le port en dépit des orages.
Assise sur son lit, qui était placé sous une fenêtre, accoudée sur le
rebord de celle-ci, plus blanche que les blancs oreillers qui soute-
naient sa tête affaiblie, Emina contemplait d'un œil tranquille les
champs et les prairies qu'elle allait bientôt quitter. Ses anciennes
pensées sur la mort l'occupaient à cet instant. — Qui m'eût dit, se
demandait-elle, lorsque je vins en ces lieux le cœur tout rempli de
regrets pour ma vallée et si mal disposée envers tout ce qui m'atten-
dait, que j'y prendrais une si forte attache que je ne pourrais la
briser sans mourir? Qui m'eût dit qu'au moment de quitter la vie,
mes plus vifs regrets ne seraient ni pour ma vallée, ni pour aucun
de ceux que j'y ai laissés, que je songerais à peine à Saed? Pauvre
Saed! m'aime-t-il encore? Et moi, l'ai-je jamais aimé? Oui, comme
j'aime mon frère, mais non pas comme j'aime mon mari.
Et quand elle arrivait à cette conclusion, les joues pâles de la ma-
lade se coloraient d'un éclat passager. Puis, se reprochant ce re-
tour aux émotions qui lui avaient fait tant de mal, elle s'absorbait
dans la pensée de sa fin prochaine.
La gravité de l'état dEmina n'était ignorée que d'un seul des
habitans du harem, et Ansha, en vue d'un but nouveau, couvait
avec une rare sollicitude cette bienheureuse ignorance. Tantôt elle
prenait son plus jeune fils sur ses genoux, et, regardant tristement
Haraid, elle s'écriait : — Quand donc donneras-tu un frère à cet
enfant? 11 s'ennuie d'être seul. — Tantôt elle soupirait, secouait la
tête et disait comme emportée par le sentiment : — Ah ! je crains
752 REVUE DES DEUX MONDES.
bien qu'Emina ne réalise jamais notre espoir! — Après être revenue
plusieurs fois à la charge et avoir arraché au bey cette parole d'une
superbe insouciance : « Bah ! je suis jeune, et j'ai le temps d'aviser, »
elle jugea enfin le moment favorable pour faire un pas en avant. —
J'ai reçu hier, dit-elle, la visite de ma cousine la femme d'Osman-Bey
(un des conseillers du pacha) et de sa fille. Sais-tu, seigneur, quel est
le plus ardent désir de ma parente et de son mari? C'est de te don-
ner leur fille. Elle aura une belle dot, elle a été élevée simplement,
elle jouit d'une santé robuste, et celle-là, je t'en réponds, te donnera
un enfant avant la fin de la première année. Que n'ai-je vu Emina
avant son mariage! Je t'aurais fait part de mes craintes, et peut-
être n'eusses-tu pas dédaigné de les prendre en considération.
— J'en doute, répondit froidement le bey, car Emina me plut dès
le premier jour que je la vis, et même elle me plaît encore.
— Faudra-t-il donc que j'enlève tout espoir à mes cousines? Ce
sera un coup terrible que je leur porterai.
— Je ne dis pas cela, reprit Hamid avec empressement, dans ces
sortes de choses il ne faut rien précipiter.
Laissant Hamid-Bey sous l'impression de ces ouvertures intéres-
sées, Ansha se rendit près d'Emina et lui parla de fêtes prochaines
qu'on préparait. — Des fêtes! dit Emina, pendant la maladie d'Ha-
mid-Bey! Et qui donc pourrait en donner? — Oh! non pendant sa
maladie, mais après son rétablissement. Celui qui les donnera, c'est
Hamid-Bey lui-même pour célébrer son mariage. — Emina écoutait
x\nsha avec une surprise douloureuse. Heureusement pour elle l'ex-
cès de sa faiblesse la préservait d'agitations trop poignantes. Elle
se dit que peut-être la nouvelle était fausse, et elle se reposa dans
cet espoir,
Ansha avait bien jugé que la maladie de la grand'mère la mettrait
à l'abri de beaucoup d'indiscrétions; mais on ne s'avise jamais de
tout, et à la place de la vieille dame il y avait de petits enfans dont
la langue était aussi fort déliée. Un jour le bey apprit par ses enfans
qu'Emina ne l'avait pas quitté pendant ses jours et ses nuits de souf-
france; il sut qu'à la requête d' Ansha l'iman était venu le visiter, et
qu'enfin celle-ci avait pris le parti d'éviter la chambre du malade,
parce qu'elle n'aimait pas l'odeur des drogues. Hamid fut profondé-
ment touché de ce qu'il venait d'apprendre au sujet d'Emina. — Elle
sera tout simplement malade de fatigue, la pauvre chère petite, se
dit-il. Et moi qui ne l'ai pas même remerciée de ses soins ! Mes pre-
miers pas me porteront auprès d'elle. — Hamid réfléchit ensuite à
l'étrange réserve d'Ansha, et il conçut sur sa sincérité des soupçons
qu'il se promit de dissimuler et de vérifier au plus tôt. — Serait-il
possible qu' Ansha fût jalouse d'Emina et qu'elle essayât de m'en
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 753
éloigner? — Question naïve, et qui prouve combien la sagacité de
l'homme est aisément déroutée parla malice féminine!
Malheureusement le pauvre Hamid avait affaire à forte partie.
A peine Ansha eut-elle jeté les yeux sur lui, qu'elle s'aperçut des
soupçons qu'on lui avait inspirés. Elle interrogea les enfans et en
apprit tout ce qu'elle voulait savoir. Elle ne les gronda pourtant pas,
d'abord parce que le mal était fait, et ensuite parce qu'elle savait
bien que la vérité ou du moins quelques fragmens de la vérité de-
vaient se faire jour tôt ou tard, qu'elle y était dûment préparée, et
que le moment lui semblait assez opportun pour affubler ces membres
épars de la vérité du costume étrange qu'elle leur destinait. Elle fit
un long récit destiné à justifier l'intervention de l'iman et à expli-
quer la guérison d'Hamid, livré, disait-elle, au démon de la folie,
qui avait exigé pour proie, en l'abandonnant, une des femmes du
bey quelque peu sorcière, Emina. Ansha s'attendait à des exclama-
tions, à des réflexions, à des objections, pendant qu'elle débitait
cette étrange histoire; mais elle attendit en vain. Après quelques
momens de silence, le bey déclara un peu sèchement qu'il regrettait
de ne pas avoir connu plus tôt le véritable état des choses, mais que
mieux valait tard que jamais, et qu'il s'occuperait incessamment
d'éclaircir ce mystère. Il fit ensuite un petit mouvement de tête
accompagné d'un gracieux sourire semblable à celui avec lequel les
monarques d'Occident ont pour coutume de congédier leurs visi-
teurs. Ansha, qui le comprit, s'inclina profondément, et, marchant
à reculons, elle se retira passablement intriguée.
— Que se passe-t-il dans son esprit? — se demandait- elle à
chaque instant. Une seule chose ressortait pour elle des paroles
et des façons d'Hamid-Bey : c'est qu'il n'abondait pas dans son
sens. En réalité, dans tout le galimatias débité avec une rare assu-
rance par Ansha, le bey n'avait remarqué qu'une chose : l'iman
s'était mêlé de ses affaires beaucoup plus que cela ne lui convenait,
et une affaire dans laquelle l'iman avait trempé ne pouvait aboutir
à rien de bon. Qu'Emina fût sorcière, il ne le crut pas un instant;
mais qu'elle pût être victime d'un tour de sorcellerie joué par
l'iman, cela lui semblait infiniment pbis vraisemblable. Ansha avait-
elle trempé dans le complot? Cela n'était pas impossible non i3lus.
Son alliance avec l'iman la dépouillait comme par enchantement
de tout son prestige, et une fois le soupçon et la défiance entrés
dans l'esprit d'Hamid, ils devaient y croître et s'y fortifier d'autant
mieux qu'ils en avaient été plus longtemps exclus. Le résultat de
ses réflexions fut donc d'abord qu'Emina lui avait sauvé la vie et
qu'elle l'avait soigné avec une tendresse incomparable, puis qu'elle
TOME I. 4S
754 REVUE DES DEUX MONDES.
était actuellement la victime de cette tendresse, enfin qu Ansha s'était
liée contre elle avec l'iman, qu' Ansha le trompait. C'était tout un
édifice qui s'écroulait, entraînant sous ses ruines quinze années de
bonheur et dé confiance; c'étaient aussi les fondemens d'un nouvel
édifice, d'un nouveau temple que le bey posait dans son cœur, temple
dont Emina allait devenir l'idole. Malheureusement il y avait loin
de la base au couronnement, et la mort était proche.
Sourd aux remontrances et aux supplications d' Ansha, qui le con-
jurait de ménager ses forces à peine renaissantes, Hamid quitta son
lit et alla voir Emina. Il ne la trouva pas seule, car, alarmée des
rapports qu'on lui faisait tous les jours, la vieille aïeule s'était fait
transporter chez sa belle-fille, qu'elle ne quittait plus. Hamid s'était
promis d'avoir avec sa jeune femme une explication franche et com-
plète. Il comprenait à cette heure qu'Emina n'était pas heureuse, et
il voulait enfin savoir pourquoi; mais à peine l'eut-il regardée, que
cette pensée s'évanouit. Il ne s'attendait pas à la voir ainsi, et ce
fut à peine si, en contemplant ces traits altérés, ces yeux devenus
plus grands et brillant d'un sombre éclat, cette taille penchée et ce
teint de marbre, c'est tout au plus, dis-je, si quelques larmes ne
mouillèrent pas sa paupière. Malgré le trouble que la présence iiio-
pinée d'Hamid lui causait, Emina ne tarda pas à s'apercevoir de son
émotion. Elle le vit se lever; elle crut remarquer des larmes dans
ses yeux. Ce fut alors que la pauvre enfant, rassemblant toutes ses
forces et implorant le secours de son Dieu, étendit vers Hamid son
bras amaigri, saisit la main qu'il s'empressait de lui tendre, et dit
en la portant tout doucement à ses lèvres : — Permets-moi de te de-
mander une grâce.
Et elle le regardait d'un œil à la fois si suppliant et si tendre, que
le bel Hamid n'y tint plus : — Tout ce que tu voudras, mon en-
fant; tout ce que je possède, moi, mon sang, ma vie, je n'ai rien à
te refuser.
— Promets-moi d'attendre encore quelques semaines avant de
te... de...
Et voyant qu'Hamid la regardait avec anxiété, cherchant à lire sa
pensée dans son regard, elle ajouta par un effort désespéré : — De
ne pas amener de si tôt une autre femme ici !
Hamid était encore très faible, et son corps, bien qu'un peu amai-
gri, n'était pas des plus légers. Cependant à peine avait-il entendu
ces mots, qu'il bondit de surprise et de colère. — Une autre femme !
s'écria-t-il, une autre femme! et qui y songe? D'où te vient cette
idée, mon enfant? Sois tranquille, il ne viendra pas de femme ici ni
maintenant, ni plus tard, à moins que toi-même ne l'ordonnes.
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. /Où
— Merci, Hamidj murmura Emina, merci; tu m'as fait plus de
bien que je n'en attendais encore en ce monde. Maintenant va te
reposer, et n'abuse pas du retour de tes forces.
Hamid profita de l'avis, et, à vrai dire, il lui tardait d'être seul
pour éclater à son aise. Il fit signe qu'on ne le suivît pas, et il rentra
chez lui.
Ansha avait été un des muets témoins de cette scène. Elle se con-
tint; mais le diable, comme on dit, n'y perdait rien. — Te voilà bien
fière et bien joyeuse, pâJe sorcière que tu es! pensa-t-elle en arrêtant
un sombre regard sur Emina; mais il me reste encore assez d'haleine
pour souffler sur ta joie et pour l'éteindre.
A partir de ce jour, Ilamid passa tous les matins et tous les soirs
une heure auprès d'Emina, lui prodiguant tous les témoignages d'af-
fection dont sa pauvre âme était depuis longtemps affamée. Ansha,
presque toujours présente, ne laissait échapper aucune occasion de
verser quelques gouttes de fiel sur ce miel qui l'importunait fort.
Un jour entre autres, elle crut avoir trouvé le moyen de détruire la
confiance et la tendresse qu'Hamid-Bey paraissait avoir rendues à
Emina. Prenant la parole au milieu d'un de ces silences qui s'éta-
blissent d'eux-mêmes et quoi qu'on fasse auprès des malades, elle
dit d'un air dégagé : — J'ai des nouvelles à t' apprendre d'un de tes
anciens amis, Emina; Saed, le beau Saed, se marie. — Puis elle ou-
vrit tout grands des yeux pleins de malice, pour jouir du désordre
où pareille nouvelle allait jeter Emina; mais Emina ne l'entendit seu-
lement pas, et lorsqu' Ansha, qui avait vainement attendu la crise
désirée, se décida à répéter sa phrase en élevant la voix et en se pen-
chant vers sa rivale inattentive, celle-ci se contenta de répondre :
— Ah! se marie-t-il? J'en suis bien aise. Pourvu que ce mariage le
rende heureux !
Ce fut le tour d' Ansha de se mordre les lèvres, mais cela ne re-
médiait à rien.
Cependant Emina ne se plaignait plus. Ce n'est pas que ses dou-
leurs fussent moins vives, mais elle voyait que son mari souffrait de
la voir souffrir, et, satisfaite de l'affection dont cette sensibilité était
le témoignage, elle tâchait de l'épargner. Haraid-Bey, de son côté,
dont la sensibilité, quoique éveillée cette fois, n'avait rien d'excessif,
se persuada aisément qu'Emina se trouvait mieux, puisqu'elle se plai-
gnait moins. Les jours s'écoulaient ainsi , et le mal de la pauvre
petite faisait de rapides progrès.
^56 REVUE DES DEUX MONDES.
XIÏI.
La moisson était achevée, les travaux des cliainps chômaient faute
de travailleurs, car on était dans le mois de ramazan, époque consa-
crée au triomphe de la paresse musulmane. N'ayant pas grand'chose
à faire dans ma vallée, je pris le parti de visiter la province voisine,
et un beau matin, montant à cheval, accompagnée d'une suite con-
renable, je me dirigeai vers le sud-est. Après cpielques jours de mar-
che, nous devions atteindre la ville où Emina prenait jadis des bains;
mais la chaleur avait été si accablante pendant une grande partie
du jour, que nous prolongeâmes notre repos de midi, et que la nuit
nous surprit en pleine campagne. — Trouvons de l'eau et des pâ-
turages pour nos chevaux, dis-je au guide, et arrêtons-nous ici. —
Encore quelques pas, bessadée, répondit-il; nous touchons à un joli
yillage où rien ne nous manquera. — Je voyais en effet des feux à
quelque distance, et je me rendis aux vœux du muletier, ce dont
je n'eus pas à me repentir. Quelques minutes plus tard, nous nous
trouvions au milieu d'un petit groupe de maisons bâties en plan-
ches, à l'aspect assez misérable, comme l'ont d'ailleurs toutes les
maisons de l'Asie- Mineure. Nous marchions encore, que déjà nous
étions entourés des principaux habitans de l'endroit, chacun nous
suppliant de lui donner la préférence sur son voisin; mais notre con-
ducteur, paraissant regarder notre choix comme arrêté de toute éter-
nité, éconduisit tous les prétendans moins un, dont c'était l'impres-
criptible droit d«e nous héberger. Nous nous laissâmes faire, et bien-
tôt nous fûmes introduits sur une espèce de balcon ouvert, dont le
plancher était abondamment garni de tapis, de matelas et de cous-
j^ins. Le souper fut promptement servi, après quoi, m'excusant sur
la fatigue dé la journée, je demandai la permission de me retirer. Le
maître du logis me conduisit dans son harem, où je fus reçue par
une fort belle dame un peu sur le retour, et par un bataillon de
servantes dépouillées, débraillées, les pieds et les jambes nus. —
Reposez-vous, me dit mon hôte, et demain j'aurai une grande grâce
à vous demander. — Bon ! fis-je à part moi; quelque marmot à gué-
rir, ou une vieille femme qui veut avoir son quatorzième enfant !
Le lendemain matin, je venais de quitter mon lit, lorsque mon
hôte frappa à ma porte. Je m'habillai à la hâte et j'allai lui ouvrit'.
Après s'être enquis avec une bonne grâce et un empressement par-
faits de la manière dont j'avais passé la nuit, de la qualité de mes
matelas et de la température de ma chambre, comme s'il n'avait
eu d'autre pensée que d'assurer mon bien-être, il prit tout à coup
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 757
Tin air sérieux et presque ému pour me dire : — Je vous ai prévenue
hier que j'aurais une grande grâce à vous demander; me permettez-
vous de m' expliquer?
— Assurément, lui répondis-je, et vous pouvez compter en tout
cas sur ma bonne volonté et sur mon désir de vous obliger.
— Vous autres Européens, vous pouvez tout ce que vous vou-
lez, — reprit mon hôte avec emphase. Et, sans écouter les protesta-
tions d'impuissance que me dictait l'esprit de vérité, il poursuivit :
— J'ai épousé, il n'y a pas encore un an, une jeune fille que j'aime
de tout mon cœur et qui est très malade. Si vous parveniez à la gué-
rir, vous me rendriez le plus heureux des hommes, et ma reconnais-
sance ne connaîtrait pas de bornes. J'ai dans mon étable une paire
de buffles magnifiques, et...
— Laissons vos buffles dans leur étable, et dites-moi de quel mal
souffre votre femme.
— C'est un mal extraordinaire. Elle ne se plaint jamais, et pour-
tant elle dépérit de jour en jour. J'ai mes idées sur ce mal-là ce-
pendant.
— Et quelles sont vos idées? Vous plairait-il de m'en faire part?
Là-dessus Hamid-Bey, car c'était bien lui, me raconta l'aventure
des Kurdes, ses blessures et leur suite, l'intervention de l'iman et
la maladie d'Emina, ajoutant qu'il soupçonnait ce dernier d'avoir en-
sorcelé sa jeune femme. Ma première pensée fut, je l'avoue, que si
l'iman n'était pas sorcier, il pouvait bien être empoisonneur. Je ne
sais comment cela se fit, mais la figure de la belle dame un peu sur
le retour qui m'avait reçue la veille me revint à l'esprit, et je deman-
dai si ce formidable iman n'aurait pas dans le harem quelque secrète
accointance, et si son mauvais vouloir au sujet de la jeune malade
n'avait pu faire alliance avec la jalousie de quelque rivale.
Le bey parut émerveillé de ma pénétration. — Je le savais bien,
s'écria-t-il, que vous autres Européens vous pouvez tout et savez
tout! Vous ne faites que d'arriver, et voilà que vous me demandez
juste ce que je me demande à moi-même depuis que je connais la
maladie de cette pauvre petite. Que vous répondrai -je pourtant?
Quels sont les rapports de ce diable d'iman avec chacune de mes
femmes? C'est ce que j'ignore, car sans cela ces rapports auraient
cessé depuis longtemps. Quels sentimens éprouvent ces femmes les
unes pour les autres? C'est aussi fort difficile à dire. Elles ont l'air
de s'aimer tendrement, mais qui sait? Les femmes sont si l'usées! Ce
qui est certain, c'est que mes soupçons sont éveillés sur l'un comme
sur l'autre des sujets auxquels vous venez de faire allusion, et que
s'ils viennent à se confirmer!... Il y aura ici des mécontens! —
ajouta- t-il en riant d'un air qui n'était pas gai du tout. Je vis bien
758 REVUE DES DEUX MONDES.
que je ne tirerais pas de mon hôte des renscignemens plus précis,
et je le priai de me conduire sans plus tarder auprès de la malade.
J'ai dit ce qu'était Emina, et je n'ai pas à la montrer maintenant
telle qu'elle m' apparut ce jour-là; mais ce dont on ne saurait se for-
mer une idée, c'est l'accueil tendre et caressant que les femmes
turques font d'ordinaire à l'Européenne qui passe auprès d'elles. Or,
si cet accueil m'a toujours émue, de quelque part qu'il me vînt, jugez
de ce que j'éprouvai lorsque je vis cette enfant, si belle encore, quoi-
que mourante, si naïve, si résignée, si digne de pitié, me sourire avec
une expression de contentement impossible à rendre, joindre ses pe-
tites mains comme pour applaudir à la bonne fortune qui m'amenait
à elle, et répéter à plusieurs reprises d'une voix brisée, mais joyeuse :
— Sois la bienvenue! Que Dieu te protège et te récompense! Oh!
sois la bienvenue ! Mon Dieu, merci !
Je m'assis auprès d'elle; elle me prit la main avec vivacité et la
garda. Je fixai mes yeux sur elle avec une attention douloureuse.
Elle comprit, à la façon dont je la regardais et dont son mari me re-
gardait à son tour comme pour lire dans ma pensée, qu'il s'agissait
de sa santé. — Oh! fit-elle, docteur!... — Le lecteur peut rire, et je
l'y autorise de grand cœur; mais rien ne prête moins à la plaisante-
rie en Orient qu'une femme exerçant la médecine, et dans les villes
de l'intérieur ce sont toujours des femmes grecques ou arméniennes
qui ont la clientèle des harems. A Gonstantinople aussi, dans le pa-
lais même du sultan et malgré ses docteurs attitrés, ce fut une
femme médecin comme moi, et peut-être un peu moins que moi,
qui eut naguère l'insigne honneur d'arracher la sultane-mère à une
mort qui paraissait inévitable.
Je commençai alors mon interrogatoire, et je n'eus pas de peine à
reconnaître que la pauvre enfant était à la dernière période de cette
affreuse maladie de cœur qu'on nomme anévrisme. Il n'y avait d'ail-
leurs qu'à regarder son corsage, qui se soulevait sans rhythme ni
régularité, il n'y avait qu'à approcher l'oreille de son sein, dont on
entendait nettement l'artère crépitante, pour ne conserver aucun
doute sur ce triste sujet. Je remarquai pourtant une certaine hési-
tation dans les réponses d'Emina, un certain embarras lorsque le
bey joignait ses questions aux miennes, qui me firent désirer de
l'entretenir seule. Je dis donc au bey que les femmes ne parlaient
jamais librement de leurs maux en présence d'un homme, ce qu'il
eut l'air de comprendre parfaitement et de trouver fort juste. Il
s'excusa même d'être resté jusque-là, et nous dit en se retirant qu'il
attendrait dans une pièce contiguë que nous le fissions appeler.
Quand nous fûmes seules, Emina m'ouvrit tout entier ce cœur si
riche et si pur, que j'ai cherché à faire connaître. Elle commença par
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 759
me passer son bras autour du cou, puis, me regardant fixement avec
un sourire que je puis, sans tomber dans le dithyrambe, appeler angé-
lique, elle m'embrassa au front, et promena doucement ses petites
mains sur mes joues en m' appelant tour à tour sa mère, sa fille et
sa sœur. — Je t'aime, me disait-elle, oui, je t'aime; j'ai souvent, si
souvent prié Dieu de m'envoyer une personne comme toi pour
m'enseigner k mourir!... car, je le sais bien, je vais mourir!...
Non, non, ne perds pas le temps à tâcher de me faire vivre; c'est
fini, vois-tu, tout à fait fini, et je n'en suis pas trop fâchée. Il est
une question que je me suis faite bien des fois, au commencement
de ma maladie : mourrai -je sans savoir ce que c'est que d'être heu-
reuse? Cette pensée me tourmentait, me désolait, oh! bien plus que
je ne puis le dire; mais Dieu m'a répondu en m'envoyant le bonheur.
N'est-ce pas là une aimable réponse? Un bonheur bien court, mais
aussi doux, aussi complet que court. Mon mari m'aime maintenant!
ajouta-t-elle avec un petit accent de triomphe. As-tu vu qu'il m'aime?
Est-ce ainsi qu'on aime chez toi? — Oui, répondis-je en laissant tom-
ber la dernière question, je suis sûre qu'il t'aime de tout son cœur,
— Enfin! reprit-elle. Ah! s'il avait pu m' aimer tout de suite, je n'en
serais pas où je suis! Mais tu ne sais pas tout ce qui m'est arrivé?
Laisse-moi te le conter.
Et là-dessus, tout en s'interrompant bien des fois pour reprendre
haleine et pour attendre que les battemens de son cœur s'apaisas-
sent, elle me conta tout, la chère enfant, tout ce que je viens de
raconter moi-même, et bien d'autres choses encore que je tais, parce
que je ne suis pas Eraina, et qu'elle seule pouvait les dire comme
elle les disait. Elle me parla ensuite de ses pensées sur la mort. —
Je suis bien persuadée, me dit-elle, que mourir, ce n'est pas seule-
ment cesser de vivre. J'ai souvent entendu parler d'un lieu de délices
où les bons musulmans se retrouvent dans la société du prophète;
mais on ne m'a jamais dit que les femmes y entrassent. Et puis je
ne comprends pas bien comment ces justes peuvent jouir de tout ce
bonheur, pendant que leurs corps pourrissent dans la terre. Com-
ment se promènent-ils dans ces beaux jardins? comment resi^irent-
ils les parfums de ces fleurs suaves ? comment goûtent-ils à ces fruits
délicieux? J'ai entendu dire que les Francs pensaient autrement que
nous à ce sujet et qu'ils savaient avec certitude les choses de l'autre
vie. On m'a dit aussi que selon eux les femmes étaient admises dans
les jardins des fidèles, et voilà pourquoi j'ai tant prié Dieu de m'en-
voyer quelqu'un de cette nation bienheureuse qui possède une cer-
titude si rassurante, et Dieu m'a exaucée. Ah! qu'il est bon ! et que
je l'aime! Comment donc as-tu fait pour venir jusqu'à ce village où
nul voyageur ne passe jamais? Je suis sûre qu'hier encore tu ne comp-
760 REVUE DES DEUX MONDES.
tais pas t'arrêter ici, mais c'est Dieu qui t'a amenée vers moi. Chère
sœur, chère amie, à présent que je t'ai dit tout, parle à ton tour,
éclaire-moi.
Que lui dire, mon Dieu? J'aurais voulu voir un missionnaire à
ma place, et poiu-tant l'esprit d'un homme n'eût-il pas froissé cette
âme si neuve et en même temps si susceptible? Moi aussi, je me
recommandai à Dieu, je lui demandai des lumières et du tact; puis
je dis à la pauvre enfant tout ce qui me parut clair, facile à saisir
et surtout consolant. Je composai de mon mieux un catéchisme à
l'usage d'une femme turque dont les jours sont comptés, et je tâchai
de ne jamais oublier que j'étais dans un harem, ni que je parlais à
une mourante de quatorze ans non encore révolus. A ma place, un
membre de la société biblique, tel qu'on en rencontre en si grand,
nombre chez les Juifs, les Druses, les Métualis, les Arabes et même
chez les catholiques de Syrie, eût été fort content de lui-même. Ma
néophyte ne perdait pas un mot de ce que je lui disais, elle compre-
nait vite et bien, et la sérénité semblait descendre dans son cœur
à mesure que le son de ma voix frappait son oreille.
Lorsque je dis à Emina qu'il me fallait la quitter, la pauvre petite
s'empara de moi, me pressa contre son cœur, et me supplia de res-
ter encore. — Tu ne m'as pas encore tout dit, s'écria-t-elle, et j'ai
encore tant de choses, et des choses si importantes, à te demander!
— Interroge-moi donc, mon enfant, et je te répondrai. — Oh ! non,
pas à présent, je n'en ai pas encore le courage, et puis je me sens
trop faible. Reste, je t'en conjure, reste encore, et Dieu te bénira.
Le moyen de refuser? Je cédai et d'autant plus aisément, qu' Emina
avait évidemment besoin de repos. Je l'aidai à se recoucher, puis je
sortis en lui promettant de revenir dans quelques heures. Je dé-
commandai le départ, et je me retirai dans ma chambre pour me
recueillir. Je ne fus pourtant pas longtemps seule. J'avais complète-
ment oublié que mon hôte exerçait sa patience dans une chambre
voisine de celle d'Emina. Le silence qui avait succédé au murmure
de notre conversation lui avait annoncé la fin de notre conférence,
€t il venait en apprendre le résultat. En Europe, j'eusse commis une
impolitesse, sinon même une impertinence; en Orient, on est parfai-
1: aient libre d'oublier ceux dont on n'a aucun motif de se souvenir.
Hamid-Bey ne me parut en effet nullement offensé; mais il était in-
quiet, car il pensait, et avec raison, que j'eusse mis plus d'empres-
sement à lui porter de bonnes nouvelles. — Eh bien ! me dit-il en
entrant, vous l'avez vue; qu'en pensez-vous?
— Je pense, répondis-je froidement (j'étais à cette heure-là fort
irritée contre le bel Hamid), qu'elle est perdue.
— Perdue ! répéta-t-il vivement.
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 761
Je m'étais attendue à quelque bruyante démonstration de douleur,
que je déclarais d'avance aflectée, et qui devait me donner le cou-
rage de poursuivre jusqu'au bout ma méchante entreprise, car j'étais
montée tout à fait au cruel; mais les choses se passèrent autrement
que je ne l'avais prévu. Après cette exclamation arrachée par la sur-
prise, llamid-Bey se tut. Il baissa les yeux, son visage demeura im-
mobile, sa respiration ne parut subir aucun trouble, mais une pâleur
livide se répandit comme un voile sur ses traits, qui semblèrent su-
bitement vieillis de dix ans. Je le regardai en silence, et l'envie de
lai faire tout le mal que je pouvais s'évanouit; mais lui, qui ne se
préoccupait pas du tout de l'effet qu'il produisait sur moi, et qui ne
savait seulement pas si j'avais des yeux pour le voir et un cœur pour
plaindre sa femme, rompit enfin le silence pour me dire d'une voix
calme : — Et de quel mal se meurt-elle?
Mon mauvais vouloir se réveilla. Il le demande, le malheureux! Il
ne comprend donc rien ! — Gela me paraît étrange de vous entendre
m'adresser cette question. De quel mal se meurt-elle, dites-vous? Eh!
mon Dieu ! elle se meurt d'amour pour vous, quoiqu'à vrai dire je ne
voie pas
Non, il n'y a pas d'indignation qui pût tenir contre le naïf éton-
nement du pauvre bey !
— Mais, dit-il, j'ai aimé Emina du premier jour que je la vis...
— Je ne vous dis pas non : vous l'aimiez d'une certaine façon,
parce qu'elle était jeune et jolie, et vous auriez aimé de même toute
autre femme aussi jeune et aussi jolie qu'elle; mais ce n'est pas ainsi
qu'Emina voulait être aimée, et, tenez, vous ne l'aimiez pas comme
vous aimez Ansha.
— Ansha! comme j'aime Ansha! dites-vous? mais ceci est encore
plus extraordinaire. Je ne l'aime pas du tout, Ansha, et la preuve,
c'est que j'ai épousé Emina,
U imbroglio allait en se compliquant de plus en plus. Il me fallut
beaucoup de temps et non moins de patience pour lui faire com-
prendre qu'Emina souffrait d'être traitée par lui comme une enfant,
comme un jouet, une occasion de plaisirs, et non pas comme une
amie, une égale, une compagne de cœur. — Allah! s'écriait-il à
chaque instant et m'interrompant à chaque phrase; Allah ! Emina
jalouse d' Ansha ! Qui l'aurait jamais pensé ! Allah ! Être aimée comme
Ansha ! Allah !
Il fallut aussi beaucoup d'efforts pour déloger de son esprit la
pensée de l'iman sorcier. — Vous verrez, répéta-t-il à plusieurs re-
prises, vous verrez que les machinations de ce diable d'homme sont
pour quelque chose dans tout ceci. Il n'y a que le diable qui puisse
7-Q2 REVUE DES DEUX MONDES.
inspirer de semblables pensées à une jeune femme. — Le fait est
qu'lTamid eût été comparativement heureux de pouvoir attribuer à
un autre que lui le malheur d'Emina; mais, quoique fort adoucie à
son égard, je ne poussai pas la complaisance jusqu'à lui donner sa-
tisfaction sur ce point, et je lui déclarai nettement qu'il ne pouvait
rejeter sur personne la responsabilité des événemens. Je conclus en
disant qu'aucune puissance humaine ne pouvait lui rendre sa femme,
qu'il devait mettre tous ses soins à adoucir les derniers instans qu'ils
avaient encore à passer ensemble. Emina possédait un tour d'esprit,
une intelligence élevée dont lui-même n'avait aucune idée, et qui
dans d'autres circonstances eût pu lui paraître ridicule. Emina se
préoccupait fort de Dieu et de la vie qui l'attendait au-delà du tom-
beau; elle avait à ce sujet des idées qui se rapprochaient beaucoup
plus des nôtres que des siennes; vraisemblablement elle lui en dirait
quelque chose, et je l'engageai de toutes mes forces à ne pas la con-
tredire là-dessus, et surtout à ne pas lui répondre avec légèreté,
ce qui serait pour son cœur la dernière et la plus fatale blessure, à
l'écouter patiemment, sérieusement, à se donner l'air de la com-
prendre et d'entrer dans ses sentimens.
— J'y entrerai de bonne foi, répondit-il d'un air triste et soumis
dont je lui sus bon gré. — J'ai toujours pensé, ajouta-t-il, qu'Emina
avait une forte tête, et qu'il y avait en elle quelque chose d'extraor-
dinaire. Je croirai ce qu'elle me dira de croire, pour lui faire plaisir
d'abord, et ensuite parce que je suis sûr qu'elle a raison. Oui, elle
a toujours eu raison, la chère petite..., excepté pourtant, ajouta-t-il
en revenant à son idée fixe, excepté lorsqu'elle a cru que j'aimais
x\nsha! Allah !
Nous causions encore, lorsqu'une esclave vint ra'avertir qu'Emina
m'attendait. Je me levai. — Puis-je vous accompagner auprès d'elle?
me demanda timidement le bey.
Réfléchissant à mon tour qu'il serait plus à son aise pour lui par-
ler de son amour si je n'étais pas présente, je lui proposai de me
précéder de quelques instans, lui promettant de le rejoindre bientôt;
mais s'il est vrai que les Orientaux ont l'affectation de la dignité, s'il
est vrai que dans les circonstances ordinaires ils aiment à se mon-
trer toujours graves et immobiles, il n'est pas moins certain qu'une
fois lancés dans la voie de l'émotion, ils ne s'y arrêtent jamais pour
lire dans les yeux du spectateur l'effet produit par leur bon ou par
leur mauvais jeu. Hamid n'accepta pas ma proposition, parce qu'il
voulait, dit-il, que je pusse le mettre immédiatement à la porte, si sa
présence ou ses discours fatiguaient Emina. — Il ne me manquerait
plus maintenant, ajouta-t-il, que d'empirer son état parles témoi-
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES. 763
gnages de mon amour, et de ne m'en apercevoir, selon mon habi-
tude, que trop tard !
Nous allâmes donc de conserve chez Emina, que je trouvai un peu
plus faible que dans la matinée, mais encore plus sereine et plus
paisible. Elle nous tendit les mains en souriant du plus loin qu'elle
nous aperçut. Je m'avançai vers elle, mais le bey ne m'attendit
pas. Traversant la chambre en deux enjambées, il fut en un clin
d'oeil à ses côtés. Les sentiraens qui l'agitaient étaient si clairement
écrits sur son visage, que son action me parut toute simple, et c'était
pourtant une action incroyable de la part d'un mari turc vis-à-vis
de sa propre femme. Il fit bien plus, car il s'agenouilla devant elle,
lui passa un bras autour de la taille, cacha son visage contre ses
genoux, et répéta plusieurs fois ces seuls mots : Pardon! pardon!
— Pardon, dis-tu? interrompit la douce voix d'Emina. Pourquoi
me dire cela, Hamid? En quoi m'as-tu offensée, et que puis-je te
pardonner?
— Je t'ai fait bien du mal sans le savoir, je ne t'ai pas montré
assez combien tu m'étais chère, combien je te préférais à tout dans
le monde, et voilà où ma stupidité t'a menée! Et maintenant on me
dit qu'il est trop tard!
— Il ne fallait pas lui dire cela, me dit Emina avec un léger ac-
cent de reproche, qui ne me toucha pourtant guère, tant il me restait
encore de mon endurcissement primitif. La réponse du bey produisit
sur moi plus d'effet. — Si elle devait me le dire, elle a bien fait de
me le dire. Il faut que je sache bien tout ce que j'ai fait, que toute
illusion soit détruite, afin que je puisse déplorer jusqu'à mon heure
dernière mon fatal aveuglement.
Je ne sais quel frisson me saisit lorsque Hamid-Bey prononça ce
mot afin. Je tremblais qu'il n'ajoutât : « afin de ne pas commettre une
autre fois la même erreur; » mais non, gloire et justice lui soient ren-
dues, s'il le pensa, il ne le dit pas, et franchement je ne crois pas
que l'idée lui en fût venue.
Emina me rappela qu'elle avait encore plusieurs questions à
m'adresser, et le bey offrit de se retirer; mais sa femme s'y opposa.
— Si notre entretien est salutaire, dit-elle, pourquoi t'en priverais-je?
D'autre part, si tu blâmes le parti que je voudrais prendre, tu me le
diras, et je m'arrêterai, car, au prix de mes espérances les plus chères
et du bonheur éternel lui-même, je ne voudrais pas te désobéir pour
la première fois de ma vie.
— Je reste donc, répondit Hamid, mais pour tâcher de t' imiter,
non pour te juger.
Emina me demanda alors si, d'après ma foi, les femmes étaient
séparées des hommes pour l'éternité. Je l'assurai que non. — Et en
76!l REVUE DES DEUX MONDES.
supposant, ajouta-t-elle, que je fusse jugée cligne d'entrer dans votre
paradis, Hamid-Bey ne pourrait-il m'y rejoindre un jour?
Il fallut bien lui dire que cela dépendait d'abord d'Hamid lui-
même et de Dieu ensuite, qui toucherait peut-être son cœur, si ce
cœur n'était pas trop endurci. — Mais moi-même, ajouta Emina, ne
puis-je contribuer à lui obtenir ce bonheur?
Je lui répondis qu'elle le pouvait, que son mari avait encore, selon
toutes les probabilités, un long avenir devant lui, et qu'il avait à
passer par bien des épreuves avant de paraître devant Dieu, mais
qu'elle-même, une fois admise et établie dans la société des justes,
pourrait intercéder auprès de Dieu en faveur de l'époux chéri qu'elle
laissait sur cette terre, que Dieu écoutait les prières de ses élus, et
qu'Hamid lui serait sans doute redevable de son salut éternel.
— Ah! que tu me fais de bien en me disant cela! s'écria-t-eîle.
Entends-tu, Hamid? Quand une bonne pensée te viendra dorénavant,
ne la repousse pas, mais songe que c'est Dieu qui te l'envoie pour
exaucer mes prières. Et je le prierai tant!... Je sais bien, moi, qu'il
écoute toujours les prières qu'on lui adresse du fond du cœur. "Veux-
tu savoir ce que je lui ai souvent demandé depuis que je m'attends
h mourir? Je lui ai demandé de m'envoyer à ma dernière heure une
personne capable de dissiper mes doutes sur la vie future. Qu'en
penses-tu?... Et que crois-tu que je me sois dit à moi-même, lorsque
tu m'amenas cette dame?
Hamid-Bey parut frappé de cette coïncidence, et Emina, qui s'en
aperçut, prit courage. — Je ne te demande pas de songer souvent à
moi, ajouta-t-elle; car songer à une morte, c"est toujours triste, et
jamais je ne me souviens de ma mère sans avoir envie de pleurer.
Ce que je te demande, c'est de penser à moi comme à une créature
qui t'appartient dans l'autre vie de la même manière qu'elle t'a ap-
partenu dans celle-ci, et qui n'aura d'autre soin pendant l'éternité
que de prier pour toi.
— Je t' obéirai toujours, je ferai ce que tu voudras, répétait Hamid
€n sanglotant. Hélas ! que ne puis-je te donner tout de suite un gage
de ma docilité? N'y a-t-il pas un moyen d'assurer dès à présent
notre réunion future?
Je crois que, si je l'avais voulu, j'aurais pu assister à une repro-
duction de la scène du baptême d'Atala; j'avoue aussi que j'éprou-
vai quelque scrupule de ne pas pousser les choses plus loin. Emina
vint encore ajouter à mes hésitations en me disant qu'elle avait en-
tendu parler d'une cérémonie qui effaçait la trace de tous les péchés
commis, et qui rendait à l'âme chargée de fautes et même de crimes
l'innocence et la pureté du premier âge, d'une cérémonie enfin qui
conférait d'elle-même à l'infidèle tous les droits et les avantages du
RÉCITS TLRGO-ASIATIQUES. 765
chrétien. Elle voulait savoir si cette cérémonie était nécessaire pour
leur assurer, à elle et à son époux, l'entrée du paradis des chrétiens,
objet de tous ses vœux.
Assez troublée par cette ouverture, j'appelai à mon secours la lu-
mière divine. Ce n'était pas, en vérité, la crainte du ridicule qui
m'empêchait de verser sur ces deux fronts l'eau régénératrice dir
baptême, mais je n'étais pas bien convaincue que la scène dont
j'étais l'un des acteurs fût parfaitement sérieuse. J'aurais baptisé
Emina en toute sûreté de conscience, si le bey ne m'eût semblé un
singulier néophyte; or j'étais persuadée qu'elle n'accepterait pas un
gage de salut dont son époux ne pourrait réclamer sa part. Je donnai
donc à Emina quelques explications sur l'efficacité qu'a chez l'homme
le désir sincère d'être lavé de toutes ses fautes, originelles ou ac-
quises, désir qui équivaut à un baptême de fait, et qui suffit aussi
bien que le martyre pour ouvrir les portes du ciel. Mes paroles cau-
sèrent une satisfaction visible à la pauvre Emina, qui avait craint
jusque-là de ne pouvoir conserver ses espérances sans accomplir
quelque acte éclatant dont les suites eussent pu mettre en péril la
personne ou les propriétés d'Hamid-Bey. Toutes ses inquiétudes
avaient maintenant disparu; elle était calme et souriante.
Je passai deux jours auprès d'Emina et de son mari. J'eus encore
avec ce dernier plusieurs conversations à moitié'sentimentales et à
moitié banales, dans lesquelles je retrouvai constamment le Turc ou
l'œuvre d'une fausse civilisation aux prises avec l'homme de la na-
ture. Hamid était fort irrité contre Ansha, quoiqu'il ne le lui témoi-
gnât pas; mais, seul avec moi, il se laissait aller à la maudire avec un
abandon plein de naturel. — Ansha n'est pas la seule à blâmer dan.s
tout ceci, lui dis-je un jour, ce sont vos lois sur le mariage qui sont
la vraie cause du mal. Quand vous n'épousez que des femmes de la
trempe d' Ansha, elles s'exècrent réciproquement, se font l'une à
l'autre tout le mal qu'elles peuvent, elles font semblant de vous ado-
rer à l'envi, tandis qu'au fond de leur cœur elles vous détestent plus
encore qu'elles ne détestent leurs rivales; mais vous ne vous dou-
tez de rien, vous êtes trompés toujours et par chacune, et personne
n'en meurt. Au contraire, si par hasard vous introduisez dans l'enfer
de la famille une nature sensible, naïve, aimante comme Emina,
qui prend au sérieux son titre et son rôle d'épouse, et qui veut être
aiqiée sérieusement, aimée comme elle aime enfin, cette enfant de-
vient nécessairement le but de toutes les haines, de toutes les jalou-
sies, et cela ne fût-il pas, elle n'en serait pas plus heureuse après
tout, car elle ne saurait obtenir l'amour dont elle a besoin pour
vivre. Ne rejetez donc pas tout le blâme sur Ansha, et si vous me
permettez de vous donner un conseil, je vous dirai de ne pas recora-
766 KEVUE DES DEUX MONDES.
mencer l'expérience, de vous en tenir à ce premier coup d'essai.
— Vous me condamnez donc à n'avoir toute ma vie d'autre com-
pagne qu'Ansha? Savez-vous que c'est bien dur!
— Du moins, lui dis-je, si vous prenez une autre femme, choi-
sissez-la parmi les jeunes filles élevées dans un harem nombreux,
afin qu'elle soit formée d'avance à ce qu'elle trouvera chez vous. Si
j'étais à votre place, je n'accepterais plus d'épouse que de la main
d'Ansha.
— Merci encore ! Vous consentez à me donner une Ansha de quinze
ans au lieu d'une Ansha de trente, mais toujours une Ansha! Ah ! oui,
c'est bien dur !
Le troisième jour après mon arrivée, je pris congé d'Emina. Ses
adieux furent aussi tendres que ceux d'une fille à sa mère. — Ton
départ ne précède le mien que de fort peu, me dit-elle, et la trace
de tes pas ne sera pas effacée des allées de notre jardin que je le
traverserai à mon tour et pour la dernière fois en allant au champ
du repos. Je ne te retiens pas davantage; tu m'as dit tout ce qu'il
était bon que je susse, et je désire t' épargner le pénible spectacle de
mon heure suprême. Que Dieu te bénisse dans ton voyage, et qu'il
comble tes vœux les plus chers ! Dans ce ciel dont tu m'as ouvert
l'entrée, je ne t'oublierai pas, ni toi, ni les tiens. Adieu, adieu !
Et me passant autour du cou ses bras amaigris, elle me pressa de
toutes ses forces contre son cœur, me couvrit de baisers sur le front,
sur les yeux, sur la bouche, puis, se détachant de moi et se couvrant
le visage de ses mains, elle me dit tout bas, mais si bas qu'à peine
je pouvais l'entendre : — Va, quitte-moi à présent... — Craignant en
effet que l'émotion des adieux ne lui devînt fatale, je me retirai à la
hâte.
Je partis le cœur gros, car ce court séjour dans le harem de Hamid-
Bey m'avait laissé matière à de tristes et durables souvenirs. Aussi
ne laissai-je depuis échapper aucune occasion d'apprendre des nou-
velles d'Emina et d'Hamid. Ces occasions se présentèrent plus d'une
fois pendant mon séjour en Asie, et voici dans leur ordre chronolo-
gique les événemens qu'elles m'apprirent.
Un voyageur que je rencontrai six mois plus tard revenant des
lieux où s'est passée cette histoire me dit qu'il n'était bruit à plu-
sieurs lieues à la ronde que du désespoir d'Hamid-Bey. Il avait perdu
sa jeune femme, et en comparant les dates, je reconnus qu'Emina
était morte le huitième jour après mon départ. Pauvre enfant ! son
bonheur avait peu duré! On disait qu'elle avait péri victime des
machinations et des intrigues de la première femme du bey; mais
quelles étaient ces machinations, c'est ce que personne ne disait,
ou du moins ce que chacun disait d'une façon différente. La non-
RÉCITS TURCO-ASIATIQUES 7(57
velle de la mort d'Emina avait abrégé les jours de son père, et le
débiteur insolvable du bey avait, lui aussi, achevé sa vie de cha-
grin. Il y avait encore une version contraire, selon laquelle Emina
aurait trahi à ses derniers instans de singulières et coupables ten-
dances vers la sorcellerie; il était question de conférences secrètes
qu'elle aurait eues avec un vieillard qid n'était rien moins qu'un
célèbre enchanteur des (jiaours. Hamid-Bey avait assisté à d'étranges
scènes, telles que conjurations, apparitions, et son esprit en avait été
fortement ébranlé, car d'après quelques mots qui lui étaient échappés
on comprenait que sa femme n'était pas complètement morte pour
lui, et qu'il s'attendait à en recevoir de fréquentes visites, attente
qui causait dans le harem un trouble et un effroi faciles à com-
prendre.
Le second bulletin était un peu moins sombre. Le bey, qui soup-
çonnait Ansha et la surveillait depuis quelque temps, l'avait surprise
dans le domicile de l'iman. L'éclat avait été terrible. Les parens
d' Ansha et Ansha elle-même s'étaient d'abord estimés fort heureux
d'en être quittes pour un acte de divorce, tant le courroux du bey
faisait craindre des mesures plus violentes. Le divorce avait donc été
décidé; mais dans toute condamnation il se passe toujours un cer-
tain temps entre la signature et l'exécution de l'arrêt, et ce temps
fut si bien employé par Ansha, qu'il se prolongea indéfiniment. Ce
n'était plus sans doute la toute puissante, la triomphante Ansha,
mais elle était tolérée dans le harem, où elle avait régné, et elle ne
désespérait pas, ajoutait-on, de remonter un jour sur le trône d'où
qWq, était descendue, en suivant la route de l'humilité et de l'hypo-
crisie.
Le troisième rapport m'affligea, mais sans me surprendre. Hamid-
Bey avait enfin trouvé une femme selon son cœur. C'était une très
johe fille de seize ans, fort riche, resplendissante de santé et de fraî-
cheur, dont les joyeux éclats de rire perçaient à chaque instant
les murs épais du harem, et allaient éveiller la gaieté dans le cœur
même des passans. Elle avait été élevée à bonne école, car elle était
la fille unique de la troisième épouse d'un bey, qui en possédait si-
multanément jusqu'à cinq. Ce n'était pas elle qui irait se heurter
aux rivalités du harem, ni y briser son cœur.
Telles furent les dernîères nouvelles que je reçus de cette famille,
à laquelle j'avais pris un instant un si vif intérêt; mais parmi ces
cœurs qui avaient oublié Emina, ou qui ne s'en souvenaient que
pour lui faire injure, il n'y avait plus pour moi que des étrangers.
Christine Trivulce de Belgiojoso.
CHARLEMAGNE
ET
LES HUNS
DESTRUGTIOiN DU SECOND EMPIRE HUNNIQUE.
Nous avons montré précédemment les Huns-Avars (1) , ces suc-
cesseurs des Huns d'Attila vis-à-vis de l'empire romain d'Orient,
qu'ils mettent à deux doigts de sa perte; nous allons les montrer
en face de la monarchie franke et de l'empire romain d'Occident,
qui cherche à renaître sous la main de Charlemagne. L'épée gallo-
franke se retrouve dans tous les événemens décisifs de l'histoire
Âe cette race depuis son établissement en Europe. Charlemagne
au ix^ siècle met fin à la domination des kha-kans avars, comme
Aëtius au V avait arrêté en Gaule et avec les milices gallo-frankes
l'invasion d'Attila, qui semblait irrésistible; puis, par un bizarre re-
tour des choses humaines, c'est la destruction du second empire
hunnique qui donne le signal de la résurrection de cet empire de
Théodose que le premier empire hunnique avait renversé.
I.
Les césars de Constantinople ne montrèrent jamais le moindre
souci de la conversion des Avars, livrés aux plus grossières supersti-
(1) Voyez la livraison du 13 avril ISoS.
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 76i>
tioDS du chamanisme (1) : on eût dit au contraire qu'ils s'attachaient
à leur conserver bien intact, comme une sauvegarde de la barbarie,
ce paganisme ridicule et féroce qui les rendait odieux, et créait une
barrière de plus entre eux et leurs voisins, les Slaves baptisés du
Danube. C'est du fond de l'Occident que la lumière de l'Évangile
essaya de se lever sur les successeurs d'Attila, Un saint prêtre de
Poitiers, nommé Emerammus, conçut la première pensée d'aller les
catéchiser. Pour comprendre ce qu'un tel projet supposait de har-
diesse et de dévouement, il faut songer que la Hunnie était parfai-
tement inconnue des Occidentaux, et que le nom de Huns ne ré-
veillait en eux qu'une idée effrayante de maléfices diaboliques et de
cruauté sauvage. Émeramme n'hésita pourtant point à partir; pressé
en quelque sorte par l'aiguillon du martyre, un beau jour il dit adieu
aux rives du Glein, gagna celles du Danube, s'embarqua sur ce fleuve,
et arriva en 6/i9 dans les murs de Fiatisbonne, principale ville de la
Bavière. 11 ne voulait que traverser le territoire des Bavarois, pour
atteindre la frontière des Huns en toute hâte; mais son apostolat
n'était point destiné à rencontrer les obstacles et les périls là où il
les avait rêvés.
La Bavière était alors en proie à de profondes perturbations, moi-
tié religieuses, moitié politiques. Gouverné par ses ducs héréditaires,
mais soumis à la suprématie des Franks-Austrasiens, ce pays n'avait
reçu l'Evangile que sous le patronage de l'épée franke, et il le regar-
dait au fond comme une partie de son vasselage. Suivant que les Ba-
varois étaient en révolte ou en paix avec leurs maîtres politiques,
on les voyait idolâtres ou chrétiens : bons catholiques le lendemain
d'une défaite, ils revolaient vers leurs anciens dieux à la moindre
chance de liberté, se passant tour à tour, comme disent les vieux
actes, le calice du diable et le calice du Christ. Dans cette situa-
tion d'esprit, ils ne voyaient qu'avec inquiétude des étrangers péné-
trer chez eux; tout homme venant de Gaule leur était naturellement
sus|)ect, et il le devenait davantage s'il portait, comme Émeramme,
la tonsure et l'habit ecclésiastique; alors on le circonvenait, on
l'observait, on lui montrait une hostdité plus ou moins déclarée,
plus ou moins active, suivant les circonstances. C'est ce qui ne
manqua pas d'arriver au missionnaire poitevin. Le duc Théodon,
d'accord en cela avec son peuple, accueillit le Gaulois à bras ou-
verts, l'interrogea sur l'objet de son voyage, et quand il apprit que
c'était la conversion des Huns, il fit tout pour l'en détourner. « Dieu
(1) Voyez, sur Héraclius et sur le rôle des empereurs d'Orient vis-à-vis des Avars, le
récit publié dans la livraison du 15 avril 18S5, qui laissait entrevoir les événemens
objets de cette étude, destinée k retracer la chute de l'empire des Avars sous l'épée de
Charlemagne et à compléter ainsi nos travaux sur la Hunnie.
TOME 1. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
me garde, lui dit-il, de m' opposer à une si sainte entreprise, mais
sache bien qu'elle est impossible. La conti'ée située au-delà de
l'Eus, notre frontière du côté du levant, contrée jadis bien cultivée
et couverte de villages, n'est plus aujourd'hui qu'une forêt peuplée
de bêtes fauves, un désert qu'on ne peut franchir en sûreté, tant
la guerre y a tout détruit. Reste avec nous ; les Bavarois ont besoin
de tes leçons, ils en profiteront mieux que ces païens maudits que
tu vas chercher. Préfère, pour la gloire de Dieu, un fruit certain de
tes sueurs à une moisson plus qu'incertaine. »
Ces avertissemens affectueux, ces invitations répétées du ton en
apparence le plus sincère, ne convainquirent point Émeramme, dont
la résolution était fermement arrêtée; il insista pour partir, on re-
doubla de caresses, et quand il voulut le faire, il s'aperçut qu'il était
prisonnier. Le duc semblait céder, puis refusait, traînait le mis-
sionuaire de retard en retard, de prétexte en prétexte, si bien que
celui-ci, perdant enfin courage, s'en remit à la volonté du ciel. Ce
n'est pas que la Bavière tirât grand profit de sa présence, malgré
les beaux semblans de zèle que chacun affichait devant lui : il y avait
là une énigme dont il finit par savoir le mot. Les Bavarois aimaient
mieux conserver en Hunnie des païens qui pourraient les aider au
besoin à secouer du même effort le christianisme et le joug des
Franks c[ue des convertis d'un prêtre gallo-frank qui, de la condi-
tion de néophytes chrétiens, passeraient bientôt à celle de vassaux
de la France. Ce raisonnement n'était peut-être pas dénué de bon
sens; en tout cas, Théodon se montra inflexible, et le chemin de la
Hunnie resta fermé au prisonnier. Trois ans s'écoulèrent; Émeramme
demanda enfin que pour prix de ses travaux apostohques en Bavière
on le laissât partir pour Rome, où il avait, disait-il, un pèlerinage à
accomplir. Le duc consentit, et il se mit en route, mais après quel-
ques jours de marche il tomba dans une embuscade de brigands ba-
varois qui l'assaillirent, et le propre fils du duc Théodon, nommé Lam-
bert, le frappa de sa main, lui reprochant contre toute vérité d'avoir
corrompu sa jeune sœur nommée Utha. Théodon eut beau désavouer
le meurtre et condamner le meurtrier à un bannissement perpétuel;
il eut beau aller avec toute la noblesse bavaroise au-devant du ca-
davre de la victime, transférée en grande pompe à Ratisbonne : il ne
se lava point du soupçon d'avoir dirigé lui-même les coups. Toute-
fois son but était atteint, la conversion des Avars était reculée indé-
finiment.
Au meurtre de saint Emeramme, que l'église quahfia de martyre,
succéda chez les Bavarois une longue anarchie civile et religieuse,
les uns revenant avec ardeur au paganisme, les autres se mainte-
nant chrétiens, mais d'un christianisme rendu presque méconnais-
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 771
sable par un bizarre mélange de superstitions païennes et d'héré-
sies. L'épée austrasienne vint à plusieurs reprises remettre l'ordre
dans ce chaos, qui durait toutefois encore en 696, lorsque fut tentée
une seconde mission religieuse chez les Huns. Elle le fut par Rud-
bert ou Rupert, évoque de Worms, qui, reprenant l'idée d'Éme-
ramme, vint débarquer par le Danube à Ratisbonne, où il put con-
templer les reliques de son prédécesseur martyrisé, dont la vue ne
l'effraya point. Rupert appartenait à cette classe du clergé gallo-
frank qui, sorti de la race conquérante, en ressentait encoa'e les
instincts, et joignait aux dons chrétiens de l'humilité et de la pa-
tience l'audace des entreprises et l'autorité du commandement. Le
pacifique gouvernement des églises et la vie oisive des cloîtres ne
suffisaient pas toujours à ces pasteurs des races guerrières : il leur
fallait de l'agitation, des bois, des montagnes, des conquêtes, et on
les voyait souvent, cédant au besoin des saintes aventures, échanger
la crosse d'or de l'évêque pour le bâton noueux du pèlerin. C'est ce
que venait de faire Rupert, qui se vantait d'avoir dans les veines du
sang des rois mérovingiens, mais qui n'était guère moins fier des
cicatrices de son martyre, un duc germain idolâtre l'ayant fait
prendre un jour et battre de verges jusqu'au point de le laisser pour
mort sur la place. Ce n'est pas à un tel homme, venu en Bavière
avec le dessein de n'y point rester, qu'on aurait aisément barré le
chemin. D'ailleurs l'esprit des Bavarois, châtiés par Pépin d'Héristal,
se trouvait alors disposé au calme et à la résignation. Rupert s'oc-
cupa d'eux volontiers, et j^endant un séjour de quelques semaines à
Ratisbonne, il les aida à redevenir chrétiens. Dans le doute où il se
trouvait de la foi de chacun d'eux, il prit le sage parti de les rebap-
tiser tous, ce qu'il fit avec l'aide de ses clercs et à commencer par
le duc. Libre alors de tous devoirs de conscience vis-à-vis de la Ba-
vière, il continua son voyage par eau, en descendant le Danube le
long de sa rive droite, débarquant près des villes et des bourgs, par-
tout où des populations nombreuses semblaient appeler ses prédi-
cations. Il ne lui advint aucun mal, et il poussa de cette façon jus-
qu'au confluent de la Save, qui servait de limite entre la Hunnie et
l'empire grec. Il quitta là sa barque pour pénétrer dans l'intérieur
du pays et opérer son retour par terre, en traversant d'un bout à
l'autre les deux provinces pannoniennes.
Ce retour se fit également sans encombre. Les Avars, surpris, in-
quiets peut-être, laissèrent Rupert remplir sa pieuse mission sans le
troubler et sans le maltraiter en quoi que ce fût; il put même croire
qu'il avait fait des prosélytes. Après avoir ainsi répandu parmi ces
barbares l'enseignement du christianisme, il s'arrêta dans la vallée
que baigne la rivière de Lorch, sur la lisière du territoire bavarois.
Au lieu où cette rivière se jette dans le Danube, un peu au-dessus
>/2 r.EVUE DES DEUX MONDES.
de l'Elis, s'élevait alors une ville que les actes désignent sous le nom
latin de Lniirencum. C'était une des places fortes du pays, protégée
qu'elle était au nord par le Danube, à l'est par l'Eus, à l'ouest et au
sud par le lit et les marais du Lorcli. Rupert, comme un comman-
dant d'armée, en lit le quartier-général de sa prédication, qu'il éten-
dit chez les Vendes -Carinthiens, franchissant courageusement le
Hartberg, c'est-à-dire la Dure-Montagne, pour pénétrer dans les re-
traites sauvages des Slaves. Il y trouva, à ce qu'il paraît, des esprits
soumis et sincères, et après avoir vu, pour prix de ses travaux aposto-
liques, des églises se construire en grand nombre, et des monastères
se fonder, il se retira à Passau, laissant des clercs ordonnés par ses
mains poursuivre et perfectionner son ouvrage.
Ses leçons toutefois n'avaient point fructifié dans l'esprit rétif des
Avars : non -seulement le paganisme persista généralement parmi
eux, mais, à l'incitation de leurs sorciers, ils se prirent d'une haine
féroce contre tout ce qui rappelait la mission de leur apôtre Rupert.
En 736, s'étant jetés sur la ville de Laureacum, ils y dévastèrent par-
ticulièrement les lieux saints, et l'évêque et ses prêtres auraient été
tous égorgés, s'ils n'avaient réussi à sortir de la place, emportant dans
leur fuite les ornemens et les vases sacrés des églises. La colère des
Avars, trompés dans leur cruauté, se déchargea sur les monumens
€ux-mêmes; tout fut incendié et détruit, églises, maisons, murailles,
à tel point que plus d'un siècle après on hésitait sur l'emplacement
qu'avait occupé cette ville infortunée. On croyait en retrouver la
trace aux ruines d'une basilique dédiée à saint Laurent, dont Rupert
avait fait la métropole de sa mission : fragile citadelle d'un établis-
sement si vite disparu. Les Bavarois répondirent à l'attaque des Huns
par d'autres attaques. Ceux-ci réclamaient l'Eus pour leur limite
occidentale au midi du Danube ; les Bavarois voulaient la reporter
plus loin : cette limite fut prise et reprise dix fois en vingt ans, et le
ileuve incessamment rougi de sang humain. L'avantage demeura
enfin aux Bavarois. Repoussés jusqu'au défilé qui couvre la ville de
Vienne du côté de l'ouest, les Huns reçurent pour frontière le mont
Comagène et ce rameau détaché des Alpes styriennes qui s'appelle
aujourd'hui Kalenberg et qui s'appelait alors Cettius. Ils eurent beau
revendiquer de temps à autre ce qu'ils regardaient comme leur vraie
limite; les armes bavaroises, fortifiées de l'autorité de la France,
surent les contenir au-delà, et le mont Comagène, poste avancé de
la Hunnie du côté des populations teutoniques, reçut en langue ger-
înaine le nom de Cliunberg, qui signifiait montagne des Huns.
Tandis que les Avars se retrempaient dans ces luttes contre un
peuple belliqueux et recouvraient peu à peu leur ancienne énergie,
une grande révolution venait de s'opérer dans l'empire gallo-frank.
La race de Mérovée, descendue du trône par degrés, était allée finir
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 773
au fond des cloîtres, ces sépulcres que les mœurs du temps ouvraient
aux princes incapables de régner et aux royautés déchues. L'héroï-
que lignée des maires du palais d'Austrasie avait passé de la sou-
veraineté de fait sur tout l'empire frank h la souveraineté de droit
par la proclamation et le couronnement de Pépin le Bref, et cet em-
pire, suivant en quelque sorte dans sa progression les destinées d'une
seule famille, s'était accru en même temps qu'elle et successivement
de Pépin d'Héristal à Charles-Martel, de Charles-Martel à Pépin le
Bref. Quand celui-ci mourut en 768, son fils Charlemagne se trou-
vait déjà le plus puissant monarque de la chrétienté. Ce fut lui qui
mit le comble à la grandeur de la France et à l'élévation de sa mai-
son. Vers l'an 780, l'empiré s'étendait en longueur de l'Èbre à la
Vistule, en largeur de l'Océan jusqu'à l'Adriatique, et de la Baltique
aux montagnes de la Bohême, embrassant dans son sein l'Espagne
septentrionale, l'ancienne Gaule romaine, presque toute l'Italie, le
Frioul, laCarinthie, l'Alemanie, laThuringe, la Bavière, la Saxonie,
et les pays slaves limitrophes soit de la Baltique soit des monts Su-
dètes. Les habitans de ces vastes contrées étaient, ou sujets directs
incorporés au territoire de la France, ou peuples vassaux faisant
partie de son empire sous le gouvernement de leurs chefs particu-
liers, de sorte que la Hunnie, si reculée qu'elle fût vers l'orient de
l'Europe, se trouvait doublement voisine des Franks, qui la resser-
raient dans leurs possessions comme dans les branches d'un étau,
d'un côté par la Bavière et la Thuringe, de l'autre par l'Italie et le
duché de Frioul, son annexe.
Charlemagne à ce moment avait fait taire tous ses ennemis,
excepté deux (il est vrai qu'ils étaient dignes de ce nom) , les Saxons,
vassaux mal soumis dont les révoltes étaient périodiques, et l'em-
pire romain d'Orient, appelé plus communément l'empire grec, qui
cherchait à recouvrer en Italie, tantôt par la guerre, tantôt et le plus
souvent par l'intrigue, le territoire et les droits qu'il y avait perdus.
C'étaient deux causes d'agitations perpétuelles aux deux extrémités
de l'empire frank. On donnait alors le nom de Saxonie à toute la lar-
geur de l'Allemagne actuelle entre l'Océan germanique et les mon-
tagnes de Bohême, et à sa longueur entre la Baltique et le Rhin,
non pas que les tribus de race saxonne occupassent tout ce pays,
mais parce qu'elles le dominaient, parce qu'elles avaient réuni pres-
que tous les peuples germains du nord, et même plusieurs peuples
slaves, dans une confédération dont elles étaient l'âme, et à qui
elles faisaient partager, avec leur aversion contre les Franks, leurs
elïbrts incessans pour en secouer le joug. La confédération saxonne
était flanquée à l'ouest et le long de l'Océan par la petite nation des
Frisons, au nord et le long de la Baltique par celle des Danois, et
à l'est par les tribus sorabes et vendes des bords de l'Elbe supé-
71h REVUE DES DEUX MONDES.
rieur, qui toutes, sans en être membres nominalement, faisaient au
fond cause commune avec elle, et la secondaient de leurs armes
quand elle en avait besoin. Plus à l'est encore, la Bavière, vassale de
la France, mais vassale longtemps réfractaire, flottait incertaine au
gré des chances de la guerre, tandis que la Tliuringe, partie inté-
grante de l'empire frank, se débattait encore sourdement sous la
main de ses maîtres. Arrière-ban de la Germanie barbare et païenne,
qui menaçait d'une nouvelle invasion les contrées du midi soumises
à des Germains devenus chrétiens et civilisés, les Saxons se mon-
traient animés d'une double passion de conquête et de fanatisme
religieux. En vain les Franks, conduisant de front à leur tour la
religion chrétienne et la guerre, forçaient les Saxons vaincus à se
faire baptiser et à recevoir des prêtres parmi eux : les Saxons, au
premier rayon d'espoir, relevaient la colonne d'Irmin, l'idole des
vieux Germains, et massacraient leurs prêtres chrétiens. Le pillage
de la rive gauche du Rhin était l'accompagnement ordinaire de ces
insurrections religieuses. Le sort avait donné pour chef aux Saxons
un barbare habile et heureux qui balança quelque temps la fortune de
Charlemagne, Witikind, l'Arminius de ce dernier âge de la Germanie.
Le second ennemi de Charlemagne, l'empire grec, avait alors à sa
tête une femme, mais une femme de génie, l'impératrice Irène,
mère et tutrice du jeune empereur Constantin \'I, surnommé Por-
phyrogénète. Autant Witikind déployait d'audace et d'activité guer-
rièi^e pour retarder le progrès des Franks dans le nord de l'Europe,
autant l'impératrice Irène montrait d'adresse à leur créer des em-
barras en Italie. Les Franks n'étaient arrivés à la domination de ce
pays que par la faute des empereurs grecs, ennemis du culte des
images, Léon l'Iconomaque et Constantin Copronyme, dont le fana-
tisme follement persécuteur força les possessions grecques de la
Haute -Italie à se rendre indépendantes de l'empire d'Orient, et
l'église romaine à se séparer de l'église grecque. Tandis que les
villes de l'exarchat et de la pentapole, groupées autour de la pa-
pauté, cherchaient à se constituer en état libre, les rois lombards,
profitant de leur faiblesse, avaient voulu les asservir et menaçaient
Rome et le pape lui-même. C'est alors que Pépin, puis Charle-
magne avaient passé les Alpes à l'appel du pape et des Italiens,
que le roi Didier, renversé du trône des Lombards, avait été jeté
clans un cloître, que le trône lui-même avait suivi ce roi dans sa
chute, et qu'un nouveau royaume d'Italie, placé sous la suprématie
de la France, avait été fondé par Charlemagne en faveur de son
second fds Pépin.
Les anciennes possessions grecques de la Haute-Italie, réunies
à la ville de Rome, formèrent dès lors, sous le nom de patri-
moine de saint Pierre, un petit état dont le pape était le chef,
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 775
en vertu d'une donation faite par Pépin et confirmée par Cliarle-
magne. Cependant l'empire grec possédait encore une portion
de l'Italie méridionale, et les ducs de Spolète et de Eénévent, liés
à l'ancienne monarchie lombarde, se montraient disposés à faire
cause commune avec lui pour rétablir la presqu'île dans son ancien
état politique. C'était là en effet l'ambition d'Irène, qui avait fait de
Constantinople un centre d'intrigues dont les fds se croisaient sur
toute l'étendue de l'Italie et passaient même par-dessus les Alpes.
Lombards, Bénéventins, Italiens ruinés par la guerre ou froissés
par un pouvoir nouveau, tous les vaincus, tous les mécontens por-
taient là leurs espérances; Adalgise, fds du dernier roi lombard, y
sollicitait publiquement l'assistance d'une flotte et d'une armée
pour venir relever le trône de son père, et l'impératrice les lui pro-
mettait, en même temps qu'elle faisait demander pour son propre
fils la fdle de Charlemagne, Rotrude, qu'elle se réservait de refuser,
si le roi des Franks l'accordait. L'astuce proverbiale des Grecs ne
s'était jamais montrée plus habile et plus menaçante que dans la
politique d'Irène, qui tenait en échec toute la puissance de Charle-
magne en l'empêchant de rien consolider, en entretenant parmi les
Lombards leur esprit de nationalité et de vengeance et parmi les
mobiles Italiens le vague espoir d'une condition meilleure. Tout le
monde attendait donc avec la même anxiété, quoique avec des sen-
timens différens, le moment où une flotte romaine, sous le pavillon
des césars byzantins, débarquerait en Italie l'héritier du trqne des
Lombards.
Si les Avars, placés entre l'Italie et la confédération saxonne,
étaient entrés de bonne heure dans ces querelles, en se portant soit
du côté des Lombards, soit de celui des Saxons, la guerre pouvait
changer de face, ou du moins devenir indécise. Il eût été facile à
Didier d'attirer dans le parti lombard ce peuple, vieil allié d'Al-
boïn et de ses successeurs; mais le faible Didier n'y songea pas,
ou, s'il y songea, il remit à son gendre, Tassilon, duc de Bavière,
voisin et ennemi des Huns, le soin de décider s'il fallait les appeler
ou non. C'était un triste conseiller pour un roi sans force, et un bien
frêle soutien pour une cause à moitié perdue, que ce duc Tassilon,
pusillanime et présomptueux, inutile à ses amis, quand il ne leur
était pas funeste, et flottant perpétuellement entre une audace déses-
pérée et un abattement sans mesure. Sorti de l'illustre maison des
Agilolfmgs, destinée à finir avec lui, il avait la vanité de sa race sans
en avoir le noble orgueil. Le nom de vassal lui pesait; la sujétion,
l'obéissance, les lois de la subordination féodale lui semblaient des
insultes à sa dignité, et, ce qui eût dû alléger pour lui le fardeau
du devoir, sa parenté avec Charlemagne, dont il était le cousin
germain par sa mère, le lui rendait plus insupportable en ajoutant
776 REVUE DES DEUX MONDES.
aux liiimillations du souverain les tourmens de la jalousie domes-
tique. On le voyait donc toujours en révolte soit de parole, soit de
fait. Même sans vouloir ou pouvoir la guerre, il discutait arrogam-
ment lés ordres de son seigneur, il le méconnaissait. Convoqué en
sa qualité de vassal aux diètes de l'empire frank, il refusait de s'y
rendre, et quand une armée franke arrivait pour le châtier, toute
cette vanité malade s'évanouissait en fumée, et Tassilon, à genoux,
sollicitait de Charlemagne un pardon que Charlemagne accordait
toujours. Peut-être que cette clémence, un peu dédaigneuse dans
sa forme, mais sincère au fond, eût fini par toucher son cœur, sans
le mauvais génie que le sort lui avait donné pour compagnon de sa
vie : je veux parler de sa femme Liutberg, fille de Didier et sœur
de cette princesse lombarde que Charlemagne avait épousée et ren-
voyée au bout d'un an.
Liutberg avait vu se consommer de catastrophe en catastrophe la
ruine de sa famille, accomplie par la main des Franks et dont Char-
lemagne recueillait le fruit : les Lombards dépossédés de l'Italie, son
père jeté du trône au fond d'un cloître, son frère exilé, errant à tra-
vers le monde, sa sœur déshonorée par un divorce. Elle détestait
donc les Franks et par-dessus tout leur roi, qu'elle poursuivait d'une
haine implacable. Pour se venger de lui pleinement, ne fût-ce qu'un
jour, elle eût tout sacrifié sans hésitation, mari, enfans, sujets, cou-
ronne, elle-même enfin. La passion qui l'animait était une de ces
folies de férocité que les cœurs lombards et gépides savaient seuls
nourrir : c'était la haine d'Alboïn contre Cunimond, de Rosemonde
contre Alboïn. 11 y avait là quelque chose de monstrueux, d'étranger
à la nature humaine, qui elTrayait les contemporains eux-mêmes, et
ils donnèrent à cette femme la qualification de Liutberg haïssable de-
vant Dieu. Elle avait corrompu à ce point l'âme de son faible mari
que, malgré des sentimens chrétiens que la suite montra sincères,
il se vantait de ne prêter serment de fidélité au roi Charles que des
lèvres et non du cœur, et qu'il recommandait à ses leudes bavarois
de ne se point croire liés plus que lui par les sermons qu'ils avaient
prêtés. Habile à le dominer par les côtés puérils de son caractère,
par sa prétention à tout conduire, à être tout, elle lui présentait les
nombreux pardons du roi des Franks comme des outrages plus san-
glans que son inimitié déclarée. Sous ces excitations incessantes,
ïassilon ne rêvait plus que complots et rébellions; on l'entendait
s'écrier avec amertume : <( Mieux vaut cent fois la mort qu'une telle
vie! » Tandis que d'un côté il entretenait des correspondances avec
l'impératrice Irène, avec le duc de Bénévent, avec tous les mécon-
tesîs italiens au profit d'Adalgise, de l'autre il excitait les Saxons,
et se faisait le confident ou le complice des assassins qui en Thu-
ringe ou ailleurs conspiraient contre les jours du roi. L'insensé Tas-
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 777
silon, ivre de son importance, se voyait déjà l'arbitre du monde et
le libérateur des Germains opprimés.
Tel était l'état des choses dans l'Europe occidentale et celui des
esprits, quand Gharlemagne, en 782, convoqua à Paderborn, près
des sources de la Lippe, une diète de ses vassaux d'outre-Rhin.
L'Allemagne était dans une assez grande fermentation; de sourdes ru-
meurs couraient sur la réapparition de Witikind en Saxonie et sur
les préparatifs cachés des AVestphaliens. On s'attendait à une reprise
d'armes pour la saison d'été qui allait s'ouvrir; mais, contre toute
prévision, la diète fut nombreuse et pacifique : aucun des chefs
saxons n'y manqua, Witikind excepté, et ils n'eurent pour le roi
des Franks que des protestations de fidélité et de respect. Sigefrid
lui-même, ce roi de Danemark qui donnait ordinairement asile dans
ses états à Witikind fugitif, envoya ses ambassadeurs à la diète, où
leur présence ne causa pas un médiocre étonnement. La surprise fut
plus grande encore lorsqu'on vit arriver les ambassadeurs d'un peuple
qui n'avait jamais paru aux plaids des Franks, et qu'au costume de
ses représentans, à leurs armes, à leui's cheveux tressés tombant en
longues nattes le long de leur dos , on reconnut être le peuple des
Huns. Ces hommes venaient au nom du kha-kan et du jugurre ou
ouïgour, leurs deux magistrats suprêmes, entretenir le roi Charles
des différends qui avaient existé et existaient toujours entre eux et
les Bavarois sur la fixation de leur frontière occidentale. C'était là
l'objet ostensible de leur mission. Suivant toute vraisemblance, ils
en avaient un autre secret : ils venaient, comme les envoyés du roi
Sigefrid, observer ce qui se passerait à la diète, sonder le terrain et
se concerter, s'il le fallait, pour quelque alliance avec les ennemis
des Franks. Ce qui est certain, c'est que leur liaison politique avec
la Bavière data de cette époque. Ils exposèrent en jmblic leurs droits
ou leurs prétentions à la frontière de l'Ens. (( Charles, disent les
historiens, les écouta avec bonté, leur répondit prudemment et les
congédia. »
La diète ne fut pas plus tôt terminée, Gharlemagne et ses vassaux
germains n'eurent pas plus tôt regagné chacun son pays, que les
assurances de paix commencèrent à se démentir. Les Slaves des
bords de l'Elbe et de la Sala firent des courses en Thuringe, et les
Frisons se soulevèrent. Une armée franke partit contre ces derniers
sous la conduite du comte Theuderic; mais pendant qu'elle suivait
sans trop de précaution la route qui longeait le mont Suntal, dans
la vallée du Weser, elle fut assaillie par une multitude innombrable
de Saxons ayant Witikind à leur tête. L'armée franke n'était point
sur ses gardes, elle fut rompue, enveloppée, ])resque détruite : c'était
l'histoire des légions de Varus dans le guet-apens de Teutobourg;
mais le vengeur ne se fit pas attendre. Gharlemagne lui-môme entra
778 REVUE DES DEUX MONDES.
en campagne, et son approche, qui jetait toujours l'épouvante, suffit
pour disperser les troupes saxonnes victorieuses. Bientôt il vit accou-
rir vers lui toutes tremblantes les principales tribus avec leurs chefs :
elles protestaient à qui mieux mieux de leur innocence, rejetant
toute la faute sur Witikind, qui venait de regagner son asile en Dane-
mark. «Witikind s'est sauvé, répondit froidement le roi des Franks;
mais ses complices sont ici, et je vous dois une leçon que pour votre
bien j'ai trop longtemps difi'érée. » On choisit parmi ceux qui se
trouvaient là quatre mille cinq cents chefs ou soldats qui avaient pris
part à l'embuscade du Suntal, on leur enleva leurs armes et on leur
trancha la tête sur les bords de la petite rivière d'Aire, qui se dé-
charge dans le Weser : la rivière et le fleuve roulèrent pendant plu-
sieurs jours à l'Océan des eaux ensanglantées et des cadavres. Cette
elTroyable leçon n'était pas faite pour calmer les Saxons, qui repri-
rent la guerre avec fureur; mais trois grandes batailles gagnées suc-
cessivement par Gharlemagne les épuisèrent tellement qu'ils deman-
dèrent la paix. Witikind lui-même, découragé par ses revers, déposa
les armes, et, se rendant en France sous un sauf-conduit du roi, il
l'alla trouver dans sa villa d'Attigny pour lui prêter foi et hommage
et demander la grâce du baptême. Gharlemagne voulut être son
parrain. Witikind et ses compagnons, suivant l'expression de nos
vieilles chroniques, « furent donc baptisés et reçurent chrétienté; »
mais, toujours excessif dans ses idées, le représentant de la Germa-
nie païenne, l'éternel agitateur des Saxons se fit moine, dit-on, et
par des austérités sauvages mérita de passer pour un saint. Ces évé-
nemens se succédèrent coup sur coup. Le bonheur inaltérable qui
accompagnait Gharlemagne dans ses entreprises de guerre le cou-
vrait aussi contre les complots souterrains : une conspiration des
chefs thuringiens contre sa vie fut découverte et punie par lui sans
trop de rigueur.
Cependant Tassilon n'était point resté inactif, et tandis que la
Saxonie se faisait battre, il travaillait à réveiller la guerre en Italie,
où le fils de Gharlemagne, encore adolescent, n'imposait qu'à demi
aux Lombards. Irène s'était engagée positivement à envoyer dans
l'Adriatique une flotte et une armée pour aider le fils de Didier à re-
lever le trône de son père. Le duc de Bénévent, Hérigise, avait reçu
d'elle, en signe d'intime alliance, une robe de patrice avec une paire
de ciseaux destinés à tondre, suivant l'usage romain, sa longue che-
velure barbare; les Lombards étaient dans l'attente, et les Italiens
partisans des Grecs préparaient déjà leurs trahisons. Tassilon, de
son côté, avait adressé aux Avars une ambassade secrète pour les
exhorter à se joindre à lui; mais ceux-ci se montraient indécis, pré-
textant l'incertitude des promesses d'Irène, et peu confians d'ail-
leurs dans la personne de Tassilon. Le mystère n'était point une des
CHARLEMAGiNE ET LES HUNS. 779
vertus du duc de Bavière ; il haïssait, il aimait, il conspirait tout
haut, et Charles, informé d'une partie de ses menées, soit par le
pape, soit par les Bavarois eux-mêmes, somma son cousin de se
rendre à la diète des Franks, qui devait se tenir dans la ville de
Worms au printemps de l'année 787. Quoique la sommation eût été
faite dans toutes les formes, Tassilon n'y obéit point. C'était, d'a-
près la loi féodale, un acte de félonie et une déclaration de guerre.
Charlemagne, à peine la diète terminée, entoura la Bavière d'un
cordon de soldats, et marcha lui-même vers la rivière du Lech : il y
trouva le vassal réfractaire plus mort que vif, humilié, repentant,
implorant son pardon avec larmes. Telle fut la campagne du rebelle
Tassilon. Charles se laissa fléchir encore cette fois; il reçut de lui,
avec le bâton, symbole de l'autorité ducale, un nouveau serment de
foi et hommage, les mains de Tassilon placées dans les siennes; mais,
pour plus de garantie, il voulut qu'on ajoutât au serment douze otages
choisis parmi les plus qualifiés de la Bavière, et le fils du duc comme
treizième. Le danger avait été grand pour le gendre de Didier, et la
peur encore plus grande : l'orage passé, il n'y songea plus, et Liut-
berg aidant, il se replongea dans les intrigues avec plus d'audace
que jamais.
La fortune au reste semblait le favoriser. La flotte grecque met-
tait réellement à la voile, le midi de l'Italie s'armait, une sourde
agitation se propageait dans le nord. Il revint à la charge près du
kha-kan des Avars, à qui cette fois il fit partager ses espérances. Un
traité fut conclu entre eux, par lequel le kha-kan s'engagea à en-
voyer l'année suivante une armée en Italie et une autre en Bavière:
celle-là chargée de se joindre aux Grecs, celle-ci destinée à pousser
les Bavarois, qui hésiteraient sans doute à se déclarer contre les
Franks. L'impulsion une fois donnée, il serait facile d'entraîner la
Tburinge et les tribus saxonnes, encore frémissantes. Que garantis-
sait ou que promettait ce traité aux Huns, qui ne faisaient jamais
rien pour rien? On ne le sait pas positivement, mais on peut sup-
poser avec quelque raison que la Bavière leur abandonnait cette
frontière de l'Eus qui leur tenait tant au cœur; ils avaient aussi l'es-
poir d'un grand butin à prélever, soit sur les amis, soit sur les en-
nemis. Cette idée de contraindre la Bavière à la guerre contre les
Franks par une poussée des Avars appartenait, selon toute appa-
rence, à Liutberg, et dénotait les fureurs impuissantes d'une femme;
mais elle fut peu du goût des nobles bavarois, dont on se jouait
ainsi outrageusement. Les uns, par scrupule religieux, car ils re-
gardaient comme une impiété l'alliance de leur duc avec ces païens
contre le protecteur de l'église, d'autres par scrupule de fidéhté poli-
tique, car ils avaient juré foi et hommage au roi Charles, et ils te-
naient à leur serment, d'autres enfin par admiration pour ce grand roi,
780 REVUE DES DEUX MONDES.
dont le joug leur paraissait plus acceptable à des hommes que celui
d'un vieillard aveuglé et d'une femme, adressèrent des remontrances
à Tassilon; mais celui-ci ne les accueillait que par son refrain accou-
tumé : « Mieux vaut la mort qu'une telle vie ! » A ceux qui lui par-
laient de leurs sermens, il répétait ce qu'il leur avait déjà dit bien
des fois, que ces sermens-là ne se prêtaient que de bouche, et lais-
saient libre le fond du cœur. On lui objecta aussi les douze otages
et son propre fils qu'il avait livrés naguère à Charlemagne; mais à
ces mots il s'écria avec colère : « J'aurais six fils entre les mains de
cet homme, que je les sacrifierais tous les six plutôt que de tenir mon
exécrable serment! » Les leudes bavarois, qui purent trouver mau-
vais qu'on fît si bon marché de leur vie, dénoncèrent secrètement
Tassilon au roi, promettant de fournir en temps et lieu des preuves
de leur accusation. Il se joignait à ces intrigues patentes certaines
trames ténébreuses qu'on ne connaît pas bien, et qui intéressaient
les jours du roi : tout lui fut révélé. Le plus profond secret fut gardé
sur cette affaire, et au printemps de l'année 788, Charlemagne con-
voqua Tassilon dans sa villa d'Ingelheim, sur les bords du Rhin,
comme s'il se fût agi d'une diète ordinaire.
L'étonnement du duc fut grand à Ingelheim, lorsqu'il s'aperçut
qu'il comparaissait devant un tribunal destiné à le juger, et qu'il
avait pour accusateurs ses propres sujets. Ses complots de tout
genre et ses crimes contre son seigneur furent déroulés l'un après
l'autre avec les circonstances et les preuves; mais les débats ne
furent pas longs. Accablé par l'évidence, le malheureux avoua tout:
intrigues en Grèce et en Italie, complot contre la vie du roi, provo-
cation à la félonie vis-à-vis de ses leudes, alliance avec les Huns. Le
traité conclu entre lui et ces païens pour la ruine de la chrétienté
indigna sans doute l'assemblée à l'égal des attentats prémédités
contre Charlemagne, et Tassilon, traître à Dieu non moins qu'au
roi, fut condamné à mort d'une voix unanime. Charlemagne fut le
seul qui inclina pour la clémence, et parce qu'il connaissait la fai-
blesse de cet homme, et parce qu'il ne voulait pas verser le sang
d'un membre de sa famille. Comme Tassilon restait muet et stupide
sous le poids de la sentence des juges, Charles lui demanda avec
émotion ce qu'il voulait faire : « Tassilon, lui dit-il, quel est ton
projet? — Etre moine et sauver mon âme, » répondit celui-ci d'une
voix brève. Il ajouta après un moment de silence : « Accorde-moi
la faveur de ne paraître point devant cette diète ni devant le peuple
avec la tète rasée; qu'on ne me coupe les cheveux qu'au monastère. »
Liutberg, restée en Bavière, ignorait les événemens d'Ingelheim.
Avant qu'elle en pût être informée, des émissaires du roi s'assurè-
rent de sa personne, de ses enfans et du trésor ducal; le tout, em-
barqué sur le Danube , fut amené sans encombre à Ingelheim. La
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 781
fière Lombarde subit le même sort que son mari, la réclusion monas-
tique, et son front se courba sous le même linceul qui avait enseveli
sa mère. Tassilon, enfermé d'abord dans le couvent de Saint-Goar,
près de Rhinsfeld, fut ensuite transféré à Lauresheim, puis à Ju-
miége; ses deux fils, Theudon et ïheudebert, prirent comme lui
l'habit de moine, ses deux filles le voile des religieuses. L'aînée fut
recluse dans l'abbaye de Chelles, dont Gisèle, sœur de Charlemagne,
était abbesse, l'autre dans celle de Notre-Dame de Soissons. Le tré-
sor des ducs de Bavière alla grossir celui des Franks, et le pays,
réuni au territoire de la France, reçut des gouverneurs royaux, qua-
lifiés de comtes ou de préfets. Ainsi toutes les vieilles souverainetés
de l'Europe, rois lombards, ducs d'Aquitaine, ducs saxons, ducs ba-
varois, descendaient l'une après l'autre dans le sépulcre ouvert aux
rois mérovingiens. Du sein de cette mort anticipée, le monde des
temps passés voyait s'élever les nouveaux temps, et les peuples de
l'Europe, emportés par un mouvement irrrésistible, marcher sur les
pas d'une même famille à des destinées inconnues.
On eût pu croire les Avars éclairés ou découragés par la chute de
Tassilon; il n'en fut rien : le kha-kan avait mis toutes ses troupes
sur pied; lui et son peuple avaient compté sur un butin qu'ils ne
voulaient pas perdre, et suivant le traité l'ait avec le duc de Bavière,
une armée descendit en Italie vers le milieu de l'année 788. Elle
attendit dans le Frioul, et tout en pillant suivant son usage, que la
flotte partie de Constantinople eût débarqué en Italie Adalgise et les
auxiliaires grecs. La flotte, selon ce qui avait été convenu, devait
les déposer sur la côte de Ravenne ou dans le golfe de Trieste; elle
les transporta sur la pointe méridionale de l'Italie, où ils n'eurent
rien à faire. En effet, le duc de Bénévent, Hérigise, étant mort subi-
tement, sa veuve avait fait la paix avec Charlemagne dans l'intérêt
de son fils Giimoald, et quand les Grecs voulurent pénétrer dans
l'intérieur de la presqu'île, les Bénéventins leur barrèrent le chemin.
L'armée franke, aidée de ces nouveaux alliés, mit en déroute les
troupes d'Irène. Les Lombards, dont l'attitude avait été suspecte
ou nettement hostile au nord de l'Italie, rentrèrent bientôt dans le
devoir, et les Franks, tombant vigoureusement sur les Huns, en
débarrassèrent le Frioul. Cet échec n'empêcha pas le kha-kan d'en-
voyer en Bavière sa seconde armée, qui fut également battue. Deux
généraux franks, Graharaan et Odoacre, prenant le commandement
des troupes bavaroises, vinrent attendre les Huns sur la rive gauche
de rips, et défendirent si bien le passage de cette rivière, que le kha-
kan se retira avec plus de dix mille hommes tués ou noyés. Une troi-
sième armée, reprenant l'offensive, vint encore se faire battre. Il y
avait eu de la part des Huns agression évidente et gratuite, attaque
€n pleine paix, violation du droit des gens : Charlemagne résolut
782 REVUE DES DEUX MONDES.
d'en tirer vengeance. Le kha-kan et le oiiïgour eurent beau envoyer
une ambassade à la diète de Worms, au printemps de l'année 790,
pour donner des explications et prévenir la guerre, s'il se pouvait :
Cbarlemagne traita durement leurs envoyés. Après avoir entretenu
la diète a de l'intolérable malice dont cette nation faisait preuve
contre le peuple de France et contre l'église de Dieu » et de la né-
cessité de lui infliger un châtiment exemplaire, il s'occupa des pré-
paratifs d'une expédition sérieuse, et qu'il supposait devoir être
longue, échelonnant des corps d'armée sur le Pdiin et au-delà du
Rhin, et réunissant de tous côtés des armes et des vivres. Jamais,
disent les historiens, on n'avait vu de tels approvisionnemens, et
jamais ce roi, qui mettait au premier rang des qualités guerrières la
maturité des plans et la prévoyance, n'en avait montré davantage.
L'annonce d'une expédition prochaine contre les Avars produisit
dans toute la Gaule une émotion de curiosité qui n'était pas exempte
d'inquiétude. De tant de guerres que Charlemagne avait accomplies
dans toutes les parties de l'Europe, aucune peut-être n'avait excité
au même point que celle-ci les puissances de l'imagination. Ici le
pays et la nation étaient complètement inconnus, et ce qu'on en ap-
prenait par les livres contemporains répandus en Occident, c'est que
les Avars étaient un peuple de sorciers qui avait mis en déroute,
par des artifices magiques, l'armée de Sigebert, époux de Brunehaut,
et qui avait failli prendre d'assaut Constantinople, — une race de
païens pervers dont la rage s'attaquait avant tout aux monastères
et aux églises. Les érudits qui connaissaient la filiation des Huns et
des Avars en disaient un peu davantage. Confondant le passé et le
présent et attribuant la même histoire aux deux branches collaté-
rales des Huns, ils racontaient les dévastations d'Attila, fléau da
Dieu, et sa campagne dans les Gaules. A ce nom, que la tradition
prétendait 'bonnaître mieux encore que l'histoire, les récits deve-
naient inépuisables, car il était écrit en caractères de sang dans les
chroniques des villes et dans les légendes des églises. Metz parlait
de son oratoire de Saint-É tienne, resté seul debout au milieu des
flammes allumées par Attila; Paris rappelait sainte Geneviève,
Orléans saint Agnan, Troyes saint Loup; Reims montrait les cada-
vres décollés de Nicaise et d'Eutropie; Cologne, les ossemens accu-
mulés des onze mille compagnes d'Ursule. Qui n'avait pas ses mar-
tyrs et ses ruines?
C'était dans ces narrations colorées par la poésie des âges que se
déployait le savoir des clercs. Les gens de guerre, les poètes mon-
dains, les femmes surtout, puisaient de préférence dans une autre
source de traditions, dans ces chants épiques en idiome teuton dont
Attila était un des héros, qui se répétaient partout, et auxquels
Charles lui-même venait de donner une nouvelle vogue en les réu-
CHARLEMÂGNE ET LES HUNS. 783
nissant. C'est là qu'on étudiait de préférence la vie du terrible con-
quérant, ses amours, ses femmes, sa mort tragique des mains d'une
jeune fille germaine la nuit de leurs noces. Comment cette poésie
amoureuse se mêlait-elle à la légende? Simplement et sans apprêt,
comme nous le font voir quelques restes de la littérature du temps.
« Le grand roi Charles, dit le moine saxon poète et historien de
Charlemagne, avait hâte de rendre aux Huns ce qu'ils méritaient.
En effet, tant que cette nation fut florissante et dominatrice des
autres, elle ne cessa de faire du mal aux Franks, témoin Saint-
Étienne de Metz et tant d'autres églises livrées à l'incendie, jusqu'au
jour où son roi Attila, frappé mortellement par une femme, fut
envoyé au fond du Tartare C'était dans le cours d'une nuit
paisible, quand tous les êtres animés sont ensevelis dans le repos;
lui-même dormait accablé de vin et de sommeil, mais sa cruelle
épouse ne dormait point; l'aiguillon de la haine la tenait éveillée, et,
reine, elle osa accomplir sur le roi un attentat horrible. 11 est vrai
qu'elle vengeait par ce meurtre le crime de son père assassiné par
son époux. Depuis lors la puissance des Huns tomba comme par un
coup du ciel... Les défaites infligées aux pères et les outrages faits
aux enfans stimulaient l'esprit du roi Charles, qui gardait au fond de
sa mémoire les monumens des vieilles colères. »
Les préparatifs de la guerre durèrent près de deux ans, et quand
Charlemagne eut réuni en Bavière suffisamment d'hommes, de che-
vaux, d'approvisionnemens de tout genre, il se rendit à Ratisbonne,
où il établissait son quartier-général; la reine Fastrade l'y suivit.
Les épouses de Charlemagne n'étaient point, comme les sultanes de
l'Orient, des femmes amollies dans le repos, faibles de corps et d'âme
et destinées à vivre et à mourir sous les verrous : le soldat infati-
gable voulait des compagnes de ses travaux et des mères fécondes.
Quand ces mérites leur manquaient, son cœur se détachait d'elles, et
il les répudiait. Fastrade, qu'il avait épousée en 785, après la mort
d'Hildegarde, était, malgré les défauts d'un caractère dur et hau-
tain, une de ces femmes qu'il aimait, une confidente et parfois une
conseillère utile dans les rudes labeurs de sa vie. Il l'installa donc à
Ratisbonne avec les trois filles qu'elle lui avait données et qui étaient
de jeunes enfans, et celles plus nombreuses et plus âgées qu'il avait
eues de ses autres épouses et de ses concubines. Fastrade les soignait
toutes également, sans jalousie comme sans prédilection, exerçant
leur esprit et leurs doigts par des travaux variés, et filant au milieu
d'elles. Charles avait voulu que son fils Louis, roi d'Aquitaine, alors
âgé de treize ans, assistât aux opérations de cette guerre et y fît ses
premières armes. Sous le léger costume aquitain, que son père ai-
mait à lui voir porter comme un hommage rendu à ses sujets d'ou-
tre-Loire, on le voyait cavalcader au milieu des Franks bardés de
78^1 REVUE DES DEUX MONDES.
fer. (( Il avait, disent les historiens, \m petit manteau rond, des man-
ches de chemise fort amples, des bottines où les éperons n'étaient
pas liés avec des courroies, à la manière des Franks, mais enfoncés
dans le haut du talon, et un javelot à la main. )> Le jeune Louis, dans
cet équipage, avait un air à la fois guerrier et gracieux. Charles lui
ceignit lui-même son baudrier garni de l'épée à la vue des troupes
rangées en cercle, et cette remise solennelle des armes est ce qu'on
appela plus tard (( faire chevalier, » Les généraux ayant reçu leurs
ordres et chaque corps d'armée sa destination particulière, le roi
partit pour les bords de l'Ens, où stationnait la division qu'il devait
commander en personne.
Le plan de campagne de Charlemagne, si mûrement préparé, au
dire des historiens , semble avoir devancé , par la hardiesse et la
science des combinaisons, le génie stratégique moderne (1). Maître
de l'Italie en même temps que de la Bavière, il prit deux bases d'opé-
rations, l'une sur le Haut-Danube, l'autre sur le Pô. Tandis que l'ar-
mée de France attaquerait la Hunnie de front par la grande vallée
qui la traverse, l'armée d'Italie, sous la conduite du roi Pépin, de-
vait franchir les Alpes et la prendre en flanc par les vallées de la
Drave et de la Save. L'armée franke était partagée elle-même en
deux corps destinés à agir simultanément sur les deux rives du Da-
nube. Charlemagne, prenant le commandement du premier corps,
composé des Franks proprement dits, des Alemans et des Souabes,
devait opérer sur la rive droite, la plus importante militairement,
et envahir les Pannonies; le second corps, composé des contingens
saxons et frisons, devait suivre les chemins tourmentés et resserrés
de la rive gauche et attaquer le cœur de la Hunnie; il était com-
mandé par deux généraux franks d'un grand renom, le comte Theu-
deric et le chambellan Megenfrid. Une flottille nombreuse, portant
les approvisîonnemens de la campagne et en outre les contingens
bavarois, devait descendre le fleuve en suivant les mouvemens des
deux divisions de terre, et fortifier l'une ou l'autre au besoin. Pépin
avait reçu l'ordre d'arriver sur les Alpes à la fin d'août et de péné-
trer immédiatement dans la Pannonie inférieure; les opérations sur
îe Danube étaient fixées à la première semaine de septembre.
De leur côté, les Avars ne s'endormaient pas; ils avaient profité du
répit que leur laissait Charlemagne pour réparer ou compléter leur
système de défense, système étrange qui ne ressemble à aucun autre,
(1) Il est curieux de comparer le plan de campagne de Charlemagne avec celui que
suivit Napoléon en 1805 dans la célèbre campagne d'Austerlitz. La similitude est frap-
pante à la distance de tant de siècles^, et démontre que la stratégie est bien une science
dont les élémeus principaux sont fournis par la topographie; mais c'est le génie de
l'homme de guerre qui les dégage, les combine et en fait pour lui des instrumens de
victoire.
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 785
et qui paraît avoir été imaginé plutôt pour arrêter des courses de
brigands, telles que celles des Bulgares et des Slaves, que pour sou-
tenir l'effort de grandes années organisées, telles que celles des
Franks. Nous en avons une description curieuse, quoique un peu
obscure, dans les récits du moine de Saint-Gall, qui la tenait, nous
dit-il, de son maître Adalbert, vieux guerrier qui avait accompagné
le comte Gérold et ses Souabes dans la campagne de Hunnie. Qu'on
se figure neuf grands remparts ou enceintes de forme à peu près cir-
culaire, et rentrant les uns dans les autres de manière à partager le
pays en zones concentriques depuis sa circonférence jusqu'à son
milieu : c'étaient les fortifications des Avars. Ces enceintes, appro-
priées aux difficultés du terrain, se composaient d'une large haie,
établie d'après le procédé suivant : on enfonçait, à la distance de
vingt pieds l'un de l'autre, deux rangées parallèles de pieux dont la
hauteur était aussi de vingt pieds, et l'on remplissait l'intervalle par
une pierre très dure ou une sorte de craie qui, en se liant, ne formait
qu'une masse; le tout était revêtu de terre, semé de gazon et planté
d'arbustes serrés qui par leur entrelacement présentaient une haie
impénétrable. La zone laissée entre deux remparts contenait les villes
et les villages, disposés de façon que la voix humaine pût se faire
entendre de l'un à l'autre pour la transmission des signaux. Les en-
ceintes, qui longeaient d'ordinaire le lit des fleuves et les pentes des
montagnes, étaient percées de loin en loin par des portes servant de
passage aux habitans. Une enceinte prise, ils pouvaient se réfugier
dans la suivante avec leurs meubles et leurs troupeaux, sauf à se re-
tirer dans la troisième, si la seconde était forcée. D'une enceinte à
l'autre, on pouvait correspondre au moyen de la trompette, dont les
airs variaient selon des règles convenues. Le nom avar de ces vastes
clôtures concentriques nous est inconnu; les Germains les appelaient
hring ou rÙKj, c'est-à-dire cercles. Adalbert affirmait à son élève que
d'un ring à l'autre la distance était à peu près celle du chàte;;u de
Zurich à la ville de Constance, ce qui faisait de trente à quarante
milles germaniques. Le diamètre de ces cercles allait en se rétrécis-
sant à mesure qu'on approchait du centre, et là se trouvait le ring
royal, que les Lombards et les Franks appelaient aussi campus, camp,
et qui renfermait le trésor avec la demeure des souverains de la Hun-
nie. Il était situé non loin de la Theiss, et au lieu où l'on suppose
que s'élevait le palais d'Attila. Aussi, et sans trop s'arrêter aux ob-
scurités que contiennent la description du moine de Saint-Gall et
surtout ses mesures, on s'aperçoit que Charlemagne n'avait pas de
minces difficultés à vaincre pour arriver au cœur du pays des Huns.
Ces haies couvertes par des rivières et flanquées de montagnes, sans
offrir l'obstacle de bonnes murailles crénelées, arrêtaient une armée
TOME I. 50
786 REVUE DES DEUX MONDES.
envahissante à chaque pas et pouvaient la décourager, et le Danube,
qui les coupait presque toutes par le milieu, permettait à leurs dé-
fenseurs d'accourir ou de faire petraite d'une rive à l'autre.
Cette guerre avec le peuple d'Attila prenait aux yeux de Charle-
magne un caractère essentiellement religieux, où dominait le sou-
venir du passé et comme une idée de revanche contre le fléau de
Dieu. Il voulut y préparer son armée par des mortifications et des
prières propres à appeler sur elle la protection spéciale du ciel. Des
litanies, accompagnées d'un jeûne général, furent célébrées dans le
camp des Franks, qui présenta pendant trois jours le spectacle an-
ticipé d'un camp de croisés sous les murs de Jérusalem ou d'An-
tioche. Charles lui-même nous donne la description de la pieuse so-
lennité dans une lettre qu'il adresse des bords de l'Eus à Fastrade,
et dont voici quelques passages :
« Charles, par la grâce de Dieu, roi des Franks et des Lombards
et patrice romain, à notre chère et très aimable épouse Fastrade
leine.
« Nous t'envoyons par cette missive un salut affectueux dans le
Seigneur, et par ta bouche nous adressons le même salut à nos très
douces filles et à nos fidèles résidant près de toi. Nous avons voulu
t'informer que, le Dieu miséricordieux aidant, nous sommes sain
et sauf, et que nous avons reçu par un envoyé de notre cher fils
Pépin des nouvelles, qui nous ont réjoui, de sa santé, de celle du
seigneur l'Apostolique, et de nos frontières situées de ce côté, qui
sont paisibles et sûres. . . Quant à nous, nous avons célébré les litanies
pendant trois jours, à partir des noues de septembre, qui étaient le
lundi, continuant le mardi et le mercredi, afin de prier la miséri-
corde de Dieu qu'elle nous concède paix, santé, victoire et heureux
voyage, assistance, conseil et protection dans nos angoisses. Nos évê-
ques ont ordonné une, abstinence générale de chair et de vin, excepté
pour ceux qui ne la pourraient supporter pour causes d'infirmité,
âge avancé ou trop grande jeunesse; toutefois il a été établi qu'on
pourrait se racheter de l'abstinence de vin pendant ces trois jours,
les riches en payant un sou par jour, les autres au moyen d'une au-
mône proportionnée à leurs facultés, ne serait-elle que d'un denier.
Chaque évêque a dû dire sa messe particulière à moins d'empêche-
ment de santé; les clercs sachant la psalmodie avaient à chanter
cinquante psaumes chacun, et pendant la procession des litanies ils
devaient marcher sans chaussure. Telle fut la règle dressée par nos
évêques, ratifiée par nous et exécutée avec l'assistance de Dieu. Dé-
libère avec nos fidèles comment vous célébrerez aussi ces mêmes
litanies. Tu feras, quant au jeûne, ce que ta faiblesse te permettra.
Nous nous étonnons d'ailleurs de n'avoir reçu de toi, depuis notre
départ de Ratisbonne, ni message ni lettre; fasse donc que nous
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 787
soyons mieux informé à l'avenir de ta santé et de tont ce qu'il te
plaira de nous apprendre. Salut encore une fois dans le Seigneur. »
Charlemagne passa l'Ens, et traversa sans trouver d'ennemis la
contrée avoisinante : c'était le malheureux pays que les Huns et les
Bavarois s'étaient disputé si longtemps, et dont ils avaient fait un
désert. La rivière d'Ips n'arrêta pas sa marche, quoique sans doute
le pont construit jadis par les Romains eût été coupé; la forte posi-
tion de Lemare, aujourd'hui le Moelk, ne lui opposa point de résis-
tance; ce n'est qu'à l'approche du mont Comagène qu'il aperçut du
mouvement, des bandes armées et tous les signes d'une défense
énergique. Un bras des Alpes de Stjrie, projeté vers le Danube, ne
laisse entre ses escarpemens et le fleuve qu'un étroit défilé, fameux
dans l'histoire des guerres danubiennes, le défilé du mont Kalen-
berg, alors mont Cettius. Il couvre à l'esfVindobona, Vienne, ville
obscure jadis, devenue importante dans les derniers temps de la
domination romaine, où on la voit remplacer l'antique Carnuntum
comme métropole de la Pannonie supérieure. En avant et du côté de
l'ouest, le défilé est couvert lui-même par une montagne qui en pro-
tège les approches; c'est le mont Comagène, dont nous avons déjà
parlé. Un château établi sur cette montagne et un rempart ou haie
fortifiée interceptaient la route, reliant au Danube la chaîne du Cet-
tius, embarrassée d'épaisses forêts et ravinée par des torrens. Char-
lemagne dut faire halte pour assiéger régulièrement le rempart et
la forteresse. A l'opposite du mont Comagène, de l'autre côté du
Danube, descend des hauts plateaux de la Moravie la rivière de
Kamp, sinueuse et profonde, qui se jette dans le fleuve par sa rive
gauche : les Huns en avaient fait le fossé d'un second rempart, qui
formait à travers le Danube la continuation du premier et com-
plétait le barrage de la vallée. Le rempart de la Kamp arrêta le
corps d'armée du comte Theuderic, comme celui de Comagène
avait arrêté Charlemagne: mais il fut plus promptement enlevé,
soit force naturelle moindre, soit moindre résistance, les Avars
ayant porté leurs principaux moyens d'action sur la rive droite.
Plusieurs assauts tentés par Charlemagne contre le château et
la haie de Comagène avaient échoué, et les assiégés, munis d'une
énorme quantité de machines de jet, lui faisaient éprouver de
grandes pertes par leur artillerie, quand les troupes de Theuderic,
maîtresses des lignes de la Kamp, parurent sur la rive gauche, et
que la flotte, arrivée à propos, se déploya en bon ordre sur le fleuve.
Cette vue ranima le courage des Franks, en même temps qu'elle
remplit les Huns de terreur. Craignant d'avoir la retraite coupée,
ces barbares s'enfuirent avec leurs troupeaux ou dans les bois épais
que recelait la montagne, ou derrière la plus prochaine enceinte,
laissant le château de Comagène, puis la ville de Vienne, à la merci
788 REVUE DES DEUX MOISDES.
du vainqueur. Le château fut rasé, les machines de guerre détruites,
la haie brûlée et nivelée, et Gharlemagne dépêcha le jeune roi d'Aqui-
taine, son fils, pour annoncer à la reine Fastrade le double succès
qui inaugurait si bien la campagne.
Un second cercle, placé à quelque distance au-dessous de Vienne,
ne fut emporté qu'après une grande bataille, et les Franks ne trou-
vèrent plus de résistance jusqu'au Raab. Cette rivière et les marais
du lac Neusiedel servaient de fossé à un troisième rempart bien
garni de tours et défendu près du confluent de la rivière par la forte
place de Bregetium. Gharlemagne, n'osant l'attaquer de front, fran-
chit la rivière dans un lieu où elle était guéable, força la haie et
tourna la place, qui se rendit à son approche. Pendant ce temps-là,
le comte Theuderic enlevait de l'autre côté du Danube un rempart
construit le long du Yaag et reliant le fleuve aux Carpathes. Les
deux corps de l'armée de terre avaient glorieusement rempli leur
tâche; ce fut le tour de la flotte. Entre les embouchures du Yaag et
du Raab, situées presqu'en face l'une de l'autre, le Danube, gêné
par les alterrissemens que ces deux rivières roulent incessamment
dans son lit, se divise en plusieurs bras et forme sept îles, dont la
plus grande et la plus septentrionale n'a pas moins de vingt lieues
de long sur six de large. Ces îles, couvertes de joncs et de. saules,
entrecoupées de marécages et de fondrières et sans routes certaines,
avaient servi d'asile aux habitans accourus des deux rives avec leurs
propriétés et leur bétail. Les Huns s'étaient même retranchés assez
solidement dans la plus grande, qui présentait des bords élevés et un
accès difficile; mais ils avaient compté sans la flotte, qui commença
par les bloquer, et les attaqua ensuite de vive force. Le siège dura
trois jours. Après beaucoup de sang versé, les Huns se rendirent, et
l'on trouva dans leur enclos un amas considérable de grains et des
troupeaux sans nombre; les habitans, hommes, femmes, enfans,
furent réduits en servitude. Ce dernier fait d'armes ne se lit pas
dans les historiens contemporains, d'ailleurs très laconiques, mais
il est attesté par une tradition constante, que sa vraisemblance nous
permet d'accepter, et que j'ai reproduite telle qu'elle se racontait au
XV'' siècle.
De son côté, le jeune roi d'Italie n'était pas resté oisif. Son armée,
composée en majeure partie de Lombards et de Frioulois, et qui
comptait un évêque parmi ses généraux, s'était portée, suivant ses
instructions, directement sur la Pannonie inférieure, pour prendre
la Hunnie en flanc et se rejoindre au corps d'armée de Gharlemagne.
Arrivée au sommet des Alpes le 28 août, elle en était descendue
probablement par la vallée de la Drave, pour pénétrer, entre cette
rivière et la Save, dans ce qu'on appelait la presqu'île sirmienne. Là
elle s'était trouvée en face d'un des rings intérieurs, qui contenait
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 789
d'autant plus de richesses, que les Huns l'avaient cru plus à l'abri
des attaques. Us le défendirent vigoureusement, mais le ring fut
enlevé, et le butin qu'on y trouva dédonnnagea amplement le soldat
de ses fatigues. La tradition rapporte que Pépin , emporté par son
ardeur, fut blessé d'une flèche à l'assaut du rempart et renversé de
cheval : l'histoire n'en dit rien, et nous ne trouvons non plus aucune
allusion à ce fait dans la lettre par laquelle le père, tout enorgueilli
des succès de son fds, en mande le récit à Fastrade. 11 se borne à ces
mots : (' Pépin a tué tant d'Avars, qu'on n'avait jamais vu pareil
massacre; Tenceinte a été prise et pillée, et on y a passé la nuit et la
matinée du lendemain jusqu'à la troisième heure. »
Ainsi la Pannonie avait été parcourue dans toutes ses directions
par les armées de la France, et la Hunnie transdanubienne avait été
occupée jusqu'au Vaag; il ne restait plus que la grande plaine que
traverse la Theiss et les cantons situés dans les Carpathes ou à l'est
de ces montagnes jusqu'à la Mer-Noire. La saison avançait, et la
prudence conseillait à Charlemagne de ne point engager ses troupes
au commencement de l'hiver dans un pays de marécages et de ro-
chers où elles auraient à souffrir de la disette et des inondations plus
encore'que des hommes. Une épizootie, qui s'était mise sur les che-
vaux de l'armée et en avait déjà fait périr la plus grande partie, eût
été à elle seule une raison suffisante de ne pas pousser plus loin.
Charlemagne termina donc là la campagne; il renvoya l'armée d'Ita-
lie dans ses cantonnemens du Pô, plaça le corps du comte Theuderic
et le sien en observation sur la frontière hunnique, et emmena son
fds Pépin pour aller célébrer avec lui les fêtes de Noël à Ratisbonne.
H.
L'expédition de Hunnie avait permis" à Charlemagne d'observer
par lui-même, en môme temps que la faiblesse des Huns, la beauté
et l'importante situation de ce pays, qui dominait l'Italie au midi,
les nations slaves à l'ouest et au nord, et confinait à l'empire romain
d'Orient. Ce conquérant avait plus d'une raison pour ne point vou-
loir perdre le fruit de cette guerre; il jeta son dévolu sur la Hun-
nie, dont une portion lui convenait pour agrandir le territoire de la
France, l'autre pour étendre sa suprématie, et comme il savait tou-
jours entremêler la modération à l'emploi de la force, il lui plut
d'attendre que le kha-kan et le ouïgour se remissent d'eux-mêmes à
sa discrétion. Ce qui peut-être chatouillait le plus son orgueil dans
le rapide succès de cette campagne, c'est qu'il avait planté le dra-
peau frank à la frontière de l'empire grec, et fait pâlir cette cour
de Constantinople, présomptueuse et jalouse, qui s'était vainement
flattée de le chasser de l'Italie, et dont le mauvais vouloir éclatait
790 REVUE DES DEUX MONDES.
maintenant par une opposition dédaigneuse au plus cher de ses pro-
jets, celui de devenir empereur d'Occident. Il n'ignorait pas qu'une
terreur panique avait saisi la Tlirace et la Macédoine, quand on avait
vu ses armées s'approcher de la Save, que les villes avaient fermé
leurs portes, que des troupes s'étaient mises en marche, qu'en un
mot la consternation régnait au palais de Byzance. Et ce n'était pas
seulement dans les provinces voisines du Danube que les Grecs
éprouvaient ce sentiment d'anxiété; le Péloponèse et les îles de la
mer Egée se croyaient aussi à la veille d'une invasion des Franks,
et comme il arrive toujours en pareil cas, les peuples ne parlaient
qu'avec admiration du grand homme qui leur faisait peur. Son nom
volait de bouche en bouche dans tout l'Orient. Les ambassadeurs du
khalife Aroun-al-Rachid, qui vinrent le visiter quelques années après
dans Aix-la-Chapelle, purent lui raconter sans adulation qu'en Asie
comme en Europe, dans les îles comme sur la terre ferme, d'un bout
à l'autre de l'empire grec, les peuples ne craignaient ou n'espéraient
que lui. Il s'agissait maintenant pour Charlemagne de franchir le
dernier pas, et il pensait avec grande raison que la conquête de la
Hunnie servirait à le lui rendre plus facile. Quand l'empire frank,
qui touchait déjà à la Baltique par la Vistule, aurait atteint la chaîne
des monts Carpathes et la Mer-Noire, l'ancien empire romain d'Oc-
cident se trouverait reconstitué sur une base plus large qu'autrefois
et ne réclamerait plus qu'un empereur. Yoilà ce qu'il se disait sans
doute en traversant les Pannonies et occupant déjà par la pensée la
Dacie de Trajan, qui se dessinait à ses yeux sur l'autre rive, et il
habituait le monde à cette idée, qui faisait à la fois rire et trembler
les Grecs, l'idée d'une résurrection des césars occidentaux dans la
personne d'un roi des Franks.
Ces préoccupations le retinrent pendant tout le cours de l'année
792 dans le voisinage de la Hunnie, contre laquelle il méditait à tout
événement un nouveau plan de campagne. Ce demi-barbare devi-
nait la civilisation dans un siècle qui n'en connaissait plus que les
ruines. Le canal de Drusus, celui de Corbulon, creusé jadis entre
la Meuse et le Rhin, et l'entreprise de Lucius Vêtus pour joindre la
Moselle à la Saône, lui inspirèrent une des plus grandes idées qui
aient traversé la tête d'un chef de gouvernement. Le rapprochement
topographique du Rhin et du Danube, qui, voisins par leurs sources,
le sont encore plus par leurs afïluens, lui fit concevoir la possibilité de
les réunir au moyen d'un canal. Dans ce projet, sans doute les besoins
de la guerre furent les premiers à frapper son imagination : il se repré-
senta d'abord les flottes de la Frise convoyant sans interruption ses
troupes et ses approvisionnemens des bords du Rhin à ceux de la
Theiss, mais il entrevit aussi tout l'avantage qu'en retirerait le com-
merce pour la gloire et la prospérité de son empire, quand la France
CHARr.EMAGNE ET LES HUNS. 791
enverrait par des fleuves français ses navires dans la Mer-Noire,
pour en rapporter à Ratisbonne, à Mayence, à Cologne, les trésors
de Golconde ou les merveilles féeriques de la Perse. Sous l'aiguillon
de ces vagues pensées, ou plutôt de' ces instincts de civilisation,
Charlemagne se mit à l'œuvre sans délai. Nous dirions en langage
administratif moderne qu'il fit venir ses ingénieurs pour leur de-
mander un plan de jonction des deux fleuves, et que ceux-ci mirent
le plan à l'étude : ces formules rendraient exactement ce qui se
passa alors. « Ceux qui avaient la connaissance des choses de ce
genre, comme s'expriment les contemporains, lui exposèrent que la
Rednitz, qui se jette dans le Mein, par lequel elle communique avec
le Rhin à Coblentz, et l'Almona (aujourd'hui l'Altmûhl), qui tombe
dans le Danube au-dessus de Ratisbonne, pouvaient être réunis par
un canal de six mille pas de longueur et capable de recevoir de
grands navires. » En effet ces deux aflluens, l'un direct, l'autre indi-
rect, du Danube et du Rhin, descendus tous deux de la chaîne du
Steigerwald, se rapprochent dans leurs sinuosités à la distance de
six milles seulement, dans un pays plat et marécageux. Charle-
magne voulut qu'on y creusât un canal de trois cents pieds de lar-
geur et d'un tirant d'eau suffisant pour tous les besoins des flottes.
Lui-même s'établit sur les lieux avec des ouvriers tirés de l'armée,
et le travail commença. On en avait déjà fait le tiers, quand les pluies
d'automne, arrivées plus fortes que de coutume, noyèrent ce pays,
naturellement humide. La tranchée se remplissait d'eau toutes les
nuits, les talus détrempés s'affaissaient : c'était chaque jour nouveau
travail, et le soldat, toujours plongé dans la boue, éprouvait des fati-
gues inouies. Rientôt la maladie se mit dans ses rangs. Des plaintes
s'élevèrent de toutes parts contre une entreprise dont on ne compre-
nait pas la grandeur, et Charles vaincu dut céder aux obstacles de la
nature et aux murmures des hommes; il abandonna le projet. Une
vieille tradition rapporte qu'il fut amené à cette résolution par des
fantômes et des apparitions diaboliques qui efl"rayaient la nuit les
travailleurs et l'épouvantèrent lui-même. Ces fantômes, ces lémures
qui firent reculer sa forte volonté, ce furent probablement les pré-
jugés de l'ignorance, contre lesquels les inspirations du génie se
brisent quand elles sont prématurées. Il ne reprit plus son canal
inachevé, et se contenta de faire construire plusieurs ponts de ba-
teaux, tant sur le Danube que sur les rivières aflluentes qu'il aurait
besoin de passer dans une seconde campagne.
La nation avare semblait abattue. Dispersée dans ses bois et ses
montagnes, elle ne songeait ni à se rallier ni à reprendre ses ai'mes,
quand un message des Saxons vint l'agiter de nouveau. Ils l'invi-
taient à se joindre à eux pour un grand eflbrt qui, brisant le joug
792 REVUE DES DEUX MONDES.
des Franks en Germanie, les balaierait au-delà du Rhin. « Déjà
même, assuraient-ils, leurs troupes avaient détruit une division de
l'armée de Charlemagne sur les bords du Weser; bientôt la Germa-
nie tout entière serait debout : quelle plus belle occasion pour les
peuples d'assurer à jamais leur liberté? » Ce message causa parmi
les Huns une émotion profonde. Les souffrances de la dernière cam-
pagne avaient créé chez eux un parti de la paix; le ressentiment et
l'espérance entretenaient le parti de la guerre : on se disputa, on
en vint aux mains, et les deux chefs qui avaient provoqué et conduit
les expéditions d'Italie et de Bavière, le kha-kan et le ouïgour,
furent massacrés. Le parti de la paix triomphait; il choisit pour
kha-kan un certain Tudun, lequel s'empressa d'envoyer à Charle-
magne une ambassade chargée de lui déclarer que son peuple et lui
se mettaient à la merci du roi des Franks, et que pour son compte
il recevrait volontiers le baptême. Charlemagne accueillit mal le
message et les messagers, soit qu'il doutât de la sincérité de la pro-
position, soit que dans l'état des choses il lui convînt de frapper à
la fois deux grands coups sur deux peuples païens qui avaient cher-
ché à s'entendre.
L'ambassade congédiée rentra en Hunnie, et l'on apprit bientôt
que la division friouloise et carinthienne de l'armée d'Italie passait
les Alpes sous la conduite du duc de Frioul Héric, général expéri-
menté et plein d'ardeur, et pénétrait en Pannonie, tandis que les
Saxons étaient pourchassés par des forces supérieures entre l'Elbe
et l'Oder. Le plan de campagne de Charlemagne à l'égard des Huns
fat de les attaquer, comme la première fois, par l'Italie et la Ba-
vière, en faisant marcher sa seconde armée directement sur la
Theiss par la rive gauche du Danube, en même temps qu'Héric
mettrait à feu et à sang les contrées de la rive droite. Le jeune roi
Pépin, qui se trouvait près de lui, devait prendre le commandement
de l'armée occidentale. Tout se passa comme il l'avait préva. Héric
assaillit, au printemps de l'année 796, un des rings intérieurs de
la Hunnie, et y trouva un immense butin, qui fut envoyé à Aix-la-
Chapelle. Ce fut ensuite le tour du roi Pépin, qui, marchant réso-
lument jusqu'aux plaines marécageuses de la Theiss, eut la gloire
d'assiéger et de prendre le ring royal, habitation des kha-kans et
lieu de dépôt du trésor de la nation. En vain Tudun, frappé de
crainte, était venu près du jeune roi pour le fléchir et obtenir rémis-
sion : Pépin ne s'arrêta point jusqu'à ce qu'il eût mis le pied dans ce
sanctuaire de la nationalité avare, et que l'étendard du protecteur
de l'église, qui venait de recevoir en hommage du pape les clés de
la confession de saint Pierre, flottât sur l'ancienne demeure du fléau
de Dieu. La paix fut conclue sur les ruines du ring, et Tudun avec
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 793
les chefs principaux de la lliinnie accompagna le jeune vainqueur
jusqu'aux bords du Rhin, et de là à Aix-la-Chapelle, où Pépin de-
vait retrouver son père.
L'entrée de Pépin dans Aix-la-Chapelle, ou plus exactement dans
Aquisgranum, présenta comme une image des triomplies de cet an-
cien empire romain dont Charlemagne rêvait la résurrection avec
tant d'ardeur. On vit défiler devant le triomphateur les étendards
conquis, les dépouilles des chefs groupées en trophées, et dans une
longue suite de chariots découverts le trésor des rois avars : des
monceaux d'or et d'argent monnayé, des lingots, des pierreries de
toute sorte, des tissus d'or, de soie, de pourpre, des vases précieux
enlevés aux palais ou aux églises, et dont la richesse et la forme
indiquaient s'ils provenaient des pillages de la Grèce, de l'Italie ou
de la Gaule. Tudun et les nobles Avars, dans une attitude morne et
humble à la fois, faisaient partie du cortège : on pouvait se deman-
der si c'était comme captifs ou comme alliés. Tudun, s'agenouillant
devant Charlemagne, lui prêta serment de fidélité suivant le céré-
monial des Franks, et exprima le vœu de recevoir bientôt le baptême.
Charles, en souverain puissant et magnifique, ne s'adjugea pas le
trésor des Huns comme un butin. Après en avoir prélevé ce que les
savans de sa cour appelaient sans doute « les dépouilles opimes, »
pour en faire don aux autres souverains et aux églises, il distribua
le reste avec une prodigalité toute royale à ses fidèles, clercs et
laïques, sujets et vassaux.
Ses libéralités commencèrent parle pape. L'abbé Angilbert, qu'on
désignait sous le nom d'Homère dans l'académie Caroline, et qui,
après avoir épousé Berthe, une des filles du roi, l'avait quittée de
son consentement pour se faire moine à l'abbaye de Saint- Riquier,
fut chargé d'accompagner à Rome le trésor enlevé par Héric, et de le
déposer sur le tombeau des saints apôtres. Parmi les rois d'Europe
qui prirent part à ces riches gratifications figurait le roi de Mercie,
OfFa, à qui Charlemagne adressa une lettre contenant ces mots:
<( Nous avons envoyé aux grandes cités et aux métropoles une part
du trésor des choses humaines que Jésus-Christ nous a accordées mal-
gré nos démérites. A vous que nous aimons, nous avons voulu offrir
un baudrier, un glaive hunnique et deux manteaux de soie. » On
peut supposer que dans le nombre des églises honorées de la muni-
ficence du roi, celles-là eurent le premier rang qui, pillées jadis par
Attila, pouvaient revendiquer de pareils cadeaux comme une resti-
tution légitime. La cathédrale de Mayence reçut, à ce titre apparem-
ment, des objets du plus grand prix, qu'on montrait encore, au
xvr siècle, dans son trésor épiscopal. « C'était, nous dit un écri-
vain, qui les vit alors et les admira, une croix d'or massif, nommée
Benna, pesant douze cents marcs, et sur laquelle était inscrit un vers
794 REVUE DES DEUX MONDES.
latin qui en indiquait le poids. C'étaient aussi deux calices de l'or le
plus fin, dont le plus petit pesait dix-huit marcs, dont le plus grand,
épais d'un doigt, avait deux anses qui remplissaient les mains de
celui qui le soulevait, et avait la forme d'un mortier. L'un et l'autre
étaient tout parsemés de pierreries. »
La guerre avait eu son triomphe, la foi attendait le sien. Lors-
qu'on jugea Tudun et ses compagnons suffisamment instniits des
vérités chrétiennes pour être admis au sacrement du baptême , on
procéda à cette solennité avec un giand éclat, devant un immense
concours de peuple. L'usage était, à la cour de Charlemagne, que
les catéchumènes convertis par ses soins, avant d'approcher du bap-
tistère, se dépouillassent entièrement de leurs habits pour se revêtir
de robes ou longues chemises blanches, du lin le plus fin, qu'on leur
abandonnait ensuite en commémoration de leur baptême. Ce cadeau
était fort recherché des sauvages païens du nord, témoin ce vieux
soldat saxon, qui se vantait de s'être fait baptiser vingt fois pour se
composer une garde-robe de chemises de lin, s'il faut en croire le
moine de Saint-Gall , dont les anecdotes ne sont pas toujours bien
dignes de foi. Sous ce costume, étrange pour un successeur d'Attila,
Tudun, à genoux près de la piscine, fut lavé de l'eau baptismale, que
chaque noble avar reçut à son tour. L'église d'Aix déploya pour cette
grande occasion ses plus riches ornemens et le luxe de ses proces-
sions d'évêques et d'abbés, étincelans d'or et de pierreries, qui fai-
saient dire à un ambassadeur du khalife Aroun : « J'avais vu jusqu'à
présent des hommes de terre, aujourd'hui je vois des hommes d'or. »
Les vers et la prose ne manquaient jamais aux fêtes de Charlema-
gne, à qui c'était faire sa cour que d'aimer les lettres; ils vinrent en
abondance dans celle-ci, et les lettrés absens tinrent eux-mêmes à
honneur d'y être représentés. Alcuin, dont le nom académique était
Albinus, comme celui d'Angilbert était Homère et celui de Charle-
magne lui-même David, félicitait le roi, dans une lettre artistement
travaillée, « d'avoir courbé sous son sceptre victorieux cette race
des Huns, si formidable par son antique barbarie, d'avoir attaché
ces fronts superbes au joug de la foi, et fait briller la lumière à des
yeux qui semblaient éternellement voués aux ténèbres. »
Théodulf, évêque d'Orléans, envoya aussi son tribut dans une
pièce de vers que nous avons encore, pièce composée évidemment
pour les savans membres de l'académie Caroline, qu'il désigne tou-
jours par leurs sobriquets littéraires, et dont il s'occupe beaucoup
plus que des Huns et de leur conversion. L'Italien Théodulf, que
Charlemagne retenait près de lui à force d'argent et d'honneurs, dont
il avait fait un de ses missi dominici, puis un évêque d'Orléans, était
alors le poète à la mode, le Fortunat d'une cour où la politesse es-
sayait de renaître par la culture des lettres, et oîi l'on enviait aux
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 795
poètes italiens leur manière leste et dégagée, leur talent d'exagérer
les petites choses, leurs antithèses, leur recherche parfois gracieuse
d'idées et de mots. Tout ce bagage d'une littérature traditionnelle,
ces procédés de métier restés en Italie, oubliés ailleurs, frappaient
d'admiration des esprits habitués aux formes un peu lourdes qu'ap-
portaient avec leur science les philosophes théologiens de l'île de
Bretagne. On se passa donc de main en main, on lut avec une avide
curiosité les nouveaux vers de Théodulf, dont le succès apparem-
ment fut d'autant plus général que chacun y trouva pour soi un sou-
venir aimable ou une flatterie. D'abord c'était le roi a sage comme
Salomon, fort comme David, beau comme Joseph; » jmis la belle
Luitgarde, que Charles venait de mettre dans son lit aussitôt après
la mort de Fastrade, puis les princesses filles du roi pour le portrait
desquelles le poète -évêque avait épuisé toutes ses réminiscences
mythologiques et toute la nomenclature des pierreries et des fleurs.
Les fils du roi n'y étaient point oubliés, non plus que leurs fidèles
et les lettrés de l'académie, Riculfe-Damœtas, Ricbode-Macarius,
Thyrsis le camérier et Ménalcas le grand-maître de la table du roi.
Avec tout cela, il restait peu de place pour le sujet de la fête, quoi-
que la pièce fût passablement longue. Par une fiction assez heu-
reuse, l'auteur introduisait, à la suite des Avars, les Arabes d'Es-
pagne, qu'il montrait dans le lointain désireux aussi du baptême et
du joug des Franks, et, ce qu'on ne dédaignait pas à la cour de
Charlemagne, venant verser les trésors de Cordoue dans les coffres
d'Aix-la-Chapelle, u Grand roi, disait-il, reçois d'un cœur joyeux ces
trésors de toute sorte que Dieu t'envoie des terres pannoniennes;
rends-en grâces au Tout-Puissant, et que ta main comme toujours
soit généreuse pour ses temples. Voici venir toutes prêtes à servir le
Christ des nations que ton bras puissant pousse vers lui : c'est le
Hun aux longs cheveux nattés et pendans par derrière; le voici aussi
humble dans la foi qu'il était orgueilleux dans l'impiété. Que l'Arabe
se joigne à lui! Ces deux peuples sont également chevelus; que l'un
marche au baptême avec sa chevelure tressée, l'autre avec sa crinière
en désordre! Riche Cordoue, envoie bien vite vers ce roi, à qui doi-
vent se faire tous les sacrifices glorieux, les richesses accumulées
depuis des siècles dans ton trésor! De même que les Avars accourent,
accourez, Arabes et Numides; fléchissez à ses pieds vos genoux et vos
cœurs. Ceux que vous voyez là ne furent pas moins que vous fiers et
cruels, mais celui qui les a domptés saura bien vous dompter aussi ! »
Ces fêtes se célébrèrent au milieu du désordre d'une ville en con-
struction, car la grande cité d'Aquisgranum, la seconde Rome,
comme disaient les poètes du temps, sortait alors de terre sous les
yeux et par l'active impulsion de Charlemagne. Attiré dans ce site
enchanteur par l'abondance des sources thermales qui y formaient
796 REVUE DES DEUX MONDES.
comme une rivière bouillante, il y avait fait bâtir un palais, sa rési-
dence favorite, et, à proximité de ce palais, venaient se fonder l'un
après l'autre les établissemens ordinaires d'une métropole. C'était
là son plaisir dans les rares momens de repos que lui laissait la
guerre. Un contemporain nous le représente inspectant les travaux
et encourageant par ses paroles une armée de tailleurs de pierre, de
charpentiers et de maçons, ou bien se postant au haut de la citadelle
déjà terminée comme au haut d'un observatoire, indiquant, le plan
en main, la direction des rues et la place du forum, de l'amphithéâ-
tre ou de la basilique. Déjà s'élevait sur les colonnes de marbre
amenées de Ravenne la coupole d'or de la chapelle où devaient re-
poser ses cendres , et des fontainiers répandus de tous côtés cap-
taient les sources pour les amener dans de profondes piscines, où
l'on descendait par des degrés de marbre blanc. Ces créations du
génie civilisateur durent intéresser médiocrement Tudun et ses sau-
vages compagnons; mais la cour franke avait d'autres divertisse-
mens plus conformes à leur intelligence et à leur goût. La chasse
était une des vives passions de Charlemagne, et aux yeux des Franks
le i^lus noble plaisir qu'on pût offrir à des hôtes qu'on voulait digne-
ment traiter. Charles y entraînait ceux-là mêmes qui ne s'en mon-
traient pas très soucieux, témoin ces ambassadeurs d'Aroun-al-Ra-
chid, qui éprouvèrent une si grande frayeur à l'aspect des uroks,
qu'ils n'avaient jamais vus. On peut donc affirmer, quoique l'his-
toire ait omis ce détail, qu'il y conduisit les Avars, ardens chasseurs
eux-mêmes, et chez qui la chasse était une institution politique. Dans
cette hypothèse, qui n'a rien que de très acceptable, nous emprun-
terons quelques détails aux écrivains contemporains, pour donner
un aspect vrai de cette cour d'Aix-la-Chapelle, à laquelle se trouve
mêlé assez bizarrement un kha-kan des Huns vaincu et baptisé.
Charlemagne préparait comme une expédition militaire ses chasses
dans les vastes forêts qui des coteaux d'Aix se prolongeaient, d'une
part à la grande forêt des Ardennes, de l'autre aux rideaux boisés
des bords du Rliin. Il y avait un plan tracé d'avance, des marches
prévues, des embuscades dressées; chacun avait son poste et son rôle,
et tout le monde y assistait soit comme acteur, soit comme specta-
teur. Les jeunes iils du roi, la reine elle-même et les princesses
n'étaient pas les derniers à accourir, dès l'aube du jour, quand la
trompe avait retenti, afin de participer de loin ou de près aux péril-
leux amusemens du maître. « Dès que l'aurore d'un jour de chasse
commence à se montrer, nous dit un témoin de ces fêtes, les jeunes
princes, sautant hors du lit, revêtent précipitamment leurs armures;
la reine et ses belles-filles procèdent, mais plus lentement, à leur
toilette, et les leudes se rassemblent dans les cours du palais, tandis
que les cors résonnent, que les écuyers contiennent les chevaux
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 797
impatiens, et que les meutes répondent par des aboiemens au cla-
quement des fouets. Le roi entend d'abord la messe, puis il s'élance
sur son vigoureux coursier tout harnaché d'or, et donne le signal du
départ; la troupe joyeuse, qu'il dépasse de toute la tête, se précipite
après lui. Les jeunes chasseurs sont armés d'un épieu à pointe de fer;
quelques-uns portent un filet carré. Une rangée de leudes richement
vêtus sert de cortège au roi. La belle épouse de Charles, la reine
Liutgarde, se montre ensuite en tête de la royale famille. Un ruban
de pourpre qui entoure ses tempes se relie à ses cheveux, que cou-
ronne un diadème de pierreries; sa robe est de pourpre deux fois
teinte, et une chlamyde retenue au cou par une agrafe d'or flotte
gracieusement sur son épaule. Un collier des pierres les plus bril-
lantes et les plus variées descend sur son sein; elle monte un che-
val superbe; des leudes et des écuyers l'environnent.
« La royale lignée la suit à distance, chacun avec son cortège par-
ticulier. C'est d'abord Charles, le fils anié du roi, qui porte le nom
et les traits de son père, et fait bondir sous lui un cheval indompté;
puis Pépin, le vainqueur des Avars, en qui revit la gloire ainsi que
le nom de son aïeul. Il porte au front le diadème des rois. Une foule
de leudes, noble sénat des Franks, se presse autour des jeunes
princes; mais Louis d'Aquitaine est absent...
(( Arrive ensuite le bataillon des jeunes filles, qui déploie aux yeux
ses lignes étincelantes. Rotrude s'avance la première sur un che-
val frémissant qu'elle guide avec adresse; ses cheveux, d'un blond
pâle, sont entrelacés d'une bandelette couleur d'améthyste que re-
lèvent des escarboucles et des saphirs; une couronne de perles décore
son front, et son manteau est retenu par une large agrafe. Des sui-
vantes en grand nombre et richement parées composent son cortège.
Berthe vient ensuite : celle-ci a le port, les traits, la voix de son père;
elle a aussi son courage, car elle est son image vivante. Ses cheveux
sont tressés de fils d'or; elle porte au front une couronne d'or et au
cou une fourrure d'hermine; sa robe est toute parsemée de pierre-
ries, et son manteau, cousu de lames d'or, projette au loin l'éclat
des chrysolithes. Gisèle paraît la troisième : vierge pudique, elle a
quitté la solitude des cloîtres pour suivre ici, dans l'agitation du
monde, les traces du père qu'elle aime. La robe modeste de l'ab-
besse est tissue de fils de mauve et d'or; on dirait que son visage et
sa chevelure répandent une douce auréole, et, sous les regards de
tant d'hommes, la blancheur de son cou se colore d'une légère rou-
geur. Sa main est d"a]-gent, son front d'or, et Ja sérénité du jour est
dans son regard. Une troupe d'hommes d'armes l'entoure d'un côté,
une troupe de jeunes filles de l'autre, et leurs coursiers écumans
s'agitent autour du sien. Rhodhaïde précède l'escadron de ses sui-
vantes; sa poitrine, son cou, ses cheveux, brillent de l'éclat des plus
798 REVUE DES DEUX MONDES.
beaux joyaux; son manteau est de soie, sa couronne de perles; une
aiguille d'or à tête de perle attache sa chlamyde, et une peau de
cerf forme la housse de son cheval. Après elle vient une fille de Fas-
trade, Théodrade, enfant au visage rosé, au front blanc, aux che-
veux plus jaunes que l'or; son manteau couleur d'hyacinthe est garni
de fourrure de taupe, et ses pieds sont chaussés de cothurnes. Mon-
tée sur un cheval blanc , elle le pique sans cesse pour arriver en
hâte à la forêt, et sa jeune sœur Hildrude a peine à la suivre. C'est
celle-ci qui clôt le cortège des princesses : ainsi l'a voulu le sort de
la naissance... »
Tudun quitta Aix-la-Chapelle assez mécontent, malgré les caresses
et les fêtes, et bien refroidi dans sa ferveur chrétienne. Il avait es-
péré que le vainqueur lui laisserait la possession de son royaume
pour prix de sa docilité et en vertu de son baptême, mais il s'était
trompé dans ses calculs : Charlemagne avait besoin de s'assurer des
positions militaires en Hunnie, soit contre une révolte des Avars
eux-mêmes, soit contre l'empire grec, dont la mauvaise humeur de-
venait menaçante, et qui pouvait un jour ou l'autre tenter contre lui,
sur les bords du Danube, au moyen des Huns, ce qu'il tentait na-
guère sur ceux du Pô au moyen des Lombards. Ce double motif lui
fit réserver les Pannonies, qu'il incorpora au territoire frank comme
une annexe de la Bavière. Il en fit autant de la rive gauche du Da-
nube jusqu'au Yaag. Le reste fut conservé comme royaume de Hun-
nie, feudataire de l'empire frank, et le kha-kan Tudun en obtint
l'investiture des mains de Charlemagne. Par suite de ce partage,
les provinces pannoniennes reçurent des gouverneurs royaux, qua-
lifiés de comtes ou de préfets, et l'empire frank toucha l'empire grec
à la Save. C'est cette portion des contrées danubiennes que les écri-
vains byzantins appellent Franco-C horion, le canton des Franks.
Pour s'assurer d'ailleurs l'obéissance des populations hunniques,
slaves et pannoniennes, qui occupaient le canton, et prévenir entre
les empereurs de Constantinople et les kha-kans des menées secrètes
qui eussent entretenu l'agitation parmi elles, il fit descendre le long
du Danube des colonies germaines levées en Bavière, ou slaves
tirées de la Carinthie, et leur assigna des cantonnemens sur divers
points. 11 s'en établit successivement un grand nombre, et ainsi se
créa autour de tienne et du mont Comagène un noyau de population
teutonique.
Cette mesure mit le comble au mécontentement des Huns. Dans
leur colère, ils rompirent le serment de vasselage qu'ils avaient prêté
à Charlemagne, et ceux qui s'étaient faits chrétiens abjurèrent leur
nouvelle foi. Tudun lui-même et ses compagnons, qui avaient figuré
sous la robe de lin au baptistère d'Aix-la-Chapelle, ayant abjuré pu-
bliquement le christianisme, la nation reprit ses anciens dieux et
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 799
courut aux armes. Une troupe nombreuse se jette d'abord sur la Ba-
vière, dont la frontière était faiblement gardée; les avant-postes sont
surpris, et le comte Gérold, accouru sur les lieux avec une poignée
d'hommes, est enveloppé et tué. Gérold , comte et gouverneur de
cette province au nom du roi, n'était pas moins éminent par sa piété
et sa bravoure que par son rang, car il était frère de la reine Hilde-
garde, celle de toutes ses épouses que Charlemagne avait le plus
aimée. Tombé sous la main de ces Huns plus que païens, puisqu'ils
étaient apostats, Gérold fut considéré comme un martyr, et son
corps, enlevé du champ de bataille par des soldats saxons, fut con-
duit à l'abbaye de Richenaw, dont il était un des fondateurs. On l'y
enterra en grande pompe, et la pierre tumuîaire qui le recouvrit reçut
l'inscription suivante composée en vers latins : « Mort en Pannonie
pour la vraie paix de l'église, il tomba sous le tranchant de l'épée
cruelle, aux calendes de septembre. Gérold a rendu son âme au
ciel; le fidèle Saxon a recueilli ses membres et les a apportés ici, où
ils ont été enfermés avec tous les honneurs qu'ils méritaient. »
Ce fut un événement deux fois douloureux pour Charlemagne, et
parce qu'il aimait tendrement Gérold, et parce qu'un premier échec,
enhardissant à la fois les Huns et les Grecs, pouvait ébranler sa puis-
sance en Hunnie. H en reçut la nouvelle au camp de Paderborn en
799, peu de temps après la visite que lui fit l'infortuné pape Léon III,
qu'une faction romaine avait emprisonné dans un monastère après
avoir tenté de lui crever les yeux, et qui, échappé à ses bourreaux,
s'était enfui auprès du roi des Franks. Charles ordonna de rassem-
bler des troupes en Bavière, et lui-même se rendit à Ratisbonne pour
surveiller de là les opérations de la guerre. Elle fut terrible et se pro-
longea à travers des phases diverses jusqu'en l'année 803; mais les
contemporains ne nous la font connaître que par cette mention, assez
significative d'ailleurs dans son laconisme : « Tudun et les Avars por-
tèrent la peine de leur perfidie. » En 803, Tudun avait disparu, et
le kha-kan Zodan, son successeur, venait mettre aux pieds du sou-
verain des Franks lui, ses sujets et son pays, La conquête mainte-
nant était définitive; Charlemagne s'empressa d'en organiser l'ad-
ministration. Nous lisons dans les vieux actes qu'il institua cinq
comtes de la frontière pannonienne, Gontram, Werenhar ou Béren-
ger, Albric, Gotefrid et un autre Gérold, et qu'il plaça la Hunnie
sous la juridiction ecclésiastique de l'évêque de Salzbourg. Un capi-
tulaire de l'année 80A, relatif au commerce d'exportation, applique
à la Hunnie certaines mesures prises pour la partie nord-est de
l'empire. Il est probable que Zodan, pour se rendre acceptable aux
Franks, avait suivi le même procédé que Tudun et s'était fait chré-
tien; au moins ses successeurs le furent. Le kha-kan qui régna en
805 portait le nom chrétien de Théodore, et fut remplacé par un cer-
800 REVUE DES DEUX MONDES.
tain kha-kan Abraham, baptisé au lien appelé Fiskaha, dans le dio-
cèse de Passai!, non loin de la ville de Vienne.
Le christianisme paraissait le lien le plus solide ponr rattacher les
Avars à l'empire des Franks. Tout le monde travailla donc à leur
conversion, les laïques aussi bien que les clercs, les fonctionnaires
militaires ou civils aussi bien que les évêques. Le meilleur préfet fut
celui qui convertissait le plus. Les hagiographes mentionnent avec
grand éloge un certain Ing ou Ingo, comte de la Pannonie inférieure,
qui s'était rendu cher au peuple, disent-ils, et se faisait obéir à tel
point, qu'un commandement verbal émané de lui ou un morceau de
papier non écrit, mais muni de son sceau, suffisait pour c{u'on ac-
complît sans hésitation les ordres les plus graves. Voici de quelle
façon il procéda en matière religieuse au début de son gouverne-
ment. Toutes les fois qu'il invitait ses administrés à dîner chez lui,
il faisait asseoir à sa propre table les gens de bas étage et les serfs
qui étaient chrétiens, laissant dehors, devant la porte, les maîtres
et les notables habitans qui ne l'étaient pas. A ceux-ci il faisait dis-
tribuer, comme à des mendians, le pain, la viande et un peu de vin
dans des vases communs, tandis que les serfs faisaient grande chère
et buvaient à sa santé dans des coupes d'or. « Qu'est-ce cela, comte
ingo? crièrent un jour du dehors quelques chefs avars mécontens;
pourquoi nous traitez-vous ainsi? — Je vous traite ainsi, répondit le
comte, parce que, impurs comme vous l'êtes, vous ne méritez pas de
communiquer avec des hommes qui se sont régénérés dans la fon-
taine sacrée du baptême : votre place est celle des chiens à la porte
de la maison. » Le vieux récit ajoute que les nobles huns, éclairés
par ces paroles, n'eurent rien de plus à cœur que de se faire instruire
et baptiser.
Telle fut cette guerre de Hunnie, qui prolongea le territoire frank
jusqu'à la Save et le domaine suprême des Franks jusqu'à la Mer-
Noire. La France en retira un accroissement considérable de gloire,
et Gharlemagne ro])jet favori de son ambition, car, les anciennes
provinces de Pannonie et de Dacie étant ainsi rendues au christia-
nisme et aux lois des peuples latins, l'empire d'Occident se trouva
reconstitué de fait plus complet, plus grand qu'on ne l'avait vu de-
puis Théodose. Le pape consacra cette renaissance du vieux monde ro-
main en plaçant sur la tête de Gharlemagne la couronne des augustes,
à Rome, le jour de Noël de l'année 800. Un second résultat fut d'ef-
frayer assez l'empire grec pour qu'Irène, qui avait refusé autrefois la
main de la jeune Rotrude pour son fils, offrît la sienne à Gharlemagne.
Si tel fut au dehors l'effet de cette guerre, il augmenta au dedans l'au-
torité de Gharlemagne sur ses peuples, et enseigna aux Saxons à se
résigner. On s'accorda à la regarder comme la plus difficile de toutes
celles que Gharlemagne avait entreprises, celle de Saxonie exceptée.
CHARLEMAGNE ET LES HUNS. 801
Ces païens aux cheveux tressés, contempteurs de Dieu et des saints,
ce peuple d'Attila avec son ring royal inépuisable en trésors, eurent
longtemps le privilège de défrayer les conversations du peuple et
des soldats. Ceux qui en revenaient ne se faisaient pas faute de ré-
cits incroyables sur ce sauvage et lointain pays, sur ces remparts de
haies qu'il fallait franchir à chaque pas, sur les mœurs étranges et
la férocité des habitans. On exagérait à qui mieux mieux les dangers
de l'attaque et l'opiniâtreté de la défense, et il devint de mode de
placer les Huns à côté des Saxons et au-dessus de tous les autres bar-
bares que les Franks avaient combattus. Le moine de Saint-Gall, sur
la foi de son père nourricier, le soldat Adalbert, qui avait servi en
Hunnie à la suite du comte Gérold, introduit dans ses récits l'anec-
dote d'un brave des bords de la Dordogne donnant son avis sur la
valeur des différentes nations qui ont eu affaire à lui. Ce brave, qui
est un type achevé du Gascon moderne, et dont les faits d'armes, à
l'en croire, sont toujours prodigieux, racontait que dans les guerres
de Hunnie il fauchait les Avars comme foin avec sa grande épée.
« n paraît, lui dit malignement son interlocuteur, que les Vendes
vous ont donné plus de soucis. — Les Vendes, ces mauvaises gre-
nouilles! répliqua l'enfant de l'Aquitaine, je les enfilais par cinq,
six et quelquefois huit dans le bois de ma lance, et je les emportais
sur mon épaule malgré leurs cris. » Cette burlesque fanfaronnade
fait voir du moins quelle différence mettait l'opinion commune entre
la bravoure des Avars et celle des Slaves.
Un écrivain plus grave, Eginhard, l'ami, le secrétaire, l'historien
de Charlemagne, résume dans les termes suivans les conséquences
de la guerre de Hunnie. « Elle fut conduite, dit-il, avec la plus
grande habileté et la plus grande vigueur, et dura pourtant huit an-
nées. La Pannonie, aujourd'hui vide d'habitans, et la demeure royale
rasée à ce point qu'il n'en reste plus vestige, témoignent du nombre
des combats livrés et de la quantité de sang qu'on y versa. La no-
blesse des Huns y tomba tout entière, leur gloire y périt, leurs tré-
sors accumulés pendant une longue suite de siècles y furent pris et
dispersés. On n'aurait pas à citer une seule expédition où les Franks
se soient plus enrichis, car on pourrait dire qu'auparavant ils étaient
pauvres; mais ils trouvèrent dans le palais des kha-kans tant d'ar-
gent et d'or, ils recueillirent sur les champs de bataille tant de riches
dépouilles, que l'on peut conclure à bon droit ceci, que les Franks
très justement ont reconquis sur les Huns ce que ceux-ci très injus-
tement avaient ravi au reste du monde. »
Amédée Thierry.
51
LE
POLE AUSTRAL
EXPEDITIONS ANTARCTIQUES
Lorsqu'on jette les yeux sur un globe terrestre, on est frappé par
la grandeur du vide qui remplit la zone antarctique ou australe,
ainsi que tous ses alentours. Buffon avait remarqué, dès longtemps,
que les grands continens de l'Afrique et de l'Amérique méridionale
se terminent en pointe vers le sud, et laissent ainsi aux mers une
place de plus en plus étendue. L'Amérique ne dépasse point le cin-
quante-deuxième cercle de latitude, ni l'Afrique le trente-troisième.
Le continent de l'Australie diffère complètement des deux précé-
dens par l'ensemble de sa configuration, mais ne s'étend pas à de
très grandes distances de l'équateur. Aux latitudes inférieures à
celles de la Nouvelle-Zélande et dans l'immensité des mers australes,
qui servent en quelque sorte de confluent au grand Océan-Pacifique,
à r Océan-Indien et à l'Océan- Atlantique, on ne trouve plus que des
points isolés, de rares îles, quelques côtes peu connues, quelques
petits archipels, qui se dessinent sur nos cartes comme des constella-
tions dans le ciel. Ainsi, considérée dans son ensemble, cette portion
de notre planète est essentiellement océanique, et si les saillies des
continens dominent presque tout l'hémisphère boréal, l'hémisphère
austral est au contraire, dans sa partie la plus étendue, recouvert par
l'immense et monotone plaine des eaux.
Nulle région de la terre n'est demeurée aussi inconnue que la zone
antarctique proprement dite, comprise à l'intérieur du cercle polaire
LE PÔLE AUSTRAL ET LES EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES. 803
austral. Aucune des raisons, pour un temps si puissantes, aucuns
des entraînemens qui, à différentes reprises, poussèrent les naviga-
teurs vers les côtes du nord, n'ont jamais dirigé, sur ce point, leurs
tentatives et leurs recherches (1). Pourtant après la grande décou-
verte de Magellan les nations commerçantes commencèrent à se pré-
occuper de ces parties de la terre, qui jusque-là n'avaient jamais at-
tiré l'attention publique, et avaient seulement exercé les spéculations
de quelques géographes; mais les régions qui à de courts intervalles
avaient été successivement ouvertes aux entreprises des peuples de
l'ancien continent étaient si nouvelles et si immenses, que l'activité
même la plus aventureuse eut pour longtemps de quoi s'y satisfaire,
et il se passa de longues années avant qu'on résolût d'aller explo-
rer les parages mystérieux du sud, si entièrement incomius, pour y
reconnaître le grand continent austral, que les géographes d'alors,
guidés par des inductions vagues et théoriques sur l'équilibre de la
planète, s'accordaient généralement à y placer.
La croyance à ce continent semble avoir été assez accréditée
parmi les navigateurs. En j 772, un lieutenant de la marine française,
M. de Kerguelen, avait aperçu l'île qui porte encore aujourd'hui son
nom; les vents et les tempêtes l'avaient empêché d'y aborder, mais
il se crut autorisé à son retour à annoncer qu'il avait entrevu les
côtes d'une grande terre qui devait recouvrir la zone australe. Il
était si enthousiasmé de sa découverte, qu'il retourna au même point
dès l'année suivante; mais il ne fut pas plus heureux cette fois : il
nomma seulement le Cap-Français et fut obligé de revenir. En 1774
"cependant, un autre officier français, M. de Resnevet, réussit à tou-
cher terre et prit possession au nom du roi de France. C'est vers la
même époque que le fameux capitaine Cook explora les mers du sud
et réussit à pénétrer aux plus hautes latitudes qu'on eût jamais at-
teintes dans l'hémisphère austral; il parcourut cent quatre-vingts
lieues entre le ôO*" et le 60'' degré de latitude, et s'engagea jusqu'à la
latitude de 71" 15' sous 109 degrés de longitude ouest. Dans le cours
de ses explorations, il rechercha vainement des terres que préten-
dait avoir aperçues Bouvet dans le voyage de découvertes qu'il
avait fait pour la compagnie française des Indes. Cook supposa,
sans doute avec raison, que Bouvet avait été trompé de loin par
quelque immense montagne de glace. Il eut aussi la curiosité d'aller
vérifier l'existence du prétendu continent de M. de Kerguelen : il
fit un examen détaillé des côtes orientales depuis le Cap-Français
jusqu'au cap George, et le capitaine Furneaux, qui faisait partie de
(1) VoyeZj sur le Pôle nord et les Découvertes arctiques , la lirraison du 15 sep-
tembre 1855.
80/i REVUE DES DEUX MONDES.
la même expédition, coupa plus tard le méridien à soixante-dix milles
géograpliiques au-dessous du cap George, et établit que la terre
découverte par Kerguelen n'était qu'une île.
L'horreur des solitudes australes, jusque-là si inconnues, la ri-
gueur excessive du climat, les montagnes de glace aux formes et
aux dimensions colossales, les hautes et longues falaises recouvertes
d'un épais manteau de neige, la mer semée de débris qui s'agitent
et se heurtent sans repos, frappèrent fortement la vive imagination
de Gook. Le grand navigateur décrivit parfaitement, dans la relation
de son voyage, la formation des glaces et leurs puissantes actions;
il distingua nettement les montagnes formées par les ruines des gla-
ciers des plaines de glaces superficielles que Dumont d'Urville dé-
signait plus tard sous le nom de banquises; il pressentit l'existence
des terres qui, après lui, furent découvertes en différens points de
îa vaste zone antarctique, u Je crois fermement, dit-il dans son Jour-
nal de voyage, qu'il y a près du pôle une étendue de terres où se
forment la plupart des glaces répandues dans ce vaste océan méri-
dional; je crois que les glaces ne se prolongeraient pas si loin vers
la mer de l'Inde et l'Océan-Atlantique, s'il n'y avait point au sud
une terre, je veux dire une terre d'une étendue considérable. J'avoue
cependant que la plus grande partie de ce continent austral (en
supposant qu'il y en a un) doit être en dedans du cercle polaire, où
la mer est si remplie de glaces, qu'elle est inabordable. Le danger
qu'on court à reconnaître une côte dans ces mers inconnues et gla-
cées est si grand, que j'ose dire que personne ne se hasardera à
aller plus loin que moi, et que les terres qui peuvent être au sud
ne seront jamais reconnues; il faut affronter les brumes épaisses, les
ondées de neige, le froid aigu, et tout ce qui peut rendre la naviga-
tion dangereuse; l'aspect des côtes est plus horrible qu'on ne peut
l'imaginer. Ge pays est condamné par la nature à rester enseveli
dans des neiges et des glaces éternelles. »
Ailleurs, il écrit encore : u J'avais cependant grande envie d'ap-
procher davantage du pôle; mais il aurait été imprudent de faire
perdre au public toutes les découvertes de cette expédition, en dé-
couvrant et reconnaissant une côte dont les relèvemens ne seraient
d'aucune utilité ni à la navigation, ni à la géographie, ni à aucune
autre science. Je crois qu'après cette relation, on ne parlera plus
du continent austral. »
Aujourd'hui, même après les découvertes des dernières expédi-
tions française, anglaise et américaine, on ne se sent guère disposé
à adoucir la sévérité de ce jugement. L'on a reconnu « les terres qui
peuvent être au sud, et qui ne devaient jamais être reconnues, » il
s'est trouvé des marins assez hardis pour dépasser la trace de celui
LE PÔLE AUSTRAL ET LES EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES. 805
qui (( osait dire que personne ne se hasarderait à aller plus loin que
lui; » mais en lisant leurs récits, on éprouve encore ce sentiment de
répulsion et d'horreur qui inspirait à Cook ces lignes, où il faut
moins voir de l'orgueil que le désir de préserver les navigateurs de
dangers aussi inutiles qu'affreux. Sa relation n'était pas faite pour
échauffer le zèle des explorateurs; on oublia cette région condamnée
à laquelle il appliquait les paroles de Pline l'Ancien : Pars muiuU a
naturâ damnata et densâ mersa califjine. Aussi, jusqu'à ces dernières
années, la plupart des découvertes faites dans la zone australe furent-
elles en quelque sorte accidentelles, et dues presque toujours à des
pêcheurs de haleine égarés dans ces latitudes éloignées.
C'est ainsi que le groupe des îles Auckland, situées au sud de la
terre de Van-Diémen, un peu au-delà du cinquantième cercle de lati-
tude, fut découvert en 1806 par un baleinier nommé Abraham Bristol.
Cet archipel présente d'assez bons ports, et dans ces dernières années
le gouvernement anglais songea un instant à en faire un lieu de
transportation après la grande agitation de V anti-convict movement,
résistance légitime contre l'introduction de nouveaux condamnés
dans les colonies, devenues si prospères, de l'Australie; mais le cli-
mat des îles Auckland fut jugé trop rigoureux, et l'on ne voulut
point courir le risque de convertir l'exil en une condamnation à mort.
En 1810, l'île Campbell, située un peu au sud de l'archipel des
Auckland, fut découverte par Frederick Hazlebourg; en 1821, le
Russe Bellinghausen s'avança jusqu'à une latitude presque aussi
élevée que celle où était parvenu Cook, jusqu'à 70 degrés; il vit et
nomma deux petites îles Alexandre I'^'' et Pierre P% qui sans doute
se rattachent à ce vaste groupe d'îles et de terres qui portent les
noms de terre de Graham, de terre de la Trinité, de terre Louis-Phi-
lippe, etc., et furent depuis explorées par James Ross et par Dumont
d'IJrville, au sud de la Terre-de-Feu, entre le 60" et le 70" cercle de
latitude. Deux pêcheurs de phoque, Palmer et Powell, découvrirent,
le premier la terre de Palmer, le second celle de Powell, qui porte
plus souvent le nom d'Orkney du sud.
Ce fut encore un capitaine marchand, James Weddell, qui le pre-
mier dépassa la latitude extrême que Cook avait atteinte; son voyage,
exécuté en 1823, fit à cette époque un grand bruit. Il visita les îles
Orkneys du sud, les Nouvelles-Shetlands, la terre de Sandwich, au-
trefois reconnue par Cook, et s'engagea résolument vers le sud à tra-
vers les glaces. A sa grande joie et à sa grande surprise, il les vit
graduellement disparaître; le temps, d'abord très rude, devint assez
doux, et Weddell se trouva sur une mer entièrement libre, où, selon
son expression, il ne pouvait apercevoir jusqu'à l'horizon aucune
particule de glace; il arriva ainsi sous la longitude de 3Zi° 17' jus-
806 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à la latitude de Ih" 15% et ne revint sur ses pas que parce que
la saison était trop avancée; il déclara à son retour qu'il lui parais-
sait beaucoup plus aisé d'aborder le pôle sud que le pôle nord, sur
lequel les célèbres expéditions de Parry et de Franklin attiraient à
cette époque l'attention de l'Europe entière. Son récit exerça une
sorte de réaction contre les idées du capitaine Gook; mais elle ne fut
que momentanée : il a été bien prouvé depuis que les glaces antarc-
tiques sont loin d'avoir, dans leurs mouvemens et leurs migrations,
la régularité de celles du nord, et les navigateurs qui ont voulu suivre
la trace de Weddell ne l'ont jamais trouvée aussi dégagée. Les gla-
ces australes ne circulent pas en effet dans des passages tout for-
més, pareils à ceux du grand labyrinthe arctique ou aux ouvertures
que le gulfstream laisse libres entre le Groenland, l'Islande et la La-
ponie; les glaces qui s'accumulent autour des terres antarctiques,
une fois détachées, peuvent remonter vers les régions tempérées,
librement et dans tous les sens, au gré de courans variables et
nombreux, qui se dirigent vers le nord, le nord-est ou le nord-ouest.
Ainsi d'une année à l'autre les glaces qui voyagent vers l'équateur
peuvent s'accumuler en plus grande quantité en des régions assez
différentes, et par un hasard il peut s'ouvrir entre elles un de ces
chemins éphémères comme celui que Weddell avait suivi.
C'est aussi parce que les glaces antarctiques ne sont pas empri-
sonnées dans des détroits sinueux, et se meuvent avec une plus
grande liberté que celles du nord, qu'on les rencontre voyageant à
de beaucoup plus grandes distances dans les mers de la zone tem-
pérée. Il n'y a rien d'extraordinaire à trouver de puissantes monta-
gnes de glaces sous le hl" et le àG" degré de latitude, et au mois
d'avril, en 1838, on en a aperçu une à la latitude de 35 degrés; plu-
sieurs navigateurs, entre autres le capitaine Basil Hall, ont eu acci-
dentellement à lutter contre les glaces en tournant le cap Horn.
Souvent on a pris de grands blocs errans pour de véritables îles :
c'est ainsi que les deux îles Dénia et Marseveen, marquées sur d'an-
ciennes cartes, n'existent réellement pas; on peut en dire autant de
l'Islande du sud, et Weddell lui-même s'assura qu'une pareille erreur
avait fait placer près des îles Falkland les îles Aurores, aperçues
en 1796 par YAstravida, vaisseau de guerre espagnol.
En janvier 1831, Biscoë sur le brick Tula découvrit la terre d'En-
derby, au sud de l'Océan-Indien, sous le méridien de 50 degrés,
entre le 60" et le 70" cercle de latitude; il reconnut aussi l'île Adé-
laïde, placée en avant de la terre de Graham, et deux ans après,
la terre de Kemp, qui semble être le prolongement de celle d'En-
derby. Enfin en 1839, Balleny découvrit cinq îles qui portent au-
jourd'hui son nom, et qui sont comme les sentinelles avancées des
LE PÔLE AUSTRAL ET LES EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES. 807
terres qui furent depuis reconnues par Ross, Dumont d'Urville et
Wilkes; il suivit, comme ces deux derniers, sur une très grande dis-
tance l'énorme falaise des glaces, aperçut les hauteurs neigeuses aux-
quelles Dumont d'Urville donna le nom de côte Glarie, mais il ne les
prit que pour de gigantesques montagnes de glaces; il crut plusieurs
fois apercevoir la terre, et vit entre autres la côte Sabrina, située sous
le 120"' degré méridien. Il importe de tenir un compte exact des
remarquables découvertes de Biscoë et de Balleny, qui n'ont mal-
heureusement publié aucune relation de leur voyage, pour faire une
juste part à tous les explorateurs dans la découverte du prétendu
continent austral, dans le cas où elle se vérifierait jamais com-
plètement. Je me hâte d'arriver aux trois expéditions, française, an-
glaise et américaine, qui explorèrent en même temps la zone australe
sous le commandement de Dumont d'Urville, de sir James G. Ross,
le neveu du vétéran des mers arctiques, et du capitaine Wilkes.
Ce ne fut pas un commun accord qui rassembla ces navigateurs
à la même époque dans les parages antarctiques, et ils semblent
n'avoir pas compris les avantages qui auraient sans doute pu ré-
sulter d'une action combinée. Quand Ross, arrivé à Hobart-Town,
apprit, au moment de partir pour le sud, les premières découvertes
de Dumont d'Urville et celles de Wilkes, il ne put s'empêcher de
manifester un peu de dépit et se plaignit d'avoir été prévenu. Pour-
tant si un champ doit être libre, c'est sans doute la mer et une mer
inconnue, où on ne se risque qu'en affrontant de cruelles souffrances
et la plus affreuse de toutes les morts. C'est d'ailleurs parce qu'il
fut obligé de changer la route qu'il comptait suivre, que Ross dé-
couvrit la fameuse terre Victoria, se rapprocha beaucoup plus du
pôle que ses rivaux, et fit incontestablement la plus riche moisson
de découvertes. La géographie n'eut qu'à gagner à ces compétitions :
les résultats furent soumis à un contrôle sévère; mais, comme on le
verra, les discussions qui s'élevèrent sur la priorité et l'importance
des découvertes firent bien voir que les commandans ne s'étaient
guère pardonné une rencontre où ils voyaient moins l'effet du ha-
sard que d'une jalouse rivalité.
C'est seulement pendant les mois qui nous amènent l'hiver que les
marins peuvent aller visiter la zone antarctique, et chaque année,
à cette époque, de nombreux baleiniers, presque tous américains,
vont en explorer les abords. Les températures de l'hémisphère aus-
tral sont en effet, si on pouvait le dire, les antipodes de celles de l'hé-
misphère opposé, et dans les colonies de l'Australie les Anglais cé-
lèbrent à l'époque des fleurs et du soleil les fêtes de Noël, qui dans
leurs souvenirs sont associées au froid humide et aux brumes les plus
épaisses de la patrie éloignée. C'est pendant que les navigateurs
808 REVUE DES DEUX MONDES.
engagés dans les solitudes du nord hivernent dans leurs navires en-
veloppés de neige, que Dumont d'Urville et Wilkes, profitant des
meilleurs mois de l'année, se dirigeaient vers le sud.
Les deux corvettes françaises, la Zélée et l'Astrolabe, quittèrent
les eaux du détroit de Magellan le 9 janvier 1838. Dumont d'Ur-
ville se proposait de suivre les traces de Weddell, et crut un instant
qu'en dépassant la première barrière des glaces, il arriverait comme
lui dans une mer ouverte; mais les blocs errans devenaient au con-
traire de plus en plus nombreux, et il finit par arriver devant une
haute falaise dont le front continu, taillé à pic, formait un rempart
complètement infranchissable : çà et là, quelque canal étroit s'ou-
vrait sur cette longue et uniforme ligne, mais une petite embarca-
tion aurait à peine pu s'engager dans ces gorges de glaces. Il fallut
se résigner à longer la banquise, dans le canal qui reste presque
toujours libre à sa base, jusqu'aux Orkneys, dont les pics sombres
et menaçans s'élèvent au-dessus de vastes glaciers, dont les ruines
colossales sont échouées tout autour des côtes.
Reprenant sa route vers le sud, Dumont d'Urville parvint, avec
de grands efforts, à se frayer un chemin à travers une nouvelle ban-
quise; mais il e trouva bientôt prisonnier dans les glaces, et pendant
trois jours sa position fut extrêmement périlleuse. Quand les vents
soufflent du nord, ils ramènent toutes les glaces vers les terres antarc-
tiques, d'où elles s'étaient détachées, et changent bientôt la surface
de la mer en un champ solide et continu, formé de blocs ressoudés,
de toute grandeur et de toute nature; au contraire, quand les vents
soufflent du sud, ces vastes mosaïques se divisent, les fragmens se
détachent et reprennent le chemin du nord. C'est ainsi que Dumont
d'Urville se trouva heureusement dégagé et put continuer sa route.
Ces péripéties impriment une grande incertitude à la navigation
dans ces parages; elles tiennent à la distribution particulière des
glaces dans la zone antarctique. Les blocs, détachés des énormes
champs de glaces qui entourent les terres ou reposent quelquefois
seulement sur des bas-fonds, forment toujours des zones parallèles
au front des falaises, dont les faces étincelantes portent encore la
trace des dernières ruptures; ces immenses ceintures de débris sont
souvent séparées, et l'on peut juger approximativement, par la gran-
deur, la forme, les contours des blocs qui les composent, de la dis-
tance dont on est séparé des glaces immobiles. Ces fragmens, qui
forment d'abord d'énormes prismes, parfaitement réguliers, d'une
mate blancheur, se brisent, se divisent; le flot de la mer en use et en
arrondit les arêtes, les raine et les dégrade; leur couleur devient de
plus en plus transparente et bleuâtre. Toutes ces variétés, dont nous
pouvons à peine nous faire une idée, deviennent des indications très
LE PÔLE AUSTRAL ET LES EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES. 809
précieuses pour le navigateur. Les paysages polaires n'ont d'ailleurs
pas d'antres traits : l'œil, déshabitué des couleurs riantes et vives,
n'a plus à étudier que les nuances infinies de la mer, des glaces, et
d'un ciel toujours gris; cette nature froide et voilée ne s'anime que
rarement, quand les rayons d'un soleil oblique parviennent à percer
les brumes éternelles, dont le manteau épais recouvre les plaines de
glace et d'eau.
C'est au sud des îles Orkneys que Dumont d'Urville découvrit en-
viron cinquante lieues de côtes auxquelles il donna le nom de terre
Louis-Philippe et terre Joinville, et un grand nombre d'îlots qui
forment une chaîne qui leur est parallèle, et font partie de l'ar-
chipel des INouvelles-Shetlands. Les terres de Louis-Philippe et de
Joinville sont recouvertes par d'immenses glaciers qui descendent
de cimes élevées à six ou huit cents mètres au-dessus de la mer, et
sont sur le prolongement de la terre de la Trinité et de celle de Gra-
ham. Ross, qui a visité depuis les mêmes régions, découvrit dans la
partie méridionale de la terre de Louis-Philippe des pitons extrê-
mement élevés, entre autres le mont Penny et le mont Haddington,
qui atteint la hauteur de 2150 mètres; il les contourna entièrement
et vérifia que cette terre est seulement une grande île. On ignore
encore aujourd'hui si cet archipel, le plus grand de toute la zone
antarctique, est isolé ou forme la portion avancée d'un continent
dont peut-être la terre de la Trinité et la côte allongée qui porte le
nom de terre de Graham feraient déjà partie.
Ici s'arrête la première campagne de Dumont d'Urville. Son équi-
page était malade et extrêmement fatigué, et il fallut reprendre le
chemin du nord. L'année suivante, les corvettes françaises quittè-
rent Hobart-Tovvn dès le commencement de janvier. Dumont d'Ur-
ville chercha à pénétrer cette fois dans la zone antarctique par un
point diamétralement opposé au premier. Il se retrou\a bientôt au
milieu des glaces, mais sous la latitude même du cercle antarctique
il découvrit la terre. De hautes montagnes de glaces étaient accu-
mulées, comme des défenses naturelles, devant la longue côte d'une
terre élevée à li ou 600 mètres. Les officiers purent s'avancer sur un
canot, à travers l'effrayant labyrinthe des glaces, jusqu'à un petit
îlot placé en face de la côte. Us touchèrent terre, plantèrent le pa-
villon aux trois couleurs, prirent possession au nom du roi de France,
ils emportèrent même quelques échantillons des roches, quartzites
et gneiss granitiques, qui formaient la terre nouvelle.
Dumont d'Urville en traça la côte sur une trentaine de lieues entre
la longitude de 136 et de 142 degrés; elle ne sort pas, dans cette
limite, des environs du cercle polaire. Cette terre, que le comman-
dant français nomma terre Adélie, est morte et désolée; elle ne porte
810 REVUE DES DEUX MONDES.
aucune trace de végétation. Derrière la ligne hérissée des glaces des
côtes, l'œil n'aperçoit que Tliorizon monotone des glaces éternelles,
et, sous leur blanche enveloj)pe, ne devine les formes du sol que
par des ombres légères.
Obligé de redescendre un peu vers le nord, Dumont d'Urville re-
trouva, sous le méridien de 130 degrés, une banquise impénétrable,
étendue sur une très grande longueur, et qu'il jugea devoir s'appuyer
contre une côte; il crut même reconnaître la terre dans les lignes
blanches de l'horizon, et la nomma côte Clarie. Il faut ajouter que
quelques-uns des officiers français ne partagèrent point l'opinion
de leur commandant. On peut être très facilement déçu, dans les
régions polaires, par des apparences pareilles, et très souvent l'on
est tenté de prendre pour la terre des bancs de brouillards immo-
biles qui reposent sur la mer. D'ailleurs, quand même on vient se
heurter contre l'escarpement d'un immense champ de glaces, si
élevé, si compacte, si uniforme qu'il soit, on ne peut pas être abso-
lument certain qu'il se trouve appuyé contre une terre. 11 est bien
vrai, et les marins le disent proverbialement, qu'une mer profonde
ne gèle point. Ainsi que Scoresby et Parry l'ont observé, aussitôt
qu'une couche mince de glace se forme à la surface, le moindre coup
de vent la brise et en emporte les débris jusqu'aux côtes les plus
voisines, oi^i ils s'attachent et se soudent. Les terres sont donc les
centres de formation des glaces. Si faible que soit leur profondeur,
il ne semble pas que des bas-fonds puissent naturellement le deve-
nir; mais on conçoit très bien qu'une de ces montagnes de glaces, si
fréquentes dans la zone polaire, vienne s'y échouer. Les glaces peu-
vent dès lors s'étendre et s'affermir autour de ce gigantesque noyau.
Les neiges, qui tombent en abondance dans ces régions antarctiques,
où l'air est presque constamment saturé de vapeur d'eau, augmen-
tent peu à peu l'épaisseur de l'immense banquise, suspendue sur
une mer où elle ne peut fondre. Quelquefois cette masse, rattachée
en quelque sorte par un seul point au fond de la mer, finit par vaincre
l'obstacle qui la retient prisonnière, et se met tout entière en mou-
vement. Quelquefois aussi sa base peut s'étendre, et le champ de
glaces, qui s'accroît lentement et avec les années, finit par atteindre
la hauteur et l'étendue de ceux qui enveloppent le continent.
Il faut ajouter cependant que de pareils bas-fonds ne se trouvent
le plus ordinairement qu'à d'assez faibles distances des terres. D'ail-
leurs, en ce qui concerne la côte Clarie, Dumont d'Urville eut raison
contre ses officiers, et l'expédition américaine paraît avoir confirmé
ses résultats. Il n'était pourtant pas inutile de présenter les obser-
vations précédentes, car nous verrons plus tard que le capitaine
Wilkes fut abusé lui-même , sur un autre point , par de fausses ap-
LE PÔLE AUSTRAL ET LES EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES. 811
parences de terre, et qu'il ne fut pas toujours infaillible clans ses
jugemens.
Le capitaine Wilkes partit de Sidney et parvint rapidement, avec
des vents très favorables, à une haute latitude. Il rencontra les pre-
mières montagnes de glaces, au commencement de janvier, à 61 de-
grés de latitude; elles devinrent bientôt de plus en plus nombreuses
et plus grandes, et à la latitude de 6/i degrés il rencontra l'immense
plaine de glaces dont les escarpemens élevés forment, sur de longues
étendues, des murs droits et continus. Dans la relation de son voyage,
magnifiquement publiée par ordre du congrès des États-Unis d'Amé-
rique, Wilkes affirme avoir vu les premières apparences de terre dès
le 16 janvier; il se croit ainsi, et c'est là une prétention que j'exa-
minerai en son lieu, autorisé à réclamer la priorité de la découverte
de ce qu'il nomme le continent antarctique, parce que le pavillon
français n'y fut planté que le 21 janvier. Il longea la grande ban-
quise entre les montagnes de glaces, et un de ses navires y fut tel-
lement endommagé, que le commandant dut le renvoyer à Sidney :
il continua sa route avec le Vincennes et le Porpoise. Voyant la mer
assez; ouverte vers le sud sous le IZi?" degré de longitude, il s'avança
dans cette direction jusqu'au 67" de latitude, mais au lieu d'un pas-
sage il ne trouva qu'un golfe; des deux côtés, à l'est, à l'ouest, il
apercevait la terre derrière la ceinture de glace des côtes. Il sortit
bientôt de cette large baie, arriva en face de la côte Adélie, ayant
toujours la terre en vue, et bientôt après une effroyable tempête
vint l'y surprendre. La neige tombait avec une telle abondance qu'il
devenait impossible de voir plus loin que la longueur du vaisseau :
de temps à autre, on voyait passer, comme de blancs fantômes, les
montagnes de glaces soulevées par la mer en furie. Wilkes se crut
un moment perdu; mais peu à peu la tempête s'apaisa, le vent re-
tomba par degrés, et un soleil radieux vint éclairer la scène de la
tourmente : les blocs gigantesques se balançaient encore lentement,
et l'on ne put juger qu'alors, en voyant leur nombre, l'étendue du
péril auquel on avait échappé.
Wilkes chercha un abri clans un étroit passage ouvert tout le long
des glaces de la côte : il n'en était plus éloigné que d'un mille; il
voyait le pays, recouvert de neige, qui s'élevait en pente jusqu'à
une hauteur de 1,000 mètres. Il fallut sortir du canal par où on était
arrivé si près de la terre, de peur qu'il ne se refermât derrière les
navires : Wilkes continua à suivre vers l'ouest la longue barrière
qui semblait attachée à une ligne de côtes non interrompue. Il ren-
contra bientôt et contourna un cap qu'il nomma Caër, et qui n'était
autre que la côte Clarie de Dumont d'Urville : au-delà de ce vaste
promontoire, entouré d'une multitude de montagnes de glaces, il
812 REVUE DES DEUX MONDES.
retroiua la banquise dirigée de î>st à l'ouest, et la suivit sur une
très grande longueur : il apercevait partout derrière elle le haut
pays, formé par une chaîne de montagnes moyennement élevées de
1,000 mètres et recouvertes par des neiges éternelles. Sur une mon-
tagne de glaces où l'on put aborder, on trouva des fragmens des
roches de la terre qui fermait l'horizon, et qui furent reconnues
pour du grès rouge et du basalte. Wilkes s'avança ainsi jusqu'à la
longitude de 100 degrés, mais à ce point la côte change de direction;
au lieu de continuer à l'ouest, elle s'infléchit rapidement vers le
nord. Wilkes se trouva ainsi arrêté; la saison d'ailleurs était trop
avancée pour qu'il pût espérer atteindre la terre d'Enderby, qu'il
croyait sur le prolongement des côtes qu'il avait explorées. Dans sa
campagne, il avait suivi à peu près le cercle polaire antarctique sur
70 degrés, c'est-à-dire sur près du quart de sa longueur.
Les mers du sud furent visitées sur d'autres points par l'expédi-
tion anglaise commandée par sir James Clark Ross : il apprit, à son
arrivée à Van-Diémen, la découverte de la terre Adélie et de la côte
Clarie, et Wilkes lui envoya une carte de celles qu'il avait faites. Il
se décida à entrer dans la zone antarctique sous le méridien de 170
degrés est, parce que Balleny, en 1839, y avait trouvé la mer déga-
gée jusqu'à 69 degrés de latitude. La connaissance que possédait
Ross des mers arctiques lui permettait de bien saisir les caractères
particuliers à chacune des deux régions polaires; il fut frappé de la
simplicité de formes des montagnes de glaces australes, masses tabu-
laires colossales coupées par des pans verticaux et presque toujours
parfaitement régulières; formées de fragmens des énormes ban-
quises qui suivent les côtes, elles sont beaucoup plus nombreuses
que les blocs irréguliers descendus des glaciers. Les champs de
glaces ne présentent plus comme dans la zone boréale de grandes
plaines unies, divisées par des murailles de débris qui marquent le
contour des différentes pièces de ces vastes mosaïques. Ceux des
mers antarctiques sont beaucoup plus incohérens en quelque sorte;
formés dans des mers agitées, ils ne sont composés que par une mul-
titude de débris ressoudés, et de loin ces surfaces éphémères res-
semblent, suivant une expression de Wilkes, à un champ labouré.
Ross se fraya un chemin à travers ces glaces superficielles, et
dépassa le cercle polaire antarctique le 1" janvier 18/il. Il arriva
bientôt dans une mer encombrée de montagnes de glaces très puis-
santes. Ses navires subissaient parfois des chocs terribles, mais ils
avaient été construits pour les glaces : ils pouvaient résister à de très
fortes pressions et avancer là où les corvettes de Dumont d'Urville et
les vaisseaux de Wilkes n'auraient sans doute jamais pu se risquer.
Bientôt, comme autrefois Weddell , Ross vit la mer de plus en plus
LE PÔLE AUSTRAL ET LES EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES. 813
dégagée et enfin complètement libre; le 11 janvier, il aperçut la
terre, formée par des pics entièrement recouverts de neige, et qu'un
champ de glaces très haut rendait complètement inabordable. A me-
sure qu'il s'avança, il vit se développer à l'horizon deux rangées
montagneuses élevées. Il apercevait les grands glaciers qui remplis-
sent les vallées et descendent jusqu'aux falaises grandioses qui for-
ment leur pied. En quelques points, les rochers perçaient le blanc
manteau de la neige; les pics qui se profilaient les uns derrière les
autres atteignaient la hauteur de 2,500 à 3,000 mètres. Ross donna
à cette suite de pitons alignés le nom de chaîne de l'Amirauté, et à
la terre nouvelle celui de terre Victoria. Il prit possession sur un
petit îlot où il put arriver en bateau, et où il ne trouva aucune trace
de végétation, pas même le plus maigre lichen. Pénétrant toujours
plus avant vers le sud, il continua à voir à sa droite de hautes col-
lines auxquelles il distribua les noms de Herschel, Whewell, Wheats-
tone, Murchison et Melbourne; mais bientôt, la banquise s' élargissant
de plus en plus, il se trouva trop éloigné pour apercevoir nettement
la ligne des côtes. On dépassa rapidement la latitude de 7 h degrés, la
plus haute qu'on eût jamais atteinte du côté du pôle sud. On aborda
dans une petite île qui reçut le nom de Franklin, et peu après l'on
aperçut à l'horizon une montagne colossale qui s'élevait en pentes
régulières à plus de 4,000 mètres, et qui dominait une terre très
étendue. On était arrivé à un moment de l'année où le soleil, incliné
à deux degrés sur l'horizon, n'envoie plus à la surface de la mer et
des glaces qu'une lumière presque rasante; le ciel était d'un bleu
magnifique et sombre, et sur son fond presque opaque se détachaient
les lignes blanches et pures de cette cime, entièrement recouverte de
neige : on reconnut bientôt que c'était un volcan, et qu'il était en
éruption. D'heure en heure, des jets violens d'une fumée épaisse sor-
taient du cône gigantesque; elle retombait en nuages suspendus qui
peu à peu s'éclaircissaient et se coloraient des reflets rouges du cratère
en feu. La colonne de fumée, au moment où elle s'échappait du cra-
tère, n'avait pas moins de 100 mètres de diamètre. Tout le monde
sait que l'activité volcanique est indépendante des latitudes et des
températures qui régnent à la surface du sol; d semble pourtant
qu'un pareil spectacle, en de pareils lieux, emprunte encore quelque
chose de plus étrange et de plus grandiose au contraste entre le
calme d'une nature glacée et les violences du feu souterrain. On
donna le nom de l'un des deux navires, l'Érèbe, à ce colosse volca-
nique, plus élevé que l'Etna et le pic de Ténériffe, et dont, parmi
les volcans actifs les plus importans, la hauteur ne le cède qu'au
mont Loa de Hawaii, à l' Agua et à l' Antisana dans les Andes, au grand
volcan de Luzon, et au Kliutchewskaja dans le Kamtchatka. A peu de
Sih REVUE DES DEUX MONDES.
distance de l'Erèbe s'élevait le cône presque aussi élevé d'un autre
volcan éteint ou du moins endormi, qui reçut le nom du second vais-
seau, la Terreur. Ces noms semblent bien donnés à ces deux mon-
tagnes voisines, dont les éruptions seules avaient troublé et trou-
blaient encore les solitudes polaires; ils rendent à la fois le sentiment
qui s'attache à ces régions désolées, et perpétuent le souvenir de
l'expédition qui avait osé s'aventurer dans des lieux où aucun homme
n'avait encore pénétré.
C'est peut-être ici le lieu de remarquer qu'on rencontre dans la
zone antarctique beaucoup pins de traces d'activité volcanique que
dans la zone boréale; on ne trouve dans celle-ci, au-delà du cercle
polaire, que la petite île volcanique de Jan-Mayen, située au nord de
l'Islande. Avant d'arriver au puissant mont Érèbe, situé au milieu
des glaces du 76"= degré de latitude, Ross avait déjà trouvé des traces
d'éruptions dans les îles Auckland, les îles Campbell, dans la terre
Victoria; dans la petite île Possession, où il aborda en face de cette
côte montueuse, il avait vu le sol formé de conglomérat trachytique,
de basalte et de lave. Wilkes avait aussi aperçu des débris de ba-
salte dans une montagne de glace échouée en face de son continent
antaictique. L'île Astrolabe, découverte par Dumont d'Urville, près
de la terre Louis-Philippe, a un cratère annulaire tout à fait pareil
à celui de Santorin, L'île Déception présente la même forme, et on
y a trouvé des couches superposées de cendres et de neige convertie
en glace, qui alternent à plusieurs reprises. Cette observation re-
marquable prouve avec quelle rapidité les cendres volcaniques se
refroidissent dans les hauteurs glacées de l'atmosphère des régions
polaires, puisqu'elles n'ont point fondu la neige sur laquelle elles
tombaient. On en a un autre exemple dans le cône même du mont
Erèbe, qui reste recouvert de neige jusqu'au bord de son cratère.
Tous les îlots qui forment une chaîne parallèle à la terre Louis-
Philippe sont cratériformes. Dans l'île Déception, il s'échappe encore
du gaz par plus de cent cinquante ouvertures, et des sources d'eau
chaude y sortant de la neige vont se verser dans une mer toujours
glacée. Enfin, dans les Shetlands du sud, on trouve le petit volcan
Bridgeman, complètement isolé dans la mer, élevé de 160 mètres
seulement et encore fumant.
Après la découverte du mont Érèbe et du mont Terreur, Ross ne
put franchir la haute barrière de glaces qui l'empêchait d'examiner
si ces volcans faisaient partie d'une île, ou s'élevaient sur la côte d'une
terre continentale. La falaise de glace ne reposait pas sur la terre,
car on ne pouvait trouver le fond de la mer à Zi 10 brasses; cette masse
immense et compacte était ainsi seulement attachée à la terre par
un de ses côtés ; elle s'élevait à une hauteur de 60 mètres environ et
LE PÔLE AUSTRAL ET LES EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES. 815
n'avait pas, d'après le capitaine anglais, moins de 300 mètres de
profondeur au-dessous du niveau de la mer : au-dessus de la ligne
horizontale qui formait la crête de cette effrayante muraille, on
apercevait, outre les deux volcans, une haute rangée de monta-
gnes qui se dirigeait vers le sud jusqu'au 79' degré de latitude, et
que Ross nomma les monts Parry. Ross suivit sur une longue dis-
tance vers l'est cette grande banquise : il ne rencontrait que très
peu de montagnes de glaces, et la mer était à peu près dégagée
le long du mur solide qu'il était obligé de longer. Il en aperçut
pourtant quelques-unes vers la fin du mois de janvier: elles pré-
sentaient des faces verticales de 60 mètres de hauteur, et étaient
évidemment des débris de la longue banquise de la côte; elles repo-
saient sur des bas-fonds où on atteignait le fond de la mer à 260
brasses. Du haut de l'une d'elles, on put apercevoir la crête de l'im-
mense barrière de glaces, semblable à une plaine d'argent fondu. On
entra bientôt dans les champs de glaces superficielles; Ross aperçut
des apparences de terre sous le lôO'' méridien et vers le 79"= de lati-
tude, mais il fallut abandonner l'idée d'avancer davantage vers l'est,
et on retourna vers l'ouest afin de chercher un endroit pour hiverner.
Il fut malheureusement impossible d'aborder dans la terre "Victoria
à cause des glaces qui en remplissaient toutes les indentations. Par-
tout on apercevait des falaises d'une hauteur vraiment effrayante,
qui coupaient l'extrémité des glaciers au point où ils descendaient
dans la mer. Ross fut contraint de revenir vers le nord ; il aperçut
sur sa route les cinq îlots que Balleny avait découverts. On approchait
d'un point où, sur la carte que Wilkes avait communiquée au com-
mandant anglais, étaient dessinées une ligne de côtes et une chahie
de montagnes; mais Ross, à son grand étonnement, n'apercevait au-
cune terre à l'horizon. Après une terrible rafale qui vint l'assaillir
au milieu de glaces formidables, et qui fit courir aux navires anglais
un véritable danger, il alla rechercher le continent de Wilkes, et
courut la mer en tous sens et sur de grandes distances autour du
point où étaient marquées les montagnes. Il emporta la conviction
que Wilkes avait été la victime d'une illusion pareille à celle qui
avait, bien longtemps auparavant, fait voir à son propre oncle, sir
John Ross, les chimériques monts Croker dans le détroit de Lan-
castre.
Les deux autres campagnes de Ross ne furent pas aussi heureuses
que la première; il ne trouva aucune terre nouvelle dans la seconde,
et resta prisonnier pendant plusieurs semaines dans les glaces. L'an-
née suivante, il alla des îles Falkland visiter les Nouvelles-Shetlands,
et compléta l'étude que Dumont d'Urville avait faite des terres Louis-
Philippe et Joinville; c'est lui qui aperçut et nomma le mont Hadding-
816 REVUE DES DEUX MONDES.
ton, dont le cône s'élève à plus de 2,000 mètres, et le Mont-Penny;
il s'assura que la terre Louis-Philippe n'était qu'une grande île,
parcourut tout le détroit de Bransfield, qui la sépare de l'archipel
des Shetlands du sud, et visita cet archipel.
Ross avait, dans ses campagnes à la zone arctique, déterminé et
atteint le pôle magnétique boréal; il avait aussi espéré arriver au
pôle magnétique austral, et il aurait eu ainsi la gloire d'avoir re-
connu ces deux points remarquables, placés dans des régions anti-
podes du globe; mais le pôle magnétique austral est jjlacé à une
très grande distance dans l'intérieur de l'inabordable terre Victoria,
ou plutôt, si cette terre s'unit en continent avec les terres décou-
vertes par d'Urville et Wilkes, vers la partie centrale de cette portion
du continent. Gauss avait été conduit, par sa grande et belle théorie
du magnétisme terrestre , à déterminer la position de ce point, et
il était arrivé à un résultat qui ne diffère pas d'une manière très
sensible de celui que Ross a indiqué comme résultat des observa-
tions nombreuses qu'il fit dans son voyage. Je dois ajouter que ses
déterminations ont été attaquées en France par M. Duperrey, et que
le pôle de Wilkes diffère à la fois très notablement de ceux de Gauss,
de Ross et de M. Duperrey.
Quand Ross eut annoncé qu'il avait passé avec son vaisseau au
milieu d'une région où Wilkes avait marqué des montagnes, cette
déclaration excita une grande surprise, et souleva entre les deux
marins anglais et américain une polémique fort vive. A moins d'ima-
giner que ces montagnes étaient descendues sous la mer, il semble
qu'il n'y eût rien à répondre à l'affu-mation énergique, indubitable
du capitaine Ross. Wilkes se tira pourtant d'embarras : il le fit d'une
manière que l'on peut qualifier très diversement, mais que personne
ne manquera sans doute de trouver fort habile. Il déclara que, dans
la carte qu'il avait complaisamment envoyée à Ross, il avait marqué
non-seulement ses propres découvertes, qui occupent près de 70 de-
grés sur le cercle polaire antarctique, mais qu'il avait aussi indi-
qué vers l'une des extrémités de cette longue ligne les découvertes
que l'Anglais Balleny avait faites quelque temps auparavant; les
côtes qu'à son retour de la terre Victoria Ross avait en vain recher-
chées étaient précisément ces dernières, qui se trouvaient mal indi-
quées sur la carte, parce que Wilkes ne connaissait qu' approximati-
vement leur forme et leur position. On avait omis, comme c'était son
intention, d'écrire à côté de cette partie de la carte « découverte
anglaise. » Il n'y avait donc dans tout cela qu'une erreur de dessin
et un oubli. L'explication assurément était fort ingénieuse; Ross fut
pourtant assez difficile pour ne pas s'en contenter. Il répliqua qu'il
lui paraissait inexplicable que le commandant américain eût si mal
LE PÔLE AUSTRAL ET LES EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES. 817
indiqué les découvertes de Balleny, dont il avait eu connaissance,
et n'eût pas pris plus de soin de distinguer nettement les siennes.
Wilkes de son côté répondait que Ross aurait très facilement pu faire
cette distinction lui-même, puisqu'il connaissait aussi, et dans le
détail, les découvertes de Balleny, et, par les journaux de l'Australie,
celles de l'expédition américaine. Il faut avouer pourtant qu'il n'était
pas si facile à Ross de reconnaître les îles de Balleny, sur la carte
de Wilkes, dans une ligne de côtes non interrompue, bordée par une
chaîne de montagnes, et placée à une latitude sensiblement diffé-
rente de ces îles. Au milieu de ce débat, un des officiers américains
intervint et déclara que le lieutenant Ringgolds avait en effet cru
apercevoir la terre et des montagnes précisément dans la région où
Ross en avait inutilement cherché. Dans la carte de ses découvertes,
Wilkes a complètement effacé cette partie extrême de la côte du
continent antarctique, et dans sa relation il note simplement que le
lieutenant Ringgolds cnU apercevoir des montagnes dans Téloigne-
ment; seulement aujourd'hui encore il prétend que ce n'est pas sur
ces fausses apparences qu'il marqua la terre sur cette partie de la
carte envoyée à Ross, mais uniquement pour représenter la décou-
verte de Balleny.
On se trouve d'autant plus embarrassé pour tirer des conclusions
dans un pareil débat, qu'il s'agit ici de personnes à la profession
desquelles s'attache une réputation méritée d'honneur et de loyauté.
Pourtant, quand on se trouve en présence de deux loyautés, dont
l'une dit oui, et l'autre dit non, il faut bien chercher la vérité, comme
s'il s'agissait de gens ordinaires. Si les explications du capitaine
Wilkes peuvent laisser des nuages dans les esprits les plus crédules,
on ne peut au moins pas lui refuser le mérite de les avoir bien dé-
fendues. Dans cette lutte, il a fait preuve d'une fertilité de ressources,
d'une souplesse d'argumens qui feraient honneur au polémiste le
plus habile. Dans le pays de M. Wilkes, il n'est pas rare de changer
plusieurs fois de profession dans sa vie : le ministre se fait marchand,
le marchand diplomate. La nouvelle profession de M. Wilkes pa-
raît toute trouvée; il a montré ce qu'on peut faire d'une cause qui
(l'abord semblait perdue, et n'a qu'à passer, s'il lui en prend fantai-
feie, du pont de son vaisseau au barreau d'une cour de justice.
Il y a cependant un point que M. Wilkes pourrait difficilement
contester, c'est l'extrême envie qu'il avait de découvrir un conti-
nent. Il n'a pas plus tôt aperçu une ligne de côtes, qu'il la baptise
pompeusement de continent antarctique. Biscoë, en découvrant la
terre d'Enderby, Dumont d'Urville la côte Adélie, Ross la terre Vic-
toria, n'ont pas montré un si grand empressement. Cette impatience
de Wilkes a peut-être contribué à l'égarer en quelques circon-
818 REVUE DES DEUX MONDES.
Stances, et lui a fait voir plus aisément qu'à un autre la terre où elle
n'était pas. On connaît le trait de la fable : <( Je vois bien quelque
chose, mais je ne distingue pas bien. » M. Wilkes prétend avoir vu le
continent antarctique avant que Dumont d'Urville ait pris possession
de la terre Adélie; mais comme il ne nous paraît rien moins qu'évi-
dent qu'il l'eût parfaitement distingué, nous continuerons à croire que
la priorité de cette découverte revient' au capitaine français. Puis-
qu'il est démontré par maints exemples que les fausses apparences
de terre égarent fréquemment les navigateurs dans les régions po-
laires, ce n'est pas sur de telles apparences seulement qu'on peut
établir des droits à une découverte.
Sir James Ross a poussé la sévérité envers le capitaine, aujour-
d'hui Commodore Wilkes, jusqu'à envelopper d'une suspicion com-
mune tous ses travaux, et à ne rien marquer des découvertes amé-
ricaines dans la carte de la zone polaire qui accompagne son excel-
lent livre intitulé les Mers du Sud. La défiance du navigateur anglais
est allée jusqu'à l'injustice, et je n'en voudrais d'autre preuve que
la coïncidence parfaite entre les contours de la terre Adélie de Du-
mont d'Urville et des mêmes côtes tracées par Wilkes. Sir James
Ross n'a pu manquer d'être frappé par cette harmonie. Toutes les
indications de Wilkes entre le 150'= et le 100^ degré ont un tel ca-
ractère de précision, qu'elles ne semblent pouvoir prêter à aucune
incertitude, et même, en tenant compte des erreurs étranges cpi
marquèrent le début de son voyage, on laisse encore à Wilkes une
part assez belle. Si l'on voulait, en résumé, faire celle qui revient
à chacune des trois expéditions française, américaine et anglaise,
on dirait que, dans ces campagnes, Dumont d'Urville a reconnu le
premier le continent antarctique, que Wilkes l'a exploré sur la plus
grande étendue, et que Ross a visité la partie de ses côtes la plus
rapprochée du pôle.
Mais l'existence même de ce continent n'est pas encore hors de
toute discussion : Dumont d'Urville y croyait sans vouloir préma-
turément lui donner un nom; Wilkes le lui donna avant presque
de l'avoir bien vu; mais, est-il besoin de l'ajouter? Ross est demeuré
incrédule. Les terres découvertes par Biscoë, par Balleny, et même
celles de Dumont d'Urville, n'ont pas, suivant lui, été explorées sur
d'assez longues étendues pour qu'on puisse en déduire l'existence
d'un continent. Quant à la ligne de côtes non interrompue tracée
par le commandant américain, nous savons qu'il ne veut en tenir
aucun compte; il paraîtra pourtant à tous ceux dont l'esprit est, je
ne dis pas un peu plus complaisant, mais un peu moins difficile,
que toutes les terres, à partir de la terre Victoria de Ross jusqu'à la
terre d'Enderby, semblent présenter une continuité assez naturelle,
LE PÔLE AUSTRAL ET LES EXPÉDITIONS ANTARCTIQUES. 819
et paraissent former plutôt les diverses parties d'un même continent
que de grandes îles détachées.
On peut achever grossièrement les côtes de ce continent antarcti-
que en reliant sur une carte la terre Victoria aux côtes de Dumont
d'Urville et de Wilkes, et ces dernières à la terre d'Endeiby; sur les
autres méridiens, entre 150 degrés de longitude occidentale et
AO degrés de longitude orientale, on n'a presque aucun point de re-
père. C'est faire une pure hypothèse que d'admettre la continuité des
côtes précédentes avec les terres de la Trinité et de Graham; mais on
peut l'admettre un instant pour rechercher quelle est la plus grande
étendue qu'fiin puisse concevoir pour ce continent polaire. Pour l'ap-
précier approximativement, il faut tenir compte des deux données,
en quelque sorte négatives, qui sont fournies par les latitudes ex-
trêmes auxquelles Cook et Weddell soilt parvenus sans apercevoir la
terre, le premier entre 100 et 110 degrés ouest et le second entre 30
et hO degrés ouest. En reculant au-delà de ces deux points la ligne
de côtes qui unirait la terre de Palmer et de la Trinité, d'une part à
la terre d'Enderby, de l'autre au prolongement de la terre Victoria,
on ne peut manquer d'être frappé de la coïncidence que présente
dans ses traits généraux ce continent supposé avec le continent
de l'Amérique du Sud, qui lui fait face, et dont il est en quelque sorte
le symétrique un peu amoindri. Ces continens forment deux grands
triangles qui sont opposés par leur angle le plus aigu. Le cap allongé
qui forme la terre de Palmer et de la Trinité est à peu près en re-
gard de la pointe inférieure de l'Amérique méridionale, et les terres
de Louis-Philippe et de Joinville pourraient être regardées comme
les symétriques de la Terre-de-Feu. Le continent antarctique s'élar-
git jusqu'à la hauteur de la terre d'Enderby-et de la terre de Victo-
ria comme le continent américain jusqu'au cap Saint-Pioque et aux
Andes de Quito : il n'est pas jusqu'à la grande inflexion des Andes
de Bolivie qui n'ait son correspondant exact dans le golfe profond
que ferme la terre Victoria jusqu'au mont Érèbe. Les dimensions
du continent antarctique dans les limites que je lui ai ainsi assignées
sont un peu supérieures à celles de l'Australie : il y a une distance
de 1,200 lieues environ entre la terre de Palmer et la côte Adélie, et
plus de 900 lieues en ligne directe entre la terre Victoria et la terre
d'Enderby.
L'existence d'un continent antarctique est liée d'une manière très
intime à l'une des questions les plus obscures de la météorologie du
globe, je veux parler de la température de l'hémisphère austral com-
parée à celle du pôle boréal. Jusqu'au ÔO'' degré de latitude, la dis-
tribution des températures est à peu près identique dans les deux
hémisphères; mais la température des régions plus éloignées de
l'équateur paraît être plus basse vers le pôle sud que vers le pôle
820 REVUE DES DEUX MONDES.
nord. Les rapports des premiers navigateurs qui doublèrent le cap
llorn, et plus tard de Cook et de Forster, contribuèrent à répandre
à cet égard des idées fort exagérées, contre lesquelles Weddell es-
saya de réagir. Les observations de Fitz Roy, de Byron, de Bancks,
de Barrovv et de Damont d'Urville, dans le détroit de Magellan et la
Terre-de-Feu, ont prouvé que ces régions, que Forster avait décrites
sous de si sévères couleurs, jouissent à peu près du climat de la
Norvège occidentale; il faut remarquer d'ailleurs que tous les navi-
gateurs n'ont jamais exploré les abords de la zone antarctique que
pendant la saison d'été. Or il semble assez probable, en vertu de
la prédominance de la mer sur les terres entre les pointes méridio-
nales de l'Amérique et de l'Afrique, que si les étés y sont plus froids
que dans la zone arctique, en revanche les hivers y sont beaucoup
moins rigoureux. Les météorologistes se sont mis bien souvent l'es-
prit à la torture pour trouver les causes de la différence des tempé-
ratures moyennes dans les deux hémisphères, avant qu'elle ne fût
incontestablement démontrée. Pour faire voir le degré de confiance
qu'il faut accorder à ces raisonnemens, il suffira de dire qu'on a
cherché d'abord à démontrer que la zone australe était la plus froide,
parce qu'elle contenait le moins de terres, et depuis les dernières
découvertes on essaie de démontrer la même chose, par la raison
que le pôle sud est le centre d'un immense continent, siège d'un
rayonnement constant. Il serait trop long de faire la critique des
argumens de toute espèce qu'on a mis en avant dans l'examen (le
cette question si complexe, depuis l'excentricité de l'orbite de la
terre jusqu'à l'hypothèse d'un rayonnement inégal vers les diverses
parties de la sphère céleste : il vaut sans doute mieux attendre que
l'on possède des indications plus nombreuses et des observations
plus suivies sur les températures de l'hémisphère austral. 11 est mal-
heureusement à craindre qu'on n'en recueille jamais beaucoup dans
la zone antarctique proprement dite. Si elle est le siège d'un véri-
table continent, on peut dire qu'il n'y a sur aucun autre point du
globe une aussi vaste région entièrement fermée à l'homme. Des ca-
ravanes traversent les déserts brûlans de l'Afrique centrale; l'Aus-
tralie s'entoure d'une ceinture de riches colonies qui envahiront un
jour l'intérieur des terres. Les Anglo-Saxons s'établissent d'année
en année plus avant dans les provinces de l'Amérique centrale, que
les dernières tribus d'Indiens ne peuvent plus songer à leur dispu-
ter; mais il y a sans doute autour du pôle sud des solitudes im-
menses où l'homme ne pénétrera jamais, des déserts de neige assez
grands peut-être pour qu'un œil perdu dans les profondeurs du ciel
aperçoive à leur place une tache Ijlanchâtre pareille à celle que nous
découvrons sur les pôles de Mars.
AuG. Laugel.
LA
POÉSIE ANGLAISE
DEPUIS SHELLEY
ALFRED TENNYSSON. — OWEN MEREDITH.
I. Clytemnestra and olher Poems, by Oweu Mcrcdilli; 1 vol. Londoii, Chapman and Hall, 1855. —
II. Maud, by A. Tennyson; \ vol. Londou 1855. — Ili. Shel/ey's complète works, Poems, Elégies
and Lelters; 1 vol. grand in-8o, Londou 1854.
La nation anglaise est une nation poétique : elle a eu beau se hé-
risser de controverses, s'enfoncer dans le commerce et l'industrie :
toujours l'élément qui la possède, la poésie, a reparu et s'est mêlé
à sa théologie, à ses guerres, à sa politique, à son luxe, à sa ri-
chesse. Du règne âpre et contentieux d'Elisabeth, de son despotisme
et de sa cour a jailli Shakspeare, le miroir magique du monde, où
se peignent toutes les scènes vivantes de la création divine. Bientôt
après, du fatras puritain et des débats du long parliament s'est élevé
Milton, aussi sublime qu'Homère. Enfin, malgré tout ce qu'on a dit
de l'action matérialisante du xviii" siècle, malgré le scepticisme qui
gagnait alors, assez semblable à ce refroidissement graduel de la
terre et à cet accroissement des glaces du pôle que décrivait Bufibn,
n'a-t-on pas vu, au début de notre siècle, de ce siècle de fer et
d'or dans le sens vulgaire du mot, Coleridge, Gowper, Wordsworth,
— rêveurs enthousiastes, peintres mélancoliques, ou philosophes
austères, — être avant tout et toujours poètes? Que dire de Byron
et de Shelley? et que n'est-il pas permis d'espérer de leurs succes-
seurs, si ceux-ci comprennent bien la tâche qui les attend !
822 REVUE DES DEUX MONDES.
Bymn a occupé la curiosité de l'Europe; il a été un grand poète
pour elle, et quoique moins puissant aujourd'hui sur les imagina-
tions, parce que le défaut de son génie s'est trahi avec le secret de
son âme, il reste haut placé. Shelley, plus exclusivement Anglais,
plus intraduisible, est peu connu au dehors; son action n'en a pas
moins été grande en Angleterre, et elle a plutôt changé de forme que
disparu. C'est qu'il y avait en lui bien des trésors de science et de
poésie, et comme une âme multiple que sa vie courte n'a pas dé-
ployée tout entière, et où l'observation trouve plus d'une découverte
à faire , plus d'un contraste à expliquer. Shelley sans doute a été
sceptique, impérieux et railleur; ce fut même son caractère le plus
apparent pour les contemporains. Nourri des grandes traditions de
l'art grec, il a été aussi le studieux artisan des plus savantes formes
du langage anglais; mais il était en même temps spiritualiste par le
le fond de sa nature, et touchait ainsi aux régions les plus heureuses
de l'enthousiasme, au seul infini qu'il y ait pour le poète. C'est par
là que Shelley mérite des disciples et des émules : sa controverse
sceptique est épuisée; son art savant, son archaïsme créateur se
sont très altérés dans les raffinemens de Keats, et se retrouvent par-
fois, sans progrès, dans la mélodie de Tennyson; son aspiration vers
le monde spirituel et son sentiment amer des réalités de la vie res-
tent une source féconde d'émotions vraies et partant de poésie. Qu'il
soit suivi dans cette voie, il pourra quelquefois être dépassé, car
l'expérience lui a trop manqué dans la brièveté de son orageuse car-
rière, et il avait plutôt deviné qu'étudié le monde. Avec un génie
plein de force et de pathétique, il a été parfois outré, invraisem-
blable, bizarre plutôt que vrai; mais il a donné une impulsion qui
subsiste après lui. Ses fautes avertissent et son exemple inspire.
Ce n'est pas la première fois que nous cherchons ici à constater
l'influence de Shelley sur la jeune école anglaise, qui va des Tenny-
son et des Browning jusqu'à Alexandre Smith; mais peut-être à cet
égard en avons-nous trop usé avec nos lecteurs comme s'ils de-
vaient nécessairement être familiers avec les œuvres et l'esprit d'un
écrivain intraduisible, nous l'avons déjà dit, et qu'une révolution in-
tellectuelle et morale a pu seule faire reconnaître dans sa propre
langue et révéler à son pays. L'immense succès en Angleterre d'une
édition récente et complète des œuvres de Shelley nous fournira
l'occasion de parler avec quelque détail de tant d' œuvres dont en
France on sait à peine le nom. L'mfluence du maître sur ses disci-
ples doit toutefois nous occuper d'abord, et nous chercherons pour
ainsi dire à saisir les reflets, avant de remonter à l'image même.
Nous retrouverons celle-ci ensuite.
LA POÉSIE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. S23
Il y a dans Shelley ce que j'appellerai l'art extérieur, la tradition
du beau antique, l'habileté du langage, le charme de l'harmonie.
Là Shelley semble un modèle élevé, mais accessible et inspirateur.
Son originalité se cache alors dans sa pureté même, et le talent qui
s'est nourri des mêmes études comme des mêmes émotions littéraires
pourra s'approcher de sa hauteur poétique. Tennyson l'a fait, surtout
en ce qui touche à la mélodie du langage, à la musique des vers.
C'est la môme perfection, devenue pour ainsi dire plus spontanée,
plus facile. — Mais, dira-t-on, l'harmonie n'est pas toute la poésie.
La science ou même l'inspiration musicale, le rapport saisi d'in-
stinct entre l'image et le son, le retentissement naturel de la pen-
sée dans des sons analogues à ce qu'elle conçoit, ce n'est là qu'une
partie de l'expression, et, disons-le, plus l'harmonie occupera de
place dans l'art d'un écrivain, plus l'art de cet écrivain se rappro-
chera des chances passagères et des vicissitudes fréquentes de la
musique.
Or ce qu'on doit reprocher précisément à Tennyson, c'est de man-
quer de ce sens de l'immuable qui s'élève au-dessus de toutes les
impressions du présent, c'est de ne point voir d'assez haut et d'une
vue assez libre pour embrasser un vaste horizon, c'est de subir l'émo-
tion accidentelle, et, faute de savoir dominer, de se laisser entraîner.
Pour justifier ces reproches, il suffit de citer son dernier poème. Mal-
gré lui, à son insu peut-être, 3L'md n'est au fond qu'un ouvrage de
circonstance, dont la première raison d'être est dans la date. Mettez
qu'au lieu de 1855 on lise sur le titre 1851, ces hommages sonores
rendus à la sainteté de la guerre, ces injures adressées à la paix
seraient devenus peut-être, sous l'impression de l'engouement public
pour le palais de cristal et la première grande exposition de Lon-
di'es, de brillantes invocations à une déesse nationale, protectrice
pacifique de toutes les industries et de toutes les richesses, mélange
de Gérés et de Minerve représenté par Brilannia.
Ce n'est pas que le talent fasse défaut dans le poème dont nous
parlons. Il y a un genre de talent qui ne manque aujourd'hui
que trop rarement : c'est celui de si bien savoir dire tout ce qu'on
veut, que, n'ayant rien à dire, on parle tout de même. On donne ce
qu'on ramasse à droite ou à gauche, et on passe en quelque sorte à
côté de soi-même; on ne prend ni le temps ni la peine de se cher-
cher, et en admettant qu'au début on se soit ime seule fois rencon-
tré, on ne se retrouve guère plus par la suite. De tout cela, la lan-
gue est la première victime; sa clarté se trouble, son énergie se
S'ill REVUE DES DEUX MONDES.
perd; elle devient ou extravagante ou terne, et l'indécision de l'ex-
pression est l'infaillible preuve qu'on ne s'exprime pas soi-même.
Ce que le lauréat britannique a pris en dehors de lui, ce qu'il a
trouvé à droite et à gauche, ce qu'il a subi, c'est la guerre. Maud
est l'histoire peu originale d'un Roméo et d'une Juliette dont les
familles se détestent, d'un amant qui tue le frère de sa fiancée pour
aller ensuite se battre en Orient, après que la fiancée a disparu. Les
premiers vingt vers nous font comprendre que le père du héros s'est
tué par suite d'une spéculation désastreuse pour lui, mais qui a
renclu millionnaire le père de Maud; le vingt et unième ouvre l'at-
taque contre la paix, et nous sentons à une certaine allure plus
animée que le poète a hâte de nous communiquer l'impression du
moment, qu'au moment même il vient de recevoir à peine :
« Qui est-ce, dit-il, qui bavarde des bienfaits de la paix ? Nous en avons
fait un fléau ! Les voleurs épiant le moment du vol, l'espoir de Gain partout,
— cela vaut-il donc mieux que le cœur du citoyen ne respirant, au coin de
son feu, que le souffle de la guerre? Mais, dit-on, nous sommes un siècle
de progrès, un siècle plein des œuvres de l'esprit ! Et qui donc, si ce n'est
un imbécile, se fierait à la parole d'un trafiquant, ou à la qualité de ce dont
il trafique? Est-ce la paix ou la guerre, cela? La guerre civile, que je pense,
et de la plus vile espèce.... La paix assise à l'ombre de son olivier, la voilà!
elle efface un à un les jours insigniflans, — les pauvres des deux sexes sont
entassés l'un sur l'autre comme des porcs; le registre commercial seul vit,
et quelques hommes rares sont seuls à ne pas mentir ! — La paix dans ses
vignes, à la bonne heure! mais une compagnie falsifiera le vin ! La craie,
l'alun, le plâtre, font le pain du malheureux, et l'esprit même delà mort se
mêle à ce qui doit alimenter la vie ! Le sommeil doit s'armer, car dans les
nuits sans lune l'outil du malfaiteur grince sourdement aux conlrevens de
la fenêtre, tandis qu'un criminel d'un autre genre, pilant dans son mortier
un poison qu'il connaît, dérobe, au fond de sa boutique, leurs derniers
momens aux malades! La mère tue son enfant, afin de gagner ce qui lui
sera donné pour l'enterrer, et Mammon rit aux éclats, trônant sur une py-
ramide d'ossemens tout petits! Est-ce la paix ou la guerre, cela? Oh! la
guerre, plutôt la guerre mille fois ! la bruyante guerre par terre et par mer,
la guerre avec ses mille batailles, ébranlant par centaines les trônes ! — car
je pense bien que, si une flotte ennemie contournait ce promontoire que je
vois d'ici, et que les boulets des trois-mâts fissent entendre leur voix à tra-
vers les flots écumans, je pense bien qu'alors l'ignoble coquin, gras, onc-
tueux, cainard, s'élancerait de son comptoir et de sa caisse, et tâcherait de
frapper, et de frapper fort, quand ce ne serait qu'avec son mètre, instru-
ment de ses fraudes. »
Ce dernier passage ferait croire que, pour redresser et élever le
sens moral en Angleterre, une guerre d'invasion semblerait chose
désirable à M. Tennyson; mais ne chicanons pas sur les détails : le
LA POÉSIE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. 825
sang \ ersé au loin peut apparemment servir à l'œuvre de purifica-
tion, tout comme celui qui se verserait pour défendre le sol natal.
Le défaut de tout cela est celui qui comprend tous les autres, l'ab-
sence de vérité. Cela n'est vrai d'aucune façon, ni dans le fait, ni
dans l'opinion. 11 n'est pas vrai que la paix eût fait de l'Angleterre
une caverne de voleurs, il n'est pas vrai que le culte de Mammon fût
la religion nationale, il n'est pas vrai qu'en fait d'honneur ou d'hon-
nêteté le niveau fût ravalé si bas. Bien au contraire, et tant que dans
un pays l'or reste impuissant à acheter l'indulgence ou à forcer le
respect, on ne doit pas se plaindre. C'est ce qui a lieu encore en
Angleterre, et tout l'or de la Californie, M. Tennyson le sait bien,
ne pourrait assurer à qui l'aurait mal gagnée la considération pu-
blique ou une position dans le monde. L'Angleterre a sa faiblesse
comme les autres pays, et du côté de l'influence politique ou par-
lementaire, tout ou à peu près tout est possible; mais, quant à se
prosterner devant le métal lui-même, quant à oublier toute dignité
humaine, toute estime de soi, en face de beaux hôtels, de brillans
équipages, de tables somptueuses, de ce qui, en un mot, est l'en-
seigne de la fortune, — non, l'Angleterre ne peut s'abaisser à ce
point, car deux choses l'en empêchent : son orgueil et son habitude
de la richesse. Que les problèmes sociaux réclament là une solution
effective, cela est indubitable; mais ils l'y réclament comme partout
ailleurs, ni plus ni moins, et sous ce rapport je doute que l'on
trouve grand avantage à la guerre.
Nous avons dit que l'éternel thème de Roméo et Juliette servait de
canevas aux broderies de M. Tennyson. Jusque-là, point de mal, car
Roméo et Juliette, c'est l'amour même, et rien n'empêche qu'en ra-
contant de nouveau cette vieille histoire, on ne soit original : il suffit
pour cela d'être vrai.
Le héros du poème, qui en est lui-même le narrateur, rencontre un
jour Maud, dont le père et le frère sont revenus du continent habi-
ter le grand château, dû, à ce que nous savons, à leur bonne chance
en affaires. Tout enfant, Maud a joué avec le sombre personnage
qui, autrefois l'héritier de ces beaux domaines, aujourd'hui habite
un cottage dans le voisinage du parc. On se revoit, on se retrouve,
on s'aime, rien de plus naturel. Maud est destinée à épouser je ne
sais quel jeune lord qui, selon le trop évident parti-pris de l'écri-
vain, est de toute nécessité un vaurien et un lâche. Par une belle
nuit d'été, elle se glisse parmi les rosiers en fleur du jardin, pour
aller deviser d'amour avec celui qu'elle-même a choisi. Le frère les
surprend tous deux; une querelle éclate, le frère insulte l'amant;
un duel a lieu, et l'amant tue le frère, après quoi tout est fini.
J'ai une seule fois retrouvé dans 3faud le Tennyson des anciens
826 REVUE DES DEUX MONDES.
jours , sinon clans ce qu'il a de meilleur, du moins dans ce qui rap-
pelle la grâce et la force de sa veine lyrique. Après avoir dit com-
ment il a revu Maud, comment il s'est laissé prendre à sa beauté,
comment il a douté d'elle, passant par toutes les alternatives de la
haine, de l'admiration et de l'épouvante que lui inspire une fatalité
qu'il pressent de loin, le narrateur devine que Maud ne le hait pas,
et le voilà pris d'un désir irrésistible d'en être aimé. Il y a là deux
strophes fort belles, parce qu'elles viennent réellement du cœur,
qu'elles sont naturellement vraies. Les voici :
« Oh ! que cette terre solide ne manque pas sous mes pieds avant que ce
qui vit en moi n'ait rencontré ce que d'autres ont trouvé si doux! Après,
advienne que pourra ! Qu'importe que la raison même me quitte, que je de-
vienne fou, qu'importe? J'aurai eu mon jour, j'aurai vécu !
« Que ce beau ciel dure, et ne se ferme point pour moi dans la nuit avant
que je ne sois sûr, sûr qu'il y ait quelqu'un qui m'aime ! Alors advienne
que pourra! arrive n'importe quoi à une si triste vie! J'aurai vécu, j'aurai
eu mon jour! »
Maintenant, si, à propos de ce petit volume que vient de publier
Tennyson, on voulait examiner ]es défauts de détail, on s'arrêterait
tout d'abord à la phraséologie, qui froisse le goût en maint endroit.
Je crains que l'auteur de 3Iaud n'en soit à cette période de la vie
poétique où arrivent immanquablement ceux dont la puissance dé-
pend surtout de l'imagination. Qu'on se donne la peine de relire
Locksley Hall, Love and Duty, ou JDien presque toute l'œuvre inti-
tulée In memoriam , et on se prendra d'un vif regret. On se dira
qu'il y avait là autre chose, une meilleure veine à exploiter, une
mine à creuser, qui aurait pu donner de vrais diamans, de ces
fleurs de lumière qui résistent au temps, et ne s'altèrent jamais.
Cependant si de là on se tourne vers cette galerie de beautés mal-
heureusement si populaires, si l'on se met à contempler toutes ces
Clarihel, ces Lilian, ces Fatima, ces Eleanore, et que l'on se dé-
fende du faux éclat dont elles nous ont si souvent éblouis, on n'a
plus rien à apprendre, et la faiblesse présente est expliquée. On
s'aperçoit surtout de la prédominance de l'imagination chez Tenny-
son par les écarts du langage qui en est le symbole. Habitué à tou-
jours laisser la bride sur le cou de sa monture, aujourd'hui la mon-
ture l'emporte. Le style lui échappe. C'est là une conséquence presque
inévitable, et l'auteur de 3Iaud ne sera ni le premier ni le dernier à
la subir.
Il n'est guère possible de voir moins d'analogie entre deux poètes
d'une même école qu'entre Tennyson et Owen Meredith. Ce qui
manque à l'un se trouve précisément la qualité par laquelle l'autre
se distingue. Disons en passant que ce pseudonyme d'Oiven Mère-
LA rOÉSlE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. 827
dith cache un nom connu, celui du fils unique de sir Edward Bulwer
Lytton, qui, pour n'avoir que vingt-deux ans et pour être secrétaire
d'ambassade, n'en est pas moins, ainsi que le lui disaient dernière-
ment certains critiques anglais peu louangeurs d'habitude, un vrai
poète, a truepoet.
Du point de vue surtout de la plus complète possession de la lan-
gue, il est impossible de ne pas accorder une très sérieuse attention
au volume de M. Lytton. Il y a là fort peu de fantaisie, moins encore
de sentimentalisme ou de gaspillage en fait de couleur. En vérité,
— et je le dis à son éloge, — je ne vois pas trop ce que ferait cette
foule de liseuses de profession, dont regorgent les salons anglais, de
ce petit livre où l'intérêt dramatique n'est pour rien, où l'amour ne
joue qu'un rôle secondaire, mais qui en revanche est plein d'une
vive préoccupation des problèmes psychologiques. Je ne sais ce que
dans l'avenir deviendra M. Lytton ; il se peut que les circonstances
le détournent de la route où il a déjà fait un premier pas, que ses
premières aspirations, au lieu de s'élever davantage, retombent, que
ses curiosités s'éteignent, qu'en un mot il se fatigue de penser et de
chercher, et reporte sur les affaires la somme de force intellectuelle
qui lui a été départie. Je ne sais, mais j'admets volontiers alors qu'il
a écrit sa dernière strophe, et le témoignage qu'il a donné de sa
valeur poétique me suffit. M. Lytton est déjà écrivain, parce qu'il est
penseur; il domine la langue, parce qu'il n'y voit que le moyen de
traduire l'idée qui le domine, lui, et son autorité sur l'une dépend
de sa soumission à l'autre. M. Lytton s'exprime lui-même, c'est-à-
dire, pour emprunter l'expression d'un ancien, il trouve les mots
nécessaires à sa pensée : invenit verha quibus deherel loqui.
Il y a dans le volume qu'il vient de publier un souffle de jeunesse,
un élan incontestable, mais en même temps l'évidence d'une trop
virile pensée, et surtout la trace trop profonde d'études réellement
aimées et comprises, pour que l'on puisse n'y reconnaître que l'ef-
fervescence poétique des premiers ans. Un sentiment vrai de l'anti-
quité, sentiment qui, au lieu de la rappeler sèchement, la fait revi-
vre, est ce qui anime M. Lytton dans tout ce qu'il a écrit, et il évite
également les deux manières par lesquelles on se trompe si facile-
ment au sujet de la civilisation antique, et dont l'une consiste à la
refaire à notre image, l'autre à nous refaire à la sienne. Du premier
de ces procédés, qui dépouille l'antiquité de sa grandeur sous pré-
texte de nous la rendre familière, nous n'avons eu pendant quarante
ans que trop d'exemples partout. Depuis une dizaine d'années, au
contraire, c'est le système opposé qui est en vogue, et en recher-
chant ce qu'on est convenu d'appeler la sévère pureté de l'art an-
tique, on arrive à créer des types dont le défaut est de ne vivre
nulle part, pas plus dans le monde antique que dans le nôtre.
8"28 REVUE DES DEUX MONDES.
Il y a presque autant de danger que de difficulté à vouloir repro-
duire ces grandes figures dont la passion explique, si elle n'excuse
pas les crimes. Trop frappé par le forfait seul qui semble les iso-
ler de leur espèce, on les juge trop sévèrement; trop attiré à suivre
les motifs qui les ont graduellement amenées à l'acte irrévocalDle,
on use facilement de trop d'indulgence à leur égard. M. Lytton a
su éviter ce double écueil dans sa Clyfemnestre, poème dramatique
où se reconnaît le profond , sentiment de la vérité antique. Tout en
suivant Eschyle quant à la manière dont Agaraemnon périt, enlacé
par la reine dans un filet qu'elle étend sur son bain, le poète anglais
a suivi la tradition de Sophocle quant à l'un des principaux motifs
du meurtre : il représente Clytemnestre avide de se venger du sacri-
fice d'Iphigénie. Sans chercher à défendre l'épouse coupable et sans
vouloir atténuer son crime en lui-même , M. Lytton a réussi à en-
tourer d'une certaine grandeur, presque d'un certain intérêt, cette
mère implacable, cette amante passionnée, qui, en connnettant un
meurtre qu'elle croit commandé par le destin, ne voit que celui
pour qui elle a tout oublié. La scène qui suit le meurtre et termine
le poème a une hardiesse qui plaît. Au moment où Electre vient
d'accabler Égisthe de ses injures et de son mépris, au moment où le
peuple, s' associant à sa douleur, commence à murmurer, les portes
du palais d'Agamemnon s'ouvrent, et l'on voit Clytemnestre, som-
bre et calme, debout près du cadavre du roi des rois. « Peuple
d'Argos, dit-elle, voyez l'homme qui fut votre roi! »
« Le Chcëur. — Mort! mort!
M Clytemnestre. — La destinée seule l'a frappé.
« Le CurEUR. — Mort! mort! hélas! Regardez-le donc étendu! cette tète
si noble couchée si bas !
« Clytemnestre. — Lui, le sacrificateur des femmes, voyez -le sacrifié
lui-même par une femme! C'est la justice suprême qui en appelle à vous!
« Le CiiœuR. — Hélas! hélas! où trouver des paroles pour cette douleur?
« Clytemnestre. — Nous ne sommes que les instrumens des dieux. Notre
œuvre ne provient pas de nous-mêmes, mais du destin. Un dieu prend
réclair et le dirige, il fi'appe et tue, et passe outre, pur en lui-même comme
au moment où il jaillit du sein lumineux de l'Olympe. Dans ce cœur, les
torts du passé sont ensevelis. Je suis vengée, et je pardonne. Qu'on l'ho-
nore, lui; c'est toujours un roi, quoique tombé.
« Le Chceur. — Comme sur le crime elle pose le diadème de la vertu! se
tenant là, austère, comme l'arbitre du destin! Non, nul acte, quel qu'il fût,
ne pourrait la réduire à n'être pas grande. »
L'unité du caractère de Clytemnestre, M. Lytton l'a trouvée dans
l'orgueil souverain joint à la passion, comme Shelley, ainsi que nous
le verrons tout à l'heure, a découvert celle du caractère de Béatrix
Cenci dans la chasteté et le respect de son nom. Il y a une grande
LA POÉSIE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. 8'29
distance cependant de l'une à l'autre, et personne, je pense, ne
s'imaginera que je veuille mettre au même rang la vierge romaine
outragée et la criminelle sœur d'Hélène. J'indique seulement le pro-
cédé employé par ceux qui, dans le domaine de l'art, s'attachent
à de pareilles héroïnes, et, suivant leur développement psycholo-
gique pas à pas, cherchent la raison d'être de ce qui les met à part
dans la famille humaine, tentent de saisir le point délicat où la trans-
formation s'opère, où ce qui n'était qu'énergie devient violence, où
l'idée du juste se trouble, et où d'une perturbation morale et in-
tellectuelle sort le crime.
Si je pouvais m' arrêter à chacun des morceaux qui, dans le
volume de M. Lytton, me semblent appeler une attention sérieuse,
je signalerais the Earl's return et a Soul's loss. La pièce intitulée
la Perte d'une Ame intéresse en ce qu'elle contient indirectement une
sorte de profession de foi du poète à l'égard de l'amour. On sait ce
qu'a produit l'école de Byron en pareille matière, et à qui nous
devons tant de héros et d'héroïnes commençant par le romanesque
et finissant par le cynisme. Tout ce chapitre interminable des pré-
tendues (( désillusions » du cœur, nous ne savons que trop qui en a
écrit les premières pages, et ce n'est pas, à mon avis, un des moin-
dres mérites de la phalange anglo-saxonne que d'avoir, à la suite de
Shelley, de Wordsworth et de Coleridge, mis en déroute toute cette
bande de recrues du sentimentalisme, et cherché à rendre le sérieux
de sa puissance à cette noble passion qui ne peut choisir une âme
humaine pour sa demeure sans qu'à l'instant cette âme ne s'ouvre
à la poésie et au sentiment du vrai. Dans la vie de l'homme, c'est
de l'amour surtout qu'on peut dire qu'il n'est ni rien ni tout, et le
malheur veut que ceux qui au début de l'existence s'imaginent que
l'amour est tout arrivent d'ordinaire à la fin en croyant que l'amour
n'est rien.
A Soul's loss décrit une situation assez fréquente de nos jours,
une phase assez familière de notre malaise psychologique : cet état
de l'âme chez l'homme supérieur qui aime au-dessous de lui, et qui
n'a pas été trompé, mais qui s'est trompé; vraie passion celle-là,
souffrance sublime qui, pour avoir été devinée, il y a deux siècles,
par Molière dans son Alceste, n'en est pas moins vraie aujourd'hui, et
n'en demeure pas moins la source cachée, mais féconde, de l'inépui-
sable indulgence des grands cœurs et des intelligences hautes. Avoir
une seule fois compris l'incapacité d'élévation d'une âme qu'on
croyait sœur de la sienne, quelle leçon! Et quelle pitié profonde
doit s'unir à la tristesse de celui qui vient de reconnaître qu'en
amour la plupart du temps l'âme n'est qu'éprise de ce qu'il y a de
beau et de poétique en elle-même ! Je sais gré à M. Lytton d'avoir
830 REVUE DES DEUX MONDES.
à vingt ans compris cela, et d'avoir si dignement senti comment on
peut voir se dissiper son rêve, et comment on doit supporter le ré-
veil :
« Tout ne s'écroule pas avec l'araour!
« Sois le bienvenu, ô travail, antique associé de Thomme! Comment!
Devrai-je donc périr, échouer ainsi en vue de mes années futures, inabor-
dées? Non! je dois lutter, même cette douleur se peut vaincre.
« De leurs tombeaux, les grands morts me tendent la main et m'encou-
ragent au combat; le cœur de Shakspeare bat à rencontre du mien, Platon
me parle en ami, la philosophie remplit la vie.
« Et cependant, avant que la feuille ne soit tournée, les vérités qu'elle
enseignait s'amoindrissent.
« Mesuré à mon chagrin, que Shakspeare lui-même est petit ! que Platon
sait peu consoler ! La douleur leur est supérieure à tous ! »
Il y a dans ces aspirations vers l'idéal une noblesse, dans la dé-
faillance qui les suit un naturel, et dans le courage comme dans le
désespoir une sincérité qui sont, si je ne me trompe, des qualités
peu communes aujourd'hui. Je conçois que la critique en Angleterre
ait pu saluer en M. Lytton un « vrai poète. »
Maintenant est-ce à dire que ce que M. Lytton nomme lui-même
ses « années futures inabordées » doive nécessairement être con-
sacré au culte de l'art poétique? Et doit-on voir dans son remar-
quable volume de vers ce que l'on est convenu d'appeler une pro-
messe d'excellence à venir? J'éprouverais quelque embarras à le
dire. Et d'ailleurs pourquoi, sous prétexte qu'un homme est jeune,
pourquoi vouloir absolument que l'œuvre où il se manifeste pour la
première fois ne soit qu'une promesse, qu'une sorte d'ombre pro-
jetée par le talent futur que vous lui supposez, qu'un gage de ce qui
n'est pas encore et peut n'être jamais? A vingt ans, l'intelligence et
l'âme sont complèteg dans leur jeunesse, comme plus tôt elles le
sont dans l'enfance, et plus tard dans la maturité. C'est folie de
croire que toujours le développement intellectuel dépende de la pro-
gression du temps. Telle nature livre au printemps toutes les richesses
qui chez telle autre attendent pour mûrir que le soleil d'automne ait
lui. Que d'arbres dont la fleur seule vaut quelque chose! Et que
dirait-on du jardinier qui ne verrait dans une rose que la promesse
de cette baie insignifiante qui pourtant est très véritablement le
fruit de la plante? Non, il vaut mieux prendre chaque œuvre pour
ce qu'elle est que pour ce qu'elle semble présager; de cette façon
aussi on évite bien des déceptions. Nous en avons devant nous la
preuve, car en lisant Maud par exemple, que doivent conclure au-
jourd'hui ceux cpii, dans les premiers ouvrages de Tennyson, voyaient
surtout la promesse de fruits splendides? Mais parce que chez Ten-
LA POÉSIE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. 831
nyson le talent n'a pas grandi avec l'âge, cela empêche-t-il que
l'œuvre de sa jeunesse ne soit une et complète, que ce qu'il a donné
à la langue anglaise ne compte pour celle-ci parmi les joyaux de sa
couronne? Seulement dans cette œuvre il eût fallu voir, au lieu d'une
promesse, l'accomplissement entier de toutes celles que la Muse
avait pu donner, a fui filment, comme disent les Anglais. On s'expli-
quera mieux toutefois ce caractère de Tennyson, en quoi il diffère,
en quoi il relève de Shelley, si l'on revient avec nous à notre point
de départ, — au talent, aux œuvres, à l'individualité de Shelley lui-
même.
II.
Shelley est sans contredit de notre temps un des sujets d'études
les plus curieux pour qui dans le poète cherche plus qu'un simple
faiseur de vers. Il y a chez lui absence totale de parti pris et une
sincérité qui ne s'altère jamais, chose que l'on ne retrouve chez au-
cun de ses contemporains, si ce n'est Coleridge; mais Coleridge, qui
est indubitablement un bien plus grand esprit, qui peut comme pen-
seur se placer à part et très haut, Coleridge est moins poète que
Shelley. Il l'est moins inévitablement, Shelley ne s'affranchit qu'à
de rares et courts intervalles de cette sujétion à une puissance mys-
térieuse qui est le signe de l'enthousiasme vrai. Il est toujours do-
miné, possédé, et, esclave inspiré d'une force en dehors de lui, ce
qu'il donne au monde n'est que le reflet d'une lumière dont il est
plein, l'écho d'un son qu'il ne cesse jamais d'entendre.
L'attrait de l'infini était irrésistible pour Shelley, et les « ailes de
l'âme, » comme dit Platon, l'emportaient sans cesse. Revenir à ce
que nous appelons la vie lui était pénible : il ne le faisait qu'avec
effort et aux dépens de ses plus intimes joies. En touchant à la réa-
lité, sa passion poétique prenait fin. Cette force étrangère, domi-
natrice, que j'indiquais tout à l'heure, n'agissait plus sur lui, et son
esprit, en s' affranchissant, s'attristait. Cependant à côté du poète
vivait une compagne de tous les jours, une femme aussi intelligente
que dévouée, et qui, bien qu'elle comprît, qu'elle partageât même
parfois son exaltation, la redoutait et craignait pour lui les suites
d'une absorption si complète, d'une si absolue possession. Ramener
Shelley non pas au vrai, — il ne s'en écartait jamais, — mais au
réel, l'attacher aux choses humaines du même amour qu'aux choses
abstraites, telle était la mission que se donna une des plus nobles
personnes qu'il y ait eu au monde, une de celles qui avaient le plus
qualité de toute façon pour entreprendre et mener son œuvre à bien.
« Je désirais ardemment, disait-elle en 1820, que Shelley adop-
832 REVUE DES DEUX MONDES.
tât un genre de sujets mieux appréciable généralement que des
poèmes conçus dans l'esprit abstrait et rêveur de la Sorcière de
l'Atlas. Je ne désirai point cela du point de vue étroit de sa renom-
mée ou de l'étendue de sa gloire ; mais j'étais persuadée qu'il se
serait davantage rendu compte de lui-même, qu'il aurait mieux do-
miné et dirigé son propre talent, si une plus immédiate influence sur
le public avait pu résulter de chacun de ses écrits. »
Avant d'aborder la question de ce réalisme dans l'art qui d'in-
stinct l'attirait si peu, et qui cependant réservait à Shelley de si
féconds, quoique rares succès, j'ai besoin d'épuiser le chapitre des
sympathies intellectuelles de Shelley, et d'examiner une fois pour
toutes sa raison d'être littéraire, la cause qui fait qu'il est lui, et
qui détermine également l'admiration de ses disciples et l'éloigne-
ment de ceux qui ne le comprennent pas.
Devant l'intolérance du protestantisme anglican, l'illogique dog-
'matisme du hiijh church et les hypocrites dénonciations des métho-
distes et des dissenters, on n'était accoutumé dans le commence-
ment de ce siècle, en Angleterre, qu'à une opposition étayée sur
le matérialisme. Contre le faux du pharisaisme régnant, on n'avait
recours, quand on s'insurgeait un peu, qu'aux armes d'un posi-
tivisme plus faible et plus faux encore. On croyait sérieusement h
Voltaire, et si on affectait de le condamner, c'était par conviction
de sa puissance, et en le tenant pour le plus terrible ennemi de Dieu
sur la terre, quelque chose comme le diable lui-même. Ce qui nous
révolte surtout dans l'état de la société en Angleterre durant les
quinze ou vingt premières années de ce siècle, c'est sa grossière
frivolité, si je puis me servir de ce mot. Acharnée à paraître, elle
ne prend la peine d'être rien, se passe de toute recherche sur les
questions les plus graves, accepte tous les jougs, et se prosterne
devant des semblans de choses qu'elle ne comprend pas assez pour
les savoir respecter au fond; — c'est le xviii' siècle tel qu'il pouvait
être chez les Anglais, — c'est-à-dire sans esprit, sans élégance et
sans courage. A cette époque où politiquement l'Angleterre s'élève
si haut, elle est philosophiquement plus déshéritée qu'à toute autre.
Elle compte une foule d'orateurs illustres, d'écrivains brillans, de
très grands poètes; — elle n'a qu'un seul penseur : Coleridge. —
Mais celui-là, précisément en raison de sa supériorité, passe pour
un visionnaire.
Vue de près et bien examinée, avec son ignorance et son orgueil,
ses étroits préjugés et son immense mauvais goût, sa lâche hypo-
crisie et son indifférence pour le beau, peu de sociétés, je le crois,
ont été plus foncièrement athées, ces,t-k-dive privées de Dieu, que
cette société anglaise, futile et sensuelle, que menait Brummel par
LA POÉSIE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. 831)
le bout de la cravate, et que les vices de George IV n'épouvantaient
pas. Nous l'avons dit, on en était en Angleterre au matérialisme;
on n'aimait pas les idées, on n'en avait point l'habitude, et ce mot
banal d'obscur, on le jetait à tout propos à quiconque, en écrivant,
se permettait de sortir du domaine des faits, sondait les causes, ou
se laissait fasciner par ces mystères qui, <( dans la terre et au ciel,
sont, » comme le dit Hamlet, « au-dessus de ce que rêve notre phi-
losophie. » L'Angleterre était romanesque et motler of fact, pleine
d'aflectation et de sensiblerie, mais en somme fort terre à terre. Or,
par aucun côté de son talent, Shelley ne pouvait répondre à cet état
des âmes que Byron, dans sa première phase, satisfaisait tout entier,
et sur lequel il agissait par contraste autant que par affinité.
La société en général goûtait, sans l'avouer, dans Byron, cette
dernière étincelle du voltairianisme qu'elle comprenait, pendant
que les puritains le damnaient, non point « à petit bruit, » mais le
plus bruyamment possible, pour cause « d'irrévérence. » Au moins
avec Byron on savait à quoi s'en tenir; il parlait la langue de tout
le monde, et n'était jamais (( obscur. » S'il attaquait « l'église éta-
blie, » c'était dans les termes de ce vocabulaire familier qu'inventa
le matérialisme pour persuader aux esprits peu élevés qu'ils sont
profonds; quels que fussent d'ailleurs ses crimes, n'était-il pas le
plus victorieux, le premier des « romanesques, » défendu par tout
un cortège de héros et d'héroïnes impossibles, mais charmans à voir,
assurait-on, et qui toujours ont figuré en tête de cet immense bal
masqué du sentimentalisme que l'Angleterre pendant vingt ans a
donné à l'Europe entière? L'auteur de Lara eût pu, par tout ce qui
lui manquait, reconquérir une gloire sans égale parmi ses compa-
triotes, si l'humeur dédaigneuse et la verve satirique, en se déve-
loppant chez lui, ne lui eussent montré l'incompatibilité de sa supé-
riorité réelle avec les tendances anglaises. Nous devons à cela tout
ce qu'il y a de vrai dans Byron; mais ce vrai, source de sa plus
grande œuvre, le Bon Juan, ne se rattache nullement au vrai ab-
strait ou à un ordre d'idées transcendantes. Il reste dans les limites
de l'observation du fait; l'idée proprement dite n'a rien à faire dans
tout cela, et Byron, tout en offensant les préjugés de sa nation, de-
meure autant qu'elle ennemi des idéologues, aussi éloigné qu'elle peut
l'être de toute « habitude de l'infini. » Pour cette raison-là même,
le poète de Don Juan a pu être réprouvé sans être impopulaire.
Avec Shelley, le cas est tout autre. Il est foudroyé non-seulement
de toute la hauteur du puritanisme et du cant anglais, mais de toute
celle de son ignorance philosophique, ce qui est bien pis. Shelley,
ce platonicien sincère et que tous ses instincts conviaient au mysti-
cisme, Shelley que, lorsqu'on le connaît, on conçoit si bien, avec
TOME I. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
quelques années de plus, arrivant à travers saint Augustin et Des-
cartes aux plus vives ardeurs de la foi, — Shelley passa en Angle-
terre pour quelque chose de pis qu'un athée ! On fût volontiers à son
égard revenu aux pratiques du moyen âge, et plus d'un prédicateur
protestant, plus d'un gros counfry gentlemon, plus d'une respectable
mère de famille s'est dit, je pense, que les bûchers de l'inquisition
trouveraient au besoin une excuse, s'ils ne s'appliquaient qu'à la
punition d'hommes aussi évidemment marqués des signes de la ré-
probation que l'auteur de la Révolte d" Islam.
On avait à son endroit des terreurs étranges et vagues, on le re-
doutait et on l'anathématisait d'autant plus qu'on le comprenait
moins. Yoilà pourquoi Shelley, condamné ostensiblement au nom
de toutes les conventions religieuses, politiques et morales, ne fut
absout en secret par aucun admirateur timide, et ne compta aucun
de ces amis cachés dont la ferveur intelligente venge des dédains
populaires. Au fond, les théories mêmes de Shelley s'opposaient à
tout rapprochement entre le poète et l'esprit de son temps. Non-seu-
lement il y avait chez lui une obéissance instinctive à la muse, à la
force extérieure qui le dominait, mais le but de sa vie était a d'idéa-
liser le réel, » selon l'expression qu'emploie sa femme, de procla-
mer partout la souveraineté de l'idée sur le fait. On a de lui à cet
égard quelques réflexions qui valent la peine d'être citées, car elles
expriment toute sa pensée sur la poésie.
« Nous savons plus, dit-il, en fait de politique, de morale et d'histoire, que
nous ne pouvons coordonner et mettre en pratique, nous avons plus de con-
naissances scientifiques que nous ne nous entendons à les distribuer utile-
ment; mais la poésie, inhérente à tout système de pensée, quel qu'il soit, est
étouffée sous l'accumulation des faits et des procédés mécaniques. L'âme
souffre du corps. La science ne nous manque pas; touchant tous les problèmes
sociaux, nous sommes parfaitement instruits de tout ce qui vaudrait mieux
que ce que nous faisons et souffrons; je le répète, la science, nous l'avons
abondamment; — ce qui nous manque, c'est la faculté créatrice qui fait ima-
giner ce qu'on sait, l'élan généreux qui nous pousse à être ce que nous con-
cevons : — la poésie de la vie nous manque ! Nos calcids ont outrepassé notre
force calculatrice; nous nous sommes échappés à nous-mêmes, et ce que nous
avons absorbé nous absorbe'. Faute de la faculté poétique par laquelle nous
restons supérieurs à ce que nous savons, l'étude de certaines connaissances,
en reculant les bornes du pouvoir de l'homme sur le monde du dehors, a
rétréci celles de son action sur le monde du dedans, et tout en réduisant
les élémens mêmes à être ses esclaves, il est, lui, l'esclave de sa propre peti-
tesse. L'homme est inférieur à ce qu'il sait 11 n'est jamais plus nécessaire
de s'adonner au culte de la poésie qu'à ces époques où, par le développement
excessif de l'égoïsrae, la quantité de ce qui constitue le matériel de la vie
positive dépasse la puissance que nous avons de nous le subordonner : le
LA POÉSIE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. 835
corps est alors trop pesant pour ce qui l'anime. La poésie est d'essence
divine; c'est le centre à la fois et la circonférence de toute science, la racine
et le fruit de tout système de pensée humaine, l'origine et le résultat, le secret
de la vie de toute chose La poésie opposée au principe égoïste dont l'or
est la visible incarnation, c'est Dieu vis-à-vis de Mammon (1). »
Qu'on s'imagine maintenant celui qui écrivait ces lignes, et dont
la vie se passait réellement à mettre en pratique ses théories, qu'on
s'imagine celui-là aux prises avec la société anglaise de 1812 à 1820.
On comprend que par aucun côté il n'eut d'affinité avec elle. Aussi,
comme j'ai déjà tâché de le faire entendre ici, cette société, produit
d'élémens étrangers et hétérogènes, dernier débris d'une civilisation
à part, cette société teuto-normande, où s'alliait à la frivolité raffinée
des Stuarts le brutal sensualisme des guelfes, allait finir. Elle a jeté
son dernier feu dans les soupers de Garlton-House, et avant que le
prince qui la personnifiait si bien, avant que George IV eût cessé
d'être, elle n'était plus. L'élément anglo-saxon se développait, et la
société anglaise s'édifiait graduellement en prenant tous les radica-
lismes pour base. Politiquement, il est difficile de prévoir ce qui ad-
viendra de tout cela; moralement et intellectuellement, l'Angleterre
est dans une période de transition, mais elle a au moins cela de bon,
qu'affranchie à cette heure de tout préjugé et de tout parti pris, elle
met autant d'ardeur sincère à tout chercher qu'elle met de sincère
libéralisme à ne rien exclure.
On pouvait donc, il y a quelques années même, prévoir chez les
Anglais cette insurrection du spiritualisme contre le matérialisme qui
éclate aujourd'hui. Jamais depuis le x\T siècle, où la philosophie
était en honneur en Angleterre, on n'y a pu constater un si grand
déploiement de tendances spéculatives qu'à notre époque même, où
le positivisme s'est pour ainsi dire incarné dans l'industrie. On dirait
que les esprits sentent le besoin de l'idéal, et, contre la pression du
réel, ils s'échappent en mille théories insaisissables, en aspirations
plus vagues les unes que les autres, se laissant entraîner même au
merveilleux avec une facilité extrême. Rien d'étonnant dès-lors à ce
que les hommes de la trempe de Coleridge ou de Shelley exercent
une influence très marquée et très féconde. Leur gloire d'aujour-
d'hui est inséparable de leur défaveur d'hier et en dépend. Ceci est
surtout évident pour le dernier des deux, car Coleridge se tient vo-
lontiers dans le domaine de la métaphysique pure, et se sert bien
moins que Shelley de l'art pour interpréter ses théories.
Si maintenant nous arrivons à la question du réalisme dans la
(1) Defence of Poetry, Siielley's Essays and Letiers, 2 vol., Londoiij Edward Moxon^
1854.
836 REVUE DES DEUX MONDES.
langue, de ce réalisme excessif aujonrd'liui, est-il besoin de dire que
Shelley n'en est point l'inventeur? Byron l'avait devancé par Beppo
et par les piemiers chants de Don Juan. Dans une lettre adressée à
sa femme dans le courant de l'année qui précéda sa mort (1821) et
pendant une visite qu'il fit à Byron à Ravenne, Shelley écrivait ce
qui suit : « Il m'a lu iin des chants inédits du Bon Juan; c'est éton-
namment beau. Cela le met non-seulement au-dessus, mais à mille
pieds au-dessus de tous les poètes de nos jours. Chaque mot là-de-
dans a le caractère de ce qui subsiste. C'est incroyable de puissance,
et surtout d'une puissance si facile! Cela atteint jusqu'à un certain
point le but que depuis si longtemps je me tue à proposer à tout le
monde, c'est-à-dire la création de quelque chose de totalement nou-
veau, mais en rapport avec notre temps, quelque chose de vrai,
inais de supérieurement beau. — Me flatté-je? Je ne le sais. — Mais
dans cette œuvre si grande je crois trouver la trace des constantes
exhortations que je lui ai faites de créer ce qui serait vraiment origi-
nal, d'oser à la lin n'être que lui ! »
11 serait en effet étrange que l'enthousiaste et mystique Shelley
fût à la fin pour quelque chose dans la production d'une œuvre dont
le fond était si antipathique à toutes ses propres tendances, à son ta-
lent même, quelque admiration que la forme ait pu lui inspirer; mais
cela s'explique par la profonde vérité du chef-d'œuvre de Byron, par
le désir que manifestait Shelley qu'il fût lui! lui et pas un autre, lui
entièrement et simplement! C'est bien ce que, pour la première fois
de sa vie peut-être, devint Byron en écrivant le Bon Juan, et c'est
par cette sincérité de talent qu'il parvint à rendre Shelley enthou-
siaste de ce qui, par le détail seulement, lui eût peut-être répugné.
C'est du reste, il faut bien le remarquer, un signe irrécusable de la
supériorité de celui-ci. Quel que pût être son éloignement pour la
tournure d'esprit de son illustre et noble ami, chaque fois que lord
Byron <( osait être lui, » et, sans rien emprunter nulle part, se mon-
trait avec ses vraies qualités et ses défauts vrais, Shelley le compre-
nait, l'admirait, sentait profondément tout ce qu'il valait, — tandis
qu'au contraire Byron n'a jamais pu un moment arriver à apprécier
Shelley, dont il ne goûtait qu'un seul morceau, lîosaiind and Ilelen,
épisode en vers d'une demi-douzaine de pages, aussi insignifiant par
le fond que faible et terne par l'expression; sacrifice d'un esprit dé-
couragé et plein d'ennuis à un geni-e faux, et qui heureusement
n'eut aucune espèce de retentissement.
Après les premiers chants du Don Juan, Shelley se prit à songer
sérieusement à une modification de la langue poétique dans le sens
d'un réalisme plus grand. Il entendait depuis longues années les pré-
dications à ce sujet de son ami Leigh Hunt, lequel était le théoricien
LA POÉSIE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. 837
de la bande, l'homme à convictions fortes et à argumens ingénieux,
l'intelligence dépourvue de talent qui se trouve plus ou moins dans
toute école d'art, et dont les préceptes sont souvent admirables, si
à tout instant ils ne couraient risque d'être compromis par l'exemple
du précepteur. Je ne me chargerai point d'examiner jusqu'à quel
point ce que produisait de temps en temps Leigh Hunt mettait Shel-
ley en garde contre ce qu'il prêchait. Un jour pourtant l'artiste vou-
lut s'essayer à une forme nouvelle, et il cisela un des plus charmans
bijoux de l'écrin poétique de l'Angleterre, Julian and Maddalo. Aussi
est-ce à Leigh Hunt qu'il l'envoie, en le priant de le faire publier
sans nom d'auteur. «Deux des personnages, dit-il dans sa lettre d'en-
voi, seront reconnus par vous tout de suite; le troisième est égale-
ment un portrait : seulement ce qui l'entoure, les accessoires de temps
et de lieu, tout cela est idéal. Yous trouverez, je pense, ce petit
poème conforme à vos notions sur ce que le style poétique doit être.
J'y ai mis une certaine familiarité d'idiome, afin de reproduire le lan-
gage usuel dont se servent en parlant les gens placés par l'éduca-
tion et le raffinement de sentiment au-dessus du vulgaire. De ce der-
nier mot, je me sers dans son sens le plus étendu; la trivialité des
classes supérieures, des gens de la fashion, est aussi choquante que
celle du peuple, et son argot exprime autant les conceptions les plus
impropres à la poésie. Encore ne suis-je pas sûr que le style familier
puisse convenir à un sujet dont l'élévation et la passion, déliassant
certaines formes, touchent aux limites de l'idéal. La vraie et forte
passion s'exprime naturellement par métaphores, prend ses images
partout, mais couvre tout du voile de sa grandeur. »
Sous ce rapport, \e Julian and Maddalo de Shelley est un petit chef-
d'œuvre qu'il suffirait de traduire en entier pour montrer combien
tout le monde en a fait son profit. Rien de plus simple que la don-
née, qui n'est autre chose qu'une visite faite par Byron et Shelley
à un malheureux enfermé dans l'hospice des aliénés, près de Venise;
mais aussi quelle élévation de sentiment, quelle finesse de touche,
€t comme les souff"rances de cet infortuné sont délicatement et pres-
que tendrement indiquées, au lieu d'être brutalement cataloguées,
comme c'est de mode aujourd'hui ! Comme tout cela est vrai en
même temps que réel !
Sur la cause de cette folie, dont les divagations éloquentes écou-
tées par les deux amis sont presque tout le poème, nous ne sommes
pas très exactement renseignés. «D'où vient qu'il est fou? demande
Julian. — Je ne le sais, hélas! répond Maddalo. Une dame vint ici
avec lui de France; puis, lorsqu'elle le quitta, il se prit à errer va-
guement sur ces îles désertes des lagunes. Il n'avait ni terres, ni
écus. La police le saisit et l'enferma parmi les fous. Dieu sait quelle
838 REVUE DES DEUX MONDES.
manie le posséda alors, mais il ne voulut jamais s'en aller cle là, de
sorte que je lui fis arranger un appartement ayant vue sur la mer,
et lui envoyai des livres, des fleurs, un piano, de la musique, tout ce
qui semblait avoir autrefois charmé sa vie. — Les couleurs de sa
fantaisie sont vives, reprend Julian, et le langage de sa douleur est
élevé, si élevé qu'il n'y manque que le rliythme pour lui mériter le
nom de poésie. — Eh! mon Dieu! dit Maddalo, les plus malheureux
trouvent l'origine de leur talent dans l'infortune, et n'enseignent
dans leurs œuvres que ce que la souffrance leur a appris. »
Un seul passage révèle quelque peu la trahison qu'a eu à déplorer
le héros du poème. Dans un moment de lucidité, il s'adresse à un
être absent, sans doute à celle qui l'a abandonné.
« Quel châtiment cruel au-delà de toute cruauté, s'écrie-t-il, que de faire
de l'amour même l'élément de l'enfer de l'âme ! Me torturer ainsi, moi qui
aimais et plaignais toute chose créée, moi qui ne suis qu'un nerf qui vibre
à toutes les duretés pratiquées sur la terre, qui pour toi étais la flamme de
ton foyer, quand tout à l'entourse refroidissait! Et tes malédictions, tu les
fais pleuvoir de lèvres débordant jadis d'une trop amoureuse éloquence!...
Ali ! je devine. Tu diras plus tard combien c'était horrible d'avoir à affron-
ter mon amour quand le tien n'existait plus ! Tu t'étonneras de ce que j'aie
pu consacrer à l'amour un pareil visage (hélas ! il est vrai que la nature ne
m'a point façonné avec art); — mais ne cherche pas là une excuse, car
depuis que pour la première fois, il y a longues années, ton regard s'en-
flamma au feu de mon regard, je n'ai point changé; je suis ce que j'étais de
corps et d'âme, n'ayant subi que ce seul changement qu'inflige l'amour
alors qu'il cesse... Ah! que les paroles sont vaines!... »
Julian and Maddalo finit, ainsi qu'il a commencé, par une conver-
sation entre Shelley et la fille naturelle de lord Byron, cette Allegra
dont l'auteur de Proniéthée fait un si ravissant portrait dans une de
ses lettres. Quelques années se sont écoulées; l'enfant, qui dans les
premières pages du récit s'amuse à rouler des billes sur une table
de billard, est devenue une femme, « telle que j'en ai peu vu, »
s'écrie le poète, « une merveille de la terre, une femme pareille à
celles de Shakspeare ! » Maddalo est en Orient, son grand chien est
mort, son palais vide, n'était sa fille qui reçoit le voyageur. Sur
l'étrange hôte de l'hospice des aliénés, elle rassemble ses souvenirs.
Deux ans après la visite que nous savons, il tomba gravement ma-
lade, et la dame d'autrefois revint. Sa venue parut le guérir. « Ils
demeurèrent ensemble chez mon père, dit la belle Allegra, car je me
rappelle (j'avais dix ans) avoir joué avec le châle de la dame. Après
tout, elle le quitta de nouveau. — Quel cœur de pierre avait-elle
donc! s'écrie le poète. Et la fin? — N'était-ce pas assez? réplique la
jeune femme. Ils se retrouvèrent et se quittèrent. — Enfant, est-ce là
LA POÉSIE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. 839
tout?» Allegra reprend la parole pour terminer le poème par ces
mots : « Peut-êti-e y a-t-il quelque chose de plus, quelque chose qui
porte l'empreinte de leurs maux, et dit pourquoi ils se quittèrent,
comment ils s'étaient rencontrés; mais ne me demandez pas davan-
tage. Fermons les années sur leur mémoire, comme là-bas est fermé
le marbre qui recouvre leurs corps. — Cependant je questionnai tou-
jours, et enfin elle me dit la manière dont tout se passa; mais je ne
l'apprendrai pas à ce monde si indifférent et si froid. »
Il faut lire le poème en entier pour se convaincre de toute l'in-
fluence qu'a pu exercer Julian and Moddalo sur la forme et l'expres-
sion adoptées si communément de nos jours; mais dans cette esquisse
de Shelley il y avait une sobriété de détails, une passion intense et
une réserve que trop peu de gens ont su imiter. Julian and Maddalo
est l'œuvre d'un maître; c'est le joyau ciselé par le sculpteur du Per-
sée, et qui, sortant merveille de ses mains, ne serait peut-être rien
entre celles d'un moindre artiste.
Je voudrais pouvoir dire quelques mots d'une œuvre de Shelley,
tentative unique dans son genre, drame impossible au théâtre, ou-
vrage inconnu à la plupart des lecteurs, et qui pourtant de son
vivant même, et selon les critiques les plus hostiles, mettait Shelley
à la tête de l'art dramatique en Angleterre, — j'entends parler des
Cenci. Jamais le réalisme de Shelley ne s'est autant développé que dans
ce terrible drame; lui-même le sent et dit dans la dédicace qu'il en
fit à Leigh Hunt : « Les écrits que j'ai publiés jusqu'à présent n'ont
guère été que des visions qui représentaient mon impression person-
nelle du beau et du juste. Je vois tous leurs défauts, — défauts de
jeunesse et d'impatience : — ce sont des rêves de ce qui doit être ou
de ce qui peut même être un jour; mais le drame que je vous envoie
ici est une terrible réalité. J'abandonne ma présomptueuse attitude
de pédagogue, et me contente cette fois de peindre ce qui fut avec
les couleurs que je trouve dans mon propre cœur. »
En effet, le mot de cœur est bien celui qu'il faut. Le réel, chez
Shelley, ne procède que de là. Aussi, tandis que la victime Béatrix,
née de toutes les tendresses, de toutes les commisérations du poète,
véritable fruit de son cœur, est une des plus belles et des plus com-
plètes créations qu'il y ait, le vieux Cenci, produit de l'imagination
seule, n'est ni réel, ni vrai, mais il choque autant par ce qu'il a de
faux que par ce qu'il a de révoltant. Sous ce rapport, Shelley est
une des natures les plus étranges que je sache. Il y a chez lui une
rare inaptitude à concevoir le mal, et n'arrivant jamais à le com-
prendre tel qu'il est, c'est-à-dire avec ses nuances du plus ou du
moins, il le voit toujours à travers son imagination, et produit quel-
que chose d'exagéré, de monstrueux en un mot. Il y a du Hamlet
840 REVUE DES DEUX MONDES.
dans Shelley. Au contact du crime il divague, et les pures résonnances
de cette âme délicate deviennent aussitôt discordantes, fausses : Like
sweet bells Jnngled ont of lune, comme dit Ophélia.
11 est juste de dire que la vérité historique ne laisse pas grande
latitude au peintre pour l'adoucissement de ses teintes, — plus hor-
rible coquin que François Cenci n'ayant jamais existé; — mais ce-
pendant il convient de voir comment en pareil cas agit le maître ab-
solu de l'art dramatique, Shakspeare. Étudiez un peu le roi Jean et
Richard III, lago, lady Macbeth, Angelo dans Mesure pour Mesure,
les fdles du roi Léar et tous ceux dans lesquels l'humaine nature se
montre sous son aspect le plus atroce; regardez-les bien, et pour
cruels ou vils, ou abominables qu'ils soient de n'importe quelle façon,
ils n'en demeurent pas moins essentiellement hommes, — à défaut de
la bonté, marqués des faiblesses de notre race, et du milieu de leurs
crimes mêmes se rattachant par quelque misère à leur espèce. Ils
sont dénaturés, mais vrais; ils ne sont point des démons, pas plus
que leurs antagonistes ne sont des anges; — ce sont des hommes,
rien de plus, rien de moins. Quand Shakspeare a voulu faire un
monstre, il ne lui a laissé complètement ni l'aj^parence ni les percep-
tions humaines; il est descendu d'un pas vers la brute, et a fait Gali-
ban. Il aurait conçu François Cenci d'une tout autre manière que
ne l'a fait Shelley, lequel semble ne mettre en scène ce personnage
effroyable que sous l'obsession d'une surnaturelle terreur. Le récit
historique assure, je le sais bien, que ce vieux misérable ne vivait
que du constant espoir de la mort des siens, et disait aux ouvriers
mêmes qui construisaient dans son palais une certaine chapelle dé-
diée à saint Thomas : d C'est là que je les veux mettre tous! » Mais
il ne devait point rassembler ses parens et amis autour de sa table
pour leur dire combien il trouvait de plaisir à commettre des crimes!
J'aime mieux ce qu'en dit Stendhal après des années passées à Rome*,
où chacun parle encore, au bout de deux cent cinquante ans, de l'his-
toire des Cenci comme de la sienne. <( Il s'est bien gardé de la mala-
dresse insigne de donner la clé de son caractère. . . Il a vécu sans
confident et n'a prononcé de paroles que celles qui étaient utiles
pour l'avancement de ses desseins. » Yoilà l'homme en effet; snatura-
tamenfe bizarro, comme le raconte un contemporain, mais taciturne
et dédaigneux, ne trouvant aucun plaisir dans la société de ses sem-
blables, c( voyageant même seul et sans prévenir personne; » géné-
reux de son argent, frappant à coup sûr qui l'offensait, et supprimant
l'instrument de sa vengeance sitôt après; dissimulé par tempéra-
ment, hardi par calcul, tenant jdIus du serpent que du tigre; mais,
— ne l'oublions pas, — d'une si grande susceptibilité nerveuse, que
«pour peu qu'il fût irrité ou ému, il tremblait excessivement, n Une
LA POÉSIE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. 841
pareille nature n'est point fanfaronne : si elle s'épanche parfois en
apparence, ce n'est que pour produire une impression voulue, pour
s'assurer l'impunité d'avance; mais la loquacité n'est ni de son hu-
meur instinctive, ni même de son temps. Le François Cenci de Shel-
ley, loin d'être un Italien du xvr siècle, ressemble bien plus à un
bavard de nos jours, qui dit plus qu'il ne fait. Évidemment le poète
A'Alastor ne sait pas comprendre cette iniquité compliquée. Chacun
des traits par lesquels il voulait la peindre porte à faux, et du por-
trait de François Cenci il reste non pas l'image de l'homme le plus
infâme qui fut jamais, mais le simulacre d'une créature qui n'est pas
de notre espèce, d'un être aussi peu voisin de l'humanité que le sont
par la forme extérieure les idoles d'un temple hindou.
Si le François Cenci de Shelley, comme nous le disions tout à
l'heure, est faux, pareille chose ne peut se dire de Béatrix; depuis
le commencement jusqu'à la fin de cette tragédie épouvantable, on
voit éclater en elle toute la vérité que sa monstrueuse situation
comporte. Elle vil de la première page à la dernière , et les circon-
stances une fois données, elle ne pourrait être autre que ce qu'elle
est. Au premier abord, peu de caractères semblent plus compliqués
que celui de Béatrix Cenci, et dans l'histoire, comme dans le drame
de Shelley, elle vous étonne et vous choque par la façon dont elle
nie sa participation au meurtre de son père, et par sa manière al-
tière de proclamer une innocence que vous savez bien n'être pas.
La juger ainsi cependant, c'est la juger imparfaitement. L'unité de
son caractère est dans le respect de soi, sa force est dans son culte
de l'honneur, et la nature et le poète l'ont tous deux créée de telle
sorte que le point sur lequel elle est le plus outragée est celui par
lequel elle est le plus complète. Moins chaste, elle serait moins
cruelle; moins offensée, elle serait plus sincère; mais le crime qui a
terni sa pureté, en laissant debout son orgueil farouche de jeune
vierge, lui prescrit le châtiment du criminel comme un devoir, et ne
lui permet, comme elle-même le dit, a d'autre culte, d'autre moyen
d'adorer Dieu que sa haine. » Fière, franche, loyale, brave, calme,
inflexible dans sa droiture, tout en elle se révolte contre une flé-
trissure, et souillée, elle est bien à la lettre hors d'elle-même. Sa
conscience se déplace en quelque sorte, le bien et le mal changent
d'aspect, et elle obéit à l'honneur et à sa propre gloire en se ven-
geant, comme aussi en niant sa culpabilité sur l'échafaud même.
C'est le poète Landor, je crois, qui, parlant de la dernière scène des
Cenci, va jusqu'à l'appeler divine, et dit que « sa beauté, étant celle
de la plus haute raison, fait oublier tout l'égarement de crime qui
la précède. » Il est de fait qu'au théâtre peu de choses ont jamais
atteint à l'effrayante grandeur de ce dialogue entre Béatrix et Mar-
842 REVUE DES DEUX MONDES.
zio, l'assassin de François Cenci. On est devant la cour de justice
de Rome; les juges et le cardinal Camillo siègent au tribunal. Mar-
zio est confronté avec ses complices, Lucrèce Petroni la veuve, Gia-
como et Bèatrix Cenci.
« — Regardez cet homme, dit un des jug-cs montrant Marzio, qui revient
de la question. Quand le vites-vous pour la dernière fois?
« BÉATRix. — Jamais nous ne le vîmes.
« Marzio. — Vous ne me connaissez que trop, madonna Béatrix.
a BÉATRIX. — Je te connais, moi! Où t'ai-je vu? Et quand?
« Marzio. — Vous savez bien que c'est moi que vous avez poussé à tuer
votre père... Vous, seigneur Giacomo, vous, madonna Lucrèce, vous savez
que ce que je dis est vrai! (Béatrix s'avance vers lul il'ua pas lent et feiBne ; il se caclie la
figure et recule.) Oli ! par pitié! foudroio la terre de la colère de tes yeux, mais
détourne-les de moi!... La torture seule m'a forcé à avouer. Mes seigneurs,
ayant tout dit, que l'on me mène à la mort !
« BÉATRIX. — Misérable que tu es! je te plains; mais attends encore.
« Le cardinal. — Gardes! ne l'emmenez point.
« BÉATRIX. — Cardinal Camillo, on vante en vous la sagesse et la bonté.
Se peut-il donc que vous demeuriez spectateur de la méchante comédie que
voici? Un misérable esclave tremblant est arraché à des tortures qui ébran-
leraient le courage le plus fort, et condamné à répondre, non pas ce qu'il
sait ou croit, mais ce que veulent ceux qui, dans leurs questions mêmes,
indiquent la réponse. Et cela en vue de tortures nouvelles telles que Dieu
ne les infligerait pas aux damnés! Dites maintenant, ce dont vous êtes
convaincu, dites que si votre corps à vous était étendu sur la roue, et que
l'on vous vînt demander l'aveu du meurtre de votre neveu, de ce blond en-
fant qui animait votre vie, de cet enfant dont la perte a mis la mort autour
de vous, dites que vous vous écrieriez : Je confesse tout ce qu'on veut, et
qu'ainsi qu'une grâce vous réclameriez de vos bourreaux une mort honteuse;
dites que vous vous conduiriez comme cet homme ! Seigneur cardinal, je
vous prie, proclamez mon innocence ! »
A ce fier appel, le prélat, qui est cousin des Cenci et a toujours
défendu Béatrix contre les cruautés de son père, se trouble et veut
faire surseoir au procès. « Elle est innocente, s'écrie-t-il; le crime
ne peut s'allier à cette pureté divine! — Assumez-en sur vous la
responsabilité, seigneur, lui répond un des juges; car sa sainteté
le pape veut qu'en cette affaire on montre une juste sévérité. Les
prisonniers sont convaincus de parricide, les dépositions prouvent
que »
« — Quelles dépositions? s'écrie Béatrix. Quelle preuve? Les paroles de cet
homme !
« Le Juge. — Précisément.
« BÉATRIX ( se tournant rers Maviio et s'adressaat à lui : ) AvaUCe ! VÎeUS iCÎ pi'èS de
LA POÉSIE ANGLAISE DEPUIS SHELLEY. 8A3
moi. Qui donc es-tu, ainsi choisi dans la multitude des vivans pour tuer
l'innocent ?
« Marzio, en tremblant : Jc SUIS Marzio, le vassal de ton père.
« BÉATRix. — Regarde-moi en face, et réponds à ce que je te vais dire.
(se tournant vers ses juges:) Je VOUS prie dc remarquer son visage, et de voir
comme il baisse ses yeux vers la terre, à ses pieds, (a Marzio :) Quoi! dis-lu
donc que je tuai mon propre père?
«Marzio. — Oh! par pitié, épargne- moi! Ma tête tourne. Je ne puis
parler. C'était la torture. Enlevez-moi! Qu'elle ne me regarde pas! Je suis
un misérable! J'ai dit ce que je savais. Que je meure, que je meure à pré-
sent!
« Camillo. — Amenez-le plus près de madonna Béatrix; il semble redou-
ter son regard comme la feuille d'automne redoute le vent perçant du
nord.
« BÉATRLS, à Marzio: — Oli ! tol qul cs encore suspendu au bord de cet
abime où la vie se confond avec la mort, penses-y avant de me répondre,
car, je te le dis, tu pourrais répondre à Dieu avec moins de crainte. Quel
mal t'avons-nous fait? Moi, hélas! mes années sur la terre ont été courtes
et tristes, et le sort a voulu qu'un père empoisonnât mes premiers momens
de jeunesse et d'espoir pour ensuite tuer d'un coup mon âme immortelle
et mou nom sans tache... Le Tout-Puissant, comme tu dis, t'arma contre
lui, et ce fut œuvre de miséricorde; mais je serais donc, moi, accusée de ton
crime contre moi-même, et tu serais, toi, l'accusateur ! Si tu espères un par-
don au ciel, sois juste ici-bas; le cœur endurci est pire que la main san-
glante... Pense, je t'en conjure, à ce que c'est que de tuer dans l'esprit des
hommes leur respect de notre antique maison, de notre nom immaculé!
pense à ce que c'est que d'étouffer la naissante pitié, de souiller d'infamie
et de sang ce qui parait innocent, ce qui, je le jure, ô mon Dieu! ce qui l'est
bien vraiment ! de le tant souiller, que le monde stupide ne sache plus dis-
tinguer entre le regard astucieux et féroce du crime véritable et celui qui à
cette heure te subjugue et te force de répondre à ma demande : Suis-je ou
ne suis-je point un parricide?
« Marzio. — Tu ne l'es point!
« Le Juge. — Qu'est donc ceci?
«Marzio. — Je déclare innocens ceux que je déclarai coupables. Moi seul
suis criminel.
« Le Juge. — Qu'on lui applique de nouveau la question.
« Marzio. — Épuisez sur moi vos tortures. Une douleur plus aiguë a arra-
ché à mon dernier souffle une vérité plus haute. Elle est innocente! Monstres,
assouvissez sur moi votre rage; mais je ne vous livrerai point cette belle
œuvre de la nature afin que vous la déchiriez. (Marzio est entraîné par les gardes.)
«Le Juge, à Béatrix. — Reconnaissez-vous ce papier? (n im donne la lettre
d'Orsino.)
« BÉATRIX. — N'essaie pas de me prendre à tes pièges! Qui est ici mainte-
nant mon accusateur? Est-ce toi? toi, mon juge? Accusateur, témoin, juge!
quoi! tout en un ! Voici le nom d'Orsino. Où est Orsino? que je le voie face
à face. Que veut dire ce griffonnage? Hélas! vous-même ne le savez, et sur
Sll!l REVUE DES DEUX MONDES.
la seule chance qu'il y ait du mal, vous voulez nous ôter la vie! (Entre vr.
oflicier. )
« L'Officier. — Marzio est mort.
a Le Juge. — Qu'a-t-il dit?
« L'Officier. — Rien ! Sitôt étendu sur la roue, il nous sourit comme quel-
qu'un qui a eu le dessus sur un adversaire, et, retenant son haleine, il
mourut.
« Le Juge. — Alors il n'y a plus qu'à appliquer la question à ces prison-
niers-ci, qui semblent vouloir nous braver. »
Et en effet la question est appliquée à tous les trois, et Lucrèce
et Giacomo Cenci, vaincus par la douleur, avouent tout, tandis que
Béatrix, indomptable après comme avant, demeure hautaine à la tor-
ture comme à l'interrogatoire. Une seule fois elle faiblit, lorsqu'ap-
prenant sa condamnation à mort, elle s'épouvante à l'idée de cette
éternité où peut-être elle retrouvera son père! « S'il n'y avait pas
de Dieu! s'écrie-t-elle dans son égarement momentané, si ciel et
terre n'étant plus rien, — tout dans le vide immense, — tout n'était
que — lui! l'àme de mon père ! Si son regard et sa voix m'entou-
raient de toutes parts, étant l'atmosphère et le souffle de ma morte
vie ! » Mais ce n'est que l'émotion d'un instant; sa piété et sa forte
nature reprennent vite le dessus, et sa belle-mère et son frère ne
trouvent d'appui que dans sa sérénité et dans son calme. Son atti-
tude en sortant de la prison pour marcher au supplice, et en faisant
ses adieux au cardinal Camillo, qui, atterré, ne sait que dire : « oh!
madonna Béatrix ! » est empreinte d'une douceur attendrissante et
d'une dignité suprême. On voit bien que chez cette Romaine de seize
ans il ne peut s'agir jamais que des « tourmens de l'àme, » ainsi
qu'elle-même le dit, et soit qu'elle se venge ou qu'elle se défende,
qu'elle résiste ou qu'elle se résigne, qu'elle lutte ou qu'elle suc-
combe, il est impossible de porter à un degré plus absolu le dédain
et l'oubli de tout ce qui est souffrance matérielle.
Résumons-nous maintenant. L'école ou la filiation de Shelley con-
tinuera-t-elle ? est-elle interrompue sans retour? faut-il la renou-
veler sur un point, la corriger sur d'autres? Nous n'hésitons pas à
le dire, Shelley, digne d'être imité dans les formes de son art, ne le
sera pas dans la partie la plus intime de cet art qui tient à sa per-
sonne même, à sa souffrance, à sa jeunesse, aux maladies de son
âme, qui se confondent avec les caractères de son génie. Tout cela
ne s'emprunte ni ne se renouvelle.
Demeure-t-il également inimitable par la richesse et l'éclat de son
style, par sa profonde science de la langue anglaise? Cela est plus
difficile à dire. Après avoir dû constater le progrès du réalisme dans
l'expression, — chose surtout remarquable chez la jeune école an-
LA POÉSIE AAGLAISE DEPUIS SHELLEY. Si 5
glo- saxonne, — devrons-nous bientôt en constater l'abus? La ru-
desse actuelle de la langue anglaise, excellente en tant qu'elle est
une réaction de l'énergie naturelle contre la convention, me paraît
déjà porter plus d'un signe de manière, et je ne puis dissimuler que
notamment dans certaines poésies de Tennyson ou d'Alexandre Smith,
on est loin de toujours trouver ce caractère de nécessité qui doit
dominer l'expression dans toutes les langues, cette inévilahilUé qui
doit être absolument la loi des mots. Une seule personne, parmi les
poètes anglais de ce temps-ci, échappe complètement à ce reproche :
cette personne est M""= Browning. Dans l'œuvre de cette femme si
éminemment distinguée, tout est vrai, simple et nécessaire, et plus
on l'étudié, plus on est convaincu que chez elle l'expression n'est que
ce qu'elle doit toujours être, une traduction, traduction fidèle de ce
que le poète a bien réellement entendu et de ce qui a frappé son
esprit. L'expression n'est qu'une empreinte, vague et confuse, ou
bien pare et hardiment accusée, selon que l'image qu'elle cherche
à reproduire a été plus ou moins profondément gravée. Les habi-
tudes de la vie de M'"* Browning sont probablement pour beaucoup
dans son talent; par santé, elle évite forcéirient les distractions du
monde; par goût intellectuel, elle vit beaucoup avec elle-même. Or,
pour peu que l'homme vaille quelque chose, il est ce qui vaut le
mieux pour son talent; mais qu'on y prenne garde, il ne suffit pas
de vivre seul pour vivre avec soi-même, pas plus qu'il n'est indis-
pensable, pour prendre l'habitude de soi, de se renfermer dans une
solitude complète. « Se chercher, ') comme dit saint Augustin, cela
peut se faire partout; seulement, à raison de la faiblesse humaine,
les hommes pour la plupart ne conservent d'eux que ce qu'ils refusent
aux autres et au torrent des choses. Les natures suprêmes entre
toutes, telles que Goethe par exemple, savent seules demeurer entiè-
res et tout acquises à elles-mêmes en se répandant au dehors par
tous les côtés, et, pareilles à la lumière, ne rien perdre de ce qu'elles
donnent. Je le répète donc. M"" Browning est aujourd'hui le poète
anglais dont la langue me semble le plus irréprochable, et cela
uniquement parce que, ne se hâtant jamais de s'exprimer, elle se
rend compte des impressions qu'elle a reçues, ne cherchant à re-
produire que celles qui sont fortes et profondes, et celles-là, les
reproduisant toujours. Le réalisme de l'expression chez M"'" Brow-
ning est par conséquent bien ce qu'il doit être, et jamais ne vous
fait pressentir, même de loin , un maniérisme quelconque. Elle se
rapproche en cela de Shelley, qui, plus que tout autre, s'attachait à
ne rendre par l'expression que ce qui s'était fortement imprimé sur
ses sens. Plus d'une coïncidence d'organisation, du reste, ramène
ici le disciple au maître, et je le dis sans hésiter, mais sans vouloir
SllQ REVUE DES DEUX MONDES.
lien diminuer du juste renom des autres représentans de la jeune
école en Angleterre, la simplicité et la sincérité absolues de Shelley
ne revivent au même degré que dans l'auteur de Casa Guidi, cette
chétive créature en qui la « force du dehors » est presque totalement
absorbée par la « force du dedans, » pour me servir des termes de
Shelley lui-même.
Si à présent nous devons revenir une dernière fois aux deux ou-
vrages qui font le sujet de ce travail, et dont l'un vient d'un débu-
tant, l'autre d'un écrivain qui a passé l'apogée de sa puissance, nous
dirons que tons deux semblent indiquer assez les conditions ac-
tuelles de l'art poétique en Angleterre. Les tendances de l'un comme
les insuffisances de l'autre marquent une même phase dans l'histoire
de la poésie nationale. Du reste, voici longtemps déjà que ce qui
n'est qu'apparence dans la langue, coloris, sonorité, fantôme en un
mot, a été de tous côtés l'objet des plus rudes et des plus persis-
tantes attaques, et ceux qui suivent un peu le mouvement actuel de
l'esprit chez nos voisins ont pu constater l'acharnement avec lequel
on y prêche la croisade contre le fine writing, c'est-à-dire contre
ce qui n'est qtf ornement extérieur, abondance descriptive, luxe phra-
séologique, ce qui en un mot fournit la parole à qui n'a rien à dire.
Si je ne me trompe, le règne de l'imagination pure est fini dans la
littérature anglaise. Dans la poésie surtout, et désormais à la place
de ce qu'eux-mêmes appellent la peinture par les mots {word paiii-
ting), il serait possible qu'on exigeât plus de hardiesse et de sin-
cérité dans les idées, de plus nécessaires, de plus indissolubles rap-
ports entre l'expression et l'impression qui la commande. Le vent
est à la poésie en Angleterre, nous l'avons dit ici même il y a plus
de deux ans, nous le répétons encore, mais à la poésie comme inter-
prétation suprême de la pensée humaine. La guerre contre les idéo-
logues en matière d'art a pris fin, et dès lors le premier pas est fait.
Il ne serait point étonnant que d'ici à quelques années l'école de Co-
leridge et de Shelley ne dotât l'Angleterre de quelque esprit distin-
gué dans la voie des études psychologiques; mais dès à présent, on
peut l'affirmer en toute sécurité, le temps des simples rimeurs est
passé. On s'est dit dans la patrie de Shakspeare que ce n'était pas
tout que de chanter, et que ce que nous désignions tout à l'heure
sous le nom d'art extérieur ne remplissait pas toutes les conditions
de la grande poésie. La grande poésie est plus durable; elle a la
vogue et la gloire, le temps présent et la durée des siècles.
Arthur Dudley.
DES
TABLES PARLANTES
ET DES
ESPRITS FRAPPEURS
Les historiens anciens racontent que l'empereur Néron eut le dé-
sir de devenir habile dans les arts magiques. La magie de ce temps-
là opérait par l'eau, par les boules, par le cuivre, par les lanternes,
par les bassins, par la hache et par bien d'autres procédés au moyen
desquels elle dévoilait l'avenir; par-dessus tout, elle promettait de
mettre les curieux en rapport et en conversation avec les ombres des
morts et avec les divinités des enfers : ce fut ce qui tenta l'empereur
Néron. La fortune l'avait élevé au faite des choses humaines. Maître
de l'univers connu et des hommes, il voulut commander aux dieux
et porter au-delà des limites terrestres cette extravagance d'une âme
qui, mal née sans doute, était surtout stimulée par les aiguillons de
la toute-puissance. Ni les accords de la lyre ni la déclamation tra-
gique n'excitèrent davantage son envie; à aucun art plus qu'à la ma-
gie il ne donna faveur et appui. De plus, rien ne lui manquait, ni la
richesse, ni les forces, ni le talent d'apprendre, ni toutes ces énor-
mités desquelles le monde finit par se lasser. Les magiciens d'alors
avaient des échappatoires pour les cas où leurs opérations ne réus-
sissaient pas : quand celui qui invoquait les divinités était aflecté de
quelque défaut corporel, elles ne lui obéissaient pas ou ne lui étaient
pas visibles; mais cela ne faisait pas obstacle chez Néron, dont le
coqis était parfait. Il pouvait choisir les jours favorables; il pouvait
immoler des victimes qui toutes fussent de couleur noire. Tiridate
S48 REVUE DES DEUX MONDES.
était venu d' Arménie vers lui, amenant des mages et refusant d'aller
par mer, vu qu'il regardait comme défendu de souiller la mer par
des expuitions et autres excrétions. Pourtant rien n'y fit, et jNéron,
qui donnait à Tiridate le royaume d'Arménie, ne put recevoir de lai
en retour le domaine de la magie et l'empire sur la nature souter-
raine et les mânes ensevelis. Pour expliquer cet insuccès, il faut pen-
ser que Néron était de nature peu nerveuse, et que les épreuves
auxquelles le mage arménien le soumit furent incapables de déve-
lopper en lui les sensations, les hallucinations qui persuadent sou-
vent aux adeptes qu'ils ont été définitivement initiés.
Le grammairien Apion, que Pline vit dans sa jeunesse, disait
dans un de ses ouvrages avoir évoqué des ombres pour inteiTOger
Homère sur sa patrie et sur ses parens; mais il ne parait pas que la
réponse ait été plus satisfaisante que celles de tant de tables par-
lantes ou d'esprits frappeurs qui n'apprennent jamais rien aux inter-
rogateurs; toujours est-il qu Apion n'en sutpas plus après avoir causé
avec les ombres qu'il n'en savait auparavant sur cette question tant
controversée de la patrie du grand poète placé à l'aurore de la civi-
lisation hellénique. Il y avait à Rome, sous les premiers empereurs,
une illustre maison du nom d'Aspernas; de deux frères de cette mai-
son qui vivaient du temps de Pline, l'un s'était guéri de la colique
en mangeant une alouette et en portant le cœur de cet oiseau ren-
fermé dans un bracelet d'or, l'autre par un certain sacrifice fait
dans une chapelle de briques crues, en forme de fourneau, et qui
fut murée après l'accomplissement de la cérémonie. La magie flo-
rissait alors, on le voit, sous toutes les formes, et les tables tour-
nantes, si tant est qu'on ne les connût pas (car M. Chevreul a dé-
terré un texte ancien, obscur il est vrai, mais qui semble bien les
indiquer), les tables tournantes, dis-je, n'auraient pas produit au
milieu de cette société l'elfet qu'elles ont produit parmi nous. Mac-
beth, venant à ouïr les lamentations des femmes, s'écrie : « Le temps
a été où mes sens se seraient glacés à entendre un gémissement la
nuit, où ma chevelure, à quelque récit effrayant, se serait soulevée
comme si la vie y était; mais je suis rassasié d'horreurs. » Nous,
nous étions comme le Macbeth jeune et avant le temps des sorcières;
le moindre prodige nous émeut. L'antiquité était comme le Macbeth
endurci et familiarisé, et je doute fort que nos tables et nos esprits
eussent paru grand' chose à des gens qui pouvaient évoquer la triple
Hécate, troubler le sommeil de la mort, et faire descendre la lune
du haut du firmament.
Pourtant le sort fait à la magie, à la sorcellerie dans l'antiquité,
était bien différent de ce qu'il fut dans le moyen âge et surtout à la
sortie du moyen âge, aux xv' et xvi* siècles. Les anciens n'exerçaient
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 8i9
guère de persécutions contre les magiciens , il n'y eut d'exception
considérable que contre les druides, tourbe de prophètes et de mé-
decins (je me sers de l'expression méprisante de l'auteur latin);
l'empereur Tibère les supprima dans les Gaules, et ils se réfugièrent
dans l'île de Bretagne. Au reste, il paraît que leurs rites compor-
taient des atrocités et des actes de cannibalisme, car le même au-
teur ajoute : <( On ne saurait suffisamment estimer l'obligation due
aux Romains pour avoir supprimé des monstruosités dans lesquelles
tuer un homme était faire acte de religion, et manger de la chair
humaine une pratique salutaire. » Le fait général n'en subsiste pas
moins, et l'autorité n'était pas incessamment à la recherche des sor-
ciers pour extirper cette engeance par le fer et par le feu. Une aussi
notalile différence a sa source dans la conception que les anciens se
faisaient de l'univers et des êtres divins qui le gouvernaient. Il y
avait, il est vrai, des dieux méchans, mais ces dieux n'en étaient pas
moins respectables, ils n'en participaient pas moins à la nature
divine, et ils n'étaient pas moins nécessaires à l'administration uni-
verselle. S'il y avait des dieux souterrains qui ne voyaient pas la
lumière du jour, qui tenaient dans leur sombre empire les âmes des
morts et qui régissaient les choses ensevelies dans les abîmes de la
terre et des ténèbres, res alla (erra et caligine mersas, ce n'était
là qu'un département de cette gestion du monde que les anciens se
figuraient. On tremblait en approchant des divinités redoutables;
mais, terribles comme leurs demeures et leurs fonctions, l'idée
de crime, de tentation au mal, de révolte contre l'ordre éternel
ne se joignait pas à leur culte. Aussi ceux qui essayaient d'avoir
commerce avec elles n'étaient point, pour cela môme, marqués
d'un stigmate de réprobation. Si on s'adressait à elles aussi sou-
vent qu'aux divinités lumineuses dans ces rites qui prétendaient
dévoiler l'avenir ou obtenir des services, c'est qu'elles avaient le
royaume de la mort, et que faire apparaître les trépassés et con-
verser avec eux a toujours été un des plus vifs désirs de la magie
et de ceux qui la consultent. Voyez la difl'érence qu'a apportée,
même dans les tendances de la curiosité, le progrès des connais-
sances positives. Jadis c'étaient les profondeurs de la terre qui atti-
raient la pensée des hommes; là s'étendait un autre monde peuplé
de divinités et d'ombres, pâle reflet de cette vie que, dans Homère,
un guerrier, tout en bravant la mort, ne quitta jamais sans regretter
sa jeunesse et sa vaillance. Aujourd'hui ce sont les profondeurs de
l'espace infini qui attirent les imaginations, et un voyage dans les
gouffres du globe n'aurait plus d'attrait (jue pour le géologue, qui,
à l'aide d'observations et d'inductions, s'efforce à son tour de péné-
trer les choses ensevelies dans les abîmes de la terre et des ténèbres.
TOME I. 54
850 REVUE DES DEUX MONDES.
Il arrive néanmoins un temps où la tranquillité relative entre la
magie et l'autorité reçoit une profonde atteinte, où la paix est rom-
pue et où la persécution commence contre les magiciens. Ce fut
quand le mot démon changea de signification. Dans la religion des
gentils, les démons étaient des génies, des divinités qui planaient
au-dessus de l'existence humaine, sans avoir en eux rien de néces-
sairement funeste; mais quand les démons furent les anges rebelles,
les ennemis de Dieu, les auteurs du mal, les tentateurs de l'homme,
les inspirateurs des noirs forfaits, les contempteurs de tout bien,
.alors on s'inquiéta de ceux qui prétendaient fréquenter habituelle-
ment une aussi redoutable, une aussi mauvaise compagnie. Ajoutez
que l'imagination se peignait ces diables, qui erraient volontiers
parmi nos demeures, d'une façon fantastique, aussi repoussante
que ridicule, qui signifiait la dépravation morale de leur nature et
celle de leurs sectateurs; ajoutez qu'elle leur attribuait un pouvoir
mal défini, il est vrai, et mal compatible avec l'ordre des choses
divines et humaines, mais en tout cas un pouvoir supérieur, et dis-
posant des élémens. Ajoutez enfin que beaucoup de sorciers étaient
des gens d'esprit malade et halbiciné qui confessaient être allés au
sabbat et y avoir commis et vu commettre les plus grandes hor-
reurs. Dans cette situation, où était le recours qui pouvait sauver les
sorciers des mains d'une justice impitoyable? Ne fallait-il pas à tout
prix interrompre ces liaisons coupables entre la terre et l'enfer, et
retrancher de la société ces hommes qui n'avaient plus d'autre
société que les esprits pervers et immondes ? Et quand même tout
familier du démon n'eût pas été par cela seul criminel, ces gens
n'avouaient-ils pas s'être associés à des pratiques sans nom et à des
actions atroces ? On ne peut le méconnaître, la justice humaine était
sur une de ces pentes où ce qu'elle croyait sûr et vrai la poussait
irrésistiblement, et l'on vit s'allumer de toutes parts les bûchers
dont la flamme lugubre se projette sur la fin du moyen âge.
Mais de ce que l'autorité, dans l'antiquité, ne se croyait pas tenue
à supprimer la sorcellerie, et de ce qu'elle s'y croyait tenue dans
l'âge qui suivit, est-ce que je voudrais conclure que historiquement
la première est supérieure à la seconde? Pas le moins du monde. Je
suis de ceux qui pensent et qui soutiennent que, tout compensé, la
f)ériode qu'on appelle moyen âge est une évolution au-delà de la pé-
riode gréco-romaine, non pas aussi régulière que si l'empire romain
était tombé par ses propres élémens et non par l'intervention des
Barbares, mais enfin une évolution qui, en fait, est la fille de celle
qui précède et la mère de celle qui suit, ou âge moderne. L'histoire
est un long développement de mutations enchaînées l'une à l'autre
qui, ayant pour instrument un agent intelligent, le genre humain,
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 851
ne peuvent que tendre, insciemment d'abord, sciemment enfin, vers
une amélioration progressive; mais dans ce grand phénomène na-
turel, soumis à tant de causes complexes, surviennent incessam-
ment les perturbations et les désordres, qui retardent, entravent,
altèrent la marche, et cette double considération écarte à la fois le
fatalisme et l'optimisme.
Témoin les sorciers et leur histoire, à peu près tranquilles sous
le paganisme, poursuivis à outrance sous le christianisme, en rai-
son de l'incident qui, des divinités subalternes, fit des êtres uni-
quement dévoués à la souffrance et à la perversité. Au reste, la
magie ou sorcellerie est quelque chose de très compliqué qui oc-
cupe une part dans l'histoire, qui se trouve au début des sociétés
naissantes, et qui, persistant bien au-delà, a suscité deS jugemens
divers. Sans parler des mystères dont elle réussit à s'entourer,
surtout quand elle fut devenue une science occulte, sans parler des
supercheries qui s'y joignaient, sans parler non plus des crimes
qu'elle abritait quand le magicien y prêtait la main, elle se compose
fondamentalement d'une croyance à un pouvoir sur la nature par
l'intermédiaire, soit des êtres surnaturels, soit des forces élémen-
taires, et d'une somme de conceptions délirantes, d'hallucinations
qui exaltent le sorcier, il vaut mieux dire le patient, en communica-
tion avec les démons. La première portion est celle que j'appellerai
raisonnable, celle qui prétend par des pratiques s'assujettir les agens
des choses; elle a eu pendant longtemps des points de contact avec
la science réelle. La seconde portion est complètement du domaine
du médecin et du philosophe moraliste, vu qu'à la fois elle dérange
la raison des individus et, suivant la circonstance, jette de la pertur-
bation dans l'intellect social.
Avant d'aller plus loin, il est nécessaire de rappeler quelques-uns
des phénomènes qui se présentèrent dans des épidémies anciennes
de sorcellerie et de démonopathie.
En Italie, sous le pontificat de Jules II, l'inquisition livra au sup-
plice plusieurs milliers d'individus qui, d'après leurs propres dires,
avaient à se reprocher la mort d'une foule d'enfans. Ces gens rece-
vaient de la main du diable, auquel ils s'abandonnaient corps et
âme, une pincée de poudre qu'ils portaient, leur vie durant, dans
un endroit secret de leur vêtement. Un seul atome de cette poudre
suffisait pour causer aussitôt la perte des individus qu'elle atteignait.
Le plus ordinairement, les sorcières de ce genre parvenaient à se
métamorphoser en chattes, et c'est sous la forme d'animaux qu'elles
allaient tendre leurs embûches aux nouveau-nés. Possédant l'agilité
et la souplesse des chats , elles pouvaient s'introduire par les lu-
carnes, sauter lestement sur les lits, sucer gloutonnement le sang de
852 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs victimes et s'évader prestement par les moindres issues. Les
doigts, les orteils, les lèvres étaient autant d'endroits qu'elles choi-
sissaient de préférence pour appliquer leur bouche avide. Chacune
d'elles devait de la sorte mettre à mort au moins deux nourrissons
par mois. L'ongle, une aiguille que les sorcières avaient soin d'em-
porter avec elles servaient à pratiquer sur les vaisseaux des petits
enfans une ouverture imperceptible. Cependant plus d'une mère
éveillée en sursaut par les vagissemens et les cris plaintifs de son
enfant ne s'était que trop souvent aperçue à la rougeur de la peau,
aux taches de sang sur les langes du nouveau-né, que le malheu-
reux avait été sucé. Ces disciples de Satan se faisaient une grande
joie d'assister aux assemblées des esprits déchus, que présidait une
espèce de diablesse nommée par eux la sage déesse. Une fois que les
adorateurs de Satan sont réunis dans le lieu qui leur a été indiqué,
ils n'ont plus rien à faire, si ce n'est de se livrer au plaisir de la
danse, de s'abandonner aux jouissances des festins et de prêter
l'oreille aux accens de la musique. Il arrive cependant que le diable
fascine les yeux des convives en faisant apparaître des mets presti-
gieux, et les convives, qui ont mâché à vide, arrivent le matin à leur
domicile plus affamés çu'ils ne l'étaient la veille. Certains jours les
tables sont chargées de viandes réelles et de vins exquis; des bœufs
entiers qu'on a eu la précaution d'enlever dans les étables des riches
servent à assouvir l'appétit des sorciers. Ces vols ne peuvent être
soupçonnés par les propriétaires. La sage déesse connaît le secret
de remplir les futailles qui ont été vidées, et il lui suffit de faire ras-
sembler les ossemens des bœufs qui ont été dévorés, de les faire
déposer les uns auprès des autres sur la peau et d'agiter sa ba-
guette, pour que ces bœufs puissent recommencer à vivre et être
reconduits dans leurs étables. Dans ce fait, pour lequel, pendant
quelques années, s'allumèrent les bûchers, on remarquera, au pre-
mier chef, un phénomène qui est capital : c'est le caractère collec-
tif. Toutes ces sorcières se disent changées en chattes, et elles le
disent en face du supplice qui les attend, tant leur conviction est
inébranlable; elles s'accusent aussi d'homicides sans nombre. En
confirmation , des mères assurent avoir vu des traces de sang sur
leurs enfans; elles se plaignent de l'importunité de certains chats
qui s'introduisaient dans leurs maisons, et les maris signalent la
peine qu'ils avaient eue à les atteindre en leur donnant la chasse.
A toute cette tragédie si bien attestée de toutes parts, scellée par les
aveux des sorciers, certifiée par le jugement solennel des inquisi-
teurs, il ne manque qu'une chose : c'est que, malgré ces assassinats
de tant d' enfans, la mortalité ne fut pas accrue ni la contrée dé-
peuplée.
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 853
De ces traits épars, je ne signale que ceux qui ont été simultané-
ment observés chez un grand nombre de personnes, c'est-à-dire qui
ont eu un caractère collectif, afin que le lecteur en attribue la cause,
quelle qu'elle soit, non à un cas particulier, mais à un cas général.
Je continue. Au xvr siècle, dans un couvent, les nonnes furent ré-
veillées en sursaut, croyant entendre les gémissemens plaintifs
d'une personne souffrante. Bientôt, se persuadant que leurs compa-
gnes appelaient au secours et se levant à tour de rôle en toute hâte,
elles étaient étonnées de leur méprise. Quelquefois il leur semblait
qu'elles étaient chatouillées sous la plante des pieds, et elles s'aban-
donnaient aux accès d'un rire inextinguible. Elles se sentaient aussi
entraînées hors du lit, et glissaient sur le parquet comme si on les
eût tirées par les jambes. Plusieurs portaient sur le corps des
marques de coups dont nul ne soupçonnait l'origine. Ces phéno-
mènes eurent une issue tragique. Les personnes ainsi atteintes attri-
buaient leurs souffrances aux effets d'un pacte; leurs accusations se
portèrent sur une pauvre femme qui, saisie par le bras séculier et
mise à la question, nia avec fermeté l'accusation, mais succomba
aux suites des tortures endurées. On remarquera que souvent les
vases qu'elles tenaient leur étaient violemment retirés des mains,
qu'à quelques-unes une violence de môme nature arrachait une par-
tie de la chair, qu'à d'autres elle retournait sens devant derrière les
jambes, les bras et la face; qu'une d'entre elles fut soulevée en l'air,
quoique les assistans s'efforçassent de l'empêcher et y missent la
main, qu'ensuite rejetée contre terre, elle semblait morte, mais que,
se relevant bientôt après comme d'un sommeil profond, elle sortit
du réfectoire n'ayant aucun mal. C'était là un genre d'esprits frap-
peurs.
Veut-on voir les morts apparaître et se mêler aux vivans? L'an
159/i, au marquisat de Brandebourg, se montrèrent plus de cent
soixante démoniaques, dont les paroles excitaient un vif étonnement.
Ils connaissaient, nommaient les gens qu'ils n'avaient jamais vus,
et dans leur bande on remarquait des personnes mortes depuis long-
temps qui cheminaient, criant qu'on se repentît, que l'on quittât
toutes les dissolutions, dénonçant le jugement de Dieu et confessant
qu'il leur était commandé de publier, malgré qu'ils en eussent,
amendement et retour au droit chemin.
En Lorraine, de 1580 à 1595, il y eut des manifestations d'un
genre analogue, pour lesquelles plus de neuf cents personnes furent
mises à mort par les juges. Ce n'était pas seulement dans la solitude
et dans l'ombre de la prison que les prévenus voyaient le diable
rôder autour de leur personne; ils le voyaient, le sentaient, l'enten-
daient dans le tribunal et même pendant qu'on leur infligeait la
Sbll REVUE DES DEUX MONDES.
question. Une femme était étendue sur le chevalet, et Satan, niché
dans l'épaisseur de sa chevelure, cherchait à ranimer son courage
et répétait que l'épreuve touchait à sa fin. Près de certains condam-
nés, le diable se tint jusqu'à la fin des épreuves de la question, et ils
l'entendaient parler aussi distinctement que s'il eût été logé dans
leur tympan. Une autre, s'étant décidée à raconter les moindres dé-
tails de son histoire, préluda à ce récit en adressant une prière au
Seigneur; tout à coup elle est précipitée en arrière, la tête à la ren-
verse. D'abord on la croit morte, mais aussitôt qu'elle a repris ses
esprits : « Gomment ne voyez -vous pas, s'écria-t-elle, le démon qui
vient de me terrasser et qui s'est caché sous ce meuble? »
Le Labourd, au commencement du xvir siècle, eut sa sorcellerie,
que les juges chargés de cette commission s'efforcèrent de détruire
par la torture et par le feu. Les supplices, mêlés avec les visions du
diable, jetèrent les inculpés dans un état d'esprit qui leur faisait
ardemment souhaiter la mort. La plupart parlaient avec une expres-
sion passionnée des sensations éprouvées au sabbat; ils peignaient
en termes licencieux leur enivrement, ils assuraient avoir vu à ces
réunions des individus appartenant à toutes les contrées de la terre,
et disaient que les adorateurs du démon ne sont pas moins nombreux
que les étoiles du firmament. Beaucoup déclaraient être présentement
trop bien habitués à la société du diable pour redouter les tourmens
de l'enfer, et avoir la conviction que les flammes qui brûlent dans les
abîmes de la terre ne diffèrent pas des feux du sabbat. Quand les
femmes étaient amenées devant la justice, elles ne pleuraient pas,
ne versaient pas une seule larme, et même le martyre de la torture
ou du gibet leur était si plaisant (pour me servir de l'expression de
celui qui les y envoyait), qu'il tardait à plusieurs d'être exécutées à
mort, souffrant fort joyeusement qu'on leur fît leur procès, tant
elles avaient hâte d'être avec le diable; elles ne s'impatientaient de
rien tant en leur prison que de ce qu'elles ne lui pouvaient témoigner
combien elles désiraient souffrir pour lui, et elles trouvaient fort
étrange qu'une chose si agréable fût punie. Là ne s'arrêtaient pas
les phénomènes, et à peine les cendres de ces sorcières étaient-elles
livrées aux vents, que d'autres scènes éclataient. Les filles de celles
qui avaient péri adressaient d'amers reproches au diable : Tu nous
avais promis, lui criaient-elles dans leurs lamentations, que nos
mères prisonnières seraient sauvées; néanmoins les voilà réduites en
cendres. — Alors le diable se disculpait, il leur maintenait effronté-
ment que leurs mères n'étaient ni mortes ni brûlées, mais qu'elles
reposaient en quelque lieu où elles étaient beaucoup mieux à leur
aise que dans ce monde. Et, pour mieux les surprendre, il leur disait :
Appelez-les, et vous verrez ce qu'elles vous en diront. Alors ces pau-
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 855
vres filles criaient l'une après l'autre, comme qui veut faire parler
un écho, et chacune rappelait sa mère, lui demandant si elle était
morte et où elle se trouvait maintenant. Les mères, se faisant re-
marquer chacune par sa voix, répondaient toutes qu'elles étaient en
beaucoup meilleur état et en plus de repos qu'auparavant.
Le démon accordait aussi à ses adorateurs des facultés qui leur
permettaient de ressentir des impressions à distance et de lire dans
la pensée d'autrui, témoin un couvent d'Espagne dont presque toutes
les religieuses étaient possédées. L'une d'elles était tenue par un
démon chef des autres, et il suffisait qu'elle exprimât le désir de voir
auprès d'elle l'une de ses compagnes pour que celle-ci, quoique se
trouvant loin de là et hors de la portée de la voix, se sentît intérieu-
rement appelée et arrivât, parlant déjà de ce qui faisait l'objet d'une
conversation qu'elle n'avait pas entendue. Témoin encore un couvent
d'Auxonne. Là un évêque rapporte que toutes les filles de cette mai-
son, qui sont au nombre de dix-huit, tant séculières que régulières,
et sans en excepter une, lui ont paru avoir le don de l'intelligence
des langues, car elles ont toujours répondu fidèlement au latin qui
leur était prononcé parles exorcistes, qui n'était point emprunté du
rituel, et encore moins concerté avec eux; souvent elles se sont ex-
pliquées en latin, quelquefois par des périodes entièVes, quelquefois
par des discours achevés. Toutes ou presque toutes ont témoigné
avoir connaissance de l'intérieur et du secret de la pensée, ce qui a
paru particulièrement dans les commandemens intérieurs qui leiu'
ont été faits très souvent par les exorcistes en diverses occasions,
commandemens auxquels elles ont obéi très exactement pour l'ordi-
naire, sans qu'ils fussent exprimés ni par parole, ni par aucun signe
extérieur. De cela l' évêque fit plusieurs expériences, entre autres
sur la personne d'une religieuse à laquelle il ordonna, dans le fond
de sa pensée, de le venir trouver pour être exorcisée, et elle vint in-
continent, quoiqu'elle demeurât dans un quartier de la ville assez
éloigné, disant à l' évêque qu'elle avait été commandée par lui de
venir. Une autre, sortant de l'exorcisme, lui dit le commandement
intérieur qu'il avait fait au démon pendant l'exorcisme. L'évêque
ayant ordonné mentalement à une autre, au plus fort de ses agi-
tations, de venir se prosterner devant le Saint-Sacrement, le ventre
contre terre et les bras étendus, la religieuse exécuta le commande-
ment au même instant qu'il eut été formé avec une promptitude et
une précipitation tout extraordinaires.
Jusqu'ici, dans les fragmens que j'ai fait passer sous les yeux du
lecteur, c'est le diable qui a joué le grand rôle, et comme le diable
est le père du mal, comme il est le type de la laideur, comme il se
plaît aux actions détestables, les manifestations ont été empreintes
85() REYUE DES DEUX MONDES.
de son caractère. Singulières et merveilleuses sans doute, elles se
sont passées dans les abominations du sabbat, dans les impiétés,
dans les méfaits de tout genre; l'imagination de ceux qui étaient
sous son inspiration, sous sa domination, n'a cherché que les choses
perverses ou dégoûtantes, et mettant dès lors les inquisiteurs et les
juges à cet affreux diapason, la scène s'est encore assombrie. La jus-
tice, se montrant aussi cruelle que le diable était méchant, a pro-
mené la mort parmi les sectateurs du prince des ténèbres, et les
flammes terrestres des bûchers dévorans ont répondu aux flammes
de l'enfer et aux feux nocturnes du sabbat sur la bruyère solitaire
et désolée. Cependant il s'en faut de beaucoup que les manifestations
aient toujours le caractère diabolique, et maintes fois elles ont été
inspirées par des influences qui venaient du ciel. Tel fut le cas des
camisards. Dans un temps où les passions religieuses avaient perdu
de leur violence, et où la persécution commençait, dans une société
refroidie, à n'avoir plus de raison, une des plus cruelles persécutions
qui se vit jamais s'abattit sur les paisibles populations des Cévennes,
à" la honte inefi'açable de Louis XIV et des agens qui le servirent dans
ces impardonnables violences. Soudainement les maisons furent en-
vahies; la fuite et l'exil séparèrent les familles; les enfans furent
arrachés aux pères et aux mères; les récalcitrans furent livrés aux
gibets ou aux galères; les biens furent confisqués; une soldatesque
effi'énée fut chargée du système de conversion, qui a gardé le nom
historique de dragonnades. Dans cet excès de misère, des visitations
célestes vinrent adoucir les maux des persécutés; ce ne fut plus le
démon et son hideux cortège qui hantèrent les imaginations; ce fut
la foi dans le secours divin, le courage dans la souffrance qui s'em-
parèrent des cœurs. Alors se manifestèrent toute une série de phé-
nomènes sans exemple dans l'histoire. Le don de prophétie se ré-
pandit parmi les gens les plus illettrés; la bouche même des enfans
s'ouvrit pour prononcer des paroles illuminées, et ces paroles en-
voyaient les insurgés au-devant des fusils et des convertisseurs. Un
enfant de" quinze mois, qui fut mis en prison avec sa mère, prophé-
tisait; il parlait avec sanglots, distinctement et à voix haute, mais
pourtant avec des interruptions, ce qui était cause qu'il fallait prêter
l'oreille pour entendre certaines paroles; il parlait comme si Dieu
eût parlé par sa bouche, se servant toujours de cette manière d'as-
surer les choses : je te dis, mon enfant. Ailleurs, quelques camisards
étant réunis, une fille de la maison vint appeler sa mère et lui dit :
(( Ma mère, venez voir l'enfant. » Puis la mère appela les autres per-
sonnes, disant qu'elles vinssent voir le petit enfant qui parlait, et
ajoutant qu'il ne fallait pas s'épouvanter et que ce miracle était déjà
arrivé. Tous coururent. L'enfant, âgé de treize ou quatorze mois,
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 857
était emmaillotté dans le berceau; il parlait distinctement, d'une
voix assez haute vu son âge, en sorte qu'il était aisé de l'entendre
par toute la chambre; il exhortait, comme les autres, à faire des
œuvres de repentance. Là ne s'arrêtaient pas les phénomènes; à cette
exaltation prophétique se joignit une faculté singulière, celle de
voir ou d'entendre à des distances où la vue et l'ouïe ordinaires ne
s'exercent plus. De la sorte la prophétie se manifestait et par les
discours mystiques qui coulaient d'une multitude de bouches inspi-
rées, et par les œuvres qui venaient en appui aux discours. Néan-
moins il faut remarquer que ces merveilles, qui remuaient si profon-
dément les protestans, qui les assuraient dans leurs misères, qui
les animaient dans leurs résistances, passaient comme non avenues
aux yeux de leurs adversaires, qui, suivant l'expression du poète,
avaient des yeux pour ne pas voir, et des oreilles pour ne pas en-
tendre.
La même incrédulité, au milieu de phénomènes non moins extra-
ordinaires, accueillit les jansénistes quand ils devinrent convulsion-
naires sur le tombeau du diacre Paris. Et pourtant là aussi les mer-
veilles ne manquèrent pas. Un personnage de la cour, fort opposé à
la cause des jansénistes, se trouva dans une maison où on l'avait in-
vité à dîner avec une grande compagnie. Tout à coup il se sentit
forcé, par une puissance invisible, de tourner sur un pied avec une
vitesse prodigieuse, ne pouvant se retenir, ce qui dura plus d'une
heure sans un seul instant de relâche. Notez qu'il faisait jusqu'à
soixante tours par minute. Les convulsionnaires avaient, comme les
camisards, le don de la parole inspirée, improvisant sur les choses
qui se rapportent aux matières religieuses. Les protestans des Cé-
vennes annonçaient l'abolition prochaine du papisme; les jansénistes
de Saint-Médard déclamaient contre la perversion du clergé et de la
cour de Rome. L'effet ordinaire de la convulsion était de donner à
l'âme plus de lumière et d'activité, et de communiquer aux esprits
les plus humbles et les plus vulgaires une élévation et une abon-
dance qui faisaient taire les hommes les plus confians en eux-mêmes.
Ce n'était pas tout, et le tombeau du diacre Paris se signalait par
une vertu spécilique merveilleuse : il communiquait une sorte d'in-
vulnérabilité à ceux qui recevaient son influence souveraine. Ni les
distensions ou les pressions à l'aide d'hommes vigoureux, ni les sup-
plices de l'estrapade, ni les coups portés avec des barres ou des in-
strumens lourds et contondans, n'étaient capables de léser, de meur-
trir, d'estropier les victimes volontaires.^ Les muscles de femmes
faibles résistaient à ces tractions puissantes, leurs chairs supportaient
ces contusions énormes, afin que personne ne doutât qu'il était fa-
858 REVUE DES DEUX MONDES.
cile au pouvoir occulte qui les dominait de rendre invulnérables et
impassibles des corps fragiles et délicats.
C'est parmi un grand nombre d'histoires de ce genre que j'ai
choisi ces quelques exemples. On voit que les temps jadis ont été
agités par les manifestations dites surnaturelles, que ces manifesta-
tions ont eu un caractère éminemment collectif, saisissant toujours
un grand nombre de personnes et les soumettant à un même ordre
de sensations et d'actions, qu'elles ont été diversement jugées au
sein des populations où elles éclataient, tantôt considérées comme
le plus abominable des forfaits et poursuivies comme telles, tantôt
débattues, contredites, et exerçant aussi peu d'empire sur ceux qui
n'y croyaient pas qu'elles en exerçaient sur ceux qui y croyaient, et
que finalement elles se sont éteintes sans laisser d'autre trace de
leur passage que le souvenir de leur singularité et la difficulté d'en
faire la théorie, et sans avoir sur la société contemporaine ou future
aucune de ces influences que semblait leur promettre la nature des
agens ou des effets.
Il y avait longtemps qu'aucun grand fait de ce genre ne s'était
produit dans les temps modernes. Tout se réduisait à des cas isolés,
et partant sans importance et sans retentissement, lorsque tout à
coup, à l'occasion du phénomène des meubles qui craquent et des
tables qui tournent, reparaît, sous une autre forme, un ébranlement
analogue à celui des âges précédens. Tout le monde connaît l'his-
toire des tables qui tournent; après avoir tourné quelque temps,
elles commencèrent à se dresser sur leurs pieds et à frapper des
coups; puis, leur parlant et conversant avec elles au moyen d'un
alphabet, on apprit qu'elles étaient animées par des âmes de morts,
par des esprits, par des démons, et l'on obtint, grâce à cet intermé-
diaire, des renseignemens sur le passé, sur l'avenir des individus
et de^la société, et sur le mode d'existence des êtres incorporels à
qui on avait affaire. Quant aux meubles qui craquent, les premiers
bruits se firent entendre, il y a six ou sept ans, dans une maison
située à Hydesville (état de New-York). Cette maison passait j^our
avoir antérieurement retenti de bruits étranges, et deux jeunes filles
furent les premières qui se trouvèrent en communication avec les
nouveaux phénomènes. Ces bruits, à la différence des anciens bruits,
qui s' étaient éteints sans trouver un milieu favorable , se propagè-
rent dans le voisinage, et successivement gagnèrent toute l'étendue
des États-Unis. Au moyen des coups, les êtres invisibles sont par-
venus à faire des signes afîirmatifs et négatifs, à compter, à écrire
des phrases et des pages entières. Non-seulement ils battent des
marches suivant le rhythme des airs qu'on leur indique ou qu'on
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 859
chante avec eux, et imitent toute sorte de bruits, mais encore on
les a entendus jouer des airs sur des instrumens, sonner les cloches
et même exécuter des marches militaires. D'autres fois, on voit des
meubles ou des objets de diverse nature se mettre en mouvement,
tandis que d'autres au contraire prennent une telle adhérence au
plancher, que plusieurs hommes ne peuvent les ébranler. Là, des
mahis sans corps se laissent voir et sentir, ou bien elles apposent,
sans qu'on les voie, des signatures appartenant à des personnes dé-
cédées. Ici, on aperçoit des formes humaines diaphanes dont on en-
tend même quelquefois la voix; ailleurs, des porcelaines se rompent
d'elles-mêmes, des étoffes se déchirent, des fenêtres sont brisées à
coups de pierres, des femmes sont décoiffées. Le lecteur rappro-
chera ces derniers phénomènes de celui que j'ai rapporté plus haut,
où des vases étaient arrachés des mains de religieuses en proie au
démon. Il rapprochera encore du cas de ces mêmes religieuses ces
hommes qui, dans la manifestation américaine, sont entraînés tout
d'un coup d'un bout d'une chambre à un autre, ou bien enlevés en
l'air, et y demeurent quelques instans suspendus.
Pour que ces choses se produisent, une condition est nécessaire,
c'est la présence de certaines personnes qui en sont les intermé-
diaires obligés, et qu'en conséquence on désigne sous le nom de
médiums. Il y a les rapping médiums, c'est-à-dire ceux dont l'inter-
vention est signalée par les coups et les bruits; sous l'influence des
esprits, ils tombent dans des états nerveux où ils ne sont plus que
de véritables automates, et alors, aux questions qu'on leur adresse,
ils répondent par des mouvemens spasmodiques et involontaires,
soit en frappant des coups avec la main, soit en faisant des signes
de la tête ou du corps, soit en parcourant du doigt les lettres d'un
alphabet. Il y a les writing médiums, les médiums qui écrivent; tout
à coup ils sentent leur bras saisi d'une roideur tétanique, et, munis
d'une plume ou d'un crayon, ils servent d'instrumens passifs pour
écrire des pages et quelquefois des volumes entiers sans que leur
intelligence soit en jeu. 11 est curieux que le bras seul soit affecté,
mais on trouvera un exemple d'une semblable localisation (je de-
mande pardon pour ce terme de médecine) dans les aboiemens dé-
moniaques des femmes d'Amou, près de Dax, au xvii" siècle; il s'y
joignait un violent remuement du bras, avec un tel mouvement de
la main et des doigts, qu'aucun joueur d'instrument n'eût pu les
mouvoir si vite et avec une telle agilité, et ce bras était devenu
comme un membre ou une pièce étrangère du corps qui n'était plus
à la libre disposition de la possédée. Il y a les speaking médiums^
les médiums qui parlent. Ceux-ci sont de véritables pythonisses;
860 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une voix souvent différente dé la leur, ils prononcent des paroles
qui leur sont inspirées ou qui sont mises directement dans leur
bouche. Cette passivité a été notée chez les convulsionnaires. Plu-
sieurs parlaient comme si les lèvres, la langue, tous les organes de
la prononciation eussent été remués et mis en action par une force
étrangère; dans l'abondance de leur éloquence, il leur semblait
qu'ils débitaient des idées qui ne leur appartenaient aucunement,
et dont ils n'acquéraient la connaissance qu'au moment où leurs
oreilles étaient frappées par le son des mots. Ils articulaient d'une
manière forcée la plus grande partie de leurs discours, de façon
qu'ils sentaient une puissance supérieure remuer leur bouche et
former leurs paroles, sans que leur volonté eût besoin d'y contri-
buer. Ils écoutaient eux-mêmes comme faisaient les assistans. Il en
était ainsi parmi les camisards. Une de leurs prophétesses disait, et
ce qu'elle déclarait s'appliquait à des milliers d'autres : « Je sens
que l'esprit divin forme dans ma bouche les paroles qu'il me veut
faire prononcer. 11 y a des fois que le premier mot qui me reste à
prononcer est déjà formé dans mon idée; mais assez souvent j'ignore
comment finira le mot que l'esprit m'a déjà fait commencer. C'est à
l'ange de Dieu que j'abandonne entièrement, dans mes extases, le
gouvernement de la langue. Je sais que c'est un pouvoir étranger et
supérieur qui me fait parler. Je ne médite point ni ne connais point
par avance les choses que je dois dire moi-môme. Pendant que je
parle, mon esprit fait attention à ce que ma bouche prononce, comme
si c'était un discours récité par un autre. »
Les médiums de nos jours écrivent des volumes entiers. On a
recueilli de même des volumes de prédications chez les camisards.
Certains, parmi les prophètes cévenols, prononçaient parfois jusqu'à
sept improvisations par jour. On a un recueil des discours d'un d'entre
eux; les idées mystiques y pullulent à l'exclusion de toutes les au-
tres, et la personnalité de l'orateur y est constamment oubliée.
Les musiques miraculeuses qui retentissent en Amérique sans
musiciens et sans instrumens ont eu leurs précédens dans les Cé-
vennes. Des chants de psaumes ont été entendus en beaucoup d'en-
droits par les camisards comme venant du haut des airs. Cette
divine mélodie a éclaté en plein jour et en présence de beaucoup de
personnes, dans des lieux écartés des maisons, où il n'y avait ni bois
ni creux de rochers, et où, en un mot, il était absolument impos-
sible que quelqu'un fût caché. Les voix célestes étaient si belles que
les voix des paysans cévenols n'étaient assurément pas capables
de former un pareil concert. A la vérité, on ajoute que, par une per-
mission céleste, ceux qui accouraient pour entendre n'entendaient
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. S6l
pas tous, et que plusieurs protestaient ne rien ouïr, pendant que
les autres étaient charmés de cette mélodie angélique.
Sous l'influence qui les domine, certains médiums imitent avec
une habileté surprenante la figure, la voix, la tournure et les gestes
de personnes qu'ils n'ont jamais connues, et jouent des scènes de
leur vie d'une façon telle qu'on ne peut s'empêcher de reconnaître
l'individu qu'ils représentent. De la sorte il se développe en eux une
aptitude singulière à la mimique, comme se développe la faculté
de composer ou d'écrire. On a rencontré ailleurs des exemples d'une
semblable faculté, et Joseph Acosta, qui résida longtemps au Pérou
dans la seconde moitié du xvi" siècle, rapporte qu'il y existait encore
à cette époque des sorciers qui savaient prendre ou du moins imiter
toutes les formes qu'ils voulaient.
Les camisards, qui se voyaient entourés de merveilles, pour qui
les petits enfans faisaient entendre des paroles de piété et de conso-
lation, à qui les prophètes annonçaient l'avenir, qui entendaient des
musiques célestes dans le vide de l'air, ne doutaient pas que d'aussi
éclatans miracles ne touchassent les cœurs endurcis; ils attendaient
que les dragons s'éloigneraient, que le grand roi serait fléchi, et
que même le pontife de Rome inclinerait devant la volonté divine sa
triple couronne. Les convulsionnaires fondaient d'autres espérances,
mais iiion pas moindres, sur les visitations dont ils étaient les objets;
ce Paris, ce lieu de tumulte, d'affaires et de licence, ce Paris, au
sein duquel les œuvres surnaturelles s'accomplissaient, allait se
convertir, et la cour de Rome, subissant à son tour l'action de ces
manifestations irrésistibles, se réformerait. Rien de tout cela ne s'ac-
complit, et, quelque garanties qu'elles fussent par des miracles, les
espérances étaient vaines. A la vérité, grâce à l'exaltation religieuse
qui les animait, une poignée de camisards tint longtemps tête aux
dragons de Louis XIV et arracha une meilleure capitulation qu'une
si faible troupe ne devait l'attendre; mais la grande persécution
n'en poursuivit pas moins son cours, et le protestantisme ne fit au-
cun progrès. Il en fut de même du jansénisme; lui aussi ne retira
aucun profit des merveilles de Saint-Médard, et si l'ordre des jésuites
fut supprimé, cette suppression est le résultat de conditions histo-
riques qui n'ont aucun rapport avec les phénomènes du convulsio-
narisrae. De nos jours, ceux des Américains parmi lesquels les forces
mystiques ont élu domicile, qui reconnaissent qu'un pouvoir in-
connu s'applique à remuer, soulever, retenir, suspendre et déranger
de diverses manièi-es la position d'un grand nombre de corps pe-
sans, le tout en contradiction directe avec les lois reconnues de la
nature; qui voient des éclairs ou clartés de différentes formes et de
862 REVUE DES DEUX MONDES.
couleurs variées apparaître dans des salles obscures, là où il n'existe
aucune substance capable de développer une action chimique ou
phosphorescente, et en l'absence de tout appareil ou instrument
susceptible d'engendrer l'électricité ou de produire la combustion;
qui entendent une singulière variété de sons produits par des agens
invisibles, tels que des tapotemens, des bruits de scies ou de mar-
teaux, des rugissemens de vent et de tempête, des concerts de voix
humaines ou d'instrumens de musique; ceux-là, dis-je, pensent,
comme les camisards et les jansénistes, que la puissance du ciel est
ici révélée, et qu'il en doit résulter des conséquences prodigieus'es
pour le genre humain. Seulement, comme il n'est plus question, à
notre époque, d'une persécution particulière contre des calvinistes ou
des jansénistes, d'autres objets sont en vue, et il ne s'agit de rien de
moins que de modifier par là les conditions de notre existence, la
foi et la philosophie de notre siècle, ainsi que le gouvernement du
monde.
Les annales de la sorcellerie, de la possession, de la vision, de
l'extase, de la convulsion, sont très considérables, et je n'ai voulu
qu'y prendre quelques traits, afin de signaler la continuité du phé-
nomène. Ce n'est rien de nouveau qui se manifeste aujourd'hui.
Quelque loin que l'on remonte dans l'histoire, on aperçoit de nom-
breuses traces qui témoignent que nul siècle n'a été exempt dentelles
perturbations. Elles renaissent pour périr, elles périssent pour re-
naître; elles sont comme les maladies qui ne quittent jamais l'espèce
humaine, et que l'on retrouve aussi bien dans les antiques sociétés
que dans les modernes, avec un fonds toujours le même, bien qu'a-
vec des traits diversifiés, non-seulement suivant les lieux et la géo^
graphie, mais aussi suivant les temps et la chronologie. De même
entre les cas particuliers du phénomène général qui m'occupe ici
règne une analogie fondamentale, qui n'empêche pas des variétés
en rapport avec le temps et le lieu : ainsi on n'a signalé nulle part
ai^eurs que dans l'événement contemporain, à ma connaissance du
moins, les tournoiemens de tables, cette agitation des meubles et,
ces tapotemens.
Je n'ai pas besoin de rappeler que ceux qui sont agens et patiens
dans ces déplacemens de meubles et ces tapotemens les attribuent,
ainsi que le reste, à une agence surnaturelle; je n'ai pas besoin
d'ajouter non plus que telle fut aussi l'opinion de l'antiquité et du
moyen âge pour les manifestations analogues qui eurent lieu dans
ces époques. Toutefois il vint un moment où une opinion qui était
appuyée d'une part sur le témoignage en apparence le plus évident
des sens, et d'autre part sur les témoignages les plus respectés, fut
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 863
ébranlée, à peu près comme la croyance au mouvement du soleil
autour de la terre et à l'immobilité de notre planète fit place à une
explication toute différente, malgré le dire des sens et les affirma-
tions des autorités traditionnelles. Ce fut au sujet de la sorcellerie.
Et en effet il y avait là quelque chose d'incompatible avec le surna-
turalisme, et qui fit réfléchir. Des sorciers, amenés devant le tribu-
nal, confessaient avoir fait périr par leurs sortilèges telle et telle
personne, et ces personnes étaient vivantes au su et au vu de tout
le monde, et on les amenait en confrontation avec les hommes qui di-
saient leur avoir donné la mort. D'autres fois, un sorcier était surveillé
soigneusement, on ne le perdait pas de vue pendant son sommeil,
et, quand il en sortait, il racontait des scènes du sabbat auxquelles
il venait d'assister, bien que certainement il n'eût pas bougé de sa
place. Cependant cela n'était rien à côté d'une singularité encore
plus grande. Ces mêmes sorciers, qui avaient la faveur du prince
des ténèbres, à qui il prêtait une part de sa puissance, qui, à leur
gré, changeaient de forme, qui excitaient les tempêtes et soulevaient
lés flots, ces mêmes sorciers, dis-je, n'avaient ni richesses, ni éclat,
ni grandeur, et par-dessus tout ne pouvaient se défendre de l'écha-
faud et du bûcher.
Ce furent les médecins qui prirent un ascendant sur la question et
détournèrent le cours des opinions dominantes. Sans doute, en aucun
temps il ne manqua d'esprits incrédules à toute sorcellerie, à toute
possession; mais nier et expliquer sont deux choses fort différentes,
dont l'une ne remplace jamais l'autre : la négation est individuelle
et laisse toujours le fait rebelle et incompatible; l'explication est
collective et soumet le fait au système général de la science posi-
tive. Et ici, en ce point difficile et délicat, je veux faire toucher au
lecteur la loi de connexion qui unit les phénomènes historiques les
uns aux autres, et qui, après la loi de filiation, est la plus impor-
tante de l'histoire. La filiation, c'est la condition suivant laquelle
Tin fait engendre un fait, et le passé le présent; la connexion, c'est
la condition suivant laquelle certaines parties de civilisation s'allient
et s'appellent, et certaines autres se repoussent et s'excluent. Ceci
posé, comment advint-il que dans le cours du xvir siècle la méde-
cine commença d'attirer à elle les sorcelleries, les possessions, les
extases, d'en donner une doctrine et d'en chasser les doctrines anté-
cédentes, qui attribuaient tout cela aux esprits purs ou impurs, bons
ou mauvais? Rien de pareil n'avait surgi dans l'antiquité ni dans le
moyen âge : le plus qu'il y avait eu de dit, c'est que toutes les ma-
ladies étaient naturelles; mais on n'avait pas dit que les états démo-
niaques fussent des maladies. Les progrès que la pathologie avait
SQh RLVUE DES DEUX MONDES.
faits depuis la renaissance, tout réels qu'ils étaient, n'auraient pas
autorisé la médecine à contredire directement les opinions accrédi-
tées, et surtout ne lui auraient pas permis d'y substituer les siennes,
si une autre circonstance n'avait concouru. De grands événemens
s'étaient accomplis dans le domaine de la science : l'astronomie, la
physique et des essais très réels de chimie modifiaient profondément
l'ensemble des idées sur l'ordre et le gouvernement des choses, et
tendaient à écarter loin des phénomènes les agences surnaturelles.
C'est cette coïncidence qui favorisa la tentative hardie de la méde-
cine. Quand les hommes éclairés virent d'une part que la sorcellerie
était impuissante à tenir ses promesses et à garantir ses adeptes, et
d'autre part qu'on leur offrait une explication non-seulement satis-
faisante, mais concordante avec l'ensemble des idées scientifiques,
ils laissèrent celles de la vieille doctrine, et les bûchers ne s'allu-
mèrent plus. Noble et éclatant service, qui ne doit pas être oublié
parmi ceux qu'a rendus et que rend tous les jours la médecine !
Quelques traits généraux montreront sur quoi elle se fonde. Toutes
les fois que se sont présentés les phénomènes dont il s'agit, il s'est
manifesté aussi sur les personnes qui y étaient agens ou patiens des
dérangemens nerveux parfaitement caractérisés, si bien qu'on au-
rait dû dire, si la doctrine des esprits ou des démons avait été suivie
jusqu'au bout, que ces êtres ne pouvaient agir que par l'intermé-
diaire des nerfs, exactement comme font les causes des maladies.
Toutes les fois qu'un esprit ou démon s'est introduit dans le corps
d'un homme, ou que des influences surnaturelles venant du ciel ou
de l'enfer se sont fait sentir, il est survenu des tremblemens, des
convulsions, des raideurs tétaniques, des mouvemens spontanés,
des troubles dans les sens, des perversions de la sensibilité, des pa-
ralysies; mais ces accidens sont, si je puis parler ainsi, de la con-
naissance du médecin : il n'y a pour lui dans tout cela rien de sur-
naturel. Il sait non pas ce qu'est la vie en soi, distinguons bien le
genre de connaissances qui est accessible à la science positive, mais
comment, cette vie une fois donnée et allumée, les actes s'en produi-
sent et s'en manifestent; il sait l'influence des viscères sur le cer-
veau, du cerveau sur les viscères; il connaît le réseau des nerfs qui
unit le centre à la circonférence, et la circonférence au centre : le lit
des malades l'a familiarisé avec des désordres tout semblables, et,
quand il voit un muscle paralysé ou contracté, il est disposé à cher-
cher si c'est dans le nerf, dans la moelle épinière ou dans le cerveau
que gît la cause du mal.
D'ailleurs un lien étroit unit ces effets morbides au monde exté-
rieur, au milieu même dans lequel l'homme est plongé. Des affinités
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 865
singulières existent entre notre système nerveux et des agens que
la nature a disséminés çà et là : grand phénomène qui laisse péné-
trer l'œil profondément dans l'histoire de la vie, montrant, dans le
point en apparence le plus délicat et le plus indépendant, les subor-
dinations nécessaires qu'indique déjà l'emploi des élémens, oxygène,
hydrogène, azote et carbone, dans la constitution des êtres vivans.
Une foule de substances ont le pouvoir de troubler les mouvemens,
la sensibilité, l'intelligence. Veut-on produire une succession indé-
finie de visions enivrantes qui charment le temps et soustraient la
vie à ses ennuis, à ses fatigues, à ses devoirs, on n'a qu'à fumer
l'opium, qu'à boire le hachich, pour déplacer aussitôt le centre des
sensations et faire disparaître la réalité sous des illusions chan-
geantes; aujourd'hui même, des milliers ou plutôt des millions
d'individus demandent à ces agens le facile bonheur de rêves déli-
cieux. D'autres livrent le corps à des convulsions que rien ne peut
maîtriser; administrez quelques parcelles de strychnine, et vous ver-
rez les muscles s'agiter sous l'aiguillon qui les pique, et, comme des
chevaux qui ne connaissent plus de frein, échapper au contrôle ha-
bituel de la volonté. Voulez-vous faire entendre à l'oreille des bruis-
semens prolongés et formidables, sans qu'il y ait au dehors aucun
son de produit, donnez une suffisante quantité de sulfate de qui-
nine, et il semblera à celui qui l'aura prise qu'une cataracte l'as-
sourdit incessamment du fracas de ses eaux qui se brisent au loin.
Voulez-vous agir sur l'œil et troubler la vision, la belladone est là
toute prête pour infliger une cécité transitoire. Je m'arrête; ces sub-
stances et bien d'autres sont autant de doigts qui vont faire mouvoir
telle touche, faire vibrer telle corde. Tout est département, tout est
spécialité, tout est localisation, tout a une organisation et un office
séparé, et c'est sur ces organes tous différens et tous chargés d'actes
différens que se portent les agens ou accidentels et nuisibles (ce qui
constitue la maladie, la pathologie), ou choisis et envoyés (ce qui
constitue la médecine). Tout concourt, a dit le vieil Hippocrate,
dans le corps. A cette vérité générale qui frappa tout d'abord la vue
d'une science naissante, il faut ajouter que tout y est spécialité,
vérité qui était reculée loin des yeux, et qu'une science plus avancée
a mise en lumière.
Indépendamment de tant de substances qui suscitent les troubles
les plus variés, il est d'autres conditions qui désordonnent et décon-
certent le système des fonctions nerveuses. Les sens, les mouvemens,
le moral, l'intelligence, n'ont pas besoin d'être sollicités par des ob-
jets du dehors, par des impressions extérieures, par des agens intro-
duits dans l'économie, pour produire les actes qui leur sont respec-
TUME I. 53
866 REVUE DES DEUX MONDES.
tivement afiectés. Il suffît que les organes chargés de ces divers
offices soient excités par quelque cause externe ou interne, pour que
ces offices se manifestent aussitôt. En d'autres termes, l'œil peut voir
de la lumière sans qu'il y ait là une lumière effective; l'oreille peut
percevoir un son sans qu'il y ait là un son réel. Un homme frappé à
la tête dans un lieu obscur vit à l'instant des lueurs brillantes, et,
confronté devant le tribunal avec celui qui était accusé de l'avoir
blessé, il prétendait l'avoir reconnu à cette lueur même qui avait sou-
dainement éclairé ses yeux et l'obscurité, quand un médecin appelé
aux débats fit observer que la lumière dont il était question, bornée
au nerf optique du patient, n'avait rien de réel et n'avait pu se pro-
jeter dans les ténèbres ni aider à reconnaître qui que ce fût. En irri-
tant les nerfs du goût par un courant électrique, on produit dans
la bouche une saveur indépendamment de tout corps sapide. Sem-
blablement, sous l'influence d'états pathologiques, les sens éprou-
vent des sensations, les yeux voient, les oreilles entendent, les narines
flairent, la langue goûte, les muscles s'agitent, des visions se pro-
duisent, des sentimens et des impulsions surgissent, l'intelligence
crée des associations étranges d'idées, et le patient, soustrait au
inonde réel et visible, appartient désormais à un monde fictif et invi-
sible, auquel il ne peut s'empêcher d'ajouter foi entière. Tous les
degrés, toutes les combinaisons se présentent dans ces désordres, et
le médecin qui les contemple en fait spontanément le rapport à la
pathologie surnaturelle ou démoniaque, qui n'est ni plus singulière
ni plus compliquée.
Dans cet ordre de faits, c'est l'hallucination qui domine; c'est elle
qui change les apparences des choses et introduit dans l'existence
de l'halluciné une série de phénomènes illusoires. Elle a une puis-
sance merveilleuse pour donner corps, lumière, son, saveur, odeur,
à ce qui n'a rien de tout cela. La réahté n'est pas plus réelle que les
apparences qu'elle suscite, et il faut toute l'intégrité des autres fa-
cultés pour que la confusion n'arrive pas. Un savant allemand du
siècle dernier, Gleditsch, à trois heures après midi, vit nettement,
dans un coin de la salle de l'académie de Berlin, Maupertuis, mort
à Bâle quelque temps auparavant : il n'attribua cette illusion qu'à
un dérangement momentané de ses organes; mais, en en parlant, il
affirmait que la vision avait été aussi parfaite que si Maupertuis eût
été vivant et placé devant lui. Il y a dans les recueils médicaux
nombre d'observations de ce genre; une des plus remarquables est
celle d'un médecin qui, ayant pleinement conscience de lui-même
et s' examinant avec attention, ne pouvait se soustraire aux hallu-
cinations qui l'obsédaient, particulièrement aux hallucinations de
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 867
l'ouïe, et mainte fois, tout prévenu qu'il était, il lui arriva de quit-
ter une occupation pour répondre à une voix qui l'appelait, et qui
pourtant n'avait d'autre siège que son nerf acoustique. Mais souvent
l'intelligence ne demeure pas ainsi spectatrice vigilante des fausses
sensations qui l'assaillent. Ou bien elle finit par se laisser séduire,
et, tout en conservant sa rectitude en autre chose, ces fausses sen-
sations sont tellement intenses et lui deviennent tellement plausibles,
qu'elles prennent la place des sensations réelles : dès-lors le monde
a changé de face, et tandis que la masse continue à entendre et voir
ce qui se voit et s'entend, quelques-uns voient et entendent ce qui
ne se voit pas et ne s'entend pas. Ou bien l'intelligence elle-même
prend part au désordre, et à la série des j^hénomènes hallucina-
toires se joignent diverses séries d'autres phénomènes, suivant le
genre de désordres qui surgissent.
Parmi les formes diverses que revêt l'hallucination, une mérite
d'être signalée à cause de l'importance qu'elle prend par momens :
c'est l'hallucination collective. L'hallucination, au lieu de se borner
à frapper des individus, en peut frapper simultanément un grand
nombre, et, au lieu de leur suggérer des sensations différentes, les
soumettre à un même groupe de sensations. Ce qui en fait le carac-
tère, ce n'est pas tant d'atteindre à la fois beaucoup de personnes
que de faire naître dans leur esprit des aperceptions de même genre
et d'imprimer à leurs visions une certaine uniformité. On ne peut en
rappeler aucun exemple plus remarquable que celui de la sorcel-
lerie: dans ce vaste et long phénomène qui a occupé tant de pays et
tant de siècles, les formes fondamentales se reproduisaient toujours;
le sorcier, la sorcière étaient transportés au sabbat, et là voyaient
le diable, lui parlaient, le touchaient; nul n'échappait à ce genre de
vision qui était déterminé par le concours de la lésion mentale avec
la prédominance d'un ordre d'idées alors familières à tous les esprits.
La maladie, bien qu'elle soit un trouble de l'arrangement naturel et
régulier, n'est pourtant aucunement arbitraire ; elle aussi est sou-
mise à des règles qui imposent des limites au désordre et détermi-
nent les nouvelles associations; elle dépend de la cause qui la pro-
duit et des élémens vivans qu'elle atteint. De même l'hallucina-
tion se subordonne à des conditions qui lui impriment leur cachet;
oscillant entre des écartemens qui ne sont pas illimités, elle dé-
pend, elle, du sens qu'elle affecte et du milieu où elle naît : du sens,
ce sont des voix, des sons qu'on entend, des formes, des lumières,
qu'on voit, des odeurs qu'on perçoit, etc.; du milieu, ce sont des
opinions générales et puissantes qui en déterminent le caractère et
donnent corps et vie à ces impressions. Ayant reçu ainsi naissance
et accroissement, l'hallucination devient un événement historique
868 REVUE DES DEUX MONDES.
qui mérite d'être consigné clans les annales du genre humain. Si la
maladie ne peut être supprimée de l'histoire de l'homme individuel,
elle ne peut pas l'être non plus de l'histoire des sociétés.
Dans la vie, à chaque instant se présente la maladie isolée. A ce-
lui-ci, tout à coup nne douleur aiguë se fait sentir entre les côtes, la
toux s'éveille et la fièvre s'allume; à celui-là, les articulations se
gonflent douloureusement; à un troisième, le blanc de l'œil jaunit,
et bientôt toute la peau offre cette même teinte, et ainsi de suite,
tant et tant de formes de souffrir que les médecins ont soigneuse-
ment décrites, et pour lesquelles ils ont, suivant les cas, des remèdes
puissans, faibles, incertains, inefficaces. Â cela cependant ne se borne
pas la pathologie : la maladie dépasse mainte fois l'individu, et,
devenant, comme on dit, épidémique, elle frappe d'une même lé-
sion des foules entières. Il éclate sur quelque point des affections
qui se généralisent, et dans un cercle plus ou moins étendu la di-
versité des accidens disparait, l'uniformité s'établit. Enfin le cercle
peut s'étendre encore davantage et embrasser de vastes régions,
comme cela est pour la lèpre du moyen âge, la peste du xiv siècle,
la suette du xv% et le choléra de notre temps. Ce qui se passe dans
le domaine de la vie végétative, — car toutes les affections dont je
viens de parler, et celles qui s'y rattachent, appartiennent à des
lésions du sang, des humeurs, des tissus, des organes, et de leurs
actions et réactions, — ce qui se passe dans le domaine de la vie vé-
gétative se passe aussi dans celui de la vie intellectuelle et morale,
dans celui des fonctions nerveuses. Les troubles qui y surviennent
ne se présentent pas seulement sous la forme isolée, la forme épi-
démique y a aussi sa place; mais, au lieu d'être des influences de
nourriture, d'air, de chaud, de froid, de miasmes et d'agens délé-
tères, manifestes ou occultes, qui dérangent l'être vivant, ce sont
des influences morales, des opinions, des croyances, des craintes,
qui causent la perturbation. De la sorte naissent des penchans qui
s'emparent irrésistiblement d'une foule d'esprits, par exemple le be-
soin d'expiation et la grande épidémie des flagellans au xiv* siècle;
de là naissent les extases et les visions mystiques, par exemple l'épi-
démie qui a régné parmi les camisards persécutés. De même que
chez l'individu les passions touchent de près aux dérangemens de
la raison, si bien que parfois la distinction est difficile, de même
dans la société les troubles intellectuels et moraux qui se généra-
lisent tiennent de près aux entraînemens collectifs, aux émotions do-
minantes.
C'est dans les sciences, et surtout dans les sciences de la vie et
de l'histoire, un procédé efficace et lumineux que de rapprocher les
uns des autres les faits desquels on dispute, et qui, pris isolément.
TARLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 869
laissent l'esprit dans le doute. Le groupement seul est une clarté;
il élimine ce qui est accidentel, montre la constance du phénomène,
et le présente sous toutes ses faces. Ainsi, de nos jours, plusieurs
ont pu être singulièrement étonnés d'entendre parler d'esprits qui
frappent, de tables qui ont des âmes, de lumières qui apparaissent,
de sons qui se produisent miraculeusement. Eh bien ! qu'ils se re-
tournent vers le passé, et ils vont trouver tout cela, ou l'analogue,
dans les récits historiques. Je dirais, s'il avait pu rester quelque mé-
fiance sur le fond de ces récits, que les faits actuels leur donnent
créance, comme à leur tour ces récits mettent à leur place les faits
actuels. L'ensemble de ces manifestations maladives est limité dans
un cercle assez étroit. 11 s'agit toujours de troubles des sens qui font
voir, entendre ou toucher, d'extases qui mettent le système nerveux
dans des conditions très singulières, de modifications graves dans
la sensibilité , de convulsions énergiques qui donnent au système
musculaire une puissance incalculable. Puis, à ces circonstances gé-
nérales se joint ce que fournissent les idées et les croyances du temps.
Dans un siècle, la pythonisse reçoit le souffle d'Apollon, et la sor-
cière conjure Hécate par ses évocations; dans un autre, c'est le diable
difforme ou ridicule du moyen âge qui hante les imaginations. Sous
une autre influence, les anges du Seigneur envoient des secours aux
malheureux persécutés. Sous une autre influence encore, à cette vi-
sion des esprits se mêlent des idées mystiques sur les fluides hypo-
thétiques que la science a mis en honneur.
C'est ce qui est arrivé de notre temps et ne pouvait arriver qu'à
ce moment en effet. De notre temps aussi on peut apercevoir quel-
ques causes analogues à celles qui jadis ont agi collectivement sur
les esprits. Notre époque est une époque de révolutions. Des ébran-
lemens considérables ont à de courts intervalles troublé la société,
inspiré aux uns des terreurs inouies, aux autres des espérances illi-
mitées. Dans cet état, le système nerveux est devenu plus suscep-
tible qu'il n'était. D'un autre côté, quand le sol social semblait man-
quer, bien des âmes se sont retournées avec anxiété vers les idées
religieuses comme vers un refuge, et ce retour n'était pas pur de
tout alliage; il se faisait en présence des idées opposées, qui conser-
vent leur part d'ascendant, et en présence des idées scientifiques, qui
ont inspiré un grand respect, même à ceux qui en redoutent l'in-
fluence. Voilà un concours de circonstances qui a dû favoriser l'ex-
plosion contemporaine. Je dis favoriser et non produire, car il en
est, je pense, de ces affections collectives de l'esprit comme des af-
fections collectives du corps; on connaît souvent ce qui en aide le
développement; on connaît rarement ce qui le cause de fait. Au reste,
tout le chapitre très digne de méditation qui est constitué dans l'his-
870 REVUE DES DEUX MONDES.
toire par la série des affections démoniaques est à peine ébauché.
On aperçoit parfois dans la campagne, surtout dans les lieux
marécageux et où le pied ne peut se poser avec sûreté, des lueurs
nocturnes qui frappent et attirent l'œil du voyageur attardé. Ces
flammes ne brûlent pas, et, si on va sur la place, on ne voit pas
qu'elles y aient marqué leur passage par la cendre et les charbons.
Ces flammes n'illuminent pas, ne faisant que voltiger dans les ténè-
bres sans les dissiper : véritables feux-follets, suivant l'expression
vulgaire, qui n'ont ni force ni chaleur. De même, comme autant de
feux-follets se projettent dans les champs de l'histoire ces manifes-
tations de démons, de mânes, d'esprits, d'agens surnaturels. Bien
des fois elles y apparaissent pour disparaître bientôt, et, comme
leur apparition n'éclaircit rien, rien non plus n'est obscurci par
leur disparition. Leur lumière est maladive, et qui la suit dans ses
mouvemens irréguliers ne fait que tourner et n'avance pas. D'ail-
leurs, malgré les promesses merveilleuses qu'elles prodiguent, mal-
gré les immensités qu'elles semblent découvrir, leur impuissance
finale demeure manifeste. Tout dans l'histoire chemine comme si
elles n'existaient pas. Elles tiennent la baguette des fées, et cette
baguette ne produit pas d' œuvres dans leurs mains. Elles comman-
dent aux pouvoirs occultes des choses, et les choses suivent une di-
rection propre et assujettie à de tout autres conditions. En un mot,
dans l'histoire ces manifestations se montrent semblables à ce dor-
meur de Virgile qui dans son rêve veut en vain s'élancer et courir :
il s'affaisse au milieu de ses efforts, sa langue n'obéit pas, ses forces
le trahissent, et de sa bouche qui se refuse à le servir il ne sort ni
parole ni voix.
Ac velut in somnis, ocalos ubi languida pressit
Nocte qui es, nequidquam avidos extendere cursus
Velle videmur, et in mediis conatibus aegri
Succidimus, non liagua valet, non corpore notœ
Sufficiunt vires, nec vox aut verba sequuntur.
La théorie spontanée (il faut ici allier ces deux mots), servant à
lier et à représenter pour l'esprit les phénomènes dont il s'agit, est
indiquée par l'histoire : l'agence surnaturelle, qui d'ailleurs était
admise partout, les déterminait aussi. Sans doute il n'y avait dans
cette théorie rien qui répugnât soit aux faits, soit à la raison : aux
faits, l'intervention des démons ou des âmes en rendait compte; à la
raison, cette intervention lui semblait bien autrement plausible que
ne lui aurait semblé l'action de causes naturelles qui alors n'avaient
aucune vertu d'explication. Les choses étaient ainsi avant toute ex-
périence et quand l'esprit était à l'égard de ces phénomènes ce que
TABLES PARLANTES ET ESPRITS FRAPPEURS. 871
l'œil était à l'égard dn mouvement diurne des étoUes, qu'il voyait et
croyait tourner autour de la terre; mais vint le moment où l'on se
mit à réviser les notions spontanées reçues des aïeux, pour certifier
les unes et repousser les autres, ce qui proprement constitue la
science abstraite. Au début, manifestement l'investigation désirait
plutôt trouver des résultats conformes à la tradition que des nou-
veautés toujours suspectes. Malgré cette tendance, il fallut peu à peu
laisser tomber ce qui avait été transmis touchant les sorcelleries, les
possessions, les extases, les convulsions. Ces faits ne purent s'expli-
quer par la théorie des esprits, et ils purent s'expliquer autrement.
De là les convictions modernes. On dira, je le sais, que de temps en
temps ces faits renaissent, et que les convictions modernes ne les
suppriment pas. Oui, sans doute, ils renaissent, car les conditions
qui les suscitent, c'est-à-dire les divers ébranlemens du système ner-
veux, gardent toujours leur activité. D'ailleurs, à quoi bon prolon-
ger la discussion? Vous êtes en communication avec les esprits qui
pénètrent à travers la matière impénétrable, avec le prince de l'en-
fer pour qui les plus grandes merveilles ne sont qu'un jeu, avec les
âmes des morts qui habitent des séjours interdits aux frêles humains,
avec tous ces êtres en un mot immatériels et puisîans pour qui rien
n'est caché et rien n'est impossible : par conséquent vous pouvez et
vous savez. Eh bien ! donnez des preuves de votre pouvoir et de
votre savoir. Mais point. Tout se borne aux plus pauvres manifes-
tations, et l'on ne sait que remuer des meubles, ébranler des portes
et des fenêtres, produire des sons ou des lumières, et tenir des lan-
gages où l'on ne trouve jamais que des redites mystiques de ce qui
a été cent fois dit beaucoup mieux.
Suivant d'autres, dans les merveilles magiques, ce n'est pas avec
le peuple infini des êtres immatériels que l'on se met en rapport,
c'est avec les forces élémentaires de la nature. Comme il est vrai
qu'un homme, à l'aide de procédés divers, peut susciter dans le sys-
tème nerveux d'un autre des phénomènes très singuliers, pourquoi
ne serait-il pas vrai aussi qu'une action analogue, dépendant de la
volonté, s'exerçât sur les animaux qui ont également un système ner-
veux susceptible d'impressions? Pourquoi n'irait-elJe pas jusqu'aux
végétaux, qui, s'ils ne sont pas sensibles, sont du moins vivans?
Pourquoi ne passerait- elle pas jusqu'aux substances composées,
comme l'être humain, d'oxygène ou d'hydrogène, de carbone ou
d'azote, et ayant conséquemment par ce côté une certaine affinité
avec lui? Pourquoi enfin, franchissant toute barrière, ne s'étendrait-
elle pas jusqu'aux corps bruts, quels qu'ils soient, en raison d'une
certaine vie universelle qui pénètre tout, c'est-à-dire pourquoi la vo-
lonté, qui, dans le corps, passe instantanément jusqu'au bout des
872 REVUE DES DEUX MONDES.
doigts, ne passerait-elle pas instantanément aux objets extérieurs, et
ne leur communiquerait-elle pas l'impulsion et le mouvement? Pour-
quoi?... Mais que servirait de multiplier ces pourquoi, qui demeu-
raient plausibles jusqu'à ce que l'expérience répondît? Si la volonté
et par elle le mot magique ont pouvoir, qu'ils le montrent; qu'ils
remplacent la vapeur, l'électricité, et tous ces agens que la science
abstraite a mis à la disposition du travail et de l'industrie. Rien ne se
meut cependant, et, pour que le navire quitte le rivage, il faut tou-
jours que le vent enfle ses voiles, ou que la houille fasse tourner ses
roues.
Savoir et pouvoir sont les deux grands termes de la raison collec-
tive, dont le développement progressif fait la trame de l'histoire. A
l'origine des annales humaines, on trouve la magie liée étroitement
et confondue d'une part avec la science commençante, d'autre part
avec la maladie, sans qu'il fût possible alors de faire un départ
entre les trois. La magie, comme la science, cherchait à scruter les
choses et à les faire servir à son usage, et sans doute mainte fois
elle a, dans ses investigations, rencontré, comme fit plus tard l'al-
chimie, des phénomènes curieux ou importans. A son tour, la science,
peu sûre en sa doctrine, peu riche de faits, ne refusait pas une al-
liance que les penseurs de la Grèce furent les premiers à oser repous-
ser. Enfin la maladie, rêvant conformément à toutes les croyances
reçues, apportait une confirmation apparente à l'art occulte. Tout
cela, par l'office du temps révélateur et instructeur, s'est séparé et
distingué. La science, riche de faits et assurée en sa doctrine, sait
qu'elle n'agit que par l'intermédiaire des propriétés des choses, pro-
priétés où elle ne pénètre peu à peu qu'en construisant, par la main
des générations successives, des théories abstraites et profondes. La
magie , isolée de la science et à part de la maladie , invoquant en
vain les êtres immatériels de l'espace ou les forces élémentaires de
la nature, a des charmes et des formules, mais rien qui leur obéisse.
La maladie, qui si longtemps lui donna certificat d'existence, recon-
nue sous les formes singulières qui la masquaient, ajoute à la mé-
decine une page que l'histoire, de son côté, ne doit pas négliger.
É. LiTTRÉ.
BEAUX-ARTS
LA STATUE ÉQUESTRE DE FRANÇOIS PREMIER.
La statue de François I" placée dans la cour du Louvre n'est qu'un essai.
Ce qui le prouve clairement, c'est qu'au lieu d'exposer le bronze, l'adminis-
tration s'est contentée d'exposer le modèle en plâtre. Il n'y a donc pas à
se méprendre sur ses intentions : elle veut consulter l'opinion publique et
recueillir les voix avant de donner à cet ouvrage une forme dispendieuse et
définitive. C'est là une mesure excellente à laquelle nous devons applaudir.
Si l'on eût adopté ce parti pour la statue de Louis XIV de la place des Vic-
toires, pour le quadrige de l'arc du Carrousel, il est probable que les Pari-
siens n'auraient pas devant les yeux ces deux compositions déplorables.
Chacun sait aujourd'hui que l'importance de M. Clésinger a été singuliè-
rement exagérée. Quelques flatteurs empressés avaient affirmé, en voyant
la Femme piquée par un serpent, que l'auteur allait renouveler la face de
son art. Quelques esprits rebelles, pour s'être permis d'en douter et de pu-
blier leurs doutes, furent traités de zoïles. Cette accusation banale ne méri-
tait pas une réponse, et le temps s'est chargé d'en faire justice. L'opinion
publique s'est aujourd'hui rangée du côté des esprits rebelles. On ne con-
teste pas l'adresse de M. Clésinger dans l'exécution d'un morceau, mais on
s'accorde à dire qu'il ne sait ni concevoir ni composer : c'est une main ha-
bile dirigée par une intelligence paresseuse ou peu éclairée. Je laisse au lec-
teur le soin de trancher la question.
En disant ce que je pense de la statue de François 1", je ne m'expose donc
pas au reproche de témérité. M. Clésinger ne semble plus destiné à dégéné-
rer la sculpture. Il a mis à profit l'engouement de la multitude pour l'exac-
titude littérale; le bruit fait autour de son nom a pu l'abuser pendant quel-
ques années; les travaux importans qui lui ont été conliés devaient le
confirmer dans sa méprise : aujourd'hui sans doute, il comprend que le
5/Zl REVUE DES DEUX. MONDES,
bruit n'est pas précisément la renommée. S'il a recueilli quelques-unes des
paroles échappées aux curieux, il doit s'apercevoir que l'indulgence de quel-
ques-uns est combattue par l'étonnement du plus grand nombre. Je dis
étonnement, je ne dis pas admiration.
Convenait-il de placer une statue équestre dans la cour du Louvre? A cet
égard, les avis sont partagés. Cependant, si au lieu d'écouter l'avis des pas-
sans on interroge les hommes qui ont étudié la décoration des monumens,
on arrive à cette conclusion, qu'une fontaine peu élevée produirait dans cette
cour un effet plus heureux. La richesse de l'architecture conseille de renon-
cer à tout ce qui pourrait en masquer la partie inférieure. Si l'on voulait
absolument une statue, il eût été plus sage de placer la figure du roi debout
sur un socle à hauteur d'appui. De cette manière, le regard des promeneurs
n'aurait rien perdu. Toutes les belles sculptures de la renaissance qui ornent
la façade intérieure du côté de l'horloge, contemplées librement comme par
le passé, auraient gardé leur importance. Maintenant, quand on tourne le
dos à Saint-Germain-l'Auxerrois, on n'aperçoit pas toutes les merveilles qui
sont pour notre génération un sujet d'émulation et d'étude. C'est là un grave
inconvénient dont il faut tenir compte, et j'espère que l'administration, après
avoir recueilli les voix, c'est-à-dire consulté les hommes compétens, réduira
les proportions de la statue, si toutefois elle persiste dans le choix du sujet,
car ce que je dis de la façade intérieure du côté de l'horloge, je peux le dire
des trois autres façades sur la cour, qui n'ont sans doute pas la même valeur
comme décoration, mais qui cependant veulent être vues librement. Qu'on
aille du pont des Arts à la rue du Coq, de la rue du Coq au pont des Arts,
du pavillon de l'Horloge à Saint-Germiain-l'Auxerrois, l'on est toujours dés-
agréablement surpris en apercevant cette masse noire qui masque la partie
inférieure du monument. Ces remarques, faciles à vérifier, engageront sans
doute l'administration à modifier son premier projet. Elle comprendra que
les dimensions de cette statue ne sont pas en rapport avec l'architecture du
Louvre. Si le rez-de-chaussée du monument n'offrait qu'une surface nue, si
l'ornementation ne commençait qu'au premier étage, l'inconvénient que je
signale, sans disparaître tout entier, aurait pourtant moins de gravité; mais
il n'en est pas ainsi. La sculpture est partout, et lors même qu'on aurait
devant soi, en traversant la cour du Louvre, une œuvre de premier ordre,
le dédommagement ne serait pas suffisant. Tout doit être subordonné à l'effet
d'ensemble; si une erreur de proportion vient troubler cet effet, il faut s'em-
presser de la rectifier. La réclamation des hommes de goût sera facilement
accueillie, puisque le modèle n'est pas encore fondu. Avant de faire le moule
destiné à recevoir le bronze, on pourra réduire le cheval et le cavalier.
Quant au choix de la figure, je ne crois pas qu'il soulève de sérieuses
objections. Il ne s'agit pas en effet de savoir si François i" mérite tous les
éloges qui lui ont été prodigués, s'il a donné aux lettres, aux sciences, aux
arts tous les encouragemens dont parlent ses panég^Tistes. Les bûchers allu-
més sous sou règne ne sont pas précisément un service rendu à la philoso-
phie; les flammes qui dévoraient les hérétiques projettent sur son nom
une lueur sinistre; mais quand il s'agit de décorer un monument, les récri-
minations historiques n'ont pas la même valeur que dans un livre destiné
BEAUX-ARTS. 875
à renseignement. Quelque jugement que l'on prononce sur François I", et
je crois qu'il mérite plus d'un reproche, on ne peut s'étonner de voir son
image dans la cour du Louvre, car sous son règne le Louvre a reçu de nom-
breux embellissemens. Que sous Henri II, sous Charles IX, les artistes les
plus habiles de la renaissance aient travaillé activement à la décoration du
nouveau palais, personne ne l'ignore; mais le nom de Henri II n'est pas po-
pulaire, et celui de Charles IX est justement flétri. De quelque manière
qu'on explique la Saint-Barthélémy, qu'on y voie une conspiration ourdie
depuis longtemps, ou qu'on la traite comme un caprice sanguinaire, comme
une fantaisie du pouvoir absolu, il n'y a pas un esprit sensé qui songe à
la réhabiliter. Les petits vers qu'on attribue à Charles IX, rapprochés de
cette épouvantable tragédie, ajoutent encore à l'horreur de son nom. Les
bûchers allumés par François I" sont moins connus que la bataille de Mari-
gnan et les travaux accomplis au château de Fontainebleau par les artistes
italiens; je pense donc que l'image du vainqueur de Marignan n'est pas dé-
placée dans la cour du Louvre. Malgré mon profond respect pour le témoi-
gnage de l'histoire, je ne crois pas qu'il faille proscrire sans pitié l'image
de tous les rois qui n'ont pas laissé une mémoire pure et sans tache. Si le
rival de Charles-Quint n'a pas fait pour la science, la littérature et les arts
tout ce qu'il pouvait faire, nous savons cependant que les études ont accom-
pli sous sou règne d'éclatans progrès, et c'en est assez pour expliquer, pour
légitimer sa jtrésence dans un monument qu'il a enrichi.
Mais avant d'aborder la statue de M. Clésinger, je veux dire quelques
mots d'une autre question : étant donné la figure de François I", fallait-il
représenter le protecteur des arts ou le guerrier? Le choix de l'emplacement
ne devait-il pas déterminer le choix du costume? C'est, je crois, la manière
la plus simple de trancher la difficulté. Au Champ-de-Mars, près de l'École-
Mihtaire, je comprends le guerrier; au Louvre, je ne comprends que le pro-
tecteur des arts, car il faut que la figure soit en harmonie avec sa destina-
tion. Si le protecteur des arts convient seul au Louvre, si le guerrier n'a rien
à démêler avec le palais splendide dont le ciseau de Jean Goujon a fait une
école de sculpture, nous sommes amené à dire que la statue équestre doit
faire place à une statue debout. Que signifie un cheval de bataille lorsqu'il
s'agit de consacrer la mémoire des services rendus à l'imagination, au sa-
voir, par François I"? Le costume de cour est le seul qui convienne. L'ap-
pareil militaire ne s'accorde pas avec la destination de la figure. Les con-
sidérations morales et les considérations purement techniques se réunissent
pour recommander le parti que je propose. Si ce parti était adopté, l'archi-
tecture s'en accommoderait, et le penseur n'aurait rien à dire.
M. Clésinger paraît avoir négligé ou dédaigné toutes les considérations
que je viens de présenter. Il a voulu faire un François I*" théâtral, et je dois
avouer qu'il a pleinement réussi. Dans la réduction exposée par M. Barbe-
dienne au palais de l'industrie, le défaut que je signale était déjà très sen-
sible; il est devenu plus manifeste encore dans le modèle que nous avons
sous les yeux. Quand il s'agissait d'une statuette destinée à orner une che-
minée, si les plus clairvoyans savaient à quoi s'en tenir, le plus grand
nombre pouvait croire que le s(?ulpteur avait ordonné l'économie de sa
876 REVUE DES DEUX MONDES.
composition pour une grande masse, et que les juges les plus difficiles lui
rendraient justice dès que son œuvre serait placée dans la cour du Louvre.
Aujourd'hui les promeneurs étrangers à toutes les questions techniques,
éclairés par les seules lumières du bon sens, se demandent ce que signifie
cette statue. Quant à ceux qui connaissent les monumens de l'art antique
et ceux de l'art moderne, si je dois en juger par les voix que j'ai recueillies,
ils n'hésiteraient pas à se prononcer. Toutefois les avis qui sont venus jus-
qu'à moi pourraient trouver des contradicteurs parmi ceux mêmes qui ont
étudié l'histoire de la sculpture. Je n'entends pas affirmer dès aujourd'hui
que mon opinion soit partagée par tous les hommes qui jouissent d'une
autorité légitime.
Est-ce un guerrier, est-ce un Mécène que nous avons devant nous? Si c'est
un guerrier, pourquoi donc est-il coifTé d'une toque? Si c'est un Mécène, un
roi protecteur des arts, pourquoi donc est-il couvert d'une cuirasse? Est-ce
avec une toque, le front découvert, que François I" affrontait les balles à
Marignan? Est-ce avec une cuirasse qu'il visitait, qu'il encourageait les tra-
vaux de Fontainebleau? C'est à ces termes élémentaires que se réduit la
question posée par le bon sens. Il fallait choisir entre l'homme de guerre et
l'homme de goût. M. Clésinger a voulu tout concilier, et je crains fort qu'il
n'ait contenté personne. Il n'y a qu'une manière d'exprimer franchement
l'impression produite par son œuvre : le François 7*"" de la cour du Louvre
appartient à l'Opôra-Comique par la toque, à Franconi par la cuirasse. Ces
mots suffisent à caractériser la statue dont nous parlons. Ce n'est pas un
guerrier, car au xvr siècle on n'allait pas au combat le visage découvert;
ce n'est pas un roi protecteur des arts, car, pour encourager la peinture et
la sculpture, la cuirasse est au moins inutile. Un tel attirail de guerre serait
embarrassant et ridicule dans l'ateher de Léonard de Vinci, de Primatice
ou de Benvenuto Cellini.
De quelque côté en effet qu'on regarde cette statue, on n'aperçoit qu'une
figure de théâtre. Qu'on pense au vainqueur de Marignan ou au roi protec-
teur des arts, on est également désappointé. Si, pour se préparer à l'indul-
gence, on veut bien oublier un instant le personnage qu'on a devant les
yeux, on n'est guère plus satisfait. Le cavalier n'est pas en selle, il n'est pas
campé de façon à gouverner son cheval. Je n'ai pas la prétention de me poser
en homme du métier, je veux dire en écuyer ; mais il suffit d'avoir vu un
dragon à cheval, manœuvrant au Champ-de-Mars , pour affirmer que le
François I" de M. Clésinger serait désarçonné au premier caprice de sa mon-
ture. La bouche du coursier ne sent pas la main qui le guide; les cuisses du
cavalier n'étreignent pas les côtes; un bond jetterait à terre, en un clin
d'œil, l'homme assez inexpérimenté pour se conduire avec une telle mala-
dresse. Avec les pieds en dehors, comment imposer sa volonté ? Il n'y a pas
un écolier de manège qui, après trois leçons, ne se comporte autrement.
Parlerai-je de la pantomime de François I"? Elle est plus étrange encore que
sa tenue à cheval. Le mouvement de son bras droit ne se comprend pas, à
moins qu'on ne consente à voir dans le roi un des virtuoses du Cirque.
Pourquoi étend-il la main? Qui donc salue-t-il? S'il tenait la bride entre ses
dents, s'il gouvernait son cheval d'une étreinte puissante, s'il tenait le mous-
BEAUX-ARTS. »//
quel d'une maiu, l'épée de l'autre, je ne m'étonnerais pas; mais je n'ai de-
vant moi qu'un héros de parade, et pour m' expliquer son attitude, je suis
obligé de croire qu'il défile devant le parterre et va recueillir ses applau-
dissemens. Ce jugement pourra paraître sévère aux admirateurs de M. Clé-
singer. J'ai pourtant quelques raisons de penser qu'il sera bientôt accepté.
Le cheval ne vaut pas mieux que le cavalier, et ses dimensions ne s'ac-
cordent pas avec celles du roi. Qu'on agrandisse un peu le modèle d'un
cheval de bataille, je le conçois sans peine : encore faut-il que le cavalier
puisse enfourcher sa monture. Si le roi, pour se mettre en selle, est obligé
de demander un escabeau, s'il ne peut mettre le pied à l'étrier en parlant
du sol, il est évident que le sculpteur a dépassé le but. Or je crois que les
plus habiles cavaliers seraient quelque peu embarrassés pour grimper sur
le géant que M. Clésinger a donné pour monture à François I''''. Si nous
prenons la peine d'étudier les diverses parties du cheval, notre étonnement
redouble à bon droit. A quelle race appartient-il? Est-il normand, est-il
arabe? Bien fin serait celui qui trancherait cette question. Ni les naseaux,
ni les orbites, ni le front ne peuvent servir à la décider. Les sabots sont
d'une dimension inusitée, pour quelque race qu'on se prononce. Les lecteurs
les plus assidus du Stud-Book, qui connaissent familièrement tous les signes
généalogiques, hésiteraient sans doute devant le problème que je leui- pro-
pose, et je suis porté à croire qu'ils rangeraient le cheval de P'rançois F''
dans une race inconnue. Ne trouvant en lui aucun des signes mdiqués par
les maîtres de la science, ils renonceraient à le caractériser, et déclineraient
l'honneur de révéler son origine. Il faudrait en effet être doué d'une singu-
lière témérité pour essayer de résoudre cette question.
M. Clésinger connaît l'Italie; il y a vécu pendant plusieurs années. Com-
ment donc se fait-il qu'il ait oublié Venise et Padoue, qui possèdent d'admi-
rables statues équestres? Venise garde comme un trésor inestimable, comme
une œuvre digne des meilleurs temps, la statue de CoUeoni, d'Andréa Veroc-
chio; Padoue vante à bon droit la statue de Gatta Melata, placée devant
l'église de Saint-Antoine. Je ne parle pas de la statue de Marc-Aurèle, placée
au Capitole derrière les trophées de Marins, car elle ne pourrait fournir
d'utiles conseils pour la statue de François 1". Une fois résolu à composer
une statue équestre, M. Clésinger ne devait négliger ni Donatello ni Andréa
Verocchio, deux maîtres d'une habileté consommée, qui ont su faire deux
guerriers solidement étabhs sur leur monture. Ni Gatta Melata ni Colleoni
ne se laisseraient désarçonner par le premier caprice. Fièrement campés sur
la selle, ils ne redoutent ni bond ni faux pas. Que leur cheval bronche ou
poursuive sa route d'une allure paisible, ils n'ont rien à craindre, car si la
bride leur échappait, la puissance musculaire de leurs genoux et de leurs
cuisses leur suffirait pour dompter l'indocilité de leur monture. A défaut
de Venise et de Padoue, de Colleoni et de Gatta Melata, nous avons sous les
yeux les cavaliers du Parthénon. C'est plus qu'il n'en faut pour reconnaître
et pour signaler les défauts de l'œuvre conçue par M. Clésinger. Ces cava-
liers ne ressemblent guère par leur attitude au roi placé dans la cour du
Louvre. Tous les monumens justement célèbres de l'art antique et de l'art
moderne se réunissent donc pour condamner la statue soumise au contrôle
de l'opinion publique.
878 REVUE DES DEUX MONDES.
Quoique je sois profondément convaincu de l'inopportunité d'une statue
équestre dans la cour du Louvre, et j'ai dit pourquoi, j'aurais accueilli sans
déplaisir une œuvre de ce genre, si elle eût été conçue et composée avec
simplicité. Dans le François /"" de M. Clésinger, je ne trouve rien de pareil:
cheval et cavalier ne conviennent qu'au théâtre; je ne vois là rien de mo-
numental. La toque a plus d'importance que la tête du cavalier, le harnais
a plus d'importance que le cheval. La queue, relevée pour une raison que
j'ignore, ofire une ligne des plus malheureuses. Le portrait de Titien, que
nous avons au Louvre, admirable comme peinture, ne donne pas de Fran-
çois I^"" une idée très avantageuse; il exprime la luxure, la gourmandise, et
révèle une intelligence très modestement développée. 11 me semble cependant
que le statuaire pouvait tirer parti de ce portrait eu le iïiodifiant légère-
ment. Personne n'eût songé à l'accuser d'infidélité en voyant le front s'avan-
cer au lieu de fuir, comme dans le portrait vénitien, les pommettes moins
saillantes, les lèvres un peu moins épaisses. On aurait accepté sans répu-
gnance ces corrections, que réclamait la sculpture monumentale. La gour-
mandise et la luxure ne sont pas les traits caractéristiques d'un Mécène, et
puisqu'il s'agissait d'un roi protecteur des arts, parmi les visiteurs les plus
assidus de la galerie du Louvre, il ne s'en fût pas trouvé un seul pour repro-
cher à M. Clésinger la faiblesse de sa mémoire. 11 a copié servilement, et
pourtant inexactement, le portrait de Titien. Il nous a donné une tète de
Faune qui s'accorde assez mal avec la destination du modèle.
11 est donc permis d'affirmer que M. Clésinger a complètement oubhé ou
méconnu le but qui lui était assigné. Il s'agissait d'une sculpture monu-
mentale destinée à retracer l'image d'un roi protecteur des arts : qu'a-t-il
fait? que nous a-t-il donné? A cet égard, les avis ne sont pas partagés. Le
François 1" exposé dans la cour du Louvre ne satisfait à aucune des con-
ditions du programme. Je ne veux pas rappeler toutes les conjectures plus
ou moins hasardées auxquelles a donné lieu cette étrange statue. Ce serait
traiter d'une manière trop légère un sujet grave. Que des esprits enclins
à la raillerie aient vu et s'obstinent à voir dans l'œuvre de M. Clésinger
l'image non pas de François I", mais du héros de Cervantes, je n'ai pas à
m'en inquiéter. Je ne veux pas introduire dans la discussion des élémens
que la raison doit répudier. Qu'ils s'étonnent de ne pas trouver Sancho près
de son maître, c'est un regret que je ne puis accueillir. Sans recourir à de
tels argumens, il est facile de démontrer que la statue de François I" ne
répond pas à sa destination. Non-seulement en efi"et la toque ne s'accorde
pas avec la cuirasse, mais lors même qu'on accepterait sans répugnance le
costume singulier, à demi pacifique, à demi guerrier, qu'il a plu à l'auteur
d'inventer, on aurait encore le droit de lui demander pourquoi, au lieu de
laisser le cheval au repos, comme l'exige impérieusement la sculpture mo-
numentale, comme le bon sens le conseille, il a imaginé un mouvement qui
inquiète le spectateur. Le cheval se cabre, et comme le cavalier est assez
mal assis, comme il n'est pas maître de sa monture, on craint à chaque
instant de le voir désarçonné. Si M. Clésinger eût pris la peine de consulter
les monumens de son art qui font autorité en pareille matière, il aurait
compris que la sculpture monumentale ne s'accommode pas de ces mouvc-
mens désordonnés. Dans une statue équestre, il ne s'agit pas de représenter
BEAUX-AKTS. 879
une action, mais un personnage. Tout ce qui excède cette dernière limite
doit être condamné sans hésitation. Qu'ayant à retracer la victoire de Mari-
gnan ou la défaite de Pavie, M. Clésinger lance au galop le cheval de Fran-
çois V', personne ne se plaindra, personne n'aura le d'-oit de se plaindre;
mais une ligure isolée n'est pas soumise aux mêmes conditions qu'une
figure engagée dans une action militaire. A la première l'immobilité, à la
seconde le mouvement. Pour sentir l'opportunité de cette distinction, il
n'est pas nécessaire de réfléchir longtemps, il suffit de se demander la des-
tination de l'œuvre soumise au contrôle public. Que le statuaire enflamme
le regard de son modèle, qu'il donne à son attitude une expression guer-
rière, c'est son droit; qu'il n'essaie pas de concevoir le personnage comme il
pourrait le faire dans un bas-relief, car dans cette tentative réprouvée par
le goût, il est sûr d'échouer. Un mouvement qui ne rencontre aucune résis-
tance, un mouvement qui ne s'explique par la présence d'aucun adversaire
est un mouvement inutile. M. Clésinger, obéissant à l'opinion vulgaire qui
ne connaît pas la vie sans mouvement, a fait un cheval qui se cabre, et, ce
qui est plus grave, un cheval qui se cabre sous un cavalier inhabile.
Malheureusement les statues équestres que nous possédons à Paris ne
valent guère mieux que la statue de François P''. La statue de Louis XUl,
commencée par Dupaty et achevée par Roman, se dérobe par le ridicule à
toute discussion. Le tronc d'arbre placé sous le ventre du cheval pour
l'étayer est à coup sûr une des conceptions les plus singulières que l'on
puisse rêver. Les paisibles habitans de la Place-Royale ont perdu depuis
longtemps l'habitude d'en rire, et je suis loin de blâmer leur indifférence.
La statue de Louis XIY, condamnée par le bon sens de tous ceux qui ont
pris la peine de la regarder, peut être citée comme une des œuvres les plus
absurdes de la sculpture moderne. La statue de Henri IV quoique très su-
périeure aux statues de Louis XIII et de Louis XIV, ne mérite cependant
pas de grands éloges. Si Lemot a mieux fait que Dupaty et Bosio, il n'a pas
montré une bien grande habileté. La construction du cheval ne révèle pas
des études bien profondes. 11 y a, dans toutes les parties qui présentent une
difficulté à résoudre, une mollesse d'exécution que je prendrais volontiers
pour une ruse. On dirait que Lemot, ne sachant comment indiquer la forme
vraie du cheval qu'il a voulu modeler, n'achève pas sa tâche pour échap-
per au reproche des spectateurs trop sévères. 11 faut du mohis lui rendre
cette justice, qu'il n'a pas lancé au galop la monture de Henri IV. Le roi,
tête nue, quoique vêtu en guerrier, respire une majesté calme; en un mot,
si l'auteur n'a pas réalisé pleinement le programme qui lui était donné, il
faut reconnaître qu'il l'a compris, et qu'il a fait de son mieux pour contenter
ses juges.
M. Clésinger n'a pas suivi l'exemple de Lemot. Il a voulu faire quelque
chose d'extraordinaire, quelque chose qui fût sans précédent, et j'avoue
sans hésiter qu'il a réussi. La statue de François i" est une œuvre inatten-
due, qui n'a pas dans le passé de termes de comparaison. La réunion d'une
toque et d'une cuirasse est une invention hardie qui doit satisfaire les amis
de l'imprévu. Un esprit timide, soumis docilement aux traditions consa-
crées, ne se fût jamais avisé de tenter cette réunion. L'étonnement des
spectateurs a dépassé toutes les espérances du statuaire. Son œuvre est à
880 REVUE DES DEUX MONDES.
bon droit considérée comme une témérité, sinon des plus heureuses, au
moins des plus singulières. 11 a fait certainement ce que personne n'avait
fait avant lui. Reste à savoir si c'est là le but que l'art doit se proposer. Que
l'invention soit le premier devoir de tous ceux qui veulent émouvoir et
charmer, je l'ai toujours pensé ; qu'il soit permis d'inventer sans tenir
compte -de la destination assignée à l'œuvre qu'on exécute, je l'ai toujours
nié, et je crois que mon avis trouvera de nombreux approbateurs. Si je me
trompe, j'ai du moins pour moi la Grèce et l'Italie, dont l'autorité n'est pas
sans quelque poids en pareille matière. Je n'ai pas la prétention de résoudre
par moi-même tous les problèmes qui relèvent du goût, mais une telle au-
torité me confirme dans mon opinion.
A quoi bon invoquer le témoignage du passé? M. Clésinger ne s'en in-
quiète guère, et ceux qui l'admirent partagent à cet égard son indilTérence.
Il y a aujourd'hui parmi les sculpteurs, comme parmi les peintres, une
classe nombreuse d'esprits étourdis par la louange, égarés par l'orgueil, qui
croient de bonne foi avoir découvert le secret de leur profession, et qui
parlent du passé avec un dédain très sincère. Ces hardis inventeurs, qui se
prennent au sérieux, n'écoutent jamais sans sourire l'éloge de l'art grec ou
romain. C'est à peine si la renaissance trouve grâce à leurs yeux. Les révé-
lations de leurs panégyristes nous ont édifiés sur la valeur de cetti' merveil-
leuse découverte. Il s'agit tout simplement de copier ce qu'on voit, rien de
moins, rien de plus. C'est une recette souveraine pour éblouir ses contem-
porains et transmettre son nom à la postérité la plus reculée. Les anciens
ont fait fausse route. Comment en douter? On chercherait vainement dans
leurs œuvres la copie exacte du modèle vivant. Ils n'avaient pas deviné le
grand secret qui fait tant de bruit de nos jours; ils croyaient ingénument à
la nécessité d'inventer; ils ne pensaient pas que le travail du statuaire ou
du peintre dût se réduire à copier ce que l'œil a vu. Ils s'imposaient une
tâche plus difficile, et pour eux l'habileté de la main n'était pas le terme
suprême. Ils se trompaient, la chose est aujourd'hui démontrée; il ne faut
ni s'en étonner, ni leur en vouloir. A l'époque où ils vivaient, l'intelli-
gence humaine n'était pas assez puissante pour poser nettement le problème
résolu sous nos yeux. Ils méritent l'indulgence, et se montrer sévère serait
méconnaître l'action du temps sur le développement des idées. En sculpture
et en peinture, il est désormais avéré qu'il s'agit d'imiter la nature. Plus
l'imitation sera fidèle, plus la gloire sera grande. Quiconque se permettra
de rêver quelque chose au-delà de l'imitation sera déclaré aveugle, inintel-
ligent, incapable de se prononcer sur les qualités ou les défauts d'une figure
peinte ou modelée. Cette doctrine, malgré les nombreux adeptes qu'elle a
déjà recrutés, n'a pas encore imposé silence à toutes les objections, mais
elle grandit, elle s'affermit de jour en jour, et bientôt il ne sera plus permis
d'en parler qu'avec un profond respect. En attendant qu'elle soit déclarée
infaillible, nous croyons utile de l'appliquer dans toute sa rigueur à ceux
mêmes qui la préconisent. Plus tard, il serait trop tard. Dès qu'elle sera pro-
clamée supérieure et antérieure à toute discussion, l'épreuve de l'application
ne sera plus de mise. Les adeptes de bonne foi feront la sourde oreille; ils se
croiront en possession de la vérité, et ne voudront écouter personne.
Je veux donc bien admettre pour un instant que la tâche des peintres et
TÎEAUX-ARTS. 881
des sculpteurs se réduit à Fimitation de la nature, et je demande si 51. Clé-
sing-er, en modelant la statue de François 1", a réalisé cette condition unique
et suprême. Qu'on me prouve qu'il a t'ait un vrai cavalier, un vrai cheval,
et je me résigne à l'admiration. Malgré mes vieux scrupules, malgré la part
que j'ai toujours attribuée à l'invention dans les arts du dessin, je consen-
tirai à voir dans l'auteur de cette statue un maître habile, digne de l'atten-
tion et des encouragemens non-seulement de la France, mais de l'Europe
entière. Si l'on vient me dire que l'Allemagne et l'Angleterre se dijpulent son
ciseau, je ne m'en étonnerai pas; que l'Italie regrette amèrement de ne pas
le compter au nombre de ses enfans, je compatirai à sa douleur. Mais qui
oserait affirmer la vérité du cavalier, la vérité du cheval? Parmi les specta-
teurs étrangers aux querelles d'école, qui n'ont jamais songé à prendre parti
pour l'nivention ou pour l'imitation, impartiaux et désintéressés par consé-
quent, les uns trouvent que le cavalier n'est pas en selle, qu'il n'a pas son
cheval dans la main; les autres, que le cheval n'est pas possible, que l'avant-
train et l'arrière-train ne s'accordent pas, que les cuisses sont trop grosses
pour les épaules. En examinant froidement la valeur de ces reproches, on
arrive à reconnaître qu'ils ne sont pas dépourvus de fondement. Ainsi
M. Clésinger est condamné par la doctrine même qu'il professe. S'il faut en
-croire ses admirateurs, et je les tiens pour bien informés, il n'a rien tenté,
rien voulu au-delà de l'imitation. A-t-il réussi dans l'accomplissement de
son projet? Si je consulte l'impression produite par son œuvre, je suis obligé
de dire non. Comme je le juge au nom du principe qu'il a posé, auquel il
attribue le mérite de la nouveauté, il aurait mauvaise grâce à se plaindre.
Pour blâmer sa statue, j'ai consenti à négliger les exemples fournis par l'an-
tiquité; la nature seule m'a servi de guide. Je ne cherchais dans la statue
de François I" que Fexactitude, la fidélité scrupuleuse de Fimitation. Mon
espérance déçue, faut-il s'étonner que mon désappointement se traduise en
paroles sévères? J'ai bien voulu, pour estimer l'œuvre nouvelle de M. Clésin-
ger, me placer à son point de vue, et faire abstraction d'une doctrnie qui
n'est pas la sienne et que je crois vraie. Cette seconde épreuve n'a pas été
pour lui plus heureuse que la première.
Mais, diront les iiartisans exclusifs de l'imitation, lors même que vous
auriez démontré l'infidélité que vous affirmez et qui ne frappe pas nos
yeux, auriez-vous réfuté la doctrine que nous soutenons? L'auteur de cette
statue, que vous épluchez avec tant d'obstination, n'a pas fait tout ca qu'il
voulait, tout ce qu'il espérait faire : est-ce une raison pour condamner en
même temps son œuvre et son espérance? Lors même que le premier point
vous serait acquis, sur le second la discussion resterait ouverte. — Et cette
réponse n'est pas une pure invention. L'argument n'est pas imaginé pour
les besoins de la cause. Eh bien! je dis que les épreuves, en se multi-
I)liant, ne laisseront aucun doute sur la puérilité de la doctrine que je com-
bats. La main la plus habile ne remplacera jamais le travail de la pen-
sée. Quand l'artiste, en face de la nature, comprend qu'il ne peut lutter
avec elle, qu'il doit renoncer à la copier littéralement, quand il profite du
témoignage de ses yeux en y ajoutant les fruits de la méditation, — si la
tâche qu'il se propose est difficile, elle n'est pas au-dessus de ses forces. S'il
TOME I. 56
882 REVUE DES DEUX MONDES.
ne comprend pas l'inégalité de la lutte, sa défaite est certaine. Lors même
que son reg-ard atteindrait tous les élémens de la vérité, ce qui lui est re-
fusé, comme il ne dispose pas des mêmes moyens que la nalure, il serait
vaincu. Ainsi, quand on arriverait à prouver que dans la statue de M. Clé-
singer ni le cavalier ni le cheval ne laissent rien à désirer sous le rapport
de Texactitude, il resterait à prouver que l'œuvre est belle, qu'elle intéresse,
qu'elle dit quelque chose à la pensée.
Les défauts que j'ai signalés dans la statue de François P'', et qui frap-
pent tous les yeux, ne doivent pas surprendre ceux qui ont suivi avec
attention les travaux de M. Clésinger. Lorsqu'il a voulu aborder la sculpture
religieuse, les admirateurs les plus empressés, les plus sincères de la Femme
piquée par un serpent ont reconnu que son talent n'était pas à la hauteur
d'une pareille tentative, et n'ont pas même essayé de le défendre. C'était en
effet le parti le plus sage. Quelques-uns de ses bustes ont réuni d'assez
nombreux suffrages, je dois même reconnaître que parmi les gens du monde
ils ont passé pour de véritables chefs-d'œuvre. Malheureusement pour l'au-
teur, quelques amis imprudens ont prononcé le nom de Coustou, et les
hommes familiarisés avec l'histoire de la sculpture française ont dû repous-
ser cette étrange comparaison. Les femmes de Nicolas Coustou, placées
devant le château des Tuileries, n'ont rien de commun avec les bustes de
M. Clésinger. 11 y a dans ces figures une élégance qu'il n'atteindra jamais,
si nous devons juger de son avenir par son passé. 11 ne faut pas s'abuser en
effet sur le mérite de res bustes si vantés. Dépouillés de la couche légère de
stéarine qui les recouvre, ils auraient bientôt perdu la meilleure partie de
leur charme. Tout ce qu'on peut louer dans ces œuvres trop prônées, c'est
une certaine habileté de ciseau. Quant à l'expression des physionomies, elle
n'a rien qui excite l'attention. Rapprocher M. Clésinger de Nicolas Coustou,
c'est, là en vérité un étrange caprice. Pour imaginer une telle comparaison,
il faut compter singulièrement sur l'ignorance des lecteurs. Quoique les
développemens de l'art français depuis la renaissance jusqu'à nos jours ne
fassent pas partie de l'enseignement ordinaire de nos écoles, un tel juge-
ment devait rencontrer des contradicteurs.
Insuffisant dans la sculpture religieuse, prosaïque dans la représentation
du masque humain, comment M. Clésinger s'est-il trouvé chargé d'un tra-
vail aussi important que la statue de François 1" Je ne veux pas accuser
légèrement ceux qui distribuent les commandes : je ne m'étoime pas qu'ils
aient songé à l'auteur de la Femme piquée par un serpent, car cette figure,
malgré les objections très légitimes qu'elle a soulevées, garde encore au-
jourd'hui une véritable popularité. 11 sera toujours difficile de contenter
tout le monde, et si le choix de M. Clésinger ne s'accorde pas avec ses anté-
cédens, sévèrement estimés, je reconnais sans hésiter que pour bien des
gens c'était un acte de justice. En apprenant cette heureuse nouvelle, ses
amis nous promettaient merveille : nous allions donc avoir enfin un ou-
vrage original; la sculpture allait se dégager de la routine. Si quelques
incrédules secouaient la tête en écoutant ces magnifiques promesses, on les
accusait de ne pas encourager les talens nouveaux, de suivre aveuglément
les doctrines académiques. Aujourd'hui les incrédules n'ont pas besoin de
BEAUX-ARTS. 883
se justifier : la statue placée dans la cour du Louvre suffît à leur défense.
Quel argument pourraient-ils invoquer qui ne demeurât au-dessous de ce
plaidoyer? L'aptitude de M. Clésintrer pour la sculpture monumentale est
aujourd'hui appréciée par des milliers de spectateurs. A cet égard, toute dis-
cussion serait désormais superflue.
Quelque singulier que puisse paraître le choix de l'artiste en présence de
l'œuvre qu'il nous a donnée, il ne faut pas oublier qu'avant l'épreuve déci-
sive qui vient de dessiller les yeux, il passait pour très capable. C'est donc
à lui-même que le public doit s'en prendre; il recueille aujourd'hui le prix
de son engouement. S'il n'avait pas loué sans réserve une figure qui n'avait
d'autre mérite que l'exactitude littérale, il n'aurait pas devant lui une sta-
tue vulgaire, dont personne ne comprend la composition. La sculpture mo-
numentale exige impérieusement des facultés d'une nature toute spéciale.
Pour l'accomplissement d'une pareille tâche, l'habileté de la main ne suffit
pas. Il ne faut pas seulement posséder une intelligence étendue, il faut en-
core avoir le goût de la méditation. Or, je le demande à tous les hommes
de bonne foi, la Femme piquée par un serpent pouvait-elle être acceptée
comme un gage suffisant? Ceux qui ont accueilli avec joie la nouvelle d'une
statue équestre commandée à M. Clésinger le croyaient sans doute; ils doi-
vent maintenant savoir à quoi s'en tenir.
Pour concevoir, pour exécuter la figure à laquelle M. Clésinger doit sa
popularité, la méditation est parfaitement superflue. De quelque manière
qu'on l'envisage, il est impossible d'y découvrir l'ombre même d'une pen-
sée. Et si l'on veut prendre l'auteur au mot, si l'on cherche dans son œuvre
l'expression de la douleur, on est obligé de lui donner tort, car la figure
entière, empreinte d'un caractère lascif, ne laisse pas deviner la plus légère
souffrance. Il est évident qu'elle n'avait pas de nom avant d'être ache-
vée, c'est-à-dire, en d'autres termes, que rintelligence n'a rien à démêler
avec cet ouvrage. Or, quand il s'agit de représenter un personnage histo-
rique, l'intelligence est une mise de fonds de première nécessité. Le manie-
ment de l'ébauchoir, dont je ne méconnais pas l'importance, ne satisfait
qu'à demi aux exigences du programme. Les admirateurs de M. Clésinger
vantent beaucoup la prestesse de son exécution : c'est sans doute un avan-
tage toutes les fois que la prestesse se trouve réunie à la perfection de la
forme. Si l'œuvre est imparfaite ou vulgaire, n'est-ce pas le cas de se rap-
peler la parole d'Alceste avant d'écouter le sonnet d'Oronte? En sculpture
comme en poésie, le temps ne fait rien à l'affaire. Ou viendrait me dire
que la statue de François I" a été modelée en six semaines, cette nouvelle
ne me rendrait pas plus indulgent. Peut-être fallait-il une année de travail
pour atteindre le but désigné; les hommes du métier peuvent seuls décider
celte question, qui n'intéresse pas le public. L'œuvre est-elle bonne? répond-
elle à sa destination? Voilà ce qui l'inquiète. Si, pour justifier l'échec de
l'auteur, on nous affirme qu'il a improvisé la statue de François I", cet
argument restera pour nous sans valeur. Je n'admets pas même qu'on soit
reçu à le produire pour défendre un mauvais sonnet écrit sur un album; à
plus forte raison, je dois l'écarter lorsqu'il s'agit de sculpture monumentale.
Improvisée ou non, la statue de François I" ne soutient pas l'examen, et si
88/i REVUE DES DEUX MONDES.
l'on se décidait à la couler en bronze, je crois qu'on ne tarderait pas à s'en
repentir. ]Mal,tj;ré les dépenses déjà faites, il est encore temps d'aviser, et
j'espère qu'on n'ira pas plus loin.
En face de cette statue, qui obtient une iraprobation unanime, une ques-
tion se présente que je ne puis éluder, et qui n'est pas facile à résoudre :
d'après quels principes l'administration doit-elle se décider lorsqu'il s'agit
de choisir un sculpteur ou un peintre pour l'exécution d'un travail impor-
tant? En appelant M. Clésinger, il est hors de doute qu'elle s"est trompée.
Cependant il est certain que son choix s'explique par la popularité du nom
qu'elle avait préféré. Comment à l'avenir liourra-t-elle se mettre à l'abri de
pareilles déceptions? Bien habile serait celui qui lui donnerait une recette
infaillible pour prévenir tout mécompte. Il y a pourtant quelques précau-
tions à prendre qui réduisent le nombre des chances malheureuses. Je n'en-
tends pas supprimer les recommandations : quelle que soit la forme du
gouvernement, les recommandations interviendront toujours; mais je vou-
drais que les bureaux qui distribuent les travaux fussent défendus contre
l'action dangereuse des apostilles, je voudrais qu'ils s'entourassent de con-
seils désintéressés. Quand il s'agit d'un monument qui doit attester aux
générations futures le bon goût ou le goût dépravé de notre temps, la pru-
dence n'est pas superflue. Eu pareil cas, l'administration, au lieu d'écouter
docilement l'opinion populaire, doit s'imposer le devoir de la contrôler, car
ceux qui ont accepté, qui ont suivi aveuglément cette opinion, sont les
premiers à se plalndi-p, quand l'administration est déçue dans son espé-
rance. Délivrés tout à coup de leur engouement, ils dédaignent ce qu'ils
ont adoré, comme ils adoreront demain ce qu'ils dédaignent aujourd'hui.
L'administration, en raison même des fonctions qui lui sont dévolues, doit
dominer cette inconstance de l'opinion populaire. 11 faut qu'elle étudie par
elle-même ou qu'elle fasse étudier par des hommes spéciaux les transfor-
mations, les défaillances, les déviations, les progrès de la sculpture et de la
peinture, afin de choisir, le cas échéant, des artistes capables de justifier la
confiance ou de mériter l'approbation publique. Je ne propose pas de réta-
blir le concours, je sais trop bien que cette méthode a trompé l'espérance
de ses plus fervens approbateurs : c'est au concours que nous devons le
fronton de la Mideleine et le tombeau de Napoléon; sans le concours, nous
aurions x>eut-ètre évité MM. Lemaire et Visconti. La mesure que j'indique
n'est pas d'une application aussi diflicile qu'on pourrait le croire. Il suffirait
de consulter ceux qui connaissent les antécédens des peintres et des sculp-
teurs de notre temps, et d'estimer l'aptitude des artistes pour un travail
projeté d'après les œuvres qu'ils ont déjà soumises au contrôle de l'opinion.
La plus sûre manière de prévenir les recommandations, ou du moins d'en
atténuer le danger, serait de ne pas révéler le nom des conseillers dont on
réclamerait l'assistance. Il serait impossible d'éviter les indiscrétions, je ne
rignore pas; cependant j'aime à penser qu'en suivant cette méthode on
arriverait à décorer Paris de monumens plus heureusement conçus, plus
habilement exécutés que la statue de François r*". Je ne considère pas l'im-
partiaUté en pareille matière comme un rêve d'enfant. Sans prétendre à la
sagacité souveraine de Salomon, l'administration peut choisir des hommes
BEAUX-ARTS. 885
dont les facultés, dont les études s'accordent avec la tâche qu'elle leur confiera.
Pour atteindre ce but, il serait nécessaire de déroger aux habitudes consa-
crées, et de ne pas accepter sans réserve les droits attriiués par Tusage aux
pensionnaires de l'Académie de France à Rome. Qu'un lauréat vive cinq ans
en Italie aux frais de l'état, qu'il s'insUuise, qu'il étudie, qu'il travaille
librement sans souci du lendemain, c'est déjà un assez beau privilège. Je
ne comprends pas que ces cinq années de loisir, je veux dire de travail
indépendant, dégagé de toute préoccupation, constituent pour l'avenir un
titre à la préférence de radministratiou. Et cependant, pour me servir d'une
exjiression vulgaire, les pensionnaires de Rome écrément les travaux du
gouvernement. Si pourtant les lauréats de l'Académie ne sont pas préparés
par leurs études à la conception, à l'exécution d'un monument, il faut bien
jeter les yeux sur d'autres noms. En appelant M. Clésinger, qui n'est pas
lauréat, l'administration s'engageait dans la voie que j'indique; malheureu-
sement sa préférence n'a pas été justifiée. Ce n'est pas une raison pour ne
pas choisir à l'avenir en dehors des pensionnaires, lorsqu'ils ne présentent
pas de garanties suffisantes.
J'ignore si les statues équestres de Louis XIV et de ^'apoléon, qui doivent
décorer le nouveau Louvre, sont dès à présent données. Si l'administration
n'a pas encore pris d'engagement, l'occasion est bonne pour réparer l'échec
éprouvé par M. Clésinger. Parmi les pensionnaires qui ont dessiné In
Famille de Ba'bus au musée -le Naples, y en a-t-il im qui ait prouvé son
aptitude pour la composition d'une statue équestre? y en a-t-il un qui soit
naturellement désigné pour représenter Louis XIV ou N'apoléon? Toute la
question est là. Quoique les costumes du xvir et du xix^ siècle ne se prêtent
pas facilement à la sculpture, il y a cependant moyeu de prouver aux plu?
incrédu'es que MM. Bosio et Seurre n'ont pas épuisé les ressources de l'art.
L'œuvre de Bosio est ridicule, l'œuvre de 31. Seurre n'est que vulgaire.
Louis XIV et Napoléon entre les mains d'un artiste habile peuvent donner
quelque chose de mieux. Sans recourir au manteau romain, que le bon sens
proscrit, il n'est pas défendu d'assouplir le costume réel, et je nourris la
ferme confiance qu'un sculpteur habile résoudra cette difficulté. Avant
tout, puisqu'il s'agit de deux statues équestres, il est indispensable d'appe-
ler un homme qui connaisse la forme et les mouvemens du cheval. Fût-il
cent fois capable de modeler une figure humaine, s'il ne sait pas l'asseoir
en selle, s'il ne sait pas placer les pieds dans les étriers, mettre la bride dans
la main, il ne fera jamais qu'une œuvre incomplète, insuffisante. Il y a tel
pensionnaire qui conçoit très bien une statue debout, et qui se trouverait
fort empêché s'il avait à faire un cheval. Ses travaux en effet ne l'ont pas
préparé à l'accomplissement de cette tâche. Quoique l'antiquité nous ait
laissé plus d'une leçon en ce genre, les professeurs de l'école de Paris sont
habitués à traiter la forme et les mouvemens de toutes les figures qui ne
sont jjas la figure humaine comme une chose secondaire. Aussi, lorsqu'on
a besoin d'une statue équestre, professeurs et lauréats sont presque toujours
pris au dépourvu.
Toutes les conditions que je viens d'énumérer, qui semblent au premier
aspect si difficiles à réaliser, se trouvent pourtant réunies dans un homme
886 REVUE DES DEUX MONDES.
dont le nom commence aujourd'hui à devenir populaire, mais qui n'a pas
encore été encouragé selon la mesure de son mérite. C'est à peine si quel-
ques travaux lui ont été confiés, et ses débuts remontent à l'année 1831.
Après une lutte soutenue sans relâche pendant vingt-cinq ans, le nom de
Barye se fait enfin jour. On s'aperçoit qu'il possède un savoir profond, un
talent souple et varié. C'est un peu tard sans doute, mais l'heure est venue
de réparer les injustices du passé. Les hommes du métier savent ce que
vaut Barye, le public ne le sait pas encore complètement. Bien des occasions
ont été négligées dont cet artiste éminent aurait dignement profité. Quand
il s'agissait de l'achèvement de l'arc de l'Étoile, les promesses ne lui ont pas
manqué; on lui a demandé des esquisses, et les promesses sont demeurées
sans résultat. On a confié la Rataille de Jemmapes à M. Marochetti, la
Bataille d' Juste ri Uz à M. Gechter, et Barye n'a rien obtenu dans la décora-
tion de cet immense monument. Ceux qui connaissent l'histoire anecdo-
tique des artistes contemporains se rappellent avec amertume toutes les
intrigues ourdies pour l'ensevelir dans l'obscurité. Des hommes d'une habi-
leté réelle, mais d'un caractère envieux, dont je veux taire le nom, ont abusé
longtemps l'administration sur la valeur et la portée de ce talent, qui est dès
à présent et qui sera pour la postérité un des plus grands, un des plus
purs de l'école française. Pendant toute la durée du règne de Louis-Phi-
lippe, Barye a été considéré comme un sculpteur de genre. C'est à peine si
quelques esprits clairvoyans et désintéressés se permettaient de le recom-
mander à l'administration : on prenait leurs réclamations pour un engoue-
ment paradoxal. Aujourd'hui la vérité frappe les yeux les moins exercés,
mais ce talent de premier ordre n'a pas encore trouvé son emploi. Le duc
d'Orléans avait eu l'heureuse pensée de demander à Barye des groupes
d'animaux qui sont aujourd'hui dispersés, et qui devraient figurer au
musée du Luxembourg. Ces groupes ont appris aux plus ignorans, aux
plus incrédules, que ce prétendu sculpteur de genre est capable des plus
hardies conceptions, et que sa main obéit docilement à sa volonté. Les
Chasses au tigre, les Chasses au lion destinées à récréer les yeux des con-
vives du prince, auraient été pour les jeunes sculpteurs et pour les sculp-
teurs d'un âge mûr un sujet d'étude profitable, et pour ma part je regrette
qu'elles soient dispersées. Puisqu'on ne peut effacer le passé, qu'on se hâte
du moins d'employer pour la décoration de nos monumens ce talent si fin
et si vrai, qui ne s'est pas encore révélé avec une entière liberté. Qu'on
lui demande des statues et des bas-reliefs, qu'on lui permette d'exprimer sa
pensée par le bronze et par le marbre, sans lui assigner les limites étroites
qu'il n'a pu franchir jusqu'ici. Les statues équestres de Louis XIV et de
Napoléon sont une excellente occasion. Personne mieux que lui ne pourra
satisfaire aux conditions de ce double programme. Si ces deux figures sont
déjà commandées, dans une ville comme Paris il ne sera pas difficile de
trouver une occasion équivalente. Les Tuileries, les Champs-Elysées, le
Luxembourg offrent un vaste champ, et nous n'avons de lui que deux lions
dans nos promenades publiques. C'est aux Tuileries que devrait être placé
le groupe du Lapifheet du Centaure, enfouis dans le musée du Puy. Pour-
quoi ne demanderait-on pas à l'auteur de cet admirable ouvrage un groupe
BEAUX-ARTS. 887
de Nessus et Déjanire qu'on placerait dans le jardin des Tuileries? Ce serait
une réparation équitable, éclatante, à laquelle tous les bons esprits applau-
diraient.
La statue de François I", qui nous suggère ces réflexions, malgré tous les
défauts que j'ai relevés, ne sera pas une œuvre inutile, si les hommes char-
gés de distribuer les travaux de sculptui'e se décident, après avoir recueilli
les voix, à consulter le savoir plutôt que la popularité. Qu'ils essaient de
pressentir ce que fût devenu le vainqueur de Marignan entre les mains d'un
homme tel que Barye' : au lieu d'une œuvre mesquine, sans élan, sans vé-
rité, nous aurions une composition pleine de grandeur et de vie. Je n'aban-
donne pas les réserves que j'ai faites au sujet du programme : je persiste à
croire qu'une statue équestre, quel que soit le nom du personnage, ne con-
vient pas à la cour du Louvre; mais si Barye eût été chargé de modeler la
statue de François I", nous aurions du moins un vrai cavalier, un vrai che-
val, et l'excellence de l'œuvre en atténuerait l'inopportunité. Le Charles VI,
le général Bonaparte^ malgré l'exiguité de leurs dimensions, ont montré
tout ce que l'auteur peut faire, et nous savons d'ailleurs, par les deux lions
des Tuileries, qu'eu modelant une ligure grande comme ^nature, il n'a rien
à redouter.
La réparation que j'appelle de tous mes vœux, que je sollicite avec em-
pressement, est-elle prochaine? J'aime à le penser. Il faut effacer au plus
tôt le souvenir du François 7", qui tour à tour égaie ou étonne les passans.
Le talent de Barye est aujourd'hui en pleine maturité : que l'administration
le mette à prolît. Il y a dans la vie de cet artiste, si longtemps méconnu, des
épisodes qu'on a peine à croire vrais, et qui pourtant ne peuvent être con-
testés. Quand on réparait le Pont-Neuf, après en avoir abaissé le tablier, on
a senti la nécessité de refaire les mascarons placés au-dessus des arches, et
la moitié de cette besogne est échue à Barye. Que penser d'un tel choix?
A coup sûr celui qui s'en est avisé ne possède jîas un esprit vulgaire. De la
sculpture de genre à la sculpture d'ornement, il n'y a guère que l'épaisseur
d'un cheveu; c'est pour cela sans doute que l'auteur des deux lions placés
au bas delà terrasse du bord de l'eau a été chargé de refaire une moitié des
mascarons du Pont-Neuf. Aujourd'hui l'opinion publique, ou du moins celle
de tous les hommes éclairés, le désigne pour les grands travaux. Puisqu'on
n'a pas eu l'heureuse pensée de lui demander François F"", qu'on lui confie,
s'il en est temps encore, Louis XIV ou Napoléon; qu'on lui fournisse l'oc-
casion de montrer d'une manière décisive ce qu'il sait et ce qu'il sent, la
profondeur de ses études, la richesse de son imagination; que son œuvre
soit librement soumise au contrôle de la foule et des connaisseurs, je veux
dire placée assez près du regard pour ne pas exiger le secours d'une longue-
vue; qu'on puisse en faire le tour et la contempler sans effort sous ses dif-
férens aspects. Le jour où mon vœu se réalisera, l'administration aura rendu
à l'école française un éclatant service, et nous oublierons volontiers la sta-
tue de François 1".
Gustave Planche.
CHRONIQUE DE LA QUINZAINE
•14 février 1856.
Voilà donc l'Europe, après deux années d'épreuves et d'incerUtudes, ra-
menée en face de toutes les perspectives de la paix. Autant on montrait d'in-
crédulité, il y a deux mois, à l'égard de ces négociations, qu'on i^ressentait
sans en connaître le secret, autant on est porté aujourd'hui à se précipiter
en quelque sorte vers l'issue inespérée ouverte par la diplomatie. On dirait
même qu'il y a de toutes parts une émulation singulière à hâter le dénoû-
ment, à considérer la paix comme conclue et irrévocable, en un mot à. clore
ce chapitre nouveau de notre histoire, déjà si féconde en épisodes émouvans.
Le fait est que si la paix est rendue au monde en ce moment, la crise qui
est venue assaillir l'Europe aura offert un spectacle rare, celui d'une guerre
commençant avec un objet déterminé et précis, se déroulant sans franchir
jamais les limites qu'elle s'était tracées, et s'arrêtant aussitôt après avoir
touché le but. Étrange affaire, où une sorte de rigueur méthodique se sera
conciliée avec tous les hasards et tout l'imprévu d'une lutte immense! Oui,
il en sera ainsi à la condition que les efforts de la diplomatie soient couron-
nés de succès. Il faut cependant tenir compte de tout dans une situation
aussi grave. La paix réunit sans doute aujourd'hui les chances les plus nom-
breuses : la bonne foi du tsar peut d'autant moins être mise en suspicion,
qu'il a fallu à ce prince un véritable courage moral, ainsi que le disait ré-
cemment lord Clarendon, pour prendre l'initiative qu'il a prise; dans tous
les pays, les passions beUiqueuses s'amortissent, les déceptions elles-mêmes
s'efforcent de se consoler; mais croire que tout soit réglé par cela même, ne
serait-ce pas pousser un peu loin l'illusion? Il y a encore à traverser cette
crise épineuse d'une négociation sur les plus sérieuses matières de la poli-
tique. Le terrain sur lequel la diplomatie doit opérer est choisi, pour ainsi
dire évalué par toutes les parties. Les conditions générales sont acceptées.
Il reste à se]'rer de plus près quelques-uns des points qu'on connaît, à éclair-
REVUE. CHRONIQUE. 889
cir ceux sur lesquels continue à planer quelque mystère, et sur ce chemin
bien des obstacles peuvent naître assurément. La difficulté consiste à trouver
une forme qui n'affaiblisse pour la France et pour l'Angleterre aucun des
avantages d'une situation victorieuse, et qui n'offre pour le chef de l'empire
russe aucune des humiliations ostensililes d'une défaite qu'il ne pourrait
accepter aux yeux de ses peuples. Les résultats sérieux de la guerre une fois
acquis et garantis d'ailleurs, les puissances occidentales seraient intéressées
les premières à donner à cette forme le caractère d'une transaction élevée
propre à sauvegarder la dignité des peuples, en devenant une règle nouvelle
des relations européennes.
Ainsi se présente aujourd'hui la question avec ses chances diverses. L'ac-
quiescement du cabinet de Saint-Pétersbourg aux propositions autrichiennes
n'avait été consigné d'abord que dans une communication diplomatique
émanée de M. de Nesselrode. U a pris, il y a peu de jours, la forme d'un pro-
tocole qui a été signé à Vienne, et qui constate tout à la fois l'acceptation de
la Russie et l'adhésion des autres puissances, en réservant au congrès qui va
se réunir la mission de signer des préliminaires formels de paix, de conclure
un armistice et d'ouvrir les négociations définitives. Le protocole est du 1" de
ce mois, et c'est le 23 que le congrès doit inaugurer ses travaux au milieu
de nous. Singulier retour des choses, qui ramène un congrès où la France
va figurer eu victorieuse dans ce Paris même où le duc de Richelieu signait
il y a quarante ans, le désespoir dans l'âme, le traité du 20 novembre 1815!
On connaît déjà les principaux hommes d'état qui vont intervenir au nom
de leur pays dans la nouvelle réunion diplomatique. L'empereur Alexandre
envoie le comte Orlof, l'un des premiers personnages de l'empire, dont la
carrière est déjà longue, et qui a eu un rôle dans les plus grands événemens
de riiistoire contemporaine de la Russie. Il fut notamment le négociateur
des traités d'Andrinople et d'Uukiar-Skelessi. 11 avait prouvé son dévoue-
ment à l'empereur Nicolas le jour de son avènement au trône, en présence
de l'émeute qui grondait à Saint-Pétersbourg; aussi était-il devenu le con-
seiller intime, le confident, l'ami écouté du dernier tsar, qui le choisissait
encore au commencement de la guerre, pour aller proposer à l'Autriche un
traité de neutralité. Le comte Orlof ne réussit pas, et il se trouve conduit au-
jourd'hui à venir négocier une j)aix dont la clairvoyance de son esprit aper-
çoit sans doute la nécessité, en même temps que la popularité de son nom
doit la rendre acceptable en Russie; il doit être assisté par M. de Rrunnow.
L'Angleterre et l'Autriche seront représentées, comme on sait, par leur mi-
nistre des alFaires étrangères et leur ambassadeur à Paris. Le sultan envoie
son grand-visir Aali-Pacha, qui fi,:j,urera au congrès avec le ministre turc en
France. La représentation diplomatique du Piémont s'est modifiée, sans
doute pour devenir en tous points semblable à celle des autres gouverne-
mens. A la place de M. d'Azeglio, seul désigné d'abord, c'est le président du
conseil de Turin, M. de Cavour, qui doit venir prendre part aux négocia-
tions avec le marquis de Villamarina , ministre sarde accrédité à Paris.
Toutes les puissances engagées à un titre quelconque dans la lutte actuelle
seront donc représentées dans le prochain congrès; il n'y manquera proba-
blement que la Prusse, qui s'est condamnée elle-même à l'isolement par sa
890 REVUE DES DEUX MONDES.
politique vacillante et timide. Quelle est la pensée dernière du roi Frédéric-
Guillaume? Il serait difficile de le dire à coup sûr. La Prusse avait encore
une occasion de préparer sa rentrée dans le concert de l'Europe, en s'apprc-
prlanl les propositions autrichiennes; mais il y avait quelques obligations
éventuelles à contracter, et au lieu d'entrer par une porte qui lui eût été
facilement ouverte, le cabinet de Berlin semble mettre tous ses efforts à la
fermer de plus en plus; il emploie tout son zèle à peser en Allemagne
pour empêcher la diète de souscrire aux propositions de l'Autriche. Qu'en
peut-il résulter? Si la Prusse doit être appelée, comme signataire du traité
de 1841, à participer aux négociations, ce ne peut être qu'au dernier mo-
ment, quand les grandes questions seront résolues. Acceptera-t-elle dans
ces conditions? Sa fierté de grande puissance ne s'en trouvera pas très re-
haussée sans doute. Et d'un autre côté, si on considère ce que la Prusse a
fait à l'appui de ses engagemens antérieurs, quel poids sa signature peut-
elle ajouter aux transactions destinées à clore la crise actuelle?
Ce qu'il y a de plus clair jusqu'ici, c'est que le congrès paraît devoir s'ou-
vrir en l'absence de toute représentation de la Prusse. Du reste, il est dans
l'esprit et dans le vœu de tous les gouvernemens d'arriver rapidement à une
solution, dès que les conférences auront commencé. Seulement ici peut se
réaliser ce que nous disions des difficultés possibles des négociations. Dans
tous les cas, les déhbérations du congrès ne dureront pas moins d'un mois
certainement. Ce n'est point un trop long espace de temps quand on songe
aux immenses problèmes qui seront abordés, et dont la solution doit être
le fondement même de la paix. La plus grave question qui se présentera au
premier abord, et qui peut devenir un écueil, paraît devoir être celle du
règlement des frontières à l'embouchure du Danube et de l'organisation des
principautés. C'est là peut-être qu'on pourra le mieux apprécier les disposi-
tions véritables de la Russie, l'esprit qui a dicté ses récentes concessions.
Bien que la neutralisation de la Mer-Noire semble un point universellement
accepté et mis hors de tout débat, l'application du principe ne sera pas
moms épineuse. Quant à ce qui touche à l'état des populations chrétiennes
de l'Orient, la question arrivera au congrès à peu près résolue, théorique-
ment du moins. On sait en effet que des conférences ont été ouvertes à Con-
tantinople entre les représentans de la France, de l'Angleterre, de l'Autriche
et de la Porte, pour délibérer sur les moyens d'améliorer la situation des
chrétiens. Ces conférences, dont les travaux laissaient entièrement intacte
l'autorité du sultan, ont eu un résultat: elles ont produit un projet auquel
il ne manque que la sanction définitive de l'empereur ottoman pour de-
venir mi liatti-chériiT, et le hatti-chériff ne peut tarder à être publié. Le
projet élaboré dans les conférences de Constantinople consacre la liberté
pleine et entière des cultes, la faculté de construire et de réparer des églises
dans toutes les parties de l'empire, la réforme des abus qui se sont glissés
dans l'administration des patriarches, l'admissibihté des chrétiens à tous
les emplois, la création de tribunaux mixtes pour juger les contestations
entre musulmans et rayas, le droit des chrétiens à témoigner devant la jus-
tice turque. C'est, comme on voit, tout un ensemble de réformes qui garan-
tissent aux populations chrétiennes des avantages que la Russie n'eût point
REVUE. — CHRONIQUE. 891
songé à réclamer pour elles. Sur un seul point, il paraît s'être élevé quel-
ques diflîcultés. La liberté des cultes comporte-t-elle pour les musulmans
la faculté d'abjurer leur religion et d'embrasser le cbristianisme? Aux yeux
des représentans de l'Europe, cela n'est point douteux. Aux yeux des con-
seillers du sultan, la liberté ainsi entendue deviendrait la source des com-
plications les plus sérieuses, peut-être le principe d'une révolution, en affai-
blissant de plus en plus l'autorité du chef de la religion musulmane.
Au surplus, il est facile de l'observer, toutes les réformes justes, légitimes,
adoptées en principe et inscrites dans un liatti-cheriff, n'acquerront leur
pleine valeur qu'en devenant une sérieuse et bienfaisante réalité. Le premier
intérêt de \a, Turquie est d'assurer ce résultat en cherchant une force nou-
velle dans l'élévation morale, politique et matérielle de populations nom-
breuses, qu'une situation meilleure rendra moins hostiles. En réalité, c'est
là une des conséquences inévitabes des événemens actuels. La guerre que
la France et l'Angleterre ont entreprise aura produit un fait sans exemple
jusqu'ici : c'est l'admission de l'empire ottoman dans le concert européen,
ou, en d'autres termes, la garantie collective de l'Occident solennellement
assurée à l'existence indépendante de la Porte; mais pour que cette garan-
tie devienne réelle et efficace, il faut invinciblement que la Turquie tende
de plus en plus à se rapprocher de la civilisation occidentale. Si, en dehors
de tous les arrangemens diplomatiques, les divers états européens sont liés
entre eux par une certaine solidarité, c'est qu'à travers les différences de
régimes, de formes politiques, de religion même, ils vivent d'un fonds com-
mun d'idées, de sentimens et de principes; ils reconnaissent le même droit,
et là est la raison morale de ce qu'on nomme le concert des puissances. La
garantie que l'Europe va offrir à la Porte ne sera sérieuse que si le gou-
vernement du sultan entre dans cette voie de progrès, et il peut y entrer en
faisant de l'empire turc, non un mélange de maîtres et d'esclaves opprimés,
mais une terre où puisse grandir une population chrétienne laborieuse et
réconcihée par les bienfaits qu'elle recevra. De toutes les questions qui pour-
ront occuper le congrès, celle-là est la plus grande assurément, et si la Rus-
sie, dans l'intérêt de sa politique, a si hautement revendiqué des immunités
restreintes pour les chrétiens d'Orient, elle ne refusera pas sans doute son
concours à des améliorations plus générales, plus étendues, dans l'intérêt
de ces populations elles-mêmes.
Une sorte d'inquiétude restait encore, il y a quelque temps, au sujet des
dispositions que l'Angleterre apporterait dans les négociations où vont se
débattre tous ces problèmes de la politique contemporaine. Le langage de la
presse de Londres n'avait pas peu servi à répandre des doutes dans le pre-
mier instant. Qu'y avait-il de vrai et de sérieux sous ces apparences obsti-
nément belliqueuses? Le parlement s'est ouvert. La reine a annoncé dans
son discours que des négociations allaient commencer à Paris; les ministres
enfin ont exposé la situation dans les chambres, et, on peut le dire, la vé-
rité des sentimens du peuple anglais s'est révélée sans feinte, sans détour.
Oui, il est certain que la possibilité d'une paix immédiate a causé tout
d'abord chez nos puissans alliés un moment de déception. Quelques-uns des
hommes publics ne l'ont nullement caché. L'Angleterre a éprouvé comme un
892 REVUE DES DEUX MONDES.
regret d'avoir à déposer les armes au moment où elle sentait ses forces
croître en quelque façon, et où elle pensait être en mesure de frapper des
coups terribles dans la Baltique. D'ailleurs les Anglais ont plus que nous
les regards tournés vers l'Asie, et la chute de Kars, bien que retardée par
l'héroïsme d'un de leurs généraux, n'est point sans as'oir laissé une impres-
sion très vive. A travers tout enfin, on distingue toujours une sorte de be-
soin secret de relever le lustre des armes anglaises, comme si l'armée britan-
nique n'avait point montré ses grandes et fortes qualités dans cette longue
et rude campagne de Crimée. Par tous ces motifs, l'Angleterre eût continué
la guerre sans peine, cela n'est point douteux : sauf le parti plus spéciale-
ment et plus exclusivement acquis à la paix, la plupart des orateurs l'ont
avoué sans peine; mais si l'Angleterre est toute prête à continuer la guerre,
ce n'est pas une raison pour qu'elle la prolonge, si elle devient inutile.
Aussi lord Palmerston et lord Clarendon ont-il mis une entière netteté dans
leurs déclarations; ils n'ont point hésité un seul instant à décliner toute
pensée hostile aux négociations. Ce qu'il y a de remarquable dans ces pre-
miers débats du parlement anglais, c'est l'attitude de tous les partis. Que la
guerre doive continuer ou que la paix soit prochainement conclue, il n'est
point certain que dans l'un ou l'autre cas lord Palmerston parvienne à se
maintenir au pouvoir; il aura tout au moins à surmonter d'immenses dif-
ficultés. Tous les partis cependant se sont renfermés dans le silence et la
réserve en présence d'une négociation où un grand intérêt public est en-
gagé : rare et digne spectacle offert par un pays libre, qui met son hon-
neur et son patriotisme à se contenir pour ne point créer à son gouverne-
ment l'embarras de discussions irritantes et de dissentimens qui pourraient
énerver ou égarer son action! Au fond, on peut dire que le gouvernement
anglais est aussi disposé à la paix aujourd'hui que toutes les puissances
qui vont entrer dans les négociations. Les conditions auxquelles il a sous-
crit, il les maintiendra dans leur modération; mais il n'en laissera ni di-
minuer ni affaiblir la portée, et sous ce rapport l'Angleterre et la France
n"ont qu'une même pensée, celle d'une paix fondée sur de sérieuses et fortes
garanties.
Ce congrès, dont les délibérations vont s'ouvrir, présentera un fait sin-
gulier et caractéristique : c'est l'alliance de la France, de l'Angleterre et de
l'Autriche, rapprochées sur le terrain d'une défense commune et prêtes à
signer ensemble la paix avec la Russie ou à continuer ensemble la guerre.
En présence de ce fait, il est impossible de ne point se rappeler une autre cir-
constance de l'histoire diplomatique de l'Europe. En 1815 aussi, au lendemain
des gigantesques luttes de l'empire et de la chute de Napoléon, la France,
l'Angleterre et l'Autriche se trouvaient conduites à conclure le 3 janvier
un traité assez semblable à celui qu'elles ont signé l'an dernier le 2 décem-
bre. Ce traité, qui devait rester secret, n'eut aucune suite ; il fut même coil-
muniqué pendant les cent jours à l'empereur Alexandre, contre lequel il était
dirigé. Quarante ans plus tard, la même alliance s'est renouée, tant il est vrai
qu'elle était dans la nature des choses, et qu'elle représentait la seule force
capable de lutter contre un danger qu'on entrevoyait déjà dans ce premier
instant! Au lendemain de coalitions de toute sorte, on déposait le germe
REVUE. — CHRONIQUE. 893
d'une coalition nouvelle. Et à quelle occasion le traité du 3 janvier 1815 était-il
sig-né? C'était à l'occasion des prétentions de la Russie sur la Polog-ne, sur ce
qui restait du moins de ce royaume, sur le duché de Varsovie. La France
et rAn,e:Ieterre eussent voulu la reconstitution d'une Polo.crne indépendante;
l'Autriche elle-même n'était point éloignée de s'y prêter. La Russie finit par
l'emporter. N'est-ce point cependant un fait frappant que dans toutes le
grandes crises le nom de la Pologne revienne toujours? Par une aberration
singulière, on a laissé tomber la cause de ce malheureux peuple aux mains
des révolutionnaires, qui l'ont souvent compromise. Voici une crise nouvelle,
et ce ne sont plus cette fois les révolutionnaires qui s'occupent de la Polo-
gne, ce sont les gouvernemens eux-mêmes qui commencent à murmurer
son nom, à envisager la possibilité de faire quelque chose pour elle. Nul ne
peut dire ce que cache l'avenir; mais du moins ne peut-on pas demander
pour la Pologne le traitement que lui garantissait l'acte final du congrès de
Vienne, en lui donnant le caractère d'un royaume-uni et non d'une pro-
vince russe, en lui assurant le maintien de sa nationalité, — des institutions
propres? La Russie ne pourrait certainement dire que la révolution polonaise
de 1830 l'a déliée de tout engagement, car ce n'est point avec la Pologne
qu'elle se liait en 1815, et les obligations qu'elle contractait, elle les contrac-
tait vis-à-vis de l'Europe, qui trouvait une dernière garantie dans ce reste
d'une nationalité survivante. C'est à l'empereur Alexandre II d'entrer dans
cette voie de réparation. Cela lui serait compté à coup sûr dans l'esprit de
l'Europe. Quant à la France, plus que toute autre puissance, elle est en position
d'invoquer les stipulations préservatrices de ces traités, car ils ont été faits
contre elle, et seule elle ne les a pas violés. Elle n'a point du reste à modi-
fier sa politique pour que ses sympathies soient assurées à la Pologne, comme
à tous les peuples à qui un appui est parfois nécessaire. La France peut être
conduite parfois à contracter de grandes alliances. La tendance la plus es-
sentielle de sa politique peut-être consiste à se tenir en étroite amitié avec
des états comme le Piémont, la Suède, le Danemark, l'Espagne, le Portugal,
dont le faisceau est une force. Aussi, dans le cas où quelque question rela-
tive au Piémont ou à la Suède naîtrait dans les prochaines négociations,
l'appui de la France ne manquerait point certainement à ces deux pays.
Pour le moment donc et plus que jamais tout se résume dans la réunion
de ce congrès, qui va tenir ses séances au milieu de nous. Paris a eu l'an
dernier l'exposition universelle des beaux-arts et de l'industrie, la visite de
la reine Victoria, la visite du roi de Sardaigne; il va avoir cette année la
plus grande assemblée diplomatique qui ait été tenue depuis longtemps. On
ne la verra pas, mais sa présence se fera sûrement sentir, surtout si la paix
sort de ses délibérations. Paris alors aura les fêtes de la paix. C'est au mi-
nistère des affaires étrangères que le congrès se réunira, et, suivant un
usage consacré, c'est le ministre des affaires étrangères, M. le comte Wa-
lewski, qui sera le président, de même que M. de Buol présida, il y a un an,
les conférences de Vienne. Chaque jour maintenant, les représentans des
diverses puissances vont arriver pour se trouver à l'heure indiquée où va se
poser solennellement cette grande question de la paix et de la guerre. En
attendant, à côté de ces grandes affaires qui intéressent l'Europe entière.
894 REVUE DES DEUX MONDES.
divers changemens viennent d'avoir lieu dans le personnel du ministère des
affaires étrang'ères. M. Lefebvre de Bécour a quitté la sous-direction des
affaires du nord pour passer au poste de ministre plénipotentiaire au Pa-
rana, dans la Confédération Argentine. Au milieu de toutes ces complica-
tions qui s'agitent toujours dans la Plata, nul mieux que le nouveau mi-
nistre ne peut parvenir à conduire les affaires de la France avec la sûreté
d'un esprit à qui toutes ces questions sont familières. M. de Bécour a pour
successeur au ministère des affaires étrangères M. H. Desprez, dont on con-
naît les travaux sur l'Orient, et qui a commencé avec succès comme écrivain
l'étude de ces grandes affaires, dont il a aujourd'hui à s'occuper dans une
position officielle. Une nouvelle sous-direction a été créée en même temps
pour les affaires d'Amérique et confiée à M. Noël, attaché depuis plusieurs
années au département.
Le mouvement des choses diplomatiques éclipse naturellement ce qui reste
parmi nous de vie politique intérieure, et cependant au moment même où
le congrès va s'ouvrir, ou du moins peu après, le sénat et le corps-législatif
vont se réunir à leur tour; ils sont convoqués pour le 3 mars. On n'a point
oublié peut-être un article du Moniteur qui venait récemment provoquer
l'activité du sénat. Le sens de cet article semblait assez énigmatique; il est
devenu plus clair par une publication officielle subséquente, qui offre en
effet au sénat de quoi s'occuper. Les conseils-généraux émettent chaque
année des vœux dictés par la connaissance qu'ont ces assemblées départe-
mentales de tous les besoins, de tous les intérêts du pays. Ces vœux annuels
ont été réunis depuis 1831, et devront être communiqués au sénat comme un
ensemble de documens où ce corps peut puiser toutes les lumières néces-
saires pour proposer des mesures d'utilité publique. Il en a été décidé ainsi
d'après un rapport adressé par M. le ministre de l'intérieur au chef de l'état.
Cette mission confiée au sénat peut en effet, suivant les circonstances, ac-
quérir une certaine importance. Il s'agit simplement de recueillir dans leur
spontanéité les vœux, les désirs, les espérances et les justes aspirations d'un
pays où se réveille toujours, sous une forme ou sous l'autre, l'énergie morale
ou intellectuelle.
Il y a certes dans la vie contemporaine une confusiiOn qui la rend difficile
à saisir pour l'esprit politique, et plus difficile encore à reproduire pour
l'esprit littéraire. On risque souvent de marcher de contradictions en con-
tradictions, d'incohérences en incohérences. Cette confusion néanmoins
laisse apercevoir un fait supérieur : c'est cette sorte de solidarité de prin-
cipes, d'asxjirations ou d'intérêts, qui se révèle entre les peuples et leur crée
pour ainsi dire un même but, vers lequel ils se dirigent par des chemins
différens. Chaque pays a son histoire particulière sans doute, et il y a aussi
une histoire commune à tous les pays; il est des momens où les nations se
sentent invinciblement dépendantes l'une de l'autre et soumises à la pression
des mêmes événemens. Ce fait est devenu bien plus palpable depuis la révo-
lution qui a clos le dernier siècle en ouvrant le siècle présent. La révolution
française n'est point seulement en effet l'orageuse et terrible transforma-
tion d'un peuple livré à lui-même : c'est une grande mêlée de l'Europe, et
cette mêlée dure vingt-cinq ans, pendant lesquels tout est démoli, reconstruit.
REVUE. — CHRONIQUE. 895
rajusté, pour finir par être remis en équilibre tant Men que mal. L'Europe
porte encore la marque de cette opération empirique. Le côté abstrait, orga-
nique ou purement intérieur de la révolution a été, surtout en France,
l'objet de bien des études qui ne font que se multiplier de jour en jour. 11
est plus rare qu'on se soit appliqué à caractériser nettement la partie exté-
rieure de la révolution, le rôle des divers états de l'Europe, surtout ces pre-
miers démêlés bientôt transformés en un duel gigantesque. C'est là ce que
s'est proposé un écrivain hollandais, M. A. van Uijk, dans un livre de Consi-
dérations .s«r l'histoire de la révolution française depuis llSd jusquenilQo.
M. van Dijk n'est point un contre-révolutionnaire, comme il le dit peut-être
un peu subtilement; mais il est anti-révolutionnaire en ce sens qu'il incline
visiblement vers la nécessité d'une réforme sensée, juste, devenue d'ailleurs
irrésistible, et qui aurait pu être contenue dans de raisonnables limites sans
un enchaînement de fatalités auxquelles l'Europe, par sa conduite, ne fut
point étrangère.
C'est ici en efîet la partie intéressante des Considérations de M. van Dijk.
La vérité est que l'Europe contribua singulièrement à irriter la révolution
française en se refusant à comprendre le sens des événemens qui se prépa-
raient, en prêtant au roi Louis XVI un appui périlleux et inefficace, en por-
tant dans ces premiers démêlés aussi peu de sag^icité que de décision, sur-
tout des vues étroites et égoïstes. Quel était l'état de l'Europe au moment
où déjà se dessinait cette lutte? L'Angleterre était indifférente encore, ne se
sentant pas menacée dans sa puissance. La Russie était engagée dans sa
guerre avec les Turcs, et elle ne voulait point se détourner de sa proie, ou si
elle se détournait, c'était pour se rejeter sur la Pologne. L'Autriche sortait
aussi d'une guerre avec la Turquie, et en se repliant du côté de l'Occident,
elle songeait avant tout à sauvegarder ses provinces de Belgique. La Prusse,
tout hostile qu'elle fût à la révolution, craignait de voir la prépondérance
de l'Autriche sortir des conflits possibles. Les petits princes allemands déjà
se voyaient avec effroi absorbés par les deux puissances allemandes rivales.
C'est une histoire assez vieille et toujours nouvelle. De là un système plein
de tergiversations, de duplicité et d'impuissance. Cette déclaration même
de Pilnitz, dont les révolutionnaires de Paris avaient intérêt à exagérer
l'importance, ne stipulait rien que de très éventuel et de très équivoque. La
déclaration de Pilnitz n'était point une force pour les alliés, ni même un
engagement sérieux; elle ne faisait qu'enflammer l'instinct patriotique en
France en le ralliant à la révolution. Cest ce que montre d'une façon lumi-
neuse M. van Dijk. A l'heure des hostilités, l'Autriche et la Prusse enga-
geaient la lutte sans esprit d'unité, avec des forces restreintes Pourquoi
cela? Parce que la Prusse et l'Autriche gardaient une partie de leur armée
du côté de la Pologne, sur laquelle Catherine ne dissimulait plus ses des-
seins, et qu'il y avait à revendiquer une part de butin. C'est là le nouveau
partage que M. de Lamarck appelle « un acte de rapine et de vol, » en mon-
trant les mêmes souverains d'accord pour dépouiller un roi inoffensif et se
partager ses états, et coalisés en même temps pour rétablir un autre roi
dans ses droits en proclamant des vues de modération. Lorsque fut nouée
enfin la grande coalition de tous les états, sauf la Suède et le Danemark,
896 REVUE DES DEUX MONDES.
il n'était plus temps. Les révolulionnaires français pouvaient faire honneur
de leui's victoires à l'inextinguible amour de la liberté. La grande raison de
ces victoires sans doute, ce fut, après l'héroïsme de nos soldats, la politique
égoïste et impuissante de ces cours, qui songeaient avant tout à un intérêt
étroit, qui rusaient entre elles, menaçaient sans agir, et ne laissaient à la
France d'autre alternative qu'une lutte désespérée, en lui offrant le spec-
tacle d'uu royaume démembré et partagé. C'est avec pénétration et sûreté
que M. van Dijk retrace cette série d'événemens, devenus le point de départ
de l'histoire contemporaine.
L'un de ces événemens, le partage de la Pologne, garde sans doute un
caractère général ineffaçable, et il a eu aussi une influence particulière sur
l'Allemagne. Cette influence n'a point cessé; elle réagit à chaque instant sur
la politique; elle communique aux gouvernemens une secrète faiblesse, car
cette suppression d'un peuple, surtout d'un peuple de soldats, a privé les
états germaniques du bouclier qu'ils avaient au nord. Aussi n'est-il pas sur-
prenant que bien des historiens en Allemagne aient tourné leurs recherches
vers ce triste épisode des annales du xvni*' siècle, et ce n'est pas sans raison
que dans ses Études contemporaines sur les pays germaniques et slaves
M. Edouard Laboulaye commence par résumer tous les incidens, toutes les
péripéties du premier partage, dont tous les autres n'ont été que la consé-
quence fatale. Chose curieuse et morale à observer, personne n'a songé à
absoudre cet acte, dont Marie-Thérèse s'accusait elle-même en le signant; il
ne s'agit que de fixer ses résultats politiques et de démêler la part de res-
ponsabilité des divers auteurs de l'œuvre. Il y a, comme on sait, un système
historique qui tend à rejeter sur Frédéric II la principale responsabilité du
partage, et certes les témoignages accusateurs ne manquent pas contrôle
roi philosophe: Seulement il' reste toujours cette question : Frédéric fut-il
dupe en étant complice? Qui avait préparé la dissolution de la I*ologne?
qui poursuivait cette œuvre avec un acharnement incroyable? qui en a
recueilli le plus grand profit? Tandis que Catherine faisait avancer la Russie
vers l'Occident, l'Allemagne se trouvait affaiblie. C'est ce que M. Laboulaye,
après bien d'autres, met en relief dans ses Études. Ce n'est pas là d'ail-
leurs la seule question allemande que traite l'auteur. Il va librement de la
politique à la philosophie. M. Laboulaye n'est point un historien de l'Alle-
magne contemporaine; mais c'est un observateur des choses et des hommes,
des idées et dès faits, qui analyse plus qu'il ne peint, qui juge plus qu'il ne
raconte, et qui recueille enfin ses jugemens sur les publications diverses
dont il a eu à s'occuper à mesure qu'elles se succédaient. C'est ainsi que de
l'essai sur le partage de la Pologne, l'auteur passe à une étude sur la der-
nière révolution de Hongrie, pour aborder ensuite le système historique de
"Ai. de Savigny. L'esprit qui domine dans ces études est un esprit libéral et
équitable, indulgent même parfois. Il est des faits presque inaperçus qui
s'accomplissent au-delà du Rhin et que M. Laboulaye indique rapidement.
L'un de ces faits est l'échange singulier qui s'opère chaque jour entre l'Alle-
magne et l'Amérique. Les pays germaniques envoient aux États-Unis leurs
émigrans, qui vont chercher la fortune ou un foyer; l'Amérique envoie en
Allemagne ses idées républicaines. Quel augure peut-on tirer de tels faits?
REVUE. — CHRONIQUE. 897
L'émigration allemande, qui se développe toujours dans de vastes propor-
tions, est certes un élément sain et vigoureux pour les États-Unis; elle porte
au-delà de l'Océan des mœurs fortes et paisibles, des habitudes de travail.
En compensation, les idées américaines sont-elles destinées à faire des pro-
grès au-delà du Rhin? et si elles faisaient des progrès, sont-elles de nature
à favoriser la grandeur de l'Allemagne? C'est peut-être le rêve de quelque
imagination démocratique, rêve qui s'évanouit bien vite quand on le rap-
proche de la réalité, de tous les instincts, de toutes les traditions germa-
niques. Il n'est pas moins curieux d'observer ces affinités entre l'Allemagne
de notre temps et la puissante république américaine, qui, pour dernière
singularité, grandit chaque jour par le concours des Européens, et semble
à chaque instant prendre l'attitude d'une ennemie de l'Europe.
C'est certainement l'une des plus graves questions politiques aujourd'hui
que celle des complications survenues entre l'Angleterre et les États-Unis.
Les relations entre ces deux grands pays, après s'être sensiblement refroi-
dies dans ces derniers temps, finiront-elles par se rompre tout à fait? Les
querelles soutenues des deux côtés de l'Océan par la diplomatie et par la
presse se changeront-elles en hostilités ouvertes? Tous les faits par momens
semblent conduire à ce résultat, quand tous les intérêts des deux pays et
toutes les affinités de race se réunissent pour le rendre impossible. Dans les
premières et courtes discussions du parlement anglais, il n'y a eu place, à
vrai dire, que pour deux questions. La première est celle de la guerre avec
la Russie et des négociations qui vont s'ouvrir; la seôonde a été celle des
rapports de l'Angleterre avec les États-Unis. On sait du reste en quoi con-
sistent les difficultés qui se sont élevées entre les cabinets de Londres et de
Washington. Le gouvernement américain accuse l'Angleterre d'avoir violé
les lois nationales des États-Unis en faisant des enrôlemens, et il fait peser
la responsabilité de cette violation sur le ministre anglais en Amérique,
M. Crampton, dont il réclame le rappel. L'autre difficulté a trait à l'inter-
prétation du traité Clayton-Bulwer, relatif à l'Amérique centrale. Il s'agit
de savoir si l'un des articles de ce traité, en vertu duquel les deux parties
s'interdisent d'occuper ou de coloniser un point quelconque des républiques
de Nicaragua, Honduras et Costa-Rica, s'applique aux possessions anciennes
de la Grande-Bretagne sur les côtes de l'Amérique centrale. Le gouverne-
ment américain soutient que l'Angleterre doit se retirer complètement de
cette partie de l'Amérique. Le gouvernement anglais prétend au contraire
que le traité s'applique uniquement à des acquisitions nouvelles et nulle-
ment aux droits et possessions qu'avait antérieurement l'Angleterre à Be-
lize, sur la côte des Mosquitos et dans les îles de la Baie. Sur ces divers
points, le président Pierce, dans son derniej' message, a pris un ton assez
haut vis-à-vis de l'Angleterre. Il dit d'une façon assez claire et assez mena-
çante que les États-Unis iront jusqu'au bout, s'ils n'obtiennent pas s.itisfac-
tion pour la violation de leurs lois nationales et au sujet de l'interprétation
du traité Clayton-Bulwer.
C'est ainsi que la question arrivait récemment devant le parlement an-
glais. Les explications des ministres, de lord Clarendon et de lord Palmerston,
ont été, il faut le dire, empreintes d'une modération extrême. Quoiqu'ils
TOME l, 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
eussent été assez fondés à relever les paroles de M. Pierce, ils n'en ont rien
fait; bien au contraire, ils ont poussé l'esprit de conciliation presque jusqu'à
la limite de l'humilité, et certes ce jour-là lord Palmerston avait oublié le
fameux civis romanus. Du reste les explications des ministres anglais étaient
fort simples. En ce qui touche l'interprétation du traité Clayton-Bulwer, ils
ont offert de soumettre la question à l'arbitrage d'une puissance amie. Quant
à l'affaire du recrutement, ils ont tout fait pour désarmer la susceptibilité
américaine sans aller cependant jusqu'à rappeler M. Crampton. La querelle
suit son cours entre les deux gouvernemens, car à la veille de l'ouverture
du parlement le cabinet anglais recevait encore une communication plus
péremptoire de Washington. Les explications données par le ministère de
Londres suffiront-elles pour satisfaire le gouvernement américain? Il ne
serait point impossible que la perspective d'une paix prochaine en Europe
n'eût encore plus d'effet et ne servît à ramener le cabinet de Washnigton à
une politique moins acerbe et moins impérieuse. Dans tous les cas, le cabinet
britannique a prouvé certainement tout le prix qu'il attachait à ne se point
brouiller avec les États-Unis. Cela ne paraît point suffire cependant à l'hu-
meur pacifique de M. Bright et aux manufacturiers de Manchester, qui ont
besoin du coton américain. Il est vrai qu'après les discours de M. Bright, il
ne reste plus qu'à laisser les États-Unis suivre leurs volontés et leurs impé-
rieux caprices, comme il eût fallu laisser paisiblement la Russie accomplir
ses desseins en Orient. La politique de la paix eût été satisfaite; il n'y a que
la dignité des peuples qui eût reçu l'irréparable atteinte. 11 n'est point dou-
teux que le gouvernement anglais a une raison de tout faire pour éloigner
une rupture avec les États-Unis; mais si malgré tout cette rupture éclatait,
la question pourrait bien changer de face, et l'attention de l'Europe pourrait
se tourner du côté de l'Atlantique, pour demander enfin quelques garanties
à cette politique turbulente qui remplit et agite le Nouveau-Monde de ses
ambitions et de ses provocations.
Placée en dehors des conflits où d'autres peuples sont engagés, heureuse-
ment affranchie de toute complication extérieure, l'Espagne en est, aujour-
d'hui comme hier, à lutter avec elle-même; c'est la condition de son exis-
tence politique depuis deux ans. La Péninsule parviendra-t-elle enfin à se
donner un gouvernement? De cet amas de passions personnelles, de rivali-
tés, d'antagonismes qui semblent tout obscurcir au-delà des Pyrénées, sor-
tira-t-il un pouvoir capable de reprendre d'une main vigoureuse la direc-
tion du pays? Il n'y a pas d'autre question à Madrid. Après avoir voté une
constitution qui reste provisoirement suspendue, le congrès discute main-
tenant les lois organiques, notamment la loi électorale, et pendant ce temps
le cabinet vient de se modifier encore une fois, sans qu'il y ait eu à la vérité
une crise réelle. Le ministre des finances, M. Juan Bruil, a quitté le pouvoir
et a été remplacé par M. Francisco Santa-Cruz. Des considérations toutes per-
sonnelles ont sans doute présidé à ce changement, qui ne modifie pas d'une
manière sensible la position du gouvernement. M. Francisco Santa- Cruz est
un riche propriétaire de la province de Teruel, progressiste modéré, qui a déjà
fait partie, comme ministre de l'intérieur, du premier cabinet formé après la
révolution de 1854, et qui a donné sa démission, il y a six mois, pour quel-
REVUE. — CHRONIQUE. 899
ques démêlés avec la milice nationale de Madrid. Sa rentrée au pouvoir ne
peut que promettre un appui de plus à une politique modérée dans le sein du
conseil. Ce n'est plus toutefois comme ministre de l'intérieur que M. Francisco
Santa-Cruz revient au gouvernement, c'est comme ministre des finances. Or
les finances sont certainement un des côtés les plus graves de la situation de
l'Espagne, et il reste à savoir si le nouveau ministre sera à la hauteur des
difficultés qu'il va avoir à résoudre. C'est peut-être pour n'avoir pas pu vaincre
ces difficultés que x\I. Bvuil s'est retiré après avoir mis la main à beaucoup
d'opérations d'un succès au moins douteux. La chose est curieuse à obser-
ver. Il y a à Madrid une assemblée qui est en permanence, qui prolonge son
existence au risque d'ajouter à l'incertitude du pays, qui se livre chaque
jour aux querelles les plus irritantes et les plus stériles, et qui n'a point
trouvé le temps de discuter sérieusement le budget. Les contributions pu-
bliques se perçoivent encore, selon l'habitude, en vertu d'une autorisation
préalable, et ce budget même présente un déficit considérable, principale-
ment occasionné par la suppression de l'impôt des consumos. Pendant l'année
qui vient de s'écouler, on a cherché, à l'aide de divers emprunts et d'opéra-
tions onéreuses, à combler le vide laissé par cette suppression ; mais la dif-
ficulté ne subsiste pas moins tout entière pour le nouveau ministre comme
pour celui qui s'est retiré. Il s'agit toujours de créer des ressources perma-
nentes pour faire face à des dépenses permanentes. M. Francisco Santa-Cruz
proposera-t-il le rétablissement des droits de consommation? La question
serait bien vite résolue si ce n'était pour la révolution une espèce de désaveu
d'elle-même, et si on ne craignait de mettre une arme dans la main des partis
extrêmes. Il n'y a point cependant d'autre issue pour rétablir un certain
équilibre financier.
La situation de l'Espagne, à ce point de vue, reste donc singulièrement em-
barrassée, soit par suite des mesures irréfléchies adoptées l'an dernier, soit
par bien d'autres causes qui contribuent à maintenir le pays dans une cer-
taine stagnation matérielle. Dans tous les cas, si l'Espagne ne retrouve pas
subitement aujourd'hui la route de toutes les prospérités matérielles et finan-
cières, ce ne sont pas les moyens de crédit qui vont lui manquer. Depuis
quelque temps en effet, il y a à Madrid une véritable invasion de faiseurs,
de projets, de capitaux en espérance, si l'on nous passe ce terme. Banques,
institutions de crédit, sociétés mobilières, — jusqu'ici on en peut compter au
moins quatre, qui viennent d'être l'objet de concessions de la part du gouver-
nement et du congrès. Durant plus d'un mois, il n'a été question que de cela
dans les couloirs de l'assemblée aussi bien qu'à la bourse de Madrid. La spé-
culation a fait son entrée à pleines voiles dans la vieille Espagne, et la pe-
tite chronique de cette entrée solennelle ne serait peut-être pas sans offrir
quelques particularités curieuses. Quoi qu'il en soit, la première de ces so-
ciétés nouvelles s'est formée sous les auspices et au nom des fondateurs du
crédit mobilier de France, qui avaient commencé par avancer au ministre
des finances une somme de 6 millions de francs pour le paiement du semestre
de la dette, et avaient eu peut-être un moment la pensée d'obtenir le pri-
vilège d'une entreprise unique de ce genre. Il n'en a point été ainsi cepen-
dant. Un autre banquier français, M. Prost, a fait une soumission de la
000 REVUE DES DEUX MONDES.
même nature, et il a eu aussi sa concession. Ce n'est pas tout; les banquiers
espag-nols n'ont pas voulu laisser le champ libre aux étrangers; MM. Col-
lado, Sevillano, bien d'autres encore, ont fondé également une société dont
l'existence a été consacrée par les cortès. Enfin des négocians et des capi-
talistes catalans ont à leur tour formé pour le même objet une association
flnancière, dont l'action restera circonscrite, il est vrai, dans la principauté
de Catalogne. Tout compte fait, voilà donc quatre sociétés qui s'offrent à
inonder l'Espagne d'argent ou peut-être de papier. Cette intervention des
capitaux étrangers, cette multiplication des moyens de crédit ne pourraient
évidemment qu'être utiles à la Péninsule; mais n'est-il pas à craindre que
tout ce mouvement ne soit plus apparent que réel, et qu'il ne soit très dis-
proportionné avec l'état vrai des affaires? Qu'on songe bien que le crédit est
chose récente en Espagne : le seul établissement de ce genre, la banque de
Saint-Ferdinand, date de 1829. On essaya en 1844 de créer la banque d'Isa-
belle II, qui ne put vivre, et alla bientôt se fondre avec sa rivale et son aînée.
La banque de Saint-Ferdinand, successivement réorganisée par M. Mon en
1849 et par M. Bravo Murillo en 18ol, a donc seule fonctionné jusqu'ici,
avec un capital social de 120 millions de réaux et avec la faculté de mettre
en circulation pour une somme égale de billets. M. Domenech, durant son
ministère en i8o4, avait songé un moment à augmenter le chiffre de la
somme émissible en billets, et dès cette époque il avait même reçu, dit-on,
des propositions des fondateurs du crédit mobiher français. La révolution
survenait, et la banque de Saint-Ferdinand est restée dans des conditions
modestes, qui n'indiquent i^oint à coup sûr un grand mouvement d'affaires.
Qu'on se représente maintenant quatre sociétés nouvelles de crédit survenant
avec un capital presque fabuleux pour l'Espagne, et, ce qui est plus grave,
avec la faculté d'émettre du papier pour une somme décuple du capital de
fondation. N'y a-t-il pas à craiiidre quelque perturbation dans un pays où
le crédit est jusqu'ici peu entré dans les habitudes? Il y a eu un exemple de
ce genre après 1846, après la création de nombreuses sociétés anonymes; il
en est résulté deux années de crises durant lesquelles la place de Madrid eut
à subir les plus rudes épreuves. L'Espagne est donc fondée à se prémunir,
non certes contre la propagation du crédit, mais contre l'excès des entre-
prises de ce genre. Du reste, le premier élément de sa régénération financière,
l'Espagne le trouvera toujours dans une bonne et intelligente politique, et
sous ce rapport il reste malheureusement beaucoup à faire. Les mêmes luttes
existent en effet dans toutes les régions; seulement plus on avance, plus
on aperçoit distinctement pour le général O'Donnell la nécessité d'adopter
une politique dans laquelle l'Espagne puisse voir la garantie de sa sécurité
et de ses intérêts. ch. de mazade.
REMTE. — CHRONIQUE. 901
ESSAIS ET NOTICES.
REVUE ÉTRANGÈRE.
Nous signalions l'autre jour le mouvement d'études sérieuses qui s'accroît
et se propage en Allemagne; en voici de nouveaux témoignages que nous
nous empressons de recueillir. Un libraire de Leipzig, M. Hirzel, qui se dis-
tingue par son activité et par le choix de ses publications, vient de faire
paraître deux ouvrages qui ne peuvent manquer de saisir vivement l'atten-
tion des penseurs; l'un est une Histoire de la Logique dans l'Occident^ par
M. Charles Prantl (1), professeur à l'université de Munich; l'autre est une
Philosophie du Christianisme, par M. Christian Weisse (2).
En publiant son œuvre, qui est évidemment le fruit de longues années de
travail, M. Charles Prantl remarque avec une satisfaction très allemande
qu'il traite un sujet tout nouveau {ifivia doctorvm pedibus peragro loca), et
qu'il n'a trouvé que d'insuffisantes ressources chez les écrivains qui l'ont
précédé. Ramus dans ses Scholx dlalecticœ. Gassendi dans son livre intitulé
De Logicx origine et varietate, avaient donné sans doute des indications fort
utiles; mais M. Prantl est un de ces esprits acharnés qui croient que rien
n'est fait tant qu'il r>;ste à faire quelque chose; il prend son sujet dès les
plus lointaines origines et ne nous fait grâce d'aucun détail. L'histoire de
la philosophie ancienne a été, de nos jours surtout, l'objet de bien des tra-
vaux approfondis; a-t-on étudié les procédés de l'esprit humain dans les dif-
férentes écoles avec autant de soin et d'attention qu'on étudiait ces écoles
même et leurs doctrines générales? M. Prantl ne le croit pas. Rechercher ce
qu'a été l'art de penser chez les Éléates, chez les Mégariens, dans l'école de
Socrate et de ses glorieux successeurs, telle est la tâche qu'il se donne. Cet
art de penser, tantôt il est formulé, chez Aristote par exemple, avec une
force et une précision supérieure, tantôt il s'exerce naïvement sans se rendre
compte à lui-même des procédés qu'il emploie; le docte critique veut décou-
vrir ces secrets et montrer quelles phases de progrès ou de décadence la lo-
gique a traversées dans l'Occident depuis Parménide et Zenon jusqu'à Kant
et Hegel. Le premier volume que nous avons sous les yeux embrasse toute
la philosophie ancienne, et s'arrête au seuil du moyen âge avec Boè^e; le
second, qui doit paraître bientôt, comprendra la scolastique et la philoso-
phie moderne. C'est à coup sûr un tableau instructif que cette histoire des
procédés de l'esprit chez les penseurs de la Grèce et des écoles alexandrines;
M. Prantl y a déployé une science incontestable et quelquefois des vues in-
génieuses et fécondes. Je ne dirai pas que le livre soit bien fait, qu'il soit
composé avec art, que la logique, sujet de ces longues investigations, appa-
(1) Geschichte der Logik Un Abendlande, von Caii Prantl; premier vol., Leipzig 1836.
(2) Philosophische Dogmatilc oder Philosophie des Chris'enthnms, von Ch. Weisse;
premier vol., Leipzig 1855. Hirzel. Paris, Glaoser, rue Jacob, 9.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
raisse suffisamment dans remploi et la distribution des matériaux, mais cer-
tainement c'est là un manuel qu'on ne pourra se dispenser de consulter cha-
que fois qu'on s'occupera de l'art de philosopher chez les anciens. M. PrantI
s'excuse quelque part d'avoir laissé de côté la logique des écoles orientales,
bien que les traditions de l'Asie aient exercé une influence manifeste sur
les premiers développemens de la philosophie hellénique; il prévient aussi,
en demandant grâce, qu'il n'a parlé qu'accessoirement des logiciens arabes
du moyen âge. Qu'il se rassure : ce n'est pas l'insuffisance des documens
qu'on pourra lui reprocher. Je regrette pour ma part qu'il ait accumulé
tant de choses. On étoufTe dans cet arsenal de formules; on voudrait y voir
circuler un peu d'air, et l'on est tenté de s'écrier avec Goethe : mehr Licht!
Après tout, M. PrantI a remué beaucoup de faits, beaucoup d'idées, et cette
abondance d'un écrivain qui ne sait se borner, défaut si grave chez nous,
sera beaucoup moins remarquée chez nos voisins. On sait de reste que l'Al-
lemagne ne ressemble pas à notre immortel fabuliste, et ce n'est pas elle
qui dirait : Les longs ouvrages me font peur.
Que de faits aussi, que d'idées et de formules dans l'ouvrage de M. Chris-
tian Weisse! Heureusement l'érudition de l'auteur s'applique à un fonds
plus riche et plus varié. Il ne s'agit pas de consulter sur un même point
l'opinion de toutes les écoles, il s'agit d'établir par la raison et par l'his-
toire la philosophie du christianisme. La philosophie du christianisme!
M. Weisse ne s'inquiète pas de savoir si ces mots sonneront mal aujour-
d'hui au milieu des passions contraires entretenues par les ennemis de la
raison; il est philosophe, il est chrétien, et il poursuit son œuvre. Dès la
première page de son livre, il réfute l'intolérance et le fanatisme en rappe-
lant qu'à toutes les époques où le christianisme a vécu d'une vie complète,
il a eu sa philosophie. Cette philosophie se révèle déjà, et avec quelle subli-
mité ! chez saint Jean et saint Paul; elle se développe chez les pères, et elle
produit sous la plume de saint Augustin des monumens immortels. Que sont
les travaux des scolas tiques et des mystiques du moyen âge, sinon une série
de systèmes philosophiques inspirés par la religion du Christ? Des apôtres
à saint Augustin, de saint Augustin à saint Thomas, de saint Thomas à
Tauler, àBossuet, à Leibnitz, à Schleiermacher, si cette tradition s'interrompt
quelquefois, elle n'est jamais brisée. M. Weisse a raison de s'appuyer sur
ces glorieux témoignages; la meilleure partie de son livre incontestable-
ment, c'est celle qui déroule devant nous ces grands et audacieux efforts de
l'intelligence humaine. J'aurais môme désiré qu'il fît une part plus large à
ce développement historique de la philosophie chrétienne. Quand il nous
donne ses propres commentaires des dogmes, il tombe souvent dans le vague;
l'histoire le contient et le redresse.
On demandera à quel point de vue s'est placé M. Christian Weisse et de
quelle école il relève. M. Weisse est un de ces nobles esprits qu'avaient sé-
duits d'abord la mystique grandeur de l'idéalisme hégélien, et qui bientôt,
effrayés des conséquences d'une doctrine qui anéantit la hberté humaine,
n'ont conservé de l'inspiration du maître que l'enthousiasme de la science
et l'ardent désir de concilier la philosophie et la religion. Les ouvrages de
M. Weisse sont nombreux; un des plus remarquables sans contredit est celui
REVUE. — CHRONIQUE.
903
où il revendique contre Hegel le droit de l'individu et l'immorlalité de la
conscience. M. Weisse reprend donc la philosophie au point où elle semblait
parvenue lorsque Hegel apparaissait aux esprits comme le créateur d'un sys-
tème qui unissait la raison et la foi. Hegel n'a pas réalisé, on le sait trop, les
sublimes espérances qu'il avait fait concevoir; M. Weisse est-il mieux in^
spire? 11 l'est très certainement si l'on considère, non pas l'éclat du génie,
mais la justesse des intentions. Aucune trace de panthéisme dans le sys-
tème qu'il expose, à moins que ce ne soit ce prétendu panthéisme que cer-
tains esprits aperçoivent partout, le panthéisme dont saint Paul et saint
Jean sont remplis. L'homme est libre dans la doctrine de M. Weisse, et tou-
tefois il dépend d'un pouvoir supérieur vers lequel l'emportent les aspira-
tions de son amour. La religion n'est pas pour lui, comme chez Hegel, la
conscience de sa propre divinité; elle naît au contraire du sentiment de sa
faiblesse, en même temps qu'elle atteste la dignité de son être. En un mot,
nous ne sommes pas des dieux longtemps emprisonnés dans la matière et
affranchis eniin après une captivité de six mille ans par l'audacieux philo-
sophe de Berlin; mais si l'esprit humain n'est pas dieu, ne croyez pas ce-
pendant qu'il soit privé, comme le veut de nos jours une théologie scep-
tique, de cette lumière céleste qui éclaire tout homme venant en ce monde;
il porte en lui la marque de la main qui l'a formé, et c'est en s'étudiant lui-
même qu'il peut s'élever à la connaissance du divin maître et de ses attri-
buts. L'étude de .Dieu, l'étude métaphysique du Père, du Fils, du Saint-
Esprit, l'étude psychologique, si je puis ainsi parler, de la bonté, de la
justice et de la providence infinie, voilà le sujet de M. Christian Weisse dans
ce premier volume; le second s'attaquera à des problèmes plus périlleux
encore : il essaiera une explication philosophique des dogmes fondamentaux
du christianisme, le péché originel et la rédemption. Un livre qui traite de
matières si hautes, qui discute les questions les plus ardues de la métaphy-
sique et de la théologie, soulèvera sans doute plus d'une objection sérieuse.
Quant à nous, sans entrer dans le fond des choses, nous lui reprocherons
bien des défauts de mise en œuvre, bien des obscurités de style et un amas
de dissertations abstruses. Il n'en est pas moins vrai que cette lecture élève
l'âme et la transporte en des régions idéales dont la philosophie allemande
avait perdu la voie. Quel qu'en puisse être le succès, nous félicitons l'auteur
de cette audacieuse tentative; il y a là, on ne peut le nier, un symptôme
éclatant du retour à ce spiritualisme chrétien qui est en définitive le vrai
génie de l'Allemagne.
C'est encore l'éditeur Hirzel qui publie un ouvrage d'un ordre bien diffé-
rent, mais qui représente aussi avec éclat les plus glorieuses facultés du
génie germanique; je parle du Dictionnaire allemand de MM. Jacob et Wil-
helm Grimm (1). Ce grand ouvrage est le résumé de toutes les recherches
qui occupent depuis quarante ans les deux infatigables philologues; leur
vie entière est là. On sait avec quelle patience, avec quelle sagacité lumi-
neuse, M. Jacob Grimm et son frère ont scruté les antiquités du droit, de
(1) Deutsches Worterbuch, von Jacob Grimm und Wilhelm Grimm. Premier vol. et
neuf livraisons du deuxième vol; Leipzig, chez Hirzel, 1854-1853.
90Zi REVUE DES DEUX MONDES.
la mythologie et de la littérature s^ermaniques; en exhumant toutes ces
richesses, ils ont eu maintes occasions de noter les transformations de la
langue, de marquer le sens primitif d'un mot et de suivre ses destinées
dans le cours des âges. Tout cela se retrouve dans le dictionnaire qu'ils pu-
blient aujourd'hui, dictionnaire sans précédens, dictionnaire impossible
jusque-là, car il ne pouvait naître avant les immenses travaux de la philo-
logie du xix*^ siècle, et il exigeait toute une carrière comme celle de Jacob
Grimni assisté de son digne frère.
Quelle est l'inspiration de i\I. Jacob Grimm? Un amour passionné de la
langue de son pays. Ce n'est pas le grammairien d'autrefois, défiant, méti-
culeux, voyant partout des solécismes et châtiant le peuple avec sa férule;
ce n'est pas le philosophe scythe émondant à coups de serpette le feuil-
lage trop toulTu; il a foi dans l'idiome du peuple, il recueille avec piété les
termes, les locutions, les tours de phrase que tout le monde emploie, il
interroge les documens primitifs et les livres populaires aussi bien que les
œuvres classiques des maîtres, il étend même, autant qu'il le peut, les limites
de son domaine; tous les pays où la langue allemande est parlée lui four-
nissent des indications, et le romancier populaire de la Suisse allemande,
Jérémie Gottheif, est invoqué à côté de Luther et de Goethe.
Ceux qui veulent connaître dans son fond le plus intime le génie des
idiomes germaniques ne sauraient choisir un autre guide que celui-là; c'est
à la fois, dans le même tableau, l'histoire et la philosopliie de la langue.
Sous la gravité de la science, on sent à chaque page l'enthousiasme de la
poésie. — Voyez cette montagne immense, dit quelque part Henri Heine,
c'est l'érudition de Jacob Grimm; voyez au pied de la montagne la source
fraîche et limpide qui en sort, c'est l'imagination de Jacob Grimm. — Rien
de plus vrai; cette fraîcheur de pensée, cet enthousiasme poétique et natio-
nal éclatent dans l'ai ondance et le choix des citations littéraires qui vien-
nent expliquer l'histoire des mots. La préface est un chef-d'œuvre d'expo-
sition : réminent philologue, souvent un peu embarrassé de ses richesses,
a rarement montré dans ses autres ouvrages la netteté et la précision dont
il fait preuve ici. On y trouvera une explication éloquente et candide des
principes qui l'ont dirigé, en môme temps qu'un résumé rapide et substan-
tiel des travaux analogues accomplis en Allemagne avant la création de la
philologie comparée. C'est un immense travail qu'ont entrepris MM. Wil-
helm et Jacob Grimm : le premier volume, le seul qui soit achevé, ne ter-
mine pas la lettre B; mais nous n'avons pas besoin d'adresser aux auteurs
une parole d'encouragement. Leur érudition est riche de trésors amassés,
leur juvénile ardeur ne se lasse pas, et on peut affirmer que les deux illus-
tres frères auront bientôt élevé un monument durable à la langue des na-
tions germaniques. saint-rené taillandier.
SvENSK OCH Ryss (1)! [Suédois et Russes). — S'il était besoin, outre les
nombreux témoignages que nous avons invoqués dans la Renie, de démon-
trer par d'autres preuves encore que les sympathies en faveur de la France
sont en Suède aussi nomljreuses qu'elles l'ont jamais été, aussi nombreuses
(1) Uu volume in-12, Stockliolm 1835.
REVUE. CHRONIQUE. 905
et aussi vives qu'elles Tétaient avant 1812, et qu'après avoir rebroussé à
cette époque vers la Russie, sous une pression du moment, l'opinion pu-
blique en Suède a repris de notre temps son cours naturel, mille nouveaux
indices nous ôteraient toute incertitude. Voici par exemple une publication
suédoise, essentiellement populaire, qui se répand à bon marché, dont le
titre est une menace, et qui n'est tout entière elle-même qu'un cri de guerre.
C'est un petit volume de cent cinquante pages, dont la couverture montre
un bouclier, des glaives et un vigoureux Suédois terrassant une poignée de
Moscovites, avec cette légende : « Non pas un contre sept, ce serait peu; un
contre vingt! « et cette autre, tirée d'une belle poésie de Tegner en l'honneur
de Charles XII : « Hors du chemin, Moscovites! Ur vxgen, Moscnvist cri »>
L'éditeur n'a fait que réunir les témoignages les plus connus de la haine
qui a toujours divisé Suédois et Russes, chants nationaux, récits populaires,
poésies patriotiques. Rangées selon la suite des temps, ces voix, qui respi-
rent souvent la colère et la vengeance, ne laissent pas de produire une vive
impression et donnent bien à ce petit livre le caractère national et populaire
qu'il cherchait. Du xiV siècle à l'an 1835, voilà quelles ont été les antipa-
thies d'une nation tout entière contre la Russie voisine : est-il possible que
les vrais intérêts d'un peuple ne soient pas d'accord avec ses sentimens, si
longtemps et si uniformément exprimés ?
Un des premiers récits contenus dans le volume suédois met en scène le
défenseur de Wiborg, le célèbre Knut Posse. En l'an de grâce 1395, Knut
Posse (un des grands noms de la noblesse suédoise) passait aux yeux de ses
compatriotes, à Stockholm, pour un redoutable sorcier, parce que, pendant
un long séjour dans les pays étrangers, et surtout à Paris, il avait appris
beaucoup des secrets de la nature. Tout à coup la nouvelle se répand que
la province (alors suédoise) de Finlande est envahie par ses farouches voi-
sins les Russes. On ne parle qu'avec horreur des excès commis par ces hordes
asiatiques : ils rôtissent leurs prisonniers à petit feu, arrachent le sein des
femmes avec des tenailles, et se montrent enfin ce que peuvent être des
païens sans foi ni loi. Le jeune Svante Sture Nilsson les a bien poursuivis
une fois, mais c'est à peine s'il a pu les atteindre; ils ont disparu devant
lui, se sont dispersés dans leurs déserts, puis, revenant en hordes innom-
brables, ont inondé la Finlande comme des nuées de sauterelles. Sténon
Sture, l'administrateur du royaume, se prépare donc à aller les combattre
lui-même. Il écrit d'abord à l'archevêque et au chapitre d'Upsal pour obtenir
la bannière de saint Éric et la protection divine contre les ennemis de la foi,
et puis il s'embarque. Pendant ce temps-là, Knut Posse, qui n'avait pas
attendu si tard pour passer en Finlande, combattait les Russes comme on
combat les bêtes sauvages, et se faisait si bien redouter par eux, qu'ils fuyaient
tous quand ils l'apercevaient de loin. Toutefois son armée s'épuise, et il ne
lui arrive de Suède aucun renfort, tandis que les Russes amènent chaque
mois des hordes nouvelles. 11 ne lui reste bientôt plus de ses braves compa-
gnons d'armes que deux cents hommes, quand l'ennemi en compte des
milliers. Il se retire donc dans les murs de Wiborg , non loin de l'emplace-
ment où s'élèvera plus tard Saint-Pétersbourg, et il s'y défend énergique-
ment, de la Saint-Martin à la Saint-André, en attendant l'arrivée de Sté-
non Sture et de son armée. Les Russes font bien quelquefois des brèches
906 REVUE DES DEUX MONDES.
à ses murailles, mais il les répare avec une incroyable rapidité... Il finit
cependant par voir que sa défense ne pourra pas se prolonger beaucoup, et
alors il a recours à un expédient. Au nombre des connaissances secrètes
qu'il a acquises pendant ses lointains voyages, il compte celle de la fabri-
cation redoutable d'une poussière noire qui éclate au contact du feu et ren-
verse tout autour d'elle. C'est la poudre à canon, que le génie industrieux
de l'Occident vient d'inventer. 11 rapporte ce secret et imagine de s'en servir
pour la première fois contre les Russes. Aidé fidèlement par un guerrier
suédois nommé Winbolth, il lui confie la défense des murailles, pendant que
lui-même, assis devant sa chaudière bouillonnante ou devant le mortier où
il pile et broie tout le jour, il fabrique l'horrible matière, à laquelle il ne
faut plus qu'une étincelle pour renverser maisons, tours et murailles. Par
son ordre, la chaudière est placée dans un trou pratiqué sous la tour princi-
pale , dont les autres fortifications dépendent, et un de ses serviteurs est
chargé d'y mettre le feu quand il en donnera le signal. — C'était le matin de
la Saint-André, le 30 novembre 1395. Les Russes, avec de grands cris et au
son des trompes, se précipitent vers la ville, appliquent leurs échelles contre
la grande tour qui donne entrée dans la place, et commencent l'assaut. Alors
Knut Posse, sans s'émouvoir, assemble sa petite troupe dans la cour du châ-
teau; il déploie fièrement la bannière suédoise, qui porte les images de saint
Éric et de saint Olaf, et il la fixe devant l'ennemi, qu'il laisse sans se trou-
bler gravir les premiers murs. Cela fait, il donne le signal. La tour s'écroule,
et les murs qui l'entouraient écrasent des milliers de Russes. Ce fut ce qu'on
appela l'explosion de TFiborg. Le rusé vainqueur reçut de ses compatriotes
de grands éloges et de riches domaines en Finlande, et les Russes chantè-
rent pendant bien longtemps dans leurs litanies : « De l'explosion de Wiborg
et de Knut Posse préservez -nous. Seigneur! »
Un second récit contient encore un épisode de ces guerres incessantes en
Finlande; celui-là date de 1535. La Finlande mettait fréquemment aux
prises, il est vrai. Suédois et Russes; mais, toute suédoise par la langue, la
civilisation, la religion et le cœur, cette belle et riche province résistait
facilement après tout, bien défendue non pas seulement par le courage de
ses habitans, mais aussi par la configuration même de son territoire, entre-
coupé de lacs et de forêts.
Charles XII ne pouvait manquer d'avoir sa place dans cette galerie toute
suédoise. Son imprudence, il est vrai, a éveillé la Russie, jusque-là peu
puissante, et ses victoires ont instruit ses ennemis; mais les Suédois ont
oublié ses fautes pour ne se rappeler que son héroïque ardeur et son cou-
rage. Je me souviens d'avoir entendu l'an dernier, sur la principale scène de
Stockholm, un acteur intelligent, prenant le vêtement et la physionomie
de Charles XII, ses grosses bottes et sa houppelande de drap bleu, réciter
avec talent les beaux vers de M. Ridderstad sur Charles XII à Frederikshall,
un monologue au bruit du canon. Il fallait entendre les applaudissemens
de toute la salle à cette voix du héros dans lequel les Suédois prétendent
retrouver leur image. Les rudes apostrophes à la Russie ne manquaient pas
dans cette ardente poésie; le parterre les saisissait avec enthousiasme, et
les théâtres de la province, répétant les mêmes scènes, offraient les mêmes
échos.
REVUE. — CHRONIQUE. 907
Charles Xll donc, le héros de la Suède contre la Russie, est représenté dans
celte série de souvenirs par les récits d'Holofzin et de Narva, et par quelques
poésies détachées. C'est sans doute parce qu'il est su par cœur dans toutes
les parties de la Suède que l'éditeur n'a pas inséré le beau morceau de Teg-
ner, belle, simple et vivante poésie :
Kung Cari, den unga hjelte,
Han stod i roek och dam;
« Le roi Charles, le jeune héros, il est debout au miheu de la fumée et de
la poussière. 11 tire son épée du fourreau et il s'élance dans la mêlée. — Voyons,
s'écrie-il, voyons s'il mord bien, l'acier suédois! Hors d'ici, Moscovites, et
courage, mes garçons bleus! — Dans sa colère, un contre dix, il les engage,
le glorieux iils des Vasas. Les Russes tombent ou prennent la fuite, et c'est
là son coup d'essai. Trois rois ensemble n'ont pas dicté au jeune roi leur
volonté. Tranquille il résiste à l'Europe, imberbe dieu de la foudre... »
Ce souvenir du roi Charles, présent au cœur de tous les Suédois, et l'un
de ceux qui s'élèvent comme d'infranchissables barrières, quelques efforts
qu'on ait pu tenter, entre la Russie et la Suède, un poète contemporain vient
de l'évoquer récemment avec une certaine énergie en saluant de ses rimes
improvisées l'arrivée du général Canrobert : «... Héros de l'Aima, dit-il, d'un
courage et d'une force d'âme antiques, sois le bien-venu ! Nous aussi, nous
détestons le nom russe. Comme la France, nous trouverons dans notre passé
de grandes leçons. Nous avons, nous aussi, notre campagne de Russie à
venger. »
Aussi bien que Charles XII, Gustave III, l'ami déclaré de la France, le cor-
respondant spirituel de Marmontel et de Voltaire, de M""" de Staël, de M"'' de
Boufflers et de M"'' d'Egmont, a combattu la Russie. La journée d'Hogland,
restée populaire, consacre ce souvenir.
D'ailleurs la mémoire des batailles n'est pas la seule que ce petit livre
invoque. Celle des perfidies de la diplomatie ou de la police moscovite y
prend aussi sa place. Ou y trouve par exemple la narration du meurtre de
ce malheureux Malcolm Sinclair, qui, chargé par le gouvernement suédois
d'aller à Constantinople liquider les dettes laissées par Charles XII et porter
au divan des instructions secrètes relatives à la politique du cabinet de Saint-
Pétersbourg, fut assassiné dans un bois près de Naumbourg en Silésie, le
17 juin 1739, par des officiers russes. 11 était accompagné d'un marchand
français nommé Couturier, à qui les meurtriers, en le rassurant, expliquè-
rent en mauvais latin le motif de sa mort : Ne timeas ! Peccatum essef contra
Spiritum Sanctum maie facere viro probo sicut te (sic). Isie habuit guod nie-
rebat; erat eîiim inimicus magistri; inimicus viagistri est inimiais Del, et
puto nos non peccasse interficiendo eum. Ce mélange de superstition et de
crime, cette insulte manifeste au droit des gens, au respect des nations, firent
en Suède une vive impression sur les esprits. Cent preuves confirmèrent les
premiers soupçons qui s'étaient élevés contre la Russie, et cet acte de bri-
gandage devint le motif de nombreux chants populaires en Suède, même
en Angleterre et en Allemagne, qui ranimèrent les haines nationales contre
les Russes.
908 REVUE DES DEUX MONDES.
La conquête de la Finlande en 1809, la perte de Svéaborg, achetée par les
roubles russes, et l'espérance enfin d'un meilleur et plus glorieux avenir,
voilà quels traits accompagnent les témoignages suédois des derniers temps.
Le livre finit par une pièce intitulée f'aliclnUnn, la même qui fut prononcée
jadis à l'une de ces réunions d'étudians Scandinaves ayant pour but de rap-
procher ensemble les trois peuples du Nord. 11 y avait là des jeunes gens de
chacune des universités du Nord. Ceux de la Finlande manquaient seuls depuis
quelques années, ou bien, si quelques-uns s'aventuraient en échappant à la
police, ils étaient punis au retour. La Finlande néanmoins, la chère Suomi,
n'était jamais oubliée dans ces assemblées fraternelles, et des espérances
hardies, anticipant sur l'avenir, en rêvaient déjà la nouvelle conquête. «Fin-
lande! s'écrie M. Strandberg, tu es toujours notre sœur, et la brise qui nous
vient d'Orient nous apporte les vœux de plus d'un ami. C'est de là que cha-.
que matin nous arrivent les rayons du soleil ! Bien que nos frères soient
courbés sous le joug, le langage les trahit, et, même après une longue sépa-
ration, à ce signe vous les reconnaîtrez. — Un soir, j'espère, nous ferons
voile vers cette côte; nous irons prendre au lit l'astre du jour. Nos escadrons
couvriront le rivage. En avant ! Nous aurons bientôt tranché les liens qui
retiennent les mains de nos frères! — Avant le coucher du soleil, amis, le
Cosaque sera gisant sur la terre. Le nom de ce jour-là sera pour nous un
titre d'honneur, et le roi Charles, du haut des cieux, où il tient le solennel
chapitre des braves, homme par homme, nous appellera tous, et de chaque
étoile que laissera tomber sa main entr'ouverte fera pour chacun de nous
une médaille d'honneur! » a. geffuoy.
Art, Scenery xIND Philosophy in Europe [^rt. Sites et Philosophie
d'Europe), etc., par H. B. Wallace, de Philadelphie (1). — Ces fragmens,
réunis et publiés après la mort de l'auteur, révèlent un aimable enthou-
siasme et une chaleur d'admiration pour le beau dans l'art et dans la na-
ture, qui dénotent un esprit sincère et bien intentionné. M. Wallace était
un jeune avocat américain qui paraît s'être enflammé à première vue d'un
ardent amour pour les chefs-d'œuvre de l'art et tout en même temps du
désn* d'exposer les lois de la beauté plastique. Son noviciat à peine com-
mencé, il se lance dans des critiques et des théories du genre le plus ardu.
Un peu plus d'expérience aurait sans doute modéré cet excès d'audace, car
M. Wallace semble avoir possédé un certain sentiment de l'art aussi bien que
de remarquables capacités intellectuelles, et on peut croire que cette assu-
rance exagérée provenait plus encore d'une éducation première défectueuse
que dune disposition présomptueuse. Pour les natures bien douées, le temps
et les voyages corrigent souvent ce qu'il y a d'erroné dans les enseignemens
nationaux, qui, à tout le moins, tendent à circonscrire l'esprit plutôt qu'à
l'élargir. Il n'est pas moins assez difficile de s'expli4uer la publication
d'une œuvre aussi incomplète. Nous ne prétendons pas deviner jusqu'à
quel point elle peut être suffisante pour répondre aux goûts des compa-
triotes de l'écrivain et pour satisfaire aux exigences de leurs lumières ac-
tuelles en matière de beaux-arts; mais en regard des vues et des idées esthé-
(1) 1 vol. ia-8o, Philadelphie, Herman Horace Binney Hooker, 1855.
REVUE. — CHRONIQUE. 909
tiques qui circulent de ce côté de l'Atlantique, on ne voit plus guère ce qui
a pu mériter la publicité à des fragmens aussi crus et à un langage aussi
imparfait et aussi peu soigneux. Peut-être la précipitation, qui semble
être l'état normal de la vie américaine, a-t-elle poussé les éditeurs à se
hâter d'imprimer ce que l'auteur lui-même, s'il eût vécu, eût gardé en por-
tefeuille pour le revoir et le méditer. Tel qu'on nous l'a donné, le volume,
quoiqu'il ne soit pas absolument sans renfermer quelques justes aperçus,
ne saurait rendre qu'un faible témoignage aux talens et aux connaissances
de M. Wallace, et il confirme mal ce que des plumes amies racontent de ses
études et de ses capacités dans les notices louangeuses qui remplissent les
trente premières pages.
Le volume s'ouvre par quatre morceaux de peu d'étendue, où sont traités
les plus mystérieux problèmes de l'estbétique. Le premier développe l'idée
que l'art est une émanation du sentiment religieux; le second est consacré
à démontrer que l'art est symbolique et non intitatîf; le troisième nous
donne la loi du développement de l'architecture gothique; dans le quatrième,
l'auteur recherche les principes du beau dans les œuvres d'art. Si les con-
clusions de ces essais étaient vraiment satisfaisantes, et si M. Wallace avait
été aussi profond et aussi judicieux qu'il a été concis et rapide dans ses
jugemens, nous aurions ainsi, dans quatre fois vingt pages de lecture fa-
cile, la solution de ces questions intéressantes et ardues. Malheureusement
les difficultés du sujet ne paraissent pus avoir épouvanté l'auteur, proba-
blement parce qu'il ne les apercevait pas; au lieu de l'arrêter dans ses rai-
sounemens, elles l'entraînent seulement à se contredire lui-même. Ainsi,
au commencement de son premier essai, il écrit ces mots : « La faculté créa-
trice qui fait l'artiste est une faculté distincte et indépendante, originale et
naturelle, un don accordé à quelques-uns et refusé aux autres, qui implique
sans doute une organisation cérébrale ou au moins un développement d'es-
j>èce particulière. » Et deux pages plus loin, dans le même essai, il attribue
au même instinct une tout autre origine. Nous lisons que « la faculté artis-
tique n'est pas autre chose qu'un intense sentiment religieux qui opère
imaginativement, ou une vive imagination agissant sous l'influence d'un
sentiment religieux qui l'échauffé et l'élève. » Un déploiement aussi formi-
dable d'inconséquence au début du premier et du principal morceau donne
une mauvaise idée des pages qui restent à lire, et de fait elles sont rem-
plies d'idées mal digérées et d'assertions précipitées. On y trouve pourtant,
comme nous l'avons dit, des passages disséminés qui indiquent confusé-
ment quelques vagues perceptions dans le sens de l'art, et probablement
une certaine fibre pour le sentir; mais, quoique cette aptitude naturelle et
toute spéciale à recevoir des impressions plastiques soit aussi indispensable
à celui qui juge qu'à celui qui pratique, elle a besoin chez l'un et chez l'autre
d'être complétée par une forte dose d'instruction technique. Et, à vrai dire,
pour pouvoir réehement apprécier une œuvre, il faut à peu de chose près la
même éducation que pour pouvoir la produire. Sans cette préparation, on
peut, quand on est docte en d'autres matières, écrire des choses très sagaces
au sujet d'une peinture; néanmoins, si l'on ne donne pas dans le faux, on
n'entre qu'à peine dans le vrai, ou l'on reste tout à fait à côté. M. Wallace
ne diffère pas de la grande majorité des lettrés qui ont prononcé sur l'art
910 REVUE DES DEUX MONDES.
sans en avoir fait une étude pratique. Ses remarques et ses jugemens nous
semblent superficiels et nullement concluans.
A la suite de ces quatre essais viennent des observations svr If s cathé-
drales du contlneni, des souvenirs d'un voyage en Suisse et en Italie, des
notes sur les peintres italiens, et enfin une lettre inachevée sur la philoso-
phie de M. Auguste Comte. 11 est clair que l'esprit de M. Wallace n'avait rien
d'exclusif, et nous pouvons concevoir une intelligence largement douée qui
toucherait avec puissance, quoique en passant, à tous ces divers sujets, pour
faire jaillir de chacun d'eux une succession d'étincelles électriques, ou pour
les enchaîner tous dans une même harmonie. Il faut toutefois dans ces pages
nous contenter de la bonne volonté et de la jouissance évidente avec laquelle
l'auteur épanche ses sensations. Çà et là, comme l'ardeur de son enthou-
siasme eût pu le faire présumer, il s'est abandonné à des élans de descrip-
tion poétique; mais ce sont là les parties les moins attrayantes de son livre,
et l'enflure de ces passages pourrait même donner des doutes sur la vérité
de son sentiment général pour l'art. En tout cas, il est loin d'être un maître
dans son propre art d'écrivain, et quand il quitte le beau style pour un ton
plus simple, sa prose est gauche et mal construite, malgré l'abondance
aventureuse avec laquelle elle s'épanche. Néanmoins la jeunesse est si visible
dans ces défauts, qu'ils appellent l'indulgence, et ce n'est que justice peut-
être de supposer que la maturité, en arrivant à l'auteur, lui aurait fait pro-
duire de bien meilleurs fruits.
Les pages sur la philosophie de M. Comte ne sont que la première ébauche
d'une lettre qui, à la mort de M. Wallace, a été trouvée dans ses papiers.
Nous les mentionnons seulement pour en extraire un ou deux passages qui
sont remarquables comme venant d'un citoyen des États-Unis. Après avoir
énergiquement soutenu que la philosophie positive était applicable et devait
être appliquée à l'ordre des phénomènes moraux, il s'attaque virilement
aux théories sociales du jour, et donne un franc démenti aux axiomes des
démocrates républicains ou socialistes et autres docteurs du corps politique.
Ainsi les dogmes populaires, que « tous les hommes ont des droits égaux, »
et que tout pouvoir politique ne « peut procéder légitimement que du
consentement des gouvernés, » sont traités par lui de sophismes méta-
physiques. Plus loin il ajoute : « Quant à ces maximes démocratiques sur
les droits de l'homme, elles sont clairement fausses et pernicieuses, parce
qu'elles sont de la pure métaphysique, et parce qu'elles ne s'accordent pas
avec les phénomènes des sociétés tels qu'ils sont consignés dans l'histoire.
Que ces notions ne représentent aucunement les lois implantées dans la
nature de l'homme en tant qu'être social, cela résulte clairement du fait
que jamais la société n'a obéi à de telles règles, et qu'elle n'a jamais été com-
patible avec elles. »
Des principes de ce genre sont faits pour frapper chez un citoyen de la
république modèle. On se fût à peine attendu à les entendre sortir d'une
telle bouche; mais nous ne serons peut-être pas dans l'erreur en supposant
que M. Wallace avait appris à douter des vérités républicaines en contem-
plant de près leurs conséquences pratiques. w. h. darlev.
V. DE Mars.
TABLE DES MATIÈRES
PREMIER VOLUME.
SECONDE PÉRIODE. — XXVI« ANNEE.
JANVIER. — FÉVRIER 185b.
Livraison du 1er janvier.
Études de la Vie Mondaine. — La Petite Comtesse, par M. Octave FEUILLET. 5
Le Canal de Suez et la Question du Tracé, les divers Projets en présence,
avec une Carte, par MM. Alexis et Emile BARRAULT 70
Charles Fox d'après ses Mémoires, publication de lord Jolin Russell, dernière
partie, par M. Charles de RÉMUSAT, de l'Académie Française 103
L'Art et l'Industrie des Bronzes dans l'antiquité et dans l'Europe moderne,
par M. A. GRUYER 153
Un Roi d'Orient. — Nussir-u-din, le dernier roi d'Aoude, par M. Emile MON-
TÉGUT 178
Revue Musicale. — Les Théâtres et les Opéras nouveaux. — Les Saisons, de
M. Massé, etc., par M. P. SCUDO 198
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 208
Livraison du 15 Janvier.
Madame de Hautefort, par M.Victor COUSIN, de l'Académie Française 225
Leopold Kompert. — Le Romancier du Ghetto et l'Émancipation des Juifs de
Bohème, par M. Saint-René TAILLANDIER 277
Jeanne d'Arc et sa Mission d'après les pièces nouvelles de son procès, par
M. Louis de CARNÉ , 310
Thérèse, Soutenir d'Allemagne, par M. Amédee ACHARD 349
Les Roumains. — I. — Les Titres de nationalité et la Renaissance littéraire
de la Roumanie , par M. Edgar QUINET 375
Poètes et Romanciers modernes de la France. — LYIII. — M. V. de Laprade,
par M. Gustave PLANCHE 409
912 TABLE DES MATIÈRES.
Sciences. — Les Saisons sdu la Terre et dans les autres Planètes, par
M. BABINET, de l'Institut A36
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 451
Livraison du 1er Février.
Emina, Récits turco-asiatiques , première partie, par M^^ la Princesse Chris-
tine Trivulce de BELGIOJOSO 465
Les Jésuites en Chine autrefois et aujourd'hui, par M. Charles LAVOLLÉE. 505
Économie rurale. — Les Ouvriers européens, de M. Le Play, par M. L. de
LA\ ERGNE, de l'Institut 537
La Statuaire d"Or et d'Ivoire. — La Minerve de M. Simart, par M. BEULÉ. 564
Du Romanesque dans l'esprit littéraire. — Poésies et Nouvelles de M™« d'Ar-
bouville, par M. Charles de RÉMUSAT, de l'Académie Française 587
De l'Alimentation publique. — La Viande de boucherie, Réformes a introduire
dans la Taxe et dans la Production, par M. PAYEN, de TAcadémie des
Sciences 596
Charles Dickens, son Talent et ses Œuvres, par M. H. TAINE 618
Les Chrétiens d'Orient, par M. VILLEMAIN, de l'Académie Française 648
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 658
Le Cabinet anglais a l'ouverture du Parlement, par M. J. PERODEAUD 674
Revue Littéraire. — Publications allemandes sur Lessing, par M. Saint-René
TAILLANDIER 686
Livraison du 15 Février.
Le Mormonisme et sa valeur morale. — La Société et la Vie des Mormons,
par M. Emile MONTÉGUT 689
Emina, Récits turco-asiatiques, dernière partie, par M"" la Princesse Chris-
tine Trivulce de BELGIOJOSO 726
Charlemagne et les Huns. — Destruction du second Empire hunnique, par
M. Amédee THIERRY, de l'Institut 768
Le Pôle austral et lf.s Expéditions antarctiques, par M. Auguste LAUGEL. 802
La Poésie anglaise depuis Shelley. — Alfred Tennyson, Owen Meredith, par
M. Arthur DUDLEY 821
Sciences. — Des Tables parlantes, des Esprits frappeurs et autres Manifes-
tations DE ce temps-ci, par M. É. LITTRK, de l'Institut , 8i7
Beaux-Arts. — La Statue équestre de François I^r, de M. Clésinger, par
M. Gustave PLANCHE 873
Chronique de la quinzaine, histoire politique et littéraire 888
Essais et Notices. — Revue étrangère 901
FIN DE LA TABLE.
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