Skip to main content

Full text of "Revue des deux mondes"

See other formats


*»s«i^ 


±^p'. 


i 

H^^jPi 

H 

1 

j»3ffil 

iinilfl 

EBjlHft 

BH 

M 

^^mIb' 

gig^^<  ^ 

1 

BHBwl&ti 

m 

Wê 

Hl 

1 

TUFTS    COLLEGE    LIBRARY. 


OIKT     OK 
JAMES  D.  PERKINS, 


OCT.    1901. 


^/JfS 


M^>I^ 


4;vH^ii^_ 


'^y\% 


Wr 
^î^^^ 


5^eâ 


^  -.1:    '^    ,-^?^>:N-^  >-/V 


)-  /  '  ) 


^i%> 


^■.Â':^:- 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXVI«  ANNÉE.  —  SECONDE  PÉRIODE 


TOME  1".   —   1er  JANVIER   1856. 


PARIS. 


-  IMPRIMERIE  LE  J.   CLAYE 

F.CE    SAINT-BEKOÎT,    7. 


LÎBRARY. 


REVUE 


DES 


DEUX  MONDES 


XXVP  ANNÉE.  —  SECONDE  PÉRIODE 


TOME  PREMIEH 


PARIS 


BUREAU  DE  LA  REVUE  DES  DEUX  MONDES 

RUE    SAINT-BENOÎT,   20 

1856 


TUFTS  COLLEGB 
LIBRASY. 


ÉTUDES 


LA  VIE  MONDAINE 


LA  PETITE  COMTESSE 


L 

GEORGE  L.   A  PAUL  B.   A  PARIS. 

Du  Rozel,  15  septembre. 

11  est  neuf  heures  du  soir,  mon  ami,  et  tu  arrives  d'Allemagne.  On 
te  remet  ma  lettre,  dont  le  timbre  t'annonce  d'abord  que  je  suis 
absent  de  Paris.  Tu  te  permets  un  geste  d'humeur,  et  tu  me  traites 
de  vagabond.  Cependant  tu  te  plonges  dans  ton  meilleur  fauteuil, 
tu  ouvres  ma  lettre,  et  tu  apprends  que  je  suis  installé  depuis  cinq 
jours  dans  un  moulin  de  Basse-Normandie.  —  Un  moulin!  comment 
diantre!  que  peut-il  faire  dans  un  moulin?  —  Ton  front  se  plisse, 
tes  sourcils  se  rapprochent  :  tu  déposes  ma  lettre  pour  un  moment, 
tu  prétends  pénétrer  ce  mystère  par  le  seul  effort  de  ton  Imagina- 
tive. —  Soudain  un  aimable  enjouement  se  peint  sur  tes  traits  ;  ta 
bouche  exprime  l'ironie  du  sage  tempérée  par  l'indulgence  de  l'ami  : 
tu  as  entrevu  dans  un  nuage  d'opéra-comique  une  meunière  pou- 
drée, un  corsage  de  rubans  en  échelle,  une  jupe  fine  et  courte,  et 
des  bas  à  coins  dorés  ;  bref,  une  de  ces  meunières  dont  le  cœur  fait 
tic-tac  avec  accompagnement  de  hautbois.  — Mais  les  Grâces,  qui  se 
jouent  sans  cesse  devant  ta  pensée,  l' égarent  parfois  :  ma  meunière 
ressemble  à  la  tienne  comme  je  ressemble  au  jeune  Colin;  elle  est 


O  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

coiffée  d'un  vaste,  bonnet  de  coton,  auquel  la  couche  la  plus  iiTtense 
de  farine  ne  réussit  pas  à  rendre  sa  couleur  primitive;  elle  porte  un 
jupon  d'une  étoffe  de  laine  grossière  qui  écorcherait  la  peau  d'un 
éléphant  :  bref,  il  m'arrive  fréquemment  de  confondre  la  meunière 
avec  le  nîeunier,  après  quoi  il  est  superflu  d'ajouter  que  je  ne  suis 
nullement  curieux  de  savoir  si  son  cœur  fait  tic-tac. 

La  vérité  est  que,  ne  sachant  comment  tuer  le  temps  en  ton  ab- 
sence et  n'ayant  pas  lieu  d'espérer  ton  retour  avant  un  mois  (c'est 
ta  faute),  j'ai  sollicité  une  mission.  Le  conseil-général  du  départe- 
ment de...  venait  tout  à  point  d'émettre  le  vœu  qu'une  certaine  ab- 
baye ruinée,  dite  l'abbaye  du  Rozel,  fût  classée  parmi  les  monumens 
historiques  :  on  m'a  chargé  d'examiner  de  près  les  titres  de  la  pos- 
tulante. Je  me  suis  rendu  en  toute  hâte  au  chef-lieu  de  ce  départe- 
ment artistique,  où  j'ai  fait  mon  entrée  avec  la  gravité  importante 
d'un  homme  qui  tient  entre  ses  mains  la  vie  ou  la  mort  d'un  monu- 
ment cher  au  pays.  J'ai  pris  dans  l'hôtel  quelques  renseignemens  : 
grande  a  été  ma  mortification  quand  j'ai  reconnu  que  personne  ne 
paraissait  soupçonner  qu'une  abbaye  du  Rozel  existât  ou  eût  jamais 
existé  à  cent  lieues  à  la  ronde.  —  Je  me  suis  présenté  à  la  préfec- 
ture sous  le  coup  de  ce  désenchantement  :  le  préfet,  qui  est  V. . . , 
que  tu  connais,  m'a  reçu  avec  sa  bonne  grâce  ordinaire;  mais  aux 
questions  que  je  lui  adressais  sur  l'état  des  ruines  qu'il  s'agissait  de 
conserver  à  l'amour  traditionnel  de  ses  administrés,  il  m'a  répondu 
avec  un  sourire  distrait  que  sa  femme,  qui  avait  vu  ces  ruines  dans 
une  partie  de  campagne,  pendant  son  séjour  aux  bains  de  mer,  m'en 
parlerait  mieux  qu'il  ne  le  saurait  faire. 

Il  m'invita  à  dîner,  et  le  soir  M"'*  Y...,  après  les  combats  ordi- 
naires de  la  pudeur  expirante,  me  montra  sur  son  album  quelques 
vues  des  fameuses  ruines,  dessinées  avec  goût.  Elle  s'exalta  tout 
doucement  en  me  parlant  de  ces  vénérables  restes,  encadrés,  si  on 
l'en  croit,  dans  un  site  enchanteur,  et  fort  propres  surtout  aux  par- 
ties de  campagne.  Un  regard  suppliant  et  corrupteur  termina  sa 
harangue.  Il  me  semble  évident  que  cette  jeune  femme  est  la  seule 
personne  du  département  qui  porte  à  cette  pauvre  vieille  abbaye 
un  intérêt  véritable,  et  que  les  pères-conscrits  du  conseil-général 
ont  émis  un  vœu  de  pure  galanterie.  Au  surplus,  il  m'est  impossible 
de  ne  pas  me  ranger  à  leur  opinion  :  l'abbaye  a  de  beaux  yeux;  elle 
jnérite  d'être  classée  :  elle  le  sera. 

Mon  siège  était  donc  fait  dès  ce  moment,  mais  il  fallait  encore 
l'écrire  et  l'appuyer  de  quelques  pièces  justificatives.  Malheureuse- 
ment les  archives  et  les  bibliothèques  locales  n'abondent  pas  en 
traditions  relatives  à  mon  sujet  :  après  deux  jours  de  fouilles  con- 
sciencieuses, je  n'avais  recueilli  que  de  rares  et  insignifîans  docu- 


LA    PETITE    COMTESSE. 


mens,  qui  peuvent  se  résumer  dans  ces  deux  lignes  :  «  Abbaye  du 
Rozel,  commune  du  Rozel,  a  été  habitée  de  temps  immémorial  par 
les  moines,  —  qui  l'ont  quittée  —  lorsqu'elle  a  été  détruite.  » 

C'est  pourquoi  je  résolus  d'aller,  sans  plus  de  retard,  demander 
leur  secret  à  ces  ruines  mystérieuses,  et  de  multiplier  au  besoin  les 
artifices  de  mon  crayon  pour  suppléer  à  la  concision  forcée  de  ma 
plume.  —  Je  partis  mercredi  matin  pour  le  gros  bourg  de  ***,  qui 
n'est  qu'à  deux  ou  trois  lieues  de  l'abbaye.  Un  coche  normand, 
compliqué  d'un  cocher  normand,  me  promena  tout  le  jour,  comme 
un  monarque  indolent,  le  long  des  haies  normandes.  Le  soir  j'avais 
fait  douze  lieues,  et  mon  cocher  douze  repas.  Le  pays  est  beau, 
quoique  d'un  caractère  agreste  un  peu  uniforme.  Sous  un  bocage 
éternel  se  déploie  une  verdure  opulente  et  monotone,  dans  l'épais- 
seur de  laquelle  ruminent  des  bœufs  satisfaits.  Je  conçois  les  douze 
repas  de  mon  cocher  :  l'idée  de  manger  doit  se  présenter  fréquem- 
ment et  presque  uniquement  à  l'imagination  de  tout  homme  qui 
liasse  sa  vie  au  milieu  de  cette  grasse  nature,  dont  l'herbe  même 
donne  appétit. 

Vers  le  soir  cependant,  l'aspect  dupaysage  changea  :  nous  entrâmes 
dans  des  plaines  basses,  marécageuses  et  nues  comme  des  steppes, 
qui  s'étendaient  de  chaque  côté  de  la  route;  le  bruit  des  roues  sur 
la  chaussée  prit  une  sonorité  creuse  et  vibrante;  des  joncs  de  couleur 
sombre  et  de  hautes  herbes  d'apparence  malsaine  couvraient  à  perte 
de  vue  la  surface  noirâtre  du  marais.  J'aperçus  au  loin,  à  travers  le 
crépuscule  et  derrière  un  rideau  de  pluie,  deux  ou  trois  cavaliers 
lancés  à  toute  bride,  qui  parcouraient,  comme  affolés,  ces  espaces 
sans  bornes  :  ils  s'ensevelissaient  par  intervalles  dans  les  bas  fonds 
du  pâturage,  et  reparaissaient  tout  à  coup,  galopant  toujours  avec 
la  même  frénésie.  Je  ne  pouvais  imaginer  vers  quel  but  idéal  se  pré- 
cipitaient ces  fantômes  équestres.  Je  n'eus  garde  de  m'en  informer. 
Le  mystère  est  doux  et  sacré. 

Le  lendemain,  je  m'acheminai  vers  l'abbaye,  emmenant  dans  mon 
cabriolet  un  grand  paysan  qui  avait  les  cheveux  jaunes,  comme  Gérés. 
C'était  un  valet  de  ferme  qui  demeurait  depuis  sa  naissance  à  deux 
pas  de  mon  monument;  il  m'avait  entendu  le  matin  prendre  des  in- 
formations dans  la  cour  de  l'auberge,  et  s'était  offert  obligeamment 
à  me  conduire  aux  ruines,  qui  étaient  la  première  chose  qu'il  eût 
vue  en  venant  au  monde.  Je  n'avais  nul  besoin  d'un  guide  :  j'acceptai 
cependant  l'offre  de  ce  garçon,  dont  l'officieux  bavardage  semblait  me 
promettre  une  conversation  suivie,  où  j'espérais  surprendre  quelque 
légende  intéressante;  mais  dès  qu'il  eut  pris  place  à  mes  côtés,  le 
drôle  devint  muet  :  mes  questions  semblaient  même,  je  ne  sais 
pourquoi,  lui  inspirer  une  profonde  méfiance,  voisine  de  la  colère. 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

J'avais  affaire  an  génie  des  ruines,  gardien  jaloux  de  leurs  trésors. 
En  revanche  j'eus  l'avantage  de  le  ramener  chez  lui  en  voiture  : 
c'était  apparemment  ce  qu'il  avait  voulu,  et  il  eut  tout  lieu  d'être 
satisfait  de  ma  complaisance. 

Après  avoir  déposé  devant  sa  porte  cet  agréable  compagnon,  je 
dus  mettre  moi-même  pied  à  terre  :  un  escalier  de  rochers,  serpen- 
tant sur  le  flanc  d'une  lande,  me  conduisit  au  fond  d'une  étroite 
vallée,  qui  s'arrondit  et  s'allonge  entre  une  double  chaîne  de  hautes 
collines  boisées.  Une  petite  rivière  y  dort  sous  les  aulnes,  sépaiant 
deux  bandes  de  prairies  fines  et  moelleuses  comme  les  pelouses  d'un 
parc  :  on  la  traverse  sur  un  vieux  pont  d'une  seule  arche  qui  des- 
sine dans  une  eau  tranquille  le  reflet  de  sa  gracieuse  ogive.  Sur  la 
droite  les  collines  se  rapprochent  en  forme  de  cirque,  et  semblent 
réunir  leurs  courbes  verdoyantes;  à  gauche,  elles  s'évasent,  et  vont 
se  perdre  dans  la  masse  haute  et  profonde  d'une  forêt.  La  vallée  est 
ainsi  close  de  toutes  parts,  et  offre  un  tableau  dont  le  calme,  la  fraî- 
cheur et  l'isolement  pénètrent  l'âme.  Si  l'on  pouvait  jamais  trouver 
la  paix  hors  de  soi-même,  ce  doux  asile  la  donnerait  :  il  en  donne 
du  moins  pour  un  instant  l'illusion. 

Le  site  eût  suffi  pour  me  faire  deviner  l'abbaye,  qui  sans  doute 
succéda  à  l'ermitage.  Dans  cette  période  de  transition  brutale  et 
convulsive  qui  ouvrit  si  péniblement  l'ère  moderne,  quel  immense 
besoin  de  repos  et  de  recueillement  devait  se  faire  sentir  aux  âmes 
délicates  et  aux  esprits  contemplatifs!  —  Je  lis  dans  le  cœur  du 
moine,  du  poète,  du  spiritualiste  inconnu  que  le  hasard  amena  un 
jour,  au  milieu  de  cet  âge  terrible,  sur  la  pente  de  ces  collines,  et 
qui  découvrit  soudain  le  trésor  de  solitude  qu'elles  recelaient  :  je  me 
figure  l'attendrissement  de  ce  rêveur  fatigué  en  face  d'une  scène  si 
paisible;  je  me  le  figure,  et  en  vérité  je  ne  suis  pas  loin  de  le  par- 
tager. Notre  époque,  à  travers  de  grandes  dissemblances,  n'est  pas 
sans  quelques  rapports  essentiels  avec  les  premiers  temps  du  moyen 
âge  :  le  désordre  moral,  la  convoitise  matérielle,  la  violence  barbare, 
qui  caractérisaient  cette  phase  sinistre  de  notre  histoire,  ne  semblent 
éloignés  de  nous  aujourd'hui  que  de  la  distance  qui  sépare  la  théorie 
de  la  pratique,  le  complot  de  l'exécution,  et  l'âme  perverse  de  la 
jnain  criminelle. 

Les  ruines  de  l'abbaye  sont  adossées  à  la  forêt.  Ce  qui  survit  de 
l'abbaye  elle-même  est  peu  de  chose  :  à  l'entrée  de  la  cour,  une  porte 
monumentale;  une  aile  de  bâtiment  du  xii*  siècle,  où  loge  la  famille 
du  meunier  dont  je  suis  l'hôte;  la  salle  du  chapitre,  remarquable 
par  d'élégans  arceaux  et  quelques  traces  de  peintures  murales;  enfin 
deux  ou  trois  cellules,  dont  une  paraît  avoir  servi  de  lieu  de  correc- 
tion, si  j'en  juge  par  la  solidité  de  la  porte  et  des  verrous.  Le  reste 


LA    PETITE    COMTESSE.  9 

a  été  démoli,  et  se  retrouve  par  fragmens  dans  les  maisonnettes  du 
voisinage.  L'église,  qui  a  presque  les  proportions  d'une  cathédrale, 
est  d'une  belle  conservation  et  d'un  effet  merveilleux.  Le  portail  et 
le  chevet  de  l'abside  ont  seuls  disparu  :  toute  l'architecture  inté- 
rieure, les  voussures,  les  hautes  colonnes,  sont  intactes  et  comme 
faites  d'hier.  Là  il  semble  qu'un  artiste  ait  présidé  à  l'œuvre  de 
destruction  :  un  coup  de  pioche  magistral  a  ouvert  aux  deux  extré- 
mités de  l'église,  à  la  place  du  portail  et  à  la  place  de  l'autel,  deux 
baies  gigantesques,  de  sorte  que  le  regard,  du  seuil  de  l'édifice, 
plonge  dans  la  forêt  comme  à  travers  un  profond  arc  triomphal.  Dans 
ce  lieu  solitaire,  cela  est  inattendu  et  solennel.  J'en  fus  ravi. 

—  Monsieur,  dis-je  au  meunier,  qui,  depuis  mon  arrivée,  obser- 
vait de  loin  chacun  de  mes  pas  avec  cette  méfiance  féroce  qui  semble 
particulière  au  pays,  je  suis  chargé  d'étudier  et  de  dessiner  ces 
ruines.  Ce  travail  me  demandera  plusieurs  jours  :  ne  pourriez-vous 
m'épargner  une  course  quotidienne  du  bourg  à  l'abbaye,  en  me 
logeant  chez  vous  tant  bien  que  mal,  pendant  une  semaine  ou  deux? 

Le  meunier,  Normand  de  racé,  m'examina  des  pieds  à  la  tête  sans 
me  répondre,  en  homme  qui  sait  que  le  silence  est  d'or  :  il  me  toisa, 
me  jaugea,  me  pesa,  et  finalement,  desserrant  ses  lèvres  enfarinées, 
il  appela  sa  femme.  La  meunière  apparut  alors  sur  le  seuil  de  la 
salle  du  chapitre,  convertie  en  étable  à  veaux,  et  je  dus  lui  renou- 
veler ma  demande.  Elle  m'examina  à  son  tour,  mais  moins  longue- 
ment que  son  mari,  et  avec  le  flair  supérieur  de  son  sexe.  Sa  con- 
clusion fut,  comme  j'avais  droit  de  m'y  attendre,  celle  du  prœses 
dans  le  Malade  :  —  Dignus  est  intrare.  Le  meunier,  qui  vit  la  tour- 
nure que  prenaient  les  choses,  souleva  son  bonnet  et  me  régala  d'un 
sourire.  Ces  braves  gens  du  reste,  une  fois  la  glace  rompue,  s'ingé- 
nièrent à  me  dédommager,  par  mille  attentions  empressées,  de  la 
prudence  de  leur  accueil.  Ils  voulaient  m'abandonner  leur  propre 
chanbre,  ornée  des  Aventures  de  Télémaque,  à  laquelle  je  préférai 
—  comme  eût  fait  Mentor,  —  une  cellule  d'une  austère  nudité,  dont 
la  fenêtre  à  petits  carreaux  losanges  s'ouvre  sur  le  portail  ruiné  de 
l'église  et  sur  l'horizon  de  la  forêt. 

Plus  jeune  de  quelques  années,  j'aurais  joui  très  vivement  de  cette 
poétique  installation,  mais  je  grisonne,  ami  Paul,  ou  du  moins  j'en  ai 
peur,  bien  que  j'essaie  encore  d'attribuer  à  de  simples  jeux  de  lumière 
les  tons  douteux  dont  ma  barbe  s'émaille  au  soleil  du  midi.  Toute- 
fois, si  ma  rêverie  a  changé  d'objet,  elle  dure  encore  et  me  charme 
toujours.  Mon  sentiment  poétique  s'est  modifié,  et  je  crois  qu'il  s'est 
élevé.  L'image  d'une  femme  n'est  plus  l'élément  indispensable  de 
mon  rêve  :  mon  cœur,  plus  calme,  et  qui  s'étudie  à  l'être,  se  retire 
peu  à  peu  du  champ  où  s'exerce  ma  pensée.  Je  ne  puis,  je  l'avoue, 


10  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

trouver  un  plaisir  suffisant  dans  les  pures  et  sèches  méditations  de 
l'intelligence  :  il  faut  que  mon  imagination  parle  d'abord  et  donne  le 
branle  à  mon  cerveau,  il  faut  qu'un  spectacle  me  touche  et  me  pro- 
voque à  penser,  car  je  suis  né  romanesque,  romanesque  je  mourrai, 
et  tout  ce  qu'on  peut  me  demander,  tout  ce  que  je  puis  obtenir  de 
moi,  à  l'âge  où  la  bienséance  commande  déjà  la  gravité,  c'est  de  faire 
des  romans  sans  amour. 

Les  monumens  du  passé  favorisent  cette  disposition  incurable  de 
mon  esprit  :  ils  m'aident  à  ressusciter  les  mœurs,  les  passions,  les 
idées  de  leurs  anciens  habitans ,  et  à  interroger,  sous  les  caractères 
variés  de  chaque  époque,  la  vieille  énigme  de  la  vie.  —  Dans  cette 
cellule  où  je  t'écris,  je  ne  manque  pas  d'évoquer  chaque  wr  des 
robes  de  bure  et  des  visages  macérés  :  un  moine  m'apparaît,  tantôt 
à  genoux  dans  cet  angle  obscur,  sur  cette  dalle  usée,  plongé  dans 
les  heureuses  extases  de  la  foi,  tantôt  accoudé  sur  cette  noire  tablette 
de  chêne,  couvrant  d'auréoles  d'or  le  parchemin  des  missels,  perpé- 
tuant les  œuvres  du  génie  antique,  ou  poursuivant  sa  science,  qui 
l'effraie,  jusqu'aux  limites  de  la  magie.  Un  autre  fantôme,  debout 
près  de  l'étroite  fenêtre,  attache  son  regard  humide  sur  la  profon- 
deur de  ces  bois,  qui  lui  rappellent  les  chasses  chevaleresques  et  les 
palefrois  des  châtelaines.  —  Tu  en  diras  ce  qu'il  te  plaira,  j'aime  les 
moines,  non  pas  les  moines  de  la  décadence,  les  moines  fainéans, 
pansus  et  verts  gaillards,  qui  firent  la  joie  de  nos  pères,  et  qui  ne 
font  pas  la  mienne.  J'aime  et  je  vénère  cette  ancienne  société  mo- 
nastique, telle  que  je  me  la  figure,  recrutée  parmi  les  races  mal- 
heureuses et  vaincues,  conservant  seule,  au  milieu  d'un  monde 
barbare,  le  sentiment  et  le  goût  des  jouissances  de  l'esprit,  ouvrant 
un  refuge,  et  le  seul  refuge  possible  dans  une  telle  époque,  à  toute 
intelligence  qui  laissait  vpir,  fût-ce  sous  le  sayon  de  l'esclave,  quel- 
aue  étincelle  de  génie.  Combien  de  poètes,  de  savans,  d'artistes, 
d'inventeurs  anonymes  ont  dû  bénir,  pendant  dix  siècles,  ce  droit 
d'asile  respecté  qui  les  avait  arrachés  aux  misères  poignantes  et  à 
la  vie  bestiale  de  la  glèbe  !  L'abbaye  aimait  à  découvrir  ces  pauvres 
penseurs  plébéiens  et  à  seconder  le  développement  de  leurs  apti- 
tudes diverses  :  elle  leur  assurait  le  pain  de  chaque  jour  et  le  doux 
bienfait  du  loisir,  elle  s'honorait  et  se  parait  de  leurs  talens.  Quoique 
leur  cercle  fût  étroit,  ils  y  exerçaient  du  moins  librement  les  facultés 
qu'ils  tenaient  de  Dieu  :  ils  vivaient  heureux,  quoiqu'ils  dussent 
mourir  ignorés. 

Que  plus  tard  le  cloître  se  soit  écarté  de  ces  nobles  et  sévères  tra- 
ditions, qu'il  ait  dégénéré  de  chute  en  chute  jusqu'aux  frères  Fre- 
dons  et  jusqu'au  directeur  spirituel  de  Panurge,  cela  est  possible  : 
il  a  dû  subir  le  destin  commun  à  toutes  les  institutions  qui  ont  fait 


LA    PETITE    COMTESSE.  11 

leur  temps,  et  qui  survivent  à  leur  œuvre  accomplie.  Toutefois  il  se 
peut  bien  que  l'esprit  gaulois  de  la  bourgeoisie  émancipée,  auquel 
vint  s'ajouter  bientôt  l'esprit  de  la  réforme,  ait  dessiné  dans  nos 
vieilles  abbayes  plus  de  caricatures  que  de  portraits.  Quoi  qu'il  en 
soit,  même  en  lisant  Rabelais  avec  le  respect  qui  convient,  aucun 
homme  doué  de  pensée  ne  saurait  oublier  que,  durant  cette  triste 
nuit  du  moyen  âge,  le  dernier  rayon  de  la  pure  vie  intellectuelle 
éclaire  le  front  pâle  du  moine. 

Jusqu'à  présent  l'ennui  m'a  épargné  dans  ma  solitude.  T'avoue- 
rai-je  même  que  j'y  éprouve  un  contentement  singulier?  11  me  semble 
que  je  suis  à  mille  lieues  des  choses  d'ici-bas,  et  qu'il  y  a  une  sorte 
de  trêve  et  de  temps  d'arrêt  dans  la  misérable  routine  de  mon  exis- 
tence, à  la  fois  tourmentée  et  banale.  Je  savoure  ma  complète  indé- 
pendance avec  l'allégresse  naïve  d'un  Robinson  de  douze  ans.  Je 
dessine  quand  il  me  plait  :  le  reste  du  temps  je  me  promène  çà  et 
là  à  l'aventure,  en  ayant  grand  soin  de  ne  jamais  franchir  les  bornes 
du  vallon  sacré.  Je  m'asseois  sur  le  parapet  du  pont,  et  je  regarde 
couler  l'eau;  je  vais  à  la  découverte  dans  les  ruines;  je  m'enfonce 
dans  les  souterrains  :  j'escalade  les  degrés  rompus  du  beffroi;  je  ne 
puis  les  redescendre,  et  je  demeure  à  cheval  sur  une  gargouille,  fai- 
sant une  assez  sotte  figure,  jusqu'à  ce  que  le  meunier  m'apporte  une 
échelle.  Je  m'égare  la  nuit  dans  ]a  forêt,  et  je  vois  passer  les  che- 
vreuils au  clair  de  lune.  Que  veux-tu?  Tout  cela  me  berce  agréable- 
ment, et  me  produit  l'impression  d'un  rêve  d'enfant,  que  je  fais  dans 
l'âge  mûr. 

Ta  lettre,  datée  de  Cologne,  et  qu'on  m'a  renvoyée  ici  suivant 
mes  instructions,  a  seule  troublé  ma  béatitude.  Je  me  console  diffi- 
cilement d'avoir  quitté  Paris  presque  à  la  veilie  de  ton  retour.  Que 
le  ciel  confonde  tes  caprices  et  ton  indécision  !  Tout  ce  que  je  puis 
faire  maintenant,  c'est  de  hâter  mon  travail;  mais  où  trouver  les 
documens  historiques  qui  me  manquent?  Je  tiens  sérieusement  à 
sauver  ces  ruines.  Il  y  a  là  un  paysage  rare,  un  tableau  de  prix,  qu'on 
ne  peut  laisser  périr  sans  vandalisme. 

Et  puis  j'aime  les  moines,  te  dis-je.  Je  veux  rendre  à  leurs  ombres 
cet  hommage  de  sympathie.  Oui,  si  j'avais  vécu  il  y  a  quelque  mille 
ans,  j'aurais  certainement  cherché  parmi  eux  le  repos  du  cloître 
en  attendant  la  paix  du  ciel.  Quelle  existence  m'eût  mieux  convenu? 
Sans  souci  de  ce  monde  et  assuré  de  l'autre,  sans  troubles  du  cœur 
ni  de  l'esprit,  j'aurais  écrit  paisiblement  de  douces  légendes  auxquelles 
j'eusse  été  crédule,  j'aurais  déchiffré  curieusement  des  manuscrits 
inconnus  et  découvert  en  pleurant  de  joie  l'Iliade  ou  l'Enéide;  j'aurais 
dessiné  des  rêves  de  cathédrales,  chauffé  des  alambics,  —  et  peut- 
être  inventé  la  poudre  :  ce  n'est  pas  ce  que  j'aurais  fait  de  mieux. 

Allons,  il  est  minuit  :  frère,  il  faut  dormir. 


45  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Posl-scriplum.  Il  y  a  des  spectres!  —  Je  fermais  cette  lettre,  mon 
ami,  au  milieu  d'un  silence  solennel,  quand  soudain  mon  oreille  s'est 
emplie  de  bruits  mystérieux  et  confus  qui  paraissaient  venir  du 
dehors,  et  où  j'ai  cru  distinguer  le  sourd  murmure  d'une  foule.  Je 
me  suis  approché  fort  surpris  de  la  fenêtre  de  ma  cellule,  et  je  ne 
saurais  trop  te  dire  la  nature  précise  de  l'émotion  que  j'ai  ressentie 
en  apercevant  les  ruines  de  l'église  éclairées  d'une  lumière  resplen- 
dissante :  le  vaste  portail  et  les  ogives  béantes  jetaient  des  flots  de 
clarté  jusque  sur  les  bois  lointains.  Ce  n'était  point,  ce  ne  pouvait 
être  un  incendie.  J'entrevoyais  d'ailleurs,  à  travers  les  trèfles  de 
pierre,  des  ombres  de  taille  surhumaine  qui  passaient  dans  la  nef, 
paraissant  exécuter  avec  une  sorte  de  rhythme  quelque  cérémonie 
bizarre.  —  J'ai  brusquement  ouvert  ma  fenêtre  :  au  même  instant, 
de  bruyantes  fanfares  ont  éclaté  dans  la  ruine,  et  ont  fait  retentir 
tous  les  échos  de  la  vallée;  après  quoi  j'ai  vu  sortir  de  l'église  une 
double  fde  de  cavaliers  armés  de  torches  et  sonnant  du  cor,  quel- 
ques-uns vêtus  de  rouge,  d'autres  drapés  de  noir  et  la  tête  couverte 
de  panaches.  Cette  étrange  procession  a  suivi,  toujours  dans  le  même 
ordre,  avec  le  même  éclat  et  les  mêmes  fanfares,  le  chemin  ombragé 
qui  borde  les  prairies.  Arrivée  sur  le  petit  pont,  elle  a  fait  une  sta- 
tion :  j'ai  vu  les  torches  s'élever,  s'agiter  et  lancer  des  gerbes  d'étin- 
celles; les  cors  ont  fait  entendre  une  cadence  prolongée  et  sauvage; 
puis  soudain  toute  lumière  a  disparu,  tout  bruit  a  cessé,  et  la  vallée 
s'est  ensevelie  de  nouveau  dans  les  ténèbres  et  dans  le  silence  pro- 
fond de  minuit.  Voilà  ce  que  j'ai  vu  et  entendu.  Toi  qui  arrives  d'Al- 
lemagne, as-tu  rencontré  le  Chasseur  Noir?  Non?  Pends-toi  donc! 

II. 

16  septembre. 

L'ancienne  forêt  de  l'abbaye  appartient  à  un  riche  propriétaire  du 
pays,  le  marquis  de  Malouet,  descendant  de  Nemrod,  et  dont  le 
château  paraît  être  le  centre  social  du  pays.  Il  y  a  presque  chaque 
jour  en  cette  saison  grande  chasse  dans  la  forêt  :  hier  la  fête  s'acheva 
par  un  souper  sur  l'herbe  suivi  d'un  retour  aux  flambeaux.  J'aurais 
volontiers  étranglé  l'honnête  meunier  qui  m'a  donné  à  mon  réveil 
cette  explication  en  langiîe  vulgaire  de  ma  ballade  de  minuit. 

Voilà  donc  le  monde  qui  envahit  avec  toutes  ses  pompes  ma  chère 
solitude.  Je  le  maudis,  Paul,  dans  toute  l'amertume  de  mon  cœur. 
Je  lui  ai  dû  hier  soir,  à  la  vérité,  une  apparition  fantastique  qui  m'a 
charmé;  mais  je  lui  dois  aujourd'hui  une  aventure  ridicule,  dont  je 
suis  seul  à  ne  point  rire,  car  j'en  suis  le  héros. 

J'étais  ce  matin  mal  disposé  au  travail;  j'ai  dessiné  toutefois  jus- 
qu'à midi,  mais  il  m'a  fallu  y  renoncer  :  j'avais  la  tête  lourde,  l'hu- 
meur maussade,  je  sentais  vaguement  dans  l'air  quelque  chose  de 


LA.   PETITE   COMTESSE.  13 

fatal.  Je  suis  rentré  un  instant  au  moulin  pour  y  déposer  mon  atti- 
rail; j'ai  chicané  la  meunière  consternée  au  sujet  de  je  ne  sais  quel 
brouet  cruellement  indigène  qu'elle  m'avait  servi  à  déjeuner;  j'ai 
rudoyé  les  deux  enfans  de  cette  bonne  femme  qui  touchaient  à  mes 
crayons;  enfin  j'ai  donné  au  chien  du  logis  un  coup  de  pied  accom- 
pagné de  la  célèbre  formule  :  juge,  si  tu  m'avais  fait  quelque  chose  ! 

Assez  peu  satisfait  de  moi-même,  comme  tu  le  penses,  après  ces 
trois  petites  lâchetés,  je  me  suis  dirigé  vers  la  forêt  pour  m'y  déro- 
ber autant  que  possible  à  la  lumière  du  jour.  Je  me  suis  promené 
])rès  d'une  heure  sans  pouvoir  secouer  la  mélancolie  prophétique 
qui  m'obsédait.  Avisant  enfin,  au  bord  d'une  des  avenues  qui  tra- 
versent la  forêt,  et  sous  l'ombrage  des  hêtres,  un  épais  lit  de  mousse, 
je  m'y  suis  étendu  avec  mes  remords,  et  je  n'ai  pas  tardé  à  m'y 
endormir  d'un  profond  sommeil.  —  Dieu!  que  n'était-ce  celui  de 
la  mort! 

Je  ne  sais  depuis  combien  de  temps  je  dormais,  quand  j'ai  été 
réveillé  tout  à  coup  par  un  certain  ébranlement  du  sol  dans  mon 
voisinage  immédiat  :  je  me  suis  levé  brusquement,  et  j'ai  vu  à 
quatre  pas  de  moi,  dans  l'avenue,  une  jeune  femme  à  cheval.  Mon 
apparition  subite  a  un  peu  effrayé  le  cheval,  qui  a  fait  un  écart.  La 
jeune  femme,  qui  ne  m'avait  pas  encore  aperçu,  le  ramenait  en  lui 
parlant.  Elle  m'a  paru  jolie,  mince,  élégante.  J'ai  entrevu  rapide- 
ment des  cheveux  blonds,  des  sourcils  d'une  nuance  plus  foncée, 
un  œil  vif,  un  air  de  hardiesse,  et  un  feutre  à  panache  bleu  campé 
sur  l'oreille  avec  trop  de  crânerie.  —  Pour  l'intelligence  de  ce  qui 
va  suivre,  il  faut  que  tu  saches  que  j'étais  vêtu  d'une  blouse  de  tou- 
riste maculée  d'ocre  rouge;  de  plus,  je  devais  avoir  cet  œil  hagard 
et  cette  mine  effarée  qui  donnent  à  celui  qu'on  éveille  en  sursaut 
une  physionomie  à  la  fois  comique  et  alarmante.  Joins  à  tout  cela 
une  chevelure  en  désordre,  une  barbe  semée  de  feuilles  mortes,  et 
tu  n'auras  aucune  peine  à  t' expliquer  la  terreur  qui  a  subitement 
bouleversé  la  jeune  chasseresse  au  premier  regard  qu'elle  a  jeté  sua- 
moi  :  —  elle  a  poussé  un  faible  cri,  et,  tournant  bride  aussitôt,  elle 
s'est  sauvée  au  galop  de  bataille. 

Il  m'était  impossible  de  me  méprendre  sur  la  nature  de  l'impres- 
sion que  je  venais  de  produire  :  elle  n'avait  rien  de  flatteur.  Toute- 
fois j'ai  trente-cinq  ans,  et  il  ne  suffit  plus.  Dieu  merci,  du  coup 
d'œil  plus  ou  moins  bienveillant  d'une  femme  pour  troubler  la  séré- 
nité de  mon  âme.  J'ai  suivi  d'un  regard  souriant  la  fuyante  amazone; 
à  l'extrémité  de  l'allée  dans  laquelle  je  venais  de  ne  point  faire  sa 
conquête,  elle  a  tourné  bru-quement  à  gauche,  s'engageant  dans 
une  avenue  parallèle.  Je  n'ai  eu  qu'à  traverser  le  fourré  voisin  pour 
la  voir  rejoindre  une  cavalcade  composée  de  dix  ou  douze  personnes, 


lll       '  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

qui  semblaient  l'attendre,  et  auxquelles  elle  criait  de  loin,  d'une 
voix  entrecoupée  :  —  Messieurs  !  messieurs  !  un  sauvage  !  il  y  a  un 
sauvage  dans  la  forêt  ! 

Intéressé  par  ce  début,  je  m'installe  commodément  derrière  un 
épais  buisson,  l'œil  et  l'oreille  également  attentifs.  On  entoure  la 
jeune  femme;  on  suppose  d'abord  qu'elle  plaisante,  mais  son  émo- 
tion est  trop  sérieuse  pour  n'avoir  point  d'objet.  Elle  a  vu,  elle  a 
bien  clairement  vu ,  non  pas  précisément  un  sauvage  si  on  veut, 
mais  un  homme  déguenillé  dont  la  blouse  en  lambeaux  semblait 
couverte  de  sang,  dont  le  visage,  les  mains  et  toute  la  personne 
étaient  d'une  saleté  repoussante,  la  barbe  effroyable,  les  yeux  à 
moitié  sortis  de  leurs  orbites;  bref,  un  individu  près  duquel  le  plus 
atroce  brigand  de  Salvator  n'est  qu'un  berger  de  Watteau.  Jamais 
amour-propre  d'homme  ne  fut  à  pareille  fête.  Cette  charmante  per- 
sonne ajoutait  que  je  l'avais  menacée,  et  que  je  m'étais  jeté,  comme 
le  spectre  de  la  forêt  du  Mans,  à  la  tête  de  son  cheval.  —  A  ce  récit 
merveilleux  répond  un  cri  général  et  enthousiaste  :  —  Donnons-lui 
la  chasse  !  cernons-le  !  traquons-le  !  hop  !  hourrah  !  —  et  là-dessus 
toute  la  cavalerie  s'ébranle  au  galop  sous  la  direction  de  l'aimable 
conteuse. 

Je  n'avais,  suivant  toute  apparence,  qu'à  demeurer  tranquille- 
ment blotti  dans  ma  cachette  pour  dépister  les  chasseurs,  qui  m' al- 
laient chercher  dans  l'avenue  où  j'avais  rencontré  l'amazone.  Mal- 
heureusement j'eus  la  pensée,  pour  plus  de  sûreté,  de  gagner  le 
fourré  qui  se  présentait  en  face  de  moi.  Gomme  je  traversais  le  car- 
refour avec  précaution,  un  cri  de  joie  sauvage  m'apprend  que  je  suis 
aperçu;  en  même  temps  je  vois  l'escadron  tourner  bride  et  revenir 
sur  moi  comme  un  torrent.  Un  seul  parti  raisonnable  me  restait  à 
prendre,  c'était  de  m' arrêter,  d'affecter  l'étonnement  d'un  honnête 
promeneur  qu'on  dérange,  et  de  déconcerter  mes  assaillans  par  une 
attitude  à  la  fois  digne  et  simple;  mais  saisi  d'une  sotte  honte,  qu'il 
est  plus  facile  de  concevoir  que  d'expliquer,  convaincu  d'ailleurs 
qu'un  effort  vigoureux  allait  suffire  pour  me  délivrer  de  cette  pour- 
suite importune  et  pour  m' épargner  l'embarras  d'une  explication,  je 
commets  la  faute  à  jamais  déplorable  de  hâter  le  pas,  ou  plutôt, 
pour  être  franc,  de  me  sauver  à  toutes  jambes.  Je  traverse  le  che- 
min comme  un  lièvre,  et  je  m'enfonce  dans  le  fourré,  salué  au  pas- 
sage d'une  salve  de  joyeuses  clameurs.  Dès  cet  instant,  mon  destin 
était  accompli;  toute  explication  honorable  me  devenait  impossible; 
j'avais  ostensiblement  accepté  la  lutte  avec  ses  chances  les  plus 
extrêmes. 

Cependant  je  possédais  encore  une  certaine  dose  de  sang-froid,  et 
tout  en  fendant  les  broussailles  avec  fureur,  je  me  berçais  de  re- 


LA   PETITE   COMTESSE.  15 

llexions  rassurantes.  Une  fois  séparé  de  mes  persécuteurs  par  l'épais- 
seur d'un  fourré  inaccessible  à  la  cavalerie,  je  saurais  gagner  assez 
d'avance  pour  me  rire  de  leurs  vaines  recherches.  —  Cette  dernière 
illusion  s'est  évanouie  lorsque,  arrivé  à  la  limite  du  couvert,  j'ai  re- 
connu que  la  troupe  maudite  s'était  divisée  en  deux  bandes,  qui 
m'attendaient  l'une  et  l'autre  au  débuché.  A  ma  vue,  il  s'est  élevé 
une  nouvelle  tempête  de  cris  et  de  rires,  et  les  trompes  de  chasse 
ont  retenti  de  toutes  parts.  J'ai  eu  le  vertige;  la  forêt  a  tourbillonné 
autour  de  moi;  je  me  suis  jeté  dans  le  premier  sentier  qui  s'est  offert  à 
mes  yeux,  et  ma  fuite  a  pris  le  caractère  d'une  déroute  désespérée. 

La  légion  implacable  des  chasseurs  et  des  chasseresses  n'a  pas 
manqué  de  s'élancer  sur  mes  traces  avec  un  redoublement  d'ardeur 
et  de  stupide  gaieté.  Je  distinguais  toujours  à  leur  tête  la  jeune 
femme  au  panache  bleu,  qui  se  faisait  remarquer  par  un  acharne- 
ment particulier,  et  que  je  vouais  de  bon  cœur  aux  accidens  les  plus 
sérieux  de  l'équitation.  C'était  elle  qui  encourageait  ses  odieux  com- 
phces,  quand  j'étais  parvenu  un  instant  à  leur  dérober  ma  piste;  elle 
me  découvrait  avec  une  clairvoyance  infernale,  me  montrait  du  bout 
de  sa  cravache,  et  poussait  un  éclat  de  rire  barbare  quand  elle  me 
voyait  reprendre  ma  course  à  travers  les  halliers,  soufflant,  hale- 
tant, éperdu,  absurde.  J'ai  couru  ainsi  pendant  un  temps  que  je  ne 
saurais  apprécier,  accomplissant  des  prouesses  de  gymnastique 
inouies,  perçant  les  taillis  épineux,  m'embourbant  dans  les  fon- 
drières, sautant  les  fossés,  rebondissant  sur  mes  jarrets  avec  l'élas- 
ticité d'un  tigre,  galopant  à  la  diable,  sans  raison,  sans  but,  et  sans 
autre  espérance  que  de  voir  la  terre  s'entr'ouvrir  sous  mes  pas. 

Enfin,  et  par  un  simple  effet  du  hasard,  car  depuis  longtemps 
j'avais  perdu  toutes  notions  topographiques,  j'ai  aperçu  les  ruines 
devant  moi;  j'ai  franchi  par  un  dernier  élan  l'espace  libre  qui  les 
sépare  de  la  forêt,  j'ai  traversé  l'église  comme  un  excommunié,  et 
je  suis  arrivé  tout  flambant  devant  la  porte  du  moulin.  Le  meunier 
et  sa  femme  étaient  sur  le  seuil,  attirés  par  le  bruit  de  la  cavalcade, 
qui  me  suivait  de  près;  ils  m'ont  regardé  avec  une  expression  de 
stupeur;  j'ai  vainement  cherché  quelques  paroles  d'explication  à 
leur  jeter  en  passant,  et  après  d'incroyables  efforts  d'intelhgence, 

je  n'ai  pu  que  leur  murnnn*er  niaisement  :  Si  on  me  demande 

dites  que  je  n'y  suis  pas!...  Puis  j'ai  gravi  d'un  saut  l'escaher  de 
ma  cellule,  et  je  suis  venu  tomber  sur  mon  lit  dans  un  état  de  com- 
plet épuisement. 

Cependant,  Paul,  la  chasse  se  précipitait  tumultueusement  dans 
la  cour  de  l'abbaye;  j'entendais  le  piétinement  des  chevaux,  la  voix 
des  cavaliers,  et  même  le  son  de  leurs  bottes  sur  les  dalles  du  seuil, 
ce  qui  me  prouvait  qu'une  partie  d'entre  eux  avait  mis  pied  à  terre 


16  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

et  me  menaçait  d'un  dernier  assaut  :  je  me  suis  relevé  avec  un  mou- 
vement de  rage  et  j'ai  regardé  mes  pistolets.  Heureusement,  après 
quelques  minutes  de  conversation  avec  le  meunier,  les  chasseurs  se 
sont  retirés,  non  sans  me  laisser  clairement  entendre  que,  s'ils 
avaient  pris  meilleure  opinion  de  ma  moralité,  ils  emportaient  une 
idée  fort  réjouissante  de  l'originalité  de  mon  caractère. 

Tel  est,  mon  ami,  l'historique  fidèle  de  cette  journée  malheureuse, 
où  je  me  suis  couvert  franchement,  et  des  pieds  à  la  tête,  d'une  es- 
pèce d'illustration  à  laquelle  tout  Français  préférera  celle  du  crime. 
J'ai  à  cette  heure  la  satisfaction  de  savoir  que  je  suis,  dans  un  châ- 
teau voisin,  au  milieu  d'une  société  de  brillans  cavaliers  et  de  belles 
jeunes  femmes,  un  texte  de  plaisanteries  inépuisable.  Je  sens  de  plus, 
depuis  mon  mouvement  de  flanc  (comme  on  a  coutume  d'appeler  h 
la  guerre  les  retraites  précipitées) ,  que  j'ai  perdu  à  mes  propres  yeux 
quelque  chose  de  ma  dignité,  et  je  ne  puis  me  dissimuler  en  outre 
que  je  suis  loin  de  jouir  auprès  de  mes  hôtes  rustiques  de  la  même 
considération. 

En  présence  d'une  situation  si  gravement  compromise,  j'ai  dû  tenir 
conseil  :  après  une  courte  délibération,  j'ai  rejeté  bien  loin,  comme 
puéril  et  pusillanime,  le  projet  que  me  suggérait  mon  amour- 
propre  aux  abois,  celui  de  quitter  ma  résidence,  et  même  d'aban- 
donner le  pays.  J'ai  pris  le  parti  de  poursuivre  philosophiquement 
le  cours  de  mes  travaux  et  de  mes  plaisirs,  de  montrer  une  âme  su- 
périeure aux  circonstances,  et  de  donner  enfin  aux  amazones,  aux 
centaures  et  aux  meuniers  le  beau  spectacle  du  sage  dans  l'ad- 
versité. 

III. 

20  septembre. 

Je  reçois  ta  lettre.  Tu  es  de  la  vraie  race  des  amis  du  Monomo- 
tapa.  Mais  quel  enfantillage  !  Voilà  la  cause  de  ton  brusque  retour  ! 
Un  rien,  un  méchant  cauchemar,  qui,  deux  nuits  de  suite,  te  fait  en- 
tendre ma  voix  t' appelant  à  mon  secours.  Ah!  fruits  amers  de  la 
détestable  cuisine  allemande!  — \raiment,  Paul,  tu  es  bête.  Tu  me 
dis  pourtant  des  choses  qui  me  touchent  jusqu'aux  larmes.  Je  ne 
saurais  te  répondre  à  mon  gré.  J'ai  le  cœur  tendre  et  le  verbe  sec. 
Je  n'ai  jamais  pu  dire  à  personne  :  Je  vous  aime.  Il  y  a  un  démon 
jaloux  qui  altère  sur  mes  lèvres  toute  parole  de  tendresse,  et  lui 
donne  une  inflexion  d'ironie.  —  Mais,  Dieu  merci,  tu  me  connais. 

Il  paraît  que  je  te  fais  rire  quand  tu  me  fais  pleurer?  Allons,  tant 
mieux.  Oui,  ma  noble  aventure  de  la  forêt  a  une  suite,  et  une  suite 
dont  je  me  passerais  bien.  Tous  les  malheurs  dont  tu  me  sentais  me- 
nacé sont  arrivés  :  sois  donc  tranquille. 


LA   PETITE   COMTESSE.  17 

Le  lendemain  de  ce  jour  néfaste,  je  débutai  par  reconquérir  l'es- 
time de  mes  hôtes  du  moulin,  en  leur  racontant  de  bonne  grâce 
les  plus  piquans  épisodes  de  ma  course.  Je  les  vis  s'épanouir  à  ce 
récit;  la  femme,  en  particulier,  se  pâmait  avec  des  convulsions 
atroces  et  des  ouvertures  de  mâchoire  formidables.  Je  n'ai  rien  vu 
de  si  hideux  en  ma  vie  que  cette  grosse  joie  de  vachère. 

En  témoignage  d'un  retour  de  sympathie  complet,  le  meunier  me 
demanda  si  j'étais  chasseur,  ôta  du  croc  de  sa  cheminée  un  long 
tube  rouillé  qui  me  fit  penser  à  la  carabine  de  Bas-de-Cuir,  et  me  le 
mit  entre  les  mains  en  me  vantant  les  qualités  meurtrières  de  cet 
instrument.  J'acceptai  sa  politesse  avec  une  apparence  de  vive  satis- 
faction, n'ayant  jamais  eu  le  cœur  de  détromper  les  gens  qui  croient 
m' être  agréables,  et  je  me  dirigeai  vers  les  bois-taillis  qui  couvrent 
les  collines,  portant  comme  une  lance  cette  arme  vénérable,  qui  me 
paraissait  en  effet  des  plus  dangereuses.  J'allai  m' asseoir  dans  les 
bruyères  et  je  déposai  le  long  fusil  près  de  moi,  puis  je  m'amusai  à 
écarter  à  coups  de  pierre  les  jeunes  lapins  qui  venaient  jouer  impru- 
demment dans  le  voisinage  d'une  machine  de  guerre  dont  je  ne  pou- 
vais répondre.  Grâce  à  ces  précautions,  pendant  plus  d'une  heure 
que  dura  ma  chasse,  il  n'arriva  d'accident  ni  au  gibier  ni  à  moi. 

A  te  dire  vrai,  j'étais  bien  aise  de  laisser  passer  le  moment  oii  les 
chasseurs  du  château  avaient  coutume  de  se  mettre  en  campagne, 
ne  me  souciant  pas,  par  un  reste  de  vaine  gloire,  de  me  trouver  sur 
leur  passage  ce  jour-là.  Vers  deux  heures  de  l'après-midi,  je  quittai 
mon  lit  de  menthe^et  de  serpolet,  convaincu  que  je  n'avais  à  redou- 
ter désormais  aucune  rencontre  importune.  Je  remis  la  canardière 
au  meunier,  qui  sembla  un  peu  étonné,  peut-être  de  me  revoir  les 
mains  vides,  et  plus  probablement  de  me  revoir  en  vie.  J'allai  m'in- 
staller  en  face  du  portail,  et  j'entrepris  d'achever  une  vue  générale 
de  la  ruine,  aquarelle  magnifique  qui  doit  enlever  les  suiïrages  du 
ministre. 

J'étais  profondément  absorbé  dans  mon  travail ,  quand  je  crus 
tout  à  coup  entendre  plus  distinctement  qu'à  l'ordinaire  ce  bruit  de 
cavalerie  qui,  depuis  ma  mésaventure,  chagrinait  sans  cesse  mes 
oreilles.  Je  me  retournai  avec  vivacité,  et  j'aperçus  l'ennemi  à  deux 
cents  pas  de  moi.  Il  était  cette  fois  en  tenue  de  ville,  paraissant 
équipé  pour  une  simple  promenade;  il  avait  fait  depuis  la  veille 
quelques  recrues  des  deux  sexes,  et  offrait  véritablement  une  masse 
imposante.  Quoique  préparé  de  longue  main  à  cette  occurrence,  je 
ne  pus  me  défendre  d'un  certain  malaise,  et  je  pestai  fort  contre  ces 
désœuvrés  infatigables.  Toutefois  je  n'eus  pas  même  la  pensée  de 
faire  retraite;  j'avais  perdu  le  goût  de  la  fuite  pour  le  reste  de  mes 
jours. 

TOME  I.  2 


18  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

A  mesure  que  la  cavalcade  approchait,  j'entendais  des  rires  étouf- 
fés et  des  chuchottemens  dont  le  secret  ne  m'échappait  point  :  je  dois 
t' avouer  qu'un  grain  de  colère  commençait  à  fermenter  dans  mon 
cœur,  et  tout  en  continuant  ma  besogne  avec  l'apparence  du  plus  vif 
intérêt  et  des  poses  de  tête  admiratives  devant  mon  aquarelle,  je 
prêtais  à  la  scène  qui  se  passait  derrière  moi  une  attention  sombre 
et  vigilante.  Au  surplus  l'intention  définitive  des  promeneurs  parut 
être  de  ménager  mon  infortune  :  au  lieu  de  suivre  le  sentier  au  bord 
duquel  j'étais  établi,  et  qui  était  le  chemin  le  plus  court  pour  gagner 
les  ruines,  ils  s'écartèrent  un  peu  sur  la  droite  et  défilèrent  en  si- 
lence. Un  seul  d'entre  eux,  quittant  le  groupe  principal,  fit  brus- 
quement une  pointe  de  côté,  et  vint  s'arrêter  à  dix  pas  de  mon  ate- 
lier :  quoique  j'eusse  le  front  penché  sur  mon  dessin,  je  sentis,  par 
cette  étrange  intuition  que  chacun  connaît,  un  regard  humain  se 
fixer  sur  moi.  Je  levai  les  yeux  d'un  air  d'indifférence,  les  rebaissant 
presque  aussitôt  :  ce  rapide  mouvement  m'avait  suffi  pour  recon- 
naître dans  cet  observateur  indiscret  la  jeune  dame  au  panache  bleu, 
cause  première  de  mes  disgrâces.  Elle  était  là,  campée  sur  son  cheval, 
le  menton  en  l'air,  les  yeux  à  demi  clos,  me  considérant  des  pieds  à 
la  tête  avec  une  insolence  admirable.  J'avais  cru  devoir  d'abord, 
par  égard  pour  son  sexe,  m' abandonner  sans  défense  à  son  imperti- 
nente curiosité  ;  mais  au  bout  de  quelques  secondes ,  comme  elle 
continuait  son  manège,  je  perdis  patience,  et,  relevant  la  tête  plus 
franchement,  j'arrêtai  mon  regard  sur  le  sien,  avec  une  gravité  po- 
lie, mais  avec  une  profonde  insistance.  Elle  rougit,  ce  que  voyant, 
je  la  saluai.  Elle  me  fit  de  son  côté  une  légère  inclination,  s'éloigna 
au  galop  de  chasse,  et  disparut  sous  la  voûte  de  la  vieille  église.  — 
Je  demeurai  ainsi  maître  du  champ  de  bataille,  savourant  avec  plaisir 
le  triomphe  de  fascination  que  je  venais  de  remporter  sur  cette  petite 
personne,  qu'il  y  avait  assurément  du  mérite  à  décontenancer. 

La  promenade  dans  la  forêt  dura  vingt  minutes  à  peine,  et  je  vis 
bientôt  la  brillante  fantasia  déboucher  pêle-mêle  hors  du  portail. 
Je  feignis  de  nouveau  une  profonde  abstraction,  mais  cette  fois 
encore  un  cavalier  se  détacha  de  la  compagnie,  et  s'avança  vers 
moi  :  c'était  un  homme  de  grande  taille,  qui  portait  un  habit  bleu 
boutonné  militairement  jusqu'à  la  gorge.  Il  marchait  si  droit  sur 
mon  petit  établissement,  que  je  ne  pus  m'empêcher  de  lui  supposer 
la  résolution  arrêtée  de  passer  par-dessus,  afin  de  faire  rire  les 
dames.  Je  le  surveillais  en  conséquence  d'un  œil  furtif,  mais  alerte, 
lorsque  j'eus  le  soulagement  de  le  voir  s'arrêter  à  deux  pas  de  mon 
tabouret,  et  ôter  son  chapeau  :  «  Monsieur,  me  dit-il  d'une  voix 
franche  et  pleine,  voulez-vous  me  permettre  de  voir  votre  dessin?  » 
Je  lui  rendis  son  salut,  m'inclinai  en  signe  d'acquiescement,  et  pour- 


LA   PETITE    COMTESSE.  19 

suivis  mon  travail.  Après  un  moment  de  silencieuse  contemplation, 
l'inconnu  équestre  laissa  échapper  quelques  épithètes  louangeuses 
qui  semblaient  lui  être  arrachées  par  la  violence  de  ses  impressions; 
puis,  reprenant  l'allocution  directe  :  «  Monsieur,  me  dit-il,  permet- 
tez-moi de  rendre  grâce  à  votre  talent;  nous  lui  devrons,  je  n'en 
puis  douter,  la  conservation  de  ces  ruines,  qui  sont  l'ornement  de 
notre  pays.  »  Je  quittai  aussitôt  ma  réserve,  qui  n'eût  plus  été  qu'une 
bouderie  enfantine,  et  je  répondis,  comme  il  convenait,  que  c'était 
apprécier  avec  beaucoup  d'indulgence  une  ébauche  d'amateur,  que 
j'avais  au  reste  le  plus  vif  désir  de  sauver  ces  belles  ruines,  mais 
que  la  partie  la  plus  sérieuse  de  mon  travail  menaçait  de  demeurer 
très  insignifiante,  faute  de  renseignemens  historiques  que  j'avais 
vainement  cherchés  dans  les  archives  du  chef-lieu. 

—  Parbleu,  monsieur,  reprit  le  cavalier,  vous  me  faites  grand 
plaisir.  J'ai  dans  ma  bibliothèque  une  bonne  partie  des  archives  de 
l'abbaye.  Venez  les  consulter  à  votre  loisir.  Je  vous  en  serai  recon- 
naissant. 

Je  remerciai  avec  embarras.  Je  regrettais  de  n'avoir  pas  su  cela 
plus  tôt.  Je  craignais  d'être  rappelé  à  Paris  par  une  lettre  que  j'at- 
tendais ce  jour  même.  Cependant  je  m'étais  levé  pour  faire  cette 
réponse,  dont  je  m'efforçais  d'atténuer  la  mauvaise  grâce  par  la 
courtoisie  de  mon  attitude.  En  même  temps  je  prenais  une  idée  plus 
nette  de  mon  interlocuteur  :  c'était  un  beau  vieillard  à  large  poi- 
trine, qui  paraissait  porter  très  vertement  une  soixantaine  d'hivers, 
et  dont  les  yeux  bleu  clair  à  fleur  de  tête  exprimaient  la  bienveillance 
la  plus  ouverte. 

—  Allons  !  allons  !  s'écria-t-il,  parlons  franc  !  Il  vous  répugne  de 
vous  mêler  à  cette  bande  d'étourdis  que  voilà  là-bas,  et  que  je  n'ai 
pu  empêcher  hier  de  faire  une  sottise  pour  laquelle  je  vous  présente 
mes  excuses.  Je  me  nomme  le  marquis  de  Malouet,  monsieur.  Au 
surplus,  les  honneurs  de  la  journée  ont  été  pour  vous.  On  voulait 
vous  voir  :  vous  ne  vouliez  pas  être  vu.  Vous  avez  eu  le  dernier  mot. 
Qu'est-ce  que  vous  demandez? 

Je  ne  pus  m' empêcher  de  rire  en  entendant  une  interprétation  si 
favorable  de  ma  triste  équipée. 

— Vous  riez  !  reprit  le  vieux  marquis  :  bravo  !  nous  allons  nous 
comprendre.  Ah  çà,  qu'est-ce  qui  vous  empêche  de  venir  passer 
quelques  jours  chez  moi?  Ma  femme  m'a  chargé  de  vous  inviter: 
elle  a  compris  par  le  menu  tous  vos  ennuis  d'hier...  Elle  a  une  bonté 
d'ange,  ma  femme...  elle  n'est  plus  jeune,  elle  est  toujours  malade, 
c'est  un  souffle,  mais  c'est  un  ange...  Je  vous  logerai  dans  ma  biblio- 
thèque... vous  vivrez  en  ermite,  si  cela  vous  convient...  Mon  Dieu! 
je  vois  votre  affaire,  vous  dis-je  :  mes  étourneaux  vous  font  peur... 


:20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

VOUS  êtes  un  homme  sérieux!  je  connais  ce  caractère-là!...  Eh  bien! 
vous  trouverez  à  qui  parler...  ma  femme  est  pleine  d'esprit...  moi- 
même,  je  n'en  manque  pas...  J'aime  l'exercice...  il  est  nécessaire  à 
ma  santé...  mais  il  ne  faut  pas  me  prendre  pour  une  brute...  Diable! 
pas  du  tout!  je  vous  étonnerai...  Vous  devez  aimer  le  whist,  nous  le 
ferons  ensemble...  vous  devez  aimer  à  bien  vivre,  délicatement, 
j'entends,  comme  il  sied  à  un  homme  de  goût  et  d'intelligence... 
Eh  bien!  puisque  vous  appréciez  la  bonne  chère,  je  suis  votre  homme; 
j'ai  un  cuisinier  excellent. . .  j'en  ai  même  deux  pour  le  quart  d'heure, 
un  qui  part  et  l'autre  qui  arrive...  il  y  a  conjonction...  cela  fait  une 
latte  savante...  un  tournoi  académique...  dont  vous  m'aiderez  à  dé- 
cerner le  prix!...  Allons!  ajouta-t-il  en  riant  lui-même  ingénument 
de  son  bavardage,  voilà  qui  est  dit,  n'est-ce  pas?  je  vous  enlève? 

Heureux,  Paul,  l'homme  qui  sait  dire  :  non!  Seul  il  est  vrai- 
ment maître  de  son  temps,  de  sa  fortune  et  de  son  honneur.  11  faut 
savoir  dire  :  non!  même  à  un  pauvre,  même  à  une  femme,  même  à 
un  vieillard  aimable,  sous  peine  de  livrer  à  l'aventure  sa  charité,  sa 
dignité  et  son  indépendance.  Faute  d'un  non  viril,  que  de  misères, 
que  de  chutes,  que  de  crimes,  depuis  Adam  ! 

Tandis  que  je  pesais  à  part  moi  l'invitation  qui  m'était  adressée, 
ces  réflexions  m'assaillirent  en  foule;  j'en  reconnus  la  profonde  sa- 
gesse, —  et  je  dis  :  oui.  —  Oui  fatal,  par  lequel  je  perdais  mon  pa- 
radis, échangeant  une  retraite  complètement  à  mon  gré,  paisible, 
laborieuse,  romanesque  et  libre,  contre  la  gêne  d'un  séjour  où  la  vie 
mondaine  déploie  toutes  les  fureurs  de  son  insipide  dissipation. 

Je  réclamai  le  temps  nécessaire  pour  préparer  mon  déménage- 
ment, et  M.  de  Malouet  me  quitta,  après  une  chaleureuse  poignée 
de  main,  en  me  déclarant  que  je  lui  plaisais  fort,  et  qu'il  allait  exci- 
ter ses  deux  cuisiniers  à  me  faire  un  accueil  triomphal.  —  Je  vais, 
me  dit-il,  leur  annoncer  un  artiste,  un  poète;  ça  va  leur  monter 
l'imagination. 

Vers  cinq  heures,  deux  domestiques  du  château  vinrent  prendre 
mon  mince  bagage  et  m'avertir  qu'une  voiture  m'attendait  au  haut 
des  collines.  Je  dis  adieu  à  ma  cellule;  je  remerciai  mes  hôtes,  et 
j'embrassai  leurs  marmots,  tout  barbouillés  et  mal  peignés  qu'ils 
étaient.  Ce  petit  monde  sembla  me  voir  partir  avec  regret.  J'éprou- 
vais moi-même  une  tristesse  extraordinaire.  Je  ne  sais  quel  étrange 
sentiment  m'attachait  à  cette  vallée,  mais  je  la  quittai  le  cœur  serré, 
comme  on  quitte  une  patrie. 

A  demain,  Paul,  car  je  n'en  puis  plus.  • 


LA    PETITE    COMTESSE.  21 

IV. 

21  Septembre. 

Le  château  de  Malouet  est  une  construction  massive  et  assez  vul- 
gaire, qui  date  d'une  centaine  d'années.  De  belles  avenues,  une  cour 
d'honneur  d'un  grand  style  et  un  parc  séculaire  lui  prêtent  toutefois 
une  véritable  apparence  seigneuriale.  —  Le  vieux  marquis  vint  me 
recevoir  au  bas  du  perron,  passa  son  bras  sous  le  mien,  et  après 
m'avoir  fait  traverser  une  longue  file  de  corridors,  m'introduisit 
dans  un  vaste  salon,  où  régnait  une  obscurité  presque  complète;  je 
ne  pus  qu'entrevoir  vaguement,  aux  lueurs  intermittentes  du  foyer, 
une  vingtaine  de  personnages  des  deux  sexes,  espacés  çà  et  là  par 
petits  groupes.  Grâce  à  ce  bienheureux  crépuscule,  je  sauvai  mon 
entrée,  qui  de  loin  s'était  présentée  à  mon  imagination  sous  un  jour 
solennel  et  un  peu  alarmant.  Je  n'eus  que  le  temps  de  recevoir  le 
compliment  de  bienvenue  que  ^1"*=  de  Malouet  m'adressa  d'une  voix 
faible,  mais  pénétrante  et  sympathique.  Elle  me  prit  le  bras  presque 
aussitôt  pour  passer  dans  la  salle  à  manger,  ayant  résolu,  à  ce  qu'il 
paraît,  de  ne  refuser  aucune  marque  de  considération  à  un  coureur 
d'une  si  surprenante  agilité. 

Une  fois  à  table  et  en  pleine  lumière,  je  ne  laissai  pas  de  m' aper- 
cevoir que  mes  prouesses  de  la  veille  n'étaient  pas  oubliées,  et  que 
j'étais  le  point  de  mire  de  l'attention  générale;  mais  je  supportai 
bravement  ce  feu  croisé  de  regards  curieux  et  ironiques,  retranché 
d'une  part  derrière  une  montagne  de  fleurs  qui  ornait  le  milieu  de  la 
table,  et  soutenu  de  l'autre  dans  ma  position  défensive  par  la  bien- 
veillance ingénieuse  de  ma  voisine.  — M™^  de  Malouet  est  une  de  ces 
rares  vieilles  femmes  qu'une  force  d'esprit  supérieure  ou  une  grande 
pureté  d'âme  ont  protégées  contre  le  désespoir  à  l'heure  fatale  de  la 
quarantième  année,  et  qui  ont  sauvé  du  naufrage  de  leur  jeunesse 
une  épave  unique,  mais  un  charme  souverain,  celui  de  la  grâce. 
Petite,  frêle,  le  visage  pâli  et  macéré  par  une  souffrance  habituelle, 
elle  justifie  exactement  le  mot  de  son  mari  :   C'est  un  souiïle,  un 
souffle  qui  respire  l'intelligence  et  la  bonté.  Aucune  trace  de  préten- 
tion malséante  à  son  âge,  un  soin  exquis  de  sa  personne  sans  ombre 
de  coquetterie,  un  oubli  complet  de  la  jeunesse  perdue,  une  sorte 
de  pudeur  d'être  vieille,  et  un  désir  touchant,  non  de  plaire,  mais 
d'être  pardonnée,  telle  est  cette  marquise  que  j'adore.  Elle  a  beau- 
coup voyagé,  beaucoup  lu,  et  connaît  bien  son  Paris.  Je  m'égarai 
avec  elle  dans  une  de  ces  causeries  rapides  où  deux  esprits  qui  se 
rencontrent  pour  la  première  fois  aiment  à  faire  connaissance,  allant 
d'un  pôle  à  l'autre,  effleurant  toutes  choses,  controversant  avec  gaieté 
et  concordant  avec  bonheur. 


22  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

M.  de  Malouet  profita  de  l'enlèvement  du  plat  gigantesque  qui 
nous  séparait  pour  s'assurer  de  l'état  de  mes  relations  avec  sa 
femme.  Il  parut  satisfait  de  notre  bonne  intelligence  évidente,  et 
élevant  sa  voix  sonore  et  cordiale  :  —  Monsieur,  me  dit-il,  je  vous 
ai  parlé  de  mes  deux  cuisiniers  rivaux;  voici  le  moment  de  me  prou- 
ver que  vous  méritez  la  réputation  de  haut  discernement  dont  je 
vous  ai  gratifié  auprès  de  ces  deux  virtuoses...  Hélas  !  je  vais  perdre 
le  plus  ancien,  et  sans  contredit  le  plus  savant  de  ces  maîtres,  —  l'il- 
lustre Jean  Rostain.  C'est  lui,  monsieur,  qui,  m'arrivant  de  Paris  il  y 
a  deux  ans,  me  dit  cette  belle  parole  :  un  homme  de  goût,  monsieur 
le  marquis,  ne  peut  plus  habiterParis;  on  y  fait  maintenant  une  cer- 
taine cuisine. . .  romantique,  qui  nous  mènera  loin  !  —  Bref,  monsieur, 
Rostain  est  classique  :  cet  homme  rare  a  une  opinion  !  Eh  bien  !  vous 
venez  de  goûter  successivement  à  deux  plats  d'entremets  dont  la 
crème  forme  la  base  essentielle  :  suivant  moi,  ces  deux  plats  sont 
réussis  l'un  et  l'autre;  mais  l'œuvre  de  Rostain  m'a  paru  d'une  su- 
périorité prononcée...  Ah!  ah!  monsieur,  je  suis  curieux  de  savoir 
si  vous  pourrez  de  vous-même,  et  sur  cette  seule  indication,  assigner 
à  chaque  arbre  son  fruit  et  rendre  à  César  ce  qui  est  à  César...  Ah! 
ah  !  voyons  cela. 

Je  jetai  un  coup  d'œil  à  la  dérobée  sur  les  restes  des  deux  plats 
que  me  signalait  le  marquis,  et  je  n'hésitai  pas  à  qualifier  de  clas- 
sique celui  que  couronnait  un  temple  de  l'Amour,  avec  une  image 
de  ce  dieu  en  pâte  polychrome. 

—  Touché!  s'écria  le  marquis.  Bravo!  Rostain  le  saura,  et  son 
cœur  en  sera  réjoui.  Ah  !  monsieur,  que  n'ai-je  eu  l'honneur  de  vous 
recevoir  chez  moi  quelques  jours  plus  tôt  !  J'aurais  peut-être  gardé 
Rostain,  ou,  pour  mieux  dire,  Rostain  m'eût  peut-être  gardé,  car 
je  ne  puis  vous  cacher,  messieurs  les  chasseurs,  que  vous  n'êtes 
point  dans  les  bonnes  grâces  du  vieux  chef,  et  je  ne  suis  pas  loin 
d'attribuer  son  départ,  de  quelques  prétextes  qu'il  le  colore,  aux 
dégoûts  dont  l'abreuve  votre  indifférence.  Je  crus  lui  être  agréable 
en  lui  annonçant,  il  y  a  quelques  semaines,  que  nos  réunions  de  chasse 
allaient  lui  assurer  un  concours  d'appréciateurs  digne  de  ses  talens. 
—  Monsieur  le  marquis  m'excusera,  me  répondit  Rostain  avec  un 
sourire  mélancolique,  si  je  ne  partage  point  ses  illusions  :  en  premier 
lieu,  un  chasseur  dévore  et  ne  mange  point;  il  apporte  à  table  un 
estomac  de  naufragé,  iratiim  ventrem,  comme  dit  Horace,  et  en- 
gloutit sans  choix  et  sans  réflexion,  gulœparens,  les  productions  les 
plus  sérieuses  d'un  artiste;  en  second  lieu,  l'exercice  violent  de  la 
chasse  a  développé  chez  le  convive  une  soif  désordonnée  qui  s'assou- 
vit généralement  sans  modération.  Or  monsieur  le  marquis  n'ignore 
pas  le  sentiment  des  anciens  sur  l'usage  excessif  du  vin  pendant  le 


LA    PETITE    COMTESSE.  23 

repas  :  —  il  émoasse  le  goût  —  exsurdant  vina  pahlum  !  —  Néan- 
moins monsieur  le  marquis  peut  être  assuré  que  je  travaillerai  pour  ses 
invités  avec  ma  conscience  habituelle,  quoique  avec  la  douloureuse 
certitude  de  n'être  point  compris.  —  En  achevant  ces  mots,  Ros- 
tain  se  drapa  dans  sa  toge,  adressa  au  ciel  le  regard  du  génie  mé- 
connu, et  sortit  de  mon  cabinet. 

—  J'aurais  cru,  dis-je  au  marquis,  qu'aucun  sacrifice  ne  vous  eût 
coûté  pour  retenir  ce  grand  homme. 

—  Vous  me  jugez  bien,  monsieur,  reprit  M.  de  Malouet;  mais 
vous  allez  voir  qu'il  me  conduisit  jusqu'aux  limites  de  l'impossible. 
11  y  a  précisément  huit  jours,  M.  Rostain,  m' ayant  demandé  une 
audience  particulière,  m'annonça  qu'il  se  voyait  dans  la  pénible 
nécessité  de  quitter  mon  service.  —  Ciel!  monsieur  Rostain,  quitter 
mon  service  !  Et  où  irez-vous  ?  —  A  Paris.  —  Comment  !  à  Paris  ! 
Mais  vous  aviez  secoué  sur  la  grande  Babylone  la  poudre  de  vos  san- 
dales !  La  décadence  du  goût,  l'essor  de  plus  en  plus  marqué  de  la 
cuisine  romantique!  ce  sont  vos  propres  paroles,  Rostain...  Il  sou- 
pira :  —  Sans  doute,  monsieur  le  marquis,  mais  la  vie  de  province 
a  des  amertumes  que  je  n'avais  point  pressenties.  —  Je  lui  proposai 
des  gages  fabuleux,  il  refusa.  —  Voyons,  qu'y  a-t-il  donc,  mon  ami? 
Ah!  je  sais!  vous  n'aimez  point  la  fdle  de  cuisine;  elle  trouble  vos 
méditations  par  ses  chants  grossiers  :  —  soit,  je  la  congédie!...  Cela 
ne  suffit  pas?  C'est  donc  Antoine  qui  vous  déplaît?  Je  le  renvoie! 
Est-ce  mon  cocher?  Je  le  chasse!  —  Bref,  je  lui  offris,  messieurs, 
toute  ma  maison  en  holocauste.  A  ces  prodigieuses  concessions,  le 
vieux  chef  secouait  la  tête  avec  indifférence.  — Mais  enfin,  m'écriai-je, 
au  nom  du  ciel ,  monsieur  Rostain ,  expliquez-vous  !  —  Mon  Dieu  ! 
monsieur  le  marquis,  me  dit  alors  Jean  Rostain,  je  vous  avouerai 
qu'il  m'est  impossible  de  vivre  dans  un  endroit  où  je  ne  trouve  per- 
sonne pour  faire  ma  partie  de  billard!...  —  Ma  foi!  c'était  trop 
fort  !  ajouta  le  marquis  avec  une  bonhomie  plaisante;  je  ne  pouvais 
pourtant  pas  faire  moi-même  sa  partie  de  billard!  J'ai  dû  me  rési- 
gner :  j'ai  écrit  aussitôt  à  Paris,  et  il  m'est  arrivé  hier  soir  un  jeune 
cuisinier  à  moustaches,  qui  m'a  déclaré  se  nommer  Jacquem.art 
(des  Deux-Sèvres).  Le  classique  Rostain,  par  un  sublime  mouvement 
de  gloire,  a  voulu  seconder  M.  Jacquemart  (des  Deux-Sèvres)  dans 
son  premier  travail,  et  voilà  comment  j'ai  pu  vous  servir  aujourd'hui, 
messieurs,  ce  grand  repas  éclectique  dont,  je  le  crains,  nous  aurons 
/Seuls  apprécié,  monsieur  et  moi,  les  mystérieuses  beautés. 

M.  de  Malouet  se  leva  de  table  en  achevant  l'épopée  de  Rostain. 
Après  le  café,  je  suivis  les  fumeurs  dans  la  cour.  La  soirée  était 
magnifique.  Le  marquis  m'entraîna  dans  l'avenue,  dont  le  sable  fin 
étincelait  aux  rayons  de  la  lune,  entre  les  ombres  épaisses  des  grands 


2â  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

inaiToniiiers.  Tout  en  causant  avec  une  négligence  apparente,  il  me 
fit  subir  une  sorte  d'examen  sur  beaucoup  de  matières,  comme  pour 
s'assurer  que  j'étais  digne  de  l'intérêt  qu'il  m'avait  témoigné  si  gra- 
tuitement jusque-là.  Nous  fûmes  loin  de  nous  accorder  sur  tous  les 
points;  mais,  doués  l'un  et  l'autre  de  bonne  foi  et  de  bienveillance, 
nous  trouvâmes  presque  autant  de  plaisir  à  discuter  qu'à  nous  en- 
tendre. Cet  épicurien  est  un  penseur;  sa  pensée,  toujours  généreuse, 
a  pris  dans  la  solitude  où  elle  s'exerce  un  tour  bizarre  et  para- 
doxal. Je  voudrais  t'en  donner  une  idée.  —  Il  m'embarrassa  un  peu 
en  me  disant  tout  à  coup  :  —  Quel  est  votre  sentiment,  monsieur,  sur 
la  noblesse,  considérée  comme  institution  dans  notre  temps  et  dans 
notre  France?  —  Il  vit  que  j'hésitais.  —  Parlez  franchement,  que 
diantre!  Vous  voyez  que  je  suis  un  homme  franc!  —  Ma  foi!  mon- 
sieur, dis-je,  j'ai  pour  la  noblesse  les  sentimens  d'un  artiste  :  je  la 
regarde...  comme  un  monument  national...,  comme  une  belle  ruine 
historique,  que  j'aime,  que  je  respecte,  quand  elle  daigne  ne  pas 
m'écraser.  —  Oh  !  oh  !  reprit-il  en  riant,  nous  avons  du  chemin  à 
faire  pour  nous  entendre  sur  ce  point-là  !  Je  ne  conviendrai  jamais 
que  je  sois  une  ruine,  même  historique  !  Je  vous  étonnerais  beau- 
coup, n'est-ce  pas,  si  je  vous  disais  que,  suivant  ma  manière  de 
voir,  il  n'y  a  pas  de  France  possible  sans  noblesse? 

—  Vous  m' étonneriez  positivement,  dis-je. 

—  C'est  pourtant  ma  pensée,  et  je  la  crois  sérieuse.  Je  ne  conçois 
pas  plus  une  nation  sans  une  aristocratie  classée,  sans  une  noblesse, 
que  je  ne  concevrais  une  armée  sans  état-major.  La  noblesse  est 
r état-major  intellectuel  et  moral  d'un  pays. 

—  Est-elle  cela  chez  nous? 

—  Elle  a  été  en  d'autres  temps,  monsieur,  tout  ce  qu'elle  devait 
être  dans  la  mesure  de  la  civilisation  de  ces  temps-là;  elle  a  été  la 
tète,  le  cœur  et  le  bras  de  la  nation.  Elle  a  méconnu  depuis,  je 
l'avoue,  et  jamais  plus  cruellement  qu'au  siècle  dernier,  le  rôle 
nouveau  que  lui  imposait  une  ère  nouvelle.  Aujourd'hui,  sans  le 
méconnaître,  elle  semble  généralement  l'oublier.  Si  le  ciel  m'eût 
donné  un  fils...  ah!  je  touche  là  une  corde  toujours  douloureuse 
dans  mon  cœur!...  je  me  serais  fait  un  cas  de  conscience,  pour  moi, 
de  l'arracher  à  cette  oisiveté  boudeuse  et  découragée  où  les  restes 
de  notre  vieille  phalange  vivent  et  meurent  dans  un  vain  regret  du 
passé.  Sans  cesser  d'être  le  premier  par  le  courage,  —  vertu  ancienne 
qui  n'a  pas  cessé,  comme  on  voit,  d'être  utile  au  pays, — j'aurais  pris 
soin  qu'il  fût  encore  le  premier,  un  des  premiers  du  moins  par  les 
lumières,  par  la  science,  par  le  goût,  par  toutes  les  expressions  de 
cette  noble  activité  d'esprit  qui  nous  assure  aujourd'hui  notre  place 
sous  le  soleil!  Ah!  dites-moi  qu'une  aristocratie  doit  surveiller  atten- 


LA    PETITE    COMTESSE.  25 

tivement  la  marche  de  la  civilisation  de  son  temps  et  de  son  pays, 
et  non-seulement  la  suivre,  mais  la  guider  toujours!  Dites-moi 
encore,  si  vous  voulez,  qu'elle  ne  doit  jamais  fermer  ses  cadres  à 
demeure,  qu'elle  a  parfois  besoin  de  recrues  et  de  sang  nouveau, 
qu'elle  doit  s'approprier  avec  choix  tout  mérite  éminent  et  toute 
vertu  éclatante,  je  vous  l'accorde  de  grand  cœur:  c'est  mon  opinion; 
mais  ne  me  dites  pas  qu'une  nation  peut  se  passer  d'une  aristocratie, 
—  ou  permettez-moi  en  ce  cas  de  vous  demander  ce  que  vous  pensez 
de  la  civilisation  américaine  :  c'est  la  seule  en  effet  qui  soit  complè- 
tement dégagée  de  toute  influence  immédiate  ou  lointaine  d'une 
aristocratie  présente  ou  passée. 

—  Mais  il  me  semble,  lui  dis-je,  évitant  de  répondre  directement 
à  sa  question,  il  me  semble  qu'en  France  du  moins  nous  avons  cet 
état-major  intellectuel  que  vous  demandez  :  c'est  l'aristocratie  natu- 
relle et  légitime  du  travail  et  du  mérite.  J'espère  que  celle-là  ne 
nous  manquera  jamais.  Je  crois  que  la  classer,  c'est  vouloir  l'entraver 
et  la  restreindre.  A  quoi  bon  créer  une  institution,  quand  il  y  a  là 
un  fait  éternel  de  sa  nature,  qui  se  renouvelle  et  se  perpétue  de  lui- 
même  à  chaque  génération? 

—  Ta!  ta!  ta!  s'écria  le  marquis  en  s' échauffant,  voilà  du  fruit 
nouveau!  Croyez-vous  de  bonne  foi  qu'une  nation,  un  génie  national, 
une  civilisation  nationale,  puissent  naître,  se  développer  et  se  con- 
server par  le  seul  fait  des  individualités  plus  ou  moins  brillantes 
que  chaque  génération  met  au  jour?  Interrogez  l'histoire,  ou  plutôt 
regardez  l'Amérique  encore  une  fois  :  les  États-Unis  ont,  comme  tous 
les  autres  états  je  suppose,  leur  contingent  naturel  d'hommes  de  ta- 
lent et  de  vertu;  ont-ils  ce  qu'on  peut  appeler  un  génie  national? 
quel  est-il  ?  Faites-moi  l'honneur  de  m'en  décrire  un  seul  trait. . .  Bah  ! 
ils  n'ont  pas  de  capitale  seulement!  Je  les  défie  d'en  avoir  une  !  Une 
capitale  n'est  que  le  siège  d'une  aristocratie.  Non,  monsieur,  non, 
le  fait  ne  suffit  pas,  il  y  a  une  loi  qu'on  ne  peut  méconnaître  :  rien 
de  fort,  rien  de  grand,  rien  de  durable  sous  le  ciel  sans  l'autorité, 
sans  l'unité,  sans  la  tradition.  Ces  trois  conditions  de  grandeur  et  de 
durée,  vous  ne  les  trouverez  que  dans  une  institution  permanente.  Il 
faut  une  tribu  sainte  à  la  garde  du  feu  sacré.  Il  nous  faut  un  corps 
d'élite  qui  se  fasse  un  devoir  et  un  honneur  héréditaires  de  concen- 
trer dans  son  sein  le  culte  du  génie  de  la  patrie,  de  maintenir,  de 
pratiquer  ou  d'encourager  les  vertus,  l'urbanité,  les  sciences,  les  arts, 
les  industries,  qui  composent  ce  que  le  monde  entier  salue  sous  le 
nom  de  civilisation  française  !  Figurez-vous  enfin  une  noblesse  régé- 
nérée dans  cet  esprit-là,  comprenant  son  métier,  ni  exclusive  ni  ba- 
nale, appuyant  toujours  sa  suprématie  officielle  sur  une  véritable  et 
évidente  supériorité  :  notre  société,  notre  civilisation,  notre  patrie 


26  '  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vivront  et  grandiront.  Sinon,  non.  Paris,  vrai  symbole  aristocratique, 
vous  maintiendra  encore  quelque  temps.  Voilà  tout...  Ah!  ah! 
qu'est-ce  que  vous  répondrez  à  cela  ? 

—  Je  vous  répondrai  par  une  question,  si  vous  me  le  permettez  : 
Comment  vous  comportez-vous  de  votre  personne  dans  ce  petit  coin 
de  la  France  où  vous  résidez? 

—  Mais,  monsieur,  je  m'y  comporte  fort  bien,  et  suivant  mes 
principes  :  j'y  suis,  autant  qu'il  est  en  moi,  l'expression  la  plus  éle- 
vée de  mon  temps  et  de  mon  pays.  J'y  importe  le  bon  sens,  le  bon 
goût  et  le  drainage.  Je  daigne  être  le  maire  de  ma  commune.  Je 
bâtis  à  mes  paysans  des  écoles,  des  salles  d'asile  et  une  éghse,  — 
le  tout  à  mes  frais,  bien  entendu. 

—  Et  vos  paysans,  dis-je,  qu'est-ce  qu'ils  font? 

—  Parbleu!  ils  me  détestent! 

—  Vous  voyez,  lui  dis-je  en  riant,  que  l'esprit  moderne  ne  souffle 
pas  directement  dans  le  sens  de  vos  théories,  puisqu'il  suffit  de  votre 
qualité  de  noble  pour  fermer  les  yeux  et  le  cœur  de  ces  messieurs  à 
vos  vertus  et  à  vos  bienfaits. 

—  Ah!  l'esprit  moderne!  l'esprit  moderne  !  s'écria  le  marquis  :  eh 
bien!  quand  il  souffle  de  travers,  il  faut  le  redresser!  Ah!  jeune 
homme,  c'est  de  la  faiblesse,  cela!  Je  vous  dirai  comme  Piostain  : 
Si  vous  obéissez  servilement  à  ce  que  vous  appelez  l'esprit  moderne, 
vous  nous  ferez  une  cuisine  romantique  qui  nous  mènera  loin  !...  Or 
çà,  mon  jeune  ami,  allons  retrouver  ces  dames  et  faire  notre  whist. 

En  nous  rapprochant  du  château,  nous  entendîmes  un  grand 
bruit  de  voix  et  de  rires,  et  nous  aperçûmes  au  bas  du  perron  une 
dizaine  de  jeunes  gens  sautant  et  bondissant,  comme  pour  attein- 
dre, sans  l'intermédiaire  des  degrés,  la  plate-forme  qui  couronne 
le  double  escalier.  Nous  pûmes  pressentir  l'explication  de  cette 
gymnastique  passionnée  aussitôt  que  la  clarté  de  la  lune  nous  eut 
permis  de  distinguer  une  robe  blanche  sur  la  plate-forme.  C'était 
évidenmient  un  tournoi  dont  la  robe  blanche  devait  nommer  le  vain- 
queur. La  jeune  femme  (si  elle  n'eût  pas  été  jeune,  ils  n'auraient 
pas  sauté  si  haut)  était  appuyée  sur  la  balustrade,  exposant  hardi- 
ment à  la  rosée  d'un  soir  d'automne  et  aux  baisers  de  Diane  sa  tête 
jonchée  de  (leurs  et  ses  épaules  nues  :  elle  se  penchait  légèrement, 
et  tendait  aux  lutteurs  un  objet  assez  difficile  à  discerner  de  loin  : 
c'était  une  fine  cigarette,  délicat  travail  de  sa  main  blanche  et  de 
ses  ongles  roses.  Bien  que  ce  spectacle  n'eût  rien  que  de  charmant, 
M.  de  Malouet  y  trouva  apparemment  quelque  chose  qui  ne  lui  plut 
pas,  car  son  accent  de  bonne  humeur  se  nuança  d'une  teinte  assez 
sensible  d'impatience  lorsqu'il  murmura  :  Allons!  j'en  étais  sûrl 
c'est  la  petite  comtesse! 


LA   PETITE    COMTESSE.  27 

Je  n'ai  pas  besoin  d'ajouter  que  j'avais  reconnu  dans  la  petite 
comtesse  mon  amazone  aux  plumes  bleues,  qui,  avec  ou  sans 
plumes,  paraît  avoir  le  même  tempérament.  Elle  me  reconnut  très 
bien  de  son  côté,  comme  tu  vas  le  voir.  Au  moment  où  nous  ache- 
vions, M.  de  Malouet  et  moi,  de  monter  le  perron,  laissant  les  pré- 
tendans  rivaux  se  débattre  et  s'élancer  avec  une  ardeur  croissante, 
la  petite  comtesse,  intimidée  peut-être  par  la  présence  du  marquis, 
voulut  en  finir  et  me  mit  brusquement  sa  cigarette  dans  la  main  en 
me  disant  :  Tenez  !  c'est  pour  vous!  Au  fait,  c'est  vous  qui  sautez  le 
mieux.  —  Et  elle  disparut  sur  ce  beau  trait,  qui  avait  le  double 
avantage  de  désobliger  à  la  fois  les  vaincus  et  le  vainqueur. 

Ce  fut,  en  ce  qui  me  concerne,  le  dernier  épisode  remarquable  de 
la  soirée.  Après  le  whist,  je  prétextai  un  peu  de  fatigue,  et  M.  de 
Malouet  eut  l'obligeance  de  m'installer  lui-même  dans  une  jolie 
chambre  tendue  de  perse  et  contiguë  à  la  bibliothèque.  J'y  fus  in- 
commodé une  partie  de  la  nuit  par  le  bruit  monotone  du  piano  et 
par  le  roulement  des  voitures,  indices  de  civilisation  qui  me  firent 
regretter  plus  amèrement  que  jamais  ma  pauvre  thébaïde. 


V. 

26  septembre. 

J'ai  eu  la  satisfaction  de  trouver  dans  la  bibliothèque  du  marquis 
les  documens  historiques  qui  me  manquaient.  Ils  proviennent  effec- 
tivement de  l'ancien  chartrier  de  J' abbaye,  et  offrent  à  la  famille  de 
Malouet  un  intérêt  particulier.  Ce  fut  un  Guillaume  Malouet,  très 
noble  homme  et  chevalier,  qui,  au  milieu  du  xir  siècle,  du  consen- 
tement de  messieurs  ses  fils,  Hugues,  Foulques,  Jean  et  Thomas, 
restaura  l'église  et  fonda  l'abbaye  en  faveur  de  l'ordre  des  bénédic- 
tins, pour  le  salut  de  son  âme  et  des  âmes  de  ses  pères,  concédant  à 
la  congrégation,  entre  autres  jouissances  et  redevances,  la  nue-pro- 
priété des  hommes  de  l'abbaye,  la  dîme  de  tous  ses  revenus,  la 
moitié  de  la  laine  de  ses  troupeaux,  trois  charges  de  cire  à  toucher 
chaque  année  au  Mont-Saint-Michel  en  mer,  puis  la  rivière,  les 
landes,  les  bois  et  le  moulin,  —  et  molendinum  in  eodem  situ.  J'ai  eu 
du  plaisir  à  suivre,  dans  le  mauvais  latin  du  temps,  la  description 
de  ce  paysage  familier.  Il  n'a  point  changé. 

La  charte  de  fondation  est  de  11A5.  Des  chartes  postérieures  prou- 
vent rjue  l'abbaye  du  Rozel  était  en  possession,  au  xiir  siècle,  d'une 
sorte  de  patriarcat  sur  tous  les  instituts  de  l'ordre  de  saint  Benoît 
qui  existaient  alors  dans  la  province  de  Normandie.  Il  s'y  tenait 
chaque  année  un  chapitre  général  de  l'ordre,  présidé  par  l'abbé  du 
Rozel,  et  où  une  dizaine  d'autres  couvens  étaient  représentés  par 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  plus  hauts  dignitaires.  La  discipline,  les  travaux,  le  régime 
temporel  et  spirituel  de  tous  les  l)énédictins  de  la  province  y  étaient 
contrôlés  et  réformés  avec  une  sévérité  que  les  procès-verbaux  de 
ces  petits  conciles  attestent  dans  le  plus  noble  langage.  Ces  scènes, 
pleines  de  dignité,  se  passaient  dans  cette  salle  capitulaire  aujour- 
d'hui honteusement  profanée. 

Mon  abbaye  était  donc  dans  cette  grande  province  la  première 
d'un  ordre  illustre,  dont  le  nom  seul  rappelle  ce  que  le  travail  a  de 
plus  noble  et  de  plus  austère.  C'est  un  beau  titre,  qui  explique  la 
magnificence  de  l'église,  et  qui  doit  en  préserver  les  restes.  J'ai  dé- 
sormais sous  la  main  les  élémens  d'un  travail  intéressant  et  com- 
plet; mais  je  m'oublie  trop  souvent  dans  la  lecture  de  ces  anciennes 
chartes  remplies  de  petits  faits  caractéristiques,  d'incidens  et  de  cou- 
tumes empnmtés  à  la  vie  de  chaque  jour,  et  qui  me  transportent 
dans  le  cœur  et  dans  la  réalité  même  des  âges  écoulés  :  ces  âges 
vraisemblablement  ne  valaient  pas  le  nôtre,  mais  du  moins  ils  en 
diffèrent,  et  nous  n'en  prenons  d'ailleurs  que  ce  qui  nous  plaît.  Peut- 
être  aussi,  quand  nous  aimons  à  nous  approprier  par  l'étude  les 
idées,  les  émotions,  les  habitudes  même  des  hommes  qui  nous  ont 
précédés  sur  la  terre,  sentons-nous  la  douceur  d'étendre  dans  le  passé 
notre  vie  personnelle,  que  borne  un  si  court  avenir,  de  remuer  dans 
notre  cœur,  pendant  notre  passage  d'un  jour,  les  sensations  de  plu- 
sieurs siècles. 

A  part  les  archives,  cette  bibliothèque  est  fort  riche,  et  cela  me 
détourne.  De  plus,  le  tourbillon  mondain  qui  sévit  dans  le  château 
ne  laisse  pas  de  porter  quelques  atteintes  à  mon  indépendance.  Enfin 
mes  excellens  hôtes  me  reprennent  souvent  d'une  main  la  liberté 
qu'ils  me  donnent  de  l'autre  :  comme  la  plupart  des  gens  du  monde, 
ils  ne  se  font  pas  une  idée  très  nette  de  l'occupation  suivie  qui  mé- 
rite le  nom  de  travail,  et  une  heure  ou  deux  de  lecture  leur  parais- 
sent le  dernier  terme  du  labeur  qu'un  homme  peut  supporter  dans 
sa  journée.  —  «  Soyez  libre  !  montez  à  votre  ermitage  !  travaillez  à 
votre  aise!  me  dit  chaque  matin  M.  de  Malouet;  une  heure  après,  il 
est  à  ma  porte.  —  Eh  bien!  travaillons-nous?  —  Mais,  oui,  je  com- 
mence. —  Comment  !  diantre  !  il  y  a  plus  de  deux  heures  que  vous  y 
êtes!  Vous  vous  tuez,  mon  ami.  Au  surplus,  soyez  libre!...  Ah  çà! 
ma  femme  est  au  salon...  Quand  vous  aurez  fini,  vous  irez  lui  tenir 
compagnie,  n'est-ce  pas?  —  Oui,  certainement.  —  Mais  seulement 
quand  vous  aurez  fini,  bien  entendu  !  —  Et  il  part  pour  la  chasse  ou 
pour  une  promenade  au  bord  de  la  mer.  Quant  à  moi,  préoccupé  de 
l'idée  que  je  suis  attendu,  et  voyant  que  je  ne  ferai  plus  rien  qui 
vaille,  je  me  décide  bientôt  à  aller  rejoindre  M"'  de  Malouet,  que  je 
trouve  en  grande  conversation  avec  son  curé  ou  avec  M.  Jacquemart 


LA    PETITE    COMTESSE.  29 

(des  Deux-Sèvres)  :  elle  me  dérange,  je  la  gêne,  et  nous  nous  sou- 
rions agréablement. 

Voilà  comme  se  passe  en  général  le  milieu  du  jour.  Le  matin,  je 
me  promène  à  cheval  avec  le  marquis,  qui  veut  bien  m'épargner  la 
cohue  des  grands  carrousels.  Le  soir,  je  joue  le  whist,  puis  je  cause 
avec  les  dames,  et  j'essaie  de  me  défaire  à  leurs  pieds  de  ma  répu- 
tation et  de  ma  peau  d'ours,  car  aucune  originalité  ne  me  plaît  en 
moi,  et  celle-là  moins  qu'une  autre.  Il  y  a  dans  le  caractère  sérieux, 
poussé  jusqu'à  la  raideur  et  jusqu'à  la  mauvaise  grâce  vis-à-vis  des 
femmes,  quelque  chose  de  cuistre  qui  messied  aux  plus  grands  ta- 
lens  et  qui  ridiculise  les  petits.  Je  me  retire  ensuite,  et  je  travaille 
assez  tard  dans  la  bibliothèque.  C'est  un  bon  moment. 

La  société  habituelle  du  château  se  compose  des  hôtes  du  mar- 
quis, qui  sont  toujours  nombreux  dans  cette  saison,  et  de  quelques 
personnes  des  environs.  Ce  grand  train  de  maison  a  surtout  pour 
objet  de  fêter  la  fdle  unique  de  M.  de  Malouet,  qui  vient  chaque  an- 
née passer  l'automne  dans  sa  famille.  C'est  une  personne  d'une 
beauté  sculpturale,  qui  s'amuse  avec  une  dignité  de  reine,  et  qui 
communique  avec  les  mortels  par  des  monosyllabes  dédaigneux,  pro- 
noncés d'une  voix  de  basse  profonde.  Elle  a  épousé,  il  y  a  une  dou- 
zaine d'années,  un  Anglais  attaché  au  corps  diplomatique,  lord  A..., 
personnage  également  beau  et  également  impassible.  Il  adresse  par 
intervalle  à  sa  femme  un  monosyllabe  anglais,  auquel  elle  répond 
imperturbablement  par  un  monosyllabe  français.  Cependant  trois 
petits  lords,  dignes  du  pinceau  de  Lawrence,  rôdent  majestueuse- 
ment autour  de  ce  couple  olympien,  attestant  entre  les  deux  nations 
une  secrète  intelligence  qui  se  dérobe  au  vulgaire. 

Un  couple  à  peine  moins  remarquable  nous  arrive  chaque  jour 
d'un  château  voisin.  Le  mari  est  un  M.  de  Breuilly,  ancien  garde- 
du-corps  et  ami  de  cœur  du  marquis.  C'est  un  vieillard  fort  vif,  en- 
core beau  cavaher,  et  qui  porte  un  chapeau  trop  petit  sur  des  che- 
veux gris  coupés  en  brosse.  Il  a  le  travers,  peut-être  naturel,  de 
scander  ses  mots,  et  de  parler  avec  une  lenteur  qui  semble  affectée. 
Il  serait  d'ailleurs  fort  aimable,  s'il  n'avait  l'esprit  constamment  tor- 
turé par  une  ardente  jalousie,  et  par  une  crainte  non  moins  ardente 
de  laisser  voir  sa  faiblesse,  qui  toutefois  crève  les  yeux  de  tout  le 
monde.  On  s'explique  mal  comment,  avec  de  pareilles  dispositions 
et  beaucoup  de  bon  sens,  il  a  commis  la  faute  d'épouser  à  cinquante- 
cinq  ans  une  femme  jeune,  jolie,  et  créole,  je  crois,  par-dessus  le 
marché. 

—  M.  de  Breuilly!  dit  le  marquis,  lorsqu'il  me  présenta  au  poin- 
tilleux gentilhomme,  —  mon  meilleur  ami,  qui  sera  infailliblement 
le  vôtre,  et  qui,  tout  aussi  infailliblement,  vous  coupera  la  gorge  si 


30  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

VOUS  faites  la  cour  à  sa  femme.  —  Mon  Dieu!  mon  ami,  répondit 
M.  de  Breuilly  avec  un  ricanement  des  moins  joyeux,  et  en  accen- 
tuant chaque  mot  à  sa  manière,  pourquoi  me  donner  à  monsieur 
comme  l'Othello  bas-normand!  Monsieur  peut  assurément...  Mon- 
sieur est  parfaitement  libre...  il  connaît  d'ailleurs  et  il  sait  observer 
la  limite  des  choses...  Au  surplus,  monsieur,  voici  M"'^  de  Breuilly, 
souffrez  que  je  la  recommande  moi-même  h.  vos  attentions. 

Un  peu  surpris  de  ce  langage,  j'eus  la  bonhomie  ou  l'innocente 
malice  de  l'interpréter  littéralement.  Je  m'assis  carrément  à  côté  de 
M™*  de  Breuilly,  et  je  me  mis  à  lui  faire  ma  cour,  en  observant  la 
limite  des  choses.  Cependant  M.  de  Breuilly  nous  surveillait  de  loin 
avec  une  mine  extraordinaire;  je  voyais  étinceler  sa  prunelle  grise 
comme  une  cendre  incandescente;  il  riait  aux  éclats,  grimaçait,  pié- 
tinait, et  se  désossait  les  doigts  avec  des  craquemens  sinistres.  M.  de 
Malouet  vint  à  moi  brusquement,  m'offrit  une  carte  de  whist,  et,  me 
prenant  à  part  :  —  Qu'est-ce  qui  vous  prend?  me  dit-il.  —  Moi? 
rien.  —  Ne  vous  ai-je  pas  averti?  C'est  fort  sérieux.  Voyez  Breuilly! 
C'est  la  seule  faiblesse  de  ce  galant  homme;  chacun  la  respecte  ici. 
Faites  de  même,  je  vous  en  prie. 

De  la  faiblesse  de  ce  galant  homme  il  résulte  que  sa  femme  est 
vouée  dans  le  monde  à  une  quarantaine  perpétuelle.  Le  caractère 
belliqueux  d'un  mari  n'est  souvent  qu'un  attrait  de  plus  pour  la 
foudre;  mais  on  hésite  à  risquer  sa  vie  sans  l'apparence  d'une  com- 
pensation possible,  et  nous  avons  ici  un  homme  qui  vous  menace  tout 
au  moins  d'un  éclat  public,  non-seulement  avant  moisson,  comme 
on  dit,  mais  même  avant  les  semailles.  Cela  décourage  visiblement 
les  plus  entreprenans,  et  il  est  fort  rare  que  M"*  de  Breuilly  n'ait  pas 
à  sa  droite  et  à  sa  gauche  deux  places  vides,  malgré  sa  grâce  non- 
chalante, malgré  ses  grands  yeux  de  créole,  et  en  dépit  de  ses  re- 
gards plaintifs  et  snpplians  qui  semblent  toujours  dire  :  Mon  Dieu! 
personne  ne  m'induira  donc  en  tentation! 

Tu  croirais  que  l'abandon  où  vit  manifestement  la  pauvre  femme 
doit  être  pour  son  mari  un  motif  de  sécurité.  Point.  Son  ingénieuse 
manie  sait  y  découvrir  une  cause  nouvelle  de  perplexités.  —  Mon 
ami,  disait-il  hier  à  M.  de  Malouet,  tu  sais  que  je  ne  suis  pas  plus 
jaloux  qu'un  autre;  mais,  sans  être  Orosmane,  je  ne  prétends  pas 
être  George  Dandin.  Eh  bien!  une  chose  m'inquiète',  mon  ami  :  as-tu 
remarqué  qu'en  apparence  personne  ne  fait  la  cour  à  ma  femme? 
—  Parbleu!  si  c'est  là  ce  qui  te  préoccupe...  —  Sans  doute  :  tu 
m'avoueras  que  cela  n'est  pas  naturel.  Ma  femme  est  jolie.  Pourquoi 
ne  lui  fait-on  pas  la  cour  comme  à  une  autre?  11  y  a  quelque  chose 
là-dessous. 

Heureusement,  et  au  grand  avantage  de  la  question  sociale,  toutes 


LA   PETITE    COMTESSE.  31 

les  jeunes  femmes  qui  séjournent  et  se  succèdent  au  château  ne  sont 
point  gardées  par  des  dragons  de  cette  taille.  Quelques-unes  même, 
et  parmi  elles  deux  ou  trois  Parisiennes  en  vacances,  affichent  une 
liberté  d'allures,  un  amour  du  plaisir  et  une  exagération  d'élégance 
qui  dépassent  les  bornes  de  la  discrétion.  ïu  sais  que  je  n'apprécie 
pas  beaucoup  cette  manière  d'être  qui  répond  mal  à  l'idée  que  je  me 
fais  des  devoirs  d'une  femme,  et  même  d'une  femme  du  monde;  mais 
je  me  range  sans  hésiter  du  parti  de  ces  évaporées;  leur  conduite 
me  paraît  même  l'idéal  du  bien  et  la  splendeur  du  vrai,  quand  j'en- 
tends ici  le  soir  certaines  pieuses  matrones  distiller  contre  elles,  dans 
des  commérages  de  portières,  le  venin  de  la  plus  basse  envie  qui 
puisse  gonfler  un  cœur  départemental.  Au  surplus,  il  n'est  pas  tou- 
jours nécessaire  de  quitter  Paris  pour  avoir  le  vilain  spectacle  de  ces 
provinciales  déchaînées  contre  ce  qu'elles  appellent  le  vice,  c'est  à 
savoir  la  jeunesse,  l'élégance,  la  distinction,  le  charme,  en  un  mot 
tout  ce  que  les  bonnes  dames  n'ont  plus  ou  n'ont  jamais  eu. 

Toutefois,  quelque  dégoût  que  ces  chastes  mégères  m'inspirent 
pour  la  vertu  qu'elles  prétendent  soutenir  (ô  vertu!  que  de  crimes 
on  commet  en  ton  nom!),  je  suis  forcé,  à  mon  vif  regret,  de  m'ac- 
corder  avec  elles  sur  un  point,  et  de  convenir  qu'une  de  leurs  vic- 
times au  moins  donne  une  apparence  de  justice  à  leur  réprobation 
et  à  leurs  calomnies.  L'ange  même  de  la  bienveillance  se  voilerait  la 
face  devant  ce  modèle  achevé  de  dissipation,  de  turbulence,  de  futi- 
lité, et  finalement  d'extravagance  mondaine,  qui  s'appelle  de  son 
nom  la  comtesse  de  Palme,  et  de  son  surnom — la  petite  comtesse  : 
surnom  assez  impropre  d'ailleurs,  car  la  dame  n'est  point  petite, 
mais  simplement  mince  et  élancée.  M™*  de  Palme  a  vingt-cinq  ans  : 
elle  est  veuve;  elle  demeure  l'hiver  à  Paris  chez  une  sœur,  et  l'été 
dans  un  manoir  de  Normandie,  chez  sa  tante.  M"'*  de  Pontbrian. 
Permets  que  je  me  défasse  d'abord  de  la  tante. 

Cette  tante,  qui  est  d'une  très  ancienne  noblesse,  se  distingue  à 
première  vue  par  un  double  mérite,  par  la  ferveur  de  ses  opinions 
héréditaires  et  par  une  dévotion  stricte.  Ce  sont  deux  titres  de  re- 
commandation que  j'admets  pleinement  pour  mon  compte.  Tout 
principe  ferme  et  tout  sentiment  sincère  commandent  en  ce  temps-ci 
un  respect  particulier.  Malheureusement  M"""  de  Pontbrian  me  pa- 
raît être  du  nombre  de  ces  grandes  dévotes  qui  sont  de  fort  petites 
chrétiennes.  Elle  est  de  celles  qui,  réduisant  à  quelques  menues 
observances,  dont  elles  sont  ridiculement  fières,  tous  les  devoirs  de 
leur  foi  religieuse  ou  politique,  prêtent  à  l'une  et  à  l'autre  une  mine 
revêche  et  haïssable,  dont  l'effet  n'est  pas  précisément  d'attirer  des 
prosélytes.  Les  pratiques,  en  toute  chose,  suffisent  à  sa  conscience  : 
du  reste  aucune  trace  de  charité,  de  bonté,  aucune  trace  surtout 


32  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

d'humilité.  Sa  généalogie,  son  assiduité  aux  églises,  et  ses  pèleri- 
nages annuels  auprès  d'un  illustre  exilé  (qui  probablement  se  pas- 
serait fort  de  voir  ce  visage)  inspirent  à  cette  fée  une  si  haute  idée 
d'elle-même  et  un  si  profond  mépris  pour  son  prochain,  qu'elle  en  est 
véritablement  insociable.  Elle  demeure  sans  cesse  absorbée,  avec 
une  physionomie  de  relique,  dans  le  culte  de  latrie  qu'elle  croit  se 
devoir  à  elle-même.  Elle  ne  daigne  parler  qu'à  Dieu,  et  il  faut  que 
Dieu  soit  vraiment  le  bon  Dieu  s'il  l'écoute. 

Sous  le  patronage  nominal  de  cette  duègue  mystique,  la  petite 
comtesse  jouit  d'une  indépendance  absolue  dont  elle  use  à  outrance. 
Après  avoir  passé  l'hiver  à  Paris,  où  elle  crève  régulièrement  deux 
chevaux  et  un  cocher  par  mois  pour  se  donner  le  plaisir  de  faire  un 
tour  de  valse  chaque  soir  dans  mie  demi-douzaine  de  bals  différens, 
M"'  de  Palme  sent  le  besoin  de  goûter  la  paix  des  champs.  Elle  ar- 
rive chez  sa  tante,  elle  saute  sur  un  cheval  et  part  au  galop.  Peu  lui 
importe  oii  elle  va,  pourvu  qu'elle  aille.  Le  plus  souvent  elle  vient  au 
château  de  Malouet,  où  l'excellente  maîtresse  du  logis  lui  témoi- 
gne une  prédilection  que  je  ne  m'explique  pas.  Familière  avec  les 
hommes,  impertinente  avec  les  femmes,  la  petite  comtesse  offre  une 
large  prise  aux  hommages  les  plus  indiscrets  des  uns,  à  la  haine 
jalouse  des  autres.  Indifférente  aux  outrages  de  l'opinion,  elle  semble 
respirer  volontiers  l'encens  le  plus  grossier  de  la  galanterie;  mais  ce 
qu'il  lui  faut  avant  tout,  c'est  le  bruit,  le  mouvement,  le  tourbillon, 
le  plaisir  mondain  poussé  jusqu'à  sa  fougue  la  plus  extrême  et  la 
plus  étourdissante;  ce  qu'il  lui  faut  chaque  matin,  chaque  soir  et 
chaque  nuit,  c'est  une  chasse  à  toute  volée  qu'elle  dirige  avec  fré- 
nésie, un  lansquenet  d'enfer  où  elle  fasse  sauter  la  banque,  un  co- 
tillon échevelé  qu'elle  mène  jusqu'à  l'aurore.  Un  seul  temps  d'arrêt, 
une  minute  de  repos,  de  recueillement,  de  réflexion,  —  dont  elle 
est  d'ailleurs  incapable,  —  la  tuerait.  Jamais  existence  ne  fut  à  la 
fois  plus  remplie  et  plus  vide,  jamais  activité  plus  incessante  et  plus 
stérile. 

C'est  ainsi  qu'elle  traverse  la  vie  à  la  hâte  et  sans  débrider,  gra- 
cieuse, insouciante,  affairée  et  ignorante,  comme  son  cheval.  Quand 
elle  touchera  le  poteau  fatal,  cette  femme  tombera  du  néant  de  son 
agitation  dans  le  néant  du  repos  éternel,  sans  que  jamais  l'ombre 
d'une  idée  sérieuse,  la  notion  la  plus  faible  du  devoir,  le  nuage  le 
plus  léger  d'une  pensée  digne  d'un  être  humain,  aient  effleuré,  même 
en  rêve,  le  cerveau  étroit  que  recouvre  son  front  pur,  souriant  et 
stupide.  On  pourrait  dire  que  la  mort,  à  quelque  âge  qu'elle  doive 
la  surprendre,  trouvera  la  petite  comtesse  telle  qu'elle  sortit  du 
berceau,  s'il  était  permis  de  penser  qu'elle  en  a  retenu  l'innocence 
comme  elle  en  a  gardé  la  profonde  puérilité. 


LA    PETITE    COMTESSE.  33 

Cette  folle  a-t-elle  une  âine?  —  Le  mot  de  néant  m'est  échappé. 
C'est  qu'en  vérité  il  m'est  difficile  de  concevoir  ce  qui  pourrait  sur- 
vivre à  ce  corps  une  fois  qu'il  aura  perdu  la  fièvre  vaine  et  le  souffle 
frivole  qui  semblent  seuls  l'animer. 

Je  connais  trop  le  misérable  train  du  monde  pour  prendre  à  la 
lettre  les  accusations  d'immoralité  dont  M'""  de  Palme  est  ici  l'objet 
de  la  part  des  sorcières,  et  de  la  part  aussi  de  quelques  rivales  qui 
ont  la  bonté  de  porter  envie  à  son  mérite.  Ce  n'est  pas  à  ce  point 
de  vue,  tu  le  comprends,  que  je  la  traite  avec  cette  rigueur.  Les 
hommes,  lorsqu'ils  se  montrent  impitoyables  pour  certaines  fautes, 
oublient  trop  qu'ils  ont  tous  plus  ou  moins  passé  une  partie  de  leur 
vie  à  les  provoquer  pour  leur  compte.  Mais  il  y  a  dans  le  type  fémi- 
nin que  je  viens  de  t' esquisser  quelque  chose  de  plus  choquant  pour 
moi  que  l'immoralité  même,  qui  du  reste  en  est  difficilement  sépa- 
rable.  Aussi,  malgré  mon  désir  de  ne  me  singulariser  en  rien,  n'ai-je 
pu  prendre  sur  moi  de  me  joindre  au  cortège  d'adorateurs  que 
M™'  de  Palme  traîne  après  son  char.  Je  ne  sais  si 

Le  tyran  dans  sa  cour  remarqua  mon  absence; 

je  serais  tenté  de  le  croire  quelquefois  aux  regards  d'étonnement  et 
de  dédain  dont  on  me  foudroie  en  passant;  mais  il  est  plus  simple 
d'attribuer  ces  symptômes  hostiles  à  l'antipathie  naturelle  qui  sé- 
pare deux  créatures  aussi  dissemblables  que  nous  le  sommes.  Je  la 
regarde  parfois  de  mon  côté  avec  la  surprise  ébahie  que  doit  éveil- 
ler chez  tout  être  pensant  la  monstruosité  d'un  tel  phénomène  psy- 
chologique. De  cette  façon  nous  sommes  quittes. 

Je  devrais  plutôt  dire  :  nous  étions  quittes,  car  nous  ne  le 
sommes  véritablement  plus  depuis  une  petite  aventure  assez  cruelle 
qui  m'est  arrivée  hier  soir,  et  qui  me  constitue  dans  mon  compte 
courant  avec  M"""  de  Palme  une  avance  considérable,  qu'elle  aura 
de  la  peine  à  regagner.  —  Je  t'ai  dit  que  M"^  de  Malouet,  par  je  ne 
sais  quel  raffinement  de  charité  chrétienne,  témoignait  une  vraie 
prédilection  à  la  petite  comtesse.  Je  causais  hier  soir  avec  la  mar- 
quise dans  un  coin  du  salon  :  je  pris  la  liberté  de  lui  dire  en  riant 
que  cette  prédilection,  venant  d'une  femme  comme  elle,  était  d'un 
mauvais  exemple,  que  je  n'avais  jamais  bien  compris,  pour  moi,  ce 
passage  de  l'Évangile  oii  le  retour  d'un  seul  pécheur  est  célébré  par- 
dessus le  mérite  assidu  d'un  millier  de  justes,  et  que  cela  m'avait 
toujours  paru  très  décourageant  pour  les  justes. 

—  D'abord,  me  dit  M'"^  de  Malouet,  les  justes  ne  se  découragent 
point  :  ensuite  il  n'y  en  a  pas.  —  Croyez-vous  en  être  un,  vous,  par 
hasard  ? 

—  Pour  cela,  non  :  je  sais  parfaitement  le  contraire. 

TOME   I.  3 


éH  REVUE    DES   DEUX    IMPONDES. 

—  Eh  !  bien,  où  prenez-vous  le  droit  de  juger  si  sévèrement  votre 
prochain? 

—  Je  ne  reconnais  pas  M"^  de  Pahne  pour  mon  prochain. 

—  C'est  commode.  M'"*  de  Pahne,  monsieur,  a  été  mal  élevée, 
mal  mariée  et  toujours  gâtée;  mais,  croyez-moi,  c'est  un  vrai  dia- 
mant dans  sa  gangue. 

—  Je  ne  vois  que  la  gangue. 

—  Et  soyez  sûr  qu'il  ne  lui  faut  qu'un  bon  ouvrier,  j'entends  un 
bon  mari,  qui  sache  le  tailler  et  le  polir. 

—  Permettez-moi  de  plaindre  ce  futur  lapidaire. 

M™^  de  Malouet  agita  son  pied  sur  le  tapis,  et  laissa  voir  quelques 
autres  signes  d'impatience,  que  je  ne  sus  d'abord  comment  inter- 
préter, car  elle  n'a  jamais  d'humeur;  mais  soudain  une  pensée,  que 
je  crus  lumineuse ,  me  traversa  l'esprit  :  je  ne  doutai  pas  que  je 
n'eusse  enfin  découvert  le  côté  faible  et  l'unique  défaut  de  cette 
charmante  vieille  femme.  Elle  était  possédée  de  la  manie  de  faire 
des  mariages,  et  dans  son  désir  chrétien  d'arracher  la  petite  comtesse 
à  l'abîme  de  perdition,  elle  méditait  secrètement  de  m'y  précipiter 
avec  elle,  quoique  indigne.  Pénétré  de  cette  conviction  modeste,  je 
me  tins  sur  une  défensive  qui  me  semble,  à  l'heure  qu'il  est,  d'un 
beau  ridicule. 

—  Mon  Dieu  !  dit  M'"^de  Malouet,  parce  que  vous  doutez  de  sa  lit- 
térature!... 

—  Je  ne  doute  pas  de  sa  littérature,  dis-je  :  je  doute  qu'elle  sache 
lire. 

—  Mais  enfin,  sérieusement,  que  lui  reprochez-vous,  voyons?  re- 
prit M"^  de  Malouet  d'une  voix  singulièrement  émue. 

Je  voulus  démolir  d'un  seul  coup  le  rêve  matrimonial  dont  je  sup- 
posais que  se  berçait  la  marquise.  —  Je  lui  reproche,  répondis-je, 
de  donner  au  monde  le  spectacle,  souverainement  irritant  même 
pour  un  profane  comme  moi,  de  la  nullité  triomphante  et  du  vice 
superbe.  Je  ne  vaux  pas  grand'chose,  c'est  vrai,  et  je  n'ai  point  le 
droit  de  juger,  mais  il  y  a  en  moi ,  comme  dans  tout  public  de 
théâtre,  un  fonds  de  raison  et  de  moralité  qui  se  soulève  en  face  des 
personnages  complètement  dénués  de  bon  sens  ou  de  vertu,  et  qui 
ne  veut  pas  qu'ils  triomphent. 

L'agitation  de  la  vieille  dame  redoubla  :  —  Pensez-vous  que  je  la 
recevrais,  si  elle  méritait  toutes  les  pierres  que  la  calomnie  lui  jette? 

—  Je  pense  qu'il  vous  est  impossible  de  croire  au  mal. 

—  Bah  !  je  vous  assure  que  vous  ne  faites  pas  ici  preuve  de  pé- 
nétration. Ces  histoires  d'amour  qu'on  lui  prête...  ça  lui  ressemble 
si  peu!  C'est  une  enfant  qui  ne  sait  pas  seulement  ce  que  c'est  que 
d'aimer  ! 


LA   PETITE    COMTESSE.  35 

—  J'en  suis  persuadé,  madame.  Sa  coquetterie  banale  en  est  une 
preuve  suffisante.  Je  suis  môme  prêt  à  jurer  que  les  entraînemens  de 
l'imagination  ou  de  la  passion  sont  complètement  étrangers  à  ses 
erreurs,  qui  de  la  sorte  demeurent  sans  excuse. 

—  Oh  !  mon  Dieu  !  s'écria  M""  de  Malouet  en  joignant  les  mains, 
taisez-vous  donc!  c'est  une  pauvre  enfant  abandonnée!..  Je  la  con- 
nais mieux  que  vous...  je  vous  atteste  que,  sous  son  apparence  beau- 
coup trop  légère,  j'en  conviens,  elle  a  dans  le  fond  autant  de  cœur 
que  d'esprit. 

-r-  C'est  précisément  ce  que  je  pense,  madame;  autant  de  l'un 
que  de  l'autre. 

—  Ah  !  c'est  vraiment  insupportable  !  murmura  M'"*  de  Malouet 
en  laissant  retomber  ses  bras  comme  désespérée.  —  Au  même  in- 
stant je  vis  s'agiter  violemment  le  rideau  qui  couvrait  à  demi  la 
porte  près  de  laquelle  nous  étions  assis,  et  la  petite  comtesse,  quit- 
tant la  cachette  où  l'avait  confinée  l'exigence  de  je  ne  sais  quel 
jeu,  se  montra  un  moment  à  nos  yeux  dans  la  baie  de  la  porte,  et 
alla  rejoindre  le  groupe  des  joueurs  qui  se  tenait  dans  un  petit 
salon  voisin.  Je  regardai  M"'  de  Malouet  :  — Comment!  elle  était  là! 

-^  Parfaitement.  Elle  nous  entendait,  et  de  plus  elle  nous  voyait. 
J'ai  eu  beau  multiplier  les  signes,  vous  étiez  parti! 

Je  demeurai  un  peu  confus.  Je  regrettais  la  dureté  de  mes  paroles, 
car,  en  attaquant  si  violemment  cette  jeune  femme,  j'avais  cédé  à 
l'entraînement  de  la  controverse  plutôt  qu'à  un  sentiment  d'animad- 
version  sérieuse.  Au  fond,  elle  m'est  indifférente,  mais  c'est  un  peu 
trop  de  l'entendre  vanter,  -r-  Et  maintenant  que  dois-je  faire?  dis-je 
à  M"'^  de  Malouet.  Elle  réfléchit  un  moment,  et  me  répondit,  en 
haussant  légèrement  les  épaules  :  —  Ma  foi,  rien  :  c'est  ce  qu'il  y  a 
de  mieux. 

Le  moindre  souffle  fait  déborder  une  coupe  pleine  :  c'est  ainsi 
que  le  petit  désagrément  de  cette  scène  semble  avoir  exaspéré  le 
sentiment  d'ennui  qui  ne  me  quitte  guère  depuis  mon  arrivée  dans 
ce  lieu  de  plaisance.  Cette  gaieté  continue,  ce  mouvement  convulsif, 
ces  courses,  ces  danses,  ces  dîners,  cette  allégresse  sans  trêve  et  cet 
éternel  bruit  de  fête  m'importunent  jusqu'au  dégoût.  Je  regrette 
amèrement  le  temps  que  j'ai  perdu  à  des  lectures  et  à  des  recherches 
qui  ne  concernent  en  rien  ma  mission  officielle,  et  n'en  ont  guère 
avancé  le  tei'me;  je  regrette  les  engagemens  que  les  aimables  instances 
de  mes  hôtes  ont  arrachés  à  ma  faiblesse;  je  regrette  ma  vallée  de 
Tempe;  par-dessus  tout,  Paul,  je  te  regrette.  Il  y  a  certainement 
dans  ce  petit  centre  social  assez  d'esprits  distingués  et  bienveillans 
pour  former  les  élémens  des  relations  les  plus  agréables  et  même  les 
plus  élevées;  mais  ces  élémens  se  trouvent  noyés  dans  la  cohue  mon- 


o()  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

daine  et  vulgaire.  On  ne  les  en  dégage  qu'avec  peine,  avec  gêne,  et 
jamais  sans  mélange.  M.  et  M'"*'  de  Malouet,  M.  de  Breuilly  même, 
quand  sa  jalousie  insensée  ne  le  prive  pas  de  l'usage  de  ses  facultés, 
sont  certainement  des  intelligences  et  des  cœurs  d'élite;  mais  la 
seule  différence  des  années  ouvre  des  abîmes  entre  nous.  Quant  aux 
jeunes  gens  et  aux  hommes  de  mon  âge  que  je  rencontre  ici,  ils 
marchent  tous  d'un  pas  plus  ou  moins  alerte  dans  le  chemin  de 
M""  de  Palme.  Il  suffit  que  je  ne  les  y  suive  pas  pour  qu'ils  me  témoi- 
gnent une  sorte  de  froideur  voisine  de  l'antipathie.  Ma  fierté  n'essaie 
pas  de  rompre  cette  glace,  bien  que  deux  ou  trois  parmi  eux  me 
semblent  bien  doués,  et  révèlent  des  instincts  supérieurs  à  la  vie 
qu'ils  ont  adoptée. 

Il  est  une  question  que  je  me  pose  quelquefois  à  ce  sujet  :  valons- 
nous  mieux,  toi  et  moi,  jeune  Paul,  que  cette  foule  de  joyeux  com- 
pagnons et  d'aimables  viveurs,  ou  bien  en  différons-nous  simplement? 
Comme  nous,  ils  ont  de  l'honnêteté  et  de  l'honneur;  comme  nous,  ils 
n'ont  ni  vertu  ni  religion  proprement  dites.  Jusque-là  nous  sommes 
égaux.  Nos  goûts  seuls  et  nos  plaisirs  ne  se  ressemblent  pas  :  toutes 
leurs  préoccupations  appartiennent  aux  légers  propos  du  monde, 
aux  soins  de  la  galanterie  et  à  l'activité  matérielle;  les  nôtres  se 
donnent  avec  une  prédilection  presque  exclusive  à  l'exercice  de  la 
pensée,  aux  talens  de  l'esprit,  aux  œuvres  bonnes  ou  mauvaises  de 
l'intelligence.  Au  point  de  vue  de  la  vérité  humaine  et  suivant  l'es- 
time commune,  il  n'est  guère  douteux  que  la  différence  ne  soit  ici  à 
notre  avantage;  mais  dans  un  ordre  plus  élevé,  dans  l'ordre  moral, 
et,  pour  ainsi  dire,  devant  Dieu,  cette  supériorité  se  soutient-elle? 
Ne  faisons-nous,  comme  eux,  que  céder  à  un  penchant  qui  nous 
entraîne  d'un  côté  plutôt  que  d'un  autre,  ou  obéissons-nous  à  un 
grand  devoir?  Quel  est  aux  yeux  de  Dieu  le  mérite  de  la  vie  intel- 
lectuelle? Il  me  semble  quelquefois  que  nous  professons  pour  la 
pensée  une  sorte  de  culte  païen  dont  il  ne  tient  nul  compte,  et  qui 
peut-être  même  l'offense.  Plus  souvent  je  crois  qu'il  veut  qu'on  use 
de  la  pensée,  dût-on  même  la  tourner  contre  lui,  et  qu'il  agrée 
comme  des  hommages  tous  les  frémissemens  de  ce  noble  instrument 
de  joie  et  de  torture  qu'il  a  mis  en  nous. 

La  tristesse  n'est-elle  pas,  aux  époques  de  doute  et  de  trouble, 
une  sorte  de  piété?  J'aime  à  l'espérer.  Nous  ressemblons  un  peu, 
toi  et  moi,  à  ces  pauvres  sphinx  rêveurs  qui  demandent  vainement, 
depuis  tant  de  siècles,  aux  thébaïdes  du  désert  le  mot  de  l'éternelle 
énigme.  Serait-ce  une  folie  plus  grande  et  plus  coupable  que  l'in- 
souciance heureuse  de  la  petite  comtesse?  Nous  verrons  bien.  En 
attendant,  garde,  pour  l'amour  de  moi,  ce  fonds  de  mélancolie  sur 
lequel  tu  brodes  ta  douce  gaieté,  car,  Dieu  merci,  tu  n'es  pas  un 


LA    PETITE    COMTESSE.  37 

pédant  :  tu  sais  vivre,  tu  sais  rire,  et  même  aux  éclats;  mais  ton  âme 
est  triste  jusqu'à  la  mort,  et  c'est  pourquoi  j'aime  jusqu'à  la  mort 
ton  âme  fraternelle. 

VI. 

!<;■■  octobre. 

Paul,  il  se  passe  ici  quelque  chose  qui  ne  me  plaît  pas.  Je  vou- 
drais avoir  ton  avis  :  envoie-le-moi  le  plus  tôt  possible. 

Jeudi  matin,  après  avoir  terminé  ma  lettre,  je  descendis  pour  la 
remettre  au  courrier,  qui  part  de  bonne  heure;  puis,  comme  il  ne 
restait  que  quelques  minutes  avant  le  déjeuner,  j'entrai  dans  le  salon, 
qui  était  encore  désert.  Je  feuilletais  tranquillement  une  Revue  au 
coin  du  feu,  quand  la  porte  s'ouvrit  brusquement  :  j'entendis  le 
craquement  et  les  froissemens  d'une  robe  de  soie  trop  large  pour 
franchir  aisément  une  ouverture  d'un  mètre,  et  je  vis  paraître  la 
petite  comtesse  :  elle  avait  passé  la  nuit  au  château.  —  Si  tu  te  rap- 
pelles le  fâcheux  dialogue  où  je  m'étais  empêtré  dans  la  soirée  de 
la  veille,  et  que  M""^  de  Palme  avait  surpris  d'un  bout  à  l'autre,  tu 
comprendras  sans  peine  que  cette  dame  fût  la  dernière  personne 
du  monde  avec  laquelle  il  pouvait  m'être  agréable  de  me  trouver 
en  tête  à  tête  ce  matin-là. 

Je  me  levai,  et  je  lui  adressai  une  profonde  révérence  :  elle  y 
répondit  par  une  inclination  qui,  bien  que  légère,  était  encore  plus 
que  je  ne  méritais  de  sa  part.  Les  premiers  pas  qu'elle  fit  dans  le 
salon,  après  m'avoir  aperçu,  étaient  marqués  d'une  sorte  d'hésita- 
tion et  pour  ainsi  dire  de  flottement  :  c'était  l'allure  d'une  perdrix 
légèrement  touchée  dans  l'aile  et  un  peu  étourdie  du  coup.  Irait-elle 
au  piano,  à  la  fenêtre,  à  droite,  à  gauche  ou  en  face?  —  Il  était  clair 
qu'elle  l'ignorait  elle-même;  mais  l'indécision  n'est  point  le  défaut 
de  ce  caractère  :  elle  eut  vite  pris  son  parti,  et,  traversant  l'immense 
salon  d'une  marche  très  ferme,  elle  se  dirigea  vers  la  cheminée, 
c'est-à-dire  vers  mon  domaine  particulier. 

Debout  devant  mon  fauteuil  et  ma  Revue  à  la  main,  j'attendais 
l'événement  avec  une  gravité  apparente  qui  cachait  mal,  je  le  crains, 
une  assez  forte  angoisse  intérieure.  J'avais  lieu  en  effet  d'appréhen- 
der une  explication  et  une  scène.  En  toute  circonstance  de  ce  genre, 
les  sentimens  naturels  à  notre  cœur  et  le  raffinement  qu'y  ajoutent 
l'éducation  et  l'usage  du  monde,  la  liberté  absolue  de  l'attaque  et 
les  bornes  étroites  de  la  défense  permise,  donnent  aux  femmes  une 
supériorité  écrasante  sur  tout  homme  qui  n'est  pas  un  mal-appris 
ou  un  amant.  Dans  la  crise  spéciale  qui  me  menaçait,  la  vive  con- 
science de  mes  torts,  le  souvenir  de  la  forme  presque  ingénieuse 
sous  laquelle  mon  offense  s'était  produite,  achevaient  de  m'interdire 
toute  pensée  de  résistance  :  je  me  voyais  livré  pieds  et  poings  liés 


38  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

à  la  vindicte  effrayante  d'une  femme  jeune,  impérieuse  et  courrou- 
cée. Mon  attitude  était  donc  fort  pauvre. 

M""  de  Palme  s'arrêta  à  deux  pas  de  moi,  étala  sa  main  droite  sur 
le  marbre  de  la  cheminée,  et  allongea  vers  la  flamme  du  foyer  la 
pantoufle  mordorée  qui  emprisonnait  son  pied  gauche.  Ayant  ac- 
compli cette  installation  préalable,  elle  se  tourna  vers  moi,  et  sans 
m'adresser  un  seul  mot,  elle  parut  jouir  de  ma  contenance,  qui,  je 
te  le  répète,  ne  valait  rien.  Je  résolus  de  me  rasseoir  et  de  re- 
prendre ma  lecture;  mais  auparavant,  et  en  guise  de  transition,  je 
crus  devoir  dire  poliment  :  —  Vous  ne  voulez  pas  cette  Bévue,  ma- 
dame 2 

—  Merci,  monsieur,  je  ne  sais  pas  lire.  —  Telle  fut  la  réponse 
qui  me  fut  aussitôt  décochée  d'une  voix  brève.  Je  fis  de  la  tête  et 
de  la  main  un  geste  courtois,  par  lequel  je  semblais  compatir  douce- 
ment à  l'infirmité  qui  m'était  révélée,  après  quoi  je  m'assis.  J'étais 
plus  tranquille.  J'avais  reçu  le  feu  de  mon  adversaire.  L'honneur  me 
paraissait  satisfait. 

Néanmoins,  au  bout  de  quelques  minutes  de  silence,  je  recom- 
mençai à  sentir  l'embarras  de  ma  situation;  j'essayais  vainement  de 
m'absorber  dans  ma  lecture;  je  voyais  une  foule  de  petites  pantoufles 
mordorées  miroiter  sur  le  papier.  Une  scène  ouverte  m'eût  décidé- 
ment semblé  préférable  à  ce  voisinage  incommode  et  persistant,  à 
la  muette  hostilité  que  trahissaient  à  mon  regard  furtif  le  pied  agité 
de  M'"^  de  Palme,  le  cliquetis  de  ses  bagues  sur  la  tablette  de  mar- 
bre et  la  mobilité  palpitante  de  sa  narine.  Je  poussai  donc  malgré 
moi  un  soupir  de  soulagement  quand  la  porte,  s'ouvrant  tout  à 
coup,  introduisit  sur  le  théâtre  un  nouveau  personnage  que  je  pou- 
vais considérer  comme  un  allié.  C'était  une  dame,  amie  d'enfance 
de  lady  A...,  et  qui  se  nomme  M'"'^  Durrnaître.  Elle  est  veuve  et 
infiniment  belle;  elle  se  distingue  par  un  degré  de  folie  moindre  au 
milieu  des  folles  mondaines.  A  ce  titre,  et  aussi  bien  en  raison  de 
ses  charmes  supérieurs,  elle  a  conquis  dès  longtemps  l'inimitié  de 
M"^  de  Palme,  qui,  par  allusion  aux  toilettes  sombres  de  sa  rivale, 
au  caractère  languissant  de  sa  beauté  et  à  sa  conversation  un  peu 
élégiaque,  se  plaît  à  l'appeler,  entre  jeunes  gens,  la  veuve  du  Mala- 
bar. M"^  Durmaitre  manque  positivement  d'esprit;  mais  elle  a  de 
l'intelligence,  un  peu  de  littérature  et  beaucoup  de  rêverie.  Elle  se 
pique  d'un  certain  art  de  conversation.  Me  voyant  dépourvu  moi- 
même  de  tout  autre  talent  de  société,  elle  s'est  mis  dans  la  tête  que 
je  devais  avoir  celui-là,  et  a  entrepris  de  s'en  assurer.  Il  s'en  est 
suivi  entre  nous  un  commerce  assez  assidu  et  presque  cordial,  car 
si  je  n'ai  pu  répondre  à  toutes  ses  espérances,  j'écoute  du  moins 
avec  une  attention  rehgieuse  le  petit  pathos  mélancolique  dont  elle 
est  coutumière.  J'ai  l'air  de  le  comprendre,  et  elle  m'en  sait  gré.  La 


LA    PETITE    COMTESSE.  89 

vérité  est  que  je  ne  me  lasse  point  d'entendre  sa  voix,  qui  est  une 
musique,  de  regarder  ses  traits,  qui  sont  d'une  exquise  pureté,  et 
d'admirer  ses  grands  yeux  noirs,  qu'un  rideau  de  cils  épais  enve- 
loppe d'une  ombre  mystique.  Quoi  qu'il  en  soit,  ne  t'inquiète  pas  : 
j'ai  décidé  que  la  saison  d'être  aimé,  et  d'aimer  par  conséquent, 
était  passée  pour  moi;  or  l'amour  est  une  maladie  qu'on  n'a  point 
quand  on  s'attache  sincèrement  à  en  réprimer  les  premières  convul- 
sions. 

M""=  de  Palme  s'était  retournée  au  bruit  de  la  porte  :  quand  elle 
reconnut  M™''  Durmaître,  un  éclair  féroce  jaillit  de  son  œil  bleu;  le 
hasard  lui  envoyait  une  proie.  Elle  laissa  la  belle  veuve  faire  quel- 
ques pas  vers  nous  avec  la  lenteur  traînante  et  douloureuse  qui  ca- 
ractérise son  allure,  et  partant  d'un  éclat  de  rire  :  —  Brava!  dit- 
elle  avec  emphase  :  la  marche  du  supplice!  la  victime  traînée  à 
l'autel!  Iphigénie...  ou  plutôt  Hermione... 

Pleurante  après  sou  cliar  vous  voulez  qu'où  nie  voie  ! 

Qu'est-ce  donc  qui  a  fait  ce  vers-là!...  Je  suis  si  ignorante!...  Ah! 
c'est  votre  ami  M.  de  Lamartine,  je  crois  !  Il  pensait  à  vous,  ma 
chère  ! 

—  Ah  !  vous  citez  des  vers  maintenant,  chère  madame?  dit  M"^  Dur- 
maître,  qui  n'a  point  la  réplique. 

—  Pourquoi  pas,  chère  madame?  En  avez-vous  le  monopole? 
«  Pleurante  après  son  char...  »  J'ai  entendu  dire  cela  à  Piachel...  Au 
fait,  ça  n'est  pas  de  Lamartine,  c'est  de  Boileau...  Je  vous  dirai,  ma 
petite  Nathalie,  que  j'ai  l'intention  de  vous  demander  des  leçons  de 
conversation  sérieuse  et  vertueuse...  C'est  si  amusant!  et  pour  com- 
mencer, voyons,  lequel  préférez-vous,  de  Lamartine  ou  de  Boileau? 

—  Mais,  Bathilde,  il  n'y  a  aucun  rapport,  répondit  M™^  Durmaître 
avec  assez  de  bon  sens  et  avec  beaucoup  trop  de  bonne  foi. 

—  Ah  !  reprit  M™"  de  Palme.  Et  me  montrant  du  doigt  tout  à  coup  : 
—  Vous  préférez  peut-être  monsieur,  qui  fait  aussi  des  vers? 

—  Non,  madame,  dis-je,  c'est  une  erreur;  je  n'en  fais  pas. 

—  Ah  !  je  croyais.  Pardon  ! 

]y[me  Durmaître,  qui  doit  sans  doute  à  la  conscience  de  sa  beauté 
souveraine  son  inaltérable  sérénité  d'âme,  s'était  contentée  de  sou- 
rire avec  une  nonchalance  dédaigneuse.  Elle  se  laissa  tomber  dans 
le  fauteuil  que  je  lui  abandonnais.  —  Quel  temps  triste!  me  dit- 
elle;  vraiment  ce  ciel  d'automne  pèse  sur  l'âme  !  Je  regardais  tout 
à  l'heure  par  la  fenêtre  :  tous  les  arbres  ressem])lent  à  des  cyprès, 
et  toute  la  campagne  à  un  cimetière.  On  dirait  que... 

—  Non,  ah!  non,...  je  vous  en  prie,  Nathalie,  interrompit  M""^  de 
Palme,  arrêtez-vous  là.  C'est  assez  folâtrer  à  jeun.  Vous  vous  ferez 
mal. 


âO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Ah  çà!  ma  chère  Bathilde,  il  faut  décidément  que  vous  ayez 
passé  une  fort  mauvaise  nuit,  dit  la  belle  veuve. 

—  Moi,  ma  chère  amie  !  ah  !  ne  dites  donc  pas  ça!  J'ai  fait  des  rêves 
célestes,...  j'ai  eu  des  extases,...  des  extases,  vous  savez?...  Mon 
âme  s'est  entretenue  avec  des  âmes...  pareilles  à  votre  âme...  Des 
anges  m'ont  souri  à  travers  des  cyprès,...  et  cœtera  pantoufles. 

M™'  Durmaître  rougit  légèrement,  haussa  les  épaules  et  prit  la 
Revue  que  j'avais  posée  sur  la  cheminée. 

—  A  propos,  Nathalie,  reprit  M'"*  de  Palme,  savez-voas  qui  nous 
aurons  aujourd'hui  à  dîner  en  fait  d'hommes? 

L'excellente  Nathalie  nomma  M.  de  Breuilly,  deux  ou  trois  autres 
personnages  mariés  et  le  curé  de  la  commune. 

—  Alors  je  vais  partir  après  le  déjeuner,  dit  la  petite  comtesse  en 
me  regardant. 

—  C'est  fort  gracieux  pour  nous,  murmura  M"^  Durmaître. 

—  Vous  savez,  répliqua  l'autre  avec  un  aplomb  imperturbable, 
que  je  n'aime  que  la  société  des  hommes,  et  il  y  a  trois  classes  d'indi- 
vidus que  je  considère  comme  n'appartenant  pas  à  ce  sexe,  ni  à  aucun 
autre  :  ce  sont  les  hommes  mariés,  les  prêtres  et  les  savans.  —  En 
terminant  cette  sentence,  M""^  de  Palme  m'adressa  un  nouveau  re- 
gard dont  je  n'avais  d'ailleurs  nul  besoin  pour  comprendre  qu'elle 
me  faisait  figurer  dans  sa  classification  des  espèces  neutres  :  ce  ne 
pouvait  être  que  parmi  les  individus  de  la  troisième  catégorie,  bien 
que  je  n'y  aie  aucun  droit;  mais  on  est  savant  à  peu  de  frais  pour 
ces  dames. 

Cependant  le  son  d'une  cloche  retentit  presque  aussitôt  dans  la 
cour  du  château,  et  elle  reprit  :  —  Ah!  voilà  le  déjeuner.  Dieu 
merci!  car  j'ai  une  faim  diabolique,  n'en  déplaise  aux  purs  esprits 
et  aux  âmes  en  peine.  —  Elle  fit  alors  une  glissade  jusqu'à  l'autre 
extrémité  du  salon  et  alla  sauter  au  cou  du  marquis  de  Malouet,  qui 
entrait  suivi  de  ses  hôtes.  Pour  moi,  je  m'empressai  d'offrir  mon 
bras  à  M"'^  Durmaître  et  de  lui  faire  oublier  à  force  de  politesses 
l'orage  que  venait  d'attirer  sur  elle  l'ombre  de  sympathie  qu'elle 
me  témoigne. 

Ainsi  que  tu  as  pu  le  remarquer,  la  petite  comtesse  avait  fait 
preuve  dans  le  cours  de  cette  scène,  comme  toujours,  d'une  liberté  de 
langage  sans  mesure  et  sans  goût;  mais  elle  y  avait  déployé  plus  de 
ressources  d'esprit  que  je  ne  lui  en  supposais,  et  quoiqu'elle  les  eût 
dirigées  contre  moi,  je  ne  pus  me  défendre  de  lui  en  savoir  gré,  — 
tant  je  hais  les  bêtes,  que  j'ai  toujours  trouvées  en  ce  monde  plus 
malfaisantes  que  les  méchans.  D'ailleurs,  pour  être  juste,  les  repré- 
sailles dont  je  venais  d'être  l'objet,  à  part  la  circonstance  qu'elles 
avaient  frappé  les  trois  quarts  du  temps  sur  une  tête  innocente,  me 
semblaient  d'assez  bonne  guerre  :  elles  ne  partaient  point  d'un  fonds 


LA    PETITE    COMTESSE.  41 

mauvais;  elles  avaient  une  tournure  d'espièglerie  plutôt  que  ce  ca- 
ractère de  sérieuse  méchanceté  auquel  se  monte  si  aisément  une 
haine  de  femme,  et  pour  de  moindres  provocations  que  celles  dont 
la  petite  comtesse  avait  eu  à  se  plaindre.  En  résumé  j'avais  souri 
intérieurement  plus  d'une  fois  pendant  cette  escarmouche,  et  l'im- 
pression qu'elle  me  laissait  sur  le  compte  de  mon  ennemie  était  plu- 
tôt atténuante  qu'aggravante.  A  l'éloignenient  et  au  dédain  que 
m'inspirait  la  mondaine  extravagante  se  mêlait  désormais  une 
nuance  de  douce  pitié  pour  l'enfant  mal  élevée  et  pour  la  femme 
mal  dirigée. 

Les  femmes  sont  habiles  à  saisir  les  nuances,  et  celle-ci  n'échappa 
point  à  M'"*"  de  Palme.  Elle  eut  vaguement  conscience  de  mon  léger 
retour  d'opinion  vers  elle;  elle  ne  tarda  pas  même  à  s'en  exagérer  la 
portée  et  à  prétendre  en  abuser.  Pendant  deux  jours,  elle  me  harcela 
de  traits  piquans  que  je  supportai  avec  bonhomie,  et  auxquels  je 
répondis  même  par  quelques  attentions,  car  j'avais  encore  sur  le 
cœur  les  rudes  expressions  de  mon  dialogue  avec  M'"^  de  Malouet, 
et  je  ne  croyais  pas  les  avoir  suffisamment  expiées  par  le  faible  mar- 
tyre que  j'avais  subi  le  lendemain,  en  commun  avec  la  belle  veuve 
du  Malabar. 

Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour  que  M'"^  Bathilde  de  Palme 
s'imaginât  qu'elle  pouvait  me  traiter  en  pays  conquis  et  joindre 
TJlysse  à  ses  compagnons.  Avant-hier,  dans  la  journée,  elle  avait 
essayé  à  plusieurs  reprises  la  mesure  de  son  pouvoir  naissant  sur 
mon  cœur  et  sur  ma  volonté  en  me  demandant  deux  ou  trois  petits 
offices  de  cavalier  servant,  offices  dont  chacun  ici  ambitionne  l'hon- 
neur avec  énmlation,  et  dont  je  m'acquittai  pour  ma  part  avec  poli- 
tesse, mais  avec  une  froideur  évidente.  Ces  jolis  actes  de  servage 
ont  quelquefois  du  charme,  et  surtout  quand  ils  ne  sont  pas  imposés; 
mais  tous  les  âges  et  tous  les  caractères  ne  sont  point  faits  pour  s'y 
plier  avec  la  môme  bonne  grâce.  Les  esprits  graves  et  les  naturels 
un  peu  raides,  sans  jamais  se  refuser  d'une  façon  maussade  à  ce  que 
peut  exiger  en  ce  genre  le  simple  savoir-vivre,  doivent  s'en  tenir  au 
nécessaire  et  ne  pas  rechercher  des  fonctions  que  la  jeunesse  et  une 
certaine  souplesse  élégante  sauvent  seules  du  ridicule. 

Cependant,  malgré  l'extrême  réserve  avec  laquelle  je  m'étais  prêté 
tout  le  jour  à  ces  épreuves,  M'"'  de  Palme  crut  à  son  entier  succès; 
elle  jugea  étourdiment  qu'il  ne  lui  restait  plus  qu'à  river  ma  chaîne 
et  à  me  joindre  à  son  triomphe,  faible  supplément  de  gloire  assuré- 
ment, mais  qui  enfin  avait  à  ses  yeux  le  mérite  de  lui  avoir  été  con- 
testé. Dans  la  soirée,  comme  je  quittais  la  table  de  whist,  elle 
s'avança  vers  moi  délibérément  et  me  pria  de  lui  faire  l'honneur  de 
figurer  avec  elle  dans  la  danse  de  caractère  qu'on  nomme  cotillon.  Je 
m'excusai,  en  riant,  sur  ma  complète  inexpérience;  elle  insista,  me 


A2  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

déclarant  que  j'avais  évidemment  des  dispositions  pour  la  danse  et 
me  rappelant  l'agilité  dont  j'avais  donné  des  preuves  dans  la  forêt. 
Enfin,  pour  terminer  le  débat,  elle  m'entraîna  familièrement  par  le 
bras  en  ajoutant  qu'elle  n'avait  pas  l'habitude  de  se  voir  refusée. 

—  Ni  moi,  madame,  dis-je,  celle  de  me  donner  en  spectacle. 

—  Quoi  !  pas  même  pour  me  plaire? 

—  Pas  même  pour  cela,  madame,  et  quand  même  ce  serait  l'uni- 
que moyen  d'y  réussir.  —  Je  la  saluai  en  souriant  sur  ces  mots  que 
j'avais  accentués  d'une  manière  si  positive,  qu'elle  n'insista  plus. 
Elle  quitta  mon  bras  brusquement  et  alla  rejoindre  un  groupe  de 
danseurs  qui  nous  observait  de  loin  avec  un  intérêt  manifeste.  Elle 
y  fut  accueillie  par  des  chuchottemens  et  des  sourires,  auxquels 
elle  répondit  par  quelques  phrases  rapides,  dont  je  n'entendis  que 
le  mot  revanche.  Je  n'y  fis  pas  autrement  attention  pour  l'instant, 
et  mon  âme  alla  s'entretenir  dans  les  nuages  avec  l'âme  de  M""'  Dur- 
maître. 

Le  lendemain,  une  grande  chasse  devait  avoir  lieu  dans  la  forêt. 
Je  m'étais  arrangé  pour  n'y  point  prendre  part,  voulant  profiter 
d'une  journée  entière  de  solitude  pour  pousser  mon  malheureux  tra- 
vail. Vers  midi,  les  chasseurs  se  réunirent  dans  la  cour  du  château, 
qui  retentit  pendant  un  quart  d'heure  du  son  éclatant  des  trompes, 
du  piétinement  des  chevaux  et  des  aboiemens  de  la  meute.  Puis 
cette  mêlée  tumultueuse  s'engouffra  dans  l'avenue;  le  bruit  s'étei- 
gnit peu  à  peu,  et  je  demeurai  maître  de  moi  et  de  mon  esprit  dans 
im  silence  d'autant  plus  doux  qu'il  est  singulièrement  rare  sous  ce 
méridien. 

Je  jouissais  depuis  quelques  minutes  de  mon  isolement,  et  je 
feuilletais,  en  souriant  à  mon  bonheur,  les  pages  in-folio  de  la  Neus- 
triapia,  quand  je  crus  entencke  un  cheval  galoper  dans  l'avenue, 
et  bientôt  après  sur  le  pavé  de  la  cour.  Quelque  chasseur  en  retard  ! 
me  dis-je  à  part  moi,  et,  prenant  ma  plume,  je  commençai  à  extraire 
de  l'énorme  volume  le  passage  relatif  aux  chapitres  généraux  des 
bénédictins;  mais  une  nouvelle  et  plus  grave  interruption  vint  m'af- 
iliger  :  on  frappait  à  la  porte  de  la  bibliothèque.  Je  secouai  la  tête 
avec  humeur,  et  je  dis  :  entrez!  —  du  ton  dont  j'aurais  pu  dire  : 
sortez!  —  On  entra.  J'avais  vu  peu  d'instans  auparavant  M""'  de 
Palme  prendre  son  vol  avec  ses  plumes  en  tête  de  la  cavalcade,  et 
je  ne  fus  pas  médiocrement  surpris  de  la  retrouver  à  deux  pas  de 
moi,  dès  que  la  porte  se  fut  ouverte.  —  Elle  avait  la  tête  nue  et  les 
cheveux  attifés  en  arrière  d'une  façon  bizarre  :  elle  tenait  d'une 
main  sa  cravache  et  relevait  de  l'autre  la  queue  traînante  de  ses  lon- 
gues jupes  d'amazone.  L'animation  de  la  course  qu'elle  venait  de 
faire  semblait  encore  exagérer  l'expression  d'audace  qui  est  habi- 
tuelle à  son  regard  et  à  ses  traits.  Et  pourtant  sa  voix  était  moins 


LA   PETITE    COMTESSE.  Zl3 

assurée  qu'à  l'ordinaire,  lorsqu'elle  me  dit,  à  peine  entrée  :  —  Ah  ! 
pardon!...  est-ce  que  M™"  de  Malouet  n'est  pas  ici? 

Je  m'étais  levé  de  toute  ma  grandeur.  —  Non,  madame,  elle  n'est 
pas  ici. 

—  Ah!  pardon...  Vous  ne  savez  pas  où  elle  est? 

—  Non,  madame;  mais  je  vais  m'en  informer,  si  vous  le  désirez. 

—  Merci,  merci...  Je  vais  la  trouver...  C'est  qu'il  m'est  arrivé 
un  accident... 

—  Vraiment,  madame? 

—  Oh!  fort  peu  de  chose,...  une  branche  a  déchiré  la  bourda- 
loue  de  mon  chapeau,  et  mes  plumes  sont  tombées... 

—  Vos  plumes  bleues,  madame? 

—  Oui,...  mes  plumes  bleues...  Enfin  je  suis  revenue  au  château 
pour  faire  recoudre  ma  bourdaloue...  Vous  êtes  bien  là  pour  tra- 
vailler? 

—  Parfaitement,  madame,  on  ne  peut  mieux. 

—  Etes-vous  très  occupé  dans  ce  moment-ci? 

—  Mais  oui,  madame,  assez  occupé. 

—  Ah  !  tant  pis  ! 

—  Pourquoi  donc? 

—  Parce  que...  j'avais  envie,...  l'idée  m'était  venue  de  vous  de- 
mander de  m'accompagner  à  la  forêt...  Ces  messieurs  seront  pres- 
que arrivés  quand  je  repartirai,...  et  je  ne  puis  guère  m'en  aller 
seule,...  si  loin... 

En  gazouillant  du  bout  des  lèvres  cette  explication  un  peu  em- 
brouillée, la  petite  comtesse  avait  un  air  à  la  fois  sournois  et  trou- 
blé qui  fortifia  beaucoup  le  sentiment  de  défiance  que  la  gaucherie 
de  son  entrée  avait  fait  naître  dans  mon  esprit. 

—  Madame,  lui  dis-je,  vous  me  désespérez  :  je  regretterai  toute 
ma  vie  d'avoir  laissé  échapper  l'occasion  charmante  que  vous  dai- 
gnez m' offrir,  mais  il  faut  que  le  courrier  de  demain  emporte  ce 
travail,  que  le  ministre  attend  avec  une  extrême  impatience. 

—  Vous  avez  peur  de  perdre  votre  place  ? 

—  Je  n'en  ai  pas,  madame;  ainsi... 

—  Eh  bien  !  laissez  attendre  le  ministre  pour  moi  :  ça  me  flattera. 

—  C'est  impossible,  madame. 

Elle  prit  un  ton  fort  sec  :  —  Mais...  c'est  trop  singulier!...  Com- 
ment! vous  ne  tenez  pas  plus  que  cela  à  m' être  agréable? 

—  Madame,  lui  dis-je  assez  sèchement  à  mon  tour,  je  tiendrais 
beaucoup  à  vous  être  agréable,  mais  je  ne  tiens  nullement  à  vous 
faire  gagner  votre  pari. 

Je  lançais  cette  insinuation  un  peu  au  hasard,  m'appuyant  sur 

quelcpies  souvenirs  et  sur  quelques  indices  que  tu  as  pu  recueillir 

à  et  là  dans  mon  récit.  Toutefois  j'avais  touché  juste.  M""^  de  Palme 


hh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rougit  jusqu'au  front,  balbutia  deux  ou  trois  paroles  que  je  n'en- 
tendis pas,  et  sortit  de  l'appartement,  ayant  perdu  toute  conte- 
nance. 

Cette  déroute  précipitée  me  laissa  moi-même  très  confus.  Je  ne 
saurais  admettre  que  nous  devions  pousser  le  respect  pour  le  sexe 
faible  jusqu'à  nous  prêter  sottement  à  tous  les  caprices  et  à  toutes 
les  entreprises  qu'il  peut  plaire  à  une  femme  de  diriger  contre  notre 
repos  ou  contre  notre  dignité;  mais  notre  droit  de  légitime  défense 
en  de  telles  rencontres  est  circonscrit  dans  des  limites  étroites  et  dé- 
licates que  je  craignais  d'avoir  franchies.  Il  suffisait  que  M""^  de  Palme 
fut  isolée  dans  le  monde,  et  sans  autre  protection  que  son  sexe,  pour 
qu'il  me  parût  extrêmement  pénible  d'avoir  cédé  sans  mesure  à  l'ir- 
ritation, juste  d'ailleurs,  que  m'avait  causée  son  impertinente  réci- 
dive. Comme  j'essayais  d'établir  entre  nos  torts  réciproques  une 
balance  qui  calmât  mes  scrupules,  on  frappa  de  nouveau  à  la  porte 
de  la  bibliothèque.  Ce  fut  cette  fois  M""^  de  Malouet  qui  entra.  Elle 
était  émue.  —  Ah  çà!  me  dit-elle,  qu'est-ce  donc  qui  s'est  passé? 

Je  lui  contai  de  point  en  point  le  détail  de  mon  entretien  avec 
M™'  de  Palme,  et,  tout  en  exprimant  un  profond  regret  de  ma  viva- 
cité, j'ajoutai  que  la  conduite  de  cette  dame  à  mon  égard  était  inex- 
plical3le,  qu'elle  m'avait  pris  deux  fois  en  vingt-quatre  heures  pour 
objet  de  ses  gageures,  et  que  c'était  beaucoup  trop  d'attention  de  sa 
part  pour  un  homme  qui  lui  demandait  uniquement  la  grâce  de  ne 
pas  s'occuper  de  lui  plus  qu'il  ne  s'occupait  d'elle. 

—  Mon  Dieu  !  me  dit  la  bonne  marquise,  je  ne  vous  reproche  rien. 
J'ai  pu  apprécier  par  mes  yeux,  depuis  quelques  jours,  votre  con- 
duite et  la  sienne;  mais  tout  cela  est  fort  désagréable.  Cette  enfant 
vient  de  se  jeter  en  pleurant  dans  mes  bras.  Elle  prétend  que  vous 
l'avez  traitée  comme  une  créature... 

Je  me  récriai  :  —  Madame,  je  vous  ai  rapporté  textuellement  mes 
paroles. 

—  Ce  ne  sont  pas  vos  paroles,  c'est  votre  air,  votre  ton...  Mon- 
sieur George,  permettez-moi  de  m'expliquer  franchement  avec  vous: 
avez-vous  peur  de  devenir  amoureux  de  M""^  de  Palme? 

—  jNullement,  madame. 

—  Avez-vous  envie  qu'elle  devienne  amoureuse  de  vous? 

—  Pas  davantage,  je  vous  assure. 

—  Eh  bien!  faites-moi  un  plaisir  :  mettez  pour  aujourd'hui  votre 
amour-propre  de  côté,  et  accompagnez  M'"'^  de  Palme  à  la  chasse. 

—  Madame  ! 

—  Le  conseil  vous  paraît  singulier;  mais  vous  pouvez  croire  que 
je  ne  vous  le  donne  pas  sans  y  avoir  réfléchi.  L'éloignement  que 
vous  témoignez  à  M™"  de  Palme  est  précisément  ce  qui  attire  vers 
vous  cette  enfant  impérieuse  et  gâtée.  Elle  s'irrite  et  s'obstine  contre 


LA    PETITE    COMTESSE.  A5 

une  résistance  à  laquelle  on  ne  l'a  point  accoutumée.  Ayez  l'humilité 
de  lui  céder.  Faites  cela  pour  moi. 

—  Sérieusement,  madame,  vous  pensez?... 

—  Je  pense,  reprit  en  riant  la  vieille  dame,  ne  vous  en  déplaise, 
que  vous  perdrez  votre  principal  mérite  à  ses  yeux  aussitôt  qu'elle 
vous  verra  subir  son  joug  comme  tout  le  monde. 

—  En  vérité,  madame,  vous  me  présentez  les  choses  sous  un  point 
de  vue  tout  nouveau.  Jamais  je  n'ai  conçu  la  pensée  d'attribuer  les 
taquineries  de  M""'  de  Palme  à  un  sentiment  dont  j'eusse  lieu  de  me 
glorifier. 

—  Et  vous  avez  eu  raison,  reprit-elle  vivement  :  il  n'y  a  jusqu'à 
présent  rien  de  pareil,  Dieu  merci  ;  mais  cela  eût  pu  venir,  et  vous 
êtes  trop  galant  homme  pour  le  vouloir  avec  les  dispositions  que  je 
vous  connais. 

—  Je  m'abandonne  absolument  à  votre  direction,  madame;  je  vais 
mettre  mon  chapeau  et  mes  gants.  Reste  à  savoir  comment  M'"*'  de 
Palme  accueillera  mon  empressement  un  peu  tardif. 

—  Elle  l'accueillera  fort  bien,  si  vous  mettez  de  la  bonne  grâce  à 
le  lui  offrir. 

—  Pour  cela,  madame,  j'y  mettrai  toute  celle  dont  je  suis  ca- 
pable. 

Sur  cette  assurance,  M'"^  de  Malouet  me  tendit  sa  main,  que  je 
baisai  avec  un  profond  respect,  mais  avec  une  assez  mince  grati- 
tude. 

Quand  j'arrivai  dans  le  salon,  botté  et  éperonné,  M'"^  de  Palme  y 
était  seule  :  plongée  dans  un  fauteuil  et  ensevelie  sous  ses  jupes, 
elle  achevait  de  rattacher  sa  bourdaloue.  Elle  leva  et  baissa  rapide- 
ment les  yeux,  qu'elle  avait  fort  rouges. 

—  Madame,  lui  dis-je,  je  suis  si  sincèrement  affligé  de  vous  avoir 
offensée,  que  j'ose  vous  demander  le  pardon  d'une  maussaderie  im- 
pardonnable. Je  viens  me  mettre  à  voti-e  disposition;  si  vous  refusez 
ma  compagnie,  vous  ne  ferez  que  m'infliger  une  mortification  très 
méritée,  mais  vous  me  laisserez  plus  malheureux  que  je  n'ai  été  cou- 
pable,... et  c'est  beaucoup  dire. 

M'"*  de  Palme,  tenant  plus  de  compte  de  l'émotion  de  ma  voix  que 
de  mon  patlios  diplomatique,  releva  les  yeux  vers  moi,  entr'ouvrit 
les  lèvres,  ne  dit  rien,  et  finalement  avança  une  main  un  peu  trem- 
blante que  je  me  hâtai  de  recevoia*  dans  la  mienne.  Elle  se  servit  aus- 
sitôt de  ce  point  d'appui  pour  se  dresser  sur  ses  pieds,  et  bondit  lé- 
gèrement sur  le  parquet.  Quelques  minutes  après,  nous  étions  tous 
deux  à  cheval,  et  nous  sortions  de  la  cour  du  château. 

Nous  atteignunes  l'extrémité  de  l'avenue  sans  avoir  échangé  une 
parole.  Je  sentais  profondément,  tu  peux  le  croire,  combien  ce  si- 
lence, de  mon  côté  du  moins,  était  gauche,  empesé  et  ridicule;  mais, 


hQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  il  arrive  souvent  dans  les  circonstances  qui  réclament  le  plus 
impérieusement  des  ressources  d'éloquence,  j'étais  frappé  d'une 
stérilité  d'esprit  invincible.  Je  cherchais  vainement  une  entrée  en 
matière  vraisemblable,  et  plus  je  me  dépitais  de  n'en  trouver  au- 
cune, moins  je  devenais  capable  d'y  réussir.  J'étais  d'ailleurs  agité 
de  réflexions  aussi  nouvelles  que  pénibles;  je  suivais  malgré  moi 
l'ordre  d'idées  très  imprévu  où  m'avaient  jeté  les  étranges  apprécia- 
tions de  M'"*'  de  Malouet.  Je  me  demandais  jusqu'à  quel  point  ces 
appréciations  pouvaient  être  fondées,  et  jusqu'à  quel  point,  en  ce 
cas,  les  conseils  et  la  prudence  de  la  marquise  avaient  été  bien 
inspirés.  Je  me  rappelais  la  vivacité  hautaine,  volontaire  et  capri- 
cieuse de  la  jeune  femme  qui  était  à  mes  côtés;  je  voyais  son  air 
accablé  et  presque  dompté.  Tout  cela  me  troublait  et  me  touchait 
vaguement.  L'abîme  qui  me  sépare  à  jamais  d'ane  telle  pei'sonne 
n'en  subsistait  pas  moins  dans  son  immensité;  mais,  si  cela  peut  se 
dire,  je  sentais  toujours  entre  nous  la  distance,  et  je  ne  sentais  plus 
l'éloignement. 

M""'  de  Palme,  qui  n'était  pas  initiée  à  mes  secrètes  méditations, 
et  qui  d'ailleurs  n'en  eût  peut-être  goûté  que  modérément  les  nuan^ 
ces  les  plus  bienveillantes,  finit  par  s'impatienter  d'un  silence  au 
moins  embarrassant.  —  Si  nous  courions  un  peu?  dit-elle  tout  à 
coup. 

—  Gourons,  dis-je,  et  nous  partîmes  au  galop,  ce  qui  me  soula- 
gea infiniment. 

Cependant  il  fallut,  bon  gré,  mal  gré,  ralentir  notre  allure  au 
haut  du  chemin  tortueux  qui  mène  dans  la  vallée  des  Ruines,  Le  soin 
de  guider  nos  chevaux  dans  le  cours  de  cette  descente  difficile  put 
encore,  durant  quelques  minutes,  servir  de  prétexte  à  mon  mutisme; 
mais  eh  arrivant  sur  le  terre-plein  de  la  vallée,  je  vis  bien  qu'il  fal- 
lait parler  à  tout  prix,  et  j'allais  débuter  par  une  banalité  quelconque, 
lorsque  M"^  de  Palme  voulut  bien  me  prévenir  : 

—  On  dit,  monsieiu-,  que  vous  avez  beaucoup  d'esprit? 

—  Madame,  répondis-je  en  riant,  vous  pouvez  en  juger. 

—  Difficilement  jusqu'ici,  quand  même  j'en  serais  capable,  ce  que 
■vous  êtes  très  éloigné  de  croire...  Oh  !  ne  le  niez  pas!  C'est  parfaite- 
ment inutile  après  la  conversation  que  le  hasard  m'a  fait  entendre 
l'autre  soir... 

—  Madame,  j'ai  commis  tant  de  méprises  sur  votre  compte,  que 
vous  devez  vous  expliquer  la  confusion  pitoyable  où  je  suis  vis-à-vis 
de  vous. 

—  Et  sur  quels  points  vous  êtes  vous  mépris? 

—  Sur  tous,  je  crois. 

—  Yous  n'en  êtes  pas  bien  sûr...  Convenez  au  moins  que  je  suis 
une  bonne  femme... 


LA   PETITE   COMTESSE.  47 

—  Oh  !  de  tout  mon  cœur,  madame  ! 

—  Vous  avez  bien  dit  cela...  Je  crois  que  vous  le  pensez...  Vous 
n'êtes  pas  méchant  non  plus,  je  crois,  et  cependant  vous  l'avez  été 
pour  moi,  cruellement. 

—  C'est  vrai. 

—  Quelle  espèce  d'homme  êtes^vous  donc?  reprit  la  petite  comtesse 
de  sa  voix  brève  et  brusque.  Je  n'y  comprends  pas  grand' chose.  A  quel 
titre,  en  vertu  de  quoi  me  méprisez-vous?  Je  suppose  que  je  sois  réel- 
lement coupable  de  toutes  les  intrigues  qu'on  me  prête  :  qu'est-ce 
que  cela  vous  fait?  Étes-vous  un  saint,  vous?  un  réformateur?  iN'a- 
vez-vous  jamais  eu  de  maîtresses?  Avez-vous  plus  de  vertu  que  les 
autres  hommes  de  votre  âge  et  de  votre  condition  ?  Quel  droit  avez- 
vous  de  me  mépriser?  Expliquez-moi  ça. 

—  Madame,  si  j'avais  à  me  reprocher  les  sentimens  que  vous  me 
supposez,  je  vous  répondrais  que  jamais  personne,  dans  votre  sexe 
ni  dans  le  mien,  n'a  pris  sa  propre  moralité  pom-  règle  de  son  opi- 
nion et  de  ses  jugemens  sur  autrui  :  on  vit  comme  on  peut,  et  on 
juge  comme  on  doit;  c'est  en  particulier  une  inconséquence  très  or- 
dinaire parmi  les  hommes,  de  ne  point  estimer  les  faiblesses  qu'ils 
encouragent  et  dont  ils  profitent...  Mais,  pour  mon  compte,  je  me 
tiens  sévèrement  en  garde  contre  un  rigorisme  aussi  ridicule  chez 
un  homme  que  coupable  chez  un  chrétien...  Et  quant  à  cette  con- 
versation qu'un  hasard  déplorable  vous  a  livrée,  et  où  mes  expres- 
sions, comme  il  arrive  toujours,  ont  dépassé  de  beaucoup  la  mesure 
de  ma  pensée,  —  c'est  une  offense  que  je  n'effacerai  jamais,  je  le 
sais;  mais  je  vous  l'expliquerai  du  moins  avec  franchise.  Chacun  a 
ses  goûts  et  sa  façon  d'entendre  la  vie  en  ce  monde  :  nous  différons 
tellement,  vous  et  moi,  à  cet  égard,  que  j'ai  conçu  pour  vous,  et  que 
vous  avez  conçu  pour  moi,  à  vue  de  pays,  une  antipathie  extrême. 
Cette  disposition,  qui,  d'un  côté  du  moins,  madame,  devait  se  mo- 
difier singulièrement  sur  plus  ample  informé,  m'a  entraîné  à  des 
mouvemens  d'humeur  et  à  des  vivacités  de  controverse  peu  réflé- 
chis :  vous  avez  souffert  sans  doute,  madame,  des  violences  de  mon 
langage,  mais  beaucoup  moins,  veuillez  le  croire,  que  je  n'en  devais 
souffrir  moi-même,  après  en  avoir  reconnu  l'injustice  profonde  et 
irréparable. 

Cette  apologie,  plus  sincère  que  lucide,  n'obtint  point  de  réponse. 
Nous  achevions  en  ce  moment  de  traverser  l'église  de  l'abbaye,  et 
nous  nous  trouvâmes  à  l'improviste  mêlés  aux  derniers  rangs  de  la 
cavalcade.  Notre  apparition  fit  courir  un  sourd  murmure  dans  la  foule 
pressée  des  chassevu's.  M"'^  de  Palme  fut  entourée  aussitôt  d'une 
troupe  joyeuse  qui  parut  lui  adresser  des  félicitations  sur  le  gain 
de  sa  gageure.  Elle  les  reçut  d'une  mine  indifférente  et  boudeuse, 
fouetta  son  cheval  et  gagna  les  avant-postes  pour  entrer  en  forêt. 


liS  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Cependant  M.  de  Malouet  m'avait  accueilli  avec  une  affabilité 
plus  marquée  encore  que  de  coutume,  et,  sans  faire  aucune  allusion 
directe  à  l'incident  qui  m'amenait  contre  mon  gré  à  cette  fête  cyné- 
gétique, il  n'omit  aucune  attention  pour  m'en  faire  oublier  le  léger 
désagrément.  Bientôt  après,  les  chiens  lancèrent  un  cerf,  et  je  les 
suivis  avec  ardeur,  n'étant  nullement  insensible  à  l'ivresse  de  ce 
divertissement  viril,  quoiqu'elle  ne  suffise  pas  à  mon  bonheur  en  ce 
monde. 

La  meute  se  laissa  dépister  deux  ou  trois  fois,  et  la  joui'née  tourna 
à  l'avantage  du  cerf.  — Nous  reprhues  vers  quatre  heures  le  chemin 
du  château.  Quand  nous  traversâmes  la  vallée  au  retour,  le  crépus- 
cule dessinait  déjà  plus  nettement  sur  le  ciel  la  silhouette  des  arbres 
et  la  crête  des  collines  :  une  ombre  mélancolique  descendait  sur  les 
bois,  et  un  brouillard  blanchâtre  glaçait  l'herbe  des  prairies,  tandis 
qu'une  brunie  plus  épaisse  marquait  les  détours  de  la  petite  rivière. 
Comme  je  m'absorbais  dans  la  contemplation  de  cette  scène,  qui  me 
rappelait  des  jours  meilleurs,  je  vis  tout  à  coup  M"'  de  Palme  à  mes 
côtés. 

—  Je  crois  après  réflexion,  me  dit-elle  avec  sa  brusquerie  accou- 
tumée, que  vous  méprisez  mon  ignorance  et  mon  manque  d'esprit 
beaucoup  plus  que  ma  prétendue  légèreté  de  mœurs...  Vous  faites 
moins  de  cas  de  la  vertu  que  de  la  pensée...  Est-ce  cela? 

— Non  assurément,  dis-je  en  riant,  ce  n'est  pas  cela;  ce  n'est  rien 
de  tout  cela.  D'abord  le  mot  de  mépris  doit  être  supprimé,  n'ayant 
rieçi  à  faire  ici;...  ensuite  je  ne  crois  guère  à  votre  ignorance  et  pas 
du  tout  à  votre  manque  d'esprit...  Enfin  je  ne  vois  rien  au-dessus 
de  la  vertu,  quand  je  la  vois,  ce  qui  est  rare.  Je  suis  confus  au  reste, 
madame,  de  l'importance  que  vous  attachez  à  ma  manière  de  voir... 
Le  secret  de  mes  prédilections  et  de  mes  répugnances  est  fort 
simple  :  j'ai,  comme  je  vous  le  disais,  le  plus  religieux  respect  pour 
la  vertu,  mais  toute  la  mienne  se  borne  à  un  sentiment  profond  de 
-quelques  devoirs  essentiels  que  je  pratique  tant  bien  que  mal;  je 
ne  saurais  donc  exiger  davantage  de  qui  que  ce  soit...  Quant  à  la 
pensée,  j'avoue  que  j'en  fais  grand  cas,  et  la  vie  me  paraît  chose 
trop  sérieuse  pour  être  traitée  sur  le  pied  d'un  bal  continuel,  du 
berceau  à  la  tombe.  De  plus  les  productions  de  l'intelligence,  les 
œuvres  de  l'art  en  particulier  sont  l'objet  de  mes  préoccupations  les 
plus  passionnées,  et  il  est  naturel  que  j'aime  à  pouvoir  parler  de  ce 
qui  m'intéresse.  Voilà  tout. 

Faut-il  absolument  avoir  sans  cesse  à  la  bouche  les  extases  de 

l'âme,  les  cimetières  et  la  Vénus  de  Milo  pour  prendre  dans  votre 
opinion  le  rang  d'une  femme  sérieuse  et  d'une  femme  de  goût?... 
Au  surplus,  vous  avez  raison, —je  ne  pense  jamais;  si  je  pensais 
une  seule  minute,  il  me  semble  que  je  deviendrais  folle,  que  ma  tête 


LA    PETITE    COMTESSE.  49 

craquerait...  Et  à  quoi  pensiez-vous,  vous,  clans  la  cellule  de  ce 
vieux  couvent? 

—  J'y  ai  beaucoup  pensé  à  vous,  tlis-je  gaiement,  le  soii'  de  ce 
jour  où  vous  m'aviez  si  rudement  pourchassé,  et  je  vous  y  ai  mau- 
dite de  tout  mon  cœur. 

—  Gela  se  comprend.  —  Elle  se  mit  à  rire,  regarda  un  peu  autour 
d'elle  et  reprit  :  —  Quel  joli  vallon!  quelle  charmante  soirée!...  Et 
maintenant  me  maudissez-vous? 

—  Maintenant  je  voudrais  du  fond  de  l'âme  pouvoir  quelque  chose 
pour  votre  bonheur. 

—  Et  moi  pour  le  vôtre,  dit-elle  simplement. 

Je  m'inclinai  pour  toute  réponse,  et  il  s'en  suivit  un  court  silence. 

—  Si  j'étais  homme,  reprit  tout  cà  coup  M"^  de  Palme,  je  crois  que 
je  me  ferais  ermite. 

—  Oh  !  quel  dommage  ! 

—  Ça  ne  vous  étonne  pas,  cette  idée? 

—  Non,  madame. 

—  Rien  ne  vous  étonnerait  de  ma  part,  avouez-le.  Vous  me  croyez 
capable  de  tout,  —  de  tout...  peut-être  même  de  vous  aimer?... 

—  Pourquoi  pas?  On  revient  de  loin!  Je  vous  aime  bien,  moi,  à 
l'heure  qu'il  est!  C'est  un  bel  exemple  à  suivre. 

—  Vous  me  permettrez  d'y  réfléchir? 

—  Pas  longtemps  ! 

—  Le  temps  qu'il  faudra...  Nous  sommes  amis  en  attendant. 

—  Si  nous  sommes  amis,  il  n'y  a  plus  rien  à  attendre,  dis-je  en 
présentant  franchement  ma  main  à  la  petite  comtesse.  Je  sentis 
qu'elle  la  serrait  avec  un  peu  de  réserve,  et  la  conversation  finit  là. 
Nous  étions  au  haut  des  collines,  la  nuit  était  tout  à  fait  tombée;  nous 
ne  fîmes  plus  qu'une  course  jusqu'au  château. 

Comme  je  descendais  de  ma  chambre  pour  le  dîner,  je  rencontrai 
M™''  de  Malouet  dans  le  vestibule  :  —  Eh  bien  !  me  dit-elle  en  riant, 
vous  êtes-vous  conformé  à  l'ordonnance? 

—  Religieusement,  madame. 

—  Vous  vous  êtes  montré  subjugué? 

—  Oui,  madame. 

—  C'est  parfait.  La  voilà  tranquille  et  vous  aussi. 
—  Ainsi  soit-il,  dis-je. 

La  soirée  se  passa  sans  autre  incident.  Je  me  plus  à  rendre  à  M'"''  de 
Palme  quelques  petits  services  qu'elle  ne  me  demandait  plus.  Elle 
quitta  deux  ou  trois  fois  la  danse  pour  m'adresser  des  plaisanteries 
bienveillantes  qui  lui  traversaient  la  cervelle,  et  quand  je  me  reti- 
rai, elle  me  suivit  jusqu'à  la  porte  d'un  regard  souriant  et  cordial. 

Je  te  demande  maintenant,  ami  Paul,  de  dégager  le  sens  précis 


50  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

et  la  moralité  de  cette  histoire.  Tu  jugeras  peut-être,  et  je  le  désire, 
qu'une  imagination  chimérique  peut  seule  donner  les  proportions 
d'un  événement  à  cet  épisode  vulgaire  de  la  vie  mondaine;  mais 
si  tu  vois  dans  les  faits  que  je  t'ai  racontés  le  moindre  germe  d'un 
danger,  le  moindre  élément  d'une  conq^lication  sérieuse,  dis-le-moi; 
je  romps  les  engagemens  qui  me  devaient  encore  retenir  ici  une 
dizaine  de  jours,  et  je  pars. 

Je  n'aime  point  M"''  de  Palme;  je  ne  puis  ni  ne  veux  l'aimer.  Mon 
opinion  sur  son  compte  s'est  évidemment  transformée;  je  la  regarde 
désormais  comme  une  bonne  petite  femme.  Sa  tête  est  légère  et  le 
sera  toujours;  sa  conduite  vaut  mieux  qu'on  ne  le  dit,  quoique  moins 
peut-être  qu'elle  ne  le  dit  de  son  côté;  enfin  son  cœur  a  du  poids  et 
du  prix.  J'ai  pour  elle  de  l'amitié,  une  affection  qui  a  quelque  chose 
de  paternel,  mais  de  moi  à  elle  rien  de  plus  n'est  vraisemblable; 
l'étendue  des  cieux  nous  sépare.  La  pensée  d'être  son  mari  me  fait 
éclater  de  rire,  et,  par  un  sentiment  que  tu  apprécieras,  la  pensée 
d'être  son  amant  me  fait  horreur.  —  Chez  elle,  je  crois  à  l'ombre 
d'un  caprice,  et  pas  même  à  la  pénombre  d'une  passion.  Me  voilà 
sur  son  étagère  avec  les  autres  magots,  et  je  pense,  comme  M"*  de 
Malouet,  que  cela  lui  suffira.  Toutefois  qu'en  penses-tu,  toi? 

Je  crois  nécessaire  de  te  rappeler,  Paul ,  en  terminant  cette  con- 
sultation dont  certains  passages  exhalent  un  parfum  si  suspect,  de 
te  rappeler,  mon  ami,  que  je  ne  suis  pas  un  fat.  Je  t'ai  dit  la  vérité 
stricte.  La  fatuité  ne  consiste  pas,  je  suppose,  à  s'apercevoir  qu'une 
femme  vous  serre  la  main  quand  elle  vous  la  tord,  mais  à  tirer  va- 
nité d'un  genre  de  succès  si  commun  et  si  rarement  réservé  au  mé- 
rite. Je  me  rappelle  toujours  ce  vieux  comédien  de  province  ridé, 
couturé,  craquelé,  hideux  et  bête,  qui  me  contait  qu'une  femme 
superbe  lui  disait  un  soir  :  —  «  Oh  !  tu  n'es  pas  un  homme,  tu  es 
un  dieu!  »  Je  suis  convaincu  que  c'était  vrai.  Oui,  par  la  merci  du 
ciel,  le  plus  laid  des  mortels,  et  c'est  notre  ami  G...  de  l'Institut,  a 
le  plaisir  de  s'entendre  dire  au  moins  une  fois  en  sa  vie  par  une 
bouche  de  femme  qu'il  est  beau  comme  un  ange.  Cela  a  été  de  tout 
temps,  et  c'est  pourquoi,  de  tout  temps,  fat  a  été  synonyme  de  sot. 
Tout  aveugle  trouve  un  chien  qui  le  suit  et  n'en  est  pas  plus  fier. 

Bonsoir. 

YH. 

7  octobre. 

Cher  Paul,  je  prends  part  du  fond  du  cœur  à  ton  chagrin.  Per- 
mets-moi seulement  de  t' affirmer,  d'après  les  détails  mêmes  de  ta 
lettre,  que  la  maladie  de  ton  excellente  mère  n'offre  aucun  symptôme 
inquiétant.  C'est  une  de  ces  crises  douloureuses,  mais  sans  danger, 


LA   PETITE   COMTESSE.  51 

que  l'approche  de  l'hiver  lui  ramène  presque  invariablement  chaque 
année,  tu  le  sais.  Patience  donc,  et  courage,  je  t'en  prie. 

Il  me  faut,  mon  ami,  l'expression  formelle  de  ton  désir  pour  que 
j'ose  mêler  mes  petites  misères  à  tes  sérieuses  sollicitudes.  —  Comme 
tu  le  prévoyais  dans  ta  sagesse  et  dans  ta  bonne  amitié,  je  devais 
avoir  besoin ,  quand  je  recevrais  ta  lettre ,  non  de  conseils,  mais 
de  consolations.  Je  n'ai  pas  le  cœur  tranquille,  et,  ce  qui  est  pire 
pour  moi,  ma  conscience  ne  l'est  pas  davantage  :  cependant  j'ai  cru 
faire  mon  devoir.  L'ai-je  bien  ou  mal  compris?  Tu  en  jugeras.  Mon 
Dieu  !  je  porte  quelquefois  une  stupide  envie  à  ceux  que  je  vois  céder 
sans  scrupule,  sans  combat,  avec  le  pur  instinct  de  la  brute,  à  ce 
qui  les  attire  ou  à  ce  qui  les  repousse  !  Que  de  tourmens  donne  la 
conscience  à  une  âme  naturellement  honnête,  qui  n'est  point  guidée 
par  des  principes  certains  et  soutenue  par  une  foi  positive  ! 

Je  reprends  ma  situation  vis-à-vis  de  M"^  de  Palme  où  je  l'avais 
laissée  dans  ma  dernière  lettre.  —  Le  lendemain  de  notre  explica- 
tion, je  mis  tous  mes  soins  à  maintenir  nos  relations  sur  le  pied  de 
bonne  camaraderie  où  elles  me  paraissaient  établies,  et  qui  consti- 
tuaient, selon  moi,  le  seul  genre  d'intelligence  qui  fût  désirable,  et 
même  possible  entre  nous.  Il  me  sembla  ce  jour-là  qu'elle  se  monti'ait 
animée  de  la  même  vivacité  et  du  même  entrain  qu'à  l'ordinaire  : 
seulement  je  crus  remarquer  que  son  regard  et  sa  voix,  lorsqu'elle 
s'adressait  à  moi,  prenaient  une  douceur  sérieuse  qui  n'est  point  de 
son  caractère  habituel;  mais  les  jours  suivans,  quoique  je  n'eusse 
point  dévié  de  la  ligne  de  conduite  que  je  m'étais  tracée,  il  me  fut 
impossible  de  ne  pas  m'apercevoir  que  M""'  de  Palme  avait  perdu 
quelque  chose  de  sa  gaieté,  et  qu'une  vague  préoccupation  altérait 
la  sérénité  de  son  front.  Je  la  voyais  étonner  ses  danseurs  par  ses 
distractions  :  elle  continuait  de  suivre  le  tourbillon,  mais  elle  ne  le 
dirigeait  plus.  Elle  prétextait  brusquement  de  la  fatigue  au  milieu 
d'une  valse,  quittait  sans  autre  cérémonie  le  bras  de  son  cavalier, 
et  s'asseyait  dans  un  coin  d'un  air  boudeur  et  pensif.  S'il  y  avait  un 
fauteuil  vide  près  du  mien,  elle  s'y  jetait,  et  commençait  à  travers 
son  éventail  une  conversation  bizarre  et  à  bâtons  rompus,  comme 
Celle-ci  : 

—  Si  je  ne  puis  me  faire  ermite,  je  puis  me  faire  religieuse...  Que 
diriez-vous,  si  vous  me  voyiez  demain  entrer  dans  un  couvent? 

—  Je  dirais  que  vous  en  sortiriez  après-demain. 

—  Vous  n'avez  aucune  confiance  dans  mes  résolutions? 

—  Quand  elles  sont  folles,  non. 

—  Je  ne  puis  en  concevoir  que  de  folles,  selon  vous? 

—  Selon  moi,  vous  valsez  à  merveille.  Quand  on  valse  comme 
vous,  c'est  un  art,  et  presque  une  vertu. 

—  Est-ce  qu'on  flatte  ses  amis? 


52  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Je  ne  vous  llatte  pas.  Je  ne  vous  dis  jamais  un  mot  que  je  n'aie 
pesé  et  qui  ne  soit  l'expression  la  plus  grave  de  ma  pensée.  Je  suis 
un  homme  sérieux,  madame. 

—  Il  n'y  paraît  guère  avec  moi.  Je  crois  que  vous  avez  entrepris 
de  me  faire  détester  le  rire  autant  que  je  l'ai  aimé. 

—  Je  ne  vous  comprends  pas. 

—  Gomment  me  trouvez-vous  ce  soir? 

—  Eblouissante. 

—  C'est  trop.  Je  sais  que  je  ne  suis  point  belle. 

—  Je  ne  vous  dis  pas  que  vous  soyez  belle,  mais  vous  êtes  très 
gracieuse. 

—  A  la  bonne  heure.  Ça  doit  être  vrai,  car  je  le  sens.  La  veuve 
du  Malabar  est  vraiment  belle. 

—  Oui;  je  voudrais  la  voir  au  bûcher. 

—  Pour  vous  y  jeter  avec  elle? 

—  Précisément. 

—  Partez- vous  bientôt? 

—  La  semaine  prochaine,  je  crois. 

—  Viendrez-vous  me  voir  à  Paris? 

—  Si  vous  me  le  permettez. . . 

—  Non,  je  ne  vous  le  permets  pas. 

—  Et  pourquoi,  grand  Dieu? 

—  D'abord  je  ne  crois  pas  que  j'y  retourne,  à  Paris. 

—  C'est  une  raison.  Et  où  irez-vous,  madame? 

—  Je  ne  sais  pas.  Youlez-vous  faire  un  voyage  à  pied  quelque 
part,  nous  deux? 

—  Je  crois  bien  !  Partons-nous? 

Et  cœtera.  Je  ne  te  fatiguerai  pas,  mon  ami,  du  détail  d'une  di- 
zaine de  dialogues  semblables,  dont  M"''  de  Palme  rechercha  mani- 
festement l'occasion  pendant  quatre  jours  :  c'était  de  sa  part  un 
effort  de  plus  en  plus  marqué  pour  sortir  du  lieu  commun  et  impri- 
mer à  nos  entretiens  un  caractère  plus  intime;  c'était  de  la  mienne 
une  égale  obstination  à  les  renfermer  dans  les  limites  du  jargon  et 
à  demeurer  inébranlable  sur  le  terrain  de  la  futilité  mondaine.  Elle 
s'en  apercevait,  en  riait  souvent  et  s'en  fâchait  quelquefois,  s'éton- 
nant  qu'entre  nous  le  sérieux  eût  passé  subitement  de  son  côté. 

Un  manège  si  nouveau  n'avait  aucune  chance  d'échapper  au  pu- 
blic envieux  ou  jaloux  qui  surveille  tous  les  pas  de  la  petite  com- 
tesse, d'autant  plus  qu'elle  s'y  abandonnait  avec  une  franchise  et 
une  naïveté  vraiment  enfantines.  Elle  ne  laissait  pas  de  remarquer 
parfois  la  gêne  et  l'espèce  d'ennui  que  me  causait  l'attention  curieuse 
(ju'elle  attirait  sur  nous.  —  Je  vous  compromets,  disait-elle;  je  m'en 
vais  !  —  Tout  en  me  récriant  vivement,  je  ne  faisais  rien  pour  la 
retenir,  car  tu  me  connais  assez,  mon  ami,  pour  ne  pas  douter  que 


LA    PETITE    COMTESSE.  53 

ma  réserve  ne  fût  de  bon  aloi  et  de  bonne  foi  :  j'avais  pour  système 
«l'éloigner  autant  que  possible  M™*'  de  Palme,  sans  la  blesser  jamais. 
Vlaintenant  encore  je  ne  saurais  concevoir  quelle  meilleure  conduite 
j'aurais  pu  tenir,  quoique  celle-là  n'ait  pas  eu  le  succès  que  je  m'en 
étais  promis.  Si  j'avais  à  subir  sur  ce  fait  un  autre  jugement  que  le 
tien,  je  pourrais  dire,  pour  ma  défense,  qu'il  m'a  fallu  quelquefois 
un  effort  de  courage  méritoire,  non  pour  repousser  la  pauvre  glo- 
riole que  le  monde  attache  à  l'espèce  de  triomphe  qui  semblait 
m' être  offert,  mais  pour  comprimer  les  mouvemens  secrets  que  le 
charme,  la  grâce  et  la  bienveillance  de  cette  jeune  femme  soule- 
vaient dans  un  cœur  moins  ferme  que  mon  esprit. 

J'arrive  à  la  scène  qui  devait  terminer  cette  lutte  pénible,  et  m'en 
prouver  malheureusement  toute  la  vanité.  —  Pour  faire  leurs  adieux 
à  leur  fille,  dont  le  mari  est  rappelé  à  son  poste.  M.  et  M'"*"  de  Ma- 
louet  donnaient  hier  un  grand  bal  de  gala,  auquel  tous  les  environs 
à  dix  lieues  à  la  ronde  avaient  été  convoqués.  Vers  dix  heures,  la 
foule  inondait  l'immense  rez-de-chaussée  du  château,  où  les  toi- 
lettes, les  lumières  et  les  fleurs  se  confondaient  dans  un  pêle-mêle 
éblouissant.  —  Comme  j'essayais  de  pénétrer  dans  le  salon  princi- 
pal, je  me  trouvai  vis-à-vis  de  M'"*  de  Malouet,  qui  me  tira  un  peu  à 
l'écart  :  —  Eh  bien  !  mon  cher  monsieur,  me  dit-elle,  cela  va  mal. 

—  Mon  Dieu  !  qu'y  a-t-il  de  nouveau?  —  Je  ne  sais  trop,  mais  soyez 
sur  vos  gardes.  Ah!  cela  ne  va  pas  bien...  Mon  Dieu!  j'ai  en  vous 
une  confiance  bien  singulière,  monsieur;  vous  ne  la  tromperez  pas, 
n'est-ce  pas?  —  Sa  voix  était  attendrie  et  son  regard  humide.  — 
Madame,  comptez  sur  moi;...  mais  j'aurais  bien  dû  partir  il  y  a  huit 

jours.  —  Eh!  mon  Dieu!  qui  pouvait  prévoir  pareille  chose? 

Silence  ! 

Je  me  retournai  et  je  vis  M"^  de  Palme  qui  sortait  du  salon,  et 
devant  laquelle  la  cohue  ouvrait  ses  rangs  avec  cet  empressement 
craintif  et  cette  espèce  de  terreur  qu'inspire  généralement  à  notre 
sexe  la  suprême  élégance  d'une  royauté  féminine.  11  y  a  dans  ces 
jeunes  reines  d'une  nuit,  lorsqu'elles  nous  apparaissent  environnées 
de  toute  la  pompe  mondaine,  et  traversant  d'un  pied  vainqueur 
leur  empire  éftroit  et  charmant,  il  y  a  sur  leur  front  hautain,  dans 
leurs  regards  radieux  et  enivrés,  une  magie  qui  pénètre  les  âmes 
les  plus  fières.  —  Pour  la  première  fois  M""^  de  Palme  me  parut 
belle  :  une  expression  étrange  et  que  je  ne  lui  avais  jamais  vue,  une 
vive  exaltation  rayonnait  dans  ses  yeux  et  transfigurait  ses  traits. 

—  Suis-je  à  votre  goût?  me  dit-elle.  — Je  lui  témoignai  par  je  ne 
sais  quel  murmure  un  assentiment  qui  n'était  d'ailleurs  que  trop 
visible  pour  l'œil  perçant  d'une  femme.  —  Je  vous  cherchais,  re- 
prit-elle, pour  vous  faire  voir  la  serre;  c'est  une  vraie  féerie,  venez. 

—  Elle  prit  mon  bras,  et  nous  nous  dirigeâmes  vers  la  porte  de  la 


5^  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

serre,  qui  s'ouvrait  à  l'autre  extrémité  du  salon,  prolongeant  jus- 
qu'au parc,  à  travers  les  lianes  et  les  parfums  de  mille  plantes  exo- 
tiques, toutes  les  splendeurs  de  la  fête.  Pendant  que  nous  admi- 
rions l'effet  des  girandoles  qui  scintillaient  au  milieu  de  la  puissante 
flore  tropicale  comme  les  constellations  brillantes  d'un  autre  hémi- 
sphère, plusieurs  cavaliers  vinrent  réclamer  pour  une  valse  la  main 
de  M™*  de  Palme  :  elle  les  refusa,  quoique  j'eusse  l'abnégation  de 
joindre  mes  instances  aux  leurs. 

—  Nos  rôles  me  semblent  un  peu  intervertis,  me  dit-elle  :  c'est 
moi  qui  vous  retiens,  et  c'est  vous  qui  me  renvoyez. 

—  Dieu  m'en  garde  !  mais  je  crains  que  vous  ne  vous  priviez,  par 
bonté  pour  moi,  d'un  plaisir  que  vous  aimez,  —  et  qui  vous  aime. 

—  Non!  je  sais  fort  bien  que  je  vous  recherche  et  que  vous  me 
fuyez.  C'est  assez  absurde  aux  yeux  du  monde,  mais  cela  m'est  fort 
égal.  Pour  ce  soir  du  moins,  j'entends  m'amuser  comme  je  le  vou- 
drai. Je  vous  défends  de  troubler  mon  bonheur.  Je  suis  vraiment 
très  heureuse.  J'ai  tout  ce  qu'il  me  faut  :  de  belles  fleurs,  de  bonne 
musique  autour  de  moi,  et  un  ami  à  mon  bras.  Seulement,  et  c'est 
un  point  noir  dans  mon  ciel  bleu,  je  suis  beaucoup  plus  sûre  de  la 
musique  et  des  fleurs  que  de  l'ami. 

—  Vous  avez  grand  tort. 

—  Expliquez-moi  donc  votre  conduite,  une  fois  pour  toutes.  Pour- 
quoi ne  voulez-vous  jamais  causer  sérieusement  avec  moi  ?  pourquoi 
refusez-vous  obstinément  de  me  dire  un  seul  mot  qui  sente  la  con- 
fiance, l'intimité,  l'amitié  enfin? 

—  Veuillez  y  réfléchir  une  minute,  madame  :  où  cela  nous  mène- 
t-il? 

—  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait?  Cela  nous  mène  où  cela  peut.  11 
est  plaisant  que  vous  vous  en  préoccupiez  plus  que  moi  ! 

—  Voyons,  quelle  idée  auriez-vous  de  moi  si  je  vous  faisais  la 
cour  ? 

—  Je  ne  vous  demande  pas  de  me  faire  la  cour,  dit-elle  vivement. 

—  Non,  madame;  mais  c'est  pourtant  la  tournure  que  prendrait 
infailliblement  mon  langage,  s'il  cessait  un  instant  d'être  frivole  et 
banal.  Eh  bien  !  avouez  qu'il  y  a  un  homme  au  monde  qui  ne  pour- 
rait vous  faire  la  cour  sans  s'attirer  votre  mépris,  et  que  je  suis  cet 
homme-là.  Je  ne  vous  dirai  pas  que  je  sois  très  satisfait  de  m'être 
mis  dans  une  telle  situation  vis-à-vis  devons;  mais  enfin  j'y  suis,  et 
je  ne  saurais  l'oublier. 

—  C'est  beaucoup  de  raison  ! 

—  Madame,  c'est  beaucoup  de  courage. 

Elle  secoua  la  tête  d'un  air  de  doute,  et  reprit  après  un  moment 
de  silence  :  —  Savez-vous  que  vous  venez  de  me  parler  comme  à  une 
femme  perdue? 


LA   PETITE   COMTESSE,  5,j» 

—  Madame  ! 

—  Certainement.  Vous  croyez  que  je  ne  puis  jamais  supposer  à  un 
homme  qui  me  fait  la  cour  une  autre  intention  que  celle  de  ni' avoir 
pour  maîtresse.  Ce  serait  le  fait  d'une  femme  perdue,  et  je  ne  le  suis 
pas;  vous  avez  beau  ne  pas  le  croire,  c'est  la  pure  vérité  du  bon 
Dieu...  Oui,  du  bon  Dieu,  Dieu  me  connaît,  et  je  le  prie  plus  sou- 
vent qu'on  ne  pense.  Il  m'a  préservée  de  mal  faire  jusqu'ici,  —  et 
j'espère  qu'il  m'en  préservera  toujours;  mais  c'est  une  chose  dont  il 
n'est  pas  seul  maître...  —  Elle  s'arrêta  un  moment,  et  ajouta  d'un 
ton  ferme  :  —  Vous  y  pouvez  beaucoup. 

—  Moi,  madame? 

—  Je  vous  ai  laissé  prendre,  je  ne  sais  comment...  non,  je  ne  le 
sais  en  vérité  pas  !...  un  grand  empire  sur  ma  destinée...  Youdrez- 
vous  en  user?  voilà  la  question. 

—  Et  à  quel  titre...  en  quelle  qualité  le  pourrais-je,  madame?  — 
dis-je  lentement,  sur  le  ton  d'une  froide  réserve. 

—  Ah!  s'écria-t-elle  d'un  accent  sourd  et  énergique,  vous  me  de- 
mandez cela?  —  Ah!  c'est  trop  dur  !  vous  m'humiliez  trop!  —  Elle 
quitta  mon  bras  aussitôt,  et  rentra  brusquement  dans  le  salon. 

Je  demeurai  quelque  temps  incertain  du  parti  que  je  devais  pren- 
dre. Je  voulus  d'abord  suivre  M™"  de  Palme  et  lui  faire  entendre 
qu'elle  s'était  méprise,  —  ce  qui  était  la  vérité,  —  sur  la  portée  de 
la  réponse  sous  forme  d'interrogation  dont  elle  s'était  offensée.  Elle 
avait  apparemment  appliqué  cette  réponse  à  quelque  pensée  qui  la 
dominait,  que  je  connaissais  mal,  que  ses  paroles  du  moins  m'avaient 
révélée  beaucoup  moins  clairement  qu'elle  ne  se  l'imaginait;  mais 
après  y  avoir  réfléchi  je  reculai  devant  l'explication  nouvelle  et  re- 
doutable que  j'allais  inévitablement  provoquer.  Je  résolus  de  de- 
meurer sous  le  coup  des  imputations  les  plus  fâcheuses  auxquelles 
mon  attitude  et  mon  langage  avaient  pu  donner  lieu,  et  de  dévorer 
en  silence  l'amertume  dont  cette  scène  m'avait  empli  le  cœur. 

Je  quittai  la  serre  et  j'entrai  dans  les  jardins  pour  échapper  aux 
rumeurs  du  bal,  qui  importunaient  mon  oreille.  La  nuit  était  froide, 
mais  Ipelle.  Un  instinct  douloureux  m'entraîna  hors  de  la  zone  lumi- 
neuse que  projetaient  autour  du  château  les  baies  des  fenêtres  res- 
plendissantes. Je  me  dirigeai  à  grands  pas  vers  un  épais  massif 
d'ombre,  formé  par  une  double  avenue  de  sapins  qui  sépare  le  jardin 
du  parc,  et  que  traverse  un  pont  rustique  jeté  sur  im  ruisseau. 
J'entrais  sous  la  voûte  de  cette  sombre  allée,  quand  une  main  toucha 
mon  bras  et  m'arrêta;  en  môme  temps  une  voix  brève  et  troublée, 
que  je  ne  pus  méconnaître,  me  dit  :  —  11  faut  que  je  vous  parle  ! 

—  Madame!  par  grâce!  au  nom  du  ciel!...  que  faites-vous! 
vous  vous  perdez!...  retournez...  venez!  Je  vais  vous  reconduire, 
voyons  ! 


56  RE\UE    DES    DEUX    MONDES. 

Je  voulus  saisir  son  bras;  elle  se  dégagea. 

—  Je  veux  vous  parler...  j'y  suis  décidée...  Oh!  mon  Dieu!  que 
je  m'y  prends  mal,  n'est-ce  pas?  Que  vous  devez  me  croire  plus 
que  jamais  une  misérable  créature  !  Et  pourtant  il  n'y  a  rien. . .  rien. . . 
c'est  la  vérité  même,  mon  Dieu  !  Vous  êtes  le  premier  pour  qui  j'aie 
oublié...  tout  ce  que  j'oublie!...  Oui,  le  premier!...  Jamais  homme 
n'a  entendu  de  ma  bouche  une  parole  de  tendresse,  jamais  !  et  vous 
ne  me  croyez  pas  ! 

Je  pris  ses  deux  mains  dans  les  miennes  :  —  Je  vous  crois,  je  vous 
le  jure...  je  vous  jure  que  je  vous  estime...  que  je  vous  respecte 
comme  ma  fdle  chérie...  Mais  écoutez-moi,  daignez  m' écouter  !  ne 
bravez  pas  ouvertement  ce  monde  impitoyalDle...  rentrez  au  bal... 
je  vais  vous  y  retrouver  bientôt,  je  vous  le  promets...  mais  au  nom 
du  ciel  !  ne  vous  perdez  pas  ! 

La  malheureuse  enfant  fondit  en  larmes,  et  je  sentis  qu'elle  chan- 
celait; je  la  soutins  et  je  la  fis  asseoir  sur  un  banc  qui  se  trouvait  là. 
—  Je  demeurai  debout  devant  elle,  tenant  une  de  ses  mains.  Les 
ténèbres  étaient  profondes  autour  de  nous;  je  regardais  le  vide  et 
j'écoutais,  dans  une  vague  stupeur,  le  murmure  clair  et  régulier  du 
ruisseau  qui  coule  sous  les  sapins,  le  sanglot  convulsif  qui  soulevait 
le  sein  de  la  jeune  femme,  et  l'odieux  bruit  de  fête  que  l'orchestre 
nous  envoyait  de  loin  par  intervalles.  C'est  un  de  ces  instans  dont  on 
se  souvient  toujours. 

Elle  se  remit  enfin,  et  parut  reprendre,  après  cette  explosion  de 
douleur,  toute  sa  fermeté.  —  Monsieur,  me  dit-elle  en  se  levant  et 
en  retirant  sa  main,  ne  vous  inquiétez  pas  de  ma  réputation.  Le 
monde  est  habitué  à  mes  folies.  J'ai  pris  d'ailleurs  mes  mesures 
pour  que  celle-ci  ne  fût  pas  remarquée.  Peu  m'importerait  du 
reste.  Yous  êtes  le  seul  homme  dont  j'aie  désiré  l'estime  et  le  seul 
aussi  malheureusement  dont  j'aie  encouru  le  mépris...  Cela  est 
bien  cruel...  Quelque  chose  doit  vous  dire  pourtant  que  je  ne  le  mé- 
rite pas! 

—  Madame!... 

—  Écoutez-moi!  Ah!  que  Dieu  veuille  vous  convaincre!  c'est  une 
heure  solennelle  dans  ma  vie.  Monsieur,  depuis  le  premier  regard 
que  vous  avez  attaché  sur  moi,  ce  jour  où  je  me  suis  approchée  de 
vous  pendant  que  vous  dessiniez  cette  vieille  église,...  depuis  ce 
regard,  je  vous  appartiens.  Je  n'ai  aimé,  je  n'aimerai  jamais  que 
vous...  Youlez-vous  que  je  sois  votre  femme?  J'en  suis  digne...  Je 
vous  l'atteste,  je  vous  l'atteste  devant  ce  ciel  qui  nous  voit! 

—  Chère  madame,...  chère  enfant,...  votre  bonté,...  votre  ten- 
dresse,... me  troublent  jusqu'au  fond  de  l'âme;...  de  grâce,  un  peu 
de  calme,...  laissez-moi  une  lueur  de  raison  ! 

—  Ah!  si  votre  cœur  vous  parle,  écoutez-le,  monsieur!  Ce  n'est 


LA    PETITE    COMTESSE.  57 

pas  avec  Ja  raison  qu'il  faut  me  juger!...  Hélas!  je  le  sens,  vous 
doutez  encore  de  moi,  de  mon  passé...  Oh!  Dieu!  cette  opinion  du 
monde,  que  j'ai  dédaignée,  que  j'ai  foulée  aux  pieds,  comme  elle  se 
venge  !  comme  elle  me  tue  ! 

—  Non,  madame,  vous  vous  trompez;...  mais  que  pourrais-je 
vous  oflrir  ea  échange  de  ce  que  vous  voulez  me  sacrifier,...  des  ha- 
bitudes, des  goûts,  des  plaisirs  de  toute  votre  vie? 

—  Mais  cette  vie  me  fait  horreur!  Vous  croyez  que  je  la  regrette- 
rais? vous  croyez  qu'un  jour  je  redeviendrais  la  femme  que  j'ai 
été,...  la  folle  que  vous  avez  connue?...  Vous  le  croyez  !  Et  comment 
vous  empêcher  de  le  croire?  Pourtant  je  sais  bien  que  je  ne  vous 
donnerais  jamais  ce  chagrin,  ni  aucun  autre...  Jamais!  J'ai  lu  dans 
vos  yeux  un  monde  nouveau  que  j'ignorais,  un  monde  plus  digne, 
plus  élevé,  dont  je  n'avais  jamais  eu  l'idée,...  et  hors  duquel  je  ne 
puis  plus  vivre!...  Ah!  vous  devez  pourtant  bien  sentir  que  je  vous 
dis  la  vérité  ! 

—  Oui,  madame,  vous  me  dites  la  vérité,...  la  vérité  de  l'heure 
présente,...  d'une  heure  de  fièvre  et  d'exaltation;...  mais  ce  monde 
nouveau  qui  vous  apparaît  vaguement,  ce  monde  idéal  auquel  vous 
voulez  demander  un  refuge  éternel  contre  quelques  dégoûts  passa- 
gers ne  vous  donnerait  jamais  ce  qu'il  semble  vous  promettre... 
La  déception,  le  regret,  le  malheur,  vous  y  attendent,...  et  ne  vous 
y  attendent  pas  seule.  Je  ne  sais  s'il  existe  un  homme  d'un  assez 
noble  esprit,  d'une  âme  assez  belle  pour  vous  faire  aimer  l'exis- 
tence nouvelle  que  vous  rêvez,  pour  lui  conserver  dans  la  réalité 
le  caractère  presque  divin  que  votre  imagination  lui  prête;  mais  je 
sais  que  cette  tâche,...  qui  serait  si  douce,...  est  au-dessus  de  moi; 
je  serais  un  fou,  —  et  je  serais  aussi  un  misérable  si  je  l'acceptais. 

—  Est-ce  votre  détermination  dernière?  la  réflexion  n'y  peut-elle 
rien  changer? 

—  Rien. 

—  Adieu  donc,  monsieur...  Ah!  malheureuse  que  je  suis!... 
Adieu!  — Elle  saisit  ma  main  qu'elle  serra  convulsivement,  puis 
elle  s'éloigna. 

Quand  elle  eut  disparu,  je  m'assis  sur  le  banc  où  elle  s'était  as- 
sise. Là,  mon  pauvre  Paul,  toute  force  m'abandonna.  Je  cachai  ma 
tête  dans  mes  mains,  et  je  pleurai  comme  un  enfant.  —  Dieu  merci, 
elle  ne  revint  pas  ! 

Je  dus  enfin  rassembler  tout  mon  courage  pour  reparaître  un 
instant  au  bal.  Aucun  signe  ne  m'indiqua  qu'on  y  eût  remarqué  mon 
absence  ou  qu'on  l'eût  interprétée  d'une  manière  fâcheuse.  M"""  de 
Palme  dansait,  et  laissait  voir  une  gaieté  qui  tenait  du  délire.  On 
passa  bientôt  dans  la  salle  où  le  souper  était  servi,  et  je  profitai  du 
tumulte  de  ce  moment  pour  me  retirer. 


58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Dès  ce  matin,  j'ai  demandé  à  M""  de  Malouet  un  entretien  parti- 
culier. Il  m'a  semblé  que  je  lui  devais  mon  entière  confidence.  Elle 
l'a  reçue  avec  une  profonde  tristesse,  mais  sans  montrer  de  surprise. 
—  J'avais  deviné,  m'a-t-elle  dit,  quelque  chose  de  semblable...  Je 
n'ai  pas  dormi  de  la  nuit.  Je  crois  que  vous  avez  fait  le  devoir  d'im 
homme  sage,  —  et  d'un  honnête  homme.  Oui,  vous  l'avez  fait. 
Cependant  cela  paraît  bien  dur.  La  vie  du  monde  a  cela  de  détestable 
qu'elle  crée  des  caractères  et  des  passions  factices,  des  situations 
imprévues,  des  nuances  insaisissables,  qui  compliquent  étrangement 
la  pratique  du  devoir  et  obscurcissent  la  voie  droite,  qui  devrait 
toujours  être  simple  et  facile  à  reconnaître...  Et  maintenant  vous 
voulez  partir,  n'est-ce  pas? 

—  Oui,  madame. 

—  Soit;  mais  restez  encore  deux  ou' trois  jours.  Yous  ôterez  ainsi 
à  votre  départ  l'apparence  d'une  fuite,  qui,  après  ce  qu'on  a  pu 
observer,  aurait  je  ne  sais  quoi  de  ridicule  et  en  même  temps  d'in- 
jurieux. C'est  un  sacrifice  que  je  vous  demande.  Aujourd'hui  nous 
devons  tous  dîner  chez  M""  de  Breuilly  :  je  me  charge  de  vous  excu- 
ser. De  la  sorte,  cette  journée  du  moins  vous  sera  légère.  Demain, 
nous  ferons  pour  le  mieux.  Après-demain,  vous  partirez. 

J'ai  accepté  cette  convention.  A  bientôt  donc,  cher  Paul...  Que  je 
me  sens  seul  et  abandonné  !  Que  j'ai  besoin  de  serrer  ta  main  ferme 
et  loyale...,  de  t' entendre  me  dire  :  Tu  as  bien  agi! 


YIII. 

10  octobre.  Du  Rozel. 

Me  voici  rentré  dans  ma  cellule,  mon  ami...  Pourquoi  l'ai -je 
quittée!  Jamais  homme  n'a  senti  battre,  entre  ces  froides  murailles, 
un  cœur  plus  troublé  que  mon  misérable  cœur  !  Ah  !  je  ne  veux  pas 
maudire  notre  pauvre  raison,  notre  sagesse,  notre  morale,  notre 
philosophie  humaines  :  n'est-ce  pas  ce  qui  nous  reste  encore  de  plus 
noble  et  de  meilleur?  Mais,  Dieu  du  ciel!  que  c'est  peu  de  chose! 
Quels  guides  suspects  et  quels  faibles  soutiens  ! 

Écoute  un  triste  récit.  — ■  Hier,  grâce  à  M"'^  de  Malouet,  je  restai 
seul  au  château  tout  le  jour  et  toute  la  soirée.  Je  fus  donc  tranquille 
autant  que  je  pouvais  l'être.  Vers  minuit,  j'entendis  revenir  les  voi- 
tures, et  bientôt  après  tout  bruit  cessa.  Il  était,  je  crois,  trois  heures 
du  matin  quand  je  fus  tiré  de  l'espèce  de  torpeur  fébrile  qui  me 
tient  lieu  de  sommeil  depuis  quelques  nuits,  par  le  bruit  très  rap- 
proché d'une  porte  qu'on  semblait  ouvrir  ou  refermer  dans  la  cour 
avec  précaution.  Je  ne  sais  par  quelle  bizarre  et  soudaine  liaison 
d'idées  un  incident  si  ordinaire  attira  mon  attention  et  m'agita  l'es- 
prit. Je  quittai  brusquement  le  fauteuil  dans  lequel  je  m'étais  assoupi, 


LA    PETITE    COMTESSE.  59 

et  je  m'approchai  d'une  fenêtre  :  je  vis  distinctement  un  homme  qui 
s'éloignait  d'une  allure  discrète  dans  la  direction  de  l'avenue.  Il  me 
fut  facile  de  juger  que  la  porte  par  laquelle  il  venait  de  sortir  était 
celle  qui  donne  accès  dans  l'aile  du  château  contiguë  à  la  biblio- 
thèque. Cette  partie  de  l'habitation  contient  plusieurs  appartemens 
consacrés  aux  hôtes  de  passage;  je  savais  qu'ils  étaient  tous  vides 
en  ce  moment,  à  moins  que  M"""  de  Palme,  comme  il  arrivait  sou- 
vent, n'eût  pris  pour  la  nuit  le  logement  qui  lui  était  toujours  réservé 
dans  ce  pavillon. 

Tu  devines  quelle  étrange  pensée  me  traversa  le  cerveau.  Tantôt 
je  la  repoussais  comme  une  épouvantable  folie;  tantôt,  retrouvant 
dans  le  champ  d'une  expérience  déjà  longue  des  faits  d'observation 
qui  prêtaient  de  la  vraisemblance  à  cette  pensée,  je  l'accueillais 
avec  une  sorte  d'ironie  cynique,  et  j'aimais  presque  à  l'admettre, 
comme  un  dénoûment  odieux,  mais  décisif.  —  La  première  clarté  de 
l'aube  m'a  surpris  livré  à  ces  angoisses  mentales,  évoquant  mes 
souvenirs,  examinant  puérilement  les  circonstances  les  plus  minu- 
tieuses qui  pouvaient  tendre  à  confirmer  ou  à  détruire  mes  soup- 
çons. J'ai  dû  enfin  à  l'excès  de  fatigue  deux  heures  d'un  accablement 
dont  je  suis  sorti  plus  maître  de  ma  raison.  Je  n'ai  pu  douter  à  mon 
réveil  de  l'apparition  qui  avait  frappé  mes  yeux  pendant  la  nuit; 
mais  il  m'a  semblé  que  je  l'avais  interprétée  avec  une  hâte  folle,  et 
que  mon  esprit  malade  lui  avait  attribué  l'explication  la  moins  vrai- 
semblable. En  supposant  enfin  que  mes  pires  pressentimens  dussent 
se  trouver  justifiés,  j'avais  lieu  assurément  de  me  sentir  l'âme  pro- 
fondément attristée  devant  un  témoignage  si  douloureux ,  si  impu- 
dent, de  la  mobilité  et  de  la  perversité  d'un  cœur  de  femme;  mais 
j'avais  perdu  tout  droit  de  m'en  montrer  offensé  :  le  plus  vulgaire 
sentiment  de  dignité  me  faisait  un  devoir  de  l'indifférence,  au  moins 
apparente.  S'il  était  possible  qu'on  eût  cherché  contre  moi  une  ven- 
geance à  un  tel  prix,  on  n'en  lirait  pas  du  moins  le  succès  sur  mon 
visage.  Quant  à  ma  souffrance,  je  me  disais,  je  me  répétais  que  mon 
départ  et  mon  éloignement  lui  enlèveraient  bientôt  ce  qu'elle  aurait 
de  plus  aigu  et  de  plus  insupportable. 

Je  suis  descendu  à  dix  heures  et  demie ,  comme  de  coutume. 
M""  de  Palme  était  dans  le  salon  :  elle  avait  donc  passé  la  nuit  au 
château.  Cependant  il  m'a  suffi  de  la  voir  pour  perdre  l'ombre  même 
du  soupçon.  Elle  causait  d'un  air  tranquille  au  milieu  d'un  groupe. 
Elle  m'a  salué  de  son  doux  sourire  habituel.  Je  me  suis  senti  déli- 
vré d'un  poids  immense.  J'échappais  à  un  tourment  d'une  nature  si 
pénible  et  si  amère,  que  l'impression  franche  de  ma  douleur  primi- 
tive, dégagée  des  honteuses  complications  dont  j'avais  pu  la  croire 
aggravée,  me  semblait  presque  aimable.  Jamais  mon  cœur  n'avait 


60  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rendu  à  cette  jeune  femme  un  hommage  plus  tendre  et  plus  ému.  Je 
lui  savais  gré  du  fond  de  l'àine  d'avoir  rendu  la  pureté  à  ma  bles- 
sure et  à  mon  souvenir. 

L'après-midi  devait  être  consacrée  à  une  promenade  à  cheval  sur 
les  bords  de  la  mer.  Dans  l'effusion  de  cœur  qui  succédait  aux  anxié- 
tés de  la  nuit,  je  me  rendis  très  volontiers  aux  instances  de  M.  de 
Malouet,  qui,  s'appuyant  de  mon  départ  prochain,  me  pressait  de 
l'accompagner  à  cette  partie  de  plaisir.  INotre  cavalcade,  recrutée 
selon  l'usage  de  quelques  jeunes  gens  des  environs,  sortait  vers  deux 
heures  de  la  cour  du  château.  Nous  cheminions  joyeusement  de- 
puis quelques  minutes,  et  je  n'étais  pas  le  moins  gai  de  la  bande, 
quand  M™'  de  Palme  est  venue  subitement  se  placer  à  côté  de  moi. 
—  Je  vais  commettre  une  lâcheté,  a-t-elle  dit;  je  m'étais  pourtant 
bien  promis,...  mais  j'étouffe!  — Je  l'ai  regardée  :  l'expression  éga- 
rée de  ses  traits  et  de  ses  yeux  m'a  soudain  frappé  d'effroi.  — Eh 
bien!  a-t-elle  repris  d'une  voix  dont  je  n'oublierai  jamais  l'accent, 
vous  l'avez  voulu;...  je  suis  une  femme  perdue!  —  Aussitôt  elle  a 
poussé  son  cheval  et  m'a  quitté,  me  laissant  attéré  sous  ce  coup 
d'autant  plus  sensible  que  j'avais  cessé  de  le  craindre,  et  qu'il  m'at- 
teignait avec  un  raffinement  que  je  n'avais  pas  même  prévu.  Il  n'y 
avait  eu  en  effet  dans  la  voix  de  la  malheureuse  femme  aucune  trace 
d'insolente  fanfaronnade  :  c'était  la  voix  même  du  désespoir,  un  cri 
de  douleur  navrante  et  de  timide  reproche,  —  tout  ce  qui  pouvait 
ajouter  dans  mon  âme  à  la  torture  d'un  amour  souillé  et  brisé  le 
désordre  d'une  pitié  profonde  et  d'une  conscience  alarmée. 

Quand  j'ai  eu  la  force  de  regarder  autour  de  moi,  je  me  suis  étonné 
de  mon  aveuglement.  Parmi  les  courtisans  les  plus  assidus  de  IM"'  de 
Palme  figure  un  M.  de  Mauterne,  dont  l'éloignement  pour  moi,  quoi- 
que contenu  dans  les  limites  du  savoir-vivre,  m'a  souvent  paru  re- 
vêtir une  teinte  presque  hostile.  M.  de  Mauterne  est  un  homme  de 
mon  âge,  grand,  blond,  d'une  élégance  plus  robuste  que  distinguée, 
et  d'une  beauté  régulière,  mais  fade  et  empesée.  Il  a  les  talens  du 
monde,  beaucoup  d'entreprise  et  nul  esprit.  Son  air  et  sa  conduite, 
dans  le  cours  de  cette  fatale  promenade,  m'eussent  appris  dès  le 
début,  si  j'avais  eu  l'idée  de  les  observer,  qu'il  se  croyait  le  droit  de 
ne  redouter  désormais  aucune  rivalité  près  de  M"'^  de  Palme.  Il  s'at- 
tribuait franchement  le  premier  rôle  dans  toutes  les  scènes  auxquelles 
elle  se  trouve  mêlée;  il  l'accablait  de  soins  avec  une  mine  importante 
et  discrète;  il  affectait  de  lui  parler  à  voix  basse,  et  ne  négligeait  rien 
enfin  pour  initier  le  public  au  secret  de  sa  faveur.  A  cet  égard,  il 
perdait  ses  peines  :  le  monde,  après  avoir  épuisé  sa  méchanceté  sur 
des  fautes  imaginaires,  semble  jusqu'ici  se  refuser  à  l'évidence  qui 
provoque  vainement  ses  regards. 


LA    PETITE    COMTESSE.  61 

Pour  moi,  mon  ami,  il  m'est  difficile  de  te  peindre  le  chaos  d'émo- 
tions et  de  pensées  qui  se  heurtaient  et  se  confondaient  en  moi. 
Le  sentiment  qui  me  dominait  peut-être  avec  le  plus  de  violence, 
c'était  celui  de  ma  haine  contre  cet  homme,  d'une  haine  implacable, 

—  d'une  haine  éternelle.  J'étais  au  reste  plus  choqué,  plus  désolé, 
que  surpris  du  choix  qu'on  avait  fait  de  lui  :  c'était  le  premier  venu; 
on  l'avait  pris  avec  une  sorte  d'indifférence  et  de  dédain,  comme  on 
ramasse  une  arme  de  suicide,  lorsque  le  suicide  est  une  fois  résolu. 

—  Quant  à  mes  sentimens  pour  elle,  tu  les  devines  :  nulle  appa- 
rence de  colère,  une  affreuse  tristesse,  une  compassion  attendrie,  un 
remords  vague,  et  par-dessus  tout  un  regret  passionné,  furieux  !  Je 
savais  enfin  combien  je  l'avais  aimée  !  Je  comprenais  à  peine  les  rai- 
sons qui,  deux  jours  auparavant,  me  semblaient  si  fortes,  si  impé- 
rieuses, et  qui  m'avaient  paru  établir  entre  elle  et  moi  une  barrière 
infranchissable.  Tous  ces  obstacles  du  passé  disparaissaient  devant 
l'abîme  présent  qui  me  semblait  le  seul  réel,  —  le  seul  impossible  à 
combler,  le  seul  qui  eût  existé  jamais!  —  Chose  étrange  !  je  voyais 
clairement,  aussi  clairement  qu'on  voit  le  soleil,  que  l'impossible, 
l'irréparable  était  là,  et  je  ne  pouvais  l'accepter,...  je  ne  pouvais  m'y 
résigner  !  Je  voyais  cette  femme  perdue  pour  moi  aussi  irrévocable- 
ment que  si  la  tombe  eût  été  fermée  sur  son  cercueil,  et  je  ne  pou- 
vais renoncer  à  elle  !...  —  Mon  esprit  s'égarait  alors  dans  des  pro- 
jets, dans  des  résolutions  insensées  :  je  voulais  chercher  querelle  à 
M.  de  Mauterne,  le  forcer  à  se  battre  sur  l'heure...  Je  sentais  que  je 
l'aurais  écrasé!...  Puis  je  voulais  m' enfuir  avec  elle,  l'épouser,  la 
prendre  avec  sa  honte  après  l'avoir  refusée  pure!...  Oui,  cette  dé- 
mence m'a  tenté!  Pour  l'écarter  de  ma  pensée,  j'ai  dû  me  répéter 
cent  fois  que  le  dégoût  et  le  désespoir  étaient  les  seuls  fruits  que  pût 
porter  jamais  cette  union  d'une  main  flétrie  et  d'une  main  san- 
glante... Ah!  Paul,  que  j'ai  souffert! 

]y[me  (jg  Palme  a  montré,  pendant  toute  la  durée  de  la  promenade, 
une  surexcitation  fiévreuse  qui  se  trahissait  surtout  par  de  folles 
prouesses  d'équitation.  J'entendais  par  intervalles  les  éclats  de  sa 
gaieté  exaltée  qui  résonnaient  à  mon  oreille  comme  des  plaintes 
déchirantes.  Une  seule  fois  encore,  elle  m'a  adressé  la  parole  en 
passant  près  de  moi  :  —  Je  vous  fais  horreur,  n'est-ce  pas?  —  m'a- 
t-elle  dit.  —  J'ai  secoué  la  tête  et  j'ai  baissé  les  yeux  sans  lui  ré- 
pondre. 

Nous  sommes  rentrés  au  château  vers  quatre  heures.  Je  gagnais 
ma  chambre,  quand  un  tumulte  confus  de  voix,  de  cris  et  de  pas 
précipités  sous  le  vestibule  m'a  glacé  le  cœur.  Je  suis  redescendu  à 
la  hâte;  on  m'a  dit  que  M'"^  de  Palme  venait  de  tomber  dans  une 
violente  crise  nerveuse.  On  l'avait  portée  dans  le  salon.  J'ai  reconnu 


(52  REVUE    DES   PEUX   MONDES. 

à  travers  la  porte  la  voix  douce  et  grave  de  M"""  de  Malouet,  à  laquelle 
se  mêlait  je  ne  sais  quel  vagissement  pareil  à  celui  d'un  enfant  ma- 
lade. —  Je  me  suis  enfui. 

J'étais  décidé  à  quitter  sans  retard  ce  lieu  de  malheur.  Rien  n'eût 
pu  m'y  retenir  un  instant  de  plus.  Ta  lettre,  qu'on  m'avait  remise 
au  retour,  m'a  servi  à  colorer  d'un  prétexte  vraisemblable  mon  dé- 
part improvisé.  On  connaît  ici  l'amitié  qui  nous  lie.  J'ai  dit  que  tu. 
avais  besoin  de  moi  dans  les  vingt-quatre  heures.  J'avais  eu  soin,  à 
toute  occurrence,  de  faire  venir  depuis  trois  jours  une  voiture  et  des 
chevaux  de  la  ville  la  plus  proche.  En  quelques  minutes,  mes  pré^ 
paratifs  ont  été  achevés;  j'ai  donné  au  cocher  l'ordre  de  partir  en 
avant  et  d'aller  m' attendre  à  l'extrémité  de  l'avenue,  pendant  que 
je  ferais  mes  adieux.  —  M.  de  Malouet  m'a  paru  n'avoir  aucun  soup- 
çon de  la  vérité  :  le  bon  vieillard  s'est  attendri  en  recevant  mes  re- 
mercîmens,  et  m'a  réellement  témoigné  une  affection  singulière  et 
sans  proportion  avec  la  brève  durée  de  nos  relations.  J'ai  à  peine  eu 
moins  à  me  louer  de  M.  de  Breuilly  :  je  me  reproche  la  caricature 
que  je  t'ai  donnée  un  jour  pour  le  portrait  de  ce  noble  cœur. 

M™^  de  Malouet  a  voulu  m'accompagner  dans  l'avenue  quelques 
pas  plus  loin  que  son  mari;  je  sentais  son  bras  trembler  sous  le 
mien,  pendant  qu'elle  me  chargeait  de  quelques  commissions  indif- 
férentes pour  Paris.  Au  moment  oii  nous  allions  nous  séparer  et 
comme  je  serrais  sa  main  avec  effusion,  elle  m'a  retenu  doucement  : 
—  Eh  bien  !  monsieur,  ra'a-t-elle  dit  d'une  voix  presque  éteinte, 
Dieu  n'a  point  béni  notre  sagesse! 

—  Madame,  nos  cœurs  lui  sont  ouverts;...  il  a  dû  y  lire  notre  sin- 
cérité... Il  voit  ce  que  je  souffre  d'ailleurs;  j'espère  humblement 
qu'il  me  pardonne. 

—  N'en  doutez  pas,...  n'en  doutez  pas!  a-t-elle  repris  d'un  accent 
brisé.  Mais  elle!  elle!...  Ah!  pauvre  enfant! 

—  Aye^;  pitié  d'elle,  madame.  Ne  l'abandonnez  pas.  Adieu! 

Je  l'ai  quittée  à  la  hâte,  et  je  suis  parti;  mais  au  lieu  de  m'ache- 
miner  vers  le  bourg  de  ***,  je  me  suis  fait  conduire  sur  la  j-oute  de 
l'abbaye  jusqu'au  haut  des  collines;  j'ai  prié  le  cocher  d'aller  seul 
au  bourg  et  de  revenir  me  prendre  demain  de  grand  matin  à  la 
môme  place.  Mon  ami,  je  ne  puis  t' expliquer  la  tentation  bizarre  et 
irrésistible  qui  m'a  pris  de  passer  une  dernière  nuit  dans  cette  soli- 
tude où  j'ai  été  si  tranquille,  si  heureux,  et  il  y  a  si  peu  da  temps, 
mon  Dieu  ! 

Me  voici  donc  dans  ma  cellule.  Qu'elle  me  paraît  froide,  sombre 
et  triste!  Le  ciel  aussi  s'est  mis  en  deuil.  Depuis  mon  arrivée  dans 
ce  pays  et  malgré  la  saison,  je  n'avais  vu  que  des  jours  et  des  nuits 
d'été.  Ce  soir,  un  glacial  ouragan  d'automne  s'est  déchaîné  sur  la 


LA    PETITE    COMTESSE.  6d 

vallée;  le  vent  siffle  dans  les  mines  et  en  arrache  des  fragmens  qui 
tombent  lourdement  sur  le  sol.  Une  pluie  violente  bat  mes  vitraux. 

—  Il  me  semble  qu'il  pleut  des  larmes  ! 

Des  larmes  !  j'en  ai  le  cœur  rempli,...  et  pas  une  ne  veut  monter 
jusqu'à  mes  yeux  !  —  J'ai  prié  pourtant,  j'ai  prié  Dieu  longuement, 

—  non  pas,  mon  ami,  ce  Dieu  insaisissable  que  nous  poursuivons 
vainement  au-delà  des  étoiles  et  des  mondes,  mais  le  seul  Dieu  vrai- 
ment secourable  aux  affligés,  le  Dieu  de  mon  enfance,  —  le  Dieu  de 
cette  pauvre  femme  ! 

Ah!  je  ne  veux  plus  songer  qu'à  mon  retour  près  de  toi.  Après- 
demain,  mon  ami,  et  peut-être  avant  que  cette  lettre 

Viens,  Paul!  —  Si  tu  peux  quitter  ta  mère,  viens,  je  t'en  supplie, 
viens  me  soutenir.  Dieu  me  frappe! 

J'écrivais  cette  ligne  interrompue,  quand,  au  milieu  des  bruits 
confus  de  la  tempête,  mon  oreille  a  cru  saisir  le  son  d'une  voix, 
d'une  plainte  humaine.  Je  me  suis  jeté  à  ma  fenêtre;  je  me  suis 
penché  au  dehors  pour  percer  les  ténèbres,  et  j'ai  entrevu  sur  le  sol 
noir  et  inondé  une  forme  vague,  une  sorte  de  paquet  blanchâtre. 
En  même  temps  un  gémissement  plus  distinct  est  monté  jusqu'à 
moi.  —  Une  lueur  de  la  terrible  vérité  m'a  traversé  l'esprit  comme 
une  lame  aiguë.  —  J'ai  gagné  dans  la  nuit  la  porte  du  moulin;  près 
du  seuil,  j'ai  vu  un  cheval  abandonné;  il  portait  une  selle  de  femme. 
Je  me  suis  précipité  en  courant  vers  l'autre  face  des  ruines,  et  dans 
le  clos  qui  est  situé  sous  la  fenêtre  de  ma  cellule  et  qui  garde  encore 
des  traces  de  l'ancien  cimetière  des  moines,  j'ai  trouvé  l'infortunée. 
Elle  était  là,  assise  et  comme  écrasée  sur  une  vieille  dalle  tumulaire, 
grelottant  de  tous  ses  membres  sous  les  torrens  d'eau  glacée  qu'un 
ciel  impitoyable  versait  sans  relâche  sur  sa  légère  toilette  de  fête. 
J'ai  saisi  ses  deux  mains,  essayant  de  la  relever.  —  Ah!  malheu- 
reuse enfant!  qu'avez-vous  fait?  ah!  malheureuse! 

—  Oui,  bien  malheureuse!  a-t-elle  murmuré  d'une  voix  faible 
comme  un  souffle. 

—  Mais  vous  vous  tuez  ! 

—  Tant  mieux...  tant  mieux! 

—  Yous  ne  pouvez  rester  là!...  Venez!...  —  J'ai  vu  qu'elle  était 
hors  d'état  de  se  soutenir.  — Ah!  Dieu  bon!  Dieu  puissant!  que 
faire?...  Qu'allez-vous  devenir  maintenant?  Que  voulez-vous  de 
moi?... 

Elle  n'a  pas  répondu.  Elle  tremblait,  et  ses  dents  se  heurtaient.  Je 
l'ai  enlevée  dans  mes  bras  et  je  l'ai  emportée.  On  réfléchit  vite  dans 
de  tels  instans.  Aucun  moyen  imaginable  pour  la  faire  sortir  de  cette 
vallée,  où  les  voitures  ne  peuvent  pénétrer.  Rien  n'était  désormais 


6!l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

possible  pour  sauver  son  honneur;  il  ne  fallait  plus  songer  qu'à  la 
vie.  J'ai  gravi  rapidement  les  degrés  de  ma  cellule,  et  je  l'ai  dépo- 
sée dans  un  fauteuil  près  du  foyer,  que  j'ai  rallumé  à  la  hâte;  puis 
j'ai  réveillé  mes  hôtes.  J'ai  donné  à  la  meunière  une  explication 
vague  et  confuse.  Je  ne  sais  ce  qu'elle  en  a  compris,  mais  c'est  une 
femme,  elle  a  eu  pitié.  Elle  a  rendu  à  M"*  de  Palme  les  premiers 
soins.  Son  mari  est  parti  aussitôt  à  cheval,  portant  à  la  marquise  de 
Malouet  ce  billet  de  ma  main  : 

«  Madame, 

((  Elle  est  ici,  mourante.  Au  nom  du  Dieu  de  miséricorde,  je  vous 
invoque,  je  vous  conjure...  Venez  consoler,  venez  bénir  celle  qui  ne 
peut  plus  attendre  que  de  vous  en  ce  monde  des  paroles  de  bonté  et 
de  pardon. 

((  Veuillez  dire  à  M*""  de  Pontbrian  ce  que  vous  jugerez  néces- 
saire. » 

Elle  me  demandait.  Je  suis  retourné  près  d'elle.  Je  l'ai  trouvée 
encore  assise  devant  le  feu.  Elle  n'avait  pas  voulu  se  laisser  mettre 
dans  le  lit  qu'on  lui  avait  préparé.  En  m' apercevant,  —  singulière 
préoccupation  de  femme,  —  sa  première  pensée  a  été  pour  le  cos- 
tume de  paysanne,  contre  lequel  elle  venait  d'échanger  ses  vêtemens 
imprégnés  d'eau  et  souillés  de  boue.  —  Elle  s'est  mise  à  rire  en  me 
le  montrant;  mais  son  rire  s'est  tourné  presque  aussitôt  en  convul- 
sions que  j'ai  eu  de  la  peine  à  calmer. 

Je  m'étais  placé  près  d'elle  :  elle  ne  pouvait  se  réchauffer;  elle 
avait  une  horrible  fièvre;  ses  yeux  étincelaient.  Je  l'ai  suppliée  de 
consentir  à  prendre  le  repos  complet  qui  convenait  seul  à  son  état. 
—  A  quoi  bon?  m'a-t-elle  dit.  Je  ne  suis  pas  malade.  Ce  qui  me  tue, 
03  n'est  pas  la  fièvre,  ce  n'est  pas  le  froid,  c'est  la  pensée  qui  me 
brûle  là;  —^  elle  se  frappait  le  front;  —  c'est  la  honte,  —  c'est  votre 
mépris  et  votre  haine,  —  bien  mérités  maintenant! 

Mon  cœur  a  éclaté,  Paul;  je  lui  ai  dit  tout  :  ma  passion,  mes  re- 
grets, mes  remords!  J'ai  couvert  de  baisers  ses  mains  tremblantes, 
son  front  glacé,  ses  cheveux  humides...  J'ai  répandu  dans  sa  pauvre 
âme  brisée  tout  ce  que  l'âme  d'un  homme  peut  contenir  de  tendresse, 
de  pitié,  d'adoration!  Elle  a  su  que  je  l'aimais;  elle  n'a  pu  en  douter! 

Elle  m'avait  écouté  avec  ravissement.  —  C'est  maintenant,  m'a- 
t-elle  dit,  c'est  maintenant  qu'il  ne  faut  pas  me  plaindre.  Jamais  je 
n'ai  été  si  heureuse  de  ma  vie.  Je  ne  méritais  pas  cela...  Je  ne  puis 
rien  souhaiter  de  plus....  rien  espérer  de  mieux....  je  ne  regretterai 
rien. 

Elle  s'est  assoupie.  Ses  lèvres  entr' ouvertes  ont  un  sourire  pur  et 


LA    PETITE    COMTESSE.  65 

paisible  ;  mais  elle  est  prise  par  intervalle  de  tressaillemens  terri- 
bles, et  ses  traits  s'altèrent  protbndément.  —  Je  la  veille  en  t' écri- 
vant. 


M'"^  de  Malouet  vient  d'arriver  avec  son  mari.  Je  l'avais  bien  ju- 
gée !  Sa  voix  et  ses  paroles  ont  été  d'une  mère.  Elle  avait  eu  soin 
d'amener  son  médecin.  La  malade  est  couchée  dans  un  bon  lit,  en- 
tourée, aimée.  Je  suis  plus  tranquille,  quoiqu'un  délire  efirayant  se 
soit  déclaré  à  son  réveil. 

M"'"'  de  Pontbrian  a  refusé  absolument  de  venir  auprès  de  sa  nièce. 
Elle  aussi,  je  l'avais  bien  jugée,  l'excellente  chrétienne! 

Je  me  suis  fait  le  devoir  de  ne  plus  mettre  le  pied  dans  la  cellule, 
([ue  M'"'  de  Malouet  ne  quitte  plus.  La  contenance  de  M.  de  Malouet 
m'épouvante,  et  cependant  il  m'assure  que  le  médecin  ne  s'est  pas 
encore  prononcé. 

Le  médecin  est  sorti.  J'ai  pu  lui  parler.  —  C'est,  m'a-t-il  dit,  ime 
fluxion  de  poitrine  compliquée  d'une  fièvre  cérébrale. 

—  Cela  est  bien  grave,  n'est-ce  pas? 

—  Très  grave. 

—  Mais  le  danger  est-il  immédiat? 

—  Je  vous  le  dirai  ce  soir.  L'état  est  si  violent  qu'il  ne  peut  durer 
longtemps.  11  faut  que  la  crise  s'atténue  ou  que  la  nature  cède. 

—  Vous  n'espérez  rien,  monsieur? 
Il  a  regardé  le  ciel  et  s'est  éloigné. 

Je  ne  sais  ce  qui  se  passe  en  moi,  mon  ami...  Tous  ces  coups  se 
succèdent  si  vite!  C'est  la  foudre. 

Cinq  heures  du  soir. 

On  a  mandé  à  la  hâte  le  prêtre  que  j'ai  souvent  rencontré  au  châ- 
teau. C'est  un  ami  de  M"^  de  Malouet,  un  vieillard  simple  et  plein 
de  charité.  Il  est  sorti  un  instant  de  cette  chambre  funeste;  je  n'ai 
osé  l'interroger.  J'ignore  ce  qui  se  passe.  Je  redoute  de  l'apprendre, 
et  cependant  mon  oreille  recueille  avidement  les  moindres  bruits, 
les  sons  les  plus  insignifians  :  nne  porte  qui  se  ferme,  un  pas  plus 
rapide  dans  l'escalier,  me  frappent  de  terreur.  —  Pourtant...  si  vite! 
c'est  impossible! 

Paul!  mon  ami,...  mon  frère!  où  es-tu?...  Tout  est  fini! 

Il  y  a  une  heure,  j'ai  vu  descendre  le  médecin  et  le  prêtre.  M.  de 
Malouet  les  suivait.  —  Montez,  m'a-t-il  dit.  Allons!  du  courage, 
monsieur.  Soyez  homme.  —  Je  suis  entré  dans  la  cellule  :  M"""  de 


()6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

Maloiiot  y  était  demeurée  seule;  elle  était  à  genoux  près  du  lit,  et 
m'a  fait  signe  de  m' approcher.  —  J'ai  regardé  celle  qui  allait  cesser 
de  souflrir.  Quelques  heures  avaient  suffi  pour  empreindre  tous  les 
ravages  de  la  mort  sur  ce  visage  charmant;  mais  la  vie  et  la  pensée 
rayonnaient  encore  dans  ses  yeux  :  elle  m'a  reconnu  aussitôt.  — 
Monsieur,  m'a-t-elle  dit;  —  puis  se  reprenant  après  une  pause  :  — 
George,  je  vous  ai  bien  aimé.  Pardonnez -moi  d'avoir  empoisonné 
votre  vie  de  ce  triste  souvenir!  — Je  suis  tombé  sur  mes  genoux; 
j'ai  voulu  parler,  je  ne  le  pouvais  pas;...  mes  larmes  coulaient  brû- 
lantes sur  sa  main  déjà  inerte  et  froide  comme  un  marbre.  —  Et 
vous  aussi,  madame,  a-t-elle  repris,  pardonnez-moi  la  peine,...  le 
mal  cjLie  je  vous  fais  !  —  Mon  enfant  !  a  dit  la  vieille  dame,  je  vous 
bénis  du  fond  du  cœur.  —  Pais  il  y  a  eu  un  silence,  au  milieu  du- 
quel j'ai  entendu  tout  à  coup  un  soupir  profond  et  brisé...  Ah!  ce 
soupir  suprême,  ce  dernier  sanglot  d'une  mortelle  douleur.  Dieu 
aussi  l'a  entendu,  il  l'a  recueilli! 

Il  l'a  entendu,...  il  entend  aussi  ma  prière  ardente,  éplorée!... 
Il  faut  que  je  le  croie,  mon  ami.  Oui,  pour  ne  pas  céder  en  ce  mo- 
ment à  quelque  tentation  de  désespoir,  il  faut  que  je  croie  ferme- 
ment à  un  Dieu  qui  nous  aime,  qui  voit  d'un  œil  attendri  les  déchi- 
remens  de  nos  faibles  cœurs,...  qui  daignera  un  jour  de  sa  main 
paternelle  refaire  les  nœuds  brisés  par  la  cruelle  mort!...  Ah!  de- 
vant la  dépouille  inanimée  d'un  être  adoré,  quel  cœur  assez  dessé- 
ché, quel  cerveau  assez  flétri  par  le  doute  pour  ne  pas  repousser  à 
jamais  l'odieuse  pensée  que  ces  mots  sacrés  :  Dieu,  justice,  amour, 
immortalité,  ne  sont  que  de  vaines  syllabes  qui  n'ont  point  de  sens! 

Adieu,  Paal.  Tu  sais  ce  qui  me  reste  à  faire.  Si  tu  peux  venir,  je 
t'attends;  sinon,  mon  ami,  attends-moi.  Adieu. 

IX. 

LE  MARQUIS  DE  MALOUET  A  M.   PAUL  B...   A  PARIS. 

Château  de  Malouet,  20  octobre. 

Monsieur,  c'est  pour  moi  un  devoir  aussi  impérieux  que  pénible 
de  vous  retracer  les  faits  qui  ont  amené  le  malheur  suprême  dont 
une  voie  plus  prompte  vous  a  porté  la  nouvelle  avec  tous  les  ména- 
gemens  qui  nous  ont  été  permis,  malheur  qui  achève  d'accabler  nos 
âmes  déjà  si  cruellement  éprouvées.  Vous  le  savez,  monsieur,  quel- 
ques semaines,  quelques  jours  nous  avaient  suffi  à  M""*  de  Malouet 
et  à  moi  pour  connaître,  pour  apprécier  votre  ami,  pour  lui  vouer 
une  éternelle  affection,  qui  devait  se  changer  trop  tôt  en  un  éternel 
regret. 


LA    PETITE    COMTESSE.  67 

Je  ne  vous  parlerai  point,  monsieur,  des  tristes  circonstances  qui 
ont  précédé  cette  dernière  catastrophe.  Vous  n'ignorez,  je  le  sais, 
ûucun  trait  de  la  fatale  passion  qu'avaient  inspirée  à  une  malheu- 
reuse jeune  femme  les  mérites  et  les  qualités  que  nous  sommes  ré- 
duits à  pleurer  aujourd'hui.  Je  ne  vous  dirai  rien  des  scènes  de  deuil 
qui  ont  suivi  la  mort  de  M'"*'  de  Palme.  Un  autre  deuil  les  recouvre 
déjà  dans  notre  souvenir. 

La  conduite  de  M.  George  durant  ces  tristes  journées,  la  sensibi- 
lité profonde  et  en  même  temps  l'élévation  morale  dont  il  ne  cessa 
de  nous  donner  le  spectacle ,  avaient  achevé  de  lui  gagner  nos 
cœurs.  J'aurais  voulu  vous  le  renvoyer  aussitôt,  monsieur:  je  vou- 
lais l'éloigner  de  ce  lieu  désolé,  je  voulais  le  conduire  moi-même 
dans  vos  bras,  puisqu'une  préoccupation  douloureuse  vous  retenait 
à  Paris;  mais  il  s'était  imposé  le  devoir  de  ne  pas  abandonner  si 
promptement  ce  qui  restait  de  l'infortunée. 

Nous  l'avions  recueilli  près  de  nous;  nous  l'entourions  de  nos 
soins.  Il  ne  sortait  du  château  que  pour  faire  chaque  jour  à  deux 
pas  un  pieux  pèlerinage.  Sa  santé  cependant  s'altérait  visiblement. 
Avant-hier  dans  la  matinée.  M"*  de  Malouet  le  pressa  de  nous  accom- 
pagner, M.  de  Breuilly  et  moi,  dans  une  promenade  à  cheval.  Il  y 
consentit,  quoique  avec  peine.  Nous  partîmes.  Chemin  faisant,  il  se 
prêta  de  tout  son  courage  aux  efforts  que  nous  tentions  pour  l'enga- 
ger dans  notre  entretien,  et  le  tirer  de  son  accablement.  Je  le  vis 
sourire  pour  la  première  fois  depuis  bien  des  heures,  et  je  commen- 
çais à  espérer  que  le  temps,  la  force  d'âme,  les  soins  de  l'amitié 
pourraient  rendre  un  peu  de  calme  à  son  souvenir,  quand ,  au  dé- 
tour de  la  route,  un  hasard  déplorable  nous  mit  face  à  face  avec 
AI.  de  Mauterne. 

Ce  jeune  homme  était  à  cheval  :  deux  amis  et  deux  dames  l'accom- 
pagnaient. Nous  suivions  la  m.ême  direction  de  promenade;  mais 
son  allure  était  plus  rapide  que  la  nôtre  :  il  nous  dépassa  en  nous 
saluant,  et  je  ne  remarquai  pour  moi  dans  son  air  rien  qui  pût  atti- 
rer l'attention.  Je  fus  donc  fort  surpris  d'entendre  M.  de  Breuilly 
l'instant  d'après  murmurer  entre  ses  dents  :  Ceci  est  une  infâme  lâ- 
cheté !  —  M.  George,  qui  au  moment  de  la  rencontre  avait  pâli  et 
détourné  légèrement  la  tête,  regarda  vivement  M.  de  Breuilly  :  — 
Quoi  donc,  monsieur?  De  quoi  parlez-vous?  —  De  l'insolence  de  ce 
fat!  — j'interpellai  M.  de  Breuilly  avec  force,  lui  reprochant  sa  ma- 
nie querelleuse,  et  affirmant  qu'il  n'y  avait  eu  trace  de  provocation 
ni  dans  l'attitude  ni  sur  les  traits  de  M.  de  Mauterne,  lorsqu'il  avait 
passé  près  de  nous.  —  Allons,  mon  ami,  reprit  M.  de  Breuilly,  vous 
avez  fermé  les  yeux  — ou  vous  avez  dû  voir,  comme  je  l'ai  vu,  que 
le  misérable  a  ricané  en  regardant  monsieur!  Je  ne  sais  pas  pour- 


(38  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quoi  vous  voulez  que  monsieur  supporte  une  insulte  que  ni  vous  ni 
moi  ne  supporterions!  —  Cette  malheureuse  phrase  n'était  pas  ache- 
vée, que  M.  George  avait  mis  son  cheval  au  galop. 

—  Es-tu  fou?  dis-je  à  Breuilly,  qui  essayait  de  me  retenir,  —  et 
que  signifie  cette  invention-là?  —  Mon  ami,  me  répondit-il,  il  falb.it 
distraire  cet  enfant  à  tout  prix.  —  Je  haussai  les  épaules,  je  me  dé- 
gageai, et  je  m'élançai  sur  les  pas  de  M.  George;  mais,  étant  mieux 
monté  que  moi,  il  avait  pris  une  avance  considérable.  J'étais  encore 
à  une  centaine  de  pas,  quand  il  joignit  M.  de  Mau terne,  qui  s'était 
arrêté  en  l'entendant  venir.  Il  me  sembla  qu'ils  échangeaient  quel- 
ques paroles,  et  je  vis  presque  aussitôt  la  cravache  de  M.  George 
fouetter  à  plusieurs  reprises  et  avec  une  sorte  d'acharnement  le 
visage  de  M.  de  Mauterne.  Nous  arrivâmes  seulement  à  temps,  M.  de 
Breuilly  et  moi,  pour  empêcher  que  cette  scène  ne  prit  un  odieux 
caractère. 

Une  rencontre  étant  malheureusement  devenue  inévitable  entre 
ces  deux  messieurs,  nous  dûmes  emmener  avec  nous  les  deux  amis 
qui  accompagnaient  Mauterne,  MM.  de  Quiroy  et  Astley,  ce  dernier 
Anglais.  M.  George  nous  précéda  au  château.  Le  choix  des  armes 
appartenait,  sans  aucun  doute  possible,  à  notre  adversaire.  Cepen- 
dant, ayant  remarqué  que  ses  deux  témoins  semblaient  hésiter,  avec 
une  sorte  d'indifférence  ou  de  circonspection,  entre  l'épée  et  le  pis- 
tolet, je  pensai  que  nous  pourrions,  avec  un  peu  d'adresse,  faire 
pencher  leur  décision  dans  le  sens  qui  nous  serait  le  moins  défavo- 
rable. Nous  primes  donc  préalablement,  M.  de  Breuilly  et  moi,  l'avis 
de  M.  George.  11  se  prononça  immédiatement  pour  l'épée.  —  Mais, 
lui  fit  observer  M.  de  Breuilly,  vous  tirez  fort  bien  le  pistolet  :  je 
vous  ai  vu  à  l'œuvre.  Etes-vous  sûr  d'être  plus  habile  à  l'épée?  Ne 
vous  y  trompez  pour  Dieu  pas  :  ceci  est  un  combat  à  mort  !  —  J'en 
suis  convaincu,  répondit-il  en  souriant;  mais  je  tiens  beaucoup  à 
l'épée,  autant  que  cela  sera  possible.  —  Sur  l'expression  d'un  désir 
si  formel,  nous  ne  pouvions  que  nous  croire  heureux  d'obtenir  le 
choix  de  cette  arme.  Il  fut  effectivement  résolu,  et  la  rencontre  fut 
fixée  au  lendemain  neuf  heures. 

Pendant  le  reste  de  la  journée,  M.  George  montra  une  liberté 
d'esprit  et  même  par  intervalle  une  gaieté  dont  nous  fûmes  tout 
surpris,  et  que  M""  de  Malouet  en  particulier  ne  savait  comment 
s'expliquer.  Ma  pauvre  femme  ignorait  bien  entendu  ces  derniers 
événemens. 

A  dix  heures,  il  se  retira,  et  je  vis  encore  de  la  lumière  chez  lui 
deux  heures  plus  tard.  Poussé  par  ma  vive  affection  et  par  je  ne  sais 
quelle  inquiétude  vague  dont  j'étais  poursuivi,  j'entrai  vers  minuit 
dans  sa  chambre;  je  le  trouvai  fort  tranquille  :  il  venait  d'écrire  et 


LA    PETITE    COMTESSE.  69 

apposait  son  cachet  sur  quelques  enveloppes.  —  Voilà  !  me  dit-il  en 
me  mettant  ces  papiers  clans  la  main.  A  présent,  le  plus  fort  est  fait, 
ajouta-t-il,  et  je  vais  dormir  comme  un  bienheureux. 

Je  crus  devoir  lui  donner  encore  quelques  conseils  techniques  sur 
le  jeu  de  l'arme  dont  il  devait  bientôt  se  servir.  Il  m'écouta  avec 
distraction,  puis,  avançant  son  bras  tout  à  coup  :  —  Voyez  mou 
pouls,  dit-il.  —  Je  lui  obéis,  et  je  m'assurai  que  son  calme  et  son 
animation  n'avaient  rien  d'affecté  ni  de  fébrile.  — Avec  cela,  reprit-il, 
on  n'est  tué  que  qnand  on  le  veut  bien.  Bonsoir,  cher  monsieur.  — 
Je  l'embrassai  et  je  le  quittai. 

Hier,  à  huit  heures  et  demie,  nous  étions  rendus,  M.  George, 
M.  de  Breuilly  et  moi,  dans  un  chemin  écarté,  situé  à  égale  distance 
de  Malouet  et  de  Mauterne,  et  qui  avait  été  désigné  pour  lieu  du 
duel.  JNotre  adversaire  arriva  presque  aussitôt,  accompagné  de 
MM.  de  Ouiroy  et  Astley.  Le  caractère  de  l'insulte  n'admettait 
aucune  tentative  de  conciliation.  On  dut  procéder  immédiatement 
au  combat. 

A  peine  M.  George  s'était-il  mis  en  garde,  que  nous  ne  pûmes 
douter  de  sa  complète  inexpérience  au  maniement  de  l'épée.  M.  de 
Breuilly  me  jeta  un  regard  de  stupeur.  Toutefois,  cpand  les  lames 
se  furent  croisées,  il  y  eut  une  apparence  de  combat  et  de  défense: 
mais,  dès  la  troisième  passe,  M.  George  tomba,  la  poitrine  traversée. 

Je  me  précipitai  sur  lui  :  la  mort  le  prenait  déjà.  Cependant  il  me 
serra  faiblement  la  main,  soinit  encore,  puis  m'exprima  d'un  dernier 
souffle  sa  dernière  pensée,  qui  fut  pour  vous,  monsieur  :  «  Dites  à 
Paul  que  je  l'aime,  que  je  lui  défends  la  vengeance,  que  je  meurs... 
heureux.  »  Il  expira. 

Je  n'ajouterai  rien,  monsieur,  à  ce  récit.  Il  n'a  été  que  trop  long. 
il  m'a  coûté  beaucoup;  mais  je  vous  devais  ce  compte  fidèle  et  dou- 
loureux. J'ai  dû  croire  en  outre  que  votre  amitié  voudrait  suivre 
jusqu'au  dernier  instant  cette  existence  qui  vous  fut  si  chère,  et  à 
si  juste  titre.  Maintenant  vous  savez  tout,  vous  avez  tout  compris, 
même  mon  silence. 

Il  repose  près  d'elle.  Vous  viendrez  sans  doute,  monsieur.  Nous 
vous  attendons.  Nous  pleurerons  avec  vous  ces  deux  êtres  bien- 
aimés,  tous  deux  bons  et  charmans,  foudroyés  tous  deux  par  la 
passion,  et  saisis  par  la  mort  avec  une  rapidité  poignante  au  milieu 
des  plus  douces  fêtes  de  la  vie. 

Octave  Feuillet. 


LE 


CANAL  DE  SUEZ 


LA  QUESTION  DU  TRiCÈ 


Le  projet  d'une  communication  entre  la  Méditerranée  et  la  Mer- 
Rouge  est  accueilli  par  l'Europe,  les  résultats  immenses  en  sont  una- 
nimement reconnus  :  il  n'y  a  désaccord  que  sur  la  question  du  tracé. 
On  se  partage  entre  le  tracé  direct  de  Suez  à  Peluse,  proposé  par 
MM.  Linant  et  Mougel,  ingénieurs  du  pacha  d'Egypte,  et  le  tracé 
indirect  d'Alexandrie  à  Suez,  proposé  par  M.  Paulin  Talabot  (1). 
Ce  débat  dure  depuis  près  d'une  année. 

Le  tracé  du  canal  des  deux  mers  est-il  un  problème  d'art  pur,  et 
du  domaine  réservé  des  savans  et  des  ingénieurs?  Personne  ne  le 
croira.  Loin  d'être  exclusivement  technique,  la  question  est  à  la  por- 
tée de  tous  par  ses  aspects  généraux,  par  les  conséquences  dont  telle 
ou  telle  solution  affecte  les  intérêts  du  pays  traversé  et  ceux  de  l'Eu- 
rope. C'est  une  question  vitale,  et  qui  veut  être  résolue  conformé- 
ment à  ce  programme  avoué  de  la  raison  publique  :  satisfaire  aux 
lois  de  l'art  et  de  la  science,  rendre  autant  que  possible  le  tracé  pro- 
fitable pour  la  navigation,  le  commerce  de  l'Europe,  et  avantageux 
pour  l'Egypte;  en  un  mot  faire  du  canal  un  monument  d'utilité 
réciproque  pour  les  nations  transitaires  et  pour  la  région  du  par- 
cours. C'est  ce  programme  qui  sera  notre  règle  souveraine  dans 
l'étude  que  nous  essayons. 


(1)  Voyez  la  Revue  du  l^r  mai  1855. 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  7Ï 

Cependant  la  question  du  tracé  n'est-elle  pas  déjà  vidée?  Le  tracé 
direct  n'a-t-il  pas  gain  de  cause,  puisqu'il  est  imposé  par  le  pacha 
d'Egypte?  Voilà  ce  que  nous  entendons  dire,  et  ce  que  la  vérité  des 
situations  ne  nous  paraît  pas  entièrement  admettre.  j\u1  ne  peut 
avoir  la  prétention  d'être  l'unique  arbitre  d'une  chose  universelle.  11 
appartenait  au  prince  dont  l'initiative  généreuse  accepte  une  expé- 
rience de  l'Occident  sur  son  territoire  de  déclarer  comment  il  entend 
que  l'expérience  ait  lieu,  c'est  son  droit;  mais  si  son  territoire  est  à 
lui,  le  canal  est  à  l'usage  de  tous;  c'est  la  voie  de  la  civilisation,  c'est 
la  voie  du  commerce  européen,  et  il  appartient  à  l'Europe  de  déclarer 
comment  il  lui  plaît  que  ce  canal  se  fasse.  La  chose  se  réglera  par  un 
arrangement  des  parties  intéressées.  Peut-être  la  commission  scien- 
tifique internationale  pouvait-elle  y  préluder  en  traitant  le  problème 
de  tous  les  tracés  :  c'était  une  mission  digne  d'elle,  et  il  est  regret- 
ttible  qu'elle  ait  accepté  un  mandat  plus  étroit  que  son  titre  en  con- 
sentant à  statuer  simplement  sur  la  possibilité  matérielle  du  canal  de 
Suez  à  Peluse.  Ce  que  cette  commission  aurait  si  bien  fait  et  paraît 
ne  vouloir  pas  faire,  d'autres  doivent  le  tenter  dans  la  mesure  de 
leurs  forces.  Tout  doit  être  repris  à  nouveau.  Rien  n'est  admis,  rien 
n'est  exclu,  tant  que  les  gouvernemens  ne  se  seront  pas  mis  d'ac- 
cord pour  sanctionner  une  œuvre  industrielle  qui  est  à  la  fois  la  plus 
grosse  affaire  et  le  plus  grand  événement  du  monde.  L'isthme  de 
Suez  veut  une  autre  diplomatie  que  l'isthme  de  Panama.  11  n'y  suffit 
pas  de  l'entente  d'une  compagnie  et  du  pouvoir  local,  il  y  faudra 
peut-être  un  autre  traité  de  Westphalie.  Jusqu'à  cette  décision  su- 
prême, la  question  est  entière,  et  la  discussion  doit  préparer  les 
résolutions  futures. 

Qu'il  nous  soit  permis  de  solliciter  l'attention  du  lecteur.  Sans 
doute,  au  point  où  en  est  l'entreprise  de  Suez,  nous  avons  à  nous 
interdire,  à  côté  de  l'examen  du  fond  de  l'affaire,  ces  considérations 
variées  qui  l'ont  accompagné  longtemps  comme  une  sorte  de  plaidoi- 
rie opportune  et  attachante.  Nous  ne  devons  pas  sortir  de  la  question 
du  tracé;  mais  cette  question  met  en  jeu  les  plus  chers  intérêts  de 
l'Europe,  de  l'Egypte,  d'une  compagnie,  et  nous  croyons  l'avoir  posée 
sur  un  terrain  élevé  et  décisif.  Le  tracé  direct  et  le  tracé  indirect  sont 
plus  que  deux  projets  particuliers,  ce  sont  les  deux  types  généraux 
d'où  sortent,  sont  sortis  et  sortiront  tous  les  plans  possibles  d'une 
jonction  de  la  Méditerranée  et  de  la  Mer-Rouge;  types  qui  ne  sont 
pas  d'hier,  car  nous  les  retrouvons  dans  l'histoire,  soit  à  l'état  de 
théorie,  soit  à  l'état  de  réalité.  En  un  mot,  ce  sont  des  systèmes.  En 
conséquence,  nous  avons  du  subordonner  le  concours  ouvert  entre 
les  projets  de  MM.  Linant  et  Talabot  à  un  débat  pérêmptoire  entre 
le  système  du  tracé  direct  et  le  système  du  tracé  indirect.  C'est  entre 


72  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

eux  que  nous  intervenons  d'abord,  afin  de  découvrir  où  est  la  solu- 
tion, qui  ne  peut  être  indift'éremment  d'un  côté  et  de  l'autre,  puisque 
des  types  si  divers  ne  comportent  pas  d'accommodement.  Le  résul- 
tat de  cet  examen,  c'est  l'exclusion  de  l'un  des  systèmes  et  des  pro- 
jets qui  s'y  japportent.  L'autre  système  étant  adopté,  le  concours 
s'ouvre  entre  toutes  les  réalisations  proposables  du  type  unique. 
Notre  méthode  pour  trouver  le  tracé  normal  est  donc  de  commencer 
par  choisir  entre  les  systèmes,  puis  d'opter  entre  les  divers  projets 
afférens  au  système  choisi. 

Il  va  de  soi  que  les  deux  systèmes  ont  de  commun  ce  qui  constitue 
les  bases  d'un  canal  de  grande  navigation  marchande.  La  largenr 
est  de  100  mètres  à  la  ligne  d'eau,  de  50  mètres  au  plafond,  le  ti- 
rant d'eau  de  8  mètres;  la  longueur  varie  selon  le  tracé.  Il  ne  pou- 
vait y  avoir  de  différend  sur  la  fixation  à  Suez  de  la  passe  en  Mer- 
Rouge.  Quant  au  point  de  la  passe  dans  la  Méditerranée,  c'est  là 
<(ue  les  deux  systèmes  se  tranchent,  et  de  cette  divergence  procè- 
dent la  plupart  de  leurs  conséquences  caractéristiques. 

Un  autre  sujet  de  désaccord,  c'est  l'estimation  des  dépenses,  cha- 
cun s' attribuant  le  bon  marché.  Pour  notre  part,  nous  n'avons  pas 
pensé  que  la  question  du  tracé  fût  nécessairement  dans  le  chiffre 
inférieur,  et  que  le  devis  modeste  fût  le  gage  de  la  solution  vraie. 
Nous  sommes  sûrs  que  la  voie  du  plus  grand  commerce  du  monde 
sera  assez  productive  pour  permettre  l'immobilisation  du  capital 
correspondant  à  l'établissement  le  meilleur.  En  cela,  nous  nous  en 
jéférons  au  travail  de  M.  J.-J.  Baude  (1),  qui  a  éclairé  cet  aspect 
(le  l'affaire  de  Suez  non  moins  heureusement  que  les  autres.  Dès  lors 
nous  avons  comparé  les  devis,  imiquement  afin  de  montrer  le  rap- 
port de  ce  que  vaut  un  projet  et  de  ce  qu'il  coûte.  Nous  nous  sommes 
préoccupés  du  bon  canal,  et  non  du  canal  au  rabais.  Le  bon  canal 
n'embarrassera  jamais  le  génie  financier  de  notre  époque. 

I.  —  SYSTÈME  DU  TRACÉ  DIRECT.  —  PROJET  DU  CANAL  DE  SUEZ  A  PELUSE. 

Ce  système  pouiTait  aussi  se  nommer  le  système  du  percement  de 
l'isthme.  Imaginé  plus  d'une  fois  dans  le  cours  des  âges,  il  n'a  acquis 
de  consistance  que  depuis  le  commencement  du  siècle,  grâce  à  l'un 
des  ingénieurs  éminens  de  l'expédition  d'Egypte,  M.  Lepère,  qui 
signala  formellement  le  tracé  de  Suez  à  Peluse.  Selon  ses  vues  per- 
sonnelles, la  jonction  des  deux  mers  devait  s'effectuer  par  un  canal 
à  petite  navigation  entre  la  Mer-Rouge  et  le  Delta,  s' alimentant  du 
Nil,  aboutissant  à  Alexandrie;  néanmoins,  frappé  de  cette  ligne  de 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mars  1855. 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  73 

dépressions  que  le  sol  de  l'isthme  offre  du  sud  an  nord,  convaincu 
d'ailleurs  que  le  niveau  de  la  Mer-Rouge  en  marée  haute  excédait 
celui  de  la  Méditerranée  d'environ  dix  mètres,  il  admit  l'existence 
collatérale  d'un  canal  de  grande  navigation.  Il  en  marqua  la  voie  : 
du  seuil  de  Suez  aux  lacs  amers,  vaste  bassin  propre  à  un  réservoir: 
des  lacs  amers  au  centre  de  l'isthme,  et  de  là,  par  le  bord  oriental 
du  lac  Menzaleh,  au  golfe  de  Peluse.  C'est  le  projet  même  dont 
MM.  Linant  et  Mougel  ont  étudié  les  détails;  ce  qu'ils  y  ont  ajouté, 
c'est  un  canal  à  petite  section,  dérivé  du  Nil  à  la  hauteur  du  Caire 
et  conduit  au  lac  Timsah ,  afin  d'apporter  de  l'eau  douce  dans 
l'isthme  et  de  rattacher  le  canal  maritime  à  l'intérieur  du  pays. 
Entre  les  plans  divers  qui  procèdent  du  tracé  direct,  c'est  le  seul 
que  nous  ayons  à  discuter  après  avoir  apprécié  les  données  du 
système,  à  savoir  :  l'isthme,  milieu  de  traversée;  un  canal  alimenté 
par  la  Mer-Rouge;  le  débouché  sur  la  plage  de  Tineh,  la  plus  rap- 
prochée des  restes  de  Peluse,  qui  sont  dans  les  terres. 

Le  tracé  direct  a  pour  lui  la  première  impression  :  à  la  vue  d'une 
séparation  étroite  des  deux  mers,  rien  ne  semble  plus  naturel  que 
de  la  supprimer;  après  examen ,  rien  ne  paraît  plus  contraire  à  la 
bonne  conduite  des  choses  que  ce  mode  expéditif  de  communication. 
Un  canal  dans  l'isthme  est  extérieur  au  Nil  et  à  l'Egypte.  Est-il  donc 
admissible,  lorsque  cette  terre  réclame  une  abondante  distribution 
de  son  fleuve,  qu'on  renonce  à  l'emploi  des  eaux  du  Nil  dans  un 
canal  de  dimensions  exceptionnelles  qui  pourrait  être  un  magnifique 
instrument  de  fertilisation?  Est-il  une  occasion  plus  propice  de  déve- 
lopper la  prospérité  agricole  du  pays  sur  une  large  échelle?  La 
perdre,  ce  serait  une  faute  dont  le  canal  du  Caire  au  lac  Timsah, 
proposé  par  MM.  Linant  et  Mougel,  ne  serait  qu'une  réparation 
médiocre,  puisqu'il  ne  doit  être  établi  que  pour  l'irrigation  de 
50,000  hectares  au  plus.  C'est  un  premier  fait  anormal  que  ce  canal 
d'eau  salée  dans  l'isthme  à  côté  du  Delta  à  fertiliser  et  du  Nil  à 
utiliser;  le  second  fait  l'est  davantage.  Conçoit-on  une  route  com- 
merciale tenue  en  dehors  du  milieu  de  production  et  passant  par  le 
désert?  Sommes-nous  au  temps  du  roi  Nechos,  qui  craignait  que  la 
jonction  des  deux  mers  ne  livrât  l'Egypte  à  l'invasion  des  barbares? 
Si  la  navigation  européenne  est  reliée  au  Caire  par  le  canal  du  lac 
Timsah,  elle  n'aura  avec  le  Delta  et  Alexandrie  que  des  rattache- 
mens  lointains  assez  préjudiciables  pour  que  les  bâtimens  préfèrent 
relâcher  à  Alexandrie,  qu'ils  auront  sur  leur  route,  et  cette  alternative 
est  encore  un  préjudice. 

Supposons  le  canal  fait,  sait-on  ce  qui  arrivera?  Ce  qui  arrive 
invariablement  en  pareille  circonstance  :  le  déplacement  du  siège 
des  intérêts  commerciaux.  Aujourd'hui  Alexandrie  est  le  lieu  d'é- 


75  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

changes  de  l'Occident  et  de  l'Egypte,  qui  y  expédie  tous  ses  pro- 
duits :  alors  ses  expéditions  convergeront  vers  le  port  intérieur  qu'on 
projette  de  créer  au  lac  Tinisah  comme  port  de  relâche,  de  ravitail- 
lement et  d'entrepôt.  Il  y  aura  dans  le  Delta  tout  entier  un  revire- 
ment de  l'ouest  à  l'est;  le  canal  se  sépare  du  Delta,  le  Delta  se 
tournera  vers  le  canal.  Alexandrie  n'a  plus  de  raison  d'être  que 
comme  port  militaire;  comme  port  marchand,  ce  ne  sera  plus  qu'un 
port  de  cabotage,  et  son  héritage  sera  dévolu  à  Timsah  dans  l'isthme, 
à  Tineh  sur  la  Méditerranée.  L'histoire  est  pleine  de  ces  exemples. 
Déjà  même  on  a  vu  Alexandrie,  par  suite  de  l'engorgement  de  ses 
canaux,  abandonnée  pour  Rosette  :  ce  fut  Méhémet-Ali  qui  se  hâta 
de  lui  ramener  l'eau  du  Nil;  mais,  du  jour  où  un  canal  de  l'Europe 
dans  l'isthme  attirera  tout  à  lui  avec  une  force  irrésistible  et  y  sus- 
citera des  cités  nouvelles,  de  ce  jour  recommencera  le  déclin  de  la 
ville  d'Alexandre,  des  Ptolémées,  des  Arabes,  de  Méhémet-Ali.  Rien 
ne  paraît  si  simple  que  de  faire  une  coupure  à  l'isthme,  et  c'est  toute 
une  révolution. 

Et  l'on  chercherait  vainement  une  circonstance  atténuante  du  sys- 
tème dans  la  brièveté  du  parcours  qui  en  est  le  privilège.  Évidem- 
ment le  trajet  est  plus  court  de  Suez  à  Peluse  que  de  Suez  à  Alexan- 
drie; il  ne  dépassera  pas  ^60  kilomètres.  Est-ce  un  avantage  effectif? 
Qu'on  prenne  pour  points  de  départ  et  de  retour  les  trois  points  qui 
résument  les  mouvemens  maritimes  de  l'Europe  occidentale,  — 
Trieste,  Malte,  Marseille  :  les  bâtimens  allant  en  Mer-Rouge,  ou  ren- 
trant en  Méditerranée,  ne  peuvent  pas  ne  pas  côtoyer  l'Egypte  à 
l'est  d'Alexandrie,  soit  qu'ils  aient  à  prendre  la  passe  dans  le  golfe 
de  Peluse,  soit  qu'ils  en  sortent.  C'est  une  portion  obhgée  de  leur 
itinéraire.  Mettons  le  débouché  à  Alexandrie,  les  bâtimens  en  feront 
l'équivalent  par  la  navigation  du  canal,  plus  sûre  et  plus  douc€; 
avec  le  débouché  à  Peluse,  ce  qu'ils  auraient  fait  à  l'intérieur,  ils  le 
feront  à  l'extérieur.  Il  faut  donc  ajouter  ce  parcours  sur  les  côtes  du 
Delta  aux  160  kilomètres  du  canal  entre  Suez  et  Peluse.  C'est  un 
chemin  plus  court  qui  n'est  pas  à  portée,  et  dont  le  bénéfice  est  illu- 
soire. La  longueur  du  tracé  indirect  n'allonge  pas,  la  brièveté  du 
tracé  direct  n'abrège  pas. 

Jusqu'à  présent  nous  avons  constaté  ce  que  ce  système  causerait 
de  dommages  sans  en  découvrir  la  compensation.  Pourquoi  donc  le 
canal  de  l'isthme,  s'il  ne  fait  les  affaires  ni  de  l'Europe  ni  de 
l'Egypte?  Il  y  a  cinquante  ans,  on  pouvait  s'expliquer  ce  système, 
dont  M.  Lepère  a  fait  la  fortune.  En  un  temps  de  guerre  générale, 
un  canal  de  grande  navigation  ne  pouvait  être  supposé  qu'en  de- 
hors de  l'Egypte.  Les  motifs  qui  défendaient  cette  conception  ne 
sont-ils  pas  surannés?  Le  système  d'ailleurs  reposait  sur  une  er- 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  75 

leur  scientifique  aujourd'hui  corrigée.  Un  nivellement  inexact,  excu- 
sable sur  un  théâtre  d'opérations  militaires,  avait  assigné  9'"  90 
à  la  surélévation  du  niveau  de  la  Mer-Rouge  en  marée  haute  au- 
dessus  de  la  Méditerranée.  Le  savant  ingénieur  croyait  donc  avoir 
à  sou  service  une  puissance  de  courant  proportionnelle  à  cette  sur- 
élévation, force  toute  gratuite  qui  lui  était  donnée  pour  changer  la 
vallée  de  l'isthme  en  un  détroit  maritime,  pour  en  nettoyer  le  chenal 
et  en  maintenir  les  passes  ouvertes.  M.  Lepère  aurait-il  persisté  après 
1847?  —  C'est  alors,  on  s'en  souvient,  qu'une  commission  d'ingé- 
nieurs rectifia  les  nivellemens  de  1799,  et  réduisit  la  surélévation 
des  hautes  eaux  de  la  Mer-Rouge  à  un  maximum  de  2  mètres.  — 
Nous  ne  savons.  La  pensée,  non  moins  étendue  que  sagace,  de  M.  Le- 
père se  témoigne  par  une  prédilection  avérée  pour  la  jonction  des 
deux  mers  traversant  le  Delta  et  s'embranchant  sur  Alexandrie.  En 
tout  cas,  personne  ne  serait  fondé  à  placer  le  tracé  actuel  de  l'isthme 
sous  l'autorité  de  son  nom.  Surtout  on  ne  saurait  oublier  qu'il  n'a 
parlé  qu'avec  circonspection  de  l'établissement  de  la  passe  dans  le 
golfe  de  Peluse;  la  responsabilité  de  ce  dernier  chaj^itre  du  tracé 
direct  incombe  tout  entière  aux  auteurs  du  projet. 

Rien  ne  distingue  Tineh  de  la  plage  égyptienne.  La  mer  y  est 
basse.  Le  fond  de  8  mètres,  voulu  pour  le  tirant  d'eau,  ne  se  ren- 
contre qu'à  une  distance  de  8  kilomètres  de  la  côte.  Le  canal  devra 
y  être  amené  entre  deux  jetées  de  cette  longueur.  Afin  de  prémunir 
la  passe  contre  les  ensablemens  auxquels  l'expose  la  double  action 
du  courant  maritime  et  du  vent  régnant,  il  faudra  construire  un  môle 
en  tête  des  jetées.  Derrière  ce  môle,  afin  de  protéger  l'entrée  ou  la 
sortie  des  bâtimens  par  les  temps  contraires,  il  faudra  enclore  un 
port  de  refuge  assez  vaste  pour  le  mouillage  éventuel  d'une  flotte. 
\oilà  Tineh.  Si  la  nature  a  tout  fait  pour  l'isthme,  elle  n'a  rien  fait 
pour  Tineh,  et  il  s'agit,  l'expression  est  juste,  d'y  installer  une  autre 
Yenise.  On  n'a  point  à  s'alarmer,  à  ce  qu'on  prétend,  ni  des  déjec- 
tions limoneuses  du  Nil,  ni  de  l'ensablement,  qui  est  arrêté  depuis 
des  siècles,  et  dès  lors  tout  est  bien,  il  n'y  a  plus  qu'à  fonder.  Ne 
rêvons-nous  pas?  Lorsque  nous  lisons  l'histoire  d'une  fondation  des 
temps  antiques  ou  modernes,  sur  le  vieux  continent  ou  dans  le  Nou- 
veau-Monde, nous  voyons  que  les  fondateurs,  avant  de  déterminer 
le  siège  d'un  port  ou  d'une  cité,  reconnaissent  les  avantages  du  lieu 
et  tiennent  compte  de  ce  qu'on  nomme  les  avances  de  la  nature.  Il 
y  a  en  cela  une  sorte  de  génie  particulier  que  les  peuples  honorent 
de  leurs  hommages.  N'est-il  donc  pas  étrange  qu'on  montre  à  l'Eu- 
rope une  plage  absolument  dénuée,  et  qu'on  l'invite  à  y  asseoir  une 
ville  et  un  port,  coûte  que  coûte?  Et  pourquoi?  Parce  que  Tineh  est 
au  bout  d'un  pli  de  terrain  où  l'on  entend  que  le  canal  passe.  On 


76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sollicite  pour  Tineli  la  faveur  publique  et  un  jjudget  énorme,  en 
«'autorisant  des  exemples  de  Cherbourg,  de  Cette,  du  Havre;  mais  le 
canal  du  Languedoc  justifie  tout  ce  qu'on  a  fait  à  Cette,  la  vallée 
de  la  Seine  et  Paris  justifient  tout  ce  qu'on  a  pu  et  pourra  faire  au 
Havre.  Dans  l'isthme  au  contraire,  il  n'y  a  rien  qui  préexiste,  rien 
que  la  préoccupation  d'y  mettre  le  canal  des  deux  mers,  qui  peut 
passer  ailleurs,  qui  n'y  gagnera  pas  môme  un  raccourcissement  de 
trajet.  Si  le  canal  avait  tiré  de  l'isthme  une  valeur  quelconque,  on 
hésiterait  à  l'y  établir  en  présence  d'une  localité  aussi  ingrate  que 
Tineh  :  comment  s'y  résoudre,  lorsque  cette  valeur  est  nulle  et  qu'à 
Tineh  tout  est  à  créer  dans  des  conditions  extraordinaires? 

H  y  a  une  difficulté  première,  c'est  la  base  même  de  ces  créations. 
Nous  ne  nions  pas  que,  dès  un  temps  reculé,  les  sables  se  soient 
accumulés  dans  le  golfe  de  Peluse  comme  dans  une  sorte  d'enton- 
noir :  nous  voulons  que  par  suite  l'ensablement  ait  atteint  sa  limite 
depuis  deux  mille  ans  au  moins,  et  qu'il  y  ait  aujourd'hui  équilibre 
entre  l'action  du  flot  et  la  pente  du  talus  sous-marin;  mais,  dès  que 
cette  pente  sera  brusquement  attaquée,  l'équilibre  n'est-il  pas  dé- 
truit? Toute  profondeur  artificielle  ne  va-t-elle  pas  être  rapidement 
comblée?  A  chaque  déblai  opéré  par  la  drague  dans  cet  ensablement 
arrêté,  l'ensablement  ne  recommencera-t-il  pas?  C'est  sur  une  lon- 
gueur de  8  kilomètres  que  ce  fond  va  être  remué,  tourmenté,  fouillé 
pour  le  chenal,  pour  les  jetées,  pour  le  môle,  pour  le  port  :  où  est 
la  garantie  que  les  lames  ne  referont  pas  ce  qu'elles  ont  déjà  fait, 
soit  par  un  mouvement  lent  et  invincible,  soit  à  coups  précipités? 
Toute  tempête  peut  y  jeter  des  millions  de  mètres  cubes  de  sable 
et  ruiner  en  quelques  heures  le  travail  de  quelques  mois,  de  quel- 
ques années  :  cela  est  probable,  et  plus  les  auteurs  du  projet  dé- 
montrent victorieusement  qu'une  stabilité  séculaire  et  normale  est 
acquise  à  cette  plage,  plus  ils  prouvent  contre  eux-mêmes  que  cet 
état  ne  saurait  être  troublé  sans  se  reformer  sous  l'empire  des  causes 
qui  l'ont  constitué.  L'apport  des  boues  du  Nil  serait  moins  dange- 
reux que  ces  marées  de  sables. 

Parmi  les  ouvrages  projetés  à  Tineh,  il  en  est  un  que  nous  cite- 
rons particulièrement  :  c'est  un  bassin  à  prendre  sur  la  mer,  d'une 
superficie  d'environ  3  millions  de  mètres  carrés,  recevant  ses  eaux 
des  lacs  amers  et  destiné  à  l'entretien  du  régime  du  canal.  Les  eaux 
devront  y  être  maintenues  à  peu  près  au  niveau  des  marées  de  la 
Mer-Rouge,  c'est-à-dire  à  la  cote  de  l'"50  à  2"' 50,  et,  si  le  bassin 
n'est  pas  parfaitement  étanche,  tout  est  perdu.  Des  barrages  étanches, 
dont  le  pied  doit  être  à  G"*  50  au-dessous  des  basses  mers,  se  construi- 
sent en  bonne  maçonnerie,  ce  dont  le  projet  ne  dit  mot,  et  s'enraci- 
nent dans  le  sol  par  des  fondations  résistantes;  c'est  un  travail  des 


NOUVEAU    TRACÉ    POUR    LE    CAXAI,    DE    SUEZ.  il 

plus  hasardeux,  et,  si  l'agitation  des  sables  recommence,  radicale- 
ment impossible. 

A  Suez,  on  se  propose  aussi  de  conquérir  sur  la  mer,  pour  l'ali- 
mentation du  canal,  un  réservoir  d'une  superficie  d'environ  25  mil- 
lions de  mètres  carrés,  séparé  de  la  mer  par  un  barrage  de  6  à 
7  kilomètres  de  long  avec  portes  qu'on  ouvrira  à  marée  montante, 
qu'on  fermera  à  marée  descendante.  L'eau  emmagasinée  dans  ce 
bassin  ira  combler  deux  fois  en  vingt-quatre  heures  le  déficit  causé 
par  le  passage  des  écluses,  les  infiltrations,  et  surtout  l'évaporation 
des  lacs  amers,  autre  réservoir  naturel  d'une  superficie  de  330  mil- 
lions de  mètres  carrés,  qui,  pendant  l'été,  cédera  à  l'air  ambiant 
(5,(500,000  mètres  cubes  par  jour.  Ce  sont  donc  3,300,000  mètres 
cubes  d'eau  que  chaque  marée  devra  y  envoyer  par  le  canal,  et  de 
la  communication  constante  du  canal  avec  le  bassin  il  résultera  à 
marée  haute,  de  Suez  aux  lacs  amers,  un  courant  dont  la  vitesse 
de  l^ôO  à  2  mètres  par  seconde  sera  excessive  en  pareil  cas.  Il  sera 
convenable  d'isoler  le  canal  du  bassin,  afin  que  l'eau  passe  de  l'un 
dans  l'autre  par  un  écoulement  lent  et  régulier;  surtout  il  faudra 
que  ce  bassin,  comme  celui  de  Tineh,  soit  parfaitement  étanche,  ce 
({ui  rendra  les  établissemens  de  Suez  plus  coûteux  qu'on  ne  l'a  dit, 
de  même  que  ceux  de  Tineh  dépasseront  l'estimation  publiée. 

Les  dépenses  de  Tineh  ont  été  évaluées  à  50  millions,  et  la  durée 
de  l'exécution  à  six  années.  Tout  accident  à  part,  ce  temps  est  trop 
court.  Les  travaux  ne  doivent  être  faits,  dit-on,  qu'avec  des  maté- 
riaux tirés  des  environs  de  Suez  et  amenés  par  le  canal.  Une  rigole 
navigable  de  Suez  à  Peluse  ne  sera  disponible  qu'au  bout  de  trois  ou 
quatre  ans;  il  n'en  restera  plus  que  trois  ou  deux  pour  transporter 
les  h  millions  de  mètres  cubes  ou  les  8  millions  de  tonnes  de  pierres 
exigés  par  les  constructions  et  pour  les  mettre  en  œuvre;  cela  est 
matériellement  impossible,  quand  bien  même  on  serait  parvenu  à 
réunir  en  assez  grand  nombre  les  ouvriers  de  choix  indispensables 
pour  la  maçonnerie  à  la  mer.  D'ailleurs,  par  suite  des  circon- 
stances difficiles  de  Tineh,  ne  se  trouvera-t-on  pas  entraîné  à  des 
ouvrages  indéterminés  au  début  et  bientôt  commandés  comme  une 
conséquence,  un  complément  ou  une  réparation  des  premiers  tra- 
vaux? En  pareil  cas,  l'imprévu  ne  se  définit  plus  ni  pour  le  temps  ni 
pour  les  dépenses.  On  hésiterait  à  affirmer  qu'il  y  suffira  de  100  mil- 
lions et  de  douze  ou  quinze  ans.  Si  puissant  que  soit  l'art  moderne, 
il  faut  lui  faire  une  large  part  de  temps  et  d'ai'gent,  quand  avec  une 
table  rase  pour  point  de  départ  on  lui  donne  à  vaincre  d'incroyables 
difficultés  compliquées  d'éventualités  terribles.  L'art,  comme  toute 
puissance,  a  ses  limites,  et  il  y  a  peu  de  raison  peut-être,  parce  qu'il 
a  fait  des  merveilles,  à  lui  prescrire  de  tout  oser. 


/O  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Admettons  cependant  que  Tineh  s'achève.  Le  chenal  ne  peut  pas 
ne  pas  s'encombrer,  et,  attendu  que  les  chasses  avec  charge  d'eau 
de  2  mètres  seront  absolument  inefficaces,  il  y  faudra  un  dragage 
continuel,  d'autant  plus  malaisé  que  le  port  s'ensablerait  au  lieu  de 
s'envaser.  Et  ce  n'est  pas  tout  :  Tineh  gît  au  fond  d'un  golfe;  il  est 
plus  soumis  qu'aucun  autre  point  de  la  côte  au  courant  du  littoral 
venant  de  l'ouest  et  au  vent  régnant  d'ouest-nord-ouest  qui  gêne- 
ront l'entrée  et  la  sortie.  Voilà  l'une  des  grandes  portes  maritimes 
du  monde  affligée  d'une  incommodité  nautique  permanente,  si  pour- 
tant Tineh  s'achève  !  Selon  quelques  hommes  considérables,  il  y  a 
de  tels  risques  d'insuccès,  que  les  travaux  peuvent  commencer  et 
ne  pas  finir.  C'est  pour  avoir  un  avis  rassurant  que  la  commission 
scientifique  internationale  est  conduite  sur  les  lieux,  et  voilà  où  l'on 
tombe  avec  ce  percement  de  l'isthme,  si  expéditif  en  apparence  et 
préconisé  comme  tel;  la  possibilité  du  débouché  fait  question. 

Que  les  lecteurs  prononcent  pour  ou  contre  le  système  du  tracé 
direct,  qui  se  caractérise  en  peu  de  mots  :  amélioration  mesquine 
du  sol,  insuffisance  des  relations  du  pays  et  de  la  navigation  euro- 
péenne, remède  à  ce  vice  radical  dans  un  déplacement  des  intérêts 
commerciaux  de  l'Egypte,  ce  qui  est  une  violence  à  la  nature  des 
choses,  une  perturbation  de  toutes  les  traditions  légitimes,  puis,  pour 
condition  d'établissement,  Tineh,  c'est-à-dire  une  autre  violence  à 
la  nature,  moyennant  100  millions  et  un  tour  de  force  de  l'art  qui 
laisse  subsister  une  passe  incommode  et  d'un  entretien  coûteux  en 
cas  de  réussite,  ce  qui  demeure  incertain.  Si  nous  ne  nous  abusons, 
le  système,  si  vulnérable  dans  chacune  de  ses  parties,  achève  de 
périr  par  la  fatalité  de  Tineh,  et  ce  n'est  point  ici  que  se  trouve  le 
tracé  normal  que  nous  cherchons.  Le  seul  bénéfice  du  tracé  direct, 
c'est  que  le  canal  n'aurait  qu'un  bief  compris  entre  les  écluses  de 
Suez  et  de  Tineh;  cet  avantage  serait  à  regretter,  s'il  ne  pouvait  se 
retrouver  ailleurs. 

Nous  n'écarterons  pas  le  projet  dont  nous  terminons  l'examen 
sans  lui  rendre  cette  justice,  qu'il  a  été  à  son  heure  l'un  des  inci- 
dens  notables  de  l'élaboration  du  tracé  et  de  l'entreprise  du  canal 
des  deux  mers.  Toute  grande  chose  ne  se  fait  que  par  des  efforts 
successifs,  qui  ne  le  sait?  Et  bien  souvent  l'œuvre  de  facultés  rares 
et  d'une  existence  d'homme  est  de  poser  un  jalon  au-delà  duquel  la 
route  se  poursuit  et  dévie.  M.  Linant  est  l'un  des  premiers  qui, 
vers  1833,  eurent  l'ambition  de  réaliser  de  nos  jours  cette  commu- 
nication antique.  Dominé  par  la  tradition  scientifique  de  l'expédi- 
tion d'Egypte,  il  reçut  de  M.  Lepère  la  croyance  à  l'inégafité  de 
niveau  des  deux  mers  et  l'indication  du  canal  de  Suez  à  Peluse.  Plus 
hardi  dans  l'erreur,  il  ne  craignit  pas  d'en  faire  un  bosphore,  et, 


NOUVEAU    TRACÉ    POUR    LE    CANAL   DE    SUEZ.  79 

avec  une  passion  soutenue  et  une  incontestable  sagacité  dans  les 
détails,  il  s'appliqua  à  dresser  des  plans  qui  donnèrent  un  corps  à 
l'idée  et  en  furent  le  premier  spécimen.  C'est  à  ses  plans  que  les 
promoteurs  de  l'entreprise  s'étaient  tous  ralliés  jusqu'au  jour  où  les 
nivellemens  de  1847,  dirigés  par  M.  Bourdaloue,  firent  évanouir 
l'hypothèse  qui  en  était  la  raison  première.  Alors  survint  dans  ce 
groupe  d'hommes  éminens  une  scission  dont  les  suites  importantes 
vont  nous  occuper,  M.  Linant  demeura  fidèle  à  l'œuvre  la  plus  chère 
de  sa  vie,  on  ne  saurait  s'en  étonner,  et  au  tracé  direct,  qui,  selon 
nous,  se  défend  mal  devant  une  saine  critique.  Quoi  qu'il  en  soit, 
son  projet  a  été  un  acheminement  digne  de  gratitude,  et  son  nom 
restera  attaché  à  l'œuvre  dont  il  a  été,  dont  il  est  encore  en  ce  mo- 
ment l'un  des  précurseurs  infatigables  et  nécessaires. 


II.  —  SYSTihiE   DU   TRACÉ   INDIKECT.  —   PROJETS   DU   CANAL   PAR   LE   BARUAGE 
ET    PAR    LA    PARTIE    MOYENNE    DU    DELTA. 

Ce  système  est  le  seul  qui  ait  jamais  été  appliqué.  Les  anciens 
n'avaient  pas  cru  devoir  s'abstenir  des  eaux  du  JNil  pour  une  voie 
navigable,  et  ils  n'interdisaient  pas  à  une  route  commerciale  l'abord 
d'un  grand  centre  commercial  tel  qu'Alexandrie.  C'est  sur  cette  tra- 
dition que  M.  Lepère  avait  modelé  son  projet  de  canal  à  petite  navi- 
gation, dont  il  a  été  parlé.  Ces  exemples  pendant  longtemps  furent 
perdus  pour  les  promoteurs  de  l'entreprise  de  Suez.  Ils  pensaient 
que  si  la  vieille  Egypte  avait  établi  la  communication  des  deux  mers 
à  travers  son  territoire  même,  c'avait  été  pour  s'en  réserver  le  mono- 
pole :  puisque  aujourd'hui  toutes  les  nations  devaient  s'en  partager  les 
bénéfices,  ils  concluaient  que  c'était  à  fisthme  à  recevoir  ce  grand 
chemin  du  monde,  l'isthme  où  la  nature  avait  fait  les  premiers  frais 
du  canal,  et  dont  les  marées  hautes  de  la  Mer-Rouge  surtout  attes- 
taient la  prédestination  providentielle.  L'isthme  eut  sa  théorie,  et 
cette  théorie  eut  cours  jusqu'aux  nivellemens  de  18/i7,  qui  ame- 
nèrent la  crise.  Les  uns,  comme  on  l'a  vu,  persistèrent  dans  le 
tracé  direct;  quelques  autres  reconnurent  que  l'isthme  les  avait 
dévoyés  et  qu'il  fallait  retourner  à  l'Egypte  et  au  Nil.  Ils  comprirent 
que  l'Egypte  n'avait  point  à  prendre  ombrage  de  ce  trajet  intérieur 
du  canal,  grâce  à  la  politique  loyale  et  pacifique  des  temps  nou- 
veaux, et  ils  entrevirent  d'une  part  les  relations  commerciales  du 
pays  et  de  l'Europe  se  développant  par  ce  contact,  de  l'autre  le 
canal  ne  mettant  le  Nil  à  contribution  que  pour  ajouter  à  la  fertilité 
du  sol.  xYlors,  de  même  que  naguère  en  société  de  M.  Linant  ils 
avaient  emprunté  à  M.  Lepère  le  tracé  de  Suez  à  Peluse,  ils  lui  em- 
pruntèrent la  tradition  antique  pour  l'élargir  conformément  aux 


80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

progrès  de  la  civilisation  et  de  Fart.  Telle  est  en  eftet  la  gloire  de 
ringéiiieur  de  l'expédition  d'Egypte,  que  les  deux  systèmes  actuel- 
lement en  présence  remontent  à  lui,  comme  à  l'initiateur  dans  cette 
question  du  tracé. 

x\lors  la  passe  du  canal,  retirée  de  la  plage  scabreuse  de  Tineli, 
fut  fixée  à  Alexandrie,  dont  les  titres  précédemment  oubliés  parui-enî 
incomparables.  La  prise  d'eau  fut  placée  entre  le  Caire  et  le  barrage. 
On  sait  que  le  barrage,  dont  l'objet  est  de  pourvoir  aux  arrosages  de* 
l'été  par  l'élévation  des  eaux,  se  construit,  d'après  une  désignation 
de  Napoléon,  au  point  du  Delta  où  le  fleuve  se  bifurque.  Le  INil,  de- 
vant le  Caire,  est  à  19  mètres  au-dessus  des  basses  mers  de  la  Médi- 
terranée et  de  la  Mer-Rouge  durant  la  crue,  à  13  mètres  cnviroii 
durant  l'étiage.  Le  Caire  est  l'une  des  capitales  de  l'Egypte,  et,  en 
lui  amenant  toutes  les  voiles  de  l'Europe  et  de  l'Asie,  on  voulut 
presque  en  faire  un  port  de  mer.  De  la  sorte,  comme  si  l'on  eût  été 
poussé  à  réagir  le  plus  énergiquement  possible  contre  le  système 
de  l'isthme,  on  se  mit  en  pleine  possession  du  Caire,  du  Nil  et  du 
barrage,  sans  doute  en  vertu  d'un  système  reposant  sur  ce  Delta 
qu'on  avait  si  longtemps  abandonné.  C'est  de  ce  point  de  partage 
que  le  canal  dut  mettre  les  deux  mers  en  communication  par  deux 
brandies  descendant  l'une  à  Alexandrie,  l'autre  à  Suez;  alimenté 
d'eau  douce,  il  avait  à  répandre  sur  son  parcours  la  fécondité  et 
la  vie. 

Nous  venons  de  raconter,  en  esquissant  le  projet  de-M.  Talabot, 
comment  on  est  passé  du  tracé  direct  au  tracé  indirect.  Ce  tracé,  ainsi 
qu'on  a  pu  en  juger,  accomplit  le  programme,  pourvu  que  la  j^asse 
soit  convenablement  fixée  à  Alexandrie.  Là  est  évidemment  la  clé  du 
système. 

Que  dire  contre  Alexandrie?  On  n'y  a  rien  repris,  sinon  qu'un 
banc  de  sable  occupe  le  tiers  environ  du  Port- Vieux.  Et  que  dire  pour 
Alexandrie?  Que  c'est  le  meilleur  port  de  l'Afrique  septentrionale  et 
le  seul  de  l'Egypte?  Tout  cela  est  si  connu,  qu'un  certificat  admira- 
ble de  Napoléon  en  faveur  de  sa  position  naturelle  et  de  sa  destinée 
commerciale  eL  politique  serait  surabondant.  Choisir  Tineh  quand 
on  a  Alexandrie  sous  la  inain,  c'est  bâtir  à  Chalcédoine  en  face  de 
Byzance.  C'est  faire  pis.  On  ne  crée  pas  à  grands  frais  ce  qui  n'a 
jamais  été  et  n'a  pas  puissance  d'être,  lorsqu'on  peut  se  servir  de 
ce  qui  est.  On  améliore  ce  qui  est  bon,  on  ne  le  sacrifie  pas  pour 
foncier  à  tout  prix  ce  qui  exigera  un  entretien  perpétuel  et  sera  per- 
pétuellement médiocre.  Tout  cela  est  de  la  raison  la  plus  vulgaire. 
Le  choix  d'Alexandrie  se  défend  par  des  lieux  communs.  C'est  en 
efiet  l'idée  vraie  sur  laquelle  on  n'a  mis  le  doigt  qu'à  la  fin,  comme 
cela  arrive  fréquemment.  Un  jour  il  semblera  étonnant  qu'on  ait  pu 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CAAAL  DE  SUEZ.  81 

proposer  à  l'Europe  de  risquer  cent  millions  à  Tineli  afin  de  se  pas- 
ser d'Alexandrie,  où  il  y  a  un  mouvement  annuel  de  700,000  ton- 
neaux. Nous  n'avons  qu'un  mot  à  ajouter  :  n'est-ce  pas  transformer 
heureusement  le  port  créé  par  Alexandre  pour  être  l'entrepôt  de 
l'Europe  et  de  l'Asie  que  d'en  faire  la  tête  du  canal  des  deux  mers? 

Le  tracé  indirect  est  donc  le  vrai  système  du  canal,  et  c'est  l'hon- 
neur du  projet  de  M,  Talahot  de  l'avoir  retrouvé.  La  question  a  gagné 
en  précision.  Alexandrie  est  une  donnée  d'une  autre  nature,  mais  du 
même  degré  que  Suez;  ce  sont  les  deux  points  nécessaires.  L'isthme 
n'est  plus  le  milieu  de  traversée,  c'est  le  Delta;  le  canal  n'est  plus 
un  cours  d'eau  salée,  c'est  un  fleuve  :  un  canal  d'eau  douce,  le 
Delta,  Alexandrie  et  Suez,  tels  sont  les  termes  désormais  indiscuta- 
bles. C'est  une  formule  acquise.  Est-elle  suffisamment  précise,  est- 
elle  complète?  Nous  allons  l'apprendre  en  examinant  le  projet  qui 
en  est  l'expression;  mais,  qu'on  veuille  le  remarquer,  ce  projet  n'est 
pas  le  seul  mode  d'application  du  système,  qui  en  comporte  deux 
autres,  à  ce  qu'il  semble.  Ce  sont  trois  en  tout  :  l''  le  canal  peut 
passer  par  la  zone  supérieure  du  Delta  et  l'envelopper  de  ses  deux 
jjranches,  c'est  le  projet  de  M.  Talabot;  2°  le  canal  peut  traverser  la 
partie  moyenne  du  Delta  et  le  scinder  en  deux  portions;  3"  enfin  le 
canal  peut  avoir  son  parcours  sur  la  zone  maritime  du  Delta.  Autre- 
ment dit,  le  canal  peut  passer  par  le  sommet  du  triangle,  par  le 
centre  ou  par  la  base.  Il  faudra  donc,  pour  ne  pas  manquer  à  l'ordre 
méthodique  de  cette  étude,  examiner  successivement  les  trois  tracés 
dans  lesquels  le  type  unique  du  tracé  indirect  se  réalise  ;  l'un  des 
trois  ne  peut  pas  ne  pas  être  le  tracé  normal  cherché. 

L'idée  caractéristique  du  projet  de  M.  Talabot,  c'est  le  canal  se 
combinant  avec  le  barrage.  Quoique  le  canal  doive  concourir  à  l'ir- 
rigation du  sol,  l'accord  des  intérêts  du  commerce  de  l'Europe  et 
des  intérêts  de  la  production  de  l'Egypte  eût  paru  incomplet  à  moins 
de  la  solidarité  de  la  grande  voie  navigable  du  monde  et  du  grand 
bassin  d'arrosage  du  Delta.  Cela  est  d'une  vue  supérieure  sans  con- 
tredit, et  quand  bien  même  la  juxtaposition  du  canal  et  du  barrage 
ne  serait  pas  la  condition  indispensable  de  cette  solidarité,  c'est  le 
cachet  d'originalité  et  de  force  du  projet.  Nous  en  avons  dit  la  pen- 
sée, voici  les  moyens.  Le  canal,  qui  durant  les  crues  a  la  possibilité 
de  traverser  le  Nil,  le  traversera  durant  l'étiage  à  la  faveur  de  la 
retenue  provenant  du  barrage,  si  pourtant  le  barrage  s'achève,  si 
pourtant  la  retenue  est  suffisante.  En  cas  d'insuffisance  ou  de  non- 
achèvement,  le  canal  passera  le  fleuve  sur  un  pont,  qui  alors  servira 
à  l'établissement  définitif  de  ce  barrage  commencé  il  y  a  plus  de 
vingt  ans  pour  être  recommencé  et  interrompu.  Ainsi  un  chenal, 
moyennant  le  barrage  terminé  et  le  niveau  convenable  de  la  retenue; 

TOME    I.  6 


82  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faute  du  barrage  ou  de  la  retenue,  un  pont-canal  :  —  telles  sont  les 
deux  propositions. 

Entre  ces  deux  propositions,  nous  n'avons  à  discuter  que  celle  du 
pont-canal,  qu'il  est  impossible  d'écarter.  En  eiïet,  d'après  les  asser- 
tions des  ingénieurs  successivement  chargés  du  barrage,  la  retenue, 
à  son  maximum,  ne  sera  jamais  supérieure  de  plus  de  li  mètres  à 
A"' 50  aux  basses  eaux  du  Nil,  et  comme  le  radier  est  à  10  mètres 
environ  au-desssus  des  basses  mers,  le  chenal  n'aurait  pas  le  tirant 
d'eau  de  8  mètres.  Selon  l'auteur  du  projet,  le  niveau  de  la  retenue 
pourrait  être  relevé;  mais,  s'il  n'en  avait  pas  désespéré,  il  n'aurait 
pas  proposé  le  pont-canal  avec  autant  de  résolution;  ce  n'est  pas  une 
alternative  qu'il  soit  le  maître  de  choisir  ou  de  rejeter,  c'est  une  né- 
cessité, et  il  l'accepte  comme  s'il  l'eût  choisie. 

Le  pont-canal  aura  1,000  mètres  de  long.  C'est  la  longueur  qui  est 
adoptée  pour  le  barrage,  et  nous  ne  la  contestons  pas,  quoique  faible 
assurément  en  raison  du  débouché  que  le  pont  présentera  aux  eaux 
du  fleuve.  La  largeur  ne  peut  être  moindre  de  25  mètres.  La  charge 
à  supporter  sera  une  profondeur  de  8  mètres  d'eau.  Le  plan  d'eau 
sera  à  12  mètres  au-dessus  des  hautes  eaux  du  Nil,  c'est-à-dire  à 
31  mètres  au-dessus  des  basses  mers.  C'est  par  cette  cime  que  pas- 
sera la  navigation  du  monde.  Un  pareil  édifice  exige  une  solidité 
massive  qui  défie  les  siècles.  La  construction  des  écluses  attenantes 
au  pont  et  des  biefs  subséquens  veut  une  égale  solidité.  Nous  ne  re- 
fusons pas  de  croire  que  l'art  dominera  les  difficultés  et  les  risques 
d'une  œuvre  qui  laisse  moins  l'impression  du  colossal  que  du  gigan- 
tesque; nous  n'avons  à  nous  préoccuper  que  des  conséquences  du 
tracé.  Ces  conséquences  doivent  être  d'un  prix  inestimable  pour  ra- 
cheter la  première. 

Et  d'abord  on  ne  saurait  imaginer  une  nappe  d'eau  de  100  mètres 
de  largeur  et  de  8  mètres  de  profondeur,  partant  de  la  cote  31  mè- 
tres auprès  du  Caire  pour  arriver  à  zéro  à  Alexandrie  et  à  Suez,  sans 
se  représenter  le  Delta  enveloppé  d'une  muraille  surmontée  d'un 
fleuve  et  sans  en  entrevoir  les  tristes  effets.  Dans  la  branche  d'Alexan- 
drie, les  raccordemens  avec  les  canaux  existans  seront  laborieux.  Il 
y  aura  à  toutes  les  communications  des  empêchemens  à  vaincre. 
Passer  sous  le  canal  ne  sera  possible  que  daus  les  biefs  supérieurs, 
passer  dessus  ne  sera  possible  qu'avec  des  ponts  tournans  d'une 
grande  portée,  qui  seront  autant  d'entraves  à  la  navigation.  Et  les 
relations  seront  incommodes,  malgré  le  voisinage,  entre  le  canal  et 
le  Caire,  dont  les  expéditions  ne  pourront  être  embarquées  qu'après 
élévation  préalable.  Ce  serait  le  moindre  mal;  voici  le  pire.  Le  Caire 
est  le  point  de  passage  obligé  et  la  station  centrale  de  cette  naviga- 
tion fluviale  qui  descend  et  remonte  entre  la  Haute-Egypte,  l'Egypte 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  8^ 

moyenne  et  la  Basse-Egypte.  Selon  toute  vraisemblance,  cette  navi- 
gation s'habituera  à  descendre  et  à  remonter  par  le  canal  des  deux 
mers  et  par  des  canaux  destinés  à  en  alimenter  les  biefs  inférieurs, 
qui  seront  dérivés  du  Nil,  à  l'ouest  ou  à  l'est,  à  une  grande  distance 
en  amont  du  Caire.  D'autres  stations  se  créeront  à  son  usage.  Le 
vieux  port  intérieur  sera  délaissé;  c'est  une  éventualité  aussi  posi- 
tive que  la  différence  de  19  mètres,  cote  des  hautes  eaux,  à  31  mè- 
tres, cote  du  plan  d'eau  du  pont-canal.  Le  Caire  ne  deviendra  pas  le 
jiort  de  la  navigation  européenne  et  cessera  d'être  le  port  de  la  na- 
vigation égyptienne.  Le  canal  est  à  ses  portes,  mais  il  est  inacces- 
sible. C'est  le  détrônement  de  la  capitale  de  l'Egypte.  Nous  avons 
dû  insister  sur  ce  point,  puisqu'on  justifie  le  tracé  par  l'intention 
expresse  de  favoriser  le  Caire,  tout  aussi  bien  qu'Alexandrie,  de  la 
présence  du  canal. 

Ferons-nous  observer  c[ue  ce  tracé  nécessitera  de  nombreuses 
écluses?  En  tout  il  y  en  aura  vingt  au  moins.  A  une  demi-heure  pour 
le  passage  de  chacune,  ce  sont  dix  heures,  et  si  la  navigation  se  fait 
à  II  kilomètres  par  heure,  le  canal,  qui  a  392  kilomètres,  est  allongé 
de  AO  kilomètres  pour  la  durée  du  parcours.  On  a  aussi  entrevu  sans 
doute  que  l'alimentation  du  pont-canal  ne  pouvait  être  qu'exception- 
nelle. Puisque  son  plan  d'eau  est  à  12  mètres  au-dessus  des  hautes 
eaux  du  Nil,  il  faudra  bien,  durant  l'étiage,  élever  chaque  jour  à 
16  mètres  de  hauteur  à  peu  près  un  million  de  mètres  cubes  d'eau 
par  des  machines  à  vapeur,  ce  qui  représente  un  eflbrt  théorique  d'en- 
viron 2,/i00  chevaux  au  lieu  de  6  ou  800  chevaux  qu'on  a  comptés,  ce 
qui  suppose  les  frais  d'un  matériel  à  installer  et  des  dépenses  d'en- 
tretien et  de  combustible.  Lors  de  la  crue,  l'élévation  étant  moindre, 
les  dépenses  diminueront;  mais,  lors  des  basses  eaux,  ne  faudra-t-il 
pas  doubler  le  million  de  mètres  cubes  d'eau,  afin  de  réparer  les 
pertes  occasionnées  par  l'évaporation?  Ce  ne  serait  point  assez  si  les 
infiltrations,  considérables  dans  les  biefs  supérieuis,  n'étaient  pré- 
venues par  la  construction  de  ces  biefs  en  maçonnerie. 

Ce  calcul  des  eaux  nécessaires  à  l'alimentation  n'est  pas  destiné  seu- 
lement à  montrer  ce  qu'il  en  coûte  pour  les  élever;  il  montre  ce  que 
le  canal  emprunte  au  Nil.  Tout  en  approuvant  la  chose,  on  doit  consi- 
dérer le  bon  emploi  des  eaux  empruntées  et  l'à-propos  de  l'emprunt. 
Or,  par  suite  de  son  tracé,  le  canal  ne  sera  qu'un  instrument  impar- 
fait de  fertilisation.  La  branche  de  Suez,  qui  traverse  une  région 
déshéritée,  servira;  la  branche  d'Alexandrie  ne  fera  rien  qui  ne  soit 
ou  ne  puisse  être  fait  par  les  canaux  existans  et  par  la  branche  de 
Rosette,  qu'elle  accompagne  de  près  ou  de  loin,  et  dont  elle  semble 
la  doublure.  Ce  qui  est  plus  grave,  c'est  que  le  canal  s'approprie 
les  eaux  du  fleuve  à  un  point  où,  en  vertu  de  l'élévation,  elles  sont 


84  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

facilement  applicables  à  la  fécondation  du  sol;  dès  lors  tout  ce  qu'il 
distribue  sur  une  localité  est  privation  sur  une  autre,  et  tout  ce  qu'il 
réserve  pour  la  navigation  est  un  détournement.  A  l'époque  des  crues, 
ce  n'est  qu'un  infiniment  petit;  durant  les  basses  eaux,  quand  le  débit 
du  fleuve  n'est  plus  que  de  60  millions  de  mètres  cubes  par  jour,  ce 
qu'il  en  prend,  soixantième  ou  trentième,  affecte  sensiblement  des 
ressources  disponibles  pour  l'arrosage.  C'est  en  cela  que  l'alimenta- 
tion du  canal  est  justement  incriminée.  Enfin  qu'arrivera-t-il  lors- 
qu'il y  aura  au  sommet  du  Delta  une  combinaison  du  barrage  et  du 
canal,  combinaison  fondamentale  dans  le  projet?  Le  barrage  centra- 
lisera les  eaux  au  profit  des  zones  supérieure  et  moyenne  de  la  Kasse- 
Egypte;  le  canal  consommera  par  jour  1  ou  2  millions  de  mètres  cubes 
d'eau;  les  branches  du  Nil,  encore  plus  affaiblies  à  leurs  extrémités, 
laisseront  remonter  en  plus  grande  quantité  les  eaux  de  la  mer,  qui 
dès  aujourd'hui  se  répandent  sur  le  sol  et  pénètrent  dans  les  grands 
lacs,  dont  elles  concourent  à  maintenir  l'étendue,  retranchant  ainsi 
des  espaces  immenses  du  territoire  cultivable  des  bords  de  la  Médi- 
terranée. 11  est  impossible  de  ne  pas  reconnaître  qu'au  point  de  vue 
de  l'alimentation  et  des  rapports  du  canal  avec  le  fleuve  la  direction 
du  tracé  a  des  inconvéniens  sérieux. 

Nous  n'avons  plus  qu'à  résumer  nos  observations.  Ce  canal  ab- 
sorbe une  partie  notable  des  eaux  utiles  du  fleuve,  il  en  absorbera 
davantage  à  mesure  qu'il  sera  fréquenté.  L'alimentation  s'opère, 
dans  des  proportions  considérables,  par  des  procédés  artificiels  et 
dispendieux.  La  construction  du  pont-canal  et  des  biefs  supérieurs 
présente  des  difficultés  qui  ne  seront  pas  abordées  sans  héroïsme  ni 
sans  additions  au  devis.  Le  pont-canal  seul  coûtera  38  millions,  au 
bas  prix.  La  multiplicité  des  écluses  grève  la  navigation  d'une  perte 
de  temps.  Et  tout  le  Delta  est  emprisonné  dans  une  enceinte  de 
près  de  ZiOO  kilomètres.  De  là  un  obstacle  aux  passages,  des  dé- 
penses pour  les  établir,  et  néanmoins  la  hberté  des  communications 
demeurera  gênée.  Le  tout  serait  d'un  entretien  onéreux.  Le  barrage 
semble  avoir  été,  dans  ce  projet,  ce  que  la  marée  haute  de  la  Mer- 
Rouge  a  été  dans  l'autre,  —  l'origine  d'une  erreur  dans  la  direction 
du  tracé.  La  marée  haute  a  tenu  le  canal  dans  l'isthme,  le  barrage 
l'a  attiré  jusqu'au  sommet  du  Delta.  Ce  sont  deux  voies  extrêmes.  Par 
suite,  dans  le  premier  projet,  le  canal  est  un  cours  d'eau  salée  dont 
l'Egypte  n'a  pas  besoin;  dans  le  second,  c'est  un  courant  d'eau  douce 
aux  dépens  du  fleuve,  dont  l'Egypte  n'a  point  assez.  Et  comme  si  le 
parallèle  devait  aller  jusqu'au  bout,  tandis  que  la  rectification  du 
niveau  de  la  Mer-Rouge  laisse  le  canal  de  l'isthme  aux  prises  avec 
les  hasards  de  Tineh,  Finsuffisance  de  la  retenue  du  barrage  met  le 
canal  de  la  zone  supérieure  du  Delta  à  l'épreuve  d'un  pont-canal. 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  85 

Enfla  ce  pont-canal,  s'il  se  faisait  jamais,  porterait  malheur  au  Caire, 
de  même  que  le  débouché  à  Peluse  porterait  malheur  à  Alexandrie. 
Sous  le  rapport  des  conséquences  de  l'exécution,  les  deux  projets 
sont  comparables,  mais  aucune  comparaison  n'est  permise  au  point 
de  vue  théorique.  Le  projet  du  canal  par  le  barrage  a  été  une  heu- 
reuse réaction  contre  le  tracé  direct  et  la  coupure  de  l'isthme  :  resti- 
tution du  canal  des  deux  mers  à  Alexandrie,  à  l'Egypte  et  au  Nil, 
conciliation  des  intérêts  de  la  navigation  européenne  et  de  la  pros- 
périté agricole  de  l'Egypte,  modification  du  régime  du  Nil  pressentie 
dans  la  juxtaposition  du  canal  et  du  barrage,  tels  sont  les  mérites  de 
cette  conception.  Nous  aurons  à  voir  si  la  solidarité  du  barrage  et 
du  canal  ne  se  réalise  pas  mieux  à  distance  qu'à  proximité,  si  l'un 
des  deux  autres  modes  d'application  du  système  n'en  fait  pas  mieux 
rassortir  les  avantages  en  supprimant  les  inconvéniens  de  ce  pre- 
mier mode.  Il  n'en  faut  pas  moins  reconnaître  que  la  fornuile  origi- 
nelle du  tracé  indirect  est  issue  de  ce  projet.  Le  principe  restera; 
c'est  un  service  public. 

L'opinion  du  pacha  d'Egypte  est  maintenant  expliquée.  Le  peice- 
ment  de  l'isthme  semble  le  projet  vraiment  égyptien  en  regard  d'un 
projet  qui  fait  du  canal  des  deux  mers  une  concurrence  au  Nil,  une 
immixtion  dans  le  barrage,  une  sorte  d'entreprise  contre  le  Caire. 
Entre  les  deux  projets,  le  prince  a  opté  pour  le  plus  innocent  en  ap- 
parence, et  il  livre  l'isthme  à  percer.  Cette  prudence  ne  pèche  point 
par  timidité;  le  prince  qui  continue  tout  ce  que  le  gouvernement  de 
Méhémet-Ali  eut  de  progressif  et  de  civilisateur  n'avait  pas  d'autre 
moyen  de  concilier  le  bien  de  ses  états  et  le  vœu  de  l'Europe.  C'est 
un  signe  que  le  dernier  mot  de  la  question  du  tracé  n'a  pas  été  dit. 

Ce  dernier  mot  serait-il  dans  le  deuxième  mode  de  réalisation  du 
tracé  indirect,  dans  l'hypothèse  du  canal  traversant  la  partie  moyenne 
du  Delta?  En  se  tenant  sur  les  limites  de  cette  zone  et  du  littoral,  il 
n'aurait  point  à  léser  le  réseau  central  des  canaux  d'irrigation;  mais 
après  ce  qui  a  été  dit,  le  vice  de  ce  tracé  est  jugé.  L'alimentation 
du  canal  absorberait  les  eaux  utiles  du  fleuve.  En  outre,  par  suite 
de  cette  section  mitoyenne,  qui  retrancherait  en  quelque  sorte  de 
l'Egypte  la  zone  maritime  où  sont  Damiette  et  Rosette,  il  attirerait 
à  lui  ce  qui  y  reste  de  vie  commerciale,  et  frapperait  de  mort  une 
région  déjà  fort  malheureuse.  Les  difficultés  sont  pareillement  appré- 
ciées à  l'avance.  Ce  sont  les  travaux  que  nécessiterait  la  traversée  des 
deux  grandes  branches,  à  I\0  ou  50  kilomètres  en  amont  de  Rosette 
et  de  Damiette,  c'est-à-dire  un  barrage  sur  chaque  branche,  élevant 
le  niveau  du  Nil  de  li  mètres  au  moins;  travaux  pénibles  et  coûteux, 
qu'on  n'aborde  pas  sans  une  perspective  d'avantages  que  ce  tracé 
n'offre  pas,  à  moins  qu'on  n'attachât  une  valeur  extraordinaire  à 
un  raccourcissement  d'environ  àO  kilomètres  sur  les  autres  parcours 


86  RE\'UE    DES    DEUX    MONDES. 

possibles  entre  Suez  et  Alexandrie.  Il  est  clair  qu'à  quelques  diffé- 
rences près,  cette  hypothèse  rentre  dans  le  projet  précédent,  dont 
elle  n'est  qu'une  variante.  Aussi  jamais  personne  ne  s'est  avisé  ni  ne 
s'avisera  de  cette  conception  bâtarde. 

Jusqu'à  cette  heure,  on  l'aura  remarqué,  nous  ne  procédons  que 
par  exclusion.  Si  nous  avons  judicieusement  appliqué  le  programme, 
le  tracé  normal  que  nous  cherchons  est  en  dehors  du  tracé  direct, 
de  tout  projet  de  ce  genre,  et,  sur  les  trois  solutions  que  comporte 
le  tracé  indirect,  les  deux  premières  ont  été  régulièi'ement  écar- 
tées; il  n'y  a  d'admis  que  le  système,  et  dans  le  système,  rien  ne 
subsiste  que  la  troisième  des  solutions,  c'est-à-dire  l'hypothèse  du 
canal  passant  par  la  base  du  Delta.  Cette  hypothèse,  nous  la  sou- 
mettons au  public  comme  une  proposition  en  notre  nom.  Peut-être  ce 
tracé,  en  dehors  de  toute  direction  excentrique,  paraîtra-t-il  réa- 
liser rationnellement  les  données  du  système. 

III.  —    PROJET    NOUVEAU. 

Ce  projet  procède  de  la  formule  du  système  adopté,  mais  de  cette 
formule  sans  lacunes,  telle  que  nous  l'avons  complétée.  En  accep- 
tant Alexandrie,  Suez,  le  Delta  et  un  cours  d'eau  douce  comme  des 
termes  indiscutables,  nous  y  avons  introduit  les  définitions  sui- 
vantes :  «  1°  Le  canal  doit  utiliser  les  eaux  du  Nil  au  profit  du  com- 
merce du  monde  sans  les  distraire  de  leur  destination  naturelle,  la 
fécondation  du  sol  égyptien,  tout  au  contraire,  en  aidant  à  la  mise 
en  culture  de  superficies  immenses,  aujourd'hui  improductives  et 
inhabitables.  2»  Le  canal,  en  se  combinant  avec  les  ouvrages  hydrau- 
liques établis  ou  à  établir,  doit  favoriser  une  répartition  plus  abon- 
dante des  eaux  et  en  ordonner  le  régime.  3°  Le  canal  doit  être  d'un 
seul  bief,  et,  tout  en  offrant  à  la  grande  navigation  les  facilités  vou- 
lues, il  doit  concourir  à  l'extension  et  à  la  régularisation  de  la  navi- 
gation intérieure  de  l'Egypte.  » 

Cet  ensemble  de  données  ne  laisse  rien  à  désirer,  et  notre  projet 
y  est  conforme,  du  moins  nous  le  pensons.  Il  est  entendu,  sans  que 
nous  le  disions,  que  certaines  parties  du  tracé  ne  peuvent  être  qu'ap- 
proximatives jusqu'après  étude  sur  le  terrain,  et  que  nous  prenons 
pour  base  les  nivellemens  de  18ii7. 

Les  dimensions  du  canal  communes  aux  deux  autres  projets  sont 
aussi  les  nôtres,  si  ce  n'est  que  nous  comptons  8"  50  pour  la  pro- 
fondeur minima.  Le  plafond  est  établi  à  6"  50  au-dessous  des  basses 
mers;  le  plan  d'eau  normal  est  au  niveau  des  hautes  marées  de  la 
Mer-Rouge,  soit  à  2  mètres  au-dessus  des  basses  mers;  comme  pen- 
dant la  crue  il  pourra  s'élever  de  G""  50,  alors  la  profondeur  de  8'"  50 
sera  portée  à  9  mètres. 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  87 

Le  nouveau  canal  forme  un  seul  bief  ayant  son  origine  clans  le 
Port-Neuf  d'Alexandrie  et  son  débouché  dans  le  golfe  de  Suez.  Nous 
nous  rallions  au  projet  de  M.  Talabot  pour  les  dispositions  relatives 
à  ces  deux  passes. 

A  partir  d'Alexandrie,  le  canal,  dont  la  carte  jointe  à  cette  étude 
indique  le  tracé,  prend  sa  direction  par  la  zone  maritime  du  Delta; 
il  gagne  la  baie  d'Aboukir,  de  là  il  passe  au  nord  du  lac  d'Edko,  dont 
il  ferme  la  communication  avec  la  Méditerranée,  et  il  va  couper,  en 
aval  de  Rosette,  la  première  branche  du  Nil,  dont  il  reçoit  les  eaux 
pour  les  rendre  ensuite  à  la  mer.  Il  entre  dans  le  lac  Bourlos,  et  son 
trajet  reste  à  peu  près  parallèle  à  la  côte  jusqu'au  point  où  il  coupe 
la  deuxième  branche  du  NU  en  aval  de  Damiette,  pour  en  recevoir 
et  en  rendre  les  eaux  comme  à  Rosette;  puis  il  traverse  le  lac  Men- 
zaleh,  s'infléchit  au  sud  en  laissant  Peluse  à  l'est,  passe  dans  le  lac 
Ballah  et  coupe  le  seuil  d'El-Ferdan,  seul  point  où  il  rencontre  des 
dunes  de  sable  mouvant.  Enfin  au  lac  Timsah,  qui  conserve  sa  des- 
tination de  port  intérieur,  il  se  raccorde  avec  le  tracé  direct,  dont 
il  emprunte  le  canal  de  rattachement  au  Caire,  et  après  avoir  coupé 
le  seuil  du  Serapeum  et  traversé  les  lacs  amers,  il  arrive  au  golfe 
de  Suez  par  les  plis  de  terrain  les  moins  élevés. 

La  longueur  totale  du  canal  est  d'environ  390  kilomètres,  sur  les- 
quels il  y  en  a  près  de  200  dans  les  lacs;  elle  diffère  à  peine  de  la 
longueur  du  canal  par  le  barrage,  qui  a  392  kilomètres,  et  l'on  peut 
considérer  comme  égales  les  longueurs  des  deux  canaux  selon  le 
tracé  indirect.  Toutefois  le  nouveau  canal  n'a  pas  vingt  écluses;  il 
n'a  qu'un  bief,  comme  le  canal  de  Suez  à  Peluse;  cet  avantage,  re- 
vendiqué comme  un  privilège  du  tracé  direct,  n'est  pas  particulier  à 
ce  système. 

Le  problème  de  l'alimentation  est  résolu  par  un  procédé  irrépro- 
chable. Le  Nil  y  contribue  seulement  à  ce  point  de  son  cours  où  les 
eaux  ont  pourvu  aux  besoins  du  pays  et  approchent  de  leur  terme; 
la  navigation  entre  les  deux  mers  ne  s'approprie  qu'une  partie  de  ce 
qui  est  disponible  après  l'usage,  et  va  se  perdre  soit  dans  les  lacs, 
soit  dans  la  Méditerranée.  C'est  là  ce  dont  on  a  pu  se  convaincre  sur 
la  simple  indication  du  tracé.  Venons  aux  détails.  Le  canal  est  princi- 
palement alimenté  par  les  deux  branches  de  Rosette  et  de  Damiette, 
et  par  le  canal  de  rattachement  du  lac  Timsah  au  Caire,  qui,  sous  ce 
rapport,  a  le  rôle  d'une  troisième  branche.  En  outre,  quatre  bran- 
ches secondaires,  dont  trois  courent  du  sud  au  nord  et  une  du  sud 
au  nord-est,  toutes  les  quatre  canalisées,  lui  apportent  le  tribut  des 
eaux  c|ui  s'échappent  des  canaux  d'irrigation  de  la  partie  moyenne 
du  Delta,  après  les  avoir  reçues  d'une  large  rigole  transversale  qui 
devra  être  disposée  pour  les  recueillir.  Cette  rigole  forme  un  pre- 
mier bief  entre  les  branches  de  Rosette  et  de  Damiette,  qu'elle  met 


88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  communication,  ainsi  que  le  gouvernement  égyptien  en  a  depuis 
longtemps  le  projet.  En  se  continuant  au  sud  du  lac  Menzaleh,  elle 
forme  un  second  bief  qui  s'étend  depuis  Mansourali  sur  la  branche 
de  Damiette  jusqu'à  un  point  situé  entre  l'extrémité  de  ce  lac  et  le 
lac  Ballah,  point  où  elle  se  relie  au  canal  des  deux  mers  en  lui  four- 
nissant le  contingent  de  ses  eaux.  Enfin,  au  besoin,  le  canal  dispo- 
serait, pour  la  section  comprise  entre  Suez  et  les  lacs  amers,  des 
eaux  de  la  Mer-Rouge  à  marée  haute.  On  voit  qu'il  n'y  a  plus  lieu  à 
l'accusation  d'un  détournement  du  fleuve;  le  nouveau  canal,  en  s' éta- 
blissant sur  les  parties  extrêmes  de  ses  branches  principales  ou  se- 
condaires, ne  fait  que  s'interposer  entre  leurs  eaux  déjcà  utilisées  et 
les  lacs  ou  la  mer,  afin  de  les  utiliser  une  dernière  fois.  Au  lieu 
d'épuiser  le  Nil,  il  le  rendrait  plutôt  inépuisable. 

Et  l'alimentation  est  garantie  par  toutes  les  mesures  adoptées.  Le 
niveau  de  la  rigole  transversale  est  déterminé  de  façon  à  donner  une 
pente  suffisante  et  un  écoulement  facile  vers  le  canal  aux  quatre 
branches  secondaires  qui  s'y  rendent  et  partent,  trois  du  bief 
compris  entre  les  branches  de  Rosette  et  de  Damiette,  une  du  bief  à 
l'est  de  la  branche  de  Damiette.  En  outre,  afin  que  cette  rigole  soit 
navigable  durant  l'étiage,  alors  qu'elle  ne  recevra  que  peu  d'eau 
des  canaux  supérieurs,  elle  doit  pouvoir  en  prendre  aux  deux  bran- 
ches principales,  et  elle  y  est  rattachée  par  des  écluses.  C'est  d'après 
ces  données  que  seront  décidés  la  position  des  écluses  et  le  tracé  de 
la  rigole,  qui  n'a  qu'une  valeur  de  simple  indication  jusqu'au  nivel- 
lement complet  du  cours  du  Nil  et  du  terrain.  — 11  est  donc  hors  de 
doute  que,  même  en  basses  eaux,  la  profondeur  de  8™  50  sera  par- 
faitement maintenue  dans  la  partie  nord  et  nord-est  du  canal. 

La  partie  sud,  pendant  la  crue,  est  exclusivement  alimentée  par 
la  branche  de  Timsah,  dont  les  dimensions  et  la  pente  seront  calcu- 
lées en  conséquence,  et  dont  nous  avons  dit  l'importance  dans  le 
projet  nouveau.  Sans  pouvoir  encore  préciser  le  point  de  rattache- 
ment au  Nil,  afin  de  n'être  pas  obligés  à  une  élévation  artificielle  des 
eaux  du  fleuve  dans  cette  branche,  nous  reportons  la  prise  d'eau  en 
amont  de  celle  de  Vamnis  Trajams  ou  du  canal  d'Amrou,  et  nous 
en  augmentons  la  longueur.  Elle  en  aura  plus  de  terrains  à  fertiliser, 
et,  pour  donner  à  ses  distributions  plus  de  portée,  nous  la  tenons, 
dans  son  trajet  jusqu'au  lac  Timsah,  sur  les  parties  hautes  de  l'Ouadi- 
Toumilat.  C'est  par  cette  branche  qu'à  l'époque  des  crues,  les  lacs 
amers  et  la  portion  du  canal  comprise  entre  ces  lacs  et  Suez  forme- 
ront un  bief  d'eau  douce  favorable  à  la  culture.  Lors  de  l'étiage, 
il  serait  possible  à  la  rigueur  de  maintenir  ces  lacs  en  eau  douce  et 
au  niveau  normal.  Toutefois  l'évaporation  enlèvera  chaque  jour  une 
tranche  de  O'-'OS  de  hauteur  à  leur  superficie,  et,  quoique  nous  nous 
proposions  de  la  réduire  par  des  endiguemens  de  330  millions  de 


NOUVEAU    TRACÉ    POUR    LL    CANAL    DE    SUEZ.  89 

mètres  carrés  à  200  millions,  l'évaporation  n'en  sera  pas  moins  de 
Il  millions  de  mètres  cubes  par  jour.  11  pourra  donc  être  nécessaire, 
pour  remplacer  une  partie  des  eaux  du  Nil,  de  faire  intervenir  par 
momens  les  marées  de  la  Mer-Rouge;  il  sera  prudent  d'y  avoir  égard 
dans  les  travaux  de  Suez.  Tout  ce  qui  précède  nous  met  en  devoir 
de  fixer  la  largeur  de  la  branche  de  Timsah  et  de  la  rigole  transver- 
sale à  un  minimum  de  50  mètres  à  la  ligne  d'eau,  et  la  largeur  des 
quatre  branches  secondaires  à  hO  mètres;  les  écluses  auront  12  mètres 
de  large  sur  60  de  long. 

Quant  aux  deux  branches  principales  que  le  canal  coupe  en  aval 
de  Rosette  et  de  Damiette,  on  y  établira  à  chaque  embouchure  un 
barrage  à  l'effet  de  relever  le  plan  d'eau  au  niveau  de  celui  du  canal, 
soit  de  2  mètres  environ,  et  le  fleuve  sera  endigué  en  amont  jusqu'au 
point  où  le  remous  dû  au  barrage  se  fera  sentir.  Si  on  accepte  la 
cote  19  mètres  pour  les  hautes  eaux  au  Caire,  la  pente  supposée 
uniforme  jusqu'à  la  Méditerranée  serait  pour  un  parcours  de  160  ki- 
lomètres d'environ  0"  12  par  kilomètre,  et  un  endiguement  de  17  ki- 
lomètres suffirait  pour  racheter  la  difl'érence  de  niveau  du  fleuve  et 
du  canal;  nous  le  portons  à  liO  kilomètres  de  long  sur  chaque  bran- 
che, afin  de  tenir  compte  des  sinuosités  du  Nil  et  d'éviter  dans  nos 
évaluations  toute  erreur  en  moins. 

D'après  ce  qui  vient  d'être  exposé,  un  fait  doit  frapper  :  c'est  que 
le  nouveau  canal  entre  en  relations  avec  l'intérieur  de  l'Egypte, 
soit  par  les  branches  du  Nil  qui  deviennent  ses  afîluens,  soit  par  un 
système  de  canaux  dont  les  uns  existent,  dont  les  autres  sont  à 
créer,  tous  faisant  en  quelque  sorte  corps  avec  lui,  tous  servant  à  la 
fois  à  la  navigation  et  à  l'arrosage,  de  telle  manière  qu'en  appli- 
quant les  eaux  égyptiennes  à  un  usage  universel,  il  en  multiplie  les 
applications  à  l'usage  particulier  du  pays.  Ses  relations  avec  la  Médi- 
terranée ne  concourent  pas  moins  à  l'amélioration  des  communica- 
tions maritimes  du  Delta. 

Après  avoir  réuni  toutes  les  eaux  qui  ne  servent  pas  à  l'irrigation, 
le  canal  doit  rendre  à  la  mer  l'excédant  qui  ne  serait  pas  consommé 
par  l'évaporation,  les  infiltrations,  et  les  mouvemcns  d'entrée  et  de 
sortie  des  bàtimens  à  Suez  et  à  Alexandrie.  Sans  doute,  aux  embou- 
chures de  Rosette  et  de  Damiette,  on  aurait  pu  se  contenter  d'éta- 
blir, immédiatement  après  le  bief  du  canal,  un  barrage  avec  écluse, 
en  conservant  en  aval  le  lit  et  les  berges  du  fleuve  dans  l'état  actuel; 
mais  il  vaut  mieux  endiguer  chacune  des  deux  branches  jusqu'à 
proximité  de  son  embouchure,  et  fonder  en  ce  point  mi  barrage 
écluse  avec  sas  pour  le  passage  des  navires  et  écluse  de  chasse  pour 
approfondir  le  chenal.  On  donnera  au  sas  une  largeur  de  15  mètres 
sur  75  de  longueur.  La  même  disposition  devra  être  adoptée  à 
l'embouchure  du  canal  d'arrosage  et  de  navigation  qui  sera  dirigé 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vers  le  golfe  de  Peliise,  à  peu  près  dans  la  voie  de  l'ancienne  branche 
pelusiaque,  afin  d'y  fertiliser  environ  30  mille  hectares  de  terres 
incultes  aujourd'hui  et  faciles  à  préserver  des  marées  hautes  de  la 
Méditerranée.  A  ces  barrages  écluses  on  pourra  annexer  des  déver- 
soirs à  vannes  d'une  longueur  totale  de  3000  mètres.  Ces  déversoirs, 
dont  le  seuil  serait  placé  à  la  cote  O'^ôO,  suffiraient  seuls  au  débit 
du  Nil  en  hautes  eaux,  époque  à  laquelle  le  plan  d'eau  du  canal  est 
relevé  de  0'"50,  s'il  ne  paraissait  préférable  de  réduire  la  longueur 
des  déversoirs  et  de  disposer  des  vannes  de  fond  sur  les  points  du 
canal  où  les  vases  du  fleuve  auraient  une  tendance  particulière  à 
s'accumuler.  Grâce  à  cet  ensemble  de  dispositions,  le  canal  sera 
maintenu  h  son  régime  d'eau  normal,  les  ports  de  Rosette  et  de 
Damiette  seront  améliorés  au  bénéfice  du  cabotage  des  côtes  d'Egypte 
et  de  Syrie,  et  l'accès  du  canal  aura  été  ménagé  à  cette  navigation 
secondaire  sur  trois  points  en  dehors  de  la  passe  d'Alexandrie,  qui 
sera  moins  encombrée  de  petits  navires. 

Ici  se  présente  une  question  des  plus  intéressantes,  non-seule- 
ment parce  qu'elle  touche  à  cet  ordre  général  d'améliorations  que 
le  projet  introduit,  détermine  et  prépare  dans  le  sol  et  les  eaux  de 
l'Egypte,  mais  encore  parce  qu'elle  se  lie,  utilement  peut-être,  à 
l'exécution  du  canal.  Est-ce  bien  à  Rosette,  à  Damiette  et  à  Peluse, 
c'est-à-dire  aux  embouchures  naturelles  du  canal  sur  la  Méditer- 
ranée, qu'il  faut  pourvoir  à  l'écoulement  régulier  des  eaux  du  Nil  ? 
S'il  est  vrai  que  les  atterrissemens  du  fleuve  encombrent  aujourd'hui 
les  ports  de  Damiette  et  de  Rosette,  ne  serait-il  pas  convenable,  tout 
en  y  disposant,  ainsi  qu'à  Peluse,  des  écluses  de  chasse,  d'établir 
des  vannes  de  fond  et  des  déversoirs  sur  d'autres  points  de  la  côte? 
N'y  aurait-il  pas  avantage  et  même  économie  à  se  réserver  de  choisir 
le  terrain,  et  de  répartir  l'écoulement  des  eaux  de  la  façon  la  plus 
conforme  à  la  tenue  d'eau  du  canal?  La  langue  de  terre  qui  le  sépare 
de  la  mer  est  d'une  largeur  médiocre  et  se  prêterait  à  l'installation 
de  ces  ouvrages.  Dans  cette  hypothèse,  la  largeur  des  branches  du 
Nil  en  aval  du  canal  pourrait  être  réduite  aux  proportions  qu'on 
jugerait  à  propos  de  fixer,  soit  qu'on  opérât  sur  leur  lit,  soit  qu'on 
procédât  par  des  dérivations.  Il  suffirait  de  leur  laisser  les  dimen- 
sions que  la  petite  navigation  comporte.  Par  là  l'importance  des 
barrages  placés  à  l'embouchure  serait  singulièrement  atténuée , 
l'exécution  simplifiée,  surtout  s'il  n'y  avait  à  les  construire  que  sur 
des  dérivations,  et  ce  parti  serait  probablement  le  moins  coûteux. 
C'est  alors  le  canal  même  qui  servirait  de  lit  au  fleuve  dans  les  por- 
tions comprises  entre  les  principaux  affluons  et  les  débouchés  vers 
la  mer;  sa  section  devrait  y  être  augmentée,  et  cela  se  ferait  sans 
exagération  de  dépense,  à  la  faveur  des  lacs  de  la  côte  nord,  qui 
y  concourraient  naturellement.  Nous  nous  bornons  à  ces  aperçus 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  91 

relativement  à  une  question  sur  laquelle  il  n'est  permis  de  statuer 
qu'après  des  études  définitives;  mais  nous  avions  à  noter  l'une  des 
ressources  éventuelles  de  l'exécution. 

Il  n'y  a  point  lieu  de  le  dissimuler  :  les  travaux  accessoires  qui 
doivent  assurer  l'existence  du  canal,  ou  qui  en  sont  la  conséquence 
presque  forcée,  sont  midtipliés,  et  nous  allons  les  énumérer.  C'est 
l'une  des  heureuses  nécessités  du  projet,  puisque  tous  ces  travaux 
profiteront  à  l'Egypte  et  emporteront  avec  eux  une  rémunération 
distincte,  ainsi  qu'on  le  verra  plus  tard.  Voici,  approximativement 
du  moins,  les  longueurs  respectives  des  deux  branches  du  Nil  qui 
doivent  être  endiguées,  et  celles  des  canaux  et  rigoles  à  ouvrir  ou  à 
réparer  : 

Endiguemens  du  Nil  sur  les  deux  branches 80  kilom. 

Les  quatre  branches  nord  et  nord-est 130 

La  rigole  transversale l'O 

La  branche  du  lac  Timsah .  150 

Canal  débouchant  à  Peluse 30 

Total 560  kilom. 

Avant  de  faire  ressortir  les  conséquences  avantageuses  du  projet, 
nous  avons  hâte  d'aller  au-devant  des  o])jections  qu'il  nous  est  aisé 
de  prévoir  relativement  à  la  durée  et  surtout  à  la  facilité  de  l'exé- 
cution. Nous  serions  étonnés  qu'il  n'y  eût  pas  quelque  inquiétude 
sur  la  traversée  des  lacs,  où  le  canal  a  un  parcours  de  près  de 
200  kilomètres,  et  sur  la  traversée  des  deux  branches  du  Nil.  Pas 
plus  d'un  côté  que  de  l'autre  ne  se  rencontrent  de  ces  difficultés 
exceptionnelles  inhérentes  aux  deux  autres  projets;  la  seule  har- 
tliesse  du  projet  nouveau,  si  c'en  est  une,  est  de  remuer  largement 
la  terre  d'Egypte;  du  reste,  il  lui  est  permis  d'user  de  la  puissance 
de  l'art  avec  modération. 

Les  lacs  Bourlos  et  Menzaleh,  que  le  canal  traverse,  ne  sont  pas, 
comme  quelques  lacs  fameux,  de  petites  mers  intérieures,  ce  qui 
eût  été  tout  profit  pour  un  canal  de  jonction;  ce  ne  sont  pas  da- 
vantage des  marais  stagnans  et  vaseux,  ce  qui  aurait  pu  être  un 
embarias.  Ces  lacs  sont  alimentés  par  la  Méditerranée,  avec  laquelle 
ils  communiquent  par  les  brèches  du  littoral,  et  par  le  trop-plein  des 
inondations  du  Nil.  Leur  unique  office  est  de  recevoir  la  décharge 
des  canaux  d'irrigation  ou  les  eaux  courantes  de  la  crue,  et  d'en 
écouler  une  portion  à  la  mer,  sous  la  condition  de  se  laisser  péné- 
trer par  les  eaux  salées.  Entretenus  par  cette  double  invasion,  ils 
occupent  sur  la  zone  maritime  du  Delta  des  espaces  immenses  et 
perdus,  et  ils  gagnent  insensiblement  en  étendue;  l'un  et  l'autre  sont 
parsemés  de  bas-fonds  et  d'îlots  nombreux.  Tels  sont  ces  lacs,  dont 
la  traversée  peut  être  taxée  de  témérité  à  l'inspection  d'une  carte, 
et  cesse  d'être  un  épouvantail  après  une  description  exacte,  11  y  a 


<)-) 


REVUK    DES    DKL'X    MONDES. 


longtemps  que  la  suppression  de  ces  lacs  est  l'objet  d'une  foule  de 
plans  ou  de  rêves;  mais  rien  n'était  plus  diiïicile  sans  une  sorte  de 
remaniement  général  des  eaux  et  des  terres  du  Delta,  et  rien  ne  sera 
plus  facile  pour  nous,  dès  le  début,  que  d'en  assécher  rapidement 
la  plus  grande  partie,  grâce  aux  opérations  qui  doivent  précéder 
l'exécution  du  canal. 

Avant  toute  chose,  la  rigole  transversale  sera  établie,  afin  de  re- 
cueillir les  eaux  des  terrains  supérieurs  et  de  les  envoyer  directe- 
ment à  la  mer  parles  branches  principales  et  secondaires,  qui  seront 
immédiatement  endiguées;  en  même  temps,  les  ouvertures  donnant 
entrée  à  la  mer  seront  fermées  par  l'élévation  des  berges  extérieures 
du  canal.  Dès  que  ces  opérations  auront  diminué  l'étendue  des  lacs, 
et  après  que  le  tracé  exact  du  canal  aura  été  déterminé  à  travers  les 
parties  les  plus  profondes,  on  creusera  le  chenal  avec  des  dragues; 
on  fortifiera  les  berges  du  côté  de  la  Méditerranée,  et,  avec  le  pro- 
duit du  dragage,  on  créera  la  berge  intérieure  qui  se  trouvera  avoir 
une  assiette  large  et  solide  dans  les  chaînes  d'îlots  et  de  bas-fonds 
actuellement  visi])les  ou  ultérieurement  émergés.  Les  premières 
couches  de  ce  dragage  seront  de  la  vase  de  rebut;  les  couches  sub- 
séquentes, enlevées  à  plus  de  profondeur,  ramèneront  le  sol  même 
du  Delta,  qui  sera  très  propre  à  la  formation  des  berges.  C'est  la 
drague  qui  sera  dans  ces  lacs  l'instrument  de  création.  Tous  les  ans 
on  appliquera  contre  les  berges  les  terres  limoneuses  qu'elle  aura 
extraites  du  fond  du  chenal,  afin  d'y  maintenir  le  tirant  d'eau  voulu, 
et  l'on  réduira  d'année  en  année  la  ligne  d'eau  du  canal,  f{ui  tout 
d'abord,  sur  la  plus  grande  partie  de  la  traversée  du  lac,  présentera 
une  largeur  excessive,  allant  peut-être  jusqu'à  2  ou  3  kilomètres; 
avec  le  temps  et  la  drague,  le  lac  sera  restreint  aux  dimensions  nor- 
males du  canal. 

Et  cet  endiguement  sera  aussi  pratiqué  dans  le  lac  Timsah  et  les 
lacs  amers,  dût-il  l'être  par  une  autre  méthode  et  à  plus  de  frais.  Il 
est  sage  de  resserrer  la  superficie  de  toutes  ces  nappes,  au  lieu  de 
les  abandonner  à  leurs  limites  naturelles  et  de  livrer  ainsi  à  l'éva- 
]>oration  d'énormes  quantités  d'eau  du  Nil  susceptibles  d'un  meilleur 
emploi.  Pourtant  il  sera  à  propos  de  réserver  dans  les  lacs  Bourlos, 
Menzaleh  et  Timsah,  des  enceintes  où  l'on  établira  des  ports  intérieurs 
correspondant  chacun  à  l'une  des  branches  secondaires  du  fleuve, 
toutes  navigables.  En  définitive,  le  projet  nouveau  fait  complète- 
ment ce  que  les  autres  projets  ne  font  qu'en  partie  :  il  s'empare  de 
tous  les  lacs  de  la  Basse-Egypte;  il  les  utilise  tous,  soit  comme  lit  du 
canal,  soit  comme  ports,  soit  comme  dessèchement  et  restitution  de 
vastes  domaines  à  la  culture.  Il  fait  ainsi  disparaître  un  état  déplo- 
rable de  barbarie  contre  lequel  se  sont  élevées  tant  de  protestations 
impuissantes,  et,  loin  d'oflVir  des  obstacles,  cette  précieuse  traver- 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  93 

sée  des  lacs  réduit  notablement  le  cube  des  teri-asseniens  à  exécu- 
ter; elle  suflirait  pour  légitimer  la  direction  du  nouveau  canal  el 
l'autoriser. 

La  traversée  des  deux  branches  du  Nil  est  la  seule  difficulté  sé- 
rieuse que  nous  ayons  à  avouer;  pourtant  il  n'y  a  lieu  de  s'en  ef- 
frayer rpie  si  l'on  fait  abstraction  des  conditions  particulières  du  pro- 
jet. Il  ne  s'agit  pas  pour  nous  de  traverser  le  fleuve  au  sommet  du 
Delta,  soit  à  l'aide  d'un  barrage  qui  devrait  en  relever  les  eaux  de 
8  mètres  au  moins,  et  qui  coûterait  20  niillions,  soit  à  la  faveur  d'un 
pont-canal  qui  en  coûterait  38.  Et  cependant,  excités  par  l'espoir  de 
beaux  résultats,  des  hommes  d'une  habileté  rare  et  d'une  grande 
renommée  ne  reculent  ni  devant  les  dépenses  ni  devant  l'audace  de 
cette  traversée.  11  ne  s'agit  pas  davantage  pour  nous  de  couper  le 
fleuve  au  centre  du  Delta,  là  où  il  suffirait  d'en  relever  le  niveau  de 
h  mètres  environ.  Personne  n'a  songé  à  aborder  cette  traversée, 
moins  à  cause  des  difficultés  d'exécution  qu'à  cause  d'inconvéniens 
notoires.  Il  s'agit  de  traverser  le  Nil  près  de  son  embouchure,  à 
ce  point  de  son  cours  où  il  suffit  d'un  relèvement  de  2  mètres  pour 
assurer  l'existence  d'un  canal  dont  les  avantages  ne  sont  plus  dou- 
teux. Devant  un  tel  prix,  quelque  intrépidité  serait  permise,  et,  en 
i^gard  des  difficultés  des  deux  autres  traversées,  celles  de  la  nôtre 
s'amoindrissent  au  point  de  justifier  une  sécurité  parfaite.  Le  bar- 
rage écluse  de  chacune  des  branches,  en  supposant  une  profondeur 
de  h  ou  5  mètres  là  où  il  sera  établi,  n'aura  pas  plus  de  6'"  50  à 
7""  50  de  hauteur,  et  cela  n'a  rien  d'effrayant.  D'ailleurs,  ainsi  qu'il 
a  été  dit,  il  sera  encore  possible  d'amoindrir  ces  difficultés.  C'est  sur 
les  extrémités  des  deux  branches  que  nous  opérons,  et,  sans  nuire 
à  quoi  que  ce  soit,  il  nous  est  permis  de  faire  de  ces  branches  exté- 
nuées et  difficilement  praticables  des  canaux  modestes  en  rrpport 
avec  leur  cabotage.  II  nous  est  aisé  de  faire  ces  canaux  par  procédé 
de  dérivation;  il  nous  est  possible  de  nous  délivrer  de  tout  embarras 
réel  ou  supposable,  en  reportant  l'écoulement  des  eaux  sur  des  })oints 
nouvellement  choisis.  Le  canal  passera  sans  avoir  à  forcer  le  passage, 
en  réduisant  des  obstacles  réductibles  ici  et  nulle  part  ailleurs. 

Quant  à  la  coupure  même,  il  ne  s'agit  que  de  terrasseinens.  Le 
cours  du  Nil  sera  régularisé  sur  2  kilomètres  de  longueur  envi- 
ron, sa  largeur  fixée  à  1,500  mètres,  et  son  lit  sera  raccordé  avec 
le  plafond  du  canal,  tant  en  amont  qu'en  aval,  par  une  pente  de 
0"'  003  à  0™00/j.  Ce  travail  se  fera  avec  des  dragues.  Chaque  branche 
arrivera  donc  au  canal  par  une  section  d'au  moins  9,000  mètres 
carrés,  et  la  section  totale  de  toutes  les  embouchures  du  fleuve  at- 
teindra sans  peine  le  chiffre  de  20,000  mètres  carrés,  d'où  résultera 
en  hautes  eaux  une  vitesse  maxima  de  0"'  /jO  par  seconde.  En  consé- 
quence, le  canal  ne  sera  pas  beaucoup  plus  exposé  en  ce  point  qu'en 


94  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tout  autre  aux  envahissemens  des  dépôts  limoneux,  dont  il  serait 
d'ailleurs  assez  singulier  de  faire  un  sujet  d'alarme  et  de  reproche. 
L'eau  douce  est  la  condition  du  canal,  et  il  n'y  a  pas  en  Egypte 
d'eau  douce  sans  limon.  Ce  n'est  qu'une  affaire  d'entretien,  et  croit- 
on  qu'il  fût  meilleur  marché  d'entretenir  le  port  de  Tineh  perpé- 
tuellement ensablé,  ou  un  canal  à  point  de  partage  alimenté  par  des 
machines  à  vapeur?  En  un  mot,  la  traversée  des  branches  du  Nil 
sera  une  œuvre  assez  coûteuse  peut-être,  mais  ordinaire  au  point  de 
vue  de  la  difficulté  et  certaine  au  point  de  vue  de  la  réussite;  œuvre 
simple  auprès  des  problèmes  d'art  et  des  risques  d'insuccès  des  deux 
autres  projets. 

Puisque  les  ouvrages  d'art  du  projet  nouveau  sont  moindres  qu'ail- 
leurs, la  durée  de  l'exécution,  malgré  la  multiplicité  des  travaux  ac- 
cessoires, est  sujette  à  moins  de  chances  de  retard.  Six  ans  peuvent 
suffire  pour  l'achèvement  du  canal  de  Suez  à  Peluse,  mais  non  pour  Ti- 
neh, œuvre  majeure  par  l'étendue  des  constructions  et  grosse  de  com- 
plications imprévues,  qui  ne  se  terminera  pas  avant  douze  ou  quinze 
ans.  Cependant,  à  défaut  de  ces  travaux  périlleux,  dont  le  temps  est 
l'élément  obligé,  le  projet,  ainsi  qu'on  le  prévoit,  a  des  terrassemeus 
considérables.  D'après  nos  évaluations,  d'ailleurs  très  largement 
laites,  il  y  aurait  à  remuer,  tant  pour  le  canal  des  deux  mers  que  p-our 
les  travaux  accessoires,  environ  180  millions  de  mètres  cubes,  sur 
lesquels  160  millions  devraient  être  exécutés  avant  l'ouverture  du 
canal  à  la  navigation;  le  reste  pourrait  être  fait  plus  tard.  Or,  si  ces 
160  millions  de  mètres  cubes  devaient  être  exécutés  h  bras  d'homme 
en  six  ans,  il  faudrait  en  faire  '26  millions  par  an,  c'est-à-dire  em- 
ployer constamment  plus  de  A5,000  travailleurs.  Ce  chiffre  énorme 
en  dit  assez.  Embarras  de  réunir  une  telle  armée  d'ouvriers,  mala- 
dies provenant  de  chacune  des  agglomérations  entre  lesquelles  cette 
masse  se  diviserait,  désorganisation  fréquente  des  ateliers,  pertur- 
bations et  mécomptes,  toutes  ces  causes  ne  permettraient  pas  d'ache- 
ver le  travail  avant  vingt  ans  peut-être,  et  le  canal  des  deux  mers 
aurait  décimé  la  population  d'Egypte.  Ce  n'est  pas  ainsi  que  l'indus- 
trie européenne  doit  procéder;  elle  peut  faire  autrement.  Le  sol  du 
Delta  nous  paraît  d'une  nature  particulièrement  favorable  à  l'emploi 
des  excavateurs  américains  dans  presque  toutes  les  parties  non  sub- 
mergées, et  notre  tracé  à  travers  les  lacs  appelle  l'emploi  de  fortes 
dragues  servies  par  de  petits  bateaux  à  vapeur  appropriés  à  la  naviga- 
tion de  ces  lacs.  C'est  donc  surtout  avec  des  dragues,  des  machines  à 
terrassement  et  tous  les  engins  mécaniques  qui  peuvent  économiser 
des  bras  que  nous  voudrions  procéder,  en  réduisant  à  15  ou  18,000 
le  nombre  des  terrassiers  à  employer.  Ces  15  ou  18,000  hommes  fe- 
raient en  six  ans  de  50  à  60  millions  de  mètres  cubes;  le  reste  serait 
facilement  exécuté  dans  le  même  temps  à  l'aide  des  machines,  dont 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  95 

le  nombre  peut  être  aussi  multiplié  qu'on  le  voudra.  Il  serait  insensé 
de  chercher  d'autres  moyens  d'arriver  au  but  dans  un  délai  raisonna- 
ble et  de  reculer  devant  l'acquisition  de  tout  ce  matériel,  quel  qu'en 
soit  le  prix:  il  en  résulte  une  économie  d'hounnes  et  de  temps. 

On  objectera,  au  point  de  vue  de  l'entretien,  les  inévitables  dépôts 
de  limon;  M.  Talabot  a  rencontré  la  même  objection  et  admis  pour 
son  canal  un  dépôt  de  73,000  mètres  cubes  par  année.  On  connaît 
déjà  notre  pensée  à  ce  sujet,  et  nous  admettons  pour  notre  canal  un 
dépôt  annuel  de  200  à  250,000  mètres  cubes,  plus  si  l'on  veut,  qui 
seront  dragués  à  raison  d'un  franc  par  mètre,  et  serviront  à  réduire 
l'étendue  des  lacs,  dont  la  berge,  progressivement  élargie,  sera  plan- 
tée ou  mise  en  culture.  Plus  tard  ces  dépôts  seront  employés  à  con- 
quérir sur  les  sables  de  nouveaux  espaces  à  mettre  en  valeur. 

Enfin  il  est  un  sujet  délicat,  auquel  on  n'a  jusqu'à  présent  accordé 
que  peu  d'attention,  et  dont  nous  croyons  indispensable  de  parler  : 
c'est  le  mode  de  navigation  du  canal.  On  ne  saurait  s'y  méprendre, 
il  y  a  impossibilité  absolue  de  la  navigation  à  la  voile,  surtout  pour 
les  navires  d'un  fort  tonnage,  sur  le  canal  donné  par  un  projet  quel- 
conque; il  fallait  donc  assurer  une  traversée  régulière,  dans  le  temps 
le  plus  bref,  par  un  moyen  éprouvé.  Ce  moyen  consiste  dans  le  re- 
morquage opéré  par  des  bâtimens  teneurs  dont  la  machine  agit  sur 
une  chaîne  noyée  au  fond  du  chenal.  On  disposerait  deux  chaînes 
semblables,  l'une  pour  l'aller,  l'autre  pour  le  retour,  et  de  puissans 
remorqueurs,  partant  chaque  jour  à  des  heures  fixes  d'Alexandrie  et 
de  Suez,  emmèneraient  le  convoi  des  navires  qui  auraient  passé 
l'écluse,  et  qui  d'ailleurs  aideraient  à  l'opération  par  l'orientation  de 
leurs  voiles  suivant  le  vent  régnant.  A  h  kilomètres  par  heure,  le  tra- 
jet se  fera  sur  le  nouveau  canal  en  100  heures  et  à  des  conditions 
fort  économiques,  environ  1  centime  par  tonne  et  par  kilomètre.  Les 
bateaux  à  vapeur  eux-mêmes  auront  profit  à  j^rendre  la  remorque. 
On  voudra  bien  remarquer  que,  sur  un  canal  à  écluses,  chaque  bief 
exigerait  deux  remorqueurs,  ce  qui  serait  fort  coûteux,  à  moins  qu'on 
ne  leur  fît  aussi  passer  les  écluses,  ce  qui  serait  une  perte  de  temps; 
c'est  seulement  sur  un  canal  sans  écluses  que  l'on  aura  tout  le  gain 
de  ce  procédé. 

Maintenant  nous  est-il  permis  d'en  venir  aux  avantages  du  pro- 
jet? Voici  d'abord  ceux  que  le  nouveau  canal  offre  à  la  navigation. 
La  passe  la  plus  éprouvée  et  la  mieux  orientée  lui  est  assurée  dans 
Alexandrie;  le  choix  du  Port-Neuf  pour  débouché  lui  réserve,  en  cas 
d'encombrement,  la  ressource  du  Port-Yieux,  dont  l'entrée  sera  amé- 
liorée. D'Alexandrie  à  Suez,  le  canal  ne  forme  qu'un  seul  bief.  Sur 
plus  de  la  moitié  du  trajet,  la  largeur  normale  de  J  00  mètres  est 
décuplée.  Et  le  canal  est  d'eau  douce,  excepté  par  momens  dans  la 
section  de  Suez  jusqu'aux  lacs  amers.  Quel  parcours  plus  commode 


96  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'Europe  aurait-elle  à  souhaiter  pour  ses  hâtimeus?  Au  point  de  vue 
(les  relations  commerciales,  la  navigation  est  en  contact  avec  le  pays. 
Pour  se  relier  au  Caire,  elle  a  le  canal  du  Malnnoiidieli  à  Alexan- 
drie et  les  trois  grandes  artères  de  Rosette,  de  Damiette,  de  Tim- 
sah.  Le  Caire  se  consolera  donc  de  ne  pas  voir  défiler  la  mâture  des 
Jjâtimens  européens  à  la  hauteur  de  ses  minarets.  Entre  Alexandrie 
et  Suez,  elle  a  une  série  d'escales.  Rosette,  Dauiiette,  et  les  trois 
ports  intérieurs  des  lacs  Bourlos,  Menzaleh  et  Timsah,  qui  sont  en 
communication  avec  l'intérieur  du  Delta  par  des  voies  navigables. 
Rien  de  plus  n'est  possible,  et  l'on  entrevoit  les  facilités  de  séjour, 
d'approvisionnement  et  de  réparation  que  ces  diverses  stations  oii'rent 
aux  bâtimens  passant  d'une  mer  dans  l'autre.  C'est  la  Basse-Egypte 
tout  entière  qui  devient  un  marché,  et  si  Alexandrie  et  le  Caire  en- 
trent dans  une  ère  d'accroissemens  infaillibles,  la  plupart  des  villes 
du  Delta,  dont  quelques-unes  ont  eu  aussi  leurs  jours  de  splendeur, 
seront  comprises  dans  la  répartition  de  cette  prospérité  générale. 
Le  canal  fait  plus  que  faciliter  l'échange  des  produits  de  l'Egypte; 
il  ajoute  à  sa  puissance  de  production  et  à  l'étendue  de  son  sol  cul- 
tivable. En  traversant  les  lacs,  il  les  supprime;  en  passant  dans  les 
déserts  marécageux  de  la  zone  maritime  du  Delta,  il  les  dessèche,  et 
la  culture  peut  compter  parmi  les  terrains  qui  lui  sont  rendus  :  pour 
les  lacs  d'Aboukir,  d'Edko  et  les  alentours,  75,000  hectares;  pour  le 
lac  Courlos  et  les  environs,  150,000;  pour  la  plaine  comprise  entre 
les  lacs  Bourlos  et  Menzaleh,  80,000;  pour  le  lac  Menzaleh  et  les  alen- 
tours, i/iO,000;  pour  la  plaine  de  Peluse,  30,000;  pour  l'Ouadi-Tou- 
milat,  25,000;  total,  500,000  hectares.  C'est  un  beau  département  de 
France  que  le  canal  donne  à  l'Egypte.  Si,  comme  M.  Linant  l'affirme, 
un  hectare  cultivé  produit  250  fr.  par  an,  l'Egypte  est  mise  à  même, 
moyennant  les  frais  de  culture,  d'augmenter  son  revenu  annuel  de 
125  millions.  Or  ces  frais  de  culture  consistent  surtout  dans  les  dis- 
positions à  prendre  pour  que  l'hectare  soit  arrosé,  et  l'irrigation  est 
garantie  à  ces  500,000  hectares  par  les  travaux  mêmes  que  le  canal 
nécessite  ou  crée.  En  effet  le  canal  se  relie  à  tout  le  système  des  eaux 
de  la  Basse-Egypte  poui-  l'améliorer,  le  régulariser  et  le  compléter. 
\ccroissemens  de  l'irrigation  et  de  l'arrosage,  assainissement  du 
pays,  développemens  de  la  viabilité  fluviale,  tels  sont  ses  bienfaits, 
et  ce  bon  aménagement  des  eaux  dans  le  Delta,  en  se  combinant  avec 
le  barrage  du  Caire  et  la  construction  de  barrages  supérieurs,  per- 
met d'affecter  une  partie  des  retenues  provenant  de  ces  barrages  à 
l'Egypte  moyenne  sans  dommage  pour  l'Egypte  inférieure.  Tout  se 
prépare  par  un  premier  enchaînement  de  travaux  jiour  la  régéné- 
ration complète  de  cette  terre  dont  l'opulence  antique  étaitprover- 
biale.  Qu'on  y  pense,  une  augmentation  de  la  masse  des  produits, 
quelque  part  que  ce  soit,  diminue  pour  notre  globe  les  éventualités 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  97 

de  la  disette,  qu'il  s'agisse  de  blé  ou  de  coton.  Telles  sont  les  consé- 
quences certaines  de  la  solidarité  du  canal  avec  tous  les  Li-as  et  tous 
les  barrages  du  fleuve. 

Enfin  qu'on  nous  pardonne  un  rapprochement  entre  les  trois  pro- 
jets. Ce  qu'il  y  a  de  négatif  dans  le  système  du  tracé  direct  et  du 
canal  de  Suez  à  Peluse  s'accuse  avec  une  évidence  accablante,  à 
cette  heure  qu'on  a  sous  les  yeux  une  image  de  tout  ce  qu'il  y  a  de 
fécond  dans  l'application  bien  entendue  du  tracé  indirect.  Le  canal 
de  l'isthme  a  été  convaincu  de  faute  contre  l'art  même,  comme  aven- 
turant le  débouché  à  Tineh  à  tout  prix  et  à  tout  risque;  il  a  été  con- 
vaincu de  vouloir  sacrifier  Alexandrie  à  la  plus  malencontreuse  des 
fondations;  actuellement  il  est  convaincu  de  s'être  désintéressé  de 
toutes  les  questions  égyptiennes  avec  une  indifférence  incroyable, 
et,  nous  le  demanderions  respectueusement  au  pacha  d'Egypte  lui- 
même,  n'est-il  pas  condamnable  et  pour  le  mal  qu'il  eût  fait  et  pour 
le  bien  qu'il  ne  s'est  pas  soucié  de  faire?  Le  projet  du  canal  par  le 
barrage  a  affirmé  le  principe  du  canal  des  deux  mers,  c'est  son  mé- 
rite éminent  et  singulier;  mais  il  a  échoué  dans  l'application.  Ce 
que  ce  projet  a  voulu  faire  de  bien,  c'est  le  projet  nouveau  qui  le 
réalise,  grâce  à  une  définition  plus  nette  du  principe  et  à  une  recti- 
fication du  tracé  dans  ce  milieu  que  le  projet  antérieur  avait  donné 
et  où  il  s'est  égaré.  Le  nouveau  canal  s'établit  à  la  base  du  Delta.  Il 
laisse  à  l'irrigation  toutes  les  eaux  utiles  et  n'appauvrit  point  le  Nil. 
Il  s'alimente  de  la  retenue  des  eaux,  qui  n'ont  plus  d'autre  destina- 
tion que  de  s'abîmer  dans  la  mer;  par  cet  acte  de  conservation,  dont 
tous  les  peuples  civilisés  font  l'objet  de  plus  d'un  vœu  et  d'une  étude, 
il  ajoute  au  fleuve  ime  branche  qui  se  crée  sans  rien  coûter  aux 
autres  et  sans  conti'arier  leurs  services,  une  branche  qui,  loin  d'être 
parasite,  accroît  l'abondance  générale.  Et  en  même  temps  qu'il  em- 
pêche les  eaux  nourricières  de  se  perdre  dans  la  Méditerranée,  il 
empêche  les  eaux  stérilisantes  de  la  Méditerranée  de  pénétrer  sur 
le  sol  et  de  s'y  établir.  C'est  un  immense  barrage  qui,  en  se  po- 
sant sur  le  littoral,  repousse  la  mer  dans  ses  limites,  retient  le 
fleuve  sur  la  terre,  assure  l'irrigation  complète  du  Delta,  fait  refluer 
l'arrosage  jusque  dans  une  région  supérieure,  et  corrigera  même 
l'insuffisance  des  crues.  Il  intervient  comme  un  élément  d'organisa- 
tion dans  la  vaste  machine  hydraulique  de  l'Egypte;  le  canal  des 
deux  mers  détermine  irrésistiblement  la  transformation  de  tout  le 
régime  du  Nil.  * 

IV.  —  DEVIS    COMPARÉS. 

Cette  comparaison  des  trois  projets  doit  être  complétée  par  celle 
des  trois  devis.  Ce  n'est  pas  qu'il  s'agisse  d'introduire  un  motif  d'op- 


98  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

tion  indépendant  du  parallèle  de  leurs  avantages  :  il  s'agit  de  mon- 
trer le  rapport  exact  de  l'offre  et  de  la  demande  de  chaque  projet. 
Nous  l'avons  dit,  la  bonne  affaire,  c'est  le  bon  canal,  et  ce  sera  tou- 
jours le  moins  cher.  L'économie  n'est  jamais  avec  le  projet  dont  les 
effets  généraux  seraient  nuisibles,  dont  les  bons  résultats  seraient 
partiels,  et  qui  reste  placé  sous  la  menace  de  l'insuccès  ou  de 
l'achèvement  tardif.  Nous  commençons  par  notre  devis,  et,  selon 
toute  justice,  nous  ferons  supporter  aux  deux  autres  devis  des  rec- 
tifications conformes  aux  bases  que  nous  adoptons  pour  le  nôtre. 

Le  devis  du  projet  nouveau  comprend  trois  parties  :  les  terrasse- 
mens,  les  travaux  d'art  et  les  frais  généraux.  Le  cube  des  terrasse- 
mens  a  été  évalué  assez  largement  pour  être  plutôt  au-dessus  qu'au- 
dessous  de  la  vérité.  Quant  au  prix,  nous  comptons  à  0  fr.  80  c.  les 
terrassemens  à  bras  d'homme,  et  à  1  fr.  tous  ceux  exécutés  à  la 
drague  ou  dans  des  terrains  un  peu  difficiles;  ceux-ci  nous  parais- 
sent former  les  deux  tiers  du  cube  total.  Pour  les  travaux  d'art, 
nous  avons  porté  des  sommes  en  bloc,  mais  plus  élevées  que  celles 
qui  seraient  imputées  en  France  à  des  travaux  analogues.  Dans  les 
frais  généraux,  nous  avons  compté  à  part  les  dépenses  de  l'installa- 
tion, celles  des  machines  et  engins  qui  sont  habituellement  comprises 
dans  le  chiffre  même  des  travaux.  C'est  bien  réellement  un  devis  au 
maximum,  selon  les  instructions  que  le  pacha  d'Egypte  avait  don- 
nées à  ses  ingénieurs. 

Devis  du  projet  nouveau. 

(  1/3  à  0  fr.  80  c.       48,000,000)    ,„„AnAAnnP, 
10  Terrassemens.  180,000,000  m.  c.       '    -  ,  .  190  ono  ono      1^8,000,000  fr. 


2/3àlfr 120,000,000 

2»  Travaux  d'art.  Travaux  d'Alexandrie 5,000,000 

id.      de  Suez 20,000,000 

Barrages  de  Rosette  et  Damiette. .   I  ^^  ^^^  ^^^  l    5,  ooo,000 

Ecluse  de  Suez,  déversoirs )  '      '        ( 

Port  deTimsah 2,000,000 

Écluses  des  canaux  d'alimentation .  5,000,000 

Total  des  travaux 220,000,000 

30  Frais  divers.    Matériel,  outillage,  installation 16,000,000 

Études  définitives,  frais  d'adminis- 
tration    10,000,000 

Intérêt  des  capitaux  à  4  pour  100 

durant  l'exécution 42,000,000 

Somme  à  valoir 22,000,000     

Total  général 310,000,000  fr. 

Passons  au  devis  du  projet  du  canal  par  le  barrage.  Ainsi  qu'il  a 
été  fait  dans  le  devis  du  projet  nouveau,  et  qu'il  sera  fait  dans  le 
devis  du  projet  du  canal  par  Peluse,  on  comprendra,  dans  un  chiffre 
proportionnel  de  Al  pour  100  sur  le  total  des  travaux  et  sous  le  titre 


90,000,000 


NOUVEAU  TRACÉ  POUR  LE  CANAL  DE  SUEZ.  99 

de  frais  divers,  les  frais  d'administration,  d'étude  et  d'installation, 
les  sommes  à  valoir,  etc.  Ici  et  ailleurs,  on  appliquera  les  prix  de 
0  fr.  80  cent,  au  tiers  des  terrassemens,  et  de  1  fr.  aux  deux  autres 
tiers. 

En  ce  qui  concerne  le  canal,  le  cube  des  terrassemens  est  évalué 
à  125  millions,  comme  pour  le  nouveau  projet,  et  ne  peut  être 
moindre.  On  a  porté  en  compte  le  montant  de  l'acquisition  des  ma- 
chines à  vapeur  alimentaires,  les  dépenses  d'établissement  des  pas- 
sages inférieurs  ou  supérieurs  de  ce  canal  en  dehors  du  niveau  du 
pays,  et  celles  du  raccordement  avec  les  canaux  existans.  Enfin, 
comme  l'alimentation  par  des  machines  à  vapeur  est  pour  ce  projet 
une  condition  nécessaire  et  spéciale,  entièrement  étrangère  aux 
frais  d'entretien  communs  à  tous  les  systèmes,  il  est  impossible  de 
ne  pas  faire  figurer  au  devis  le  capital  représenté  par  la  consom- 
mation, l'entretien  et  la  réparation  des  machines  élévatoires.  Or, 
même  en  réduisant  sensiblement  la  quantité  d'eau  qu'on  a  sup- 
posé devoir  être  élevée  chaque  jour,  on  ne  saurait  estimer  la  dé- 
pense relative  à  cet  objet  à  moins  d'un  million  par  an;  c'est  donc 
une  somme  de  20  millions  à  inscrire.  On  a  dû  ne  rien  exagérer, 
mais  ne  rien  oublier. 

Devis  rectifié  du  projet  du  canal  par  le  barrage. 

,    ^  (  1/3  àO  fr.  80  c..     30,000,000) 

10  Terrassemens.  125,000,000  m.  c.  {  .^g  ^  i  f, go^oiooo  j  116,000,000  fr. 

2»  Travaux  d'art  et  divers.  Pont-canal  de  1,000  met.. .  38,000,000  ' 

Travaux  d'Alexandrie 5,000,000 

id.      de  Suez 20,000,000 

Passages  inférieurs  et  supérieurs  et 

raccordement    avec    les    canaux  )  118,000,000 

existaus 9,000,000 

Machines  à  vapeur  et  canaux  d'ali- 
mentation    21,000,000 

24  écluses  du  grand  canal 25,000,000 

Total  des  travaux 234,000,000 

30  Frais  divers  .  1°  41  pour  100  de  234,000,000 96,000,000  ) 

2»  Capital  représentant  les  irais  an-  /  116,000,000 

nuels  des  machines  élévatoires.. .  20,000,000  ) 


Total  général 350,000,000  îr. 

Nous  avons  annoncé  comment  nous  modifierions  le  devis  du  ca- 
nal par  Peluse;  nous  n'avons  plus  qu'à  justifier  l'augmentation  de 
quelques  chiflres.  Pour  les  travaux  de  Peluse,  au  lieu  de  50  mil- 
lions, nous  en  comptons  80,  en  raison  de  la  difficulté  d'établisse- 
ment de  la  digue  étanche  de  6,200  mètres  de  long  et  de  l'écluse 
qu'elle  comprend,  de  la  nécessité  de  creuser  un  port  d'une  étendue 
considérable,  et  de  tous  les  ouvrages  accessoires  indispensables  au 


100  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

maintien  de  la  passe.  Pour  les  mêmes  causes,  à  Snez,  au  lieu  de 
lli  millions,  nous  en  comptons  25.  Nous  avons  aussi  dû  grossir  le 
chiffre  des  écluses  du  canal  de  Timsah.  En  outre,  dans  ce  devis 
comme  dans  le  précédent,  nous  faisons  figurer  le  capital  qui  repré- 
sente la  consommation  et  l'entretien  des  machines  élévatoires  propres 
à  ce  canal,  soit,  pour  une  dépense  annuelle  d'au  moins  250,000  fr., 
une  somme  de  5  millions,  à  laquelle  correspondent  dans  notre  devis 
les  frais  d'augmentation  de  longueur  donnée  au  canal  pour  reporter 
sa  prise  d'eau  en  amont  du  Caire. 

Devis  rectifié  du  projet  du  canal  par  Peluse. 

.. T..as.n.„s.  s,,o..,,. ., c.  |  «  t  ;  iL".r. ::  ss:;::: }  'v-«^«»»  '■■■ 

2»  Travaux  d'art.  Travaux  de  Peluse 80,000,000 

id.      de  Suez 25,000,000 

Machines  à  vapeur 1,200,000  >  110,800,000 

Écluses  du  canal  de  Timsah 2,600,000 

Bassin  de  Timsah 2,000,000 

Total  des  travaux 190,000,000 

30  Frais  divers. .  1»  41  p.  100  de  190,000,000  en  chiffre  ) 

rond. .    78,000,000  f 

20  Capital  représentant  les  frais  an-  [    83,000,000 

nuels  des  machines  élévatoires. ...      5,000,000  ) 

Total  général 273,000,000  fr. 

Enfin  voici  le  résumé  comparatif  des  trois  devis  : 


^ 

TRACÉ   INDIRECT. 

TRACÉ   DIRECT. 

Projet  par  le  barrage. 

Projet  iiouveaii. 

Projet  par  Peltise. 

Travaux  

Frais  divers . . . 

234,000,000  fr. 
116,000,000 

220,000,000  fr. 
90,000,000 

190,000,000  fr. 
83,000,000 

Totaux 

350,000,000  fr. 

310,000,000  fr. 

273,000,000  fr. 

Le  projet  du  canal  par  Peluse,  quoiqu'il  excède  l'estimation  offi- 
cielle de  80  millions  environ,  demeure  le  plus  économique.  Le  pro- 
jet du  canal  par  le  barrage  coûtera  77  millions  en  sus.  Le  projet 
nouveau  ne  reviendrait  qu'à  37  millions  de  plus,  et  il  est  de  liO  mil- 
lions au-dessous  du  projet  par  le  barrage.  Quant  à  la  durée  de  l'exé- 
cution, qui  influe  sur  le  prix  de  revient,  le  projet  dont  l'achèvement 
souffrirait  le  moins  de  retards  est  le  projet  nouveau;  s'il  a  les  travaux 
les  plus  nombreux,  il  a  les  moins  difficiles.  Tout  au  contraire  il  y  a 
dans  les  autres  une  accumulation  de  difficultés  et  d'ouvrages  sur  un 


NOUVEAU    TRACÉ    POUR    LE    CANAL    DE    SUEZ.  101 

point  vital.  Tant  que  le  débouché  à  Tineh  ne  sera  point  fait,  et  cela 
peut  se  faire  attendre  douze  ou  quinze  ans,  le  canal  de  Suez  n'est 
qu'un  cul  de  sac;  tant  que  le  pont-canal  ne  sera  pas  terminé,  et  cela 
peut  être  long,  il  n'y  a  pas  de  passage  d'une  mer  à  l'autre.  Les  capi- 
taux engagés  ont  des  intérêts  à  servir  et  ne  produisent  rien. 

Cependant  le  mérite  du  projet  nouveau  ne  se  borne  pas  à  la  certitude 
d'une  exécution  plus  prompte;  il  a  son  privilège.  Qu'on  se  rappelle 
que  ce  projet  rend  à  la  culture  500,000  hectares  de  terrains  qui 
seront  dévolus  à  la  compagnie.  Or,  selon  MM.  Linant  et  Mougel,  qui 
ont  l'expérience  de  l'Egypte,  un  hectare  de  terrain  disposé  pour 
l'arrosage  vaut  750  francs,  sur  lesquels  500  francs  sont  imputables 
aux  dispositions  à  prendre  pour  le  rendre  arrosable,  ce  qui  laisse 
une  valeur  de  250  francs  à  l'hectare  brut;  cet  hectare,  ainsi  arrosé  et 
cultivé,  rapporte  donc  250  francs  par  an.  Si  ces  détails  sont  exacts, 
on  peut  sans  exagération  attribuer  une  valeur  foncière  de  250  francs 
par  hectare  aux  terrains  que  l'exécution  du  projet  dessèche  et  rend 
susceptibles  d'être  arrosés.  Dès  lors  ces  500,000  hectares,  dont  la 
moitié  au  moins  sera  prête  pour  la  culture  deux  ou  trois  ans  après 
le  commencement  des  travaux,  représentent  au  minimum  un  capital 
de  125  millions  qui  sera  nécessairement  la  base  d'une  spéculation  à 
part.  La  compagnie  jugera-t-elle  à  propos  d'en  entreprendre  la  mise 
en  valeur?  en  fera-t-elle  cession  à  des  sociétés  agricoles?  lui  plaira- 
t-il  d'y  importer  des  colons  laborieux  des  îles  de  la  Méditerranée? 
préférera-t-elle  s'en  arranger  avec  le  pacha,  qui  réunirait  à  son  ter- 
ritoire cette  partie  précieuse  du  sol?  Le  pacha  pourrait  solder  la 
compagnie  en  annuités  à  prélever  sur  la  part  de  15  pour  100  qu'il 
s'est  réservée  dans  les  produits  du  canal;  peut-être  aimerait-il  mieux 
s'acquitter  par  un  procédé  plus  immédiat.  Quoi  qu'il  en  soit  de  la 
combinaison  à  laquelle  on  s'arrête,  toujours  est-il  que  la  réalisation 
du  projet  nouveau  détermine  la  création  d'un  capital  spécial  de 
125  millions  qui  doit  s'amortir  par  lui-même.  C'est  donc  pareille 
somme  à  rabattre  du  devis  de  310  millions,  qui  sera  ramené  à 
185  millions.  Les  actionnaires  recevront,  par  remboursemens  suc- 
cessifs, tout  ce  qui  dépassera  ce  chiffre;  néanmoins  la  totalité  des 
bénéfices  du  canal  des  deux  mers  restera  applicable  à  leurs  actions 
réduites,  et  par  là  sera  motivé  l'abaissement  graduel  des  tarifs  du 
péage.  A  ce  compte,  entre  les  trois  projets,  le  projet  nouveau,  qui 
ne  doit  la  conquête  de  cette  richesse  territoriale  qu'à  son  tracé  par- 
ticulier, est  le  plus  productif,  s'il  n'est  pas  absolument  le  plus  éco- 
nomique. 

V.  —  CONCLUSION. 

Notre  point  de  départ  a  été,  on  l'a  vu,  la  discussion  du  projet  de 
canal  de  Suez  à  Peluse  et  du  projet  de  canal  de  Suez  à  Alexandrie 


102  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

par  le  barrage.  En  vertu  de  la  méthode  que  nous  nous  étions  pres- 
crite, c'est  entre  les  types  supérieurs  de  ces  deux  projets  que  le  dé- 
bat a  été  posé.  L'application  du  programme  a  été  faite  aux  deux 
types;  le  tracé  direct  a  été  exclu,  et  avec  lui  le  projet  du  canal  de 
Suez  à  Peluse;  le  tracé  indirect  a  été  reconnu  pour  le  vrai  système 
du  canal  des  deux  mers. 

Dans  ce  système,  l'hypothèse  du  canal  par  le  centre  du  Delta  a 
été  éliminée,  comme  ne  pouvant  être  que  la  contrefaçon  de  l'un  des 
projets  proposés.  Restent  en  présence  le  projet  du  canal  par  le  bar- 
rage ou  par  le  sommet  du  Delta,  projet  connu,  et  le  projet  du  canal 
par  la  base  du  Delta,  projet  nouveau,  tous  les  deux  se  rapportant 
au  même  principe,  chacun  ayant  une  formule  différente. 

Le  résultat  de  cette  étude  est  d'avoir  transporté  entre  deux  propo- 
sitions procédant  d'un  type  unique  le  débat,  d'abord  placé  entre  deux 
propositions  afférentes  à  deux  systèmes  opposés.  Les  lecteurs  diront 
de  quel  côté  est  le  tracé  normal.  La  question  du  tracé  a  donc  été 
amenée  aussi  près  que  possible  de  sa  solution  finale.  C'est  mainte- 
nant à  l'opinion  de  se  préoccuper  de  plus  en  plus  d'une  question  dont 
nous  aurons  du  moins  fait  ressortir  toute  l'importance,  et  nous  nous 
tiendrions  pour  satisfaits  de  ce  prix  de  notre  travail.  Puisque  le  ca- 
nal des  deux  mers  est  inscrit  sur  la  liste  des  travaux  pubhcs  de  l'Eu- 
rope à  exécuter  prochainement,  il  faut  qu'à  ce  sujet  la  lumière  se 
fasse,  et  nous  aimons  à  espérer  que  la  commission  scientifique  in- 
ternationale, à  son  retour  d'Egypte,  éclairera  le  monde  par  un  rap- 
port digne  des  hommes  considérables  dont  elle  est  composée.  Avertie 
et  comme  inspirée  par  l'aspect  des  lieux,  elle  ne  peut  pas  ne  pas 
élargir  son  mandat,  traiter  la  question  sons  toutes  les  faces  avec  im- 
partialité. C'est  ainsi  qu'elle  répondra  à  l'attente  des  nations  et  des 
gouvernemens. 

Jusqu'à  ce  jour,  les  gouvernemens  de  l'Europe  se  sont  abstenus 
ou  ont  paru  s'abstenir.  Dans  une  question  si  complexe,  qui  touche 
à  des  intérêts  divers  et  à  des  systèmes  opposés  de  politique  commer- 
ciale, ils  ont  laissé  à  l'opinion  des  peuples  une  liberté  complète  d'ini- 
tiative, —  le  temps  des  débats  contradictoires;  ils  se  sont  ménagé  à 
eux-mêmes  le  silence,  qui  mûrit  les  résolutions  de  l'avenir,  et  ils 
ont  bien  fait.  Plus  tard  les  intérêts  de  toutes  les  parties,  nations 
européennes  et  nations  orientales,  la  direction  même  du  tracé  de  ce 
canal,  seront  réglés  par  un  acte  solennel  des  gouvernemens.  C'est 
là  ce  qui  fait  la  grandeur  de  l'entreprise  du  canal  de  Suez.  C'est  un 
résultat  commercial  immense  à  obtenir  par  le  déploiement  de  toute 
la  puissance  de  l'industrie,  et  rien  ne  se  peut  ici  sans  le  concours  de 
toutes  les  nations. 

Alexis  Barrault,  ingénieur,  et  Emile  Barrault. 


Rr-vur  des   deux   Mondes 


Janvier  185(> 


\LEXA.\DRIE 


MER    ROUGE    /m'' 


CHARLES  FOX 


SECONDE  PARTIE. 


Memorials  and  Cor?'espoiidence  ofCh.  J.  Fox,  edited  by  lord  Jolin  Russell;  vol.  III  1855. 


Au  moment  où  survint  la  révolution  française,  l'Angleterre  sem- 
blait réservée  pour  longtemps  à  travailler  sur  elle-même.  Le  clé- 
noûment  de  la  guerre  d'Amérique  lui  avait  laissé  comme  un  senti- 
ment de  faiblesse,  le  fardeau  de  sa  dette  l'inquiétait,  et  quoiqu'elle 
ne  pût  sans  amertume  se  rappeler  la  conduite  et  les  succès  de  la 
France,  elle  ne  songeait  pas  à  s'en  venger,  surtout  parce  qu'elle  ne 
l'espérait  pas.  L'ambition  britannique  semblait  ensevelie  dans  le 
tombeau  Me  Ghatham.  L'orgueil  de  son  fils  ne  pouvait  sans  doute 
être  insensible  à  la  grandeur  du  pays,  mais  son  naturel  ne  le  portait 
pas  aux  entreprises  hasardeuses;  il  n'avait  pas  ces  besoins  d'ima- 
gination qui,  réunis  au  don  de  l'action  et  à  l'art  de  commander,  font 
prendre  l'initiative  des  grandes  choses.  Il  songeait  plus  à  signaler 
sa  force  de  volonté  par  l'ordre  financier  promptement  rétabli,  par  le 
pouvoir  longtemps  conservé,  peut-être  un  jour  par  quelque  réforme 
hardiment  faite,  que  par  un  important  rôle  joué  au  milieu  des  per- 
turbations européennes.  Les  événemens  pouvaient,  et  ils  l'ont  prouvé, 
développer  en  lui  des  ressources  cachées,  et  l'obliger  d'appliquer 
ses  facultés  à  de  plus  périlleuses  entreprises;  mais  il  ne  fut  grand, 
s'il  le  fut  jamais,  que  contraint  et  forcé.  Il  obéit  à  la  nécessité,  à 
l'opinion,  surtout  à  cet  orgueil  qui  ne  lui  permettait  pas  de  paraître 

(1)  Voyez  la  première  partie  dans  la  livraison  du  l^f  décembre  1834. 


lOA  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

timide  ni  de  rester  en-deçà  de  l'énergie  moyenne  de  son  parti.  Et,  s'il 
ne  se  montra  pas  au-dessous  d'une  situation  qu'il  n'eût  pas  choisie, 
il  se  serait  de  bon  cœur  contenté  d'une  autre  et  moindre  gloire. 
Sans  les  provocations  et  les  outrages  de  la  révolution  française,  on 
peut  même  douter  qu'il  eût  par  pure  politique  accepté  ou  du  moins 
soutenu  si  longtemps  le  rôle  de  son  plus  persévérant  antagoniste. 
Aussi,  loi'squ'elle  éclata,  ne  s'en  mit-il  pas  fort  en  peine.  Il  ne  prévit 
pas  la  possibilité  d'une  complication  européenne  oi^i  son  pays  pût 
être  engagé,  il  se  réjouit  plutôt  pour  l'Angleterre  de  voir  sa  rivale 
absorbée  par  des  soins  domestiques;  il  compta  sur  des  jours  de 
repos.  Depuis  la  paix  de  1783,  il  s'était  moins  préoccupé  des  ques- 
tions étrangères  qu'on  ne  le  supposerait  à  voir  comme  il  a  rempli 
les  quinze  dernières  années  de  sa  vie.  Plus  que  lui.  Fox  tenait  les 
yeux  ouverts  sur  le  monde.  C'est  plutôt  Fox  qui  semblait  animé  de 
l'esprit  de  Chatham. 

Nous  avons  dit  que  le  premier  effet  de  la  révolution  française  fut 
de  changer  ses  idées  de  politique  extérieure.  Jusque-là  Fox  n'avait  vu 
dans  la  France  qu'un  adversaire,  non  pas  seulement  de  la  gloire  de 
l'Angleterre,  mais  des  principes  de  son  gouvernement.  11  la  jugeait 
comme  un  homme  d'état  du  temps  de  Guillaume  III  :  il  avait  pensé 
à  lui  chercher  des  contre-poids  ou  des  oppositions  dans  les  cours 
du  Nord,  et  jusque  sur  la  terre  classique  du  despotisme,  la  Russie; 
mais  tout  changea  en  un  jour.  Il  éprouva,  dès  le  premier  moment, 
cet  amour  de  tous  les  hommes  de  89  pour  les  idées  de  la  France, 
pour  le  drapeau  qu'elle  élevait  d'une  main  si  noblement  téméraire. 
Destiné,  comme  eux  tous,  à  de  si  cruels  mécomptes,  à  la  perte  de 
tant  d'espérances,  à  l'affreuse  nécessité  de  soutenir  les  criminels  en 
détestant  le  crime,  il  devait  conserver  jusqu'au  terme  ce  fonds  de 
tendresse  obstinée  pour  la  cause  et  pour  le  pays  qui  a  payé  si  cher 
l'honneur  de  l'avoir  embrassée.  Acceptant  sans  regret  ou  du  moins 
sans  faiblesse  la  solidarité,  souvent  pesante,  que  la  France  de  la  révo- 
lution a  imposée  par  le  monde  à  tous  les  amis  de  la  liberté,  il  a  con- 
senti à  être  méconnu,  accusé  pour  elle,  à  encourir  toutes  les  dis- 
grâces, non-seulement  des  cours,  léger  sacrifice,  mais  de  l'opinion, 
amère  et  rude  épreuve.  Triste,  navré  souvent,  découragé  pour  son 
pays  plus  peut-être  que  pour  le  nôtre,  il  est  resté  inébranlable  dans 
ses  sentimens,  résigné  à  souffrir  avec  nous,  à  nous  plaindre,  à  s'in- 
digner même  contre  nous,  à  ne  jamais  nous  haïr.  C'est  là  ce  qui  doit 
rendre  à  toujours  le  nom  de  Fox  cher  à  la  France. 

Ses  intimes  sentimens  se  révèlent  dans  sa  correspondance  avec 
lord  Holland.  Ce  neveu,  qui  lui  fut  cher  comme  un  fils,  était  encore 
à  l'université  d'Oxford,  qu'en  lui  parlant  d'Hérodote  et  de  Démos- 
thène,  il  l'entretenait  de  ses  travaux  parlementaires,  du  bill  qu'avec 


CHARLES   FOX.  105 

le  concours  d'Erskine  il  espérait  faire  passer  pour  assurer  à  la  liberté 
de  la  presse  toute  la  protection  de  la  procédure  par  jurés.  «  Vous 
êtes  dans  la  capitale  du  torisme,  lui  écrivait-il,  j'entends  parler  tout 
autrement  que  vous  du  nouveau  pamphlet  de  Burke.  On  dit  que  c'est 
de  la  folie...  11  y  a  un  pamphlet  d'un  M.  Mackintosh  dont  j'entends 
dire  grand  bien,  quoiqu'on  pense  que,  sous  quelques  rapports,  il  va 
trop  loin  (mai  1791).  »  Quelque  temps  après,  il  laissa  partir  son 
jeune  correspondant  pour  le  continent  et  ne  cessa  pas  de  lui  adres- 
ser des  lettres  qui  le  peignent  tout  entier.  Là  on  voit  défder  toutes 
ces  dates  sinistres  que  nous  voudrions  effacer  de  notre  histoire.  «  11 
semble,  dit-il  après  le  10  août,  que  les  jacobins  ont  résolu  de  faire 
quelque  chose  d'aussi  révoltant  que  la  proclamation  du  duc  de  Bruns- 
wick; mais,  quoiqu'ils  aient  fait  de  leur  mieux,  ils  n'ont  pas  réussi  : 
la  proclamation,  à  mon  avis,  reste  sans  rivale.  »  Quelques  jours  plus 
tard,  ses  craintes  et  son  indignation  s'accroissent.  Il  tremble  pour  la 
reine.  L'assemblée  législative  lui  paraît  misérable.  Il  doute  de  la 
résistance  guerrière  de  la  France.  «  Et  cependant,  avec  toutes  leurs 
fautes  et  toute  leur  déraison,  je  m'intéresse  à  leur  succès  au  plus 
haut  degré.  C'est  une  grande  crise  pour  la  cause  réelle  de  la  liberté, 
quoi  que  nous  pensions  des  gens  qui  soutiennent  la  lutte.  Je  vou- 
drais qu'ils  ressemblassent  à  nos  anciens  amis  les  Américains,  et  je 
ne  craindrais  guère  pour  eux.  »  Puis  le  tableau  devient  encore  plus 
sombre,  u  J'avais  à  peine  remis  mon  âme  des  événemens  du  10  août, 
lorsque  l'horrible  nouvelle  du  2  septembre  nous  est  parvenue,  et 
réellement  je  regarde  les  horreurs  de  ce  jour  et  de  cette  nuit  comme 
l'événement  le  plus  désolant  qui  soit  jamais  arrivé  à  ceux  qui  sont 
comme  moi  fondamentalement  et  inébranlablement  attachés  à  la 
vraie  cause.  Il  n'y  a  pas,  dans  mon  opinion ,  une  ombre  d'excuse 
pour  cet  affreux  massacre,  pas  même  une  possibilité  de  l'atténuer  le 
moins  du  monde,  et  si  l'on  ne  devait  considérer  que  le  peuple  de 

Paris,  on  devrait  presque  douter  à  qui  il  faudrait »  Le  reste  est 

déchiré. 

Cependant  quelques  jours  se  passent,  et  les  Prussiens  ont  fui  du 
territoire  français,  u  Non,  aucun  événement  public,  sans  en  excepter 
Saratoga  et  York-Town,  ne  m'a  donné  autant  de  joie...  Les  défaites 
des  grandes  armées  d'invasion  m'ont  toujours  causé  la  plus  grande 
satisfaction  en  lisant  l'histoire  depuis  le  temps  de  Xerxès  jusqu'à  nos 
jours,  et  ce  qui  est  arrivé  en  Angleterre  et  en  France  fera  de  ce  que 
dit  Cicéron  de  la  force  armée  l'opinion  du  genre  humain  :  Invidio- 
sum,  detestabile,  imheciUum,  caducitm.  »  Paroles  singulières,  lors- 
qu'on songe  qu'elles  furent  écrites  au  début  de  la  plus  terrible  guerre, 
signalée  par  les  plus  vastes  invasions  dont  le  monde  moderne  ait  été 
témoin. 


106  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Le  mois  suivant,  on  le  voit  mettre  ses  espérances  dans  les  giron- 
dins, qu'il  appelle  encore  les  jacobins,  et  qu'il  tient  pour  ennemis 
et  bientôt  vainqueurs  de  Robespierre  et  de  Marat.  L'accent  patrio- 
tique de  leur  voix  arrive  jusqu'à  son  cœur,  et  il  s'efforce  de  croire 
les  crimes  déjà  commis  moins  irréparablement  funestes  qu'ils  ne 
l'ont  été  à  la  cause  de  la  liberté.  Mais  il  faut  rentrer  en  Angleterre 
avec  lui,  et  comparer  l'état  de  son  âme  au  mouvement  si  différent 
qui  entraîna  bientôt  tous  les  esprits. 

L 

La  coalition  de  Pilnitz  put  plaire  au  cabinet  de  Saint-James  comme 
une  humiliation  possible  pour  la  France.  Néanmoins  il  ne  prit  aucune 
part  à  ses  insolentes  résolutions.  Il  y  avait  trop  peu  de  temps  qu'il 
avait  failli  s'engager  dans  une  guerre  tout  autre,  indirectement  profi- 
table à  la  France.  Pour  des  griefs  douteux,  une  rupture  avec  la  Russie 
parut  imminente  en  1791.  Fox,  qui  avait  toujours  regardé  cette  puis- 
sance comme  une  alliée  à  ménager,  soupçonna  la  futilité  des  griefs 
et  la  possibilité  d'un  accommodement.  11  n' hésita  pas  à  prier  un  de 
ses  amis,  sir  Robert  Adair,  qui  voyageait  en  Russie,  peut-être  même 
par  ses  conseils,  de  lui  faire  connaître  le  véritable  état  des  choses. 
Il  parvint  à  tout  éclaircir,  à  inspirer  au  parlement,  au  cabinet  lui- 
même,  des  scrupules  de  prudence,  et  il  détermina  un  retour  à  des 
pensées  pacifiques.  J'ai  vu  à  Holland-House  l'autographe  de  Cathe- 
rine II  remerciant  M.  Fox  d'avoir  préservé  les  deux  pays  d'une  rup- 
ture sans  motif.  C'est  à  cette  occasion  qu'elle  voulut  placer  dans  son 
cabinet  le  buste  de  l'orateur  anglais  entre  ceux  de  Démosthène  et  de 
Gicéron. 

Je  crois  que  lorsque  ce  buste  arriva  à  Saint-Pétersbourg,  l'impé- 
ratrice était  près  d'entrer  dans  la  croisade  européenne  contre  l'indé- 
pendance de  la  France,  cette  indépendance  que  Fox  défendait  d'une 
voix  si  généreuse.  On  lui  a  reproché,  et  ce  sont  les  amis  de  Pitt, 
c'est  l'évoque  de  Winchester,  son  précepteur,  son  secrétaire  et  son 
biographe,  d'avoir,  par  une  diplomatie  occulte  et  personnelle,  com- 
muniqué avec  une  puissance  étrangère;  mais,  outre  que  sir  Robert 
Adair  a  répondu  à  l'accusation,  on  aurait  mieux  fait  d'observer  que, 
par  un  jeu  bizarre  des  événemens,  c'est  Fox  qui  a  le  plus  contribué 
à  rendre  la  Russie,  et  par  suite  l'Angleterre,  disponibles  contre  la 
France,  et  à  supprimer,  en  empêchant  une  guerre  isolée,  le  plus  sé- 
rieux obstacle  à  la  formation  d'une  ligue  de  l'absolutisme  avec  la 
monarchie  constitutionnelle  contre  la  cause  de  la  révolution. 

William  Grenville  était  entré  en  1786  dans  le  cabinet.  Orateur  de 
la  chambre  des  communes  deux  ans  après  et  secrétaire  d'état  en 


CHARLES   FOX.  107 

1789,  il  était  en  1791,  sous  le  titre  de  lord  Grenville,  le  ministre  di- 
rigeant de  la  chambre  des  pairs,  et  certainement  le  plus  considé- 
rable des  collègues  de  M.  Pitt.  On  a  aujourd'hui  les  lettres  qu'il 
écrivait  à  son  frère,  et  l'on  y  voit  qu'après  quelques  vœux  pour  le 
succès  du  duc  de  Brunswick,  il  s'applaudit  fort  d'avoir  résisté  à 
toutes  les  instances  et  maintenu  l'Angleterre  à  l'écart.  Avec  l'indiffé- 
rence égoïste  qu'affectent  volontiers  les  cabinets  britanniques,  il 
prend  son  parti  de  voir  la  coalition  honteusement  échouer. 

«  L'empereur  doit  sentir  qu'il  a  maintenant  acquis  un  ennemi  qu'il  faut 
qu'il  dévore  ou  dont  il  faut  qu'il  soit  dévoré.  Le  parti  qui  gouverne  à  Paris 
aura  nombre  de  raisons  toutes  trouvées  pour  continuer  la  guerre.  Le  reste 
de  l'empire  donnera  son  contingent,  à  moins  qu'il  ne  soit  assez  heureux 
pour  être  forcé  de  signer  une  capitulation  de  neutralité.  La  Sardaigne  et 
l'Italie  se  défendront  comme  elles  pourront,  probablement  très  mal.  Ce  que 
fera  l'Espagne,  elle  ne  le  sait  pas,  et  par  conséquent  nous  non  plus  assuré- 
ment. Le  Portugal  et  la  Hollande  fer  nt  ce  que  nous  voudrons.  Nous  ne 
ferons  rien.  » 

Voilà  ce  qu'il  écrivait  confidentiellement  le  7  novembre  1792, 
c'est-à-dire  après  le  10  août,  après  le  2  septembre,  après  qiie  le  roi 
de  France  était  depuis  trois  mois  au  Temple,  et  il  ajoutait  ces  paroles 
plus  politiques  : 

«  Je  suis  de  plus  en  plus  convaincu  que  l'on  ne  peut  préserver  mon  pays 
de  tous  les  maux  qui  nous  environnent  qu'en  nous  tenant  entièrement  et 
complètement  à  l'écart,  et  en  veillant  bien  à  l'intérieur,  mais  en  faisant 
très  peu  de  chose,  bornant  nos  efforts  à  entretenir  dans  le  pays  une  déter- 
mination eifective  de  défendre  la  constitution,  si  elle  est  attaquée,  ce  qui 
sera  très  infailliblement  si  les  choses  continuent,  et,  par-dessus  tout,  nous 
elîorçant  de  rendre  la  situation  des  classes  inférieures  parmi  nous  aussi  bonne 
qu'il  sera  possible.  » 

C'est  la  politique  qu'avec  plus  de  regret  Dundas  signifiait  comme 
irrévocablement  adoptée  à  Burke  indigné.  Dix  mois  ne  s'étaient  pas 
écoulés  depuis  que  Pitt  avait  dit  en  pleine  chambre  des  communes  : 
«  Incontestablement  il  n'y  a  jamais  eu  d'époque  de  l'histoire  de  ce 
pays  où,  d'après  la  situation  de  l'Europe,  nous  pussions  plus  rai- 
sonnablement espérer  quinze  ans  de  paix  que  nous  ne  le  pouvons 
faire  en  ce  moment.  » 

Aucun  motif  autre  que  la  personnalité  des  hommes  d'état  ne  ren- 
dait alors  impossible  de  les  réunir  dans  une  coalition  que  justifiaient 
la  gravité  et  la  nouveauté  de  la  situation.  Burke  seul,  lié  par  ses  in- 
vectives et  ses  prédictions,  sonnant  l'alarme  matin  et  soir,  et  pous- 
sant de  toutes  ses  forces  à  faire  de  la  révolution  française  un  cas  de 
guerre  civile  européenne,  soutenait  que  Fox,  infecté  des  principes 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

français,  s'était,  par  son  langage,  interdit  l'entrée  du  pouvoir,  et 
qu'il  fallait  désormais  le  regarder  comme  un  étranger.  Il  parvenait 
bien  à  transmettre  ses  inquiétudes  à  ses  amis,  non  à  leur  persua- 
der d'imiter  sa  rupture,  et  tout  en  déclamant,  il  avait  récemment 
consenti  à  des  tentatives  de  rapprochement.  Le  duc  de  Portland , 
lord  Fitzwilliam,  lord  Spencer,  Windham,  ne  concevaient  rien  de 
sûr  tant  que  Fox  resterait  en  dehors,  et  répugnaient  à  se  réunir 
sans  lui  au  gouvernement.  Dundas  avait  été  chargé  de  leur  offrir  un 
plan  de  conciliation,  d'où  Fox  n'était  pas  exclu.  Il  promettait  quatre 
places  dans  le  cabinet,  qu'on  allait  rendre  vacantes,  notamment  celle 
du  chancelier  lord  Thurlow,  qui  avait  perdu  la  confiance  du  premier 
ministre.  La  réforme  parlementaire,  l'abolition  de  la  traite  des  noirs, 
l'abrogation  de  l'acte  du  test,  enfin  une  certaine  politique  à  l'égard 
de  la  France,  tels  étaient  les  points  à  régler,  et  sur  presque  tous  on 
disait  Pitt  prêt  à  transiger.  Sur  le  quatrième,  les  deux  rivaux  ne 
différaient  que  par  le  langage  et  les  sentimens,  car  jusqu'alors  la 
conduite  était  la  même.  Cependant  Fox  se  portait  d'assez  mauvaise 
grâce  à  cette  négociation:  il  en  suspectait  la  sincérité.  Tantôt  il  deman- 
dait que  Pitt  abandonnât  la  trésorerie  à  quelque  personnage  neutre, 
tantôt  il  lui  donnait  l'exclusion  absolue  en  s'excluant  lui-même.  Déjà 
séparé  des  vvhigs  négociateurs  par  le  fond  des  sentimens,  il  se  défiait 
d'une  conciliation  dans  laquelle  les  personnes  seules,  non  les  cœurs, 
seraient  réunies.  Pitt,  qui  se  disait  réformiste  et  qui  depuis  huit  ans 
de  ministère  avait  laissé  tomber  tout  projet  de  réforme,  Pitt,  qui  pro- 
nonçait les  plus  véhémens,  les  plus  beaux  de  ses  discours  en  faveur 
de  l'abolition  de  la  traite,  déclarant  que  chaque  minute  de  la  pro- 
longation de  cet  indigne  trafic  était  un  crime  sans  pardon,  et  qui  se 
laissait  mettie  en  minorité  sur  cette  question  par  Dundas  et  ses  col- 
lègues, tandis  qu'il  renvoyait  le  chancelier  pour  un  dissentiment 
sur  l'amortissement  d'un  emprunt,  Pitt  ne  pouvait  inspirer  une  en- 
tière confiance  à  ceux  qui  voulaient  mettre  d'accord  les  principes  et 
les  actes.  Sans  excès  de  malveillance,  Fox  le  pouvait  soupçonner  de 
ne  tendre,  par  ses  avances,  qu'à  diviser  l'opposition.  En  effet  déjà 
les  whigs  de  la  nuance  du  duc  de  Portland  commençaient  à  se  plain- 
dre des  whigs  de  celle  de  Sheridan.  Ils  déploraient  l'influence  de  la 
duchesse  de  Devonshire,  qui  était  belle,  hardie,  remuante;  ils  accu- 
saient Fox  de  se  laisser  entraîner.  Quant  à  lui,  il  répétait  qu'il  ne 
se  séparerait  pas  de  ses  amis,  et  que  la  condition  de  tout  rapproche- 
ment était  que  Pitt  cessât  d'être  premier  ministre.  On  lui  répondait 
que  l'honneur  du  gouvernement  était  engagé  sur  ce  point;  mais  on 
ne  cherchait  pas  à  compenser  ce  refus  par  des  contre-propositions 
acceptables.  Lord  John  Russell  est  d'avis  que  si  en  lui  donnant  satis- 
faction sur  les  mesures  et  sur  ses  amis,  on  eût  ollert  à  Fox  le  minis- 


CHARLES   FOX.  109 

tère  des  affaires  étrangères  avec  la  conduite  de  la  chambre  haute, 
il  eût  accepté;  mais  on  n'en  parla  pas. 

Tout  espoir  d'accommodement  ne  paraissait  pas  encore  perdu  au 
commencement  de  décembre  1792.  Cependant  la  convention  nationale 
était  réunie;  elle  commençait  à  juger  Louis  XVI,  elle  défiait  l'Europe, 
elle  menaçait  la  Hollande.  Des  scènes  de  sédition  avaient  déjà  agité 
l'Angleterre;  des  clubs  se  formaient  pour  la  propagation  des  prin- 
cipes français;  des  sociétés  populaires  faisaient  réimprimer  les  dis- 
cours prononcés  à  la  convention  pour  l'exhorter  au  régicide.  Le 
gouvernement  lançait  une  proclamation  contre  les  publications  sédi- 
tieuses et  faisait  réprimer  les  émeutes.  L'opposition  incriminait  pro- 
clamation et  répression.  L'inquiétude  gagnaitles  citoyens  tranquilles, 
nulle  part  plus  vive  que  parmi  ceux  des  vvhigs  que  Burke  avait 
ébranlés.  Il  semblait  que  pour  une  aussi  grande  résolution  que  celle 
de  scinder  leur  parti,  il  leur  fallait  de  plus  fortes  raisons  qu'à  de 
simples  tories  pour  défendre  le  pouvoir.  Aussi  accusaient-ils  ceux-ci 
de  méconnaître  le  danger,  et  par  des  craintes  plus  bruyantes  ils  jus- 
tifiaient leur  défection,  tandis  que  le  duc  de  Bedford,  lord  Robert 
Spencer,  Sheridan,  Erskine,  Whitbread,  Francis,  redoutant  pour  la 
liberté  l'efl'roi  des  amis  de  Tordre,  opposant  la  sécurité  à  la  crainte, 
d'autant  plus  hardis  que  le  pouvoir  semblait  plus  inquiet,  formaient 
des  sociétés  pour  la  défense  des  droits  populaires,  et,  sans  soutenir 
la  même  cause  que  la  démagogie,  dénonçaient  les  mêmes  griefs  et 
combattaient  les  mêmes  ennemis.  L'association  des  Amis  du  peuple 
fut  fondée.  La  réforme  parlementaire  était  son  drapeau.  Whitbread 
l'avait  présidée  un  des  premiers.  Charles  Grey  figurait  parmi  ses  ora- 
teurs. Fox  était  resté  en  dehors  de  toute  cette  agitation;  mais  il  ne 
voulait  point  désavouer  ses  amis,  et  lorsqu'une  motion  qu'il  n'eût 
pas  conseillée  était  faite  pour  la  réforme,  pour  la  réhabihtation  po- 
litique des  dissidens,  pour  la  censure  de  certaines  mesures  répres- 
sives, il  ne  pouvait  se  dispenser  de  l'appuyer  :  il  le  faisait  avec  sa 
franchise  et  sa  résolution  accoutumées.  Attirant  sur  lui  toute  l'atten- 
tion du  public  et  tout  l'effort  de  l'adversaire,  il  encourait  tous  les 
soupçons  et  tous  les  reproches  que  l'opinion  épouvantée  commençait 
à  élever  contre  les  défenseurs  opiniâtres  de  la  liberté  dans  un  mo- 
ment où  ce  mot  était  écrit  en  traits  de  sang  sur  le  drapeau  de  la  con- 
vention. 

La  France  s'était  déclarée  l'alliée  de  tous  les  peuples  qui  vou- 
draient renverser  leur  gouvernement.  La  révolution  de  la  Belgique 
était  faite,  l'Escaut  était  ouvert,  et  la  Hollande  provoquée.  «  Une 
opinion  se  répand  ici,  avait  dit  Brissot,  la  république  française  ne 
doit  avoir  pour  bornes  que  le  Rhin.  »  Et  après  avoir  un  temps  con- 
seillé le  bon  accord  avec  l'Angleterre,  séduit  par  le  bruit  menaçant 


110  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

des  sociétés  populaires  qui  agitaient  ce  pays,  il  espérait  qu'en  décla- 
rant la  guerre  à  son  gouvernement,  on  insurgerait  son  peuple.  Il  sem- 
blait dire  que  c'était  contre  Pitt  que  la  France  prendrait  les  armes. 
Cette  tactique  allait  devenir  toute  la  diplomatie  de  la  révolution,  et 
Pitt  se  voyait  à  la  veille  d'être  déclaré  l'ennemi  commun  des  peu- 
ples conviés  en  masse  à  l'insurrection. 

On  conçoit  que  le  terme  de  sa  patience  fût  venu.  La  politique  de 
neutralité,  de  non-intervention,  d'isolement  ou  d'égoïsme  national, 
comme  on  voudra  l'appeler,  n'était  plus  de  saison.  Tout  en  essayant 
encore  quelque  négociation  secrète,  il  se  décidait  et  se  préparait  à  la 
guerre;  mais  il  ne  voulait  pas,  en  changeant  de  conduite,  changer  de 
principes,  ni  donner  à  la  guerre  les  caractères  d'une  guerre  de  parti. 
A.U  grand  scandale  de  Burke,  il  alléguait  surtout  les  dangers  de  la  Hol- 
lande, à  laquelle  l'Angleterre  était  unie  par  un  traité.  Toutefois,  comme 
la  Hollande  n'avait  point  invoqué  l'appui  de  son  allié.  Fox  était  fondé 
à  soutenir  que  la  guerre  serait  offensive,  et  qu'au  fond  il  s'agissait 
d'une  intervention  dont  on  dissimulait  le  principe.  La  guerre  était 
trop  à  ses  yeux  ce  qu'aux  yeux  de  Burke  elle  n'était  pas  assez.  Tous 
deux  se  plaignaient  qu'on  manquât  de  franchise.  Selon  Fox,  les  me- 
naces de  la  France  n'étaient  encore  que  des  paroles  ofi'ensantes;  on 
avait  négligé  d'en  demander  satisfaction;  on  voulait  donc  maintenant 
la  guerre,  qu'on  avait  paru  éviter,  et  c'est  à  la  révolution  qu'on  la 
déclarait.  «  La  France,  disait-il,  a  dans  sa  querelle  la  justice  de  son 
côté...  Dieu  soit  loué!  La  nature  a  été  fidèle  à  elle-même;  la  tyran- 
nie a  été  vaincue,  et  ceux  qui  combattaient  pour  la  liberté  sont  vic- 
torieux. ))  Puis,  rappelant  le  temps  où  il  était  de  mode  d'insulter  les 
Américains,  de  dire  :  Un  congrès  de  vagabonds,  un  certain  Adams, 
Hancock  et  sa  clique,  il  jugeait,  au  cruel  démenti  infligé  par  les  évé- 
nemens  à  ces  ridicules  dédains,  des  châtimens  qui  attendaient  les 
insultes  prodiguées  aux  auteurs  de  la  révolution  française,  a  Si  s'af- 
fliger à  la  nouvelle  des  revers  de  la  France,  c'est  vouloir  le  ren- 
versement de  la  constitution,  je  me  livre  à  mon  pays  comme  un 
criminel,  car  je  confesse  franchement  que  lorsque  j'ai  entendu  par- 
ler du  bruit,  alors  probable,  du  triomphe  de  l'Autriche  et  de  la 
Prusse  sur  les  libertés  de  la  France,  mes  esprits  sont  tombés  dans 
l'abattement.  Quel  homme,  aimant  la  constitution  de  l'Angleterre  et 
en  portant  les  principes  dans  son  cœur,  pourrait  souhaiter  le  succès 
du  duc  de  Brunswick  après  avoir  lu  son  manifeste?  Je  confesse  que 
j'ai  ressenti  une  sincère  tristesse,  une  vraie  consternation,  car  j'ai  vu 
dans  le  triomphe  de  cette  conspiration,  non-seulement  la  ruine  de  la 
liberté  en  France,  mais  la  ruine  de  la  liberté  en  Angleterre,  la  ruine 
de  la  liberté  humaine.  » 

Ces  nobles  paroles  répondaient  à  Burke,  à  tous  ceux  qui  confon- 


CHARLES   FOX.  111 

daient  dans  im  même  anathème  les  principes  et  les  événemens  de  la 
révolution:  mais  on  doit  avouer  qu'elles  ne  réfutaient  pas  complète- 
ment la  théorie  de  la  guerre  à  la  veille  du  21  janvier,  après  les  ma- 
nifestes de  la  convention,  après  les  provocations  de  Brissot.  Fox  était 
condamné  par  la  conviction  de  la  bonté  générale  de  sa  cause  à  la 
tâche  laborieuse,  hélas!  et  trop  bien  connue  de  qui  porte  un  cœur 
français,  à  la  tâche  de  défendre  la  révolution  lorsqu'elle  se  diflamait 
elle-même,  à  soutenir  le  bon  droit  servi  par  l'iniquité,  la  raison  ar- 
mée du  crime.  Il  ne  défaillit  point  à  cette  tâche,  mais  il  en  sentit  tout 
le  poids,  et  il  le  soutint  sans  plier.  «  Si  j'avais  voulu  dans  ces  murs, 
hors  de  ces  murs,  dit-il  une  fois  tristement  à  la  chambre,  obtenir  la 
popularité,  j'aurais  pris  une  marche  opposée.  Peut-être  le  peuple 
fera-t-il  de  ma  maison  ce  qu'on  a  fait  de  celle  du  docteur  Priestley.  » 
On  sait  qu'en  1791  les  unitairiens  ayant  tenu  à  Birmingham,  pour 
l'anniversaire  de  la  prise  de  la  Bastille,  une  réunion  où  Priestley  de- 
vait parler,  la  populace  la  dispersa  par  la  violence,  et  brûla  la  mai- 
son, le  laboratoire,  les  instrumens  et  les  livres  du  savant  célèbre 
que  l'impunité  de  cet  attentat  contraignit  à  fuir  en  Amérique. 

L'opinion  générale  était  en  effet  fort  éloignée  de  suivre  Fox.  Il  le 
savait  et  ne  cédait  pas.  Il  voyait  fuir  sa  popularité,  sa  gloire,  ses 
amis.  Son  parti,  réduit  en  nombre,  ne  se  conformait  pas  toujours  à 
ses  vues,  faute  d'apercevoir  avec  le  même  discernement  les  côtés  fai- 
bles de  leur  commune  situation.  Il  lui  fallait  résister  aux  mesures 
de  défense  contre  des  manifestations  qu'il  n'approuvait  pas,  s'inté- 
resser à  ceux  qui  compromettaient  sa  cause,  lutter  contre  une  guerre 
où  l'honneur  national  s'engageait  de  plus  en  plus,  paraître  au  moins 
neutre  entre  une  monarchie  et  une  république,  exagérer  les  iniquités 
de  l'une  pour  pallier  les  cruautés  de  l'autre.  «  Tandis  que  les  Français 
font  tout  ce  qu'ils  peuvent  pour  rendre  le  nom  de  la  liberté  odieux  au 
monde,  les  despotes  se  conduisent  de  manière  à  montrer  que  la  ty- 
rannie est  pire.  »  Yoilà  ce  qu'il  s'efforçait  de  se  persuader  en  écrivant 
à  lord  Holland  :  «  Nous  vivons  dans  un  temps  de  violence  et  d'extré- 
mités, et  tous  ceux  qui  veulent  créer  ou  conserver  des  freins  au  pou- 
voir sont  regardés  comme  des  ennemis  de  l'ordre...  La  France  fait 
pis  est  la  seule  réponse,  et  peut-être  est-elle  fondée  en  fait,  car  les 
horreurs  y  redoublent...  Enfin  la  liberté  n'est  pas  populaire,  et  parmi 
ceux  qui  lui  sont  attachés,  il  n'y  en  a  que  trop  dont  les  plans  de  gou- 
vernement sauvages  et  impraticables  acquièrent  dans  notre  malheu- 
reuse situation  plus  d'apparence  plausible  et  de  crédit  qu'ils  ne  mé- 
ritent. Le  pays  est  divisé  très  inégalement  entre  la  majorité  dominée 
par- la  peur  ou  corrompue  par  l'espérance,  et  la  minorité  qui  n'at- 
tend qu'une  occasion  de  recourir  aux  remèdes  violens.  Le  peu  qui 
ne  sont  ni  assez  soumis  pour  se  taire,  ni  assez  exaspérés  pour  renon- 


112  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

cer  à  toute  opposition  régulière,  sont  faibles  en  nombre  et  en  in- 
fluence; mais,  quoique  faibles,  nous  avons  le  droit,  et  c'est  assez.  )> 

Cette  inflexibilité  de  principes  le  mettait  hors  de  la  politique  pos- 
sible: mais  elle  était  d'accord  avec  ses  goûts,  et,  en  agissant  ainsi, 
il  cédait  à  son  humeur  autant  qu'à  ses  convictions.  Il  était  homme 
de  parti  par  sa  fidélité  à  ses  opinions  et  à  ses  amitiés;  il  ne  l'était 
point  par  la  complaisance  envers  les  siens,  par  le  talent  de  les  tenir 
unis  et  de  les  conduire.  Un  peu  exclusif  dans  ses  affections  comme 
dans  ses  idées,  il  s'isolait  de  la  foule;  il  suivait  ses  propres  inspira- 
tions sans  s'assurer  qu'elles  fussent  partagées  autour  de  lui.  Il  aspi- 
rait à  être  le  premier  plutôt  que  le  maître.  Il  cherchait  la  popularité, 
mais  il  bravait  l'opinion  publique.  C'est  ainsi  qu'il  avait  autrefois  si 
gravement  compromis  sa  cause,  d'abord  par  sa  l'upture  avec  lord 
Shelburne,  puis  par  son  alliance  avec  lord  North,  et  qu'enfin  aux 
élections  de  178ù  il  avait  en  quelque  sorte  détruit  de  ses  mains  la 
puissance  du  parti  whig.  Confiant  dans  sa  supériorité,  il  croyait  tou- 
jours tout  réparer  par  l'empire  de  la  discussion.  Dans  le  débat  en 
effet  il  n'avait  pas  de  supérieur,  ni  même  d'égal;  mais  il  était  plus 
fait  pour  combattre  que  pour  vaincre,  et  le  soin  laborieux  de  gou- 
verner les  hommes  allait  peu  à  sa  négligence.  11  savait  mieux  se 
faire  aimer  qu'obéir.  La  politique  qu'il  adopta  devant  la  révolu- 
tion française  fait  honneur  à  son  caractère  et  ne  fait  pas  de  tort  à 
ses  lumières;  seulement  il  aurait  dû  compenser  ce  qu'elle  avait  de 
périlleux  par  l'adresse,  la  vigilance,  la  prudence.  C'était  le  cas  de 
prendre  en  main  la  direction  de  son  parti,  et  de  chercher  à  racheter 
le  système  par  la  conduite.  Malheureusement  il  se  désintéressa  de 
toute  ambition,  et  ne  prit  soin  que  de  son  indépendance  personnelle 
et  de  la  gloire  de  son  talent. 

Toutes  les  qualités  qui  pouvaient  manquer  à  Fox  étaient  éminentes 
dans  son  rival,  et  Pitt  s'inquiétait  peu,  tant  qu'il  aurait  l'Angleterre 
avec  lui,  d'encourir  le  reproche  d'inconséquence  et  de  duplicité. 
Tandis  que  Burke  voulait  qu'on  guerroyât  pour  le  roi  de  France 
contre  ses  sujets  révoltés,  on  diminuait  son  royaume  en  lui  enlevant 
ses  colonies.  On  prenait  Toulon  pour  Louis  XVII  et  la  Martinique  pour 
l'Angleterre.  En  désavouant  toute  intention  d'imposer  à  la  France  un 
gouvernement,  on  qualifiait  de  telle  sorte  la  république,  qu'autant 
valait  prendre  l'engagement  de  ne  poser  les  armes  qu'après  la  res- 
tauratio]!  de  la  maison  de  Bourbon.  ((  C'est  donc  une  guerre  à  mort 
avec  des  proclamations  jésuitiques?  »  avait  dit  Fox  le  premier  jour 
qu'elle  fut  déclarée.  La  passion  publique  fut  pendant  un  temps  assez 
vive  pour  rendre  les  esprits  insensibles  à  tant  de  fausseté  et  de  con- 
tradiction, et  il  essaya  vainement  une  apologie  de  sa  politique  et  de 
sa  conduite.  Sa  lettre  aux  électeurs  de  Westminster  parut  une  redite 


CHARLES    FOX.  113 

assez  pâle  de  ses  discours;  elle  ne  prouva  qu'une  chose,  c'est  qu'il 
était  loin  d'écrire  comme  Burke. 

Heureusement  pour  lui,  cette  pénible  époque  de  sa  vie  publique 
fut  celle  d'un  changement  inespéré  dans  sa  vie  privée.  Il  vint  à  bout 
des  passions  de  sa  jeunesse.  Tel  était  le  fond  excellent  de  cette  noble 
nature,  qu'il  se  retrouva,  vers  la  maturité  de  l'âge,  toute  la  fraîcheur 
d'une  vive  sensibilité  pour  les  biens  qui  font  le  bonheur  d'une  exis- 
tence régulière  et  modeste.  Le  goût  de  l'étude  et  de  la  campagne, 
les  affections  domestiques  reprirent  sur  lui  un  empire  sans  partage. 
Le  jeu  cessa  de  dévorer  son  temps  et  sa  fortune.  Quelquefois  d'heu- 
reux hasards  avaient  paru  rétablir  ses  affaires;  plus  souvent  il  avait 
été  puni  de  ses  imprudences.  Enfin  ses  amis  intervinrent,  et  au  mois 
de  juin  1793  une  réunion  de  whigs,  présidée  par  le  serjeant  Adair, 
et  sur  la  proposition  de  Francis,  décida  qu'il  était  du  devoir  du 
parti  de  l'arracher,  par  une  marque  de  sa  reconnaissance,  à  une  si- 
tuation précaire.  Lord  John  Riissell  (le  dernier  duc  de  Bedford)  et 
lord  George  Cavendish  furent  chargés  d'exécuter  ces  généreuses 
intentions.  Fox  accepta  ce  service  noblement  offert,  et  y  répondit  en 
changeant  de  vie  pour  jamais.  Sa  vivacité  impétueuse  et  l'abandon 
de  son  caractère  l'avaient  pendant  une  trop  longue  jeunesse  entraîné 
à  de  changeantes  amours.  On  cite  une  femme  qui  portait  le  nom  gra- 
cieux et  funeste  de  Perdita,  avec  laquelle  il  n'avait  pas  craint  de  se 
montrer  publiquement.  Depuis  quelques  années,  mieux  inspiré,  il 
s'était  attaché  à  une  personne  qui,  malgré  une  réputation  compro- 
mise, n'était  pas  indigne  de  son  affection.  On  lit  dans  quelques  écrits 
que  M™*'  Armitstead  avait  attiré  les  regards  de  George  II.  Quoi  qu'il  en 
soit,  elle  sut  inspirer  à  Fox  une  affection  sérieuse,  que  le  temps  calma 
sans  l'affaiblir.  Par  sa  douceur,  par  son  dévouement,  par  le  bonheur 
qu'elle  lui  donna,  cette  femme  releva  peu  à  peu  la  situation  qu'elle 
accepta  près  de  lui.  Après  avoir  habité  quelques  années  sa  maison 
sans  prendre  son  nom,  elle  acquit  en  i  795  le  droit  de  le  porter, 
quoique  cette  union  n'ait  été  rendue  publique  que  sept  ans  plus  tard. 
Dans  toutes  ses  lettres,  il  parle  d'elle  avec  une  vraie  et  délicate  ten- 
dresse, et  c'est  pour  elle  qu'il  composa  les  seuls  jolis  vers,  je  crois, 
qu'il  ait  faits. 

Il  possédait  en  Surrey  le  petit  domaine  de  Saint-Ann's  hill.  Ce 
lieu  très  agréable  était  devenu  son  séjour  favori.  Du  haut  d'un  tertre 
où  s'élevait  un  grand  hêtre  solitaire,  il  passait  des  heures  à  lire  en 
contemplant  le  cours  riant  de  la  Tamise,  entre  Chertsey  et  Windsor. 
Il  avait  toujours  eu  le  goût  de  l'exercice;  il  était  grand  chasseur, 
excellent  nageur;  les  occupations  de  la  campagne  le  ca])tivèrent  de 
plus  en  plus;  il  aimait  la  botanique,  bientôt  il  aima  l'agriculture,  et 
dans  ses  lettres  familières,  au  milieu  des  confidences  politiques,  on 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  voit  s'inquiéter  de  la  récolte  de  ses  pommes  de  terre  et  de  la  bonne 
venue  de  ses  fourrages.  Mais,  plus  que  tout  le  reste,  ce  qui  lui  ren- 
dait cher  le  séjour  de  Saint-Ann's  hill,  c'est,  avec  le  commerce  de  ses 
amis,  celui  des  lettres.  Le  soir,  après  le  thé,  il  lisait  en  famille  les 
romans  de  l'époque;  le  jour,  à  la  promenade,  dans  son  cabinet, 
c'étaient  les  classiques  anglais,  notamment  Spenser  et  Dryden,  et 
plus  encore  les  grands  poètes  de  l'antiquité.  Il  avait  aimé  dans  sa, 
jeunesse  la  littérature  méridionale,  celle  de  l'Espagne  et  surtout 
celle  de  l'Italie;  il  admirait  Dante,  alors  peu  lu,  et  il  adorait  l'A- 
rioste.  Virgile  parmi  les  Latins,  Racine  parmi  les  Français,  étaient 
ses  auteurs  de  prédilection;  mais  Homère  avant  tout,  puis,  après 
Homère,  les  tragiques,  et  après  eux,  Théocrite,  Moschus,  Apollonius 
de  Rhodes,  le  charmaient.  A  la  manière  dont  il  en  parle,  on  doute 
que  rien  ait  valu  pour  lui  l'étude  délicieuse  de  l'antiquité.  Il  lisait  en 
admirateur  sensil3le  et  en  critique  attentif.  Un  érudit,  Gilbert  Wake- 
field,  lui  dédia  une  édition  de  Lucrèce.  Il  s'ensuivit  entre  eux  une  cor- 
respondance qui  dura  cinq  ans,  et  qui  roulait  presque  tout  entière 
sur  des  sujets  de  littérature  classique.  Elle  a  été  publiée.  On  ne  la 
peut  lire  sans  être  frappé  de  la  supériorité,  même  en  ces  matières, 
de  l'homme  d'état  sur  le  savant.  On  l'est  encore  plus  de  voir  Fox, 
dans  sa  correspondance  politique  avec  lord  Holland,  lord  Lauder- 
dale,  Grey  lui-même,  s'interrompre  sans  cesse  pour  leur  parler  de 
ses  lectures,  des  réflexions  qu'elles  lui  inspirent,  et  leur  confier,  avec 
ses  vues  sur  les  affaires,  des  remarques  de  style  et  quelquefois  de 
philologie. 

Je  voudrais  pouvoir  citer  sa  lettre  sur  les  grands  poètes,  où  il 
compare  Homère,  Virgile,  Dante,  le  Tasse,  l'Arioste,  Milton;  celle  sur 
l'Odyssée  mise  en  regard  de  l'Iliade;  ses  réflexions  sur  Euripide, 
sur  la  Phèdre  de  Racine,  sur  Horace,  sur  Pope  :  ce  sont  des  pages 
du  meilleur  cours  de  littérature. 

«  Si  vous  ne  lisez  pas  l'Iliade  régulièrement  et  d'un  bout  à  l'autre,  lisez, 
je  vous  prie,  le  x®  livre,  ou  du  moins  la  première  moitié.  C'est  une  partie 
que  je  n'ai  jamais  entendu  spécialement  louer,  mais  j'en  trouve  le  com- 
mencement plus  vrai  comme  description  des  souffrances  de  l'armée  des 
Grecs  et  de  la  sollicitude  des  différens  chefs  qu'aucune  autre  portion  du 
poème.  C'est  une  de  ces  choses  dont  aucune  citatiou  ne  peut  donner  l'idée, 
mais  dont  le  mérite  est  au-delà  de  toutj  c'est  la  scène  exactement  mise  sous 
vos  yeux,  et  les  caractères  aussi  sont  remarquablement  saisis  et  conservés. 
Je  trouve  Homère  toujours  heureux  lorsqu'il  parle  de  Ménélas,  notamment, 
vous  savez,  dans  l'Odyssée;  mais  je  pense  qu'il  l'est  toujours,  et  dans  ce 
passage  en  particuUer.  Vous  voyez  que  je  n'en  ai  jamais  fini  avec  Homère, 
et  réellement,  s'il  n'existait  rien  de  plus  au  monde,  avec  Virgile  et  Arioste, 
on  aurait  encore  et  toujours  de  quoi  lire. 

«  Comment  pouvez-vous,  vous  qui  lisez  Juvénal,  parler  de  la  difficulté  de 


CHARLES    FOX.  115 

Déinosthèiie?  Difficile  ou  non,  il  faut  que  vous  le  lisiez,  et  que  vous  le  lisiez 
en  vue  de  rechercher,  ce  que  vous  n'avez  probablement  jamais  fait  encore, 
à  quel  point  sa  manière  de  traiter  les  choses  peut  être  introduite  avec  succès 
dans  le  débat  parlementaire.  Il  est  certain  que  ses  discours  iraient  mieux, 
dans  l'état  actuel,  à  Vautre  côté  de  la  question,  et  si  Pitt  avait  quelque  savoir, 
ou  si  ceux  de  ses  amis  qui  en  ont  avaient  quelque  génie,  ils  devraient  faire 
grand  usage  de  Démosthène  et  pour  le  fond  et  pour  la  manière;  mais  celle-ci 
est  excellente  pour  l'un  comme  pour  l'autre  parti.  » 

On  ne  peut  voir  sans  surprise  et  sans  intérêt  quels  plaisirs,  je  dirai 
passionnés,  donnait  la  poésie  à  cet  homme  d'état  plongé  dès  sa  jeu- 
nesse dans  les  débats  de  la  vie  politique.  C'est  encore  un  des  mérites 
des  gouvernemens  libres  que  de  ne  pas  éteindre  l'imagination  des 
hommes  publics,  et  de  leur  permettre,  de  les  obliger  même  de  con- 
server au  sein  des  affaires  le  sentiment  du  beau  et  la  faculté  d'ad- 
mirer. On  remarquera  que  dans  ses  lectures  Fox  semblait  fuir  ce 
qui  aurait  pu  lui  rappeler  les  affaires.  Bien  qu'admirateur  d'Aristote 
et  de  Montesquieu,  il  recherchait  peu  les  publicistes;  il  estime  sur- 
tout dans  Bîackstone  l'excellent  écrivain;  il  ne  pouvait  souffrir  l'éco- 
nomie politique,  et  l'histoire  même  ne  l'occupa  que  médiocrement 
jusqu'au  jour  où  il  songea  à  devenir  historien.  Impatienté  contre 
Hume  et  son  imperturbable  royalisme,  il  conçut  l'idée  de  raconter 
la  chute  définitive  des  Stuarts,  et,  pendant  tout  le  reste  de  sa  vie, 
il  n'interrompait  les  loisirs  de  sa  retraite  que  pour  recueillir  les 
matériaux  et  poser  les  premières  assises  du  monument  qu'il  n'a  pas 
eu  le  temps  d'achever. 

Cependant  il  fallait  quelquefois  reporter  sa  pensée  sur  les  affaires 
de  l'Angleterre  et  du  monde,  il  fallait  se  montrer  au  parlement  : 
d éidiiY liaheas  corpus  à  défendre,  c'étaient  des  poursuites  politiques 
à  flétrir  ou  à  modérer,  c'étaient  des  chances  de  paix  à  faire  valoir, 
c'était  la  captivité  de  Lafayette  à  dénoncer  au  monde.  Que  de  débats 
passionnés,  que  de  scènes  éloquentes  aurait  à  décrire  une  histoire 
parlementaire!  Mais,  si  l'on  y  apprenait  comment  il  faut  soutenir 
avec  persévérance  une  cause  désespérée,  on  ne  pénétrerait  point 
peut-être  dans  l'âme  de  Fox,  et  l'orateur  officiel  ne  nous  laisserait 
pas  soupçonner  les  pensées  intimes  qui  l'agitaient,  et  ce  que  lui 
coûtaient  les  efforts  de  son  courage. 

II. 

Quoique  les  Anglais  eussent  fait  plus  d'une  conquête  au-delà  des 
mers,  ils  n'avaient  remporté  aucune  victoire  mémorable.  Le  duc 
d'York,  en  descendant  sur  le  continent,  n'avait  pas  illustré  leurs 
armes,  La  guerre  était  le  beau  côté  de  la  révolution  française;  là 


116  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

notre  cause  était  juste,  notre  conduite  irréprochable,  notre  gloire 
sans  mélange.  L'Angleterre  elle-niême  ne  pouvait  refuser  toute  ad- 
miration à  ce  spectacle  d'un  peuple  combattant  seul  contre  l'Europe 
pour  son  indépendance.  Si  le  gouvernement  révolutionnaire  avait 
eu  bonne  envie  de  mettre  un  terme  à  la  lutte,  s'il  s'était,  sans  con- 
cession ni  faiblesse,  abstenu  seulement  de  provocations  et  de  vio- 
lences, le  bon  sens  de  la  nation  anglaise,  venant  en  aide  au  parti  de 
la  paix,  aurait  pu  amener  un  acconnnodement,  car  la  guerre  n'avait 
pas  un  but  déterminé;  son  gouverneuient  même  en  la  faisant  n'en 
avait  point.  Deux  opinions  dominaient  dans  son  parti,  toutes  deux 
belliqueuses,  mais  l'une  volontairement,  l'autre  à  regret.  Les  uns 
combattaient  la  révolution  pour  la  détruire,  les  autres  ponr  s'en  dé- 
fendre, et  ne  demandaient  pas  nueux  que  d'abandonner  la  France 
à  elle-même  le  jour  oii  ils  le  pourraient  sans  danger.  Pitt  se  posait 
dans  un  milieu  assez  indécis  entre  ces  deux  opinions.  Il  n'aurait 
point  voulu  passer  pour  subjugué  par  la  première  :  il  craignait,  en 
suivant  la  seconde,  dé  tomber  dans  la  politique  un  peu  bourgeoise 
qui  sacrifie  tout  à  la  tranquillité  du  moment;  il  craignait  surtout  de 
paraître  céder  à  ses  adversaires.  La  paix  lui  était  demandée  par  les 
mêmes  hommes  qui  l'accusaient  de  fouler  aux  pieds  la  constitution 
de  son  pays.  Négocier  pour  la  paix  ou  abandonner  la  place  à  Fox 
semblait  une  seule  et  même  chose,  et  Pitt  trouvait  une  satisfaction 
digne  de  sa  fierté  à  tenir  tête  à  l'orage  et  à  gouverner  dans  la  tempête. 
Cependant  il  n'était  point  sourd  au  cri  des  intérêts  en  souflrance. 
La  prolongation  d'une  lutte  dont  le  terme  semblait  reculer  dans 
l'obscurité,  le  naufrage  des  espérances  et  des  combinaisons  qui  au 
début  promettaient  une  prompte  réussite,  l'état  des  finances,  chaque 
jour  plus  accablées  par  de  nouveaux  besoins,  l'imprudence  de  se  lais- 
ser engager  sans  retour  dans  le  champ  illimité  d'une  guerre  de  prin- 
cipes pour  un  parti  qu'il  trouvait  plus  chevaleresque  que  politique 
et  plus  déclamateur  encore  que  chevaleresque,  cette  défiance  des 
idées  absolues,  propre  à  tous  les  hommes  de  gouvernement,  la 
crainte  de  devenir  le  complice  d'un  enthousiasme  quelconque,  tout 
lui  laissait  un  fonds  de  perplexité,  lors  même  qu'il  montrait  tous 
les  dehors  d'une  intrépide  détermination.  Il  tenait  à  conserver  l'ap- 
pui de  ce  groupe  respectable  d'amis  de  l'humanité  que  M.  Wil- 
berforce  sanctifiait  par  sa  piété  et  illustrait  par  son  éloquence.  Là  on 
ne  dissimulait  pas  un  vif  désir  de  la  paix.  Wilberforce  l'exprimait 
sans  détour;  il  soutenait  en  l'amendant  une  motion  pacifique  de 
Grey.  Lui-même  en  1795  il  faisait  dans  ce  sens  une  proposition 
directe;  il  ne  réussissait  pas,  mais  cette  idée  restait  comme  un  germe 
que  l'avenir  pouvait  développer.  L'Angleterre  cependant  n'avait 
jamais  peut-être  été  plus  agitée.  La  Société  dite  de  Correspondance, 


CHARLES    FOX.  117 

c'est-à-dire  créée  pour  multiplier  les  clubs  révolutionnaires,  avait 
tenu  des  meetings  séditieux.  Fox  voyait  bien  tout  le  danger  des  ma- 
nifestations démocratiques  pour  les  intérêts  mêmes  de  la  liberté, 
mais  il  n'en  était  que  plus  irrité  quand  ce  danger  se  réalisait;  c'était 
lui  qui  la  défendait,  quand  d'autres  l'avaient  compromise.  Entre 
l'audace  des  clubs  et  la  violence  du  pouvoir  exécutif,  un  plus  timide, 
ou  si  l'on  veut  un  plus  prudent,  aurait  essayé  de  se  faire  honneur 
d'une  innocente  et  stérile  impartialité;  mais  il  redoutait  une  lutte 
directe  entre  la  monarchie  et  la  démocratie.  Si  la  seconde,  abandon- 
née par  l'opposition,  était  trop  faible,  la  première  triomphait  sous 
la  forme  du  despotisme.  Si  la  démocratie  devenait  la  plus  forte,  ir- 
ritée contre  l'opposition,  qui  l'aurait  délaissée,  elle  ne  connaîtrait 
aucun  frein,  et  se  porterait  à  des  excès  qui  feraient  regretter  le  des- 
potisme. Il  se  décidait  donc  pour  la  conduite  qui  l'exposait  le  plus, 
et  il  s'encourageait  en  citant  des  vers  de  l'Odyssée. 

A  l'époque  où  un  bill  contre  les  réunions  séditieuses  parut  mena- 
cer le  droit  d'association,  le  club  whig  s'assembla  pour  protester 
sous  la  présidence  du  duc  de  Bedford.  Fox  présida  dans  Palace- 
Yard  une  réunion  plus  populaire,  où  l'on  vit  figurer  auprès  du 
duc  de  Bedford  le  comte  de  Derby,  lord  Lauderdale,  lord  Robert 
Spencer,  etc.  Cet  exemple  fut  suivi  dans  plusieurs  villes  importantes. 
Au  parlement.  Fox  avait  prononcé  les  dernières  paroles  que  dans  les 
luttes  extrêmes  autorise  la  liberté  légale,  déclarant  que  la  question 
de  la  résistance  avait  cessé  d'être  une  question  de  moralité  pour 
n'être  plus  qu'une  question  de  prudence.  «  On  peut  me  dire,  ajou- 
tait-il, que  ce  sont  là  de  violentes  paroles,  mais  aux  mesures  vio- 
lentes il  faut  de  violentes  paroles.  Je  ne  me  soumettrai  pas  au  pou- 
voir arbitraire  tant  qu'il  me  restera  une  alternative  pour  défendre 
ma  liberté.  »  Sommé  d'expliquer  cette  déclaration,  il  dit  que  c'était 
la  doctrine  qu'il  avait  apprise,  non-seulement  de  Sidney  et  de  Locke, 
mais  de  sir  George  Savile  et  du  dernier  lord  Chatham. 

Néanmoins  le  parti  révolutionnaire  ne  s'y  trompait  pas  :  il  savait 
bien  que  c'était  pour  sa  défense  et  non  pour  sa  victoire  que  com- 
battaient des  hommes  tels  que  Fox.  Aux  élections  générales  qui 
vinrent  peu  après,  Fox  rencontra  pour  compétiteur  à  Westminster 
HorneTooke,  qu'un  impolitique  procès  pour  haute  trahison,  terminé 
par  un  acquittement,  recommandait  à  l'enthousiasme  démocratique. 
On  remarqua  même  que,  devant  les  électeurs,  en  plein  marché  de 
(.ovent-Garden,  celui-ci  futle  plus  écouté.  Fox  eut  pourtant  5, 160  voix, 
et  Tooke  n'en  obtint  que  2,819. 

Cependant  Pitt,  voyant  que  la  Prusse  avait  traité  avec  la  répu- 
blique française,  que  l'Autriche  pouvait  se  décourager  et  que  le 
général  Bonaparte  était  en  Italie,  crut  à  une  chance  réelle  ou  appa- 


118  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

rente  de  négociation;  il  ne  voulut  pas,  quelle  qu'elle  fût,  l'avoir 
négligée.  Lord  Grenville  envoya  un  parlementaire  à  Calais,  et  bien- 
tôt lord  Malmesbury  vint  à  Paris.  Le  directoire  était  un  gouverne- 
ment régulier,  mais  absurde;  la  crainte  et  la  nécessité  le  rendaient 
quelquefois  prudent,  mais  jamais  il  n'était  capable  de  concevoir 
avec  prévoyance,  d'exécuter  avec  habileté,  de  poursuivre  avec  per- 
sévérance. S'il  avait  eu  cette  capacité  même  à  un  degré  médiocre, 
si  seulement  la  majorité  eût  changé  dans  son  sein,  une  voix  de  plus 
du  côté  de  Garnot,  et  il  n'est  pas  certain  que  le  directoire  n'eût  pas 
réussi.  Je  veux  dire  qu'il  aurait  rétabli  peu  à  peu  les  conditions 
élémentaires  de  l'ordre  et  de  la  liberté,  subsisté  pendant  un  temps 
raisonnable  au  sein  d'une  société  tranquille  et  malveillante,  et  péri 
misérablement  au  moment  peut-être  où  il  aurait  le  plus  mérité  de 
vivre.  Mais  de  toutes  les  preuves.de  sagesse,  la  plus  difficile  à  don- 
ner, c'était  pour  lui  de  s'abstenir  d'insolence  dans  ses  relations  di- 
plomatiques. La  France  sans  doute  avait  droit  d'être  fière,  et  la  fierté 
ne  lui  avait  pas  mal  réussi;  la  politique  révolutionnaire  n'a  cepen- 
dant jamais  compris  ni  la  fermeté  ni  la  dignité  sans  la  déclama- 
tion. D'ailleurs  le  directoire  ne  souhaitait  point  en  particulier  la 
paix  avec  la  Grande-Bretagne;  il  l'aurait  plus  volontiers  faite  avec 
l'Autriche,  qui  ne  pouvait  traiter  qu'en  lui  abandonnant  des  pro- 
vinces. Il  nourrissait  contre  l'Angleterre  tous  les  ressentimens  et 
tous  les  soupçons  que  la  tribune  avait  accrédités,  et,  prenant  au 
mot  la  rhétorique  révolutionnaire,  il  lui  semblait,  en  négociant  avec 
le  cabinet  de  Londres,  pactiser  avec  des  perfides  et  se  livrer  à  des 
traîtres.  Sous  l'empire  de  tels  sentimens  parés  d'un  langage  à  l'ave- 
nant, il  n'y  avait  pas  de  danger  qu'on  parvînt  à  s'entendre.  Burke 
eut  satisfaction,  la  paix  régicide  ne  se  fit  point. 

Fox  n'échappait  pas  aux  méprises  de  toute  opposition.  Elle  voit 
le  faible  de  son  gouvernement,  et  toutes  les  fois  qu'il  est  en  rapport 
avec  l'étranger,  elle  suppose,  s'il  échoue,  que  c'est  sa  faute.  Pitt 
avait  peut-être  été  sincère  avec  nous.  Fox  avait  peine  à  croire  qu'un 
peu  plus  de  bonne  volonté  ou  d' habileté  n'eût  point  arraché  à  la 
France  une  paix  si  utile  pour  elle,  et  il  était  disposé  à  faire  bon  mar- 
ché pour  la  contenter  des  intérêts  de  l'Europe  monarchique.  Il  es- 
saya encore  une  fois,  mais  en  vain,  de  faire  prononcer  la  chambre 
sur  les  négociations  qui  avaient  échoué,  et  reconnut  plus  que  jamais 
que  son  pays  était  lancé  sur  une  pente  où  f  obstacle  des  événemens 
pouvait  seul  l'arrêter.  C'était  le  temps  de  ces  émeutes  singuhères 
qui  s'élevèrent  sur  la  flotte,  de  cette  insurrection  navale  qu'on  ap- 
pela la  république  flottante.  Le  ministère  se  conduisit  avec  fermeté 
et  avec  modération;  tout  se  calma.  Par  malheur  le  gouvernement, 
obhgé  de  déployer  sa  force,  faisait  chaque  jour  un  pas  de  plus  vers 


CHARLES    FOX.  119 

le  pouvoir  arbitraire.  Quand  l'opposition  s'en  plaignait,  on  n'avait 
plus  la  ressource  de  lui  répondre  comme  autrefois  :  La  France  fait 
pis;  les  crimes  de  la  terreur  avaient  cessé.  Et  cependant  l'agitation, 
au  fond  assez  vaine,  de  la  démocratie  anglaise  continuait  à  dispenser 
le  pouvoir  de  compter  avec  l'opposition.  Les  chambres  ne  voulaient 
rien  entendre.  Jamais  Fox  n'éprouva  plus  de  découragement.  Il  trou- 
vait la  situation  presque  désespérée.  Parmi  les  essais  de  Hume,  il  y 
en  a  un  où  il  examine  comment  doit  mourir  de  sa  belle  mort  le  gou- 
vernement anglais,  et  il  conclut  que  le  despotisme  est  Y  euthanasie 
d'une  telle  liberté.  Fox  croyait  voir  les  symptômes  de  la  fin  prédite 
par  le  philosophe  sceptique.  Il  se  dit  qu'une  opposition  prolongée  à 
l'inconvénient  d'être  inutile  pourrait  ajouter  le  danger  de  décréditer 
sa  résistance,  d'irriter  encore  les  préventions  du  public.  Cette  consi- 
dération, et  sans  doute  aussi  sa  disposition  personnelle,  sa  lassitude 
d'une  lutte  stérile,  le  dégoût  qu'inspire  par  moment  l'injustice  hu- 
maine, une  passion  croissante  pour  le  loisir  et  la  retraite  le  décidè- 
rent à  se  retirer  de  la  vie  active  et  à  cesser  de  suivre  les  séances 
du  parlement.  De  1798  à  1801,  on  ne  trouve  pas  un  discours  de  lui 
dans  les  recueils.  Cette  sécession,  comme  l'appellent  les  Anglais  après 
les  Romains,  fut  moins  une  tactique  qu'un  mouvement  spontané.  A 
l'ouverture  du  parlement,  en  novembre  1797,  les  bancs  de  l'opposi- 
tion furent  laissés  vides,  et  son  absence  fut  blâmée,  comme  au  reste 
l'eût  été  sa  présence.  Fox  n'a  jamais  prescrit  aux  whigs  de  s'abstenir 
systématiquement,  et  il  a  toujours  expliqué  sa  conduite  par  des  mo- 
tifs personnels.  Il  croyait  avoir  rempli  sa  tâche,  et  il  cédait  au  goût 
du  repos.  L'opposition  cependant  voulut  montrer  que  pour  ne  plus 
rien  espérer  du  parlement,  elle  n'avait  ni  abjuré  ses  principes,  ni 
perdu  son  courage.  Pour  célébrer  l'anniversaire  de  la  naissance  de 
Fox,  il  y  eut  dans  une  taverne  de  Londres  un  grand  banquet.  Le  duc 
de  Norfolk  le  présidait,  et  il  porta  ce  toast  :  «  Notre  souverain,  la 
majesté  du  peuple  !  »  Horne  Tooke  prit  la  parole  pour  faire  l'éloge 
de  Fox.  C'était  une  de  ces  manifestations  qui  servent  plus  à  tromper 
l'opposition  sur  son  impuissance  qu'à  émouvoir  l'opinion  ou  à  ébran- 
ler le  gouvernement.  Pitt  était  d'avis  qu'on  dédaignât  celle-ci.  Du 
moins  eut-il  soin  de  désapprouver,  en  la  laissant  prendre,  la  double 
mesure  par  laquelle  le  duc  de  Norfolk  perdit  la  lieutenance  de  son 
comté,  et  Fox  fut  rayé  de  la  liste  du  conseil  privé.  Il  en  résulta,  peu 
de  temps  après,  un  nouveau  banquet  au  club  whig,  où  Fox  répéta 
pour  son  compte  le  toast  dont  la  cour  s'était  offensée  (1). 

Une  nouvelle  révolution  avait  livré  la  France  à  un  gouvernement 

(1)  Mirabeau,  attribuant  à  Chatham  cette  expression  la  majesté  du  peuple,  dit  que 
ces  mots  sont  la  charte  des  nations.  Voltaire  les  met  dans  la  bouche  de  Shippen,  membre 
jacobite  de  l'oppositioa  sous  Walpole. 


1-0  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

nouveau.  Le  consulat  était  aussi  régulier  qu'avait  pu  d'abord  le 
paraître  le  directoire,  et  tout  autrement  habile  et  sage.  Il  n'y  avait 
puissance  en  Europe  qui  ne  dût  s'honorer  de  traiter  avec  le  négo- 
ciateur de  Leoben  et  de  Campo-Forniio.  Lui-même,  qui  du  haut  de 
sa  force  et  de  sa  gloire  pouvait,  sans  s'abaisser,  faire  les  avances,  et 
qui,  en  désirant  la  paix,  ne  risquait  pas  d'être  soupçonné  de  craindre 
la  guerre,  fit  à  l'Angleterre  une  ouverture  brutalement  accueillie. 
A  cette  occasion,  Fox  reparut  à  la  chambre  des  communes,  et  il  in- 
sista pour  des  négociations  immédiates,  mais  il  ne  fit  pas  voter, 
de  peur  d'engager  le  parlement  contre  le  mouvement  pacifique  qui 
commençait  à  se  p]-ononcer.  Une  réunion  nombreuse  le  constata  par 
les  vœux  qu'elle  émit  dans  le  common  hall  de  la  Cité  de  Londres. 
Pitt  méconnut  l'importance  du  moment,  et  c'est  une  des  grandes 
fautes  de  sa  vie.  Si  quelque  chose  pouvait  faire  suspecter  le  gouver- 
nement anglais  du  machiavélique  dessein  d'arriver  à  je  ne  sais  quel 
but  par  la  guerre  à  tout  prix,  ce  serait  le  langage  des  ministres  dans 
le  débat  sur  les  propositions  du  premier  consul;  mais  la  conduite 
subséquente  prouve  assez  qu'il  y  eut  tout  simplement  alors  obstina- 
tion, prévention,  défaut  de  résolution  et  de  sagacité,  dirai-je  le  mot? 
défaut  d'esprit.  C'est  donc  la  restauration  que  l'on  veut,  disait  Fox, 
et  Tierney  fit  un  discours  sur  ce  texte. 

Mais  Pitt  était  tout  occupé  d'un  acte  important,  dont  sans  doute 
il  attendait  beaucoup  :  il  proposait  la  réunion  de  l'Irlande  à  la  Grande- 
Bretagne.  Cette  mesure,  qui  privait  la  première  de  son  parlement  et 
de  quelques  institutions  locales,  semblait  porter  atteinte  à  son  indé- 
pendance, et  ne  pouvait  être  bien  reçue  qu'accompagnée  d'amélio- 
rations réelles  et  de  concessions  effectives.  En  prenant  une  tutèle 
plus  directe  de  l'Irlande,  l'Angleterre  s'engageait  à  l'élever  à  soi.  On 
sait  qu'elle  a  si  mal  rempli  cet  engagement,  qu'il  y  a  quelques  an- 
nées le  rappel  de  l'union  était  le  leurre  que  le  plus  habile  agitateur 
offrit  à  une  multitude  opprimée.  Fox  semblait  prévoir  ce  résultat. 
Tout  ce  qui  venait  du  pouvoir  à  cette  époque  lui  paraissait  fait  à  mau- 
vaise intention.  S'il  était  venu  au  parlement,  il  dit  qu'il  aurait  com- 
battu la  réunion.  Il  resta  chez  lui  et  laissa  passer  une  mesure  qu'il  ne 
voulait  pas  approuver,  qu'il  ne  pouvait  empêcher.  Cette  conduite  a 
été  blâmée  avec  raison.  Je  pense  qu'il  eût  mieux  fait  d'accepter  sous 
condition;  mais  il  croyait  toute  condition  vaine,  et  craignait  de  con- 
tribuer à  étendre  le  champ  d'un  pouvoir  tyrannique. 

Un  nouveau  parlement,  cette  fols  le  parlement  impérial  des  trois 
royaumes,  fut  convoqué.  Lorsqu'il  s'assembla  (janvier  1801),  on 
remarqua  avec  étonnement  une  tout  autre  absence  que  celle  de 
l'opposition  :  Pitt  et  Dundas  ne  se  montrèrent  plus.  Que  s'était-il 
j^assé,  et  quels  motifs  pouvaient  avoir  dicté  ce  commencement  de 


CHARLES    FOX.  121 

retraite  à  un  ministère  qui  ne  semblait  pas  le  moins  du  monde 
ébranlé?  On  venait  de  traverser  une  année  difficile.  La  disette  avait 
amené  des  émeutes,  et  la  souffrance  publique  recrutait  pour  le  parti 
de  la  paix.  Était-ce  la  nécessité  d'une  négociation  avec  la  France 
qui  tout  d'un  coup  décourageait  les  ministres?  Se  regardaient-ils 
comme  un  obstacle  à  la  paix?  n'y  voulaient-ils  pas  contribuer,  ou  se 
croyaient-ils  incapables  de  la  conclure?  On  leur  a  souvent  prêté 
quelque  pensée  de  ce  genre,  et  l'on  a  écrit,  surtout  en  France,  que 
Pitt,  regardant  la  paix  comme  inévitable  et  précaire,  n'avait  pas 
voulu  y  attacher  son  nom.  Les  événemens  postérieurs  ont  tourné  de 
manière  à  autoriser  cette  conjecture,  et  lorsqu'on  le  vit  deux  ans 
après  ressaisir  le  pouvoir  au  moment  où  son  pays  reprenait  les 
armes,  on  a  pu  dire  et  ses  admirateurs  ont  prétendu  qu'il  avait  prévu 
l'impossibilité  de  faire  autre  chose  qu'une  trêve  avec  le  premier  con- 
sul. Ainsi  il  se  serait  réservé  pour  l'œuvre  immense  de  cette  guerre 
de  dix  années  qui  ne  finit  qu'à  Waterloo;  mais  cette  manière  de  con- 
cevoir sa  politique  se  rapporte  à  ce  personnage  d'une  grandeur  un 
peu  fabuleuse  que  ses  adversaires  même  ont  fait  de  lui.  Le  vrai  Pitt 
n'avait  point  ces  proportions  odieuses  et  gigantesques;  il  n'était  pas 
le  promoteur  forcené  de  la  guerre  à  tout  prix.  S'il  se  défiait  de  la 
France,  de  sa  révolution,  de  son  chef,  on  sait  aujourd'hui  qu'il  n'eût 
été  nullement  fâché  d'attacher  son  nom  à  la  paix,  surtout  de  se  mon- 
trer à  son  pays  capable  de  saisir  toutes  les  chances  d'accommode- 
ment. Sa  conduite  au  commencement  de  1801  s'explique  par  des 
raisons  plus  modestes  et  plus  honorables. 

Il  ne  s'était  jamais  déclaré  l'ennemi  de  la  liberté  religieuse.  Les 
droits  des  dissidens  et  par  conséquent  l'émancipation  des  catholi- 
ques n'avaient  rien  de  monstrueux  à  ses  yeux.  Sur  cette  question, 
comme  sur  toutes  celles  qui  n'intéressaient  que  la  justice  et  l'huma- 
nité, il  prenait  le  beau  côté;  il  parlait  bien  et  ne  concluait  pas. 
C'était  beaucoup  que  d'avoir  exercé  dix-sept  ans  un  pouvoir  supé- 
rieur à  celui  de  Walpole  et  de  Ghatham,  et  de  n'avoir  rien  fait  pour 
les  catholiques.  Il  jugeait  le  moment  venu  de  faire  quelque  chose. 
La  réunion  de  l'Irlande  ne  pouvait  pleinement  réussir  qu'à  ce  prix. 
Il  fallait  qu'elle  fût  le  début  d'une  politique  réparatrice.  «  Point  de 
réunion  sans  émancipation  !  »  lui  disait  Canning,  qui  commençait  à 
prendre  du  crédit  sur  lui.  Pitt  avait  toujours  accompli  la  réunion 
en  attendant  le  reste.  Lorsque,  d'accord  avec  Grenville,  Dimdas  et 
Windham,  il  voulut  faire  un  pas  de  plus  et  rédiger  dans  cette  vue  le 
programme  de  la  session,  il  fut  arrêté  net  par  le  roi.  George  III  ne 
voulait  entendre  à  rien  quand  il  s'agissait  des  catholiques;  il  alléguait 
le  serment  de  son  sacre  qui  le  liait  aux  lois  d'intolérance.  Si  un 
ministre  lui  représentait  qu'il  s'était  engagé  à  faire  exécuter  les  lois 
existantes,  non  à  les  maintenir  par  le  veto  contre  le  vœu  des  cham- 


122  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bres  et  du  pays,  «  trêve  à  votre  métaphysique  écossaise,  monsieur 
Dundas!  »  répondait-il.  Pitt  lui  écrivit  pour  lui  soumettre  une  dernière 
fois  la  question  :  la  réponse  fut  négative,  et  l'orateur  de  la  chambre 
des  communes  fut  appelé  à  composer  un  cabinet. 

M.  Addington,  connu  depuis  sous  le  nom  de  lord  Sidmouth,  était 
un  de  ces  hommes  modérés  en  tout,  même  en  talens,  que  le  monde 
honore  au  second  rang  et  dédaigne  au  premier.  La  circonstance  qui 
l'appelait  au  pouvoir  l'obligeait  à  composer  son  ministère  dans  le 
parti  de  la  cour;  il  devait  même  se  montrer  moins  libéral  dans  ses 
vues  spéculatives  que  son  altier  prédécesseur,  mais  plus  conciliant 
dans  sa  conduite,  étant  plus  faible  et  libre  des  engagemens  d'une 
lutte  irritante  avec  l'opposition.  La  question  des  catholiques  n'avait 
pas  été  publiquement  posée.  L'opinion  n'y  songeait  pas;  le  parle- 
ment l'aurait  probablement  résolue  comme  le  roi.  11  n'y  avait  donc 
pas  de  querelle  à  chercher  au  ministère  sur  ce  point,  et,  formé  sous 
l'influence  des  nouvelles  dispositions  de  l'Angleterre  et  de  la  France, 
il  se  présentait  naturellement  comme  le  négociateui-  de  la  paix,  de 
cette  paix  à  laquelle  Pitt  ne  s'opj)Osait  plus  et  que  Fox  avait  sans 
relâche  invoquée. 

Telle  est  la  vanité  de  nos  desseins,  que  leur  succès  même  dément 
quelquefois  la  pensée  qui  les  a  inspirés  ou  semble  la  compensation 
de  nos  fautes.  Malgré  d'immenses  sacrifices,  la  guerre  n'avait  en  rien 
diminué  l'Angleterre,  et  pourtant  elle  avait  mal  réussi.  Le  sang- 
froid,  la  fermeté,  la  persévérance,  l'habileté  du  grand  administra- 
teur avaient  élevé  Pitt  très  haut  dans  l'opinion  de  ses  concitoyens, 
et  cependant  il  avait  échoué  dans  tout  ce  qu'il  s'était  proposé.  La 
guerre  s'était  prolongée  contre  son  attente;  avec  le  désir  de  la  ter- 
miner, il  n'en  avait  pas  su  trouver  l'occasion.  Plus  inquiet  encore 
de  l'agrandissement  de  la  France  que  de  sa  révolution,  il  avait 
voulu  anéantir  ou  du  moins  réprimer  l'une  et  l'autre,  et  la  révolu- 
tion, se  transformant  sans  cesse,  avait  enfin  pris  la  forme  d'un  pou- 
voir énergique  et  brillant  qui  se  fondait  sur  la  gloire,  comportait  la 
stabilité,  et  semblait  fait  pour  organiser  et  illustrer  une  société  nou- 
velle. En  refusant  de  le  reconnaître  à  sa  naissance,  Pitt  avait  donné 
à  Bonaparte  le  temps  d'ajouter  à  ses  victoires  la  bataille  de  Marengo. 
La  France  allait  jusqu'au  Rhin;  elle  dominait  l'Italie.  Le  continent 
était  soumis  ou  captivé.  L'Angleterre,  la  moins  intéressée  des  puis- 
sances à  la  guerre  contre-révolutionnaire,  finissait  par  rester  seule  à 
la  soutenir.  Au  moment  où  s'ouvraient  les  négociations,  phant  sous 
le  faix  des  impôts,  elle  luttait  contre  la  disette  et  le  désordre.  Pitt, 
sortant  du  pouvoir,  avait  beau  donner  à  sa  retraite  un  motif  hono- 
rable et  parfaitement  indépendant  de  ces  circonstances  :  il  semblait 
qu'il  dût  se  retirer  sous  le  coup  de  ses  revers  et  frappé  sans  retour 
par  la  réprobation  publique.  C'eût  été  ingratitude,  mais  non  pas  in- 


CHARLES    FOX.  123 

justice;  l'Angleterre  ne  fut  pas  même  ingrate.  11  avait  le  cœur  bien 
anglais;  il  avait  servi  son  pays  avec  dévouement  et  montré  les  qua- 
lités d'un  homme  né  pour  commander.  Tant  de  désintéressement  uni 
à  tant  d'ambition,  tant  d'habileté  au  milieu  de  tant  de  fautes,  sa 
modération  personnelle  dans  la  pratique  d'un  système  absolu  et 
d'une  politique  extrême,  le  faisaient  considérer  comme  un  homme 
d'état  de  premier  ordre.  Nul  d'ailleurs  ne  savait  mieux  ménager  sa 
position,  conduire  son  parti,  diriger  une  assemblée.  Rien  ne  coûtait 
à  cet  homme  d'une  vie  simple  et  d'un  caractère  sans  tache  pour  ga- 
gner ou  satisfaire  jusqu'aux  vils  intérêts  qui  se  cachent  au  sein  des 
majorités  de  gouvernement.  Le  préjugé  patriotique  et  le  préjugé 
contre-révolutionnaire  donnaient  aux  classes  de  la  société  qui  l'a- 
vaient soutenu  tous  les  caractères  d'un  parti.  On  avait  porté  dans  la 
guerre  encore  plus  de  passion  que  de  calcul.  On  ne  voulait  point  que 
le  clief  qu'on  avait  suivi  eût  tort,  ne  voulant  point  avoir  eu  tort  soi- 
même,  et  l'orgueil  du  pays  se  portait  solidaire  du  sien.  Jamais  sur- 
tout on  n'eût  consenti,  par  l'abandon  du  passé,  à  donner  raison  à 
cette  opposition  bruyante,  offensante,  qui  d'ailleurs,  avec  une  vue 
plus  juste  des  choses  prises  dans  leur  généralité,  s'était  sans  cesse 
trompée  dans  le  détail  et  compromise  par  une  impuissante  agitation. 
L'Angleterre,  après  tout,  n'avait  rien  perdu  à  la  guerre.  Seule  peut- 
être  en  Europe,  après  la  France,  elle  en  sortait  plus  grande.  Son 
empire  de  l'Inde  était  complété  et  assuré.  Elle  avait  conquis  assez  de 
colonies  pour  garder  les  plus  précieuses  en  lâchant  celles  qui  de- 
vaient être  la  rançon  de  la  paix.  Son  commerce  maritime  s'était  dé- 
veloppé à  l'exclusion  de  celui  de  toutes  les  autres  nations,  et  comme 
à  l'époque  de  la  guerre  de  la  succession,  les  opérations  financières 
avaient  imprimé  aux  affaires  intérieures  un  mouvement  singulier, 
qui  augmentait  en  réalité,  et  encore  plus  en  apparence,  la  richesse 
nationale.  Bien  donc  que  la  paix  fût  désirée  par  l'opinion,  bien 
qu'elle  fût  accueillie  par  des  démonstrations  inusitées  de  la  joie 
populaire,  à  tel  point  que  les  gens  de  Londres  traînèrent  jusqu'au 
Foreign-Office  la  voiture  de  l' aide-de-camp  du  premier  consul  qui 
apportait  la  ratification  des  préliminaires,  il  eût  été  impossible  de 
faire  regarder  au.  parlement  et  au  public  ce  moment  comme  une 
occasion  de  condamner  la  politique  des  dix-sept  dernières  années 
et  de  proclamer  un  changement  de  système.  Fox  du  moins  ne  l'es- 
saya pas.  Son  ambition  était  visiblement  amortie;  ses  convictions 
étaient  aussi  fortes,  son  ardeur  moindre  que  par  le  passé.  Ses  facul- 
tés et  ses  talens  étaient  les  mêmes,  mais  l'âge  et  l'expérience,  les 
variations  de  ses  ennemis,  l'indocilité  des  partis,  tant  de  mécomptes 
et  d'échecs  lorsqu'il  n'avait  pas  un  doute  sur  la  vérité  de  ses  prin- 
cipes et  la  loyauté  de  ses  intentions,  enfin  un  goût  excessif  peut- 
être,  si  en  ce  genre  l'excès  est  possible,  pour  l'étude  et  la  retraite. 


124  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'avaient  peu  à  peu  désaccoutumé  et  presque  découragé  d'une  par- 
ticipation active  aux  affaires  publiques.  Lord  HoUand  dit  qu'il  l'a  vu 
chagrin  jusqu'aux  larmes  d'être  obligé  de  quitter  Sainte-Anne  pour 
aller  au  parlement.  Il  ne  croyait  plus  au  succès.  11  se  défiait  des 
hommes.  Les  institutions  de  son  pays  n'avaient  pas  rendu  tout  ce 
qu'il  en  attendait;  il  craignait  qu'elles  ne  fussent  sans  retour  faus- 
sées, énervées.  Il  pensait  toujours  à  Y  euthanasie  de  Hume.  Quand 
on  lui  demandait  d'expliquer  ce  qui  se  passait,  il  répondait  par  ces 
vers  de  Dante  : 

Vuolsi  cosi  cola  dove  si  puote 

Ciô  che  si  vuole,  e  più  non  dimandare. 

La  dernière  crise  ministérielle  avait  montré  en  effet  toute  la  puis- 
sance personnelle  du  roi.  Fox  ne  pouvait  regretter  Pitt.  «  C'était  un 
mauvais  ministre,  écrit-il  à  Grey;  il  est  dehors,  je  suis  content.  » 
Il  se  flattait  même  que  ce  serait  une  occasion  de  montrer  aux  plus 
prévenus  jusqu'où  peut  conduire  une  politique  de  courtisans.  «  La 
beauté  d'un  gouvernement  vraiment  royal  va  apparaître  dans  tout 
son  éclat,  »  disait-il  dans  la  même  lettre.  Toutefois  il  doutait  s'il  de- 
vait attaquer  ou  ménager  le  nouveau  cabinet.  Il  craignait  un  piège, 
tant  il  le  trouvait  faible  !  Dans  le  doute,  il  se  montrait  peu  et  venait 
rarement  à  la  chambre.  Blessé  des  injustices  de  l'opinion,  il  se  disait 
que  sa  personne  nuisait  peut-être  à  sa  cause,  et  que  pour  la  servir 
il  fallait  des  ménagemens  et  des  concessions  dont  il  ne  se  sentait  pas 
capable.  En  cas  de  changement,  il  avait  dès  longtemps  mis  en  avant 
l'idée  d'un  ministère  whig  où  il  ne  serait  pas.  Je  ne  suis  pas,  disait-il 
en  français  avec  un  peu  d'ironie,  à  la  hauteur  des  circonstances. 

Cependant  la  santé  du  roi  oscillait  entre  la  raison  et  la  démence. 
Des  chances  nouvelles  pouvaient  s'ouvrir.  Le  prince  de  Galles  n'avait 
point  rompu  avec  l'opposition;  mais  tout  à  coup  il  venait  de  se  pro- 
noncer contre  l'émancipation  des  catholiques,  probablement  parce 
que  Pitt  s'y  était  montré  favorable.  La  confiance  du  prince  allait  à 
Sheridan,  qui  n'avait  pas  celle  de  Fox,  et  l'opposition  n'était  pas 
d'accord.  Sheridan,  Tierney,  Erskine,  à  qui  son  éminent  talent 
d'avocat  avait  fait  un  grand  rôle  dans  les  procès  politiques,  étaient 
d'avis  d'attirer  le  ministère  en  se  rapprochant  de  lui,  et  le  second 
finit  même  par  accepter  le  titre  de  trésorier  de  la  marine.  Grey  et 
lord  Holland  pensaient  que,  sans  s'occuper  des  ministres,  il  fallait 
aller  de  l'avant,  et  poser  des  questions  qui  tôt  ou  tard  diviseraient 
la  majorité.  Du  côté  de  Pitt,  on  n'était  pas  plus  unanime.  Mécon- 
tent du  roi,  qu'il  avait  mécontenté,  il  ne  voulait  point  le  pousser  à 
bout,  et  il  épargnait  ses  successeurs;  mais  ses  amis  étaient  moins 
patiens.  Grenville  avait  un  parti,  et  Windham  ne  se  séparait  pas  de 
lui;  tous  deux,  en  attaquant  la  paix,  tendaient  sur  la  politique  inté- 


CHARLES    FOX.  125 

rieure  à  se  rapprocher  de  l'opposition.  Canning  dans  toute  la  verve 
d'un  esprit  vif  et  d'une  jeune  ambition,  Leveson  Gower,  cet  homme  ai- 
mable et  éclairé  qui,  devenu  lord  Granville,  a  laissé  en  France  comme 
ambassadeur  un  nom  si  respecté,  cherchaient  partout  des  alliances 
pour  ouvrir  immédiatement  les  hostilités  contre  le  cabinet.  Les  oppo- 
sitions tendent  toujours  à  se  coaliser.  La  diversité  des  moyens  d'agres- 
sion n'est  pas  infinie,  et  la  communauté  des  aversions  amène  le  con- 
cert des  attaques.  Burke  n'était  plus  là  pour  élever  des  barrières  entre 
les  partis;  la  république  française  n'était  plus  un  club  armé  pour  la 
propagande  démocratique.  Lord  Fitzwilliam  avait  depuis  longtemps 
renoué  avec  Fox  les  liens  d'une  véritable  amitié.  Windham  et  Thomas 
Grenville  étaient  d'anciens  whigs  que  la  terreur  de  1793  avait  seule 
détachés  de  lui.  Lord  Grenville  montrait  le  goût  de  sa  race  pour  les 
combinaisons  de  tiers -parti.  Dundas,  devenu  lord  Melville,  en  se 
ménageant  avec  Pitt,  passait  pour  pressé  de  remonter  au  pouvoir. 
Un  homme  moins  expérimenté  que  Fox,  d'un  caractère  moins  sin- 
cère, d'un  attachement  moins  pur  aux  principes,  aurait  pu  se  laisser 
séduire  à  tant  de  chances  spécieuses  de  changer  par  une  coalition 
subite  la  situation  respective  des  partis.  Il  vit  de  plus  haut  et  jugea 
plus  froidement.  D'abord  il  eût  regardé  comme  une  trahison  de  s'unir 
à  la  nouvelle  opposition  pour  décrier  la  paix.  Il  n'était  pas  insensible, 
il  le  dit  lui-même,  à  \a.  puissance  alarmante  que  cette  paix  reconnais- 
sait à  la  France;  mais  le  temps  d'arrêter  les  progrès  de  la  France  était 
passé.  La  paix  lui  assurait  toutes  ses  conquêtes,  et  en  dernière  ana- 
lyse elle  ne  laissait  à  l'Angleterre  que  Ceylan  et  la  Trinité.  Moins  elle 
était  glorieuse  cependant,  plus  on  devait  la  pardonner  au  ministère, 
puisqu'il  ne  faisait  que  recueilhr  les  tristes  fruits  de  l'administration 
précédente. 

«  D'ailleurs,  ajoutait  Fox,  le  sentiment  de  l'humiliation  dans  le  gou- 
vernement se  perdra  dans  l'extrême  popularité  de  la  mesure.  Jamais 
joie  ne  fut  plus  universelle  et  moins  feinte,  et  ce  coquin  de  peuple  (1) 
est  ivre  de  joie  de  recevoir  des  ministres  ce  qui,  s'il  avait  osé  le  de- 
mander, n'aurait  pu  lui  être  refusé  à  presque  aucune  époque  de  la 
guerre.  Le  triomphe  de  Bonaparte  est  complet  en  effet;  mais  puis- 
qu'il ne  doit  pas  y  avoir  de  liberté  politique  dans  le  monde,  je  crois 
réellement  qu'il  est  l'homme  le  plus  fait  pour  être  le  maître.  »  Il 
s'exprimait  ainsi  dans  ses  lettres  particulières;  mais  il  se  hâta  de 
professer  en  public  une  approbation  qui  était  d'accord  avec  sa  con- 
stante politique,  donnant  ainsi  sur  cette  grande  question  le  mot 
d'ordre  à  son  parti.  Pitt  se  crut  obligé  d'approuver  également,  tout 
en  exprimant  quelque  regret.   Grenville   et   Windham  blâmèrent 

(1)  «  Tliis  rascally  people.  » 


126  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ouvertement.  Cette  situation  rapprochait  les  whigs  du  ministère; 
mais  Fox  ne  voulait  pas  aller  plus  loin  :  il  repoussait  l'intrigue,  il 
se  refusait  à  l'espérance.  On  venait  de  donner  la  pairie  au  père  de 
Grey,  qui  après  Fox  tenait  déjà  la  première  place  dans  l'opposition. 
Ce  fut  une  vive  contrariété  pour  ce  jeune  homme  d'état,  fils  tendre 
et  respectueux,  mais  qui  avait  d'autres  vues  et  une  autre  ambition. 
((  C'est  un  événement  contrariant  sans  doute,  lui  écrit  Fox;  mais, 
suivant  mes  notions,  la  constitution  de  ce  pays  décline  si  rapidement, 
que  la  chambre  des  communes  a  en  grande  partie  cessé  et  cessera 
bientôt  tout  à  fait  d'être  un  lieu  de  grande  importance.  Le  tout  s'en 
va,  s'il  ne  s'en  est  allé. . .  Le  seul  rayon  d'espoir  que  j'aperçoive  vient 
de  la  cour,  lorsqu'elle  passera  en  d'autres  mains,  et  la  cour,  à  part 
même  l'odieuse  considération  de  certains  caractères,  est  un  misérable 
fondement  pour  bâtir  un  système  de  réforme  et  de  liberté.  Cependant, 
si  cette  occasion  se  présente,  nous  devons  au  pays  de  ne  pas  la 
négliger,  et  le  cas  échéant,  vous  manqueriez  réellement  dans  la 
chambre  des  communes.  Au  total,  je  considère  que  la  probabilité  de 
vous  voir  obligé  de  la  quitter  dans  un  certain  temps  est  de  moindre 
conséquence  qu'elle  n'eût  été  aux  jours  d'autrefois.  »  Ainsi  jugeait 
ce  grand  esprit  et  ce  noble  cœur  de  la  constitution  de  l'Angleterre, 
il  y  a  un  demi-siècle.  Que  de  tels  découragemens  nous  rassurent! 
Un  jour  peut-être  on  s'étonnera  du  nôtre. 

Il  était  dans  cette  triste  disposition  d'âme,  lorsque  la  mort  lui 
enleva  un  de  ses  amis  les  plus  fidèles.  John,  cinquième  duc  de  Bed- 
ford,  mourut  le  2  mars  1802.  Il  avait  été  le  plus  constant  et  le  plus 
hardi  de  ces  pairs  du  royaume  qui,  en  face  de  la  convention  nationale 
et  de  ses  fureurs,  ne  désertèrent  pas  la  cause  de  la  liberté  et  s'obsti- 
nèrent à  croire  que  les  nations  avaient  des  droits,  espèces  d'hommes 
inintelligibles  en  Allemagne,  et  que  même  en  France  on  prend  pour 
des  grands  seigneurs  qui  s'amusent. 

Rarus  enim  ferme  sensus  commuuis  in  illa 
Fortuna... 

C'est  Fox  qui  cita  ce  vers  en  prononçant  son  éloge.  A  la  demande 
des  Russell  et  de  son  parti,  il  s'était  en  effet  chargé  de  proposer  la 
convocation  des  électeurs  de  Tavistock,  représentés  jusque-là  par  le 
nouveau  duc  de  Bedford,  afin  d'avoir  occasion  de  rendre  un  solen- 
nel hommage  à  l'ami  qu'il  avait  perdu.  Cette  sorte  d'oraison  funèbre 
a  été  conservée,  et  elle  n'est  pas  indigne  du  grand  orateur.  C'est  le 
seul  discours  qu'il  ait  écrit.  On  voit  dans  ses  lettres  combien  lui 
coûtait  ce  travail,  et  quelles  peines  il  prit,  que  de  conseils  il  de- 
manda pour  donner  à  cette  petite  composition  la  perfection  qui 
cherchait  en  toutes  choses. 


CHARLES    FOX.  .  127 


III. 


Dans  le  courant  de  l'été,  après  des  élections  un  peu  moins  défa- 
vorables aux  whigs  que  les  précédentes,  Fox,  réélu  à  Westminster, 
fit  un  voyage  en  France  avec  M'"*  Fox,  qu'il  fit  alors  reconnaître  sous 
son  nom.  On  peut  croire  que  la  curiosité  de  voir  la  France  telle  que 
la  révolution  l'avait  laite  et  ce  premier  consul  que  la  révolution  avait 
fait  aussi  entrait  pour  beaucoup  dans  les  motifs  du  voyage;  cepen- 
dant le  but  principal  était  de  cbercher  dans  les  archives  françaises 
les  pièces  relatives  aux  rapports  de  Louis  XIV  avec  les  Stuarts  et  tous 
les  documens  qui  pouvaient  aider  fécrivain  à  compléter  son  histoire 
commencée.  On  possède  au  reste  un  récit  détaillé  de  cette  course 
sur  le  continent.  Un  secrétaire  irlandais,  qui  accompagnait  Fox,  a 
écrit  avec  un  enthousiasme  vrai  et  une  naïveté  déclamatoire  des 
mémoires  sur  les  dernières  années  de  sa  vie,  où  il  ne  raconte  guère 
que  son  voyage  et  sa  mort  (1).  A  l'aide  de  ce  récit  abrégé  des  neuf 
dixièmes,  on  pourrait  rédiger  l'itinéraire  que  voici  : 

On  était  parti  de  Saint-Ann's  hill  le  29  juillet  1802.  M.  Saint-John, 
depuis  lord  Saint-John,  était  du  voyage  avec  le  secrétaire  Trotter.  La 
compagnie  débarqua  à  Calais,  et  prit  la  route  de  Lille  pour  se  rendre 
en  Belgique.  En  traversant  les  campagnes  riches,  mais  monotones, 
de  la  Flandre,  on  lisait  pour  s'égayer  Joseph  Andrews,  et  Fox  par- 
donnait à  Fielding  sa  vulgarité  en  faveur  de  sa  vérité.  A  Calais,  à 
Lille,  partout ,  il  était  accueilli  avec  empressement  ;  les  autorités 
et  le  peuple  le  fêtaient  comme  un  ami  de  la  France.  Quand  il  tra- 
versa ces  belles  villes  de  Gand  et  d'Anvers,  où  manquait  leur  plus 
bel  ornement,  les  tableaux  de  Rubens,  ces  grandes  cités  hollandaises, 
où  il  ne  trouvait  plus  de  maison  d'Orange,  mais  des  garnisons  fran- 
çaises, il  ne  put  sans  surprise  et  même  sans  tristesse  songer  qu'il 
était  encore  dans  le  rayon  de  notre  domination ,  et  contempler  les 
résultats  de  la  politique  qu'il  avait  combattue  au  péril  de  son  repos  et 
de  sa  renommée.  Il  se  faisait  lire  alors  le  huitième  et  le  neuvième  livre 
de  l'Enéide.  Charmé  de  la  mélancolie  qu'il  admirait  comme  le  trait 
distinctif  de  Virgile,  il  répétait  avec  émotion  les  beaux  vers  d'Evandre 
priant  pour  la  vie  de  son  fils,  ou  de  la  mère  d'Euryale  pleurant  sur 
la  mort  du  sien.  11  traversa  en  touriste  les  lieux  célèbres  de  la  Hol- 
lande ,  La  Haye ,  Leyde ,  Amsterdam ,  Rotterdam ,  et  il  arriva  à 
Bruxelles,  où  il  termina  la  lecture  de  l'Enéide,  non  sans  s'être  ému, 
avec  le  plus  sensible  des  poètes,  à  la  mort  de  Pallas  et  de  Lausus. 
Pour  entrer  en  France,  il  quitta  Virgile  et  revint  à  Fielding  ;  Tom 

(1)  Memoirs  of  the  lutter  ijears  of  the  R.  H.  C.  J.  Fox,  by  J.  B.  Trotter,  3^  édition, 
Londres,  1811. 


128  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Joncs  remplaça  Joseph  Andrews.  Il  avait  la  passion  des  romans, 
pourvu  qu'ils  peignissent  la  nature  vraie  comme  Tom  Jones.,  ou  le 
monde  de  l'imaginatiou  comme  les  Mille  et  Une  Nuits.  Il  aimait  à 
mêler  la  prose  et  la  poésie,  et  rArioste  remplaça  Virgile.  Quelque- 
fois il  comparait  l'Arioste  à  Homère,  auquel  pourtant  il  n'égalait 
rien.  Il  disait  que,  s'il  vivait,  il  voulait  voir  Constantinople,  seule- 
ment pour  faire  le  voyage  de  l'Odyssée. 

Tout  en  lisant  et  en  causant,  tout  en  voyant  les  musées  des  villes 
et  en  s'enquérant  des  choses  de  l'agiiculture.  Fox  arriva  à  Paris  et 
descendit  à  l'hôtel  de  RicheUeu,  qui  était,  dit-on,  celui  du  trop  cé- 
lèbre maréchal,  hôtel  garni  maintenant.  L'air  de  contentement  et 
de  prospérité  qui  l'avait  frappé  depuis  qu'il  était  en  France  lui  parut 
à  Paris  plus  saillant  encore.  Sa  première  visite  fut  pour  le  Théâtre- 
Français.  On  donnait  Andromaque.  11  admirait  beaucoup  Racine.  II 
écrivait  une  fois  à  lord  Holland  :  «  Je  n'ai  pas  lu  la  Vie  de  Chaucer 
par  Godwin,  mais  je  l'ai  regardée.  Je  remarque  qu'il  trouve  l'occa- 
sion de  montrer  sa  stupidité  en  n'admirant  pas  Racine.  Cela  me  met 
dans  une  vraie  colère. 

Je  veux  contre  eux  faire  un  jour  un  gros  livre, 

comme  dit  Voltaire.  Même  Dryden,  qui  parle  avec  un  respect  con- 
venable de  Corneille  et  de  Molière,  vilipende  Racine.  Si  jamais  je 
pubhe  mon  édition  de  ses  œuvres,  je  lui  en  donnerai  pour  cela,  vous 
y  pouvez  compter.  » 

On  devine  que  le  Théâtre -Français  dut  lui  plaire;  il  était  alors 
très  florissant.  Une  actrice  à  ses  débuts  passionnait  fort  le  public.  Fox 
l'entendit  souvent,  surtout  dans  Phèdre;  c'était  une  de  ses  tragédies 
favorites.  Il  la  mettait  au  même  rang  que  la  Phèdre  d'Euripide, 
quoiqu'il  préférât  Euripide  aux  autres  tragiques  grecs.  «C'est  mon 
goût,  quoique  je  ne  sois  pas  sûr  de  n'être  pas  taxé  d'hérésie.  Il  me 
paraît  avoir  plus  de  facilité  et  de  naturel  que  Sophocle,  qui  certai- 
nement est  plus  achevé  et  plus  exempt  de  grands  défauts.  »  Quant  au 
Théâtre-Français  de  1802,  voici  comme  il  se  résumait  à  son  retour  : 
«  J'ai  revu  M"*  Duchesnois  dans  Phèdre ,  juste  au  moment  de  quitter 
Paris,  et  je  l'ai  trouvée  beaucoup  meilleure,  quoique  toujours  iné- 
gale. Je  l'ai  vue  aussi  dans  Roxane  de  Bajozet,  je  regarde  que  c'est 
de  beaucoup  son  meilleur  rôle.  J'ai  vu  Lafond  une  ou  deux  fois,  et 
je  l'aime  mieux  que  Talma.  Dans  Tancrède,  je  le  trouve  vraiment 
très  bon,  spécialement  dans  la  bonne  partie  de  Tancrède,  qui  est  le 
troisième  acte,  et  peut-être  cet  acte  seulement  (1).  » 

La  première  fois  qu'il  vit  jouer  Phèdre,  il  fut  reconnu.  Son  nom 
passa  aussitôt  de  bouche  en  bouche.  Tout  le  monde  se  leva,  et  les 

(1)  Lettres  à  Trotter,  iv  et  xiu;  à  lord  Holland,  Mémoires,  t.  III,  p.  205. 


CHARLES    FOX.  129 

applaudissemens  furent  universels.  Son  embarras  était  extrême  en 
l'ecevant  un  témoignage  de  bienveillance  auquel  il  ne  pouvait  ré- 
pondre. Le  premier  consul  assistait  à  la  représentation,  et  Fox  le  vit 
ce  soir-là  pour  la  première  fois. 

Dans  ses  voyages  en  Italie,  il  avait  formé  son  goût  pour  les  arts, 
et  rien  ne  l'attira  plus  que  le  musée  du  Louvre,  alors  si  magnifique- 
ment enrichi  par  nos  conquêtes.  A  peine  y  fut-il  entré,  que  son  admi- 
ration tint  du  transport.  Il  y  retourna  souvent,  et  chaque  fois  son 
plaisir  était  plus  vif  et  mieux  senti.  Il  ne  tarissait  pas  en  réflexions 
justes  et  délicates.  Dans  une  collection  qui  réunissait  alors  la  Trans- 
jiguralion  de  Raphaël,  le  Saint  Pierre  de  Titien,  Y Anliope  du  Cor- 
rège,  la  Descente  de  Croix  de  Rubens,  il  préférait  le  Saint  Jérôme  du 
Dominiquin.  Il  revenait  souvent  devant  ce  chef-d'œuvre,  s'arrêtait 
longtemps  aie  contempler,  et  commentait  avec  éloquence  les  beau- 
tés toujours  nouvelles  qu'il  y  découvrait  chaque  fois. 

Il  ne  tiendrait  qu'à  nous  de  le  suivre  à  Versailles,  à  Tiianon,  à 
Saint-Gloud,  même  à  l'Opéra  et  à  Tivoli.  Comme  tous  les  hommes 
d'imagination,  il  voyageait  pour  son  plaisir,  et  non  pour  celui  de  sa 
vanité.  Plusieurs  amis  l'avaient  rejoint,  lord.  Robert  Spencer,  lord 
Holland,  le  général  Fitzpatrick,  sir  Robert  Adair,  et  on  le  voit  plus 
empressé  dans  les  premiers  jours  de  visiter  avec  eux  tout  ce  qui  pi- 
<|uait  sa  curiosité  ou  charmait  son  goût  que  d'aller  dans  un  monde 
nouveau  chercher  les  hommages  et  se  donner  en  spectacle.  Il  paraît 
même  s'être  fait  admettre  aux  archives  des  aflaires  étrangères,  ce 
qui  était  le  principal  objet  de  son  voyage,  avant  d'avoir  eu  des  rela- 
tions directes  avec  les  membres  du  gouvernement.  Cependant  il 
devait  remercier  M.  de  Talleyrand.  Il  le  connaissait  d'ailleurs,  et  il 
parut  à  l'une  des  soirées  élégamment  officielles  de  sa  maison  de 
campagne  de  Neuilly.  On  a  toujours  trouvé  que  M.  de  Talleyrand 
avait  au  plus  haut  degré  l'air  d'un  grand  seigneur.  Ce  ne  fut  jamais 
plus  vrai  qu'au  temps  où  il  était  ministre  de  la  république  française; 
il  tranchait  par  le  contraste.  Dans  ce  salon,  où  se  pressaient  tout  ce 
que  la  France  et  l'Europe  offraient  de  plus  brillant,  tout  ce  qui  restait 
de  l'ancien  régime,  tout  ce  qui  s'élevait  du  nouveau.  Fox  rencontrait 
des  hommes  dont  le  nom  n'est  pas  oublié,  le  marquis  Lucchesini,  le 
comte  Markof,  le  marquis  de  Gallo,  le  chevalier  d'Azara,  M.  Livings- 
ton,  «  le  plus  agréable  Américain  avec  qui  il  ait  jamais  causé.  » 
M.  d'Azara  s'approcha  de  lui,  et  lui  montrant  toute  la  compagnie  : 
«  Que  pensez-vous  de  tout  ceci?  lui  dit-il.  —  C'est  un  temps  d'éton- 
nement,  répondit  Fox.  J'entends  dire  que  la  Vénus  de  Médicis  est  en 
route.  Que  verrons-nous  après  cela?  » 

Cette  soirée  était  la  veille  du  jour  où  il  devait  aller  au  lever  du 
premier  consul.  Le  lendemain,  il  retrouva  le  môme  monde  au  palais 

TOME    I,  9 


130  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  Tuileries,  dans  le  salon  des  ambassadeurs,  et  de  plus  le  cardi- 
nal Caprara.  M.  Merry,  chargé  des  aiïaires  de  l'Angleterre,  en  at- 
tendant lord  Whitworth,  devait  ce  jour-là  présenter  Fox  et  Erskine. 
Quand  tout  le  corps  diplomatique  fut  réuni,  on  vint  prévenir  le  légat 
que  le  premier  consul  était  prêt,  et  tout  ce  cortège  se  rendit  dans 
une  salle  qui  devait  être  celle  du  trône.  On  trouva  le  clief  de  l'état 
revêtu  de  ce  lourd  costume  rouge  oublié  de  l'histoire,  ayant  auprès 
de  lui  les  deux  consuls,  les  ministres  et  tout  un  brillant  état-major. 
On  forma  le  cercle,  et  le  généi'al  Bonaparte  en  passa  pour  ainsi  dire 
la  revue.  Il  commença  par  l'ambassadeur  d'Espagne,  vint  au  ministre 
d'Amérique,  avec  lequel  il  s'entretint  assez  longtemps.  Son  aisance 
et  sa  simplicité  étaient  parfaites.  Quand  il  arriva  devant  M.  Merry, 
celui-ci  lui  présenta  plusieurs  Anglais,  et  dès  qu'il  lui  nomma  M.  Fox, 
le  consul  fit  un  mouvement  très  marqué,  et  lui  dit  avec  son  accent 
rapide  :  «  Ah  !  monsieur  Fox,  j'ai  appris  avec  plaisir  votre  arrivée. 
Je  désirais  beaucoup  vous  voir.  Il  y  a  longtemps  que  j'admire  en  vous 
l'orateur  et  l'ami  de  son  pays,  celui  qui,  en  élevant  constamment  la 
voix  pour  la  paix,  consultait  les  plus  vrais  intérêts  de  sa-patrie,  ceux 
de  l'Europe,  ceux  de  la  race  humaine.  Les  deux  grandes  nations  de 
l'Europe  veulent  la  paix.  Elles  n'ont  rien  à  redouter;  elles  doivent  se 
comprendre  et  s'estimer  l'une  l'autre.  En  vou^  monsieur  Fox,  je 
vois  avec  beaucoup  de  satisfaction  le  grand  homme  d'état  qui  a  con- 
seillé la  paix,  parce  que  la  guerre  n'avait  pas  un  juste  objet,  qui  a 
vu  l'Europe  désolée  sans  raison,  et  qui  a  lutté  pour  le  soulagement 
des  peuples.  »  Telles  sont  les  paroles  que  rapporte  un  témoin  de 
l'entrevue,  et  il  ajoute  :  «  M.  Fox  dit  peu  de  chose  ou  plutôt  rien. 
A  un  compliment  directement  adressé,  il  a  toujours  trouvé  une 
invincible  répugnance  à  répondre.  Il  ne  prononça  pas  un  mot  d'ad- 
miration ou  d'éloge  pour  le  grand  et  extraordinaire  personnage  qui 
lui  parlait.  Un  petit  nombre  de  questions  et  de  réponses  relatives  à 
son  voyage  termina  l'entretien.  »  Après  Fox,  on  présenta  Erskine. 
Son  nom  ne  rappelait  rien  au  premier  consul.  L'Anglais  paraissait 
tout  surpris.  <(  Parle-t-il  français?  »  demandait  tout  bas  et  vivement 
M.  de  Talleyrand.  M.  Merry  glissa  à  la  hâte  quelques  mots,  et  Bona- 
parte, les  saisissant  au  passage,  dit  à  Erskine  avec  une  grande  indif- 
férence :  «  Vous  êtes  légiste  ?  »  La  question  attéra  le  grand  avocat, 
qui  ne  sut  que  dire,  et  le  consul  passa  à  un  autre.  Après  avoir  dit  un 
mot  à  chacun,  il  fit  une  seconde  fois  le  tour  du  cercle,  adressant  la 
parole  tantôt  à  l'un,  tantôt  à  l'autre,  puis,  se  replaçant  entre  les  deux 
consuls,  il  fit  un  léger  salut.  A  ce  signal,  la  compagnie  se  retira. 

Le  jour  de  cette  réception,  on  alla  dîner  chez  Robert  (je  dédie  ce 
détail  aux  hommes  de  ce  temps).  Le  célèbre  acteur  Kemble  était  du 
dîner  donné  par  lord  Robert  Spencer.  Un  des  jours  suivans,  Fox  était 


CHARLES    FOX.  131 

invité  à  Neuilly.  11  y  dina  avec  le  duc  d'Uzès  et  M.  Rœderer,  il  y  vit 
l'abbé  Gasti  et  un  prince  de  Saxe-Weimar,  car  c'est  chez  M.  de  Tal- 
leyrand  que  se  faisait  l'exhibition  la  plus  complète  et  la  plus  variée 
des  curiosités  de  cette  époque  singulière.  En  sortant,  Fox  se  rendit 
à  la  soirée  de  M"^  Bonaparte,  et  fut  enchanté  de  sa  bonne  grâce. 
Elle  aimait  les  fleurs,  et  elle  avait  de  belles  serres  k  la  Malmaison. 
Ce  fut  pour  lui  une  occasion  de  penser  à  ses  fleurs  de  Sainte-Anne, 
et  un  sujet  de  conversation  tout  trouvé,  dont  il  se  saisit  avec  em- 
pressement. La  soirée  d'ailleurs  lui  parut  froide,  et  le  premier  consul 
n'y  avait  fait  qu'une  apparition. 

Rien  n'était  plus  à  la  mode  alors  qu'une  maison  de  campagne  à 
Clichy,  où  demeurait  une  personne  d'une  beauté  célèbre,  et  qui  est 
parvenue  à  surpasser  le  charme  de  sa  personne  par  le  charme  de 
son  caractère.  M"'*^  Récamier  y  donna  à  déjeuner  à  Fox  avec  le  géné- 
ral Moreau.  Fox  s'intéressait  à  tout,  sauf  à  l'art  de  la  guerre.  En 
Flandre,  il  ne  voulait  pas  regarder  les  fortifications.  Il  essaya  d'en- 
tretenir le  général  de  Louis  XIV  et  de  son  histoire.  Le  vainqueur  de 
Hohenlinden  ne  répondit  rien,  et  ne  parut  pas  y  entendre  grand'- 
chose.  Après  déjeuner,  il  parla  de  l'armée,  il  parla  bien,  et  l'on  trouva 
dans  son  langage  plus  de  liberté  que  de  prudence. 

Le  18  septembre,  le  jour  de  l'an  du  calendrier  républicain,  devait 
être  précédé  de  cinq  jours  de  fête  :  c'étaient  les  cinq  jours  complé- 
mentaires. Il  y  eut  de  brillantes  réunions.  L'exposition  de  l'industrie 
nationale  s'ouvrit  le  cinquième  jour.  Le  premier  consul  y  vint;  il  y 
trouva  Fox  accompagné  de  ses  amis,  et  le  garda  près  de  lui  quelque 
temps.  Suivant  une  anecdote  de  l'histoire  industrielle,  la  plus  grande 
admiration  de  Fox  fut  pour  les  couteaux  à  bon  marché  de  Thiers  et 
les  montres  d'argent  de  Besançon.  Voici  une  autre  anecdote  que 
M.  Thiers  a  jugée  digne  de  l'histoire,  et  qu'il  vaut  mieux  lui  laisser 
raconter.  «  Il  y  avait  dans  une  des  salles  du  Louvre  un  globe  ter- 
restre, fort  grand,  fort  beau,  destiné  au  premier  consul  et  artiste- 
ment  construit.  Un  des  personnages  qui  suivaient  le  premier  con- 
sul, faisant  tourner  ce  globe  et  posant  la  main  sur  l'Angleterre,  dit 
assez  maladroitement  que  l'Angleterre  occupait  bien  peu  de  place 
sur  la  carte  du  monde.  —  Oui,  s'écria  M.  Fox  avec  vivacité,  oui, 
c'est  dans  cette  île  si  petite  que  naissent  les  Anglais,  et  c'est  dans 
cette  île  qu'ils  veulent  tous  mourir!  Mais,  ajouta-t-il  en  étendant  les 
bras  autour  des  deux  océans  et  des  deux  Indes,  inais,  pendant  leur 
vie,  ils  remplissent  ce  globe  entier  et  l'embrassent  de  leur  puis- 
sance. —  Le  premier  consul  applaudit  à  cette  réponse  pleine  de  fierté 
et  d' à-propos.  » 

Le  23  septembre,  il  y  eut  grand  lever  aux  Tuileries.  Fox  y  parut, 
et  tout  se  passa  comme  la  première  fois.  On  remarqua  que  le  pre- 
mier consul  ne  fut  pas  plus  heureux  à  reconnaître  Erskine,  ou  plutôt 


132  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

c'est  Erskine  qui  ne  fut  ])as  plus  heureux.  L'usage  était  d'inviter  à 
dîner  pour  le  jour  de  cette  réception  ceux  qui  avaient  été  présentés 
à  une  réception  précédente.  Fox  dîna  donc  au  palais.  Le  premier 
consul  causa  beaucoup,  et  après  le  dîner,  qui  fut  fort  court,  un 
petit  nombre  de  personnes  furent  engagées  à  le  suivre  dans  les 
appartemens  de  M"'"  Bonaparte.  S'il  faut  en  croire  les  personnes  qui 
virent  Fox  à  son  retour  des  Tuileries,  il  revint  plus  amusé  de  sa 
soirée  que  frappé  du  génie  de  son  illustre  interlocuteur.  Le  maître 
de  la  France  lui  avait  paru  un  peu  enivré  de  sa  fortune,  mais  sincère 
dans  son  désir  de  maintenir  la  paix.  Il  s'était  même  donné  dans  la 
conversation  le  divertissement  de  reprendre  la  thèse  de  l'abbé  de 
Saint-Pierre  :  «  Il  n'y  a  au  fond,  dit-il,  que  deux  nations;  l'une 
habite  l'Orient,  l'autre  l'Occident.  Anglais,  Français,  Allemands, 
sont  de  même  race.  Toute  guerre  est  une  guerre  civile.  »  C'est  dans 
cet  entretien  que,  le  consul  ayant  accusé  des  collègues  de  Pitt,  et 
nommément  Windham,  d'avoir  trempé  dans  quelque  complot  contre 
sa  vie.  Fox  les  disculpa  avec  chaleur  et  n'omit  rien  pour  dissiper 
de  si  tristes  soupçons. 

La  conversation  de  l'empereur  était  incomparable  :  c'est  le  témoi- 
gnage de  tous  ceux  qui  l'ont  approché  en  étant  capables  d'en  juger. 
Cependant,  quoiqu'il  ne  parlât  pas  sans  calcul,  il  parlait  sans  beau- 
coup de  choix.  Aucun  homme  n'a  plus  tiré  parti  de  ses  dons  naturels 
et  n'a  plus  cherché  l'effet  tout  en  se  laissant  aller.  Cet  air  d'abandon 
dans  une  position  souveraine  était  un  attrait  de  plus;  mais,  en  im- 
provisant beaucoup,  il  pouvait  ne  pas  toujours  tomber  sur  les  pensées 
les  plus  propres  à  donner  de  son  esprit  la  plus  haute  et  par  consé- 
quent la  plus  juste  idée.  D'ailleurs  on  a  beau  être  Napoléon,  on  ne 
connaît  pas  tous  les  hommes,  et  j'ajouterai  que,  de  toute  la  nature 
humaine,  la  nature  anglaise  n'est  pas  celle  qu'il  a  le  mieux  comprise. 
Aucun  de  ses  jugemens  sur  les  Anglais  n'est  fort  remarquable,  et, 
dans  la  paix  comme  dans  la  guerre,  il  leur  a  rarement  tenu  le  lan- 
gage le  mieux  adapté  à  l'effet  qu'il  voulait  produire.  Sa  simplicité 
dans  les  relations  ordinaires,  sa  gravité  dans  les  relations  officielles, 
leur  convenaient;  mais,  quand  il  s'animait,  il  s'animait  trop  pour  eux, 
et  le  ton  inégal  de  son  discours,  tour  à  tour  familier  et  théâtral,  ce 
mélange  d'imagination  et  de  passion  qui  entrecroisait  les  traits  bril- 
lans  et  les  mauvaises  raisons,  n'allaient  pas  toujours  à  leur  ma- 
nière positive  et  pratique  de  concevoir  les  choses.  Ils  disent  encore 
aujourd'hui,  en  admirant  beaucoup  lord  Chatham,  que  sa  façon  de 
penser  et  de  parler  était  peu  anglaise.  Il  y  a  entre  le  génie  et  le  sens 
commun  une  lutte  secrète  dans  laquelle  le  sens  commun  n'a  pas  tou- 
jours raison.  Les  Anglais,  tant  que  Napoléon  a  vécu,  ont  trouvé  que 
le  génie  avait  tort. 

Cependant  il  plut  à  Fox;  il  avait  la  sincérité  de  la  conversation, 


CHARLES    FOX.  133 

c'est-à-dire  qu'il  parlait  avec  une  émolion  vraie,  tout  en  se  propo- 
sant un  but,  et  Fox,  sans  se  croire  l'objet  d'une  confiance  particu- 
lière, fut  touché  d'un  abandon  qui  dans  le  moment  n'avait  rien  de 
joué.  Si  peu  de  secret  avec  de  si  grands  desseins,  rien  ne  saurait 
captiver  autant.  Fox  revint  d'Angleterre  confiant  dans  les  intentions 
de  Bonaparte  sans  l'être  tout  à  fait  autant  dans  son  caractère,  mais 
n'ayant  pas  évidemment  pénétré  la  nature  de  son  esprit.  Quant  à 
son  gouvernement,  il  faut  se  rappeler  que  les  formes  militaires 
n'avaient  rien  qui  fût  du  goût  du  libéral  orateur,  et  que  pour  les 
Anglais  de  ce  temps  la  revue  d'un  corps  d'armée  dans  le  Carrousel 
était  une  chose  presque  choquante.  Puis  une  fois  Fox  était  entré  au 
tribunal,  et  il  y  avait  entendu  un  secrétaire  lire  la  liste  des  ouvrages 
dont  il  était  fait  hommage  à  la  nation.  La  séance  n'avait  rien  eu  de 
plus  important. 

Un  jour  qu'il  travaillait  aux  affaires  étrangères,  la  porte  du  cabi- 
net s'ouvrit,  et  son  secrétaire  vit  entrer  une  personne  inconnue  dont 
les  traits  respiraient  une  douce  émotion.  Fox  parut  également  ému, 
et  tous  d'eux  s'embrassèrent.  C'était  M.  de  Lafayette  qui  venait  re- 
mercier son  éloquent  défenseur,  et  le  prier  de  passer  quelques  jours 
à  Lagrange,  au  sein  de  sa  famille,  avec  le  général  Fitzpatrick.  Je 
n'ose  recueillir  dans  les  livres  qui  sont  sous  mes  yeux  les  souvenirs 
des  jours  que  passa  Fox  auprès  des  prisonnières  d'Olmiitz.  Ceux  qui 
ont  vu  Lagrange  se  rappellent  peut-être  le  lierre  qui  d'une  tourelle 
à  l'autre  va  recouvrant  d'une  verdure  épaisse  l'ancienne  porte  forti- 
fiée. C'est  Fox  qui  a  planté  ce  lierre. 

Ce  que  M.  de  Lafayette  a  dit  de  cette  visite  de  Fox  n'est  pas  sans 
intérêt  pour  notre  récit. 

«  La  paix  d'Amiens  amena  un  grand  nombre  d'Anglais.  «  Ils  s'en  iront 
tous  mécontens,  me  dit  l'ambassadeur  Livingston;  les  uns  avaient  cru  trou- 
ver la  France  inculte,  ils  la  voient  florissante;  les  autres  espéraient  y  voir- 
des  traces  de  liberté;  tous  ont  été  désappointés.  »  Je  me  trouvai  à  Chavaniac 
lorsque  Cliarlcs  Fox  et  le  général  Fitzpatrick  arrivèrent  à  Paris;  ils  voulu- 
rent bien  mander  que  j'étais  un  des  principaux  objets  de  leur  voyage.  Je  me 
bâtai  de  les  joindre.  M.  et  M""=  Fox,  Fitzpatrick,  MM.  Saint-John  et  Tiotter 
passèrent  quelques  jours  à  Lagrange.  Je  vis  à  Paris  les  lords  HoUand  et  Lau- 
derdale,  le  nouveau  duc  de  Bedford,  M.  Adair  et  M.  Erskine,  que  je  pressai 
en  vain  d'écrire  sur  le  jury  d'Angleterre  et  de  France.  Je  trouvai  mes  amis 
anglais  peu  encourageans.  «  Les  premières  années  de  la  révolution,  disaient- 
ils,  nous  avaient  fait  grand  Ijien;  ses  excès  ont  ruiné  la  bonne  cause.  »  Ils 
pensaient  que,  môme  en  Angleterre,  elle  était  compromise.  Un  jour  que  Fox, 
avec  son  aimable  bonté  de  cœur,  m'engageait  devant  mon  fils  à  ne  pas  trop 
m'alTecter  d'un  délai  nécessaire  :  «  La  liberté  renaîtra,  disait-il,  mais  non 
pour  nous,  pour  George  tout  au  plus,  et  sûrement  pour  ses  enfans.  »  En 
nous  voyant  de  loin  dans  la  carrière  révolutionnaire,  ils  avaient  regardé 
ceux  qui  nous  dépassaient  comme  emportés  par  l'enthousiasme  républicain. 


ISA  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

11  est  superflu  d'ajouter  que  dès  qu'ils  s'approchèrent  d'eux,  cet'e  excuse 
s'évanouit  (1).  »• 

IV. 

On  ne  sera  pas  surpris  maintenant  que  Fox,  à  son  retour  en  Angle- 
terre, y  trouvât  un  réveil  d'opinion  belliqueuse.  Quoique  les  pou- 
voirs publics  fussent  encore  pour  la  paix,  le  mouvement  nouveau 
devait  se  prononcer  chaque  jour  davantage,  et  la  France,  il  faut  le 
dire,  ne  faisait  rien  j)our  l'arrêter.  Il  n'est  pas  de  notre  sujet  de 
discuter  les  questions  qui  divisaient  les  deux  pays.  Avec  Fox  et 
le  grand  historien  de  cette  époque,  nous  croyons  que  le  premier 
consul  voulait  sincèrement  garder  la  paix  avec  l'Angleterre;  mais  il 
ne  prenait  pas  les  moyens  d'en  rendre  le  maintien  possible.  C'était 
son  génie  que  d'user  hardiment  de  sa  fortune  et  de  ne  rien  dissi- 
muler de  sa  grandeur.  Sans  violer  positivement  les  stipulations 
d'Amiens,  il  n'épargna  à  l'Europe  aucune  des  conséquences  de  son 
infériorité.  A  mesure  que  ces  conséquences  se  développaient,  c'était 
pour  l'Angleterre  une  nouvelle  preuve  des  progrès  de  notre  puis- 
sance, une  nouvelle  révélation  des  côtés  faibles  du  traité.  Si  la  paix, 
en  général,  est  destinée  à  faire  vivre  les  nations  dans  un  sentiment 
commun  de  calme  bienveillance  et  de  cordiale  équité,  ce  sentiment 
n'existait  pas  :  chaque  jour  un  événement  nouveau  provoquait  une 
irritation  nouvelle. 

Sous  ce  rapport,  je  n'hésite  pas  à  dire  que  le  premier  consul  fit 
des  fautes,  si,  comme  je  le  crois,  il  ne  cherchait  pas  la  guerre.  Ce 
n'est  pas  la  seule  fois  que  ses  manières  causèrent  plus  de  mal  que  ses 
actions,  et  que  les  formes  de  sa  politique  compromirent  sa  politique. 
Il  oubliait  trop  qu'il  traitait  avec  le  gouvernement  d'une  nation 
libre.  «  Il  se  fâchait  follement,  dit  Fox,  contre  la  presse  anglaise.  » 
Il  s'en  plaignait  comme  si  quelqu'un  en  était  le  maître,  et  lui,  le 
maître  de  tout,  il  ne  ménageait  personne  dans  son  Moniteur.  Même 
quand  il  avait  raison,  sa  façon  léonine  de  raisonner  gâtait  le  bon 
droit.  Aussi  l'orgueil  de  part  et  d'autre  fut-il  la  cause  principale  de 
la  rupture. 

Nous  pouvons  aisément  nous  représenter  Fox  dans  ces  difficiles 
circonstances.  11  espérait  le  maintien  de  la  paix,  il  le  désirait  surtout; 
il  s'exagérait  certains  dangers  de  la  guerre;  il  doutait  que  les  finances 
anglaises  pussent  supporter  un  si  grand  efl"ort;  il  croyait  trop  à  l'iso- 
lement prolongé  de  sa  nation  dans  la  lutte  nouvelle  qu'elle  pouvait 
entreprendre.  Cependant  il  ne  se  trompait  pas  en  regardant  la  guerre 
comme  funeste  à  la  cause  constitutionnelle,  comme  favorable  aux  em- 

(1)  Mes  rapports  avec  le  premier  consul,  Mémoires,  t.  V,  p.  202.  Voyez  les  lettres  à 
Fox  et  à  Fitzpatrick. 


CHARLES    FOX.  135 

piètemens  de  la  couronne;  il  ne  se  trompait  pas  en  prévoyant  qu'elle 
apporterait  à  la  France  un  surcroît  de  puissance  et  de  gloire.  Il  était 
en  cela  dans  le  vrai  de  la  politique.  Quoi  qu'il  advînt  d'ailleurs,  il 
voulait  avoir  conseillé  la  paix  jusqu'au  bout,  et  la  prolonger  du  moins 
jusqu'au  moment  où  la  rupture  serait  plus  motivée  et  la  guerre  plus 
juste.  Cette  façon  de  voir  différait  peu  de  celle  du  cabinet.  Quant  à 
Pitt,  il  ne  venait  point  au  parlement,  il  s'absentait  de  Londres;  mais 
quoiqu'il  n'épargnât  pas  Addington  dans  la  conversation,  on  le 
disait  pacifique.  Dans  cet  instant,  Pitt  devait  être  accusé  par  Canning 
d'être  trop  ministériel,  et  Fox  par  Sheridan  de  ne  l'être  pas  assez. 

Fox  faisait  peu  de  cas  des  ministres;  mais  il  était  décidé  à  les 
appuyer  en  tant  qu'ils  défendaient  la  paix,  ou  plutôt  à  la  défendre 
en  même  temps  qu'eux.  Son  concours  n'allait  pas  au-delà.  Il  ne  pou- 
vait croire  néanmoins  que  leur  pouvoir  fût  de  longue  durée,  et  pour 
dire  la  vérité,  il  ne  le  désirait  pas.  Il  prévoyait  qu'un  jour,  vivement 
attaqués  par  Gren ville,  Windham,  Canning,  délaissés  par  Pitt,  ils  au- 
raient besoin  de  secours,  et  dans  cette  hypothèse  son  vœu  secret  eût 
été  que  ses  amis  de  confiance,  Lauderdale  et  Grey,  pussent  entrer  au 
pouvoir  avec  de  bonnes  conditions.  Malheureusement  il  n'était  pas 
assuré  d'obtenir  d'eux  un  pareil  dévouement.  Il  fallait  même,  pour 
le  leur  demander,  croire  comme  lui  la  situation  tellement  extrême 
qu'on  ne  pouvait  songer  à  soi,  et  qu'on  devait  se  trouver  heureux 
d'empêcher  un  peu  de  mal.  Avec  le  danger  de  la  guerre,  il  y  avait 
l'autre  danger,  dont  il  se  préoccupait  jusqu'au  découragement,  l'in- 
fluence usurpatrice  de  la  couronne.  Elle  en  était  venue  à  éloigner 
un  ministre  aussi  puissant  que  Pitt,  à  l'intimider,  à  le  paralyser 
jusque  dans  l'opposition.  On  le  disait  presque  résigné  à  abandonner 
au  roi  l'Irlande  et  les  catholiques  pour  rentrer  en  grâce.  L'appui  du 
roi  suffisait  pour  soutenir  le  plus  faible  des  ministères.  La  discussion 
avait  perdu  tout  empire  sur  les  chambres.  Lui-même,  Fox,  était 
réduit  à  tolérer,  presque  à  seconder  un  cabinet  de  cour,  et  à  com- 
battre ainsi  Gren  ville  et  Windham,  qui  du  moins  savaient  rompre 
franchement  avec  la  royauté,  et  à  qui  il  reconnaissait  quelques  vertus 
parlementaires.  Cette  fatale  question  de  la  guerre  tenait  dispersés 
ces  tronçons  d'opposition,  dont  on  ne  pouvait  former  un  tout  ni  pour 
combattre  ni  pour  gouverner.  Dans  cette  passe  difficile,  Fox  prit  sa 
résolution. 

On  ne  peut  ignorer  aujourd'hui  ses  sentimens.  Son  âme  toute  nue 
se  montre  dans  sa  correspondance.  Lord  Ilolland  voyageait  alors  en 
Espagne,  et  nous  avons  les  lettres  où  Fox  lui  résume  de^  temps  en 
temps  sa  situation,  tout  en  lui  racontant  ses  lectures  classiques  et 
en  devisant  sur  Cervantes  et  Lope  de  ^ega.  Une  autre  correspon- 
dance est  plus  instructive  encore.  Grey  était  devenu  l'homme  le  plus 
considérable  du  parti.  Dès  1795,  Fox  écrivait  à  lord  Rolland  :  «Grey 


136  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

s'est  perfectionné  au  plus  haut  degré,  et  il  serait,  si  le  pays  était 
dans  un  état  à  pouvoir  être  sauvé,  aussi  propre  à  le  sauver  qu'aucun 
homme  que  j'aie  jamais  connu.  »  Une  autre  fois  il  écrit  encore  : 
(c  Jamais  lui  et  moi  nous  n'avons  été  qu'un  plus  qu'aujourd'hui.  » 
Or  Grey  comme  Fox  aimait  l'agriculture  et  la  campagne.  Ses  liens 
de  famille  le  retenaient  souvent  loin  de  Londres,  et  l'assiduité  par- 
lementaire lui  coûtait  autant  qu'au  possesseur  de  Saint-Ann's  liill. 
Ce  dernier,  beaucoup  plus  rapproché  de  la  capitale,  y  faisait  même 
de  plus  fréquens  séjours.  Il  était  donc  fort  intéressé  à  tenir  au  cou- 
rant de  toutes  choses  le  premier  lieutenant  de  son  armée.  Il  lui  écri- 
vait de  véritables  dépêches,  où  tout  est  exposé,  discuté,  ses  senti- 
mens,  ses  vues,  les  ouvertures  qu'il  reçoit,  les  informations  qu'on 
lui  donne.  Pendant  tout  l'hiver  de  1803,  on  le  voit  suivre  d'un  œil 
inquiet  la  conduite  de  la  France.  Il  est  toujours  convaincu  que  ni  ce 
pays  ni  son  chef  ne  cherche  la  guerre.  Ils  les  a  vus  l'un  et  l'autre 
plongés  dans  les  plans  de  commerce,  dans  les  projets  de  régénéra- 
tion coloniale,  témoin  l'expédition  de  Saint-Domingue. 

«  Sur  tous  ces  sujets  ils  ont  une  stupide  admiration  de  nos  systèmes  de  la  pire 
espèce  :  traite  des  noirs,  prohibitions,  droits  protecteurs.  Le  titre  de  pacifica- 
teur n'est  pas  de  ceux  auxquels  Bonaparte  renoncera  volontiers...  C'est  contre 
sa  conduite  à  l'égard  des  Français,  bien  plus  que  pour  tout  ce  qu'il  peut  avoir 
fait  au  dehors,  qu'il  faut  ressentir  de  l'indignation;  mais,  avec  nos  j)rin- 
cipes,  ce  n'est  aucunement  là  un  cas  de  guerre...  11  est  vrai,  le  langage  hos- 
tile et  l'attitude,  pour  employer  un  mot  nouvellement  inventé,  des  deux  na- 
tions peuvent  produire  la  guerre  contre  le  vœu  des  deux  gouverneraens... 
11  est  possible  de  l'éviter  encore,  on  doit  y  tendre  toujours;  mais  enfin  on 
doit  la  prévoir  et  se  préparer...  J'ai  une  forte  conviction  :  c'est  que  la  guerre 
échéant,  cher  Grey,  vous  êtes  le  seul,  à  la  lettre  le  seul  homme  capable  de 
la  conduire.  Toute  prévention,  personnelle  à  part,  je  crois  conqjlétemcnt  dé- 
montré que  Pitt,  avec  tous  ses  grands  talens,  est  parfaitement  impropre  à 
cela.  Il  semble  en  effet  lui-même  en  avoir  la  conscience,  car  en  pareil  cas 
il  abandonne  à  d'autres  toute  la  direction...  La  guerre  peut  amener  entre 
les  partis  des  alliances  importantes;  il  faut  la  soutenir  d'une  manière  ou 
d'une  autre,  avec  plus  ou  moins  de  sévérité  pour  l'administration,  avec  plus 
ou  moins  d'entente  avec  les  Grenville...  Quant  aux  hommes,  la  sottise  et  le 
vide  d'Addington  sont  mon  aversion.  Je  n'ai  pas  de  goût  pour  les  Grenville 
ou  les  Cauning;  mais  les  uns  et  les  autres  ont  sur  la  conduite  d"un  parti 
des  notions  qui  ne  différent  pas  des  miennes...  N'imaginez  pas  que  j'aie  en 
ce  moment,  par  une  jonction  quelconque,  la  vue  de  former  un  gouverne- 
ment dont  vous,  encore  moins  moi,  puissions  être  membres;  mais  s'il  y  a 
guerre,  les  craintes  qui  proviennent  de  l'imbécillité  des  hommes  actuels  seront 
très  grandes  et  peuvent  amener  de  nouvelles  scènes.  Et  si  nos  rellquiœ  pou- 
vaient être  réunies,  quand  il  n'y  aurait  que  les  Russell  et  les  Cavendish  et 
quelques-uns  encore,  avec  vous  à  leur  tête,  ce  pourrait  être  une  base  pour 
quelque  chose  de  mieux  dans  l'avenir.  Considérez  seulement  quels  change- 
mens  un  seul  événement  peut  produire,  et  dans  les  confusion*  qui  peuvent 


CHARLES    FOX.  137 

survenir,  combien  il  serait  avantageux  au  public  que,  parmi  les  divers 
groupes  ou  factions  qui  se  formeraient,  il  y  en  eût  une  attacliée  du  moins 
aux  principes  de  la  liberté.  » 

Les  événemens  marchèrent.  Un  message  inopiné  du  roi  vint,  le 
8  mars  1803,  avertir  les  chambres  des  arméniens  maritimes  de  la 
France,  et  la  guerre  parut  imminente.  Cependant  Fox  ne  crut  pas 
ni  qu'on  dût  renoncer  à  l'espoir  de  l'éviter,  ni  que  l'approche  du 
danger  dût  ramener  Pitt  au  pouvoir.  Il  le  trouvait  trop  isolé,  et  sans 
alliance  il  le  jugeait  insignifiant.  Il  imagina  de  proposer  un  recours 
à  la  médiation  de  la  Russie,  et  cette  proposition  fut  bien  accueillie 
du  ministère;  mais  quand  il  fallut  voter  sur  le  renouvellement  des 
hostilités,  Pitt  et  les  Grenville  passèrent  du  côté  des  ministres,  et 
Fox  resta  dans  une  minorité  de  67  voix.  Alors  les  Grenville  proposè- 
rent contre  le  cabinet  une  déclaration  de  non-confiance;  mais  Pitt  se 
sépara  d'eux  et  demanda  l'ordre  du  jour,  pour  lequel  il  n'obtint,  par 
l'abstention  des  whigs,  que  56  voix  contre  333,  et  il  quitta  la  cham- 
bre. Le  vote  de  non-confiance  fut  ensuite  rejeté  par  279  membres 
contre  3Zi,  les  whigs,  contre  l'avis  de  Fox,  ayant  continué  de  ne  pas 
voter.  Tel  était  donc  le  chiffre  de  chaque  opposition  :  Pitt,  56;  Gren- 
ville, 3Zj,  et  Fox,  67;  tout  le  reste  était  aux  ministres,  c'est-à-dire 
au  roi.  Cependant  le  discours  de  Fox  sur  la  médiation  de  la  Russie 
est,  au  dire  de  ses  adversaires,  un  des  plus  beaux  qu'il  ait  pronon- 
cés. Voici  comme  il  s'en  explique  : 

«  Je  n'ai  pu  résister  à  la  curiosité  de  rester  pour  entendre  Pitt  sur  la  der- 
nière question  (le  vote  de  défiance  ).  Il  a  été  pour  le  fond  et  la  forme  aussi 
mauvais  que  l'aurait  pu  désirer  son  plus  grand  ennemi,  et  Hawkesbury  (plus 
tard  lord  Liverpool)  lui  a  répondu  extraordinairement  bien,  montrant  à  la 
fois  un  juste  esprit  de  résistance  et  une  juste  émotion  d'être  forcé  à  résister 
ainsi  à  un  ancien  ami.  C'est  de  beaucoup  le  meilleur  discours  qu'il  ait  jamais 
fait.  Celui  de  Pitt,  le  premier  jour,  sur  la  réponse  au  message,  a  été  fort 
admiré  et  très  justement.  Je  pense  que  c'est  le  meilleur  qu'il  ait  jamais  fait 
dans  ce  style.  Le  contraste  entre  la  réception  de  ce  discours  et  celle  du  der- 
nier est  peut  être  le  plus  frappant  qu'on  ait  vu.  J'imagine  que  vous  avez 
entendu  assez  de  pujfs  au  sujet  de  mon  discours  sur  l'adresse,  ainsi  je  n'ai 
pas  besoin  d'y  venir  ajouter  mon  obole;  mais  la  vérité  est  que  c'a  été  mon 
meilleur.  » 

Hors  des  chambres,  à  Londres  du  moins,  tout  était  à  la  guerre. 
Fox  se  flattait  que  les  comtés  seraient  moins  belliqueux;  mais  en 
tous  cas  il  fallait  songer  à  un  plan  de  défense,  à  un  budget  de  la 
guerre;  on  disait  que  la  France  menaçait  d'une  invasion.  Alors  se 
manifesta  l'insuffisance  du  cabinet.  Les  Grenville  prirent  contre  lui 
tous  leurs  avantages.  Windham  se  distingua  par  des  vues  sur  l'or- 
ganisation militaire  du  pays  qui  frappèrent  Fox  et  qu'il  ne  pouvait 
s'empêcher  de  préférer  à  celles  du  ministère.  Conduit  ainsi  par  le 


138  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

cours  des  choses  à  se  rapprocher  d'anciens  adversaires  ou  d'alliés 
suspects,  il  conçut  une  heureuse  idée  :  c'était  de  saisir  ce  moment 
pour  une  motion  en  faveur  des  catholiques.  Lorsque  l'Irlande  pouvait 
être  le  premier  théâtre  du  débarquement  des  Français,  il  n'était  pas 
inutile  de  se  concilier  une  population  mécontente,  et  de  lui  enlever 
tout  prétexte  d'espérer  dans  l'étranger;  en  même  temps,  c'était  un 
moyen  d'éprouver  le  courage  de  la  nouvelle  opposition  et  de  la  com- 
promettre avec  la  cour;  enfin  c'était  placer  Pitt  dans  l'obligation  de 
choisir  entre  son  honneur  et  ses  chances  de  réconciliation  avec  le 
roi.  Fox  disposait  tout  pour  cette  habile  opération,  lorsque  le  prince 
de  Galles  lui  demanda  une  entrevue.  Il  avait  toujours  fait  bonne 
mine  à  ses  anciens  défenseurs;  seulement  il  se  laissait  conduire  par 
Sheridan,  qui  l'amusait  et  qui  flattait  tous  ses  goûts,  et  ses  ressen- 
timens  contre  Pitt  l'avaient  porté  à  une  demi-bienveillance  pour  le 
ministère;  puis,  exclu  par  la  jalousie  de  son  père  de  la  participa- 
tion qu'il  réclamait  aux  mesures  de  défense  du  territoire,  il  sou- 
haitait une  coalition  entre  Grenville,  Windham,  Fox  et  Grey.  Ses 
propositions  furent  écoutées;  on  lui  promit  qu'il  ne  serait  rien  fait 
qui  rendît  cette  alliance  impossible.  La  motion  pour  l'Irlande,  que 
Fox  avait  à  cœur,  lui  semblait  plutôt  un  moyen  de  faciliter  un  rap- 
prochement; mais  le  prince  était  incertain ,  Sheridan  opposé;  les 
défenseurs  avoués  de  l'Irlande,  Grattan  à  leur  tête,  croyaient  le  mo- 
ment mal  choisi.  Cependant  on  pouvait  compter  sur  les  Grenville; 
on  espérait  le  concours  consciencieux  de  Wilberforce,  le  concours 
politique  de  Canning.  Quant  à  Pitt,  «  il  ne  fera  jamais  le  saut  péril- 
leux,» disait  Fox.  Un  retard  parut  encore  nécessaire.  Fox  toutefois 
ne  renonça  pas  à  son  projet,  fallût-il  l'entreprendre  seul  avec  Fitz- 
patrick,  Whitbread,  Francis.  Il  comptait  sur  ceux  qu'il  appelait  les 
jeunes  gens,  parmi  lesquels  il  distinguait  surtout  lord  Henry  Petty. 
En  lui,  il  plaçait  déjà  de  grandes  espérances;  on  sait  si  elles  ont  été 
justifiées.  11  l'avait  connu  personnellement  à  Paris,  où  lord  Henry 
avait  fait  le  voyage  qui  commença  ses  relations  avec  tout  ce  que  la 
France  a  de  plus  distingué.  «  Quelques  mécomptes,  écrivait  Fox, 
que  Lansdowne  ait  pu  avoir  dans  sa  vie  publique,  et  malgré  d'autres 
chagrins  plus  sensibles  comme  père  de  famille,  il  serait  déraisonnable 
s'il  ne  regardait  pas  lord  Henry  comme  la  compensation  de  tous  ses 
chagrins.  » 

Les  choses  en  étaient  là,  lorsqu'on  reçut  la  proposition  formelle 
d'une  coalition  immédiate,  et  peu  après  l'on  sut  que  le  l'oi  était  re- 
pris de  son  ancien  mal.  Lord  Spencer  (1)  et  Windham  portaient  la 
parole  au  nom  des  Grenville;  on  demandait  à  s'allier  avec  tout  le 

(1)  Lord  Spencer,  ancien  whig  alarmiste,  ministre  avec  Pitt,  ne  doit  pas  être  con- 
fondu avec  lord  Robert,  trcdsième  fils  du  duc  de  JîarlLorough  et  membre  persistant  de 
l'opposition. 


CHARLES   FOX.  139 

parti  whig,  sans  consulter  Pitt  ni  se  soucier  de  ses  projets.  On  allait 
jusqu'à  dire  qu'il  avait  offert  au  roi  d'entrer  en  abandonnant  les  ca- 
tholiques. ((  Quel  homme  !  o  s'écrie  Fox  à  cette  nouvelle,  qui  du  reste 
ne  reposait  sur  rien  d'avéré.  L'oflre  le  tentait,  non  pour  lui-même, 
mais  pour  son  parti.  La  maladie  du  roi  ouvrait  encore  de  plus  vastes 
perspectives.  On  disait  que  sa  vie  ne  pouvait  se  prolonger,  et  Fox 
pouvait  s'attendre  à  voir  disparaître  ce  qu'il  regardait  comme  le 
grand  obstacle  à  toute  bonne  administration.  Ses  espérances  se  rele- 
vaient sans  que  son  ambition  se  ranimât.  ((  Préparez  votre  âme  à  tout 
ce  qu'il  faut  que  vous  soyez,  écrivait-il  àGrey,  si  les  choses  prennent 
un  tour  qui  ne  me  semble  pas  improbable.  Je  vous  donnerai  toute 
assistance;  mais  il  faut  que  vous  soyez  à  la  tête.  » 

L'opposition  fut  très  réservée  sur  la  maladie  du  roi.  On  n'adressa 
aucune  question  pressante;  le  ministère  ne  fit  que  de  demi-réponses. 
Chacun  voulait  évidemment  attendre,  afin  de  mieux  apprécier  la 
durée  et  l'issue  probable  de  ce  grave  incident.  Après  quelques  se- 
maines, on  annonça  que  le  roi  était  en  voie  de  convalescence.  Il  ne 
voyait  qu'un  de  ses  fils  et  un  ou  deux  ministres,  mais  c'était  assez 
pour  qu'on  dût  se  taire  dans  tous  les  partis.  Les  négociations  pour 
la  coalition  n'avaient  pas  été  interrompues.  Trois  questions  allaient 
donc  être  posées,  qui  pouvaient  devenir  décisives  :  la  médiation  de 
la  Russie,  l'Irlande  et  les  catholiques,  la  défense  du  pays.  Tout  le 
monde  était  fort  animé;  on  n'espérait  le  concours  de  Pitt  que  sur  la 
troisième  question.  Il  était  exaspéré  contre  les  ministres;  il  ne  les 
ménageait  plus.  ((  Mais,  dit  Fox,  il  craint  de  se  commettre  contre  la 
cour. . .  et  il  ne  peut  agir  en  homme. . .  La  cour  !  la  cour  !  Il  ne  saurait 
consentir  à  abandonner  ses  espérances  de  ce  côté,  et  par  ce  motif  il 
voudrait  rétrécir  toutes  les  questions  d'opposition,  de  manière  à 
n'être  engagé  que  sur  des  questions  isolées  ou  de  détail.  C'est  une 
triste  situation;  mais  même  le  faire  entrer  de  force,  c'est  une  irrup- 
tion sur  le  pouvoir  royal,  et  comme  telle  une  bonne  chose,  advienne 
après  ce  qu'il  pourra.  » 

Ici  la  correspondance  de  Fox  nous  manque.  Le  dernier  volume  de 
ses  Mémoires,  celui,  dit  lord  John  Russell,  qui  fera  connaître  sa  com- 
plète jonction  avec  lord  Grenville,  la  chute  du  ministère  Addington 
et  les  événemens  subséquens,  n'a  point  paru.  Nous  n'écrirons  plus 
dans  l'intime  confidence  de  celui  dont  nous  esquissons  la  vie.  No- 
tons seulement  que  les  termes  des  lettres  qu'il  écrivait  à  Grey  le 
28  mars,  et  même  le  13  avril  180ZI,  sont  tels,  quand  il  parle  de  la 
conduite  de  Pitt,  qu'on  ne  peut  admettre  qu'il  y  eût  alors  entre  eux 
un  rapprochement  personnel.  Or  c'est  dix  jours  après,  c'est  le  23  avril, 
que  fut  posée  la  question  décisive,  et  que  toutes  les  oppositions  com- 
binées donnèrent  l'assaut  au  cabinet,  qui  ne  survécut  pas  plus  d'une 
vingtaine  de  jours.  Dans  l'intervalle,  les  expressions  de  lord  John 


1/10  RE\UE    DES   DEUX    MONDES. 

Russell  autorisent  à  penser  que  Fox  s'unit  àGrenville  d'une  manière 
complète;  mais  rien  n'indique  qu'il  eût  reçu  ou  même  réclamé  de 
la  part  de  Pitt  les  assurances  d'un  concours  qui  n'aurait  jamais  été 
absolu  ni  cordial.  Seulement  on  vient  de  voir  qu'après  avoir  long- 
temps douté  du  retour  de  son  rival  au  pouvoir,  il  s'était  résigné  à 
contribuer,  s'il  le  fallait,  à  ce  retour,  pourvu  que  la  royauté  fût 
vaincue.  La  guerre  actuelle  n'était  plus  cette  guerre  de  principes  qu'il 
avait  détestée.  La  France  ne  soutenait  \Ai\s  la  cause  de  son  indépen- 
dance, mais  la  cause  de  sa  grandeur.  Son  gouvernement,  qui  s'annon- 
çait pour  devenir  prochainement  impérial,  n'était  plus,  surtout  après 
la  journée  du  21  mars  180/i  (1),  un  de  ces  pouvoirs  qui,  malgré  les 
rivalités  nationales,  pouvaient  inspirer  à  Fox  la  sympathie  et  la  bien- 
veillance. Tout  en  désirant  le  maintien  ou  le  rétablissement  de  la 
paix.   Fox  n'était  plus  séparé  par  un  abîme  des  partisans  de  la 
guerre,  et  ne  pouvait  que  désirer  qu'elle  fût  bien  conduite,  afin  que 
la  paix,  plus  honorable,  en  devhit  plus  facile.  Peu  lui  importaient  le 
succès  de  son  opposition  et  le  choix  de  ses  alliés.  Quoi  qu'il  arrivât, 
il  ne  pouvait  être  ni  dupe  ni  complice.  La  cause  libérale  n'avait  rien 
à  perdre  et  elle  pouvait  gagner  quelque  chose  à  servir  l'ambition 
de  gens  qui  un  seul  jour  auraient  eu  besoin  de  ses  défenseurs.  Je 
crois  d'ailleurs  que,  malgré  ses  efforts  d'impartialité,  Fox  se  faisait 
encore  illusion  'sur  la  situation  de  Pitt.  Il  le  jugeait  plus  affaibli  qu'il 
n'était,  et,  frappé  de  ses  défauts,  qui  à  la  vérité  n'avaient  jamais 
autant  paru  dans  tout  leur  jour,  il  le  croyait  destiné  à  se  perdre  ou 
à  confesser  sa  faiblesse,  en  demandant  secours  à  des  rivaux.  Cette 
appréciation  était  au  reste  plutôt  exagérée  que  fausse;  Pitt  ne  se  re- 
leva qu'à  demi,  et  quand  même  le  temps  lui  en  aurait  été  laissé,  il 
n'aurait  point  repris  ou  conservé  longtemps  l'autorité  incomparable 
dont  il  avait  joui  dans  le  passé. 

Le  23  avril  ISOZi,  Fox  demanda  que  la  chambre  se  formât  en 
comité  général.  Le  but  de  la  motion  était  la  révision  de  tous  les  bills 
adoptés  pour  la  défense  du  pays.  L'hostilité  de  la  proposition  était 
manifeste,  et  Pitt  l'appuya  en  termes  méprisans  pour  le  ministère. 
Il  fit  une  allusion  significative  à  l'utilité  de  l'union  entre  tous  les 
hommes  pénétrés  de  la  faiblesse  du  pouvoir  et  de  la  gravité  des  cir- 
constances. La  motion,  appuyée  par  Sheridan  et  AYindham,  Thomas 
Grenville  et  Whitbread,  Ganning  et  Burdett,  fut  rejetée  à  20/i  voix 
contre  256.  Trois  jours  après,  Pitt  s'opposa  à  la  lecture  d'un  bill 
sur  l'armée  de  réserve,  et  ne  succomJja  qu'à  203  voix  contre  2/iO.  Le 
roi  avait  repris  assez  de  raison  pour  s'indigner  et  proposer  à  ses  mi- 
nistres de  dissoudre  la  chambre;  mais  Addington  n'était  pas  homme 
à  jouer  le  jeu  de  Pitt  en  178/i.  Le  chancelier  lord  Eldon  fut  chargé 

(1)  Voyez  ce  que  Fox  dit  de  cet  événement^  Mémoires,  t.  lîl;  p.  247  et  461. 


CHARLES    FOX.  141 

d'écrire  à  Pitt,  dont  il  avait  été  déjà  l'intermédiaire  auprès  du  roi. 

Pitt  proposa  au  roi,  —  il  s'y  était,  dit-on,  engagé,  —  un  plan  d'ad- 
ministration où  Fox  et  lord  Grenville  devaient  trouver  place.  Le  roi  re- 
fusa l'un  et  consentit  de  mauvaise  grâce  au  second.  Le  premier  jour, 
Fox  avait  déclaré  que  sa  personne  ne  devait  être  un  obstacle  à  au- 
cun arrangement,  et  qu'il  lui  suffisait  d'avoir  ses  amis  dans  l'admi- 
nistration. Pitt  se  le  tint  pour  dit,  mais  Grey  et  les  autres  whigs  dé- 
clarèrent à  leur  tour  qu'ils  n'entreraient  point  sans  Fox,  et  lord 
Grenville  tint  le  môme  langage.  Pitt  trouva  indigne  le  procédé  de 
lord  Grenville;  mais  il  se  passa  de  lui,  il  se  passa  de  Fox  et  de  ses 
amis,  comme  il  se  passa  de  rien  stipuler  touchant  l'Irlande  et  les 
catholiques,  et  il  forma  son  ministère  avec  les  débris  de  celui  d'Ad- 
dington.  Les  hommes  qui  ont  après  lui  gouverné  l'Angleterre,  les 
lords  Eldon,  Liverpool,  Gastlereagh,  îlarrowby,  viennent  de  là.  Pitt 
ne  leur  amena  guère  que  lord  Melville  et  Canning  (12  mai  180/i). 

Il  était  peu  probable  que  cette  combinaison  ministérielle  fût  ré- 
servée à  de  hautes  destinées;  cependant  la  session  finit  assez  paisi- 
blement. Les  mesures  du  gouvernement  passèrent  à  des  majorités 
plus  faibles  que  celles  dont  Addington  ne  s'était  pas  contenté.  Pitt 
ne  s'ébranlait  point  pour  si  peu,  et  malgré  l'opposition  de  Gren- 
ville et  d' Addington,  malgré  les  sarcasmes  de  Sheridan  et  l'habile 
résistance  de  Grey,  qui  devint  son  plus  sérieux  adversaire,  il  tint 
ferme  et  gagna  une  première  année.  Il  avait  toujours  porté  dans  la 
guerre  plus  de  résolution  que  d'activité.  Les  grandes  combinaisons 
lui  allaient  mieux  que  les  hasardeuses  entreprises.  Contre  la  France, 
il  se  borna  aux  précautions  d'un  système  défensif.  Tout  son  espoir 
était  dans  une  nouvelle  coalition  européenne.  Il  travaillait  ardem- 
ment à  la  former. 

A  la  session  suivante,  il  se  présenta  devant  le  parlement  sans 
avoir  à  lui  offrir  de  grands  résultats.  Il  se  sentit  assez  affaibli  pour 
rechercher  l'alliance  d'Addington  lui-même,  qui,  sous  le  titre  de  lord 
Sidmouth,  devint  président  du  conseil.  Grenville  et  toute  l'opposi- 
tion n'en  éclatèrent  pas  moins.  Pitt  se  défendit  avec  son  talent  accou- 
tumé; mais  quoiqu'il  obtînt  facilement,  en  mesures  et  en  argent,  tout 
ce  qu'il  voulait  pour  la  guerre,  la  session  fut  pour  lui  une  suite  de 
rudes  épreuves.  Il  aurait  voulu  ajourner  la  question  de  la  traite, 
qu'on  avait  failli  décider  favorablement  l'année  précédente.  Il  ne  put 
obtenir  un  répit  de  la  sainte  ardeur  de  AVilberforce,  et  tout  en  se 
donnant  la  bonne  grâce  apparente  d'appuyer  sa  motion,  il  la  laissa 
combattre  par  ses  collègues,  qui  la  firent  rejeter.  Puis  vint  l'embar- 
rassante question  des  catholiques.  Cette  question  est  la  gloire  des 
whigs.  Au  risque  d'alîaiblir  leur  parti,  de  compromettre  leur  popu- 
larité, de  créer  dans  l'avenir  à  la  liberté  politique  de  sérieuses  diffi- 
cultés, ils  ont  en  tout  temps,  pour  le  seul  honneur  des  principes,  par 


1A2  REYUE    DES    DEUX   MONDES. 

pur  respect  de  la  justice,  épousé  noblement  une  cause  qui  n'était  la 
leur  que  parce  qu'ils  étaient  les  ennemis  de  l'oppression,  Pitt,  em- 
barrassé de  leur  attaque,  n'avait  point,  pour  se  défendre  à  l'aise,  les 
préjugés  passionnés  d'un  lord  Elclon,  qui  tenait  rudement  tête  à  lord 
Grenville,  et  il  lui  fallut  opposer  à  Fox  des  distinctions  douteuses, 
des  restrictions  subtiles,  et  plaider  les  circonstances  contre  les  prin- 
cipes. Les  pétitions  des  catholiques  furent  rejetées,  mais  la  considé- 
ration de  Pitt  ne  gagna  pas  à  cette  victoire.  Enfin  un  dernier  coup 
l'attendait.  Une  irrégularité  financière,  qui,  si  elle  n'avait  les  carac- 
tères du  péculat,  pouvait  en  avoir  rapporté  les  bénéfices,  fut  prouvée 
contre  lord  Melville,  et,  provoquée  par  Whitbread,  une  accusation 
de  la  chambre  des  communes  alla  frapper  jusque  dans  le  pouvoir  ce 
fidèle  Dundas,  le  vieux  compagnon  des  travaux  du  premier  ministre 
dans  ses  jours  de  puissance  et  de  fortune.  Il  fallut  que  la  main  de  Pitt 
rayât  le  nom  de  Melville  de  la  liste  même  du  conseil  privé. 

Cette  cruelle  affaire  avait  troublé,  divisé  le  cabinet;  lord  Sidmouth 
s'était  retiré;  la  situation  ministérielle  paraissait  en  péi'il  pour  la 
session  prochaine.  Cependant  Pitt  attendait  d'ailleurs  la  diversion 
qui  devait  le  sauver.  11  avait  décidé  la  Piussie;  la  coalition  était  for- 
mée; l'Autriche  y  accéda  le  2h  août  1805.  Les  côtes  d'Angleterre  ces- 
sèrent d'être  menacées  par  le  camp  de  Boulogne,  la  guerre  s'étendit 
sur  un  plus  vaste  théâtre;  mais  si  le  patriotisme  de  Pitt  put  s'enor- 
gueillir de  la  journée  du  20  octobre,  où  Nelson  triomphant  mourait 
à  Trafalgar,  sa  politique  recevait  presque  le  même  jour  un  échec 
mortel  par  la  capitulation  d'Llm.  La  bataille  d'Austerlitz  était  gagnée 
le  2  décembre,  et  la  paix  de  Presbourg  signée  le  26.  Triste,  affaibli, 
malade,  Pitt  mourut  le  23  janvier  suivant  (1806).  Il  n'avait  que 
quarante-sept  ans.  On  a  remarqué  qu'à  cet  âge  son  père  n'avait  pas 
encore  été  ministre. 

Le  parlement  fut  convié  à  lui  voter  des  honneurs  funèbres.  La 
mort  rehausse  toute  gloire,  et  les  Anglais  ne  sont  ingrats  envers  au- 
cun de  leurs  grands  hommes.  Leur  reconnaissance  est  une  partie  de 
leur  orgueil.  Pitt,  malgré  sa  décadence,  laissait  un  large  vide  dans 
les  affaires  de  son  pays.  Malgré  les  revers  de  sa  politique,  rien  de 
plus  légitime  que  les  hommages  qu'on  voulut  lui  rendre.  Toutefois 
Fox  ne  pouvait  s'y  associer.  On  a  beaucoup  loué  ce  qu'il  dit  dans 
cette  occasion  et  les  éloges  qu'il  donna  à  quelques-unes  des  grandes 
qualités  de  son  rival.  Son  langage  en  effet  ne  fut  pas  sans  noblesse, 
mais  je  le  louerai  surtout  de  sa  franchise;  je  le  louerai  de  s'être 
mis  au-dessus  de  l'affectation  d'une  fausse  générosité,  et  d'avoir 
refusé  résolument  d'affaiblir  l'autorité  de  ses  convictions  en  s'incli- 
nant,  même  pour  un  moment,  devant  la  politique  qu'il  avait  combat- 
tue pendant  vingt-cinq  années. 


CHARLES    FOX.  1A3 


V. 


La  succession  de  Pitt  ne  pouvait  rester  incertaine.  L'entêtement 
du  roi  n'avait  plus  d'asile.  Lord  Sidmouth  lui-même  était  en  rupture 
ouverte  avec  ses  ministres.  Il  fallut  donc  accepter  lord  Grenville  pour 
premier  lord  de  la  trésorerie  et  Fox  pour  secrétaire  d'état  des  af- 
faires étrangères.  Les  deux  autres  secrétaires  d'état  furent  pour  l'in- 
térieur lord  Spencer  et  pour  les  colonies  Windliam;  lord  Sidmouth 
eut  le  sceau  privé.  Tout  le  reste  appartint  aux  whigs;  Erskine  fut 
chancelier,  et  en  montant  à  la  pairie  il  fit  graver  sous  ses  armoiries 
cette  devise  unique  dans  les  annales  héraldiques  :  La  procédure  par 
Jurés  {trial  by  jury).  Grey,  maintenant  lord  Howick,  car  son  père 
avait  été  fait  comte,  fut  premier  lord  de  l'amirauté;  lord  Fitz William 
président  du  conseil,  le  duc  de  Bedford  lord-lieutenant  d'Irlande, 
Fitzpatrick  secrétaire  de  la  guerre,  Sheridan  trésorier  de  la  marine; 
enfin  lord  Henry  Petty,  qui  n'avait  que  vingt-six  ans,  fut  chancelier 
de  l'échiquier.  Depuis  longtemps  l'Angleterre  n'avait  eu  à  la  tête  de 
ses  affaires  une  administration  égale  à  celle-là. 

Fox  s'était  cru  sincèrement  hors  du  pouvoir  pour  le  reste  de  sa 
vie,  peut-être  même  avait-il  espéré  qu'im  retour  de  ses  opinions  et 
de  son  parti  pourrait  s'accomplir  sans  lui.  Dans  une  lettre  où  il  par- 
lait de  divers  projets  littéraires,  il  s'écriait  deux  ans  auparavant  : 
<(  Oh  !  que  je  voudrais  décider  mon  âme  à  prendre  pour  règle  de 
consacrer  le  reste  de  mes  jours  à  de  tels  sujets,  et  uniquement  à  de 
tels  sujets!  Oui,  je  crois  plutôt  finir  ainsi,  et  pourtant,  s'il  y  avait 
une  chance  de  rétablir  un  fort  parti  whig,  quel  qu'il  fût, 

Non  adeo  lias  exosa  manus  Victoria  fugit, 

Ut  tauta  quicquam  pro  spe  tentare  recusem.  » 

Le  moment  venu,  il  se  dévoua.  Bien  qu'on  pût  entrevoir  sur  son 
visage  les  signes  d'une  altération  menaçante  de  sa  santé,  jusque-là 
si  forte,  on  le  retrouva  tout  entier.  Il  se  replongea  dans  les  affaires. 
Son  exactitude,  sa  lucidité,  son  esprit  juste  et  pratique,  la  promp- 
titude de  son  travail,  le  mérite  de  ses  dépêches  furent  remarqués 
comme  autrefois.  Les  ministres  étrangers  aimaient  sa  franchise  bien- 
veillante, et  l'on  dit  même  qu'il  finit  par  plaire  au  roi.  Les  rois- 
estiment  beaucoup  dans  leurs  ministres  l'humeur  facile,  l'égalité, 
l'absence  de  toute  vanité  inquiète  et  irritable,  et  tiennent  quelque- 
fois à  la  vie  douce  plus  encore  qu'à  la  conformité  des  vues  et  à  l'ac- 
cord des  opinions.  Parce  que  Fox  était  éloquent  et  qu'il  aimait  les 
lettres,  on  aurait  grand  tort  de  le  considérer  comme  un  artiste, 
c'est-à-dire  comme  un  composé  de  maux  de  nerfs,  d'amour-propre 


ihh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  d'imagination.  C'était  un  homme  né  pour  les  affaires  publiques, 
et  qui  savait  vivre  et  traiter  avec  les  hommes. 

La  situation  générale  n'était  ni  commode  ni  brillante.  La  France 
montait  au  comble  de  la  gloire,  et  les  revers  de  la  politique  de  la 
guerre  ne  facilitaient  pas  la  politique  de  la  paix.  Cependant  on  pouvait 
considérer  qu'à  l'exception  du  Hanovre,  conquis  par  l'empereur  et 
donné  à  la  Prusse,  l'Angleterre  n'avait  rien  perdu.  Son  empire  des 
Indes  était  assuré:  elle  détenait  Malte,  le  Cap,  presque  toutes  nos  co- 
lonies; la  bataille  de  Trafalgar  illustrait  ses  armes.  La  coalition  dont 
Pitt  était  le  principal  artisan  avait  payé  cher  ses  défaites;  mais,  en  la 
formant,  Pitt  avait  éloigné  son  ennemi  des  côtes  de  l'Angleterre,  et 
la  conduite  de  la  guerre  continentale  ne  pouvait  après  tout  être  re- 
prochée à  sa  mémoire.  Fox  pouvait  donc  songer  à  la  paix  sans  exi- 
ger de  son  pays  un  grand  sacrifice.  Son  premier  acte  parlementaire 
fut  guerrier  néanmoins.  La  Prusse,  en  acceptant  le  Hanovre,  quoi- 
qu'elle alléguât  la  contrainte,  avait  encouru  et  mérité  l'hostilité  de 
l'Angleterre.  Un  message  du  roi  fut  en  conséquence  communiqué 
au  parlement,  et  Fox  inaugura  sa  diplomatie  par  une  rupture  nou- 
velle, mais  indispensable.  Ce  fut  un  hasard  heureux  qui  le  mit  en 
relation  avec  le  cabinet  français.  H  reçut  un  jour  la  visite  d'un 
personnage  se  disant  Français,  et  qui  venait  lui  confier  un  projet 
d'assassinat  contre  l'empereur  Napoléon.  11  s'empressa  de  le  livrer  à 
la  police,  et  d'écrire  à  M.  de  Talleyrand  pour  le  prévenir  et  lui  oflVir 
tous  les  moyens  de  recherche  et  d'information  que  la  chose  pourrait 
exiger.  M.  de  Talleyrand  était  lié  de  tout  temps  avec  lui;  de  tout 
temps  aussi,  c'était  à  regret  qu'il  avait  vu  la  lutte  des  deux  pays. 
Ministre  du  directoire,  on  l'avait  accusé  d'une  politique  anglaise. 
H  savait  que  Napoléon  était  dans  un  de  ces  momens  où  la  paix  avec 
l'Angleterre  tentait  sa  sagesse.  Il  répondit  par  des  remerciemens 
et  des  complimens.  L'empereur,  en  recevant  la  communication, 
s'était  écrié  qu'il  reconnaissait  là  M.  Fox.  «  Remerciez-le  de  ma 
part,  avait  dit  sa  majesté,  et  dites-lui  que,  soit  que  la  politique  de 
son  souverain  nous  fasse  rester  encore  longtemps  en  guerre,  soit 
qu'une  querelle  inutile  pour  l'humanité  ait  un  terme  aussi  rappro- 
ché que  les  deux  nations  doivent  le  désirer,  je  me  réjouis  du  nou- 
veau caractère  que  par  cette  démarche  la  guerre  a  déjà  pris...  M.  Fox 
est  un  des  hommes  les  mieux  faits  pour  sentir  en  toutes  choses  ce 
qui  est  beau,  ce  qui  est  vraiment  grand.  »  Fox  répondit  en  offrant 
directement  la  paix.  «  Cette  proposition,  dit  M.  Thiers,  charma  Na- 
poléon. »  Une  négociation  par  correspondance  à  la  fois  officielle  et 
privée  des  deux  ministres  s'engagea.  Fox  disait  dans  une  de  ses 
lettres  :  ((  Je  suis  sensible  au  dernier  point,  comme  je  dois  l'être, 
aux  expressions  obligeantes  dont  le  grand  homme  que  vous  servez 


CHARLES    FOX.  l/i5 

a  fait  usage  à  mon  égard...  Les  regrets  sont  inutiles;  mais  s'il  pou- 
vait voir  du  même  œil  dont  je  l'envisage  la  vraie  gloire  qu'il  serait 
en  droit  d'acquérir  par  une  paix  modérée  et  juste,  que  de  bonheur 
n'en  résulterait-il  pas  pour  la  France  et  pour  l'Europe  entière!  » 
(22  avril  1806.) 

Au  moment  où  cette  lettre  était  écrite,  la  négociation  semblait 
près  de  se  rompre  ;  mais  la  lettre  même  servit  à  la  renouer.  Lord 
Yarmouth,  retenu  comme  prisonnier  en  France,  était  chargé  de  la 
suivre;  plus  tard,  lord  Lauderdale  lui  fut  adjoint.  Napoléon,  juste- 
ment mécontent  de  la  Prusse,  était  disposé  à  faire  disparaître  la 
j)lus  grande  difficulté  en  restituant  le  Hanovre.  On  en  était  presque 
à  ne  plus  discuter  que  deux  choses,  —  si  l'Angleterre,  qui  devait 
garder  toutes  ses  conquêtes  maritimes,  rendrait  Surinam;  si  la 
France,  qui  devait  garder  toutes  ses  conquêtes  continentales,  exige- 
rait la  Sicile  pour  le  roi  Joseph.  C'est  un  de  ces  rares  et  précieux 
momens  qu'on  ne  rencontre  pas,  en  lisant  notre  histoire  de  ce  siècle, 
sans  un  serrement  de  cœur.  Malgré  quelques  défiances  réciproques, 
malgré  quelques  nuages  sans  cesse  renaissans,  dissipés  sans  cesse, 
on  semblait  approcher  du  terme.  La  raideur  ombrageuse  du  cabinet 
britannique  et  son  peu  de  promptitude  à  juger  des  intentions  vraies 
de  ceux  avec  qui  il  traite,  ces  deux  défauts,  qui  ont  plus  nui  à  sa  re- 
nommée que  ne  l'auraient  fait  de  flagrantes  violations  de  la  foi  et  de 
la  justice,  cédaient  au  libre  et  généreux  génie  d'un  homme  incom- 
parablement placé  pour  être  le  réconciliateur  de  nos  deux  pays.  Do- 
minant les  entraînemens  de  la  victoire,  la  juste  satisfaction  d'être 
si  grand  laissait  encore  l'âme  de  Napoléon  ouverte  aux  inspirations 
de  la  vraie  sagesse,  et  les  gigantesques  idées  dont  se  repaissait  son 
imagination  ne  se  tournaient  pas  en  exigences  hautaines,  incompati- 
bles avec  l'honneur  et  la  sécurité  de  tous.  Le  malheur  voulut  que  la 
Prusse,  qui  n'avait  pas  osé  s'unir  à  la  dernière  coalition,  humiliée  de 
son  inaction,  de  l'insignifiance  à  laquelle  la  condamnait  sa  duplicité 
versatile,  confondant,  suivant  son  usage,  sa  vanité  avec  son  ambi- 
tion, imaginât  de  se  faire  menaçante  et  réveillât  le  génie  de  la  guerre 
à  peine  assoupi.  Il  fallut  surtout  qu'un  mal  grave  et  rapide  vînt  af- 
faiblir et  suspendre,  puis  bientôt  anéantir  Finduence  de  Fox,  qui 
mourut  un  mois  juste  avant  la  bataille  d'Iéna. 

Encore  en  possession  de  ses  forces,  il  avait  parcouru  non  sans 
honneur  la  dernière  session  où  il  lui  ait  été  donné  de  se  faire  en- 
tendre. Il  aurait  désiré  que  l'émancipation  des  catholiques  fût  un  de 
ses  premiers  actes;  mais  c'était  dissoudre  le  cabinet  en  le  formant. 
Il  dit  à  l'Irlande  de  choisir  entre  un  débat  stérile  et  un  ministère 
ami,  et  l'Irlande  ajourna  elle-même  ses  griefs.  En  faisant  voter  la 
chambre  sur  l'existence  de  l'armée,  il  introduisit  dans  le  mutiny  hili 

TOME    1,  10 


l/i6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

une  clause  qui  limitait  la  durée  du  service,  innovation  qui  nous  sem- 
ble bien  simple,  mais  qui  pouvait  faire  préjuger  une  réorganisation 
future  de  l'armée  anglaise,  en  effaçant  quelque  chose  de  ce  caractère 
de  servitude  militaire  qu'elle  n'a  pas  perdu  tout  à  fait  encore.  Enfin 
il  est  un  autre  esclavage,  celui-là  odieux  et  détestable,  auquel  Fox 
eut  la  joie  de  porter  un  coup  fatal.  Le  10  juin  1806,  la  chambre, 
qui  ne  savait  pas  qu'elle  l'écoutait  pour  la  dernière  fois,  l'entendit 
demander  à  son  pays  l'abolition  de  la  traite  des  noirs.  Wilberforce  et 
Ganning,  Francis  et  Romilly,  William  Smith,  le  fidèle  défenseur  de  la 
liberté  religieuse,  lord  Henry  Petty,  destiné  à  siéger  dans  le  minis- 
tère qui  devait  abolir  l'esclavage  aux  colonies,  plaidèrent  à  l'envi 
la  noble  cause  alors  triomphante,  et  dans  le  monument  funèbre  élevé 
dans  Westminster  à  la  mémoire  de  Fox,  un  Africain  agenouillé  étend 
vers  le  lit  du  mourant  ses  bras  dont  les  fers  tombent  en  se  brisant. 
Fox  avait  au  commencement  du  printemps  passé  à  Sainte-Anne  ses 
derniers  jours  heureux.  Revenu  à  Londres,  il  éprouva  vers  la  fin  de 
mai  quelque  indisposition,  et  au  milieu  de  juin  il  se  sentit  décidé- 
ment malade.  Le  premier  jour  qu'il  fut  forcé  de  s'arrêter,  il  se  fit  lire 
le  quatrième  livre  de  l'Enéide.  Son  état  parut  bientôt  dans  toute  sa 
gravité,  et  l'on  reconnut  les  symptômes  de  Ihydropisie.  On  ne  tarda 
pas  à  recourir  aux  opérations  pénibles  et  vaines  qui  donnent  au 
moins  quelque  soulagement.  Dès  qu'il  se  sentit  un  peu  moins  mal, 
il  soupira  après  la  campagne.  Sainte-Anne  étant  trop  éloigné,  on 
le  transporta  à  quelques  milles  de  Londres,  à  Chiswick-House,  l'élé- 
gante villa  italienne  du  duc  de  Devonsîiire.  Là  il  se  trouva  assez 
bien  pour  prendre  plaisir  à  revoir  les  tableaux  qui  ornent  la  maison 
et  pour  se  faire  lire,  avec  sa  chère  Enéide,  des  fragmens  de  Dryden, 
de  Swift  et  de  Johnson;  mais  bientôt  les  symptômes  alarmans  repa- 
rurent, l'angoisse  devint  insupportable,  il  fallut  encore  recourir  à 
une  opération  qu'il  supporta  avec  beaucoup  de  sérénité.  Tant  qu'il 
l'avait  pu,  il  avait  vu  plusieurs  de  ses  amis,  lord  Grey,  qui  obtint  de 
lui  amener  une  fois  Sheridan,  lord  Robert  Spencer,  surtout  lord 
Fitzwilliam  et  le  général  Fitzpatrick.  Un  jour  l'un  d'eux  lui  dit 
(son  mal  était  alors  moins  avancé)  qu'il  espérait  le  mener  à  Noël  à 
la  campagne  avec  quelques  amis,  que  ce  changement  de  lieu  lui 
serait  bon,  que  ce  serait  une  scène  nouvelle.  ((  Oui,  répondit  Fox 
en  souriant  tristement,  je  serai  sur  une  scène  nouvelle  à  Noël.  » 
Puis,  avec  plus  de  gravité  :  «  Mylord,  que  pensez-vous  de  l'état  de 
l'âme  après  la  mort?  »  Et  comme  on  ne  lui  répondait  pas,  il  conti- 
nua :  «  Qu'elle  est  immortelle,  j'en  suis  convaincu.  L'existence  de 
la  Divinité  prouve  que  l'esprit  existe  :  pourquoi  donc  l'âme  ne  sub- 
sisterait-elle pas  dans  une  autre  vie?  J'y  aurais  cru,  quand  le  chris- 
tianisme ne  me  l'aurait  pas  dit...  Mais  quelle  sera  cette  existence, 


CHARLES    FOX.  147 

cela  me  passe.  »  M"^  Fox  lui  prit  la  main  en  pleurant.  «  Je  suis  heu- 
reux, lui  dit-il,  je  suis  plein  de  confiance,  et  je  puis  dire  plein  de 
certitude.  »  Fitzpatrick,  miss  Fox,  une  nièce  qu'il  chérissait,  lord 
Holland  qu'il  traitait  comme  son  fds,  ne  le  quittaient  point  dans  ses 
derniers  jours.  On  raconte  qu'il  vit  aussi  lord  Henry  Petty,  et  qu'il 
lui  dit  :  u  Tout  ceci  est  dans  le  cours  de  la  nature;  je  suis  heureux; 
votre  tâche  est  difficile,  ne  désespérez  pas.  »  L'avant-veille  de  son  der- 
nier jour,  il  demanda  à  lord  Holland  s'il  n'y  avait  plus  d'espoir.  Lord 
Holland  ne  le  trompa  point;  Fox  lui  serra  la  main.  Quand  un  jeune 
ecclésiastique,  M.  Bouverie,  vint  lui  lire  les  prières,  il  écouta  avec 
le  plus  grand  calme  et  se  tut.  Pendant  les  dernières  luttes,  ses  yeux 
se  portaient  avec  tendresse  sur  tous  ceux  qui  l'entouraient;  mais 
quand  il  regardait  sa  femme,  ses  yeux  exprimaient  la  tendresse  et 
la  compassion.  11  paraissait  inquiet  de  la  laisser  faible  et  isolée. 
<(  Je  meurs  heureux,  »  telles  furent  ses  dernières  paroles;  puis  ses 
regards  se  fixèrent  plusieurs  fois  sur  sa  femme,  il  la  nomma  et  fit 
effort  pour  prononcer  des  mots  qu'on  ne  put  entendre.  Il  mourut  à 
Chiswick,  le  13  septembre  1806,  à  six  heures  vingt  minutes  du  soir. 

On  a  fait  connaître  son  testament,  qui  ne  contient  que  des  mar- 
ques de  souvenir  à  ses  amis  et  quelques  dispositions  pour  assurer  le 
sort  de  sa  veuve.  On  dit  qu'il  voulait  être  enterré  à  Ghertsey,  près  de 
Saint-Ann's  hill;  mais  il  fut  décidé  que  de  solennelles  funérailles 
lui  étaient  dues.  Elles  furent  célébrées  avec  pompe,  et  son  tombeau 
est  à  l'abbaye  de  Westminster. 

Nos  efforts  auraient  bien  mal  répondu  à  notre  pensée,  si  ce  qu'on 
vient  de  lire  n'avait  un  peu  fait  voir  combien  Fox  était  digne  d'être 
aimé.  On  a  contesté  plusieurs  de  ses  qualités,  blâmé  sa  conduite, 
critiqué  ses  vues.  On  lui  a  donné  de  grandes  louanges  et  bien  di- 
verses, mais  au-dessus  des  critiques  et  même  des  éloges  un  aveu 
unanipie  s'élève  :  il  était  bon.  C'était  une  de  ces  natures  instinctive- 
ment honnêtes  et  généreuses  que  fesprit  de  parti  lui-même  ne  réus- 
sit point  à  haïr.  En  Angleterre  aujourd'hui,  tous  les  partis  ne  par- 
lent de  lui  qu'avec  un  bienveillant  respect,  et  sa  mémoire  est  aimée. 

Deux  ans  après  sa  mort,  son  histoire  de  la  première  partie  du 
règne  de  Jacques  II  fut  publiée  par  les  soins  de  lord  Holland.  Cet 
ouvrage,  qui  n'est  pas  achevé,  devait  être  un  tableau  de  la  révolu- 
tion qui  a  fondé  sous  sa  forme  définitive  la  liberté  de  l'Angleterre. 
Fox  attachait  le  plus  grand  prix  à  son  travail.  Quoique  souvent  in- 
terrompu, il  le  poursuivit  pendant  plusieurs  années  avec  plus  d'ar- 
deur que  de  continuité.  Il  était  conduit  par  deux  sentimens  qu'il 
voulait  allier  et  qui  ne  sont  point  incompatibles,  l'amour  de  sa  cause 
et  l'amour  de  la  vérité.  Il  travaillait  lentement  et  se  défiait  de  ses 
habitudes  de  tribune.   «  Je  viens  de  finir  mon  introduction,  écrit-il 


ihS  REYUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  LaiiderdaiG,  son  conseiller  ordinaire,  et  après  tout,  elle  ressemble 
plus  à  un  discours  qu'il  ne  faudrait.  »  Grand  partisan  de  la  vieille 
langue  anglaise,  il  disait  qu'il  ne  voulait  pas  se  servir  d'un  mot  qui 
n'eût  l'autorité  de  Dryden.  Quant  au  fond  de  l'histoire,  l'esprit  qui 
l'inspirait  n'a  rien  d'équivoque.  On  a  vu  que,  comme  Chatham, 
comme  Walpole,  comme  tout  le  monde,  excepté  la  société  française 
du  xviii''  siècle,  il  blâmait  fort  la  politique  de  Hume,  et  il  voulait 
annexer  à  son  ouvrage,  s'il  le  terminait,  un  examen  de  V Histoire  des 
StiKtrts  de  l'illustre  Écossais,  qu'il  accusait  de  partialité  pour  une 
dynastie  de  compatriotes.  Ce  n'est  pas  en  ce  sens  que  Fox  pouvait 
être  soupçonné,  et  l'on  a  cité  cent  fois  l'arrêt  qu'il  a  rendu  contre 
les  restaurations. 

Son  ouvrage  n'a  point  cependant  paru  au  niveau  des  espérances 
que  le  nom  de  l'auteur  faisait  concevoir.  Quoique  amateur  très  éclairé, 
très  passionné  des  beautés  de  l'art.  Fox  n'était  pas  un  habile  éc^- 
vain;  il  avait  trop  peu  écrit  pour  acquérir  cette  expérience  du  métier 
qui  simule  le  talent.  Deux  ou  trois  articles  dans  un  journal  oublié, 
fhe  EngJishman,  qui  paraissait  en  1779,  sa  lettre  aux  électeurs  de 
Westminster,  son  éloge  du  cinquième  duc  de  Bedford,  et  son  frag- 
ment d'histoire,  voilà  tout  ce  qu'il  a  fait.  Il  ne  faut  donc  pas  cher- 
cher un  grand  art  dans  son  livre,  mais  on  y  doit  reconnaître  une  réelle 
valeur  historique.  Il  tenait  à  savoir  le  vrai,  et  il  a  donné  rexem]Dle 
de  s'en  enquérir  en  remontant  aux  sources  et  en  écrivant  l'histoire 
sur  pièces.  La  sincérité  éclate  partout  dans  son  récit  et  dans  ses  ju- 
gemens;  un  fonds  de  bienveillance  se  montre  dans  sa  justice,  même 
dans  son  injustice,  s'il  en  a  quelquefois,  et  toujours  on  reconnaît  la 
ferme  intention  de  ne  condamner  qu'à  coup  siir,  et  de  tenir  compte 
de  toutes  les  circonstances  avant  de  prononcer.  Sa  manière  de  juger 
n'est  point  implicite;  il  examine,  il  discute  en  présence  du  lecteur. 
€t  son  histoire  attache  la  raison  comme  une  discussion  bien  suivie. 
Tel  nous  semble  le  mérite  de  l'ouvrage  de  Fox,  et  l'on  serait  heureux 
d'avoir  sur  tous  les  grands  événemens  de  l'histoire  un  essai  pareil 
d'un  pareil  homme  d'état. 

C'est  l'orateur  qu'il  aurait  fajiu  faire  connaître,  et  nous  devons 
nous  borner  à  le  louer.  Précisément  parce  que  Fox  était  le  véritable 
orateur  politique,  on  citerait  de  lui  plus  de  beaux  discours  que  de 
beaux  passages;  on  admirait  plus  ses  mouvemens  que  ses  expres- 
sions. Il  parlait  comme  on  agit,  avec  un  but,  pour  un  certahi  au- 
ditoire, en  vue  de  certaines  circonstances.  Quoique  profondément 
lettré,  ce  n'était  pas  un  ouvrier  en  paroles.  Son  esprit  n'était  point 
spéculatif.  Il  avait  si  peu  de  goût  pour  l'abstraction,  qu'en  rendant 
hommage  à  Smith  et  en  soutenant  ses  principes  par  instinct,  il  ne 
faisait  aucun  cas  de  l'économie  politique.  «  C'était,  dit  un  critique 


CHARLES    FOX.  l/l9 

ingénieux,  Hazlitt,  un  esprit  exclusivement  historique,  un  raisonneur 
en  fait,  malter  of  fact  reasuner.  Si  Burke  avait  trop  d'imagination, 
Fox  en  avait  trop  peu.  La  pratique  manquait  à  l'un,  le  scientifique  à 
l'autre.  »  Il  ne  commandait  pas  comme  Chatham,  il  ne  séduisait  pas 
comme  Pitt  par  la  grâce  de  la  diction  et  en  relevant  par  la  dignité 
des  paroles  la  subtilité  des  argumens.  11  cherchait  à  fixer  les  esprits 
sur  la  question  même;  il  la  possédait  en  maître,  et  ayant  l'entliou- 
siasme  de  la  conviction ,  il  la  communiquait  peu  à  peu  par  la  puis- 
sance et  la  chaleur  de  la  discussion.  «  Il  était,  dit  encore  ce  critique 
difficile,  de  la  classe  des  hommes  communs,  mais  le  premier  de  cette 
classe.  Ses  caractères  saillans  étaient  la  force  et  la  simplicité.  »  J'ai 
lu  dans  le  cabinet  de  lord  Brougham,  au  bas  d'un  beau  et  expressif 
buste  de  Fox,  les  mots  célèbres  d'Eschine  parlant  de  Démosthène, 
et  ces  mots  expriment,  je  le  sais,  l'opinion  de  lord  Brougham  lui- 
«^•même.  Cependant  lord  Erskine,  sans  pour  cela  le  mettre  au-dessous 
de  Démosthène,  croit  que  l'éloquence  antique  était  plus  travaillée, 
plus  faite  pour  le  cabinet  que  l'éloquence  anglaise.  L'expédition  des 
affaires  à  laquelle  celle-ci  est  consacrée  comporte  moins  de  médi- 
tation et  d'art;  elle  exige  à  la  fois  plus  d'instruction  et  de  rapidité. 
Selon  lui,  définir  le  talent  de  Fox,  c'est  définir  l'éloquence  même, 
en  tant  qu'appliquée  aux   affaires  du  gouvernement  britannique. 
Quoiqu'il  fît  grand  cas  de  l'action  extérieure,  il  s'en  occupait  peu 
pour  lui-même.  Il  commençait  avec  lenteur,  son  débit  était  d'abord 
pesant  :  il  hésitait,  il  semblait  comme  submergé  dans  ses  pensées; 
mais  il  s'animait  peu  à  peu,  se  saisissant  de  son  sujet,  non  par  mé- 
thode, mais  d'une  manière  impi'évue.  Sa  fertilité  d' argumens  était 
infinie,  et  sans  cesser  un  moment  de  discuter,  il  arrivait  à  la  plus 
entraînante  véhémence. 

Nul  n'était  plus  habile  à  mettre  en  lumière  le  faible  de  l'adver- 
saire. Son  invective  accablante  était  toujours  motivée  par  la  réfutation. 
Elle  était  comme  la  conséquence  naturelle  de  l'absiiifdité  et  de  pis 
encore  qu'il  venait  de  démontrer  ou  qu'il  avait  à  combattre.  Pitt  pos- 
sédait un  art  plus  savant,  une  voix  admirable,  une  manière  de  dire 
noble  et  facile,  un  grand  talent  d'exposition,  plus  de  subtilité  que 
de  nerf  dans  l'argumentation,  une  mesure  et  un  tact  si  justes  et  si 
prompts,  que  Windham  disait  qu'il  aurait  improvisé  un  discours  de 
la  couronne.  Malheureusement  il  était  monotone,  il  ne  réfutait  que 
par  le  sarcasme,  où  il  excellait,  même  en  présence  de  Sheridan,  et 
quelques  traits  brillans  et  rares  ne  le  préservaient  pas  toujours  de  la 
froideur  et  de  l'aridité."  Sa  passion  contenue  se  communiquait  peu. 
Pitt  imposait,  Fox  entraînait.  Ses  meilleures  choses  ont  été  entière- 
ment improvisées.  C'était  un  général  de  champ  de  bataille.  Jamais 
orateur  n'a  mieux  conservé  la  raison  dans  la  passion,  ou  porté  plus 


150  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avant  la  passion  dans  la  raison,  et  sans  calcul  visible,  sans  efforts 
apparens,  il  atteignait  le  bat  suprême  de  l'art  en  conservant  dans  son 
talent  ce  qu'admirait  Grattan,  et  ce  qu'on  pouvait  retrouver  dans  toute 
sa  personne, .le  charme  du  naturel  et  une  grandeur  négligente  (1). 

Lorsqu'on  a  fait  une  connaissance  intime  avec  le  talent,  l'esprit  et  le 
caractère  de  Fox,  on  s'explique  mieux  comment,  malgré  des  fautes 
aisément  reconnaissables  et  de  continuels  revers,  son  nom  est  resté 
grand  dans  son  pays,  et  particulièrement  cher  à  tous  ceux  dont  le 
cœur  bat  pour  la  même  cause.  On  est  touché  de  voir  en  Angleterre 
dans  combien  de  maisons  le  buste  de  Fox  est  placé  avec  honneur 
comme  celui  d'un  défenseur,  d'un  guide,  d'un  ami.  Son  souvenir 
est  partout.  Dans  la  magnifique  résidence  de  Woburn,  lorsqu  après 
avoir  longtemps  marché  sous  les  ombrages  de  ces  beaux  arbres  et 
traversé  des  forêts  de  cèdres,  on  a  visité  cette  collection  innom- 
brable de  portraits  qui  semble  la  revue  de  l'histoire  d'Angleterre, 
on  arrive  par  un  jardin  d'arbustes  rares  et  de  fleurs  précieuses  à 
une  galerie  d'un  style  grec,  remplie  de  vases,  de  bas-reliefs  et  de 
statues,  et  dans  l'hémicycle  en  marbre  qui  la  termine,  comme  dans 
un  sanctuaire  consacré  à  la  liberté  même  par  les  soins  du  dernier 
duc  de  Bedford  accomplissant  les  volontés  de  son  frère,  on  voit  le 
buste  de  Fox  entouré  des  bustes  de  ses  compagnons  d'espérance  et 
de  travaux,  éclairé  de  cette  demi-lumière  qui  provoque  le  respect  et 
la  méditation.  Une  inscription  latine  du  duc  de  Bedford,  des  vers  de 
la  duchesse  de  Devonshire  témoignent  à  tous  de  la  pieuse  amitié 
qui  éleva  ce  monument,  et  l'on  comprend  mieux  comment  dans  cet 
heureux  pays  la  tradition  sert  à  soutenir  l'ardeur  des  réformes  et 
l'esprit  de  famille  vient  en  aide  à  l'esprit  de  liberté. 

Les  amis  de  Pitt,  ses  continuateurs,  ont  dit  que  sa  politique  avait 
triomphé  sur  sa  tombe,  et  après  nos  malheurs  ils  ont  reporté  jus- 
qu'à lui  l'honneur  de  leur  victoire.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que 
sa  politique  a  de  son  temps  moins  nui  que  servi  aux  progrès  guerriers 
d(j  la  révolution,  et  qu'il  a  contraint  ou  autorisé  son  ennemi  à  ces 
efforts  immenses  qui,  pour  leur  succès  final,  n'auraient  eu  besoin  que 
de  s'arrêter  à  temps.  Il  ne  s'en  est  fallu  que  d'un  peu  de  sagesse, 
ou  d'une  mort  à  propos,  que  le  système  fondé  par  Pitt  échouât. 
Ce  n'est  pas  lui  qui  a  donné  à  Napoléon  l'imagination  démesurée  et 
insatiable  qui  a  fini  par  se  jouer  de  sa  raison;  on  ne  peut  en  con- 
science supposer  que  le  ministre  anglais  ait  médité  de  faire  passer 
la  France  par  l'excès  de  la  grandeur  pour  qu'un  jour  l'orgueil  eni- 
vré par  la  fortune  se  perdit.  Si  les  choses  ont  en  définitive  tourné 

(1)  Le  plus  bel  éloge  de  Fox  se  trouve  dans  un  discours  de  Grattan  que  j'aurais  cité 
si  tout  le  monde  ne  l'avait  lu,  depuis  que  M.  Yillemain  l'a  traduit  dans  le  deuxième 
volume  de  ses  Souvenirs  historiques. 


CHARLES    FOX.  151 

comme  il  le  désirait,  rien  n'est  arrivé  comme  il  l'avait  prévu.  Si 
les  revers  de  sa  politique  n'ont  pas  été  funestes  à  la  richesse  et  à  la 
puissance  de  son  pays,  c'est  contre  son  espérance  et  en  dépit  de  ses 
projets.  Assurément  il  ne  pouvait  deviner  quelle  serait  l'influence 
d'une  guerre  prolongée,  d'une  création  énorme  d'effets  publics,  de 
l'isolement  et  du  blocus  commercial  sur  l'activité  productive  et  la  pros- 
périté féconde  de  l'Angleterre,  et  sa  prudence  s'inquiétait  même  des 
sacrifices  qu'il  lui  imposait  sans  en  prévoir  les  compensations.  Enfin 
les  nécessités  du  moment,  les  difficultés  de  la  lutte  ont  amené  sous 
lui  et  après  lui  la  formation  d'un  système  et  d'un  parti  de  gouver- 
nement auquel  on  ne  peut  guère  accorder  d'autre  mérite  que  celui 
de  l'énergie  et  de  la  persévérance,  mais  qui,  pour  la  justice,  la  mo- 
dération, la   générosité,  la  sincérité,  la  prévoyance,  risquait  de 
mettre  l'Angleterre  au  niveau  des  monarchies  du  continent.  Tout 
cet  ouvrage  des  circonstances,  toute  cette  machine  de  guerre  n'a  plus 
été,  à  partir  de  1815,  qu'un  instrument  vieilli  d'oppression.  L'hy- 
pocrisie politique  s'est  maintenue  quelque  temps  dans  ses  ouvrages, 
mais  enfin  la  brèche  s'est  faite,  il  a  fallu  se  rendre  et  changer  même 
de  drapeau.  Si  la  politique  qui  a  voulu  exploiter  Waterloo  est  celle 
de  Pitt,  ne  parlez  pas  tant  de  sa  durée  ni  de  sa  fortune.  Encore  un 
peu  de  temps,  et  la  victoire  a  passé  à  la  politique  opposée.  Un  jour 
ce  Ganning,  qui  rêvait,  il  y  a  cinquante  ans,  de  retremper  l'une  des 
politiques  par  l'autre,  a  ébauché  en  mourant  la  coalition  qu'il  avait 
manquée  une  première  fois.  Cette  question  de  l'Irlande  et  des  catho- 
liques, que  Fox  dans  ses  dernières  années  regardait  comme  la  pierre 
de  touche  des  hommes  et  des  partis,  a  pris  un  jour  une  telle  gravité, 
que  les  plus  courageux  et  les  plus  habiles  des  tories  ont  fait  défec- 
tion pour  la  résoudre  contre  les  principes  de  leur  vie  entière.  Ainsi 
peu  à  peu  c'est  la  politique  de  Fox  qui  a  pris  le  dessus,  et  depuis 
1830  elle  règne  presque  sans  débat.  Depuis  1830,  ce  réveil  de  la 
révolution  française,  c'est  la  politique  de  Fox  qui  gouverne  l'Angle- 
terre et  qui  préside  à  ses  relations  avec  la  France.  Certes  la  France 
y  est  pour  quelque  chose;  quand  elle  se  montre  sous  ses  traits  véri- 
tables, quand  la  révolution  n'écoute  que  son  bon  génie,  l'Angleterre 
a  moins  de  peine  et  de  mérite  à  lui  rendre  justice;  les  fantômes  évo- 
qués par  Burke  s'évanouissent,  et  les  choses  apparaissent  en  pleine 
lumière,  telles  que  Fox  s'obstinait  à  les  voir,  malgré  le  nuage  ora- 
geux qui  les  cachait.  Qui  doute  cependant  que  les  vrais  intérêts,  les 
vraies  traditions  de  l'Angleterre,  le  développement  naturel  de  ses 
institutions  et  de  ses  idées  ne  soient  dans  le  sens  de  ce  qui  s'y  passe, 
et  que  depuis  vingt-cinq  ans  elle  ne  soit  en  général  gouvernée  sui- 
vant sa  nature?  Et  qui  donc  a  eu  l'honneur,  il  y  a  vingt-cinq  ans, 
d'inaugurer  ce  retour  à  la  politique  libérale?  C'est  l'ami,  le  lieute- 


152  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nant,  l'héritier  de  Fox,  c'est  loid  Grey.  Oui,  c'est  de  Fox  qu'il  faut 
dire  que  sa  politique  a  triomphé  sur  son  tombeau. 

Et  comme  si  toutes  ces  choses  se  tenaient,  comme  si  l'Angleterre 
devait  cesser  de  méconnaître  la  France  dès  que  la  France  cesse  de  se 
méconnaître  elle-même,  les  sentimens  de  Fox  pour  notre  pays,  ce 
respect  pour  notre  indépendance ,  même  cette  indulgence  pour  nos 
révolutions  qui  va  jusqu'à  l'optimisme,  ont  pénétré  dans  les  divers 
cabinets  de  la  Grande-Bretagne.  Plusieurs  des  anciennes  préventions, 
des  vieilles  jalousies  se  sont  dissipées  ;  la  politique  des  deux  pays  a 
constamment  oscillé  autour  d'une  alliance  intime,  et  par  moment 
cette  alliance  s'est  réalisée,  toujours  au  profit  de  la  civilisation  du 
monde.  Je  ne  crois  pas  en  politique  aux  rapports  éternels  :  il  ne  peut 
exister  entre  des  nations  un  lien  de  dévouement,  une  solidarité 
désintéressée.  Leur  orgueil,  à  défaut  de  leur  prudence,  peut  les  sé- 
parer quelquefois.  Comment  oublier,  du  roi  Jean  à  Napoléon,  com- 
bien de  faits  historiques  ont  laissé  aux  deux  peuples  de  ces  blessures 
qui  peuvent  se  rouvrir?  Qui  donc  ignore  que  tantôt  l'artifice  des 
gouvernemens,  tantôt  la  passion  populaire  ont  suggéré  des  défiances, 
accrédité  des  soupçons,  entretenu  des  ressentimens?  Enfin  comment 
se  dissimuler  qu'une  certaine  jalousie  tour  à  tour  commerciale  ou 
politique  obsède,  comme  un  préjugé  héréditaire,  l'esprit  naturelle- 
ment droit  et  bienveillant  des  Anglais? Une  confiance  chevaleresque 
dans  les  alliances  de  ce  monde  serait  un  aveuglement  d'enfant;  mais, 
cela  dit,  je  persiste  à  penser  que  depuis  Henri  IV,  c'est-à-dire  de- 
puis qu'il  y  a  en  France  quelque  chose  comme  un  gouvernement, 
le  système  d'alliances  de  ce  grand  prince  est  resté  pour  le  fond  le 
vrai  système  de  la  France,  et  si  l'on  a  dû  parfois  s'en  écarter,  on 
a  toujours  bien  fait  d'y  revenir.  Les  déviations,  quand  elles  ont  été 
forcées,  ont  été  des  accidens.  Spontanées,  elles  ont  été  des  fautes. 
Elles  ont  créé  aux  deux  peuples  de  faux  intérêts  et  des  oppositions 
factices  qui  leur  ont  fait  plus  de  mal  que  rapporté  de  gloire  ;  je 
n'admire  pas  ceux  qui  ont  gouverné  pour  la  vengeance.  Je  crois  que 
l'équilibre  stable  de  l'Europe,  du  monde  peut-être,  est  dans  une  cer- 
taine union,  plus  ou  moins  étroite,  suivant  les  temps,  de  la  France 
et  de  l'Angleterre.  Si  cette  politique  a  passé  dans  les  veines  de  Fox 
avec  le  sang  de  Henri  IV,  qu'on  rende  grâce  à  la  duchesse  de  Ports- 
mouth;  mais  n'importe  l'origine,  cette  politique  est  toujours  la  bien- 
venue, elle  recommandera  toujours  le  nom  de  Fox  parmi  nous.  Elle 
se  lie  au  salut  de  la  révolution  française,  c'est-à-dire  à  la  cause  de 
ma  patrie. 

Charles  de  Piémusat. 


L'ART  ET  L'INDUSTRIE 


DES  BRONZES 


L'art  des  bronzes,  qu'on  voit  naître  dès  les  premiers  âges  de  l'hii- 
inanité,  après  s'être  développé  sur  des  théâtres  bien  divers,  est  au- 
jourd'hui presque  exclusivement  français.  La  dernière  exposition 
universelle  a  pleinement  constaté  la  supériorité  du  génie  de  notre 
pays  appliqué  soit  aux  progrès  de  l'art  des  bronzes  proprement  dit, 
soit  au  développement  des  procédés  matériels  sur  lesquels  il  repose. 
Ces  procédés,  qu'on  oublie  si  volontiers  d'ordinaire  devant  une  sta- 
tue ou  un  tableau  pour  n'y  chercher  que  l'expression  de  la  beauté, 
appellent  ici  une  attention  particulière,  et  l'on  s'exposerait  à  mal 
comprendre  les  monumens  de  bronze,  si  l'on  n'était  préparé  à  faire 
la  part  du  fondeur  aussi  bien  que  celle  de  l'artiste.  C'est  ce  carac- 
tère particulier  de  l'un  des  arts  les  plus  anciens  du  monde  qu'il  y 
aurait  utilité  à  indiquer.  L'histoire  des  procédés  est  dans  une  telle 
étude  la  meilleure  préparation  à  l'histoire  des  œuvres.  Observé  dans 
le  double  domaine  de  la  matière  et  de  l'invention,  l'art  des  bronzes 
offre  dans  son  passé  même  les  bases  d'un  jugement  équitable  sur  sa 
situation  présente. 

L 

On  comprend  généralement  sous  le  nom  de  bronze  ou  d'airain 
un  alliage  de  cuivre  et  d'étain.  Cependant  cette  définition  n'est 
guère  exacte  que  pour  le  composé  destiné  aux  bouches  à  feu,  car  le 
bronze,  dans  ses  autres  applications,  notamment  dans  la  fabrica- 
tion des  objets  d'art,  est  un  alliage  quaternaire,  contenant  à  la  fois 


lôh  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

du  cuivre,  de  l'étain,  du  zinc  et  du  plomb.  Le  bronze  est  toujours 
plus  dur  et  plus  fusible  que  le  cuivre.  D'autant  plus  cassant  qu'il 
contient  plus  d'étain,  la  trempe  le  rend  alors  plus  parfaitement  mal- 
léable (1) .  La  densité  du  bronze  est  supérieure  à  la  densité  moyenne 
des  métaux  qui  le  composent.  Il  s'oxyde  lentement,  même  à  l'air  hu- 
mide. Néanmoins,  fondu  au  contact  de  l'air,  il  s'oxyde  alors  facile- 
ment, et  l'oxydation  de  l'étain  et  du  zinc  marchant  plus  vite  que 
celle  du  cuivre,  l'alliage  qui  reste  perd  ses  proportions  primitives. 

La  dureté  remarquable  du  bronze,  la  finesse  de  son  grain,  la  ré- 
sistance de  cet  alliage  à  l'action  oxydante  de  l'air  humide,  la  fusi- 
bilité et  la  fluidité  qui  le  rendent  capable  de  prendre  l'empreinte 
des  moules  les  plus  délicats,  le  désignaient  naturellement  à  la  fa- 
brication des  objets  d'art.  Grâce  à  ces  propriétés  précieuses,  on  re- 
trouve tous  les  jours  encore  des  médailles  enfouies  depuis  plusieurs 
siècles  dans  des  terrains  humides,  et  qui  n'ont  rien  perdu  de  leur 
finesse  première.  Chez  les  anciens,  le  bronze  servait  à  tous  les  usages 
pour  lesquels  nous  employons  maintenant  avec  plus  d'avantage  le 
fer,  l'acier  et  la  fonte.  Aujourd'hui  l'emploi  du  bronze  se  réduit  à  la 
fabrication  des  canons,  des  monnaies,  des  cloches,  des  tam-tams, 
des  cymbales,  des  timbres  d'horlogerie  et  des  miroirs  de  télescope. 
Chacun  de  ces  bronzes  a  une  composition  particulière;  c'est  l'alliage 
destiné  aux  statues  qui  doit  seul  nous  occuper  ici. 

Les  alliages  de  cuivre,  renfermant  de  7  à  11  pour  100  d'étain,  ou 
même  d'étain,  de  zinc  et  de  plomb,  senties  plus  propres  à  la  fabri- 
cation des  bronzes  d'art.  Dans  les  temps  antiques,  les  bronzes  de 
Corinthe  étaient  les  plus  renommés;  il  y  entrait,  dit-on,  une  petite 
quantité  d'or  et  d'argent.  Toutefois  l'airain  des  anciens  contenait 
de  12  à  ili  pour  100  d'étain.  Cette  composition  fut  à  peu  près  celle 
des  bronzes  de  la  renaissance.  Au  x\ir  siècle,  les  frères  Keller,  qui 
attachaient  à  la  composition  de  leurs  bronzes  une  importance  dont 
on  a  fait  depuis  trop  bon  marché,  adoptèrent  pour  leurs  statues  de 
Versailles  une  formule  moyenne  dans  laquelle  il  entrait  de  8  à  9  par- 
ties d'étain,  de  zinc  et  de  plomb,  contre  92  à  91  de  cuivre.  Aujour- 
d'hui, si  la  composition  du  bronze  des  statues  est  demeurée  à  peu 
près  ce  qu'elle  était  autrefois,  l'industrie  des  bron:^cs  d'art  propre- 
ment dits  se  livre  à  des  combinaisons  où  la  fantaisie  domine  trop. 
C'est  que  le  bronze  était  jadis  un  objet  de  luxe  abordable  seulement 
pour  les  grandes  fortunes.  Les  grandes  fortunes  ont  disparu,  mais  le 
luxe  est  passé  dans  les  mœurs,  et  il  est  devenu  pour  tous  une  néces- 
sité :  de  là  pour  l'industrie  l'obligation  de  fabriquer  du  bronze  à  bas 
prix,  c'est-à-dire  du  bronze  de  mauvaise  qualité.  La  cherté  du  cuivre 
force  alors  trop  souvent  le  fondeur  à  économiser  ce  métal  et  à  exa- 

(1)  C'est  sur  cette  propriété  singulière  qu'est  fondée  la  fabrication  des  tam-tams  chinois. 


l'art  et  l'industrie  des  bronzes.  155 

gérer  la  proportion  du  zinc.  On  ne  peut  produire  ainsi  que  des  fontes 
épaisses  et  sans  délicatesse,  mais  peu  importe  au  vulgaire  :  cela  res- 
semble à  du  bronze,  et  cela  lui  suffît.  On  vend  maintenant  sous  le 
nom  de  bronze  des  alliages  qui  n'en  sont  véritablement  plus  :  il  en 
est  qui  contiennent  jusqu'à  20,  30,  hO  pour  100  de  zinc,  et  plus  en- 
core. On  fait  même  beaucoup  de  statues  en  zinc  pur,  auquel  on  donne 
ensuite  la  couleur  du  bronze,  et  ce  métal,  si  perfectionné  dans  ses 
applications,  satisfait  d'une  manière  suffisante  aux  exigences  mo- 
destes de  la  consommation  bourgeoise.  On  trouve  encore  sans  doute 
des  bronzes  d'art  véritables,  mais  dont  le  prix  est  nécessairement 
élevé. 

En  général  le  bronze  destiné  à  l'art  statuaire  doit  être  assez  fluide 
lors  de  sa  fonte  pour  pénétrer  facilement  dans  les  cavités  les  plus 
délicates  du  moule;  il  doit  présenter  une  couleur  convenable  et  pou- 
voir prendre  une  belle  patine  par  l'application  d'un  mordant;  il  faut 
enfin  qu'il  soit  docile  au  travail  de  la  lime  et  du  ciseau.  Malheureu- 
sement on  ne  trouve  pas  sans  peine  un  alliage  remplissant  toutes  ces 
conditions.  Le  bronze  exclusivement  composé  de  cuivre  et  d'étain  est 
dur  et  tenace,  mais  ne  jouit  pas  à  la  fonte  d'une  très  grande  flui- 
dité. Si  l'on  substitue  le  zinc  à  l'étain,  on  a  un  alliage  très  fluide, 
mais  dont  la  ténacité  n'est  pas  suffisante,  et  qui  de  plus  est  facile- 
ment oxydable.  Le  mieux  sera  donc  de  former  un  alliage  intermé- 
diaire contenant  du  cuivre,  de  l'étain  et  du  zinc.  En  tout  cas,  on  ne 
saurait  apporter  trop  de  soins  à  la  composition  de  ces  alliages. 

Si  la  composition  de  l'alliage  est  d'une  grande  importance,  la  fonte 
est  une  opération  également  délicate.  Pour  donner  de  bons  résul- 
tats, elle  doit  être  rapide,  afin  d'éviter  les  pertes  d'étain,  de  zinc  et 
de  plomb,  car,  ces  métaux  étant  plus  facilement  oxydables  que  le 
cuivre,  les  proportions  de  l'alliage  se  trouvent  souvent  dérangées 
pendant  cette  opération.  Ainsi,  lorsqu'on  coule  le  bronze,  il  arrive 
souvent  qu'il  n'a  plus  la  fluidité  suffisante  et  qu'il  se  refuse  à  sortir 
du  fourneau:  c'est  qu'il  ne  contient  plus  la  quantité  d'étain  et  de 
zinc  nécessaire,  et  qu'il  est  trop  riche  en  cuivre.  Il  est  ce  que  les 
Florentins  appelaient  incantato.  A  propos,  de  ces  accidens,  on  peut 
citer  un  exemple  célèbre.  Lorsque  Benvenuto  coula  son  groupe  de 
Persée  et  Méduse,  il  était  à  dîner.  Tout  à  coup  les  ouvriers  conster- 
nés viennent  lui  dire  que  la  fonte  est  arrêtée.  L'artiste  saisit  les  as- 
siettes et  les  plats  d'étain  qu'il  avait  sur  sa  table,  il  court  les  jeter 
dans  le  bain  métallique,  et  bientôt  le  bronze  redevient  assez  fluide 
pour  que  la  fonte  puisse  s'opérer  dans  de  bonnes  conditions. 

Pour  prouver  toute  l'importance  des  opérations  de  la  fonte  des 
bronzes  au  point  de  vue  de  l'art,  il  suffit  de  citer  la  colonne  de  la 
place  Vendôme  :  elle  représente  le  type  le  plus  détestable  que  l'art 
ait  jamais  produit,  et  montre  dans  quel  triste  état  il  était  tombé  au 


150  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

coiriiiieiicemcnt  de  ce  siècle.  La  colonne  fut  fondue  avec  les  ca- 
nons conquis  à  Austerlitz  :  ces  pièces  contenaient  environ  10  parties 
d'étain  sur  90  de  enivre.  Eh  bien!  des  échantillons  pris  aux  diverses 
hauteurs  de  ce  monument,  depuis  la  base  jusqu'au  chapiteau,  ont 
donné  à  l'analyse  chimique  des  proportions  de  cuivre  d'autant  plus 
fortes  qu'on  s'élevait  davantage.  Les  parties  inférieures,  coulées  les 
premières,  ne  contenaient  déjcà  plus  que  6  parties  d'étain  au  lieu  de 
10,  puis  on  en  trouvait  2  seulement;  enfin  le  chapiteau  contenait 
99,79  de  cuivre,  c'est-à-dire  qu'il  n'y  avait  presque  plus  trace 
d'étain.  Gela  venait  évidemment  de  l'inhabileté  du  fondeur,  qui 
n'avait  pas  su  prévenir  l'oxydation  de  l'étain  pendant  la  fusion  du 
bronze.  Or,  à  mesure  que  la  proportion  d'étain  diminuait,  l'alliage 
devenait  moins  fusible  et  le  moulage  de  plus  en  plus  défectueux.  On 
plaça  ces  dernières  pièces  dans  les  parties  les  plus  élevées  de  la  co- 
lonne, afin  d'en  dissimuler  les  fautes.  Les  bas-reliefs  de  cet  édifice 
étaient  si  mal  venus,  que  les  artistes  chargés  de  les  finir,  ou  plu- 
tôt de  les  exécuter  complètement,  purent  en  enlever  70,000  kilo- 
grammes de  bronze,  qu'on  leur  abandonna  comme  gratification. 

Un  autre  phénomène,  remarquablement  lié  aux  propriétés  les  plus 
importantes  du  bronze,  dépend  du  partage  qui  s'établit  par  le  re- 
froidissement dans  la  masse  de  cet  alliage.  En  efi'et  une  portion  du 
cuivre  et  de  l'étain  forme  d'abord  un  alliage  qui  se  solidifie,  tandis 
qu'une  autre  portion  de  ces  deux  métaux  constitue  un  second  alliage, 
qui  reste  liquide  encore  pendant  quelque  temps.  Dès  que  le  refroi- 
dissement commence,  l'alliage  le  moins  fusible  cristallise,  et  la  masse 
prend  du  retrait;  alors  l'alliage  liquide,  pressé  par  la  colonne  métal- 
lique, s'écoule  dans  l'espace  vide  qui  s'est  formé  à  la  circonférence 
et  dans  le  haut  du  moule.  De  là  un  partage  qui  s'établit  de  telle  sorte 
qu'au  centre  de  la  masse  se  trouve  l'alliage  le  plus  riche  en  cuivre, 
tandis  qu'à  la  périphérie  vient  se  placer  celui  qui  contient  le  maxi- 
mum d'étain.  Ce  phénomène  a  recule  nom  de  Uquation.  C'est  qu'un 
alliage  n'est  pas  une  combinaison  chimique,  mais  une  dissolution 
d'un  métal  dans  un  autre.  Tant  que  l'alliage  est  liquide,  il  est  ho- 
mogène; mais  il  y  a  dans  sa  masse  un  mélange  de  plusieurs  aUiages 
doués  de  points  de  fusion  différens  et  pouvant  se  solidifier  les  uns 
après  les  autres.  Cela  nous  montre  qu'il  est  impossible  d'obtenir  de 
grandes  pièces  d'une  composition  bien  homogène,  et  qu'il  y  a  tou- 
jours intérêt  à  fractionner  le  plus  possible  la  fonte  d'un  monument. 
C'est  à  ce  phénomène  de  Uquation  qu'il  faut  attribuer  la  quantité  in- 
nombrable de  petits  trous  que  l'on  remarque  à  la  surface  de  la  plu- 
part des  bronzes  anciens.  La  partie  de  l'alliage  la  plus  riche  en  étain 
étant  venue  se  déposer  à  la  surface,  elle  est  facilement  oxydée  et 
détruite  sous  la  double  influence  de  l'air  et  de  l'humidité.  De  là  cet 
aspect  poreux  qu'ont  une  grande  quantité  de  bronzes  antiques. 


l'art  et  l'industrie  des  bronzes.  157 

Quant  aux  procédés  de  moulage,  ils  sont  très  compliqués.  Autant 
ils  sont  curieux  à  étudier  dans  la  pratique,  autant  la  description  en 
est  difficile.  Ce  n'est  donc  qu'avec  une  extrême  hésitation  que  j'aborde 
ce  sujet  délicat.  —  Un  bon  moulage  doit  reproduire  le  modèle  sans 
en  altérer  ni  la  forme  ni  le  sentiment;  il  doit  donner  à  chaque  partie 
l'épaisseur  minhnum  qui  lui  convient;  il  doit  être  tel  enfin  que  l'ob- 
jet sorte  du  moule  avec  sa  perfection  presque  définitive.  La  ques- 
tion économique,  qui  domine  toutes  les  industries,  veut  en  efiet  qu'on 
épargne  en  même  temps  le  métal  et  la  main-d'œuvre. 

Nous  manquons  de  détails  précis  sur  les  procédés  de  moulage  des 
anciens.  Pline  et  les  écrivains  grecs  ou  latins  qui  nous  ont  transmis 
le  catalogue  des  plus  beaux  bronzes  de  l'antiquité  ne  nous  disent 
rien  sur  le  mode  de  fabrication.  Nous  savons  seulement  qu'il  était 
très  perfectionné,  et  les  monumens  sont  Là  pour  témoigner  en  faveur 
de  la  haute  intelligence  des  fondeurs  anciens.  Pour  ne  parler  ici  que 
de  la  statue  équestre  de  Marc-Aurèle,  Sandrard  et  Duquesnoy,  ayant 
examiné  dans  toutes  ses  parties  cette  fonte  colossale,  constatèrent 
qu'elle  avait  été  exécutée  dans  de  si  heureuses  conditions,  qu'une 
fois  débarrassée  des  jets  et  des  évents,  elle  était  sortie  du  moule  aussi 
pure  que  pouvait  Lêtre  le  modèle  de  l'artiste;  ils  reconnurent  en 
outre  que  l'épaisseur  de  cette  statue  était  partout  égale,  et  ne  dé- 
passait pas  l'épaisseur  d'un  écu.  On  croit  que  les  anciens  faisaient 
leurs  moules  avec  de  l'argile  mêlée  de  fleur  de  farine,  et  nous  avons 
la  preuve  que,  loin  de  chercher  à  fondre  leurs  statues  d'un  seul  jet, 
ils  s'attachaient  au  contraire  à  fractionner  le  travail.  Ainsi  ils  com- 
posaient leurs  figures  de  plusieurs  pièces,  qu'ils  réunissaient  ensuite 
par  des  soudures  et  des  attaches  en  queues  d'aronde.  En  opérant  de  la 
sorte,  les  anciens  se  mettaient  à  Labri  des  fontes  manquées  et  du 
défaut  d'homogénéité  que  nous  signalions  tout  à  l'heure  en  parlant 
du  phénomène  de  liquation.  Enfin  l'immense  quantité  de  statues 
de  bronze  qui  peuplaient  les  villes  grecques  et  romaines  atteste  la 
perfection  et  la  rapidité  des  procédés  dont  disposaient  autrefois  les 
artistes  et  les  fondeurs.  Toutefois  les  anciens  payaient  fort  cher  les 
statues  de  bronze,  et  le  prix  qu'ils  en  donnaient  paraîtrait  de  nos 
jours  fort  exagéré.  Gicéron,  dans  ses  Ver  fines,  parle  d'une  figure  en 
bronze  de  médiocre  grandeur  [siijnum  œncum  non  mofjnum),  qui 
avait  été  payée  en  vente  publique  une  somme  représentant  aujour- 
d'hui 16,1A0  francs.  Le  nombre  des  statues  d'airain,  rapproché  des 
prix  excessifs  qu'elles  atteignaient  souvent,  est  une  preuve  assez  re- 
marquable du  développement  de  la  richesse  privée  dans  les  socié- 
tés anciennes.  Malheureusement  l'art  antique  des  bronzes  se  perdit 
avec  la  civilisation  qui  l'avait  vu  grandir. 

Depuis  la  renaissance  jusqu'à  nos  jours,  le  moulage  en  cire  perdue 
a  été  presque  exclusivement  employé,  et  nous  lui  devons  les  monu- 


158  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mens  que  nous  aurons  à  citer  du  xiv*  au  xviir  siècle;  mais  ce  pro- 
cédé est  abandonné  maintenant,  ou  n'est  plus  employé  que  par 
exception.  Il  exigeait  des  frais  énormes,  un  temps  considérable,  et 
il  était  en  outre  soumis  à  des  chances  de  non-réussite  que  l'indus- 
trie moderne  ne  peut  plus  courir.  Enfin  il  demandait  l'intervention 
directe  de  l'artiste.  On  doit  se  contenter  ici  de  rappeler  les  diverses 
phases  de  cette  opération  compliquée.  11  fallait,  pour  une  statue  par 
exemple,  faire  sur  le  modèle  un  moule  en  plâtre,  le  garnir  d'une 
couche  de  cire  égale  à  l'épaisseur  que  devait  avoir  le  bronze,  con- 
struire dans  la  cavité  du  moule  une  armature  formée  de  pièces  de 
fer  capables  de  soutenir  le  noyau  (1) ,  y  couler  ce  noyau  auquel  allaient 
adhérer  les  cires,  réparer  les  cires  (travail  qui  ne  pouvait  être  confié 
qu'à  l'artiste  lui-même),  les  renfei'mer  dans  un  moule  épais  et  so- 
lide appelé  moule  de  potée  (2) ,  dans  lequel  on  ménageait  des  canaux 
dont  les  uns  {les  jets)  recevraient  le  bronze  en  fusion,  et  dont  les 
autres  (les  évents)  donneraient  issue  aux  gaz  et  à  l'air  déplacé  par 
l'alliage  métallique.  Il  fallait  ensuite,  après  avoir  armé  le  moule  de 
potée  de  forts  bandages  de  fer,  fondre  les  cires,  opération  très  déli- 
cate et  fort  longue  (pour  de  grandes  fontes  elle  durait  jusqu'à  trois 
semaines)  (3).  Enfin  on  revêtait  le  moule  d'une  dernière  chemise  en 
plâtre,  on  le  plaçait  dans  de  la  terre  fine  assez  fortement  foulée  pour 
qu'elle  opposât  une  résistance  suffisante  aux  efforts  terribles  du  mé- 
tal en  fusion.  On  ne  voyait  plus  alors  du  moule  que  les  bouches  des 
jets  dans  lesquels  on  allait  couler  le  bronze,  et  des  évents  par  lesquels 
les  gaz  et  l'air  déplacé  allaient  trouver  une  issue  facile. 

Ces  quelques  mots  suffisent  pour  montrer  toutes  les  longueurs, 
toutes  les  difficultés  du  moulage  en  cire.  Et  comme  si  ces  difficultés 
n'étaient  pas  suffisantes,  on  les  exagérait  encore  en  voulant  sans 
cesse  tenter  les  fontes  d'un  seul  jet.  Contrairement  à  la  pratique  des 
anciens,  qui  fractionnaient  le  plus  possible  la  fonte  de  leurs  bronzes, 
il  semble  que  depuis  la  renaissance  jusqu'au  xvin'=  siècle  le  but 
unique  des  meilleurs  fondeurs  ait  été  de  couler  leurs  monumens 
d'une  seule  pièce.  Nous  avons  montré  comment  la  constitution  ato- 
mique des  alliages  métalliques  s'opposait  à  ces  fontes  colossales. 
Aussi  les  voyons-nous  presque  toujours  manquées,  refaites  et  rac- 

(1)  Le  noyau  (qu'on  formait  d'un  mélange  l'e  plâtre  et  de  brique)  est  la  partie 
pleine  qui  remplit  la  cavité  du  moule,  en  laissant  seulement  entre  elle  et  ce  moule  ^m 
vide  égal  à  l'épaisseur  qu'on  veut  donner  au  bronze.  Cette  épaisseur  était  ici  repré- 
sentée par  la  couche  de  cire  dont  on  avait  garni  le  moule  en  plâtre.  On  comprend  que 
sans  ce  noyau  le  bronze  coulé  dans  le  moule  serait  massif. 

(2)  Ce  moule  tirait  sou  nom  de  la  composition  (  nonmiée  putde  )  dont  il  était  formé  : 
c'était  un  mélange  de  terre,  de  crottin  de  cheval,  et  de  fragmens  de  creusets  blancs  bien 
pulvérisés. 

(3)  Les  cires  disparaissaient  alors  complètement  (d'où  le  nom  de  cire  perdue  donné 
à  ce  moulage). 


l'art  et  l'industrie  des  bronzes.  159 

cordées  à  l'aide  de  pièces  additionnelles.  La  plupart  de  ces  statues 
sont  d'un  poids  infiniment  trop  considérable.  La  matière  n'était  pas 
ménagée,  et  ne  comptait,  pour  ainsi  dire,  pas  à  côté  de  la  main- 
d'œuvre.  Les  bronzes  de  ces  époques  sortaient  généralement  in- 
formes de  leurs  moules,  et  avaient  besoin  d'être  travaillés  par  les 
artistes  eux-mêmes.  Ciselés  ainsi  de  la  main  du  maître,  ils  acqué- 
raient une  très  grande  valeur  d'art,  puisque  le  sentiment  et  la  vie 
leur  étaient  définitivement  donnés  par  l'artiste;  mais  le  prix  deve- 
nait excessif,  et  l'usage  d'autant  plus  restreint.  C'est  ce  qui  fait  la 
valeur  des  bronzes  florentins.  Les  chefs-d'œuvre  du  Baptistère,  les 
merveilles  de  Ghiberti,  de  Donato,  de  Cellini,  sont  des  pièces  vérita- 
blement ciselées,  portant  l'empreinte  divine  du  génie  créateur  de  ces 
grands  maîtres;  de  là  leur  charme  et  leur  beauté.  Les  bronzes  des 
Relier  eux-mêmes,  les  plus  habiles  fondeurs  des  temps  modernes, 
sont  tous  retouchés,  refouillés,  ciselés  par  une  main  savante,  par  la 
main  de  l'artiste  lui-même;  il  suffit  de  les  examiner  attentivement 
pour  s'en  convaincre.  Mais  aussi  les  portes  de  Ghiberti  pèsent  3-6,000 
livres,  et  coûtèrent  22,000  florins,  ce  qui  représenterait  aujourd'hui 
une  somme  énorme;  de  plus,  la  seigneurie  de  Florence  donna  à  Lo- 
renzo  un  domaine  considérable  non  loin  de  l'abbaye  de  Settimo.  Fran- 
çois I"  ne  comptait  pas  avec  Benvenuto,  non  plus  que  Louis  XIV  avec 
les  Relier.  —  Aujourd'hui  les  temps  sont  moins  favorables  aux  arts, 
et  une  statue  de  bronze  se  paie  à  raison  de  5  ou  6  francs  le  kilo- 
gramme. Les  portes  de  la  Madeleine  ont  été  fondues  pour  110,000  fr. 
par  MM.  Eck  et  Durand,  et  elles  sont  un  chef-d'œuvre  industriel.  Le 
gouvernement  de  la  restauration  payait  encore  200,000  francs  la 
statue  équestre  de  Louis  XIV,  qu'il  faisait  ériger  à  Lyon,  tandis  qu'en 
1853  MM.  Eck  et  Durand  ont  fondu  pour  la  même  ville  celle  de  Napo- 
léon I"  avec  ses  quatre  bas-reliefs  pour  61,000  francs. 

Les  conditions  actuelles  de  la  fonte  des  bronzes  sont  donc  toutes 
nouvelles  et  sans  précédens.  Autrefois  la  question  d'art  primait  la 
question  industrielle;  on  ne  regardait  ni  à  la  quantité  de  matière  em- 
ployée, ni  à  la  main-d'œuvre,  ni  au  temps  nécessaire  pour  produire 
quelque  chose  de  parfait  :  les  grandes  statues  de  bronze  étaient  fon- 
dues pour  les  souverains  et  les  villes,  et  les  petites  pour  un  certain 
nombre  d'amateurs  capables  de  les  payer  comme  œuvres  d'art.  Un  nou- 
vel ordre  de  choses  a  créé  pour  cette  industrie  des  obligations  nou- 
velles. La  question  industrielle,  la  question  du  bon  marché  est  presque 
tout,  il  faut  produire  beaucoup ,  promptement  et  à  bas  prix ,  c'  est-à-dire 
qu'il  faut  économiser,  trop  souvent  même  altérer  la  matière,  et,  par 
des  procédés  nouveaux  de  moulage,  arriver  a  fabriquer  des  bronzes 
qui,  une  fois  sortis  du  moule  et  débarrassés  des  jets  et  des  évents, 
se  présentent  avec  leur  perfection  définitive,  tels  enfin  qu'ils  doivent 
être  livrés  au  commerce.  —  Ainsi  ce  travail  si  patient  de  l'artiste,  qui 


iCO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

passait  des  années  à  refouiller  son  œuvre  avec  un  soin  infini  et  à 
lui  imprimer  le  caractère  d'originalité  que  nous  admirons  dans  les 
uionumens  antiques,  ce  travail  n'est  plus  possible.  Quand  bien  même 
le  temps  et  l'argent  ne  feraient  pas  défaut,  on  ne  trouverait  plus 
maintenant  d'hommes  formés  à  ce  labeur  si  long,  si  pénible  et  si 
délicat.  En  outre,  dans  les  temps  anciens  et  pendant  les  beaux  siè- 
cles de  la  renaissance,  les  artistes  dirigeaient  eux-mêmes  la  fonte 
de  leurs  statues;  ils  avaient  une  connaissance  profonde  de  tous  les 
secrets  de  cette  industrie,  qu'ils  considéraient  comme  le  complément 
de  leur  art.  «  Un  habile  sculpteur,  dit  Cellini,  doit  être  assez  initié 
à  Vart  de  la  fonte  pour  n'être  point  obligé  de  se  mettre  entre  les 
mains  des  fondeurs;  il  faut  qu'il  sache  lui-même  prévoir  les  diffi- 
cultés et  y  remédier  (1).  »  Les  artistes  modernes  n'en  jugent  plus 
ainsi  :  ils  se  contentent  de  donner  leurs  modèles,  et  ils  abandonnent 
ensuite  à  des  mains  trop  souvent  inintelligentes  le  soin  de  réparer 
leurs  bronzes;  de  là  vient  que  le  sentiment  de  leur  œuvre  se  trouve 
si  souvent  altéré. 

Toutefois  de  grands  perfectionnemens  matériels  ont  été  apportés 
dans  ces  trente  dernières  années  aux  procédés  de  l'art  des  bronzes. 
D'abord  on  moule  généralement  en  sable,  ensuite  on  ne  cherche 
plus  à  fondre  d'un  seul  jet,  sinon  par  simple  curiosité  et  pour  de 
petites  pièces  :  au  contraire,  on  fractionne  la  fonte  le  plus  possible, 
afin  d'avoir  plus  de  perfection  dans  le  moulage  et  plus  d'homogé- 
néité dans  la  matière.  Le  fondeur  doit  d'abord  examiner,  étudier 
dans  ses  moindres  détails  le  modèle  qu'on  lui  présente,  le  diviser 
par  la  pensée  de  la  manière  la  plus  convenable  pour  que  le  moulage 
le  reproduise  avec  fidélité,  intelligence  et  délicatesse,  combiner 
toutes  ses  pièces  de  rapport,  et  examiner  quelles  seront  les  coupes 
les  plus  propres  à  faciliter  la  dépouille  sans  altérer  la  forme.  C'est 
seulement  après  cette  étude  préliminaire  qu'il  se  met  à  l'œuvre  avec 
sécurité  et  qu'il  peut  compter  sur  le  succès.  Dans  le  choix  du  sable 
employé  pour  le  moulage,  il  faut  éviter  la  présence  du  calcaire,  qui, 
par  sa  calcination,  produirait  au  moment  de  la  coulée  un  dégage- 
ment de  gaz  fâcheux.  On  évite  également  la  présence  de  l'oxyde  de 
fer,  qui,  sous  l'influence  du  métal  en  fusion,  formerait  avec  l'ar- 
gile des  composés  nuisibles  et  de  nature  à  entraîner  dans  le  moule  de 
graves  altérations.  Le  sable  généralement  employé  à  Paris  vient  de 
Fontenay-aux-Roses  :  c'est  une  argile  jaune,  pure  et  suffisamment 
plastique  pour  prendre  facilement  l'empreinte  du  modèle.  On  la  mé- 
lange avec  du  poussier  de  charbon,  et  on  la  broie  en  l'humectant 
légèrement.  Pour  les  petits  objets,  le  moulage  s'exécute  en  coquilles, 
c'est-à-dire  dans  deux  châssis  en  fonte  repérés  par  trois  points. 

(1)  Voyez  les  Mémoires  de  Benvenuto  Celliui. 


l'art  et  l'industrie  des  dronzes.  161 

Après  avoir  divisé  le  modèle  en  parties  telles  qu'elles  puissent  être 
moulées  et  fondues  avec  facilité,  on  les  réunit  dans  l'un  des  châssis 
préalablement  rempli  de  sable,  et  on  les  y  enfonce  à  moitié  d'épais- 
seur; on  tasse  ensuite  le  sable  autour  du  modèle;  on  prépare  toutes 
les  pièces  de  rapport  pour  les  endroits  refnuillés;  on  réserve  la 
place  des  je(s  et  des  é vents,  et  l'on  oJjtient  ainsi  la  dépouille,  de  la 
moitié  du  modèle.  On  procède  de  la  même  manière  pour  l'autre  moi- 
tié dans  le  second  châssis,  et  le  jnoule  en  sable  se  trouve  fait.  Il  ne 
reste  plus  qu'à  le  réparer,  à  lui  imprimer  toutes  les  finesses  que 
devra  avoir  le  bronze,  à  le  recuire  afin  de  lui  donner  une  solidité 
suffisante,  et  à  le  recouvrir  de  poussier  de  charbon,  afin  d'éviter  de 
fâcheuses  adhérences  entre  le  sable  et  l'alliage  métallique.  On  dis- 
pose alors  dans  chacune  des  parties  du  moule  l'armature  du  iwyau. 
Quand  ce  noyau  a  pris  une  consistance  suffisante,  on  le  retire  du 
moule  avec  son  armature,  et  on  en  retranche  une  épaisseur  égale  à 
celle  que  l'on  veut  donner  au  bronze.  C'est  là  qu'est  aujourd'hui  la 
grande  difficulté  du  moulage,  et  il  faut  une  main  très  habile  pour 
enlever  ainsi  du  noyau  une  épaisseur  faible  et  égale  dans  toutes  ses 
parties.  On  replace  ensuite  le  noyau  dans  le  moule  auquel  il  n'ad- 
hère plus,  et  il  ne  reste  qu'à  couler  le  bronze  dans  la  partie  vide 
entre  le  moule  et  le  noyau.  On  voit  combien  la  pratique  actuelle  du 
moulage  est  plus  simple  et  plus  expéditive  que  le  moulage  en  cire 
perdue. 

Dans  ces  derniers  temps,  quelques   fondeurs  ont   substitué   la 
fécule  au  poussier  de  charbon.  Cette  substitution  ne  semble  pas 
être  jusqu'ici  un  perfectionnement  industriel  :  la  fécule  présente 
même  des  inconvéniens  que  n'offre  pas  le  charbon,  et  qui  compro- 
mettent souvent  les  résultats  de  la  fonte.  Elle  donne  au  sable  une 
sécheresse  et  une  aridité  qui  augmentent  la  dureté  des  moules,  leur 
enlèvent  toute  porosité,  et  les  rendent  imperméables  aux  gaz.  Il  en 
résulte  que  lorsqu'on  y  verse  l'alliage  en  fusion,  l'air,  ne  trouvant 
plus  d'issue  facile,  opère  dans  la  masse  métallique  des  ravages  qui 
rendent  le  bronze  défectueux  :  on  obtient  alors  des  fontes  rugueuses, 
qui  exigent  un  travail  de  lime  long  et  dispendieux.  C'est  surtout  au 
point  de  vue  hygiénique  qu'on  recommande  l'emploi  de  la  fécule. 
La  poussière  de  charbon  longtemps  respirée  s'accumulerait  dans  le 
poumon  et  y  opérerait  souvent  des  altérations  mortelles.  La  fécule 
n'aurait  pas  cet  inconvénient  :  plus  grosse  et  plus  lourde  que  le 
poussier  de  charbon,  elle  tombe  dans  le  moule  sans  se  mêler  à  l'air 
respirable.  Toutefois  cette  question  de  la  supériorité  de  la  fécule 
sur  le  charbon  est  loin  d'être  résolue.  Une  longue  pratique  pourra 
seule  prononcer  à  cet  égard.  On  a  sans  doute  exagéré  les  incon- 
véniens industriels  de  la  fécule,  aussi  bien  que  les  inconvéniens 

TOliE    1.  11 


'1()2  re\ue  des  deux  mondes. 

hygiéniques  du  charbon,  et  les  fondeurs  ne  sont  pas  plus  d'accord 
que  les  savans  les  plus  dlustres.  Cependant  les  praticiens  les  plus 
Iiabiles  donnent  encore  la  préférence  au  charbon. 

Quoi  qu'il  en  soit,  c'est  grâce  aux  perfectionnemens  apportés 
maintenant  dans  le  moulage,  aussi  bien  qu'à  la  division  intelligente 
du  travail  substituée  aux  vains  efforts  qu'on  faisait  autrefois  pour 
couler  d'un  seul  jet,  que  les  fondeurs  sont  parvenus,  surtout  dans 
ces  vingt  dernières  années,  à  imprimer  à  leur  industrie  une  impul- 
sion puissante.  Ils  peuvent  maintenant  traduire  en  bronze  a^ec 
promptitude  et  économie  les  modèles  qu'on  leur  présente  sans  en 
altérer  ni  le  sentiment  ni  la  délicatesse.  Une  fois  débarrassée  des 
jets  et  des  évents,  chacune  des  parties  du  modèle  sort  du  moule  telle 
à  peu  près  qu'elle  doit  demeurer  définitivement  :  il  ne  reste  plus  qu'à 
les  raccorder  et  à  les  souder  entre  elles;  le  travail  du  ciseau  est 
réduit  à  son  minimum.  Ce  travail,  ainsi  restreint,  exige  même  encore 
beaucoup  d'habileté  et  d'intelligence,  et  si  des  hommes  exercés  à  la 
^:)ratique  du  dessin  mettaient  la  dernière  main  à  ces  bronzes,  l'exé- 
cution y  gagnerait  certainement  beaucoup;  mais  il  en  est  rarement 
ainsi  :  ce  travail  est  le  plus  souvent  abandonné  à  des  ouvriers,  et  si 
au  point  de  vue  de  l'art  les  résultats  sont  peu  satisfaisans,  ils  Je  sont 
complètement  au  point  de  vue  de  l'industrie  et  du  bon  marché. 

Les  bronzes  d'art  sont  destinés,  soit  à  figurer  comme  bronzes  pro- 
prement dits,  soit  à  être  dorés.  Dans  le  premier  cas,  on  les  met  en 
couleur  à  l'aide  de  compositions  diverses  qu'on  applique  au  pinceau 
sur  la  surface  du  métal  préalablement  chauffé.  Cette  couleur  varie 
suivant  le  goût  des  époques,  et  le  temps  lui  donne  un  caractère  spé- 
cial qui  relève  singulièrement  la  beauté  de  l'alliage.  C'est  ce  qu'on 
appelle  la  patine  du  bronze  :  elle  devient  d'autant  plus  belle,  que 
l'alliage  a  été  mieux  composé.  Elle  est  surtout  admirable  dans  les 
bronzes  antiques  et  florentins.  On  arrive  du  reste  à  donner  directe- 
ment au  bronze  la  couleur  antique  au  moyen  de  solutions  diverses 
dans  lesquelles  il  entre  du  vinaigre,  du  sel  ammoniac,  de  la 
crème  de  tartre,  du  sel  marin  et  du  nitrate  de  cuivre.  11  est  plus  diffi- 
cile d'imiter  la,  patine  des  bronzes  florentins.  Si  le  bronze  est  destiné 
à  être  doré,  il  faut  le  composer  de  telle  sorte  qu'il  présente  un  grahi 
assez  compacte  pour  que  la  quantité  d'or  nécessaire  à  le  couvrir  ne 
soit  pas  trop  considérable.  L'alliage  quaternaire  (cuivre,  zinc,  étaui, 
plomb)  est  alors  le  meilleur. 

Tels  sont  les  procédés  successifs  dont  a  disposé  l'industrie  des 
bronzes  et  les  conditions  au  milieu  desquelles  elle  se  produit  de  nos 
jours.  Il  devient  aisé  maintenant  de  comprendre  la  valeur  des  mo- 
numens  que  les  différentes  époques  de  cet  art  nous  ont  transmis. 


l'art  et  l'industrie  des  bronzes.  163 

II. 

Les  Orientaux  eurent  des  statues  de  bronze  longtemps  avant  les 
autres  peuples  :  on  en  trouve  un  grand  nombre  parmi  les  antiquités 
égyptiennes,  et  l'Écriture  sainte  parle  d'images  d'airain  fondu  bien 
antérieures  à  celles  que  nous  pouvons  indiquer  chez  les  Grecs  et  chez 
les  Romains.  Seulement,  chez  ces  nations  primitives  de  l'Orient,  l'art 
sous  toutes  ses  formes,  enchaîné  à  sa  naissance  par  la  théocratie,  dut 
renoncer  à  cette  initiative  qui  est  inséparable  de  tout  progrès. 

Suivant  Paxisaniâs,  l'Italie  aurait  eu  des  statues  de  bronze  long- 
temps avant  la  Grèce,  et  ici  l'écrivain  grec  appuie  sans  doute  son 
opinion  sur  le  témoignage  de  Denys  d'Halicarnasse.  Cet  historien 
mentionne  en  effet  plusieurs  raonumens  en  bronze  qu'il  rapporte 
aux  premiers  âges  de  Rome  (1);  mais  on  ne  saurait  en  contester 
l'origine  étrusque,  et  ce  peuple  précéda  vraisemblablement  la  Grèce 
dans  cette  voie  primitive  de  l'art.  Seulement  l'art  étrusque,  si  remar- 
quable par  sa  puissante  originalité,  n'atteignit  jamais  jusqu'à  l'idéal  : 
tandis  que  l'art  plus  jeune  de  la  Grèce  s'élevait  rapidement  et  avec 
liberté  jusqu'aux  sublimes  hauteurs,  l'art  qui  l'avait  précédé  resta 
raide  et  comme  étouffé  sous  des  influences  politiques  qui  s'opposè- 
rent à  son  développement. 

Dans  cet  art  des  bronzes,  comme  dans  tous  les  arts  d'imitation, 
la  Grèce  nous  représente  le  mouvement  vers  la  perfection.  C'est  donc 
surtout  de  ce  côté  qu'il  faut  porter  ses  regards,  lorsqu'on  cherche 
dans  l'antiquité  les  modèles  impérissables  qui  doivent  nous  inspirer 
aujourd'hui.  C'est  à  Samos,  dans  une  de  ces  belles  îles  ioniennes  de 
r  Asie-Mineure,  qu'est  le  véritable  berceau  de  l'art  des  bronzes.  C'est 
dans  ces  douces  contrées,  où  naquirent  Homère  etPythagore,  Archi- 
loqueet  Anacréon,  Parrhasius  et  Aspasie,  qu'il  faut  chercher  le  type 
élevé  d'une  industrie  que  doit  toujours  dominer  le  sentiment  du  beau 
et  de  l'idéal.  C'est  en  effet  à  Théodore  et  à  Rhécus  de  Samos  qu'on 
attribue  généralement  l'honneur  d'avoir  exécuté  en  Grèce  les  pre- 
mières statues  de  bronze.  Or,  le  premier  de  ces  artistes  ayant  gravé 
la  fameuse  émeraude  de  Polycrate,  ce  serait  530  ans  environ  avant 
Jésus-Christ  qu'auraient  paru  en  Grèce  les  premiers  monumens  exé- 
cutés en  bronze.  Ainsi  l'art  des  bronzes  s'émancipe  complètement  en 
Grèce  au  siècle  de  Pisistrate  (vp  siècle),  et  il  prend  alors  une  forme 
c[ui,  sans  être  encore  parfaite  et  définitive,  fait  cependant  déjà  pres- 
sentir la  perfection.  Puis  il  prend  un  essor  rapide  pendant  le  siècle 
de  Périclès  (v  siècle),  et  il  arrive  à  une  perfection  qu'il  conserve 

(1)  Ce  serait  d'auord  une  statue  de  Romulus  couronné  par  la  victoire  et  porté  sur  un 
cliar  attelé  de  quatre  chevaux,  puis  une  figure  représentant  Horatius  Goclès,  et  enfin 
une  statue  équestre  de  Clélie. 


l6/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

jusque  sous  le  règne  d'Alexandre  (iv  siècle).  C'est  à  cette  époque 
que  Lysippe,  l'un  des  auteurs  présumés  du  Laocooii,  créant  de  nou- 
veaux procédés  de  moulage,  obtient  des  résultats  gigantesques.  On 
fondit  alors  de  véritables  colosses  de  bronze,  et  la  seule  île  de  Rhodes 
en  possédait  plus  de  cent,  «  dont  un  seul,  dit  Pline,  anrait  suffi  à 
la  gloire  d'une  ville.  »  Les  bronzes  grecs  les  plus  estimés  étaient 
ceux  de  Samos,  d'Égine,  de  Délos  et  de  Corinthe.  Du  reste  toutes 
les  villes  de  la  Grèce  rivalisaient  de  zèle  et  de  génie  dans  cette  noble 
branche  de  l'art,  tellement  qu'à  l'époque  de  l'invasion  romaine 
Athènes  comptait,  dit-on,  plus  de  trois  mille  statues  en  bronze,  et  il 
y  en  avait  autant  à  Rhodes,  à  Olympie  et  à  Delphes.  Que  sont  nos 
richesses  modernes  en  comparaison  de  ces  splendeurs  de  l'antiquité  ! 

Cependant  l'heure  de  la  Grèce  était  marquée,  et  l'invasion  des 
Romains  au  milieu  de  ces  villes  peuplées  de  merveilles  fut  ce  que 
devait  être  plus  tard  pour  l'Italie  l'invasion  des  Barbares.  Tout  le 
monde  connaît  les  tristes  détails  du  sac  de  Corinthe,  les  détails  plus 
tristes  encore  de  la  prise  d'Athènes,  et  tous  ces  grands  désastres  qui 
ruinèrent  les  arts  dans  leur  propre  foyer  et  les  frappèrent  de  coups 
mortels.  Les  plus  rares  chefs-d'œuvre  de  Phidias  et  de  Polyclète,  de 
Zeuxis  et  de  Parrhasius,  d'Ictinus  et  de  Praxitèle,  de  Scopas,  de 
Lysippe  et  d'Apelles  furent  anéantis  par  les  mains  grossières  de  sol- 
dats ignorans  :  le  reste  fut  mutilé  et  proscrit. 

On  a  vu  que  les  premiers  élémens  de  l'industrie  des  bronzes  fu- 
rent importés  à  Rome  par  les  Étrusques.  Les  Romains,  absorbés  par 
la  guerre,  n'avaient  j)as  le  temps  de  se  créer  un  art  original,  et  ils 
prirent  d'abord  tel  qu'ils  le  trouvèrent  l'art  de  la  vieille  Étrurie; 
mais  ils  l'abandonnèrent  bientôt  pour  l'art  grec.  Après  la  conquête 
de  l'Achaïe,  ils  transportèrent  à  Rome,  non-seulement  les  richesses 
de  la  Grèce,  mais  aussi  ses  artistes  :  Mimimius  clevklâ  Acliaïa  replevit 
iirbem.  Les  plus  beaux  bronzes  et  les  plus  habiles  fondeurs  de  Co- 
rinthe et  de  Délos  furent  emmenés  par  droit  de  conquête,  et  bientôt 
cette  industrie  se  naturalisa  à  Rome  sous  sa  forme  grecque.  Ces  fa- 
rouches amans  de  la  gloire,  ces  guerriers  auxquels  rien  ne  résistait, 
furent  subjugués  par  la  beauté  toute-puissante  de  l'art  hellénique. 
La  Grèce  domina  sans  partage  à  Rome,  et  loin  de  se  transformer,  de 
se  plier  aux  exigences  d'une  civilisation  étrangère,  ce  fut  l'art  grec 
qui  transforma  cette  civilisation.  Le  génie  des  Hellènes  s'infiltra 
dans  le  sang  romain,  et  la  Grèce  s'établit  dans  Rome.  Ainsi  l'art  ro- 
main, fils  de  la  violence  et  du  pillage,  n'est  pas  une  transformation 
de  l'art  grec,  c'est  l'art  grec  lui-même  marchant  vers  la  décadence. 
Les  bronzes  apporteront  aussi  leur  témoignage  à  l'appui  de  cette 
opinion.  Ce  sont  des  artistes  grecs  qui  travaillent  à  Rome.  S'inspi- 
rant  des  souvenirs  de  la  patrie  absente,  ils  produisent  encore,  sous 
les  premiers  césars,  des  œuvres  admirables,  mais  cet  art  merveil- 


l'art  et  l'industrie  des  bronzes.  165 

leux,  né  en  Grèce  et  transporté  violemment  sur  im  sol  étranger,  sera 
comme  une  plante  enlevée  à  sa  terre  natale,  il  ne  produira  que  des 
rameaux  sans  vigueur  et  des  fleurs  sans  parfum.  Du  reste  les  Ro- 
mains de  l'empire  restèrent  ce  qu'avaient  été  les  Romains  de  la  répu- 
blique, des  conquérans  se  contentant  d'un  art  étranger  et  ne  le  con- 
sidérant toujours  que  comme  un  accessoire  du  luxe  et  de  la  gloire  ; 

Tu  regere  imperio  populos.  Romane,  mémento; 
Hae  tibi  erunt  aites 

Malheureusement,  malgré  le  nombre  considérable  des  statues  de 
bronze  qui  peuplaient  les  temples,  les  gymnases,  les  cirques,  les  pa- 
lais, les  places  publiques  et  tous  les  édifices  de  la  Grèce  et  de  Rome, 
ces  statues  sont  aujourd'hui  les  plus  rares  de  tous  les  monumens  an- 
tiques. Pline  en  mentionne  im  grand  nombre,  qu'il  cite  comme  les 
chefs-d'œuvre  des  plus  grands  artistes  grecs,  et  cependant,  môme  à 
Rome,  on  n'en  a  retrouvé  que  de  rares  fragmens.  Cela  tient  d'abord 
à  ce  que  les  Barbares,  attachant  une  grande  valeur  aux  métaux,  s'em- 
parèrent des  statues  de  bronze,  qu'ils  fondirent  et  transformèrent  en 
armes.  Puis,  en  663,  l'empereur  d'Orient  Constant  II,  petit-fils  d'Hé- 
raclius,  acheva  l'œuvre  des  Barbares  :  il  dépouilla  la  ville  éternelle 
de  presque  tous  les  bronzes  antiques  qui  avaient  échappé  aux  désas- 
tres de  tant  d'invasions,  et  les  fit  transporter  à  Syracuse,  où  ils  de- 
vinrent la  proie  des  Sarrasins.  Enfin  les  plus  beaux  bronzes,  qui 
avaient  émigré  dans  la  capitale  de  l'empire  d'Orient,  furent  égale- 
ment détruits  au  xiii*  siècle,  lors  de  la  prise  de  Constantinople  par 
Baudouin.  C'est  alors  qu'on  vit  fondre  et  convertir  en  monnaie  la 
Junon  de  Samos,  le  chef-d'œuvre  de  Lysippe,  V Hercule  colossal,  la 
statue  d'Hélène,  et  tant  d'autres  monumens  remarquables. 

On  n'aurait  donc  presque  aucune  idée  de  cet  art  dans  l'antiquité, 
si  le  Yésuve  n'avait  englouti  sous  des  monceaux  de  lave  ou  de  cendre 
les  villes  d'Herculanum,  de  Stables  et  de  Pompéi  l'an  79  de  Jésus- 
Christ.  Pendant  dix-sept  cents  ans,  le  temps  et  les  hommes  n'ont  eu 
nul  accès,  nulle  prise,  sur  ces  villes  perdues;  seules  parmi  les  cités 
antiques,  elles  ont  été  préservées  du  pillage  ;  elles  n'ont  pas  vu  le 
triste  spectacle  des  invasions.  Là  du  moins  la  mort  et  le  deuil  ont 
été  respectés  ou  plutôt  oubliés,  et  ce  n'est  que  dans  les  premières 
années  du  xviir  siècle,  en  1715,  qu'on  a  songé  à  les  tirer  de  leur 
léthargie  séculaire.  Les  fouilles  ne  furent  même  régulièrement  en- 
treprises qu'en  1750,  sous  le  règne  de  Charles  III,  et  bientôt  la  plu- 
part des  mystères  de  l'antique  civilisation  furent  expliqués  par  l'évi- 
dence des  faits.  Tous  les  trésors  enlevés  aux  villes  d'Herculanum, 
de  Stables  et  de  Pompéi  font  aujourd'hui  partie  du  musée  royal  de 
Naples,  le  plus  riche  du  monde  en  monumens  de  l'antiquité.  La  col- 
lection des  bronzes  est  surtout  admirable,  et  l'on  est  saisi  d'une  émo- 


166  REYUE    DES    DEUX   MONDES. 

tion  singulière  quand  on  pénètre  pour  la  première  fois  dans  cette 
salle  merveilleuse,  où  l'on  a  la  révélation  inattendue  d'une  nouvelle 
branche  de  l'art  antique.  Là  seulement  il  est  possible  de  concevoir 
une  idée  juste  de  la  perfection  à  laquelle  les  anciens  avaient  porté 
cette  industrie  des  bronzes.  C'est  dans  cette  collection,  plus  riche  à 
elle  seule  que  tous  les  musées  de  l'Europe  réunis,  qu'il  faut  consi- 
dérer quelques-uns  des  monumens  les  plus  précieux  de  l'antiquité. 

Le  Mercure  au  repos  du  musée  Bourbon  peut  être  regardé  comme 
un  des  types  de  la  perfection  dans  l'art  des  bronzes,  et  on  le  rapporte 
avec  raison  à  la  plus  brillante  époque  de  la  sculpture  grecque.  De  quel- 
que côté  qu'on  se  place  pour  voir  cette  belle  figure,  l'œil  est  ravi  par 
cette  harmonie  suprême  des  formes  humaines,  rendues  avec  tant  de 
délicatesse,  de  force  et  d'idéal.  A  côté  du  Mercure  il  faut  placer  les 
deux  Lutteurs,  trouvés  aussi  à  Herculanum  en  175Zi.  Ces  deux  sta- 
tues, qui  ornaient  sans  doute  un  gymnase  grec,  sont  faites  pour  êti'e 
mises  en  regard.  Ces  lutteurs  courent  l'un  vers  l'autre  dans  l'atti- 
tude de  deux  hommes  dont  chacun  veut  saisir  son  adversaire  avec 
avantage.  On  les  voit  la  tête  basse,  le  cou  rentré  dans  les  épaules, 
le  corps  incliné  en  avant,  les  bras  tendus  et  déjà  préparés  pour  la 
lutte.  Quelle  fierté  dans  ce  beau  travail,  quelle  harmonieuse  unité 
dans  toutes  les  parties  de  ces  figures!  On  retrouve  là  un  des  plus 
beaux  caractères  de  l'antiquité,  qui  savait  tout  exprimer  avec  no- 
blesse, même  les  actions  les  plus  violentes.  L'art  moderne  sait  ra- 
rement se  garantir  de  l'exagération,  et  quand  il  veut  exprimer  la 
passion  ou  la  force,  il  tombe  presque  toujours  dans  raffectation.  On 
pourrait  comparer  les  lutteurs  grecs  du  musée  de  Naples  aux  pugi- 
listes de  Ganova  du  musée  Pie-Clémentin,  on  aurait  là  en  regard  l'art 
antique  et  l'art  moderne  dans  leur  expression  la  plus  élevée,  et  l'évi- 
dence qui  résulterait  de  ce  rapprochement  justifierait  notre  asser- 
tion. Dans  lespufjilistes  de  Canova,  c'est  l'expression  qui  est  en  excès 
sur  la  beauté,  tandis  que  dans  l'art  antique  l'expression  reste  tou- 
jours subordonnée  à  la  beauté,  but  suprême  de  l'art. 

Le  Faune  ivre,  le  Satyre  endormi  et  le  Faune  dansant  rappellent 
encore  ce  que  l'antiquité  a  produit  de  plus  élégant,  et  peuvent  éga- 
lement être  regardés  comme  des  spécimens  de  la  plus  belle  époque 
de  l'art  grec.  On  croit  voir  le  sang  et  la  vie  circuler  dans  ces  bron- 
zes. Naples  possède  le  buste  de  Sapho  et  celui  de  Platon,  ce  type 
de  la  beauté  méditative,  le  plus  précieux  peut-être  des  monumens 
iconographiques  de  la  Grèce.  On  y  admire  cette  tête  colossale  de 
cheval  qui  est  aussi  un  des  plus  beaux  restes  de  la  sculpture  grec- 
que (1).  L'art  étrusque  des  bronzes  est  également  représenté  au 
musée  Bourbon  par  plusieurs  monumens  dignes  d'attention. 

(1)  Ce  cheval  existait  encore  au  xiv^  siècle;  il  ornait  alors  une  des  places  publiques 


l'art  et  l'industrie  des  bronzes.  167 

A  Rome,  le  véritable  type  de  l'art  du  bronze  est  la  statue  équestre 
de  Marc-Aurèle  Antonin  sur  la  place  du  Capitole.  Au  premier  abord, 
cette  œuvre  si  remarquable  peut  sembler  froide  :  elle  ne  pose  pas 
comme  le  Louis  XIV  lancé  au  galop  au  milieu  de  la  place  des  Vic- 
toires, mais  plus  d'un  enseignement  utile  pourrait  sortir  de  la  com- 
paraison de  ces  deux  œuvres,  que  sépare  une  distance  de  quinze 
siècles.  On  verrait  d'un  côté  la  véritable  grandeur,  de  l'autre  l'em- 
phase et  l'exagération.  Le  musée  capitolin  renferme  en  outre  plu- 
sieurs bronzes  antiques  d'une  rare  beauté,  et  en  première  ligne 
cette  charmante  figure  si  connue  sous  le  nom  du  Berger  Marzio  ou 
du  Tireur  d'Epine.  L'art  romain  a  revendiqué  pour  lui  cette  belle 
statue;  mais  sa  nudité  absolue,  la  pureté  du  style,  la  délicatesse  du 
travail,  tout  dénote  qu'elle  est  plutôt  l'œuvre  d'un  artiste  grec.  Du 
reste  elle  ne  représente  ni  le  berger  Marzio,  ni  un  enfant  qui  tirerait 
une  épine  enfoncée  dans  son  pied  :  cette  figure  est  trop  calme  pour 
exprimer  la  douleur;  sans  doute  cet  adolescent  se  frotte  avec  le  stri- 
gile,  et  nous  avons  peut-être  là  lejnierum  distrimjenlem  qui  se  trouvait 
dans  les  thermes  d' Agrippa,  et  dont  Pline  parle  avec  tant  d'éloges. 
Un  Hercule  plus  grand  que  nature,  et  qui  a  encore  toute  sa  dorure 
antique,  est  une  œuvre  également  parfaite,  d'origine  grecque  sans 
doute  aussi,  mais  que  le  temps  n'a  malheureusement  pas  respectée 
dans  toutes  ses  parties.  Il  ne  faut  pas  non  plus  oublier  dans  le  pa- 
lais des  Conservateurs  l'antique  louve  de  bronze  allaitant  lîomulus 
et  Rémus.  Ce  bronze,  d'un  travail  étrusque  (ainsi  que  l'indique  la 
disposition  des  poils  rangés  par  étages),  est  un  des  monumens  les 
plus  précieux  et  les  mieux  conservés  de  l'ancienne  Rome.  Les  enfans 
sont  modernes.  Enfin  il  est  impossible  de  quitter  Rome  sans  nommer 
au  moins  V  Apollon  Sauroctone  de  la  villa  Albani,  admirable  figure  dont 
Winckelmann  parle  souvent  avec  éloge,  et  qu'il  attribue  à  Praxitèle. 

Parmi  les  cités  italiennes  qui  possèdent  quelques  beaux  bronzes 
antiques,  après  Rome  et  Naples  se  présentent  Palerme,  où  l'on  trouve 
quelques  statues  remarquables  provenant  des  fouilles  d'Herculanum; 
Venise,  où  l'on  voit  les  quatre  chevaux  parodiés  par  M.  Rosio  sur 
l'arc  du  Carrousel.  Ils  étaient  encore  à  Constantinople  au  commen- 
cement du  xcii"  siècle,  lorsque  les  Vénitiens  s'emparèrent  de  cette 
ville  et  emmenèrent  en  captivité  ces  belles  reliques  de  l'art  grec.  La 
campagne  d'Italie  les  avait  amenés  à  Paris;  Waterloo  les  a  replacés 
au-dessus  de  la  grande  porte  de  la  basilique  de  Saint-Marc.  A  Flo- 
rence, la  Galerie  Royale  compte  quelques  beaux  bronzes  anciens,  tels 
que  X Orateur  et  Vidolino.  Hors  de  l'Italie,  de  rares  monumens  dis- 

(le  Naples,  et  le  peuple  lui  atlriliuait  la  puissance  miraculeuse  de  guévir  les  maladies 
des  chevaux.  En  1332,  l'arclievéque  de  Naples,  voulant  abolir  cette  grossière  supersti- 
tion, fit  fondre  l'idole  et  la  transforma  en  cloclies  pour  la  cathédrale.  Heureusement  on 
put  sauver  la  tête  et  le  cou. 


168  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

perses  à  Berlin,  à  Munich,  à  Vienne,  en  Angleterre  et  en  France,  ne 
sont  là  que  comme  les  membres  épars  de  cet  art  tant  de  fois  violé, 
mutilé  par  le  temps  et  plus  encore  par  les  hommes. 

Quant  aux  petits  bronzes  antiques,  bien  que  fort  rares  et  très  pré- 
cieux aussi,  ils  sont  cependant  répandus  en  assez  grande  quantité 
dans  toutes  les  collections  de  l'Europe.  Ces  figurines  représentent  gé- 
néralement des  divinités  :  elles  étaient  pour  les  anciens  les  dieux  de 
voyage.  Tout  le  monde  peut,  en  étudiant  ces  petits  chefs-d'œuvre, 
se  faire  une  idée  de  ce  qu'était  cette  industrie  dans  l'antiquité. 

La  décadence  de  l'art  antique  des  bronzes  suivit  exactement  celle 
de  l'empire  romain,  et  on  la  vit  se  précipiter  avec  une  rapidité 
effrayante  à  partir  de  Commode,  ce  fils  indigne  de  Marc-x\urèle.  Les 
deux  Sévère  semblent  arrêter  cet  élan  rétrograde,  Aurélien  et  Probus 
suspendent  un  moment  la  chute  de  l'empire,  et  sous  Dioclétien  l'art 
semble  vouloir  se  relever  avec  la  gloire  de  Rome;  mais  bientôt  il  re- 
tombe, entraîné  par  un  courant  irrésistible  :  Rome  est  abandonnée 
pour  Constantinople;  le  goût  du  luxe  oriental  altère  ou  étouffe  par- 
tout le  sentiment  du  beau;  les  invasions  et  les  guerres  civiles  se  suc- 
cèdent sans  interruption,  et  à  la  fin  du  v^  siècle  la  décadence  est  com- 
plète. Pour  en  juger,  il  suffit  d'aller  dans  le  Forum  romain  et  d'y 
comparer  les  bas-reliefs  des  arcs  de  Titus  (79  ans  après  Jésus-Christ) , 
de  Septime-Sévère  (193)  et  de  Constantin  (306).  Quelle  chute  ef- 
frayante! Les  arts,  dégradés  dans  leur  principe,  tombent  alors  dans 
la  plus  affreuse  barbarie. 

Cependant,  à  partir  de  Constantin,  un  art  nouveau  était  sorti  des 
limbes  pour  remplacer  l'art  du  paganisme,  dont  la  ruine  était  con- 
sommée. Ce  fut  au  commencement  du  iv*  siècle  que  le  christianisme 
put  enfin  élever  dans  Rome  ses  premières  basiliques  :  Saint-Paul- 
hors-les-Murs,  Saint-Pierre-au-Vatican,  Saint-Jean-de-Latran,  Sainte- 
Agnès  et  Saint-Laurent-hors-les-Murs.  Les  ténèbres  du  moyen  âge 
envahirent  malheureusement  l'aurore  de  cet  art,  qui  se  débattit  pen- 
dant dix  siècles  au  milieu  d'aspirations  sublimes  jusque  dans  leur 
impuissance.  Il  faut  arriver  au  temps  où  Dante  et  bientôt  après  Pé- 
trarque et  Boccace  allaient  évoquer  les  grandes  ombres  de  Yirgile  et 
d'Homère  pour  voir  l'art  antique  sortir  du  sépulcre'où  l'avait  enfermé 
le  moyen  âge.  Ce  furent  les  bas-reliefs  d'un  sarcophage  qui  révélèrent 
au  premier  des  artistes  de  la  renaissance,  Nicolas  Pisan,  les  traces 
depuis  longtemps  perdues  de  la  vérité  dans  les  arts  d'imitation.  Ce 
sarcophage,  sur  lequel  est  représentée  la  Chasse  d'IIippolyte,  servait 
de  tombeau  depuis  le  x"=  siècle  à  Beatrix,  mère  de  la  comtesse  Ma- 
thilde  de  Toscane.  On  le  voit  encore  aujourd'hui  au  Campo-Santo  de 
Pise,  à  deux  pas  du  baptistère  oii  Nicolas  Pisan  sculpta  cette  chaire 
admirable,  dont  la  grâce  naïve  annonce  déjà  les  splendeurs  futures 
de  la  renaissance. 


l'art  eï  l'industrie  des  bronzes.  169 

Du  xiv  au  xvi"  siècle,  l'industrie  des  bronzes  produisit  des  mer- 
veilles sans  nombre.  A  défaut  des  œuvres  capitales,  qu'il  faut  aller 
étudier  en  Italie,  tout  le  monde  connaît  les  petits  bronzes  florentins. 
Bien  moins  rares  que  les  antiques,  il  n'est  pas  d'amateur  qui  n'en 
possède  et  qui  n'ait  pu  les  apprécier.  Les  noms  des  plus  grands 
artistes  se  trouvent  liés  à  l'art  des  bronzes  de  la  renaissance;  il  suffit 
de  citer  les  Pisans  .lean  et  Andréa,  les  Siennois  Agnolo,  Agustino  et 
Jacopo  délia  Quercia,  les  Florentins  Arnolfo  di  Lapo,  Orcagna,  Dello, 
Antonio  di  Banco,  Luca  délia  Robbia,  Lorenzo  Gbiberti,  Branelleschi, 
Donatello,  Antonio  et  Piero  del  Pollajuolo,  Torrigiano,  Benvenuto 
Cellini,  et  notre  célèbre  Jean  de  Bologne  (1). 

Les  portes  du  baptistère  de  Florence  représentent  d'une  manière 
complète  l'art  des  bronzes  florentins.  Ces  portes  sont  au  nombre  de 
trois  :  celle  du  sud  est  d'Andréa  Pisano;  les  deux  autres,  situées 
à  l'est  et  au  nord,  sont  de  Lorenzo  Gbiberti.  Andréa  fut  un  des  créa- 
teurs de  la  renaissance,  a  La  fortune  le  favorisa,  dit  Yasari,  en  lui 
mettant  sous  les  yeux  les  marbres  antiques  apportés  dans  le  Campo- 
Santo  par  les  flottes  victorieuses  des  Pisans.  »  Il  fut  à  la  sculpture 
moderne  ce  que  Giotto  fut  à  la  peinture.  Il  travailla  pendant  vingt- 
deux  ans  à  la  porte  en  bronze  sur  laquelle  il  représenta  toute  l'his- 
toire de  saint  Jean-Baptiste,  et  cette  œuvre,  qui  se  ressent  de  l'in- 
spiration toute  puissante  de  Giotto,  fut  terminée  en  1339.  Quant  aux 
portes  de  Gbiberti,  elles  se  composent  chacune  de  dix  panneaux  re- 
présentant des  sujets  tirés  de  l'Ancien  et  du  Nouveau  Testament, 
traités  en  relief,  demi-relief  et  bas-relief.  Michel-Ange  jugeait  ces 
portes  dignes  d'ouvrir  le  paradis.  Elles  sont  en  effet  ce  que  le  génie  de 
la  renaissance  a  produit  de  plus  exquis,  et  elles  resteront  comme  le 
type  le  plus  accompli  de  l'art  moderne  des  bronzes.  Ces  trois  portes 
du  baptistère  résument  admirablement  le  xiv*  et  le  xv^  siècle,  les 
deux  plus  beaux  de  l'art  chrétien.  La  première  le  représente  encore 
dans  son  enfance,  avec  toute  sa  candeur,  sa  naïveté,  sa  gaucherie 
charmante  et  son  inexpérience,  tandis  que  les  secondes  nous  le  mon- 
trent dans  sa  plénitude  et  dans  sa  toute-puissance.  Enfin,  pour  avoir 
une  juste  idée  de  la  valeur  des  bronzes  du  xv^  siècle,  il  faut  consi- 
dérer, dans  la  Loggia  deW  Orcagna,  l'admirable  groupe  de  Judith  et 
Holopherne  par  Donatello,  les  statues  et  bas-reliefs  du  baptistère  de 
Sienne  par  Jacopo  délia  Fonte,  le  Vecchietto  et  Donato,  et  les  tom- 
beaux de  Sixte  IV  et  d'Innocent  VIII  par  Antonio  Pollajuolo,  à  Saint- 
Pierre  de  Rome. 

Au  xvr  siècle,  Benvenuto  Cellini  et  Jean  de  Bologne  représentent 
fidèlement  pour  l'art  des  bronzes  italiens  cette  époque  de  suprême 
élégance.  Qui  ne  connaît  à  Florence  le  groupe  célèbre  de  Persée  et 

(1)  Jean  de  Bologne  naquit  à  Douù  eu  1524. 


170  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Méduse,  la  statue  équestre  de  Corne  I",  le  Mercure  et  les  beaux 
bronzes  du  musée  degli  Ufjizi?  A  cette  époque,  la  renaissance  ita- 
lienne envahit  la  France,  et  l'art  des  bronzes  florentins  y  jette  de 
profondes  racines.  Benvenuto  travaille  pour  François  1"  et  fond 
pour  lui  la  Ni/mphe  de  Fontainebleau,  actuellement  au  Louvre.  Les 
bronzes  français  possèdent  alors  les  hautes  qualités  qui  signalent  les 
œuvres  de  notre  sculpture.  Il  faut  rappeler  surtout  ceux  de  Germain 
Pilon,  de  Guillaume  Dupré,  de  Ponce  et  de  Barthélémy  Prieur  (1). 

La  décadence  générale  de  l'art  au  xvir  siècle  exerça  nécessaire- 
rement  une  influence  fâcheuse  sur  l'industrie  des  bronzes;  mais  les 
procédés  de  fabrication  se  perfectionnèrent,  et  l'on  vit  alors  une 
gi'ande  quantité  de  monumens  qui  étonnent  plus  par  leur  richesse 
et  leurs  dimensions  qu'ils  ne  séduisent  par  leur  vraie  beauté.  Les 
artistes,  ne  pouvant  déjà  plus  charmer  l'esprit  par  la  seule  puissance 
de  la  forme,  cherchent  à  éblouir  les  yeux  par  la  richesse  de  la  ma- 
tière. La  chaire  de  Saint-Pierre  et  le  maître-autel  colossal  de  la  basi- 
lique vaticane  sont  là  pour  appuyer  cette  opinion.  Ces  compositions, 
matériellement  gigantesques,  mais  sans  grandeur  morale,  montrent 
avec  quelle  rapidité  fatale  s'accomplit  la  décadence  de  l'art.  Cepen- 
dant, de  même  qu'à  cette  époque  la  France  compte  les  deux  plus 
grands  peintres,  —  Poussin  et  Lesueur,  —  elle  possède  aussi  les 
plus  habiles  fondeurs.  11  suffit  de  citer  les  beaux  bronzes  des  Keller 
dans  les  jardins  de  Versailles,  le  Remouleur  du  jardin  des  Tuileries, 
les  statues  équestres  de  Coysevox,  de  Girardon,  de  Simon  Guillain 
et  de  Fr.  Duquesnoy. 

L'art  dégénéré  du  xviir  siècle,  à  part  de  rares  exceptions,  ne  de- 
manda rien  de  sérieux  à  l'industrie  des  bronzes.  Les  procédés  ma- 
tériels eux-mêmes  se  perdirent  à  la  fin  de  cette  triste  époque.  Au 
commencement  du  xix*  siècle  enfin,  on  ne  put  trouver  un  fondeur 
assez  habile  pour  couler  convenablement  la  colonne  élevée  à  la  gloire 
de  nos  armées  victorieuses. 

III. 

((  Dans  toutes  les  inventions  humaines,  dit  Winckelmann,  on  a 
commencé  par  le  nécessaire,  ensuite  on  a  cherché  le  beau,  et  on  a 
donné  enfin  dans  le  superflu  et  dans  l'exagération.  »  Après  avoir  vu 
l'art  du  bronze  se  transformer  successivement  suivant  ces  tendances 
générales  de  l'esprit  humain,  il  reste  à  examiner  ce  qu'il  est  aujour- 
d'hui, et  à  le  juger  d'après  les  monumens  qu'on  a  pu  voir  réunis  à 
l'exposition  universelle. 

Les  bronzes  français  occupaient  dans  l'exposition  de  1855  une  très 

(1)  Voir  au  Louvre  la  statue  de  René  de  Birague,  celle  d'Albert  Pie,  duc  de  Savoie, 
cl  les  figures  allégoriques  du  tombeau  du  connétable  Anne  de  Montmorency. 


l'art  et  l'industrie  des  bronzes.  171 

grande  place,  tandis  que  cette  industrie,  chez  les  nations  étrangères 
les  plus  riches,  n'était  représentée  que  par  un  petit  nombre  d'objets. 
L'art  des  bronzes  est  maintenant  en  effet  éminemment  français  et 
presque  exclusivement  parisien.  Il  occupe  à  Paris  plus  de  dix  mille 
ouvriers,  et  met  en  circulation  une  valeur  annuelle  qui  s'élève  au 
moins  à  30  millions  de  francs.  Ce  n'est  pas  seulement  dans  les  ate- 
liers des  fabricans  en  renom  que  se  trouvent  ces  nombreux  ouvriers  : 
un  grand  nombre  travaillent  en  chambre,  et  pour  leur  compte;  puis 
ils  vendent  leurs  produits  aux  marchands,  qui  les  exposent  sous  leurs 
noms  dans  leurs  magasins.  Telle  est  du  reste  l'organisation  de  la  plu- 
part des  industries  pai-isiennes.  Le  véritable  producteur  reste  presque 
toujours  ignoré,  inconnu  du  public,  qui  ne  voit  que  le  commerçant 
décoré  du  titre  de  fabricant,  bien  qu'il  ne  fabrique  souvent  rien  du 
tout.  Toutefois  ce  fait  est  loin  d'être  général,  et  nous  aurons  bientôt 
l'occasion  de  citer,  parmi  les  fondeurs  les  plus  habiles,  des  noms 
qui,  dans  l'industrie  parisienne,  comptent  parmi  les  plus  impor- 
tans. 

Gn  peut  presque  dire,  au  sujet  des  bronzes  d'art,  que  la  France 
fournit  maintenant  à  la  consommation  du  monde  entier.  Du  moment 
où  cette  branche  de  l'art  tombait  dans  le  domaine  presque  exclusif 
de  l'industrie,  Paris  devait  en  avoir  le  monopole.  Ce  centre  unique 
d'activité  et  de  mouvement  pouvait  seul  fournir  une  main-d'œuvre 
assez  intelligente  pour  suppléer  au  travail  de  l'artiste,  devenu  désor- 
mais impossible  sur  ces  objets  d'une  faible  valeur.  Depuis  longtemps 
déjà,  Paris  impose  son  luxe  et  son  goût,  non-seulement  à  la  France, 
mais  au  reste  de  l'Europe.  Eh  bien  !  cette  prédilection,  qui  attire  vers 
nous  les  nations  civilisées,  nous  impose  de  grandes  obligations.  Nous 
sommes  pour  ainsi  dire  responsables  du  goût  de  tous  les  peuples, 
que  nous  entraînons  par  notre  exemple,  et  nous  devons  veiller  avec 
d'autant  plus  de  soin  à  élever  incessamment  chez  nous  le  sentiment 
moral  de  l'art.  Or  les  bronzes  sont  un  des  moyens  de  propagande  les 
plus  puissans  dont  nous  disposions.  Reproduits  à  l'infini  et  dispersés 
dans  le  monde  entier,  ils  sont  comme  les  nombreux  exemplaires 
d'un  livre  oii  nous  aurions  écrit  notre  dernier  mot  sur  ce  qu'il  faut 
considérer  comme  étant  véritablement  beau  et  bon. 

Parmi  les  représentans  de  l'industrie  parisienne  des  bronzes  d'art, 
il  faut  nommer  en  première  ligne  M.  Barbedienne.  Au  moyen  d'un 
appareil,  dû  à  M.  Collas,  qui  permet  de  réduire  tous  les  monumens 
de  l'art  avec  une  précision  presque  mathématique,  M.  Barbedienne 
s'est  emparé  des -principaux  chefs-d'œuvre  de  la  sculpture,  et  il  s'est 
appliqué  à  les  populariser  en  les  mettant  à  la  portée  des  plus  hum- 
bles. C'est  là  qu'ont  tendu  des  efforts  incessans,  récompensés  déjà 
par  de  légitimes  succès.  Nulle  part  la  propagande  que  font  journel- 
lement les  bronzes  d'art  ne  s'est  manifestée  d'une  façon  plus  heu- 


172  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

leuse,  et  voilà  déjà  plus  de  quinze  ans  qu'on  peut  la  suivre  dans  sa 
marche,  trop  lente  à  la  vérité,  mais  progressive  et  certaine. 

De  nombreuses  réductions  de  l'antique  attestent  l'activité  des  ate- 
liers de  M.  Barbedienne.  Il  suffira  de  citer  notre  Vénus  de  Milo,  le  Lao- 
coon,  VAinazone  du  Vatican,  les  Deux  lutteurs  de  la  Tribune  de  Flo- 
rence, la  Diane  de  Gabies  et  la  Polymnie  du  musée  du  Louvre.  Sans 
doute  ces  statues  réduites  ne  nous  offrent  pas  avec  une  fidélité  ab- 
solue l'idéale  beauté  des  originaux.  Il  y  a  dans  les  procédés  de  ré- 
duction, aussi  bien  que  dans  les  procédés  de  moulage,  des  causes 
d'erreur  qui  rendent  le  succès  difficile  (1) ,  surtout  pour  les  modèles 
en  ronde-bosse,  et  il  y  aurait  de  nombreuses  critiques  à  faire,  si  on 
examinait  ces  bronzes  au  point  de  vue  exclusif  de  l'art.  N'oublions 
pas  toutefois  que  c'est  une  industrie  que  nous  discutons  en  ce  mo- 
ment, que  ses  produits,  répandus  dans  le  commerce,  ne  sortant  pas 
des  mains  de  l'artiste,  on  ne  peut  leur  demander  qu'une  perfection 
relative,  et  que,  malgré  les  défauts  signalés  dans  ces  bronzes,  les  tra- 
vaux dont  nous  parlons  ont  déjà  singulièrement  contribué  à  élever 
le  niveau  de  cette  industrie  aussi  bien  que  le  goût  général  du  public. 

M.  Barbedienne  n'a  pas  fait  une  part  moins  large  dans  ses  réduc- 
tions aux  monurnens  de  la  renaissance  qu'aux  monumens  antiques. 
On  a  vu  par  exemple  figurer  à  l'exposition  universelle  la  réduction 
au  demi  de  l'une  des  portes  de  Ghiberti.  Sans  doute  ces  admirables 
panneaux  n'ont  plus  la  beauté  sévère  de  l'original;  mais  un  industriel 
qui  respecte  assez  le  public  pour  oser  lui  offrir  une  œuvre  de  cette 
importance  est  certainement  digne  d'encouragemens.  M.  Barbedienne 
avait  exposé  aussi  le  3îoïse  du  tombeau  de  Jules  II.  Cette  réduction 
aux  deux  cinquièmes  du  chef-d'œuvre  de  Michel-Ange  est  satisfai- 
sante à  quelques  égards,  mais  rien  ne  saurait  rendre  la  lumière  et  la 
majesté  divines  qui  jaillissent  de  ce  marbre,  et  ce  n'est  vraiment 
qu'à  Saint-Pierre-aux-Liens  qu'il  est  possible  de  comprendre  la  puis- 
sance gigantesque  de  cette  figure.  Au  Moïse  venaient  s'ajouter  les 
réductions  des  tombeaux  de  la  sacristie  de  San-Lorenzo.  Qui  ne  con- 
naît ces  statues  de  Laurent  de  Médicis  et  de  son  fils  Julien,  du  Jour 
et  de  la  Nuit,  de  l'Aurore  et  du  Crépuscule?  A  côté  de  la  reproduction 
de  ces  chefs-d'œuvre  de  Michel- Ange,  on  ne  doit  point  oublier  le 
Saint  Jean  de  Donatello,  cette  délicieuse  figure,  si  naïve  et  si  vraie; 
les  trois  Grâces  de  Germain  Pilon,  etc.  Parmi  les  réductions  d'œuvres 
modernes,  il  faut  citer  surtout  les  deux  belles  figures  de  Toussaint, 
et  la  Pénélope  endormie  de  M.  Cavelier,  dont  le  marbre  appartient 
à  M.  le  duc  de  Luynes. 

Ces  procédés  de  réduction,  que  la  science  perfectionnera  encore, 

(1)  Voyez  à  ce  sujet  l'Orfèvrerie  et  Vébénisterie  à  l'exposition^  de  M.  G.  Planclie, 
dans  la  Revue  du  13  novembre  dernier. 


l'art  et  l'industrie  des  bronzes.  173 

ont  déjà  l'avantage  de  nous  rendre  les  originaux  avec  assez  de  fidé- 
lité pour  que  nous  les  puissions  comprendre.  Avant  l'intervention 
de  ces  machines,  les  bonnes  réductions,  de  l'antique  surtout,  étaient 
fort  rares,  car  les  artistes  de  premier  ordre,  seuls  capables  de  com- 
prendre ces  chefs-d'œuvre,  préféraient  naturellement  se  livrer  àlenrs 
propres  inspirations.  Quant  aux  talens  secondaires,  qui  s'occupaient 
seuls  de  ces  sortes  de  travaux,  incapables  de  supporter  la  responsabi- 
lité d'une  tâche  aussi  lourde,  ils  défiguraient  les  originaux  de  la  façon 
la  plus  fâcheuse.  Le  goût  du  jour  donnait  même  à  ces  reproductions 
son  empreinte  spéciale.  Regardez  dans  le  parc  de  Versailles  les  nom- 
breuses copies  des  statues  antiques;  il  ne  manque  à  leur  pesante  ma- 
jesté que  les  lourdes  perruques  de  Louis  XIV.  Le  siècle  de  Louis  XV 
substitue  la  manière  à  la  simplicité  :  il  donne  à  la  Vénus  un  regard 
lascif,  et  il  ne  lui  manque  que  de  la  poudre,  du  fard,  des  mouches  et 
un  panier,  pour  être  transformée  en  marquise.  Sous  la  république 
enfin  et  sous  l'empire,  les  dieux  et  les  héros  de  la  Grèce  et  de  Rome 
ont  la  pédantesque  raideur  de  ces  tristes  époques.  Il  était  donc  assez 
naturel  que  l'antiquité,  travestie  de  la  sorte,  n'inspirât  qu'une  sympa- 
thie médiocre.  Maintenant  il  n'en  est  plus  ainsi,  et  tout  le  monde 
peut  prendre  une  notion  exacte  de  ces  chefs-d'œuvre.  Toutefois  il  y 
a  encore  beaucoup  de  soins,  beaucoup  d'art  à  apporter  dans  le  tra- 
vail de  ces  réductions.  Comme  elles  se  font  par  parties,  il  faut  exécuter 
les  soudures  avec  grande  habileté,  faire  disparaître  la  trace  des  Jets 
et  des  éoents  sans  altérer  le  sentiment  général  du  modèle.  Ce  sont  là 
encore  des  difiicultés  réelles,  et  qu'on  ne  peut  surmonter  qu'à  force 
de  soins  et  d'intelligence  (1). 

A  côté  des  réductions,  l'art  français  des  bronzes  peut  revendiquer 
aussi  des  créations  originales,  dont  il  a  droit  d'être  fier.  M.  Barye  est 
un  véritable  artiste  :  il  était  né  pour  produire  de  grandes  choses;  la 
fortune  l'a  contraint  à  en  faire  de  petites,  et,  loin  de  se  raidir  contre 
le  sort  et  de  poser  en  génie  incompris,  c'est  lui  qui  s'est  mis  à  la  portée 
de  ceux  qui  ne  le  comprenaient  pas.  Il  s'est  fait  fabricant  de  bronzes, 
et  son  talent  exercera  sans  doute  une  salutaire  influence  sur  le  goût 
général  de  cette  industrie.  Les  dispensateurs  officiels  de  la  renom- 
mée n'ont  voulu  voir  en  M.  Barye  qu'un  sculpteur  de  genre,  et  ce- 
pendant toutes  ses  œuvres,  petites  de  dimension,  possèdent  la  véri- 
table grandeur,  celle  de  l'idée.  Elles  se  recommandent  autant  par  la 

(1)  Il  serait  injuste  de  parler  des  produits  de  ;\I.  Barbedieuue  sans  appeler  l'attentiou 
sur  les  compositions  charmantes  de  M.  Caliieux,  jeune  artiste  d'un  vrai  talent  et  l'une 
des  victimes  du  choléra  de  1834.  Il  montrait  avec  un  rare  bonheur  et  une  grande  puis- 
sance d'invention  ce  que  peut  le  génie  moderne,  lorsqu'il  puise  ses  inspirations  aux 
sources  vives  de  l'antiquité.  —  Parmi  les  industriels  qui  nous  ramènent  vers  l'antiquité, 
il  faut  citer  encore  M.  Delafontaiue,  qui  s'inspire  constamment  aux  sources  les  plus 
pures,  et  M.  Susse,  qui  dispose  également  d'un  appareil  de  réduction  dû  à  M.  Sauvage. 


17 II  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

vérité  patiente  qui  préside  à  l'exécution  des  moindres  détails  que 
par  la  verve  et  la  liberté  qui  marquent  toutes  ses  inventions  d'une  si 
harmonieuse  énergie. 

Rentrant  dans  le  domaine  de  l'industrie,  on  doit  citer  parmi  les 
plus  habiles  fondeurs  de  Paris  M.  Thiébaut  et  MM.  Eck  et  Durand. 
M.  Thiébaut  avait  exposé  de  magnifiques  fontes  brutes  coulées  d'un 
seul  jet.  Pour  qu'on  n'en  pût  douter,  il  les  montrait  telles  qu'elles 
étaient  sorties  des  moules,  encore  entourées  des  jets  et  des  évents. 
Cette  exposition  offrait  un  haut  intérêt,  elle  témoignait  de  la  perfec- 
tion à  laquelle  est  arrivé  maintenant  le  moulage  en  sable.  Il  est  bon 
d'ajouter  que  ces  fontes  d'un  seul  jet  n'étaient  que  des  tours  de  force 
exécutés  pour  la  circonstance  :  dans  la  pratique  habituelle,  toutes 
ces  statues  sont  fondues  en  plusieurs  pièces.  Quant  à  MM.  Eck  et 
Durand,  pour  se  convaincre  de  leur  habileté,  il  suffit  de  rappeler 
que  ce  sont  eux  qui  ont  fondu  les  portes  de  la  Madeleine,  et  de  si- 
gnaler, outre  les  fontes  si  délicates  qui  ont  figuré  dans  leur  exposition 
particulière,  les  principaux  monumens  en  bronze  de  la  grande  nef 
du  palais. 

Veut-on  maintenant  connaître  le  goût  général  qui  domine  aujour- 
d'hui? Il  faut  regarder  les  bronzes  de  M.  Denière.  La  plupart  de  ces 
bronzes  sont  dorés:  ne  pouvant  les  faire  beaux,  on  les  a  faits  riches. 
Sans  doute  tout  cela  est  éblouissant,  et  cependant  je  reste  froid  et . 
insensible.  Pourquoi?  Parce  que  là  rien  n'est  simple,  rien  n'est  vrai, 
rien  n'est  réellement  grand,  rien  n'élève  ma  pensée  vers  l'idéal,  que 
je  cherche  partout,  même  dans  les  plus  modestes  objets.  Voyez  ce 
service  de  table  exécuté  pour  M.  de  Risselef;  examinez  toutes  ces 
figures  si  bien  dorées  à  l'ôr  mat,  ces  enfans  maniérés,  ces  femmes 
nues  dont  les  corps  semblent  tordus  à  dessein  pour  montrer  la  ri- 
chesse prétentieuse  de  leur  sein  :  où  est  la  simplicité?  où  est  la 
vraie  beauté?...  Je  ne  vois  là  qu'un  luxe  qui  s'affiche,  une  richesse 
matérielle  considérable,  et  rien  de  plus.  J'en  dirais  autant  de  cette 
grande  corbeille  de  fleurs  soutenue  par  trois  enfans  de  grandeur 
naturelle,  d'un  goût  et  d'un  dessin  déplorables.  Certainement  tout 
cela  est  arrangé  avec  une  certaine  recherche,  c'est  peut-être  ce  que 
le  monde  appelle  joli;  mais  alors  le  monde  se  trompe,  et  l'art  n'a 
rien  à  voir  dans  de  pareilles  exti'avagances. 

Parmi  les  nations  étrangères  chez  lesquelles  l'art  des  bronzes  est 
encore  représenté  par  des  œuvres  sérieuses,  le  royaume-uni  doit  être 
cité  le  premier.  Dans  une  des  principales  villes  manufacturières  de  ce 
pays,  à  Birmingham,  un  industriel  puissant  par  les  ressources  dont 
il  dispose  et  par  l'énergie  qu'il  met  dans  ses  efforts,  M.  Elkington, 
est  presque  parvenu  à  acclimater  en  Angleterre  cette  industrie  des 
bronzes  d'art,  si  peu  faite  pour  vivre  et  se  développer  au  milieu  des 
brouillards;  mais  les  Anglais  ont  beau  nous  enlever  à  prix  d'or  nos 


l'art  et  l'industrie  des  bronzes.  175 

<3uvners  les  plus  expérimentés,  nos  artistes  les  plus  habiles  :  tout  ce 
qui  touche  au  sol  britannique  s'y  marque  aussitôt  d'un  cachet  dont 
l'originalité  n'est  pas  douteuse,  mais  dont  la  valeur  réelle  est  très 
contestable.  Néanmoins  il  est  juste  de  signaler  plusieurs  beaux 
bronzes  dans  l'exposition  anglaise.  Ainsi,  à  côté  des  pièces  galvano- 
plastiques  de  M.  Elkington,  il  faut  citer  la  Lesbie  pleurant  sur  l'oi- 
seau mort  qu'elle  presse  sur  son  sein.  Cette  statue  est  de  M.  Cum- 
berworth;  la  pose  en  est  heureuse,  la  tête  est  bien  traitée,  mais 
l'arrangement  des  cheveux  manque  d'idéal,  et  il  y  a  dans  les  parties 
nues  une  réalité  trop  pauvre.  La  Négresse  de  M.  John  Bell  est  une 
fonte  remarquable,  qui  mérite  également  des  éloges.  Quant  à  la 
Dorothea  du  même  artiste,  elle  rentre  tout  à  fait  dans  le  goût  an- 
glais. Son  Tireur  d'aigle  est  une  grande  figure  académique,  dont  la 
pose  fatigue  vite  le  spectateur.  Enfin  dans  cette  exposition  si  remar- 
quable de  M.  Elkington,  on  a  retrouvé  l'Angleterre  avec  ses  étranges 
contrastes.  A  côté  des  merveilles  du  Parthénon,  à  côté  du  Thésée  et 
de  V Hercule  au  repos,  on  remarquait  des  excentricités  toutes  britan- 
niques, telles  par  exemple  que  la  Jeune  Naturaliste  de  M.  H.  Weekes. 
Quant  aux  petits  bronzes  d'ameublement,  les  rares  spécimens  qui 
nous  étaient  offerts  ne  nous  montraient  qu'un  goût  puéril  :  c'est  la 
Morale  en  action,  l' Exaltation  des  Douceurs  de  la  Maternité,  etc. 

La  Prusse  occupe  aujourd'hui  une  place  également  importante 
dans  l'industrie  et  dans  l'histoire  ffe  l'art  contemporain;  elle  est  le 
pays  le  plus  sérieusement  érudit  de  l'Europe,  elle  compte  surtout 
des  sculpteurs  d'un  grand  talent.  L'art  des  bronzes  allemands  avait 
exposé  une  grande  statue  héroïque  du  feu  roi  Frédéric-Guillaume  III 
vêtu  en  empereur  romain.  La  raideur  germanique  se  prête  mal  à  la 
majesté  de  la  pourpre  romaine,  et  bien  que  cette  œuvre  importante 
témoigne  de  beaucoup  de  science,  bien  qu'elle  dénote  de  sérieux 
efforts  vers  un  art  réellement  élevé,  on  reste  froid  en  la  contemplant. 
Toutefois  il  y  a  de  curieux  détails  dans  les  parties-de  l'ajustement; 
la  draperie  du  manteau  surtout  est  fort  bien  traitée,  et  telle  qu'elle 
est,  cette  figure  historique  peut  être  comptée  parmi  les  monumens 
en  bronze  les  plus  remarquables  de  l'art  allemand.  —  Citons  encore 
la  Madeleine  pleurant  aux  pieds  de  Jésus  crucifié,  d'après  le  profes- 
seur E,  Rietschel.  Ce  bronze,  d'un  beau  style,  sortait  des  ateliers 
de  M.  Lauchhammer;  —  un  Aigle  enlevant  une  gazelle,  fondu  d'après 
M.  F.  Bûrde,  par  M.  G.  Fischer  de  Berlin;  —  en_fin  deux  Cerfs,  d'après 
M.  Ch.  Rauch,  fondus  par  M.  Deravanne.  —  Les  petits  bronzes  prus- 
siens étaient  d'une  extrême  faiblesse. 

La  Toscane  avait  envoyé  trois  pièces  importantes  et  d'un  grand 
intérêt,  dues  au  professeur  Clémente  Papi  de  Florence.  —  C'étaient 
d'abord  une  jolie  copie  du  groupe  de  Versée  et  Méduse  de  Cellini, 
—  puis  la  tète  du  David  de  Michel-Ange.  Ce  bronze  colossal  a  permis 


176  r»EYUE    DES    DEUX    MONDES, 

à  ceux  qui  n'ont  pas  vu  la  statue  célèbre  placée  à  la  porte  du 
Palazzo  Vecchio  à  Florence  d'admirer  ici  la  puissance  de  l'un  des 
chefs-d'œuvre  du  Buonarolti.  —  Enfin  sous  cette  dénomination  : 
Badinoge  sur  l'art  de  la  fusion,  l'habile  professeur  florentin  nous 
présentait  une  plante  d'aloès,  avec  toutes  ses  feuilles  et  toutes  ses 
racines,  coidée  d'un  seul  jet,  et  probablement  sur  nature.  C'est  là 
une  des  pièces  les  plus  curieuses  que  puisse  offrir  aujourd'hui  l'in- 
dustrie des  bronzes;  mais  ce  badinage  coûte  3,360  francs,  c'est  cher. 
—  La  tête  du  David  était  cotée  3,750  francs,  et  le  Persée  8,â00.  — 
Rome  était  représentée  par  une  intéressante  petite  réduction  de  sa 
colonne  trajane,  en  bronze  doré.  - —  Enfin  la  Chine,  où  peut-être  est 
né  cet  art  des  bronzes,  la  Chine  n'a  plus  rien  à  nous  apprendre. 
A  peine  nous  a-t-elle  montré  quelques  bronzes  anciens  d'une  admi- 
rable patine.  Ce  qu'elle  produit  aujourd'hui  est  au-dessous  du  mé- 
diocre. —  Tels  sont  en  résumé  les  bronzes  étrangers  dignes  de  quel- 
que intérêt  que  nous  ayons  à  signaler  à  côté  des  bronzes  français. 

11  résulte  de  l'ensemble  de  cette  étude  que  l'industrie  des  bronzes, 
après  avoir  atteint  sa  forme  la  plus  parfaite  chez  les  Grecs  du  \i^  au 
iv°  siècle  avant  Jésus-Christ,  a  suivi  les  destinées  générales  de  l'art, 
et  qu'elle  s'est  perdue  presque  complètement  pendant  le  moyen  âge 
pour  reparaître  avec  un  nouvel  éclat  pendant  les  beaux  siècles  de  la 
renaissance  italienne.  Naturalisée  française  k  partir  de  François  P', 
elle  acquit  chez  nous  sa  plus  grande  puissance  sous  Louis  XIV  pour 
dégénérer  ensuite  sous  Louis  XV,  et  arriver  à  une  stérilité  complète 
au  commencement  de  ce  siècle.  Depuis  trente  ans  enfin,  l'industrie 
des  bronzes  d'art  s'est  relevée  en  France  avec  une  grande  vigueur; 
elle  a  accompli  de  notables  progrès,  créé  une  technologie  nouvelle 
qui  se  trouve  maintenant  très  avancée  vers  la  perfection,  accru  sa 
production  dans  des  proportions  considérables,  tellement  que  l'ex- 
position universelle  a  pu  la  montrer  toute  française,  très  riche  déjà 
de  son  présent  et  jilus  riche  encore  de  son  avenir,  si  elle  sait  utiliser 
les  instrumens  précieux  que  la  science  lui  a  livrés. 

Au  point  de  vue  de  l'industrie  des  bronzes,  la  France  a  donc  une 
réelle  prééminence.  En  est-il  de  même  de  la  question  d'art?  Nous  ne 
pouvons  malheureusement  l'affirmer.  Si  nous  avons  parlé  longuement 
des  monumens  en  bronze  qu'ont  laissés  l'antiquité  et  la  renaissance, 
c'est  que  seuls  ils  sont  capables  de  guider  nos  efforts  sans  jamais 
nous  égarer.  De  nobles  tentatives  ont  été  faites  pour  ramener  l'in- 
dustrie des  bronzes  vers  cette  direction  certaine,  et  nous  avons  si- 
gnalé les  nombreuses  réductions  qui  tendent  à  populariser  les  plus 
belles  époques  de  l'art  :  elles  ont  déjà  produit  des  artistes  et  des 
œuvres  d'une  puissante  originalité,  et  elles  nous  donnent  quelque 
confiance  pour  l'avenir:  mais  la  grande  majorité  des  bronzes  que 
l'exposition  nous  a  montrés  témoigne  du  mauvais  goût  qui  domine 


l'art  et  l'industriiï  des  bronzes.  177 

encore  aujourd'hui  chez  le  fabricant  aussi  bien  que  dans  le  public. 
La  plupart  des  fondeurs  en  renom  nous  reportent  au  goût  déplo- 
rable qui  domina  l'Europe  entière  au  xviir  siècle.  Nous  voyons 
dans  presque  tous  ces  bronzes  le  superflu  et  l'exagération,  c'est-à- 
dire  les  signes  infailhbles  de  l'impuissance.  Et  cependant  une  véri- 
table renaissance  s'est  opérée  de^^uis  soixante  ans  :  l'antiquité  est 
venue  pour  la  seconde  fois  redonner  la  vie  à  l'art,  dont  on  déses- 
pérait; les  efforts  des  AVinckelmann ,  des  Lessing,  des  Stuart,  des 
Mengs,  des  Millier,  ont  créé  une  ère  nouvelle  et  féconde.  L'érudi- 
tion passionnée  des  savans  a  été  heureusement  contagieuse,  et  au- 
jourd'hui tout  le  monde  veut  connaître  la  Grèce  et  l'Italie.  Il  est 
facile  de  suivre  les  efforts  de  cette  réaction  dans  nos  écoles  de  pein- 
ture et  de  sculpture  :  nous  lui  devons  aujourd'hui  nos  maîtres  les 
plus  habiles,  et  qui  ne  voit  maintenant  la  distance  énorme  qui  sé- 
pare les  compositions  puériles  des  Yanloo,  des  Boucher  et  des  Wat- 
teau,  de  la  science  sérieuse  et  élevée  des  artistes  les  plus  érainens 
dont  la  France  s'honore  aujourd'hui?  Pourquoi  donc  l'art  des  bronzes 
ne  participe-t-il  pas  à  ce  mouvement  salutaire?  Pourquoi  voyons- 
nous  encore  presque  partout  ces  amours  insolens  qui  pullulaieiil 
dans  les  petites  maisons  au  temps  de  M'"*'  de  Pompadour?  Pourquoi 
souvent  aussi  cet  art  prétendu  gothique,  qui  n'a  du  moyen  âge  que 
la  raideur  sans  en  avoir  la  naïveté?  Pourquoi  ces  troubadours  de 
pendule  et  ces  chevaliers  bardés  de  fer? —  Telles  sont  les  questions 
que  la  critique  doit  sérieusement  adresser  à  la  plupart  de  nos  fabri- 
cans.  Songeons  toujours  à  l'influence  utile  que  peuvent  exercer  sur 
le  goût  général  les  bronzes  d'art  les  plus  modestes  et  par  conséquent 
les  plus  répandus,  et  n'oublions  pas  que  les  objets  les  plus  hum- 
bles portent  en  eux  leur  idéal  comme  les  monumens  les  plus  somj)- 
tueux.  Plutarque  nous  apprend  que  Sylla,  dans  toutes  ses  expédi- 
tions, portait  sur  son  sein  une  petite  figure  d'Apollon  Pythien  en 
bronze  doré,  et  qu'il  la  baisait  souvent.  Eh  bien!  les  bronzes  d'art, 
répandus  partout  aujourd'hui,  sont  comme  les  dieux  de  nos  foyers 
domestiques.  La  possession  nous  y  attache,  et  ils  font  presque  partie 
de  notre  existence  intime.  Ayons  donc  soin  de  bien  choisir  ces  divi- 
nités inspiratrices  de  notre  goût  :  qu'elles  développent  le  sentiment 
véritable  de  l'art,  qui  existe  en  germe  chez  la  plupart  d'entre  nous, 
mais  qui  a  besoin,  pour  se  produire,  d'être  incessamment  cultivé. 
Enfin  qu'elles  nous  élèvent  peu  à  peu  vers  les  hautes  régions  d'où 
notre  esprit  ne  doit  jamais  descendre. 

A.  Grlver, 


12 


NUSSIR-U-DIN 


DERNIER  ROI  D'AOUDE 


The  piivale  Life  of  an  castern  Kiiig,  liy  a  meiiiber  of  tlie  houseliold  of  liis  late  iiiajesty 
Niissii-iMleen,  king  of  Oiule;  l  vol.  in-S".  London,  Hope  and  C"  1835. 


Si  nos  descendans  éprouvent  quelque  difficulté  à  raconter  l'his- 
toire de  notre  xix'  siècle,-  ce  ne  sera  point  faute  de  docuinens.  Jamais 
aucune  époque  n'a  réuni  une  telle  masse  de  matériaux  bons  et  mau- 
vais. Et  ce  n'est  pas  seulement  notre  petite  Europe  qui  a  le  privilège 
d'intéresser  les  collecteurs  de  faits,  ce  sont  les  pays  les  plus  inconnus 
et  les  plus  lointains  du  globe.  Nous  avons  aujourd'hui  des  renseigne- 
mens  plus  précis  et  plus  exacts  sur  l'insurrection  chinoise  que  nos 
pères  n'en  avaient  il  y  a  deux  siècles  sur  les  révolutions  de  la  Russie. 
Le  royaume  de  Dahomey  nous  est  relativement  plus  familier  que  tel 
pays  du  Nord  ne  l'était  autrefois;  nous  connaissons  toutes  les  intrigues 
du  palais  de  Kamehameha  IV,  et  il  n'y  a  pas  un  îlot  de  l'Océanie  qui 
ait  des  secrets  pour  nous.  Cette  exploration  en  tout  sens  de  l'uni- 
vers est  même  une  des  seules  choses  incontestablement  bonnes  que 
notre  siècle  ait  produites.  C'est  cependant  à  une  seule  nation  que 
nous  devons  cette  lumière  jetée  sur  le  monde  entier,  —  à  l'Angle- 
terre. Les  autres  nations  ont  peu  fait  relativement  pour  cette  divul- 
gation des  secrets  de  la  vie  humaine  sous  toutes  les  formes  qu'elle 
peut  revêtir;  l'Allemagne  elle-même,  la  savante  et  méthodique  Alle- 
magne, commence  à  peine  à  entrer  dans  cette  voie  de  recherches, 
et  il  est  douteux  qu'elle  y  réussisse  jamais  aussi  bien  que  l'Angle- 
terre. Le  dévouement  à  la  science,  qui  est  une  si  grande  et  si  noble 


LE    DERNIER    ROI    d'aOUDE.  179 

chose,  n'est  cependant  pas  dans  ce  genre  d'investigations  la  qualité 
la  plus  nécessaire,  et  il  peut  même  arriver  qu'on  serve  mieux  la 
science  en  ne  s'en  inquiétant  point  du  tout.  Des  mobiles  très  infé- 
rieurs peuvent  être  infiniment  plus  utiles  dans  ce  cas  particulier  que 
l'amour  de  la  science  ou  du  progrès  humain ,  —  par  exemple  le 
désir  de  faire  fortune,  l'amour  des  aventures  ou  des  émotions  vio- 
lentes, l'instinct  de  la  curiosité,  et  même  ce  simple  appétit  du  nou- 
veau qui  s'empare  des  imaginations  blasées,  mais  actives  encore, 
d'une  époque  corrompue  et  fatiguée.  Pour  bien  voir  le  pays  que 
l'on  visite  lorsque  ce  pays  est  l'Inde  ou  l'ouest  de  l'Amérique  par 
exemple,  il  n'est  pas  absolument  nécessaire  de  posséder  des  con- 
naissances historiques  étendues,  ou  d'être  un  grand  orientaliste;  il 
vaut  souvent  mieux  commander  tout  simplement  un  navire,  être  ca- 
pable de  prendre  part  à  une  chasse  au  tigre,  ou  bien  avoir  une  assez 
grande  habitude  du  danger  pour  n'être  pas  efl'arouché  par  une  atta- 
que soudaine  de  sauvages  et  de  bêtes  féroces.  Là  est  la  source  de  la 
supériorité  que  possèdent  les  Anglais  sur  les  autres  peuples  dans  ce 
qu'on  peut  appeler  la  littérature  des  voyages.  Leurs  innombrables 
relations  de  voyage  ne  sont  cependant  rien  de  rema,rquable  sous 
le  rapport  de  l'art  et  de  la  composition,  ni  sous  le  rapport  de  la 
science.  Rien  généralement  de  moins  savant,  de  plus  incomplet,  de 
plus  fragmentaire  que  ces  relations.  Souvent  elles  ne  contiennent 
qu'un  seul  fait,  mais  sur  ce  point  la  lumière  est  complète.  Ces  rela- 
tions non  plus  ne  sont  pas  signées  de  grands  noms  dans  la  science  : 
ceux  qui  les  écrivent  sont  des  capitaines  de  navire,  des  aventuriers, 
des  lieutenans  en  congé,  des  marchands,  de  jeunes  lords  ennuyés; 
mais  qui  d'un  savant  ou  d'un  aventurier  peut  pénétrer  avec  le  plus 
de  sagacité  les  mystères  d'une  cour  barbare,  les  secrets  d'une  tribu 
sauvage,  bien  plus  la  poésie  d'une  terre  périlleuse,  où  le  métier 
de  contemplateur  exige  l'adresse  d'un  maître  d'armes  et  d'un  chas- 
seur consommé,  la  science  d'équitation  d'un  centaure  ou  d'un  fjau- 
cho?  Qui  d'un  savant  ou  d'un  marchand  est  le  mieux  à  même  de 
pénétrer  le  caractère  d'un  peuple,  ses  vices  et  son  degré  de  moralité? 
Il  y  a  plus  :  trop  de  scrupules  de  morale  peuvent  nuire  chez  l'obser- 
vateur, et  il  y  a  des  peuples  qu'il  est  difficile  de  bien  comprendre, 
si  l'on  ne  met  pas  de  côté  toutes  les  idées  de  dignité  et  de  probité 
qui  forment  le  bagage  d'un  homme  civilisé.  Telles  sont  quelques- 
unes  des  raisons  pour  lesquelles  la  littérature  des  voyages  a  prospéré 
en  Angleterre  plus  que  dans  tout  autre  pays.  Les  voyageurs  anglais 
sont  moins  des  voyageurs,  c'est-à-dire  des  savans,  que  des  curieux, 
ou  des  hommes  obligés  par  fatalité  ou  profession  de  connaître  avec 
exactitude  les  peuples  avec  lesquels  ils  ont  à  traiter  ou  à  commercer. 
Par  une  autre  raison  encore,  l'Anglais  mieux  que  les  autres  peu- 


180  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pies  civilisés  est  appelé  à  rendre  à  l'humanité  ce  service  de  l'explo- 
ration du  monde.  L'Anglais  peut  être  plein  de  préjugés,  individuel, 
égoïste,  incapable  de  s'assimiler  les  élémens  étrangers;  mais  il  a  un 
grand  avantage  sur  le  Français  ou  sur  l'Allemand  :  il  ne  s'étonne  de 
rien.  Quand  il  part  pour  les  antipodes,  il  ne  se  promet  pas  d'avance 
un  plaisir  tout  nouveau,  et  ne  s'effraie  pas  outre  mesure  de  l'ennui 
qu'il  va  subir.  S'il  s'ennuie  moins  qu'il  ne  l'avait  supposé,  c'est  tant 
mieux.  S'il  ne  trouve  pas  ce  qu'il  espérait,  c'est  tant  pis.  Il  n'éprouve 
donc  ni  illusions,  ni  désenchan tenions.  Il  visite  l'Inde  ou  l'Australie 
comme  il  visiterait  une  paroisse  des  environs  de  Londres,  et  il  se 
conduit  dans  les  plus  lointains  pays  comme  il  se  conduirait  dans  sa 
propre  contrée,  c'est-à-dire  qu'il  y  dîne  à  ses  heures  habituelles,  dé- 
jeune et  dort  à  ses  heures  habituelles.  Par  conséquent,  n'y  fît-il  même 
qu'une  courte  halte,  il  n'y  passe  pas,  il  y  séjourne.  Enfin,  dernière 
qualité,  il  manque  de  la  faculté  d'assimilation  et  ne  perd  jamais  son 
individualité.  Le  Français  adopte  vite  les  mœurs  et  les  usages  des 
peuples  étrangers  qui  l'ont  choqué  d'abord.  Il  commence  par  se  mo- 
quer des  sauvages  pour  se  faire  sauvage  lui-même  huit  jours  après; 
grande  preuve  de  bonté  naturelle,  et  en  même  temps  grande  preuve 
de  faiblesse.  Grâce  à  cette  qualité  ou  à  ce  défaut,  comme  on  voudra 
l'appeler,  il  est  capable  de  passer  au  milieu  des  peuples,  de  partager 
leur  existence,  de  se  faire  complice  de  leurs  mœurs,  sans  se  rendre 
mieux  compte,  au  bout  de  tout  cela,  de  leur  nature  et  de  leurs  ins- 
tincts qu'avant  de  les  avoir  visités.  L'Anglais  au  contraire  n'abdique 
jamais  son  individualité,  excellente  qualité  pour  bien  voir,  car  les 
choses  extérieures  posent  devant  lui  comme  objets  d'étude  ou  de 
simple  curiosité.  En  un  mot,  les  relations  entre  Y  objectif  et  le  sub- 
jectif ^oni  mieux  et  plus  sagement  maintenues  par  l'Anglais  que  par 
le  Français,  qui  s'identifie  trop  facilement  avec  Y  objectif ,  et  que  par 
l'Allemand,  qui  assimile  trop  volontiers  à  son  moi  tout  ce  qui  lui  est 
extérieur. 

jNous  avons  une  preuve  de  plus  de  cette  faculté  d'observation 
propre  aux  Anglais  dans  le  curieux  livre  intitulé  la  Vie  privée  d'un 
roi  d'Orient.  L'auteur,  ancien  officier  au  service  de  sa  majesté  Nus- 
sir-u-deen,  second  roi  d'Oude,  n'a  point  de  système  préconçu;  il  n'est 
point  un  profond  orientaliste,  et  il  confesse  même  qu'il  n'a  jamais 
su  d'hindoustani  que  ce  qu'il  lui  en  fallait  pour  se  faire  comprendre 
des  indigènes  et  n'être  point  embarrassé  au  milieu  d'eux.  Il  n'a  au- 
cune idée  et  ne  donne  à  son  gouvernement  aucun  conseil  politique; 
mais  en  revanche  il  connaît  à  fond  les  choses  qui  sont  tombées  dans 
le  domaine  de  son  expérience,  il  n'a  perdu  ni  un  mot,  ni  un  geste.  Sa 
description  du  royaume  d'Oude  est,  si  l'on  peut  associer  des  mots 
aussi  contraires,  une  sorte  de  tableau  hollandais  de  l'Orient.  On  a  là 
Je  ménage  et  l'intérieur  du  roi  d'Oude,  sa  cuisine,  ses  écuries,  les 


LE    DERNIER    ROI    d'aOUDE.  181 

portraits  de  ses  domestiques  et  de  ses  femmes,  le  portrait  du  roi 
Nussir-u-deen  dans  toute  sorte  de  costumes  et  d'attitudes,  à  table, 
à  cheval,  au  sortir  du  bain,  en  chapeau  noir  et  en  frac  à  l'anglaise, 
en  costume  oriental  et  la  couronne  sur  le  front.  Seulement  il  ne  faut 
pas  oublier  que  les  scènes  de  cette  série  de  tableaux  d'intérieur  à  la 
flamande  se  passent  en  Orient,  et  que  par  conséquent  les  détails  les 
plus  humbles  sont  d'une  opulence  et  d'une  étrangeté  singulières;  les 
ustensiles  de  ménage  sont  d'or,  les  servantes  sont  vêtues  d'étoffes 
lamées  d'or  et  d'argent;  pour  chats  domestiques  on  a  des  tigres,  et 
pour  animaux  familiers  des  éléphans. 

Le  royaume  d'Oude  ou  d'Aoude,  situé  dans  l'Inde  septentrionale, 
entre  le  Punjab,  le  Népaul  et  le  Delhi,  est,  ainsi  qu'on  le  sait,  placé 
sous  le  protectorat  de  la  compagnie  des  Indes.  Jadis  province  du 
grand  empire  mogol,  pillé  par  Warren  Hastings  au  dernier  siècle, 
réduit  de  moitié  par  lord  Wellington,  qui  annexa  une  grande  partie 
de  son  territoire  aux  possessions  anglaises,  il  fut  constitué  sur  ses 
bases  actuelles  en  1819  par  le  marquis  d'Hastings,  qui  ajouta  à  ce 
qui  restait  de  cette  province,  jadis  florissante,  quelques  déserts  con- 
quis sur  le  Népaul,  et  sacra  roi,  au  nom  de  la  puissante  compagnie 
des  Indes,  le  nawab  Gazi-u-deen,  père  du  héros  de  cette  histoire. 
Quoique  tous  ces  faits  soient  le  développement  naturel  de  la  con- 
quête et  qu'il  n'y  ait  pas  à  s'en  étonner,  on  peut  dire  néanmoins, 
sans  courir  le  risque  d'être  accusé  de  sentimentalité  philanthropique 
mal  placée,  qu'il  y  a  eu  rarement  quelque  chose  de  plus  injuste  que 
les  traités  qui  unissent  le  royaume  d'Oude  à  la  compagnie  des  Indes. 
L'indépendance  du  pays  est  nominale,  et  il  est  inutile  d'ajouter  que 
le  prix  du  protectorat  anglais  est  le  sacrifice  de  l'indépendance  du 
roi.  La  compagnie  protège  le  roi  pour  se  garantir  elle-même,  c'est- 
à-dire  pour  empêcher  que  le  roi  ne  se  serve  de  son  pouvoir  contre 
la  domination  anglaise.  Jusque-là  la  philanthropie  n'a  rien  à  dire  à 
cette  politique;  mais  ce  roi,  impuissant  pour  le  bien  de  ses  sujets, 
est  en  revanche  très  puissant  pour  le  mal.  Les  traités  lui  garantis- 
sent sa  couronne  et  ses  possessions  contre  tout  ennemi  extérieur  et 
intérieur,  c'est-à-dire  que  si  ses  peuples,  las  d'une  oppression  ca- 
pricieuse et  sanglante,  se  soulèvent  contre  lui,  la  redoutable  compa- 
gnie appose  son  veto,  et  s'engage  à  lui  livrer,  pieds  et  poings  liés, 
ses  sujets,  pour  qu'il  continue  à  les  ruiner  et  à  les  mutiler.  La  com- 
pagnie lui  donne  le  pouvoir  de  faire  tout  le  mal  qu'il  voudra  à  d'au- 
tres qu'elle;  il  profite  largement  de  cette  permission.  Tous  les  ca- 
prices qui  peuvent  passer  par  la  tête  d'un  despote  oriental,  il  les 
satisfait  avec  sécurité  et  impunité.  Meurtres,  mutilations,  pillages, 
extorsions,  supplices  bizarres,  exils  ignominieux,  emprisonnemens 
dans  des  cages  de  fer,  il  peut  se  permettre  toutes  ces  plaisanteries 
à  l'égard  de  ses  sujets;  mais  que  ces  derniers,  las  de  cette  crimi- 


182  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

nelle  tyrannie,  se  gardent  bien  de  remuer,  car  le  résident  anglais 
de  Lucknovv  n'a  qu'à  faire  un  signe,  et  les  troupes  anglaises  canton- 
nées sur  la  frontière  étoufferont  la  rébellion.  Ajoutez  que  les  mal- 
heureiLx  sujets  de  cet  empire  n'ont  pas  même  la  ressource  des  états 
despotiques  très  étendus,  et  où  la  jalouse  surveillance  de  la  tyrannie 
ne  peut  s'exercer  également  partout,  grâce  aux  distances.  Non  :  le 
territoire  d'Oude  n'étant  pas  plus  étendu  que  celui  des  Pays-Bas 
et  de  la  Suisse  réunis,  personne  n'échappe  à  l'œil  fascinateur  et  à 
la  griffe  du  tigre  couronné.  Supposez  le  despotisme  oriental  établi 
dans  quelqu'un  des  petits  états  de  l'Europe,  et  vous  aurez  une  idée 
imparfaite  de  la  situation  du  peuple  d'Oude,  car  il  faudra  supposer 
encore  que  ce  despotisme  est  protégé  par  un  puissant  voisin. 

Le  roi  d'Oude  est  donc  libre  de  se  livrer  à  tous  les  caprices  de  son 
imagination  orientale.  De  gouvernement,  d'administration  légale,  il 
n'en  existe  point,  et  comme  il  faut  bien  cependant  montrer  son  pou- 
voir en  quelque  chose,  le  monarque  montre  le  sien  en  pillant  ses 
sujets.  On  lève  le  revenu  public  à  coups  de  fusil.  Dans  cet  aimable 
état  d'anarchie,  où  personne  n'est  protégé  que  le  roi,  les  sujets  sen- 
tent le  besoin  de  se  protéger  eux-mêmes  et  ne  sortent  jamais  qu'ar- 
més. Lucknow,  la  capitale  de  ce  royaume,  est  certainement  une  des 
plus  étranges  villes  qu'il  y  ait  dans  le  monde  entier.  Ces  habitans 
armés  de  pistolets  et  de  poignards,  de  brassards  et  de  boucliers  en 
peaux  de  buffles,  vous  croyez  peut-être  qu'ils  vont  en  guerre,  ou 
tout  au  moins  qu'ils  se  rendent  à  quelque  parade  militaire?  Non,  ils 
vont  traiter  de  leurs  affaires,  vendre  ou  acheter  ce  que  les  caprices 
du  roi  et  de  ses  collecteurs  de  taxes  ont  bien  voulu  ne  pas  leur  en- 
lever. Quant  au  roi  sous  l'administration  duquel  existe  un  tel  état  de 
choses,  c'est  un  des  souverains  les  mieux  logés  de  la  terre.  Sa  rési- 
dence se  compose  d'une  succession  de  palais  qui  s'étend  sur  l'une  des 
rives  du  Goomty,  tandis  que  sur  l'autre  rive  s'étend  sa  ménagerie, 
parc  immense  où  des  troupes  d'éléphans,  de  rhinocéros,  de  tigres, 
de  léopards,  d'antilopes,  de  lynx  et  de  chats  de  Perse  s'ébattent  au 
soleil,  dit  notre  auteur,  comme  les  moutons  et  les  vaches  dans  un 
parc  anglais.  Le  luxe  des  habitans  n'est  naturellement  point  en  pro- 
portion avec  le  luxe  du  souverain,  et  les  rues  de  Lucknow  sont  en- 
combrées de  mendians  armés  comme  les  autres  citoyens,  et  qui, 
ainsi  que  le  mendiant  de  Gil  Blas,  vous  demandent  l'aumône  l'es- 
copette  à  la  main.  Il  est  même  assez  curieux  de  retrouver  au  fond  de 
l'Asie  le  type  du  /fl^zoro^/^  italien,  avec  ses  mœurs,  ses  phrases  sacra- 
mentelles, ses  compHmens  hyperbohques  et  ses  injures  aristopha- 
nesques.  C'est  une  preuve  de  plus  que  les  mêmes  causes  ont  partout 
les  mêmes  effets,  et  qu'un  état  d'abjection  ou  de  dignité  morale  en- 
gendre partout  à  peu  près  les  mêmes  mœurs  et  le  même  langage. 
Est-ce  dans  une  rue  de  Naples  ou  dans  une  rue  de  Lucknow  que  se 


LE    DERNIER    ROI    d'aOUDE.  183 

passe  la  petite  scène  que  voici?  «  La  lumière  du  soleil  a  brillé  sur 
l'esclave  de  monseigneur,  et  le  pauvre  esclave  sera  nourri,  vous  dit 
un  impudent  et  vigoureux  gaillard  armé  d'une  forte  moustache,  un 
sabre  et  un  bouclier  au  poing,  en  vous  tendant  la  main.  —  Vous  êtes, 
vous  dit-il,  la  lumière  du  soleil,  —  et  ce  compliment  vaut  bien,  à  son 
avis,  le  salaire  d'une  journée  de  travail.  Vous  vous  détournez  de  dé- 
goût, et  alors,  aussi  tranquillement  qu'il  vous  avait  débité  ses  com- 
plimens,  il  vous  fait  part  de  son  opinion  sur  les  membres  féminins 
de  votre  fomille  (particulièrement  votre  mère  et  vos  sœurs)  dans  un 
langage  trop  nu  et  trop  énergique  pour  souffrir  la  traduction,  et  plutôt 
hardi  et  expressif  qu'élégant  »  Les  citoyens  armés  et  les  mendians 
forment  le  plus  intéressant  spectacle  de  Lucknow,  et  partagent  l'at- 
tention et  l'étonnement  du  voyageur  avec  les  chameaux  et  les  élé- 
phans,  qui  se  prom.ènent  dans  la  ville  aussi  communément  que  les 
mulets  en  Espagne,  les  ânes  et  les  bœufs  dans  nos  villages,  les  che- 
vaux dans  nos  rues. 

Lorsque  notre  aventurier  se  présenta  à  la  cour  de  Lucknow,  le 
roi  régnant  était  Nussir-u-deen,  un  des  deux  fds  du  premier  souve- 
rain élevé  au  trône  par  la  compagnie.  Ce  n'était  point  sans  diffi- 
cultés qu'il  avait  succédé  à  son  père  Ghazi-u-deen,  qui  l'avait  dés- 
hérité et  avait  formé,  paraît-il,  le  dessein  de  le  tuer  plutôt  que  de 
lui  laisser  la  chance  de  monter  sur  le  trône.  Il  devait  son  élévation 
à  l'énergie  de  sa  mère,  la  padshah  begiim  (sultane  favorite).  Elle 
arma  les  femmes  de  son  harem,  et,  après  un  combat  sanglant  dans 
l'intérieur  du  palais,  elle  réussit  à  déjouer  les  projets  du  roi,  grâce 
à  sa  bravoure  et  aussi  à  l'intervention  du  résident  anglais.  Nussir- 
u-deen  devint  donc  roi,  et  son  premier  acte  fut  de  suivre  les  traces 
de  son  père  :  bon  sang  ne  peut  mentir.  De  même  que  son  père  avait 
voulu  le  déshériter,  Nussir  voulut  déshériter  son  fils.  La  mère  dis- 
puta son  petit-fils  à  cette  bête  fauve  et  le  prit  sous  sa  protection. 
L'ingrat  Nussir,  oublieux  du  passé,  ordonna  à  sa  mère  de  quitter  le 
palais;  elle  refusa.  Le  roi  envoya  contre  elle  ses  fenimes-cipayes 
(garde  d'amazones  qui  habite  le  palais  du  roi),  et  un  nouveau  com- 
bat s'engagea  dans  lequel  quinze  ou  seize  femmes  de  la  padshah 
begum  furent  tuées.  Le  résident  anglais  intervint  de  nouveau.  Le 
roi  promit  au  colonel  Lowe  (c'était  le  nom  du  résident)  de  ne  point 
tourmenter  sa  mère  ni  de  toucher  à  son  fils,  si  elle  consentait  à  se 
retirer  à  un  palais  qu'il  indiqua.  «  Le  résident  se  porta  garant  de 
la  vie  de  l'enfant,  et  la  begum  partit  contente.  Elle  eut  plus  de  con- 
fiance dans  la  parole  d'un  gentleman  anglais  qu'elle  n'en  aurait  eu 
dans  les  sermons  les  plus  solennels  du  roi  et  de  tous  ses  ministres. 
En  vérité,  ce  n'est  pas  en  Europe  que  l'on  découvre  la  grandeur  de 
l'Angleterre  et  la  puissance  magique  que  renferme  le  nom  d'An- 
glais. ))  Cette  brave  et  courageuse  mère  de  Nussir  est  le  personnage 


ISll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

le  plus  intéressant  du  livre,  le  seul  qui  ait  des  affections  naturelles 
et  quelque  chose  d'humain.  Elle  avait  réussi  contre  Ghazi-u-deen, 
elle  ne  devait  pas  réussir  contre  le  fils  ingrat  qu'elle  avait  sauvé 
de  la  disgrâce  et  peut-être  de  la  mort.  Après  le  départ  de  sa  mère, 
Nussir  fit  publiquement  proclamer  son  fils  illégitime.  Une  fois  stig- 
matisé ainsi,  fenfant  ne  pouvait  plus  hériter  de  la  couronne.  Cepen- 
dant, après  l'empoisonnement  de  Nussir,  la  begum  fit  encore  une 
tentative,  cette  fois  réellement  héroïque,  car  elle  ne  craignit  pas 
d'entrer  en  lutte  avec  le  formidable  pouvoir  de  l'Angleterre.  Elle  fit 
entourer  de  troupes  le  palais  où  habitait  le  résident  anglais  qui  re- 
fusait de  reconnaître  le  jeune  prince;  mais  les  troupes  de  la  com- 
pagnie des  Indes  arrivèrent  à  leur  tour,  quelques  coups  de  fusil 
furent  échangés,  et  le  l'oi  de  la  compagnie,  un  oncle  de  Nussir, 
monta  sur  le  trône. 

Si  Nussir  traitait  ainsi  sa  mère  et  son  fils,  il  n'y  a  point  lieu  d'être 
étonné  qu'il  se  portât  aux  derniers  outrages  envers  les  autres  membres 
de  sa  famille.  Famille!  quel  est  ce  mot-là?  Dans  le  pays  d'Oude,  le  roi 
seul  est  tout;  ses  parens  les  plus  proches  ne  participent  en  rien  à  sa 
grandeur,  et  ont  moins  d'importance  qu'un  eunuque  favori  ou  une 
danseuse  qui  a  captivé  pour  une  semaine  les  sens  très  susceptibles 
du  roi.  S'ils  ont  encouru  la  colère  du  souverain,  le  dernier  esclave  du 
palais  a  le  droit  de  les  bafouer  sans  pitié,  et  cela  avec  la  plus  com- 
plète impunité.  C'est  là  la  façon  dont  le  despotisme  rétablit  l'égalité. 
Tous  sont  égaux  devant  la  violence  et  la  cruauté  du  monarque,  aussi 
bien  un  prince  royal  qu'un  mendiant.  D'ailleurs  les  victimes  sont 
peu  intéressantes  :  si  elles  sont  tyrannisées,  elles  n'attendent  que  le 
moment  de  tyranniser  à  leur  tour,  et  elles  infligeraient,  si  elles  en 
avaient  le  pouvoir,  les  mêmes  outrages  qu'elles  ont  à  subir.  Nussir 
avait  plusieurs  oncles  vieux  et  infirmes  qu'il  se  plaisait  à  insulter  et 
à  fouler  aux  pieds;  mais  ces  oncles  avaient  comploté  jadis  sa  perte 
de  concert  avec  son  père,  et  ils  finirent  par  le  faire  empoisonner. 
Ils  ne  valaient  probablement  pas  mieux  que  leur  neveu,  et  la  seule 
raison  qui  semblait  militer  en  leur  faveur  était  leur  vieillesse  et  leurs 
infirmités.  Quoi  qu'il  en  soit,  ils  étaient  une  grande  ressource  pour 
Nussir  :  quand  ses  danseuses  ou  ses  jeux  de  marionnettes  l'ennuyaient 
par  trop,  quand  il  ne  trouvait  plus  aucun  plaisir  dans  les  combats  de 
bêtes  fauves,  qu'il  ne  lui  était  tombé  depuis  longtemps  sous  la  main 
personne  à  faire  décapiter,  quand  il  sentait  qu'il  avait  besoin  d'un 
dérivatif  puissant  pour  secouer  sa  torpeur  que  n'éveillaient  plus  les 
jouissances  physiques,  la  cuisine  indienne  et  le  vin  de  l'Europe,  alors 
il  invitait  à  dîner  un  de  ses  oncles,  et  les  habitués  de  la  table  royale 
étaient  sûrs  qu'ils  allaient  avoir  un  spectacle  exceptionnel.  Les  plai- 
santeries qu'on  faisait  supporter  aux  princes  étaient  très  variées, 
grâce  au  génie  inventif  du  barbier  du  roi.  Anglais  de  basse  extrac- 


LE    DERNIER    ROI    D  AOUDE. 


185 


tioiî,  cruel  et  rapace,  qui  s'était  emparé  si  bien  de  l'esprit  de  son 
maître,  qu'il  était  le  véritable  souverain  d'Oude,  et  que  Nussir  tomba 
dès  que  le  barbier  eut  été  chassé  par  ordre  de  la  compagnie.  Nous 
regrettons  que  l'auteur  ait  cru  devoir  taire  le  nom  de  ce  facétieux 
scélérat  qui  doit  vivre  aujourd'hui  dans  une  opulence  somptueuse, 
fruit  de  ses  rapines  et  de  ses  crimes.  Le  lecteur  aura  une  idée  du 
génie  drolatique  de  ce  favori  et  de  l'affection  que  Nussir  portait  à  ses 
oncles  par  les  deux  anecdotes  suivantes. 

Le  roi  avait  invité  à  dîner  un  de  ses  oncles,  nommé  Saadat.  Après 
le  dîner,  les  convives,  échauffés  par  le  vin,  se  préparaient  à  assister 
aux  divertissemens  ordinaires  des  soirées  du  palais.  —  Dansons  une 
écossaise!  s'écria  le  barbier  illuminé  par  une  idée  soudaine;  je  dan- 
serai avec  Saadut.  —  Bonne  idée,  bonne  idée!  répond  le  roi;  que  le 
khan  danse  avec  mon  cher  oncle.  Sur  l'assentiment  du  roi,  le  bar- 
bier saisit  Saadut,  et  le  malheureux  vieillard,  à  moitié  ivre,  tourne 
et  tourne  jusqu'à  ce  qu'il  soit  sur  le  point  de  s'évanouir.  Au  milieu 
de  ce  tourbillonnement,  le  barbier,  d'un  coup  de  main,  fait  tomber 
son  turban,  grave  outrage  chez  les  Indiens  d'Oude  et  que  le  vieil- 
lard ressentit  vivement,  car,  môme  dans  l'état  d'ivresse  où  il  était, 
il  porta  la  main  sur  son  poignard.  Ce  geste  fut  aperçu  par  le  barbier, 
qui,  d'un  mouvement  rapide,  jette  le  poignard  loin  de  lui,  détache  le 
ceinturon  du  vieillard,  déroule  le  châle  qui  lui  ceignait  le  corps,  puis 
enlève  sa  veste  de  tissu  d'or;  pièce  à  pièce,  morceau  par  morceau, 
le  barbier  déshabille  le  pauvre  prince.  Quelques-uns  des  officiers 
anglais,  irrités  de  cette  insolence,  s'approchèrent  pour  protéger  le 
vieillard.  —  Arrière,  messieurs!  cria  le  roi;  je  veux  que  la  plaisan- 
terie continue,  ou,  par  le  ciel!  je  vous  mets  aux  arrêts.  —  Le  mal- 
heureux vieillard  se  tenait  là,  au  milieu  de  l'appartement  royal,  nu 
comme  au  jour  de  sa  naissance,  jouet  des  esclaves  et  de  la  canaille 
du  palais,  bafoué  et  même  frappé,  dans  un  état  d'ivresse  qui  ajou- 
tait encore  quelque  chose  de  ridicule  à  cette  scène  repoussante,  et 
cependant  versant  des  larmes  et  se  couvrant  la  figure  de  ses  mains. 
Dans  cet  état,  le  roi  le  força  de  danser  jusqu'à  ce  que  ses  yeux  se 
fussent  assouvis  de  ce  honteux  spectacle. 

Un  autre  oncle  de  Nussir,  encore  plus  âgé  que  le  précédent,  nommé 
Asoph,  reçut  une  semblable  invitation  à  dîner.  Il  ne  s'y  rendit  pas 
sans  hésitation;  il  pressentait  quelque  humiliation  ou  quelque  cruauté. 
—  Savez-vous  ce  que  me  veut  le  roi?  demanda- t-il  au  voyageur  an- 
glais dont  nous  citons  le  récit.  —  Mais  seulement  dîner  avec  vous, 
je  crois.  —  Hélas!  je  suis  vieux,  ma  tête  est  grise  et  mon  œil  éteint; 
je  ne  puis  être  un  compagnon  pour  mon  neveu,  qui  est  jeune  et 
avide  de  plaisirs.  «  Il  y  avait,  dit  notre  auteur,  une  grande  et  très 
pathétique  expression  dans  ces  paroles ,  que  le  vieillard  prononça 
avec  toute  la  musique  du  langage  hindoustani.  Je  fus  touché  de  son 


186  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

chagrin,  »  Le  dîner  commença  sous  de  très  bons  auspices  :  le  roi 
entra,  salua  avec  grâce  et  dignité  (pas  plus  que  Néron  et  Hélioga- 
bale,  Nussir  ne  manquait  d'une  certaine  élégance  royale) ,  et  se  mon- 
tra pour  son  oncle  plein  de  prévenances  hypocrites.  Une  bouteille 
de  madère  fut  placée  devant  Asoph,  et  les  toasts  se  succédèrent  si  ra- 
pidement, que  le  vieillard,  sentant  que  la  liqueur  commençait  à  lui 
monter  au  cerveau,  ne  put  tenir  tète  au  roi  et  posa  son  verre  à  moi- 
tié vide  seulement.  Ici  cessèrent  les  prévenances  et  l'hypocrisie.  Le 
roi  regarda  fixement  son  oncle.  —  Est-ce  que  le  vin  qu'on  sert  à 
ma  table  n'est  pas  bon?  demanda-t-il  d'un  ton  sec.  Asoph  s'excusa, 
lit  appel  à  sa  volonté  et  réussit  à  tenir  tête  aux  convives  jusqu'à  la 
fin  du  dîner.  Au  moment  où  les  danses  commencèrent,  la  bouteille 
de  madère  placée  devant  Asoph  était  à  peu  près  vide.  —  Ne  voyez- 
vous  pas  qu' Asoph  n'a  plus  de  vin?  dit  le  roi  en  se  retournant  vers  le 
barbier.  Allez  lui  chercher  une  autre  bouteille.  —  Le  breuvage  qu'on 
posa  cette  fois  devant  le  malheureux  était  un  composé  de  madère  et 
d"eau-de-vie.  Une  ivresse  complète  fut  produite  bientôt  par  l'affreuse 
mixtion,  et  la  tête  du  vieillard  tomba  sur  sa  poitrine,  a  Ses  mous- 
taches ont  besoin  d'être  arrangées,  »  dit  le  barbier  en  se  levant,  et  à 
la  grande  indignation  des  Européens  témoins  de  cette  scène,  il  tira 
brutalement  le  vieillard  par  ses  moustaches,  qu'il  portait  très  lon- 
gues. Mais  ce  n'était  que  le  prélude  d'une  scène  repoussante  qu'il 
fallut  contempler  en  silence  sous  peine  d'encourir  les  colères  du 
monarque,  qui  déjà  avait  prévenu  toutes  les  observations  par  ces 
mots  :  «  Est-ce  que  le  vieux  pourceau  n'est  pas  mon  oncle?  est-ce 
qu'il  ne  m'appartient  pas?  Moi  et  le  khan  nous  ferons  de  lui  ce  qu'il 
nous  plaira.  »  En  attendant,  la  tète  du  vieillard  continuait  à  s'incli- 
ner, penchée  à  demi  par  le  sommeil  et  à  demi  par  l'ivresse.  «  Il  faut 
lui  redresser  la  tête,  »  dit  le  roi.  L'obéissant  barbier  ne  se  le  fit  pas 
dire  deux  fois,  et,  prenant  deux  longs  morceaux  d'un  fil  très  solide, 
il  attacha  habilement,  en  homme  consommé  dans  son  métier,  les 
deux  bouts  de  la  moustache  du  prince  aux  bras  du  fauteuil  sur  le- 
quel il  reposait.  Le  roi  battit  des  mains,  chuchotta  quelques  mots 
à  l'oreille  de  son  favori,  qui  sortit  et  rentra  bientôt  après  avec  quel- 
ques fusées  qu'on  alluma  sous  le  fauteuil  du  vieillard.  Réveillé  par 
la  détonation,  le  prince  tressailfit  et  fit  un  effort  subit  pour  se  lever. 
Ce  mouvement  lui  arracha  une  partie  de  ses  moustaches.  La  dou- 
leur avait  dissipé  complètement  l'ivresse;  Asoph  se  leva,  et  en  courti- 
san consommé  salua  son  neveu,  le  remerciant  du  plaisir  qu'il  lui  avait 
donné  et  le  priant  de  l'excuser  si  le  sang  qui  coidait  de  sa  blessure 
ne  lui  permettait  pas  de  jouir  plus  longtemps  de  sa  royale  société. 
Le  lecteur  ne  doit  cependant  pas  se  faire  illusion,  et  croire  qu'il 
a  affaire,  en  Nussir-u-deen,  à  quelqu'un  de  ces  monstres  de  cruauté, 
phénomènes  de  scélératesse,  qui  ont  épouvanté  le  monde.  Non! 


LE    DERNIER    ROI    d'aOUDE.  187 

Nussir-u-deen  n'était  ni  un  Attila,  ni  un  Gengis-Khan,  ni  un  Tanier- 
lan,  ni  un  Sélim.  11  n'avait  pas  l'âme  assez  forte  pour  ressembler  en 
rien  à  ces  types  de  la  tyrannie.  Encore  moins  ressemblait-il  à  ces 
fous  de  la  vieille  Rome,  les  Caligula  ou  les  Commode,  à  qui  l'ivresse 
du  pouvoir  inspirait  des  crimes  si  saugrenus  et  de  si  gigantesques  sot- 
tises. Tout  au  plus  était-il  capable  de  quelques-unes  de  ces  inventions 
de  cruauté  raffinée  auxquelles  se  complaisaient  le  dilettante  Néron 
et  l'élégant  Héliogabale;  mais  il  leur  ressemblait  par  quelques  détails. 
seulement,  et  non  par  l'ensemble  du  caractère.  Son  pouvoir  n'était 
])as  assez  grand  et  assez  indépendant  d'ailleurs  pour  lui  permettre  les 
mêmes  folies,  litre  tyran  d'un  petit  royaume  ou  tyran  d'un  vaste 
empire,  ce  n'est  point  absolument  la  mêiue  chose,  et  l'étendue  du 
pays  où  s'exerce  le  despotisme  réagit  sur  le  despotisme  lui-même  et 
l'empêche  de  se  développer  outre  mesure.  La  tyrannie  exercée  sur 
un  petit  espace  perd  la  moitié  de  sa  force  pour  le  tyran  ;  elle  pèse 
plus  violemment,  il  est  vrai,  sur  les  peuples  qui  lui  sont  soumis;  mais 
en  revanche  l'imagination  du  tyran  est  gênée  et  nécessairement 
limitée.  Non,  le  roi  Nussir  était  un  tyran  d'un  ordre  beaucoup  moins 
extraordinaire  que  tous  ces  célèbres  despotes.  Sa  tyrannie  était  un 
composé  de  trois  sortes  d'arbitraires  :  l'arbitraire  d'un  enfant  gâté 
de  la  fortune,  à  qui  le  sort  n'a  imposé  aucun  contrôle;  l'arbitraire 
d'un  homme  sans  moralité,  et  enfin  l'arbitraire  particulier  aux  princes 
d'Orient.  Il  n'était  de  sa  nature  ni  cruel  ni  doux.  Il  avait  une  âme 
essentiellement  indienne,  molle,  sans  résistance,  capricieuse.  Seu- 
lement cette  âme,  qui  est  celle  de  tous  ses  compatriotes,  il  l'avait 
vulgaire  et  faible.  Comme  les  peuples  mêmes  soumis  à  sa  tyrannie, 
il  n'avait  pas,  à  proprement  parler,  de  caractère  humain,  et  il  était 
l'esclave  de  la  nature. 

11  est  assez  difficile  d'expliquer  ce  que  nous  entendons  par  ces  pa- 
roles, cependant  nous  l'essaierons.  L'Européen  seul  a  un  caractère 
humain,  c'est-à-dire  qu'il  agit  en  vertu  d'une  détermination  bonne 
ou  mauvaise  qui  est  le  fruit  de  sa  volonté.  La  nature  extérieure  n'a 
pour  ainsi  dire  pas  de  prise  sur  lui,  ses  sens  ont  avec  la  nature  exté- 
rieure des  relations  établies  d'une  manière  régulière  et  comme  par 
suite  d'un  consentement  mutuel.  On  dirait  que  chez  les  races  euro- 
péennes la  nature  et  l'homme  ont  passé  ensemble  un  contrat  pour 
maintenir  leurs  droits  réciproques.  Il  en  résulte  que  chez  nous  il  y  a 
une  dualité  bien  établie,  la  nature  d'une  part,  l'homme  de  l'autre  : 
chacune  de  ces  deux  parties  vit  indépendante  de  l'autre;  mais  en 
Orient  il  n'y  a  pas  de  nature  humaine  distincte  de  la  nature  exté- 
rieure, il  n'y  a  pas  deux  royaumes  séparés;  l'homme  est  un  des 
faits  de  la  nature  comme  le  bananier,  le  tigre  ou  l'éléphant,  et  il 
n'est  pas  un  fait  beaucoup  plus  important  qu'aucun  de  ceux-là.  11 
existe  des  hommes  en  Orient  ou  en  Afrique,  mais  il  n'existe  pas 


188  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  nature  humaine.  L'homme  y  a  la  nature  sauvage  de  la  bête  fauve, 
ses  mouvemens  souples  et  gracieux,  ses  cruautés  soudaines  et  inex- 
pliquées, sa  soumission,  sa  témérité  et  sa  timidité.  Le  même  voya- 
geur qui  nous  introduit  à  la  cour  du  roi  d'Oude  nous  montre  des 
tigres  et  des  éléphans  qui,  en  vérité,  agissent  d'une  manière  exac- 
tement conforme  à  celle  de  Nussir.  Le  roi  dans  ses  cruautés  et  dans 
ses  repentirs  ressemble,  à  s'y  méprendre,  à  l'éléphant  Malleer  qui  tue 
son  mahout  et  puis  se  laisse  doucement  mener  en  laisse  par  un  en- 
fant. On  se  demande  quels  sont  ici  les  personnages  humains,  et  l'on 
est  tenté  de  prendre  pour  des  hommes  les  bêtes  qui  figurent  dans 
ce  récit.  Le  tigre  Kagra  prendrait  la  place  du  roi  Nussir,  et  le  roi 
Nussir  la  place  du  tigre  Kagra,  qu'on  ne  serait  nullement  étonné  de 
la  métamorphose;  l'un  et  l'autre  ont  exactement  le  même  caractère. 
Telle  est  la  nature  de  ces  Orientaux  trop  vantés,  et  à  qui  quelques- 
uns  des  dons  les  plus  riches  semblent  n'avoir  été  accordés  que  pour 
marquer  la  différence  entre  le  phénomène  homme  et  les  autres  phé- 
nomènes naturels,  et  afin  d'empêcher  toute  méprise  trop  grossière. 
Nussir-u-deen  était  un  Oriental  complet.  Il  était  impossible  de  s'ex- 
pliquer la  raison  de  ses  actions  et  de  saisir  le  vrai  fondement  de  son 
caractère.  Il  était  cruel  :  pourquoi?  Demandez  au  tigre  pourquoi  il 
est  cruel.  Quelquefois  il  épai-gnait  :  était-il  clément?  Demandez  à  la 
bête  qui  se  détourne  de  sa  proie  sans  qu'on  en  connaisse  la  raison 
si  elle  agit  par  clémence?  Il  était  impossible  de  savoir  pourquoi  il 
était  féroce  à  telle  heure  plutôt  qu'à  telle  autre.  Un  mouvement  du 
sang,  une  démangeaison  de  la  peau,  une  minute  d'un  soleil  trop  ar- 
dent étaient  les  raisons  déterminantes  de  ses  actions.  Un  mot  mal- 
sonnant vous  faisait  trancher  la  tête  ou  enfermer  dans  une  cage  de 
fer.  On  ne  l'abordait  donc  qu'à  genoux,  direz-vous,  et  sans  doute  on 
ne  lui  parlait  que  par  derrière  un  voile,  ainsi  que  chez  les  anciens 
Perses?  Eh!  non,  il  était  bon  enfant,  très  familier;  il  se  laissait  par- 
faitement aborder,  et  il  aimait  à  jouer  avec  ses  favoris.  Un  jour  il 
s'amusa  à  jouer  avec  eux  au  saut  de  mouton,  prêtant  gracieusement 
sa  royale  échine  comme  s'il  eût  été  un  simple  écolier.  Était-ce  bon- 
homie? Non,  il  obéissait  tout  simplement  à  cette  loi  naturelle,  que 
les  enfans  suivent  instinctivement  et  que  les  hommes  qui  ont  quel- 
que souci  de  leur  dignité  redoutent  dans  la  vie,  —  l'égalité  de  tous 
dans  le  plaisir.  Une  autre  fois,  ayant  entendu  raconter  qu'un  des 
divertissemens  de  l'hiver  en  Europe  était  les  combats  à  coups  de 
boules  de  neige,  il  voulut  se  donner  ce  spectacle,  et  en  un  instant 
le  jardin  fut  dépouillé  de  certaines  fleurs  qui,  ayant  quelque  res- 
semblance avec  les  boules  de  neige,  servirent  de  projectiles  à  la 
joyeuse  compagnie.  Nussir  poussait  même  plus  loin  la  familiarité  : 
il  aimait  à  boire  et  à  s'enivrer,  et  il  ne  craignait  point  de  se  mon- 
trer à  sa  cour  dans  cet  état  ignominieux;  mais  n'allez  pas  croire 


LE    DERNIER    ROI    d'aOUDE.  189 

pour  cela  qu'il  eût  des  allures  grossières.  Cet  ivrogne  savait  gar- 
der au  milieu  de  ses  vices  une  certaine  dignité,  et  notre  auteur  re- 
connaît qu'il  avait  quelque  chose  de  véritablement  royal.  Tel  était 
Nussir  :  une  énigme  des  plus  compliquées  et  des  plus  embrouillées, 
qu'il  était  impossible  de  pénétrer.  Grâce  à  ce  caractère  énigmatique, 
il  devenait  très  dangereux  de  séjourner  avec  lui.  Ses  faveurs  étaient 
périlleuses,  car,  comme  il  était  impossible  de  connaître  au  juste  le 
mobile  de  ses  actions  et  que  le  caprice  était  l'unique  règle  de  sa  vie, 
l'expérience  de  la  veille  ne  pouvait  servir  en  rien  au  lendemain.  C'est 
là  ce  qu'apprit  à  ses  dépens  un  de  ses  ministres,  le  malheureux 
rajah  Buktar  Singh. 

Un  jour,  au  retour  d'une  promenade,  le  roi,  qui  aimait  à  porter 
l'habit  européen,  s'amusait  à  jouer  avec  son  chapeau  et  à  le  faire 
tourner  au  bout  de  son  pouce.  Le  chapeau  étant  de  mauvaise  qualité, 
ce  jeu  le  défonça.  Le  roi  se  retourna  en  riant,  comme  pour  inviter  sa 
suite  à  partager  sa  joie.  Rajah  Buktar  Singh  pensa  que  c'était  l'oc- 
casion de  placer  un  bon  mot  :  —  11  y  a  un  trou  dans  la  couronne  de 
votre  majesté,  dit-il.  Le  roi  devint  subitement  pâle  :  —  Avez-vous 
entendu  le  traître?  demanda-t-il  à  l'officier  qui  se  trouvait  le  plus 
près  de  lui.  Mettez  cet  homme  sous  bonne  garde.  Allez,  Rooshun 
(c'était  son  premier  ministre),  faites-moi  décapiter  cet  homme. 

Le  rajah  Buktar  semblait  perdu;  il  n'était  point  au  service  de  la 
compagnie,  il  était  citoyen  d'Oude.  Le  roi  avait  donc  un  absolu  droit 
de  vie  et  de  mort  sur  lui  comme  sur  tout  indigène.  Subitement  une 
pensée  de  justice  excentrique  traversa  l'esprit  de  Nussir.  —  Com- 
ment agirait,  demanda-t-il,  un  roi  d'Angleterre  envers  un  sujet  qui 
l'aurait  insulté  ainsi?  —  11  l'aurait  fait  arrêter  ainsi  que  l'a  fait 
votre  majesté,  répondit  un  des  officiers  anglais,  et  l'aurait  fait  passer 
en  jugement.  — J'agirai  donc  de  môme,  répondit  le  roi.  Le  résident 
intervint,  un  conseil  fut  tenu;  toutes  les  voix  parlèrent  de  clémence, 
et  il  fut  résolu  que  le  rajah  aurait  la  vie  sauve,  que  le  refuge  du 
monde  (c'était  le  titre  oriental  de  Nussir-u-deen)  se  contenterait 
pour  toute  vengeance  de  l'emprisonnement  du  coupable  dans  une 
cage  de  fer  et  de  la  confiscation  de  ses  propriétés.  Cependant  il 
n'était  pas  encore  sauvé,  et  un  incident  survint  qui  faillit  de  nouveau 
lui  coûter  la  vie.  —  Je  veux  qu'il  soit  déshonoré,  dit  le  roi,  comme 
jamais  rajah  ne  l'a  été  auparavant.  Qu'on  lui  enlève  son  turban  et 
son  habit,  son  épée  et  ses  pistolets,  et  qu'on  les  apporte  ici.  — Ces 
ordres  furent  exécutés.  Le  turban  fut  déroulé  par  un  esclave  et  l'épée 
brisée  par  un  vigoureux  forgeron;  quand  vint  le  tour  des  pistolets, 
le  forgeron  crut  devoir  s'assurer  s'ils  étaient  chargés., Ils  l'étaient. 
—  Soni-ils  chargés?  demanda  le  roi  avec  véhémence.  —  Que  le 
refuge  du  monde  jette  sur  son  esclave  un  regard  de  bienveillance, 
les  pistolets  sont  chargés,  répondit  le  forgeron.  —  Eh  bien!  ne  vous 


190  REVUE    DES   DEUX   HfONDES. 

avais-je  pas  dit  que  cet  homme  était  un  traître  de  la  pire  espèce? 
N'avait-il  pas  prémédité  de  me  tuer?  Vous  entendez?  les  pistolets  du 
misérable  sont  chargés!  —  C'était  son  devoir,  en  sa  qualité  de  géné- 
ral, d'avoir  toujours  ses  pistolets  chargés  afin  de  défendre  votre 
majesté,  dit  avec  fermeté  un  des  favoris.  —  Ah  !  vraiment,  c'est  votre 
avis!  répondit  le  roi.  Par  Allah!  nous  verrons  si  les  autres  pensent 
comme  vous.  Qu'on  introduise  le  capitaine  des  gardes!  —  Le  capi- 
taine entra.  —  Capitaine,  était-ce  le  devoir  du  rajah  Buktar  Singh 
d'avoii»  ses  pistolets  chargés?  —  C'est  indubitablement  le  devoir 
d'un  commandant  en  chef  des  forces  de  votre  altesse  d'être  prêt  à 
détourner  tout  danger  qui  pourrait  menacer  soudainement  les  jours 
de  votre  majesté.  —  C'est  bien,  qu'on  les  décharge  et  qu'on  les  brise. 

Le  lendemain,  Buktar  Singh  et  sa  famille  partirent  de  Lucknow. 
Un  caprice  du  hasard  avait  renversé  Buktar  :  un  caprice  du  hasard 
le  releva.  Un  an  après  cette  aventure,  des  troubles  éclatèrent  dans 
Lucknow  à  l'occasion  de  la  cherté  des  subsistances.  Le  roi  fut  fort 
étonné  de  l'audace  de  ses  sujets.  —  H  y  a  évidemment  quelque 
chose  qui  va  mal  là-dessous,  dit-il;  je  n'ai  jamais  vu  troubles  durer  si 
longtemps  dans  Lucknow.  —  Le  ministre  insinua  que  la  récolte  avait 
été  mauvaise.  —  Taisez-vous,  Rooshun,  répondit  le  roi,  vous  êtes 
une  vieille  commère.  La  récolte  a  été  excellente.  —  Un  autre  favori, 
le  professeur  d'anglais  du  roi,  insinua  à  son  tour  que  la  police  des 
bazars  devait  être  mal  faite.  —  Je  suis  de  votre  avis,  répondit  Nus- 
sir.  Déguisons-nous  et  allons  nous  assurer  de  la  chose  de  nos  pro- 
pres yeux,  comme  l'ancien  kalife  de  Bagdad.  —  Ce  qui  fut  dit  fut 
fait.  Le  roi,  accompagné  de  quelques  favoris,  descendit  sous  un  dé- 
guisement dans  les  rues  de  sa  capitale.  On  entra  dans  la  boutique 
d'un  changeur.  Le  changeur  causait  avec  un  voisin  d'une  nouvelle 
attaque  contre  les  magasins  de  riz.  —  Tristes  temps,  tristes  temps, 
Baboo.  Ce  n'était  pas  ainsi  lorsque  le  rajah  Buktar  était  ministre  du 
roi.  Il  maintenait  l'ordre  dans  les  bazars.  —  Oui,  en  vérité,  comme 
vous  le  dites,  Madhub,.le  rajah  maintenait  l'ordre.  Tristes  temps, 
tristes  temps. — Ce  mot  fit  tressaillir  le  roi.  Deux  mois  après,  le  rajah 
Buktar  était  de  retour  au  palais,  et  sa  faveur  était  plus  grande  que 
jamais. 

Cette  anecdote  indique  assez  le  caractère  que  nous  avons  essayé 
de  décrire,  c'est-à-dire  un  mélange  de  cruauté  capricieuse,  de  sau- 
vagerie spontanée  et  de  dignité  royale.  Oui,  il  y  a  une  certaine  di- 
gnité dans  la  conduite  de  ce  tigre,  et  nous  ne  pouvons  partager  à 
cet  égard  l'opinion  de  l'auteur  anglais.  Entre  la  conduite  de  Nussir  et 
celle  qu'aurait  tenue  en  pareille  occasion  un  prince  européen,  il  n'y 
a  que  la  dift'érence  de  la  latitude  et  du  climat.  En  Europe,  le  courti- 
san qui  aurait  été  aussi  maladroit  que  le  fut  Buktar  aurait  perdu 
son  crédit;  en  Russie,  il  eût  été  envoyé  en  Sibérie;  dans  l'Inde,  il 


LE    DERMER    ROI    d'aOUDE.  l9l 

court  risque  d'être  décapité.  Il  n'y  a  qu'un  degré  de  despotisme  de 
plus,  il  est  vrai  qu'il  est  important. 

Le  résident  intervint  dans  cette  affaire,  ainsi  que  nous  l'avons  dit, 
et  il  obtint  quelques  adoucissemens  au  sort  de  la  famille  du  rajah 
Buktar,  exemple  frappant  de  la  puissance  de  la  compagnie  des  Indes 
sur  l'esprit  des  populations  asiatiques.  L'honorable  compagnie,  la 
Koompamj  Bahador,  est  à  la  fois  la  terreur  et  la  providence  de  ces 
populations.  On  l'implore  comme  une  sorte  de  génie  qui  peut  tout 
voir  et  tout  entendre.  La  compagnie  est  un  mythe  sur  la  nature  du- 
quel les  hypothèses  les  plus  hardies  peuvent  être  données  par  les 
Hindous.  Aussi  la  famille  de  Buktar  se  crut- elle  sauvée,  dès  que  le 
résident  intervint  en  sa  faveur.  L'auteur  décrit  la  douleur  et  le  dés- 
espoir de  cette  famille  naguère  si  puissante,  et  qu'une  minute  a  suffi 
j)Our  renverser  :  c'est  un  tableau  tout  asiatique,  qui  rappelle  à  l'es- 
prit toutes  les  scènes  où  l'humilité  naturelle  aux  Orientaux  se  traduit 
par  une  pantomime  si  expressive,  —  les  Juifs  implorant  leur  vain- 
queur ou  leur  Dieu  vêtus  de  sacs  et  la  tête  couverte  de  cendres,  les 
musulmans  le  front  penché  contre  la  terre  devant  le  commandeur 
des  croyans,  les  parias  se  faisant  petits  et  se  collant  aux  murs  pour 
laisser  passer  les  hommes  de  race  noble. 

«  J'ai  vu  bien  des  speclacles  déchirans  dans  le  cours  d'une  longue  vie 
quelque  peu  aventureuse,  mais  je  ne  me  rappelle  rien  qui  m'ait  affecté  aussi 
vivement  que  cette  malheureuse  réunion  de  femmes  et  d'enfans.  Ils  furent 
tous  traités  comme  Buktar  l'avait  été,  dépouillés  de  leurs  beaux  habits  et  de 
leurs  ornemens,  revêtus  du  misérable  costume  dont  on  l'avait  couvert.  Ils 
étaient  tous  là,  se  serrant  les  uns  contre  les  autres  dans  une  attitude  de 
crainte  muette,  comme  des  moutons  qui  attendent  la  boucherie.  Le  vieux 
père  de  Buktar  était  là,  avec  sa  peau  ridée  et  son  pauvre  corps  amaigri,  qui 
teissait  voir  distinctement  sa  charpente  anatomique.  Il  était  là,  pleurant  non 
de  ses  propres  souffrances  et  de  son  déshonneur,  mais  des  malheurs  de  son 
fils  et  des  femmes  de  son  fils.  Des  femmes  délicates,  qui  avaient  été  élevées 
dans  tous  les  raflinemens  du  luxe,  dont  jusqu'alors  le  visage  n'avait  jamais 
été  exposé  aux  yeux  des  hommes,  étaient  là  accroupies  à  terre,  pêle-mêle 
avec  leurs  enfans,  exposées  aux  regards  et  aux  plaisanteries  brutales  de  la 
soldatesque  indigène,  dispersée  çà  et  là  dans  la  cour  du  palais.  L'une  de  ces 
femmes  serrait  son  enfant  contre  son  sein  et  semblait  trouver  quelque  satis- 
faction dans  son  malheur  à  remplir  ses  devoirs  de  mère;  une  autre  était  as- 
sise dans  une  attitude  de  silencieux  désespoir,  corps  incliné,  yeux  fixés  à 
terre,  une  Niobé  hindoue.  Aucun  sculpteur  n'aurait  pu  trouver  de  plus 
belles  formes  que  celles  de  deux  d'entre  elles,  qui  avaient  ce  teint  de  bistre 
si  ravissant  lorsqu'il  contraste  avec  la  chevelure  de  jais  qui  est  si  commune 
dans  ces  pays  du  soleil.  Elles  avaient  déroulé  leurs  longues  tresses  noires, 
afin  que  ces  emblèmes  du  chagrin  formassent  un  manteau  à  leurs  épaules 
nues,  et  elles  n'en  paraissaient  que  plus  charmantes.  » 

Les  caprices  du  roi  n'étaient  pas  tous  des  caprices  sanglans;  il  en 


102  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

avait  de  fort  drolatiques,  tout  à  fait  dignes  du  grand  Schahabaham 
et  de  ces  princes  de  l'Orient  célébrés  par  Grébillon  fils.  Volontiers  il 
eût  dit,  lui  aussi,  à  un  boufibn  ou  à  une  danseuse  qui  ne  l'amusait 
pas  :  ((  Ali  çà!  tâchez  ne  pas  m'ennuyer,  ou  je  vous  fais  couper  la 
tète.  »  Un  jour,  une  nouvelle  esclave  venue  du  Cachemire  figura 
paruii  les  danseuses  chargées  d'égayer  les  après-dînées  de  sa  ma- 
jesté. Elle  se  nommait  Nuna,  et  était  extrêmement  belle  sous  ce  cos- 
tume oriental  qui  voile  les  formes  sans  les  cacher.  La  perfection  de 
son  beau  corps,  que  l'on  distinguait  exactement  sous  ses  voiles,  at- 
tira l'attention  du  roi.  Elle  chanta,  les  accens  de  sa  voix  allèrent  à 
l'âme  du  prince.  Elle  dansa,  les  souples  mouvemens  de  ses  mem- 
bres remuèrent  les  sens  de  son  maître.  «  Qu'on  lui  donne  cent  rou- 
pies, dit  le  roi,  en  récompense  de  son  chant.  »  Le  lendemain,  les 
prodigalités  redoublèrent  :  (c  Qu'on  lui  donne  deux  cents  roupies,  » 
dit  le  roi,  —  et  lorsqu'il  se  leva,  il  ne  voulut  pas  d'autre  appui 
que  le  bras  de  Nuna  pour  l'accompagner  au  harem.  Nuna  était  en 
grande  faveur  :  ((  Vrai,  je  vous  ferai  bâtir  une  maison  toute  d'or, 
,  Nuna,  dit  le  roi,  et  vous  serez  ma  padshah  beguni.  »  Ces  faveurs  du- 
rèrent une  semaine.  «  Eh  mais  !  s'écria  Nussir  un  certain  soir,  comme 
il  la  regardait  danser,  elle  m'ennuie.  Je  voudrais  bien  savoir  quelle 
ligure  elle  ferait  sous  le  costume  européen  !  —  Rien  n'est  plus  facile, 
sire,  répondit  l'infernal  barbier,  toujours  prêt  à  se  rendre  complice 
des  méchancetés  de  son  maître.  On  fit  sortir  Nuna,  qui  bientôt  après 
reparut  revêtue  du  costume  des  dames  européennes;  mais  sous  cet 
attirail  nouveau  pour  elle,  elle  était  gauche  et  embarrassée,  ses  mou- 
vemens étaient  gênés,  ses  formes  dissimulées;  toute  sa  beauté  avait 
disparu.  La  pauvre  fille  sentit  qu'elle  était  ridicule  et  se  mit  à  pleu- 
l'er  à  chaudes  larmes.  Quant  au  roi,  il  riait  à  gorge  déployée.  A  par- 
tir de  ce  jour,  le  roi  ne  voulut  plus  la  voir  dans  un  autre  costume 
que  le  costume  européen.  Pour  échapper  à  cette  persécution,  Nuna 
demanda  la  permission  de  quitter  la  cour;  cette  faveur  lui  fut  re- 
fusée. Telle  fut  l'histoire  de  la  grandeur  et  de  la  décadence  de  la 
danseuse  Nuna.  » 

Les  seuls  favoris  qui  fussent  à  peu  près  à  l'abri  des  caprices  de 
Nussir  étaient  ses  favoris  européens,  peut-être  parce  que  la  terible 
compagnie  les  couvrait.  Comme  les  Européens  ne  peuvent  prendre 
de  service  à  la  cour  du  roi  sans  la  permission  du  résident,  la  pro- 
tection de  la  compagnie  s'étend  naturellement  sur  eux.  A  l'époque 
où  notre  auteur  entra  au  service  de  Nussir,  il  y  avait  à  la  cour 
quatre  Européens  qui  se  partageaient  les  faveurs  royales;  il  fit  le  cin- 
quième. L'un  d'eux  était  le  professeur  d'anglais  du  roi,  le  second  son 
bibliothécaire,  le  troisième  le  peintre  chargé  de  conserver  à  la  pos- 
térité les  traits  de  son  auguste  personne,  et  le  cinquième  son  bar- 
bier. Ce  dernier  était  le  plus  puissant.  Comme  on  l'a  vu,  il  connais- 


LE    DERNIER    ROI    d'aOUDE.  193 

sait  à  fond  la  nature  de  son  maître,  flattait  tous  ses  vices  et  servait 
tous  ses  mauvais  instincts.  Il  était  venu  comme  mousse  dans  les 
Indes,  s'était  établi  comme  barbier  à  Calcutta,  avait  fdit  une  petite 
fortune  et  était  allé  en  chercher  une  plus  considérable  à  Luck- 
novv.  Un  incident  bizarre  lui  fit  trouver  ce  qu'il  désirait.  Le  gou- 
verneur général  de  l'Inde  se  distinguait  alors  par  sa  chevelure 
bouclée,  et  comme  le  gouverneur-général  est  le  miroir  de  la  mode 
pour  l'Inde  tout  entière,  tout  le  monde  cherchait  naturellement  à 
l'imiter,  les  chevelures  bouclées  faisaient  rage,  au  grand  déses- 
poir du  résident  anglais  à  Lucknow,  qui  avait  la  chevelure  plate 
et  lisse.  Sur  ces  entrefaites  le  barbier  parut,  et  grâce  à  l'habileté 
du  nouveau-venu  le  résident  put  bientôt  montrer  une  chevelure  ma- 
gnifiquement bouclée.  L'imitation  est  contagieuse,  le  roi  fut  jaloux 
des  boucles  de  cheveux  du  résident;  le  résident  lui  donna  son  coif- 
feur. A  partir  de  ce  moment,  titres,  faveurs,  pensions,  tombèrent 
comme  grêle  sur  l'heureux  barbier;  il  fit  rapidement  une  belle  for- 
tune. Il  était  chargé  de  fournir  de  vin  la  table  de  son  maître  et 
de  se  procurer  tous  les  objets  européens  nécessaires  au  palais.  Cha- 
que mois,  il  présentait  à  sa  majesté  une  liste  des  dépenses,  longue 
de  plusieurs  mètres,  que  le  roi  payait  toujours  sans  faire  aucune 
observation.  Le  roi  connaissait  toutes  les  concussions  de  son  favori, 
il  ne  faisait  qu'en  rire  :  —  Qu'est-ce  que  cela  vous  fait?  dit-il  un 
jour  à  quelqu'un  qui  l'informait  des  habitudes  de  rapine  du  barbier; 
si  je  veux  que  le  kban  s'enrichisse,  ne  suis-je  donc  pas  le  maître? 
—  Il  s'enrichit  en  effet,  car,  en  quittant  le  service  du  roi,  il  emporta 
une  fortune  de  2ZiO,000  livres  sterling.  Sa  faveur  était  si  grande 
qu'il  était  connu  dans  l'Inde  entière,  et  que  la  Revue  de  Calcutta  crut 
devoir  lui  faire  l'honneur  de  l'attaquer,  ce  dont  le  barbier  se  sou- 
ciait fort  peu.  Cependant,  ennuyé  de  ces  criailleries  de  puritain,  le 
vil  subalterne,  comme  l'appelaient  les  journaux  de  l'Inde,  finit  par 
prendre  à  ses  gages  un  journaliste  pour  répondre  aux  attaques  qui 
pleuvaient  sur  lui;  mais  il  pouvait  en  sûreté  braver  tous  les  orages, 
sa  faveur  était  de  celles  qui  résistent  à  tous  les  coups  de  la  fortune  : 
il  tenait  le  roi  par  le  sentiment  le  plus  fort  du  cœur  humain,  l'amour 
de  la  conservatioii  personnelle.  Le  roi  avait  tellement  peur  d'être 
empoisonné,  qu'il  ne  laissait  à  nul  autre  que  son  barbier  le  soin  de 
sa  table  et  de  sa  cave.  C'était  le  barbier  qui  débouchait  les  bou- 
teilles et  goûtait  le  vin  avant  le  roi.  Enfin  son  pouvoir  était  de  ceux 
qui  entraînent  dans  leur  chute  les  pouvoirs  supérieurs  qui  essaient 
de  les  briser  après  les  avoir  laissé  grandir.  Le  barbier  était  la  seule 
sauvegarde  du  roi;  en  favorisant  tous  ses  vices  et  en  se  faisant  le 
complice  de  toutes  ses  cruautés,  il  ne  lui  avait  laissé  d'autre  appui 
que  lui;  tombant,  il  entraînait  le  roi  dans  sa  chute.  Cela  se  vit  bien 

TOME   1.  13 


194  RETUE    DES    DEUX    MONDES. 

lorsque,  sur  les  instances  de  la  compagnie,  Nussir  fut  obligé  de  ren- 
voyer son  favori.  Quelques  semaines  après,  il  mourait  lui-même 
empoisonné. 

Les  amusemens  du  palais  étaient  dignes  de  cette  cour  bizarre. 
C'étaient  des  plaisirs  cruels  et  sanglans,  mais  d'ailleurs  intéressans. 
En  vérité,  si  nous  avions  visité  la  cour  d'Oude  sous  le  règne  de 
Nussir,  nous  nous  serions  fort  peu  soucié  de  ses  danses  et  de  ses 
chants,  mais  nous  aurions  volontiers  sollicité  l'honneur  d'assister  à 
quelques-uns  de  ces  combats  d'animaux  auxquels  se  complaisait  le 
roi,  non  pas  de  ces  combats  repoussans  où  deux  chameaux,  luttant 
dans  l'arène,  se  lançaient  au  visage  les  flots  de  salive  de  leur  second 
estomac,  ni  ces  combats  où  d'inofiensives  et  élégantes  bêtes,  les  an- 
tilopes par  exemple,  s'éventraient  pour  le  plaisir  d'une  brute  hu- 
maine qui  ne  les  valait  pas,  mais  les  combats  gigantesques  des  rhi- 
nocéros, des  tigres  et  des  éléphans.  Le  spectacle  de  ces  combats 
d'animaux  est  tellement  émouvant,  que  les  pages  dans  lesquelles  l'au- 
teur les  raconte  minutieusement  arrivent  par  moment  à  l'éloquence. 
Ce  dut  être  en  effet  un  beau  spectacle  que  celui  du  tigre  Teraï-Wal- 
lah  renversant  le  tigre  Kagra.  Kagra  était  un  favori  du  roi,  et  Nussir 
avait  parié  pour  lui  une  somme  de  cent  mohurs  d'or  contre  le  rési- 
dent. Kagra  était  un  tigre  monstrueux,  Kagra  était  un  aristocrate, 
l'orgueil  de  Lucknow;  on  le  montrait  aux  voyageurs  comme  une 
des  merveilles  du  pays,  et  cependant  Kagra  fut  vaincu  par  le  Te- 
raï-Wallah  (c'est-à-dire  l'étranger  de  Teraï),  ainsi  nommé  parce 
qu'il  avait  été  pris  dans  le  district  de  Teraï.  Mais  plus  merveilleux 
encore  fut  le  combat  du  tigre  Burrhea  contre  le  cheval  sauvage 
qu'on  nourrissait  dans  la  ménagerie  du  roi,  et  que  sa  férocité  avait 
fait  surnommer  le  mangeur  d'hommes.  Cette  bête  anthropophage, 
s' étant  échappée  un  certain  jour,  avait  tué  et  mis  en  pièces  plusieurs 
personnes,  et  failli  dévorer  notre  auteur  lui-même  et  quelques-uns 
des  habitués  de  la  cour.  Lorsqu'on  rapporta  le  fait  au  roi,  il  se  mit 
à  rire  et  répondit  :  —  Eh  bien!  j)uisqu'il  est  si  terrible,  qu'on  le 
mette  aux  prises  avec  Burrhea.  Burrhea  le  mettra  à  la  raison.  —  On 
introduisit  dans  l'arène  les  deux  animaux.  Aussitôt  qu'ils  furent  en 
présence,  devinant  ce  qu'on  leur  demandait  à  l'un  et  à  l'autre,  ils 
prirent  toutes  leurs  mesures  pour  le  combat,  le  cheval  baissant  la 
tête  et  l'œil  immuablement  fixé  sur  son  adversaire,  suivant  tous  ses 
mouvemens,  et  ayant  soin  de  présenter  toujours  la  croupe  au  lieu 
du  cou,  le  tigre  tournant  avec  hypocrisie  autour  de  l'arène,  comme 
s'il  ne  méditait  rien  contre  la  vie  de  son  adversaire,  et  épiant  l'occa- 
sion. Ce  manège  dura  plusieurs  minutes,  et  subitement,  à  la  grande 
surprise  du  narrateur  anglais,  qui  regardait  pourtant  ce  spectacle 
avec  toute  l'attention  qu'il  mérite,  le  tigre  s'élança  sur  sa  proie  par 


LE    DERNIER    ROI    d'aOUDE.  195 

un  bond  électrique,  et  comme  poussé  par  une  force  invisible.  Le  che- 
val, qui  n'avait  perdu  aucun  de  ses  mouvemens,  présenta  la  croupe, 
qui  fut  déchirée  par  les  griffes  du  tigre,  lança  une  ruade  et  envoya 
Burrhea  rouler  dans  la  poussière.  —  C'est  égal,  Burrhea  l'aura,  dit 
le  roi.  —  Le  tigre  se  releva,  et  les  animaux  recommencèrent  leur 
pantomime.  Mêmes  promenades  circulaires  de  la  part  du  tigre,  même 
attention,  de  la  part  du  cheval,  à  ne  présenter  que  la  croupe,  même 
bond  galvanique  et  imprévu  de  Burrhea,  qui  cette  fois  roula  dans  la 
poussière  en  poussant  des  hurlemens  et  en  cherchant  une  issue  pour 
fuir  :  la  mâchoire  avait  été  brisée  par  une  des  ruades  du  cheval.  — 
Ah!  mais,  dit  le  roi,  ce  mangeur  d'hommes  est  un  brave  compagnon. 
Qu'on  le  fasse  combattre  contre  des  buffles  sauvages.  —  On  intro- 
duisit dans  l'arène  trois  buffles  énormes,  qyi  regardèrent  d'un  air 
étonné  et  stapide,  sans  bien  comprendre  ce  qu'on  voulait  d'eux.  Le 
cheval,  plus  intelligent,  voulut  sonder  le  terrain  et  connaître  la  na- 
ture de  ces  nouveaux  adversaires.  Il  s'approcha  de  ces  énormes 
bêtes,  dont  la  moindre  aurait  suffi  pour  l'anéantir,  et  s'avisa  d'étendre 
son  long  cou  sur  le  dos  d'un  des  buffles;  ils  n'y  prirent  garde  et  ne 
parurent  se  soucier  en  rien  de  lui.  La  familiarité  engendre  l'inso- 
lence, dit  l'auteur,  et  le  cheval,  encouragé  par  cette  attitude  pas- 
sive, s'approche  de  l'un  d'eux  et  lui  allonge  un  coup  de  pied.  Sur- 
pris de  cette  audace,  les  trois  buffles  relèvent  la  tête  et  regaa'dent 
d'un  air  étonné,  comme  s'ils  cherchaient  à  comprendre  la  raison  de 
cette  attaque  imprévue.  —  Eh  !  mais,  dit  le  roi,  c'est  un  brave  cama- 
rade que  ce  cheval;  je  veux  qu'il  ait  la  vie  sauve.  —  On  fit  sortir  de 
l'arène  le  mangeur  d- hommes,  qui  s'était  montré  si  ingénieux,  et  qui, 
grâce  à  sa  présence  d'esprit,  avait  su  garantir  sa  vie. 

Je  suis  fâché  d'apprendre  qu'une  lutte  de  rhinocéros  et  d'éléphans 
n'a  pas  tout  l'intérêt  qu'on  pourrait  lui  supposer;  mais  en  revanche 
les  combats  d'éléphans  sont  un  spectacle  encore  plus  extraordinaire 
que  je  ne  l'imaginais.  L'hôte  anglais  de  Nussir  en  décrit  un,  dont  le 
héros  dépasse  tous  les  éléphans  légendaires  et  fabuleux  de  l'antiquité 
dont  Pline  nous  a  conservé  le  souvenir.  Que  sont  ces  éléphans  pieux 
et  reconnaissans,  qui  sauvent  la  vie  à  leur  maître  ou  font  leur  piière 
au  lever  d  u  soleil,  à  côté  du  terrible  et  doux  Malleer,  qui  mériterait  bien 
plus  qu'eux  dépasser  à  la  postérité?  Les  combats  d'éléphans  avaient 
lieu  dans  un  vaste  enclos,  sur  une  des  rives  du  Goomty,  et  les  spec- 
tateurs contemplaient  avec  sécurité  ce  spectacle  de  la  rive  opposée. 
Chaque  éléphant  combat  monté  par  son  mahout,  qui  dirige  l'énorme 
bête  au  moyen  d'une  corde  passée  entre  ses  défenses  et  sa  queue.  Les 
deux  éléphans  s'avancent  l'un  contre  l'autre,  la  trompe  relevée  en 
l'air,  ils  se  heurtent  de  front,  et  le  choc  est  si  terrible  qu'on  l'entend, 
dit  l'auteur,  à  un  demi-mille  de  distance,  et  que  souvent  les  défenses 


196  RLVUE    DES    DEUX    MONDES. 

brisées  sautent  en  l'air.  Dans  le  combat  décrit  par  l'ancien  servi- 
teur du  roi  Nussir,  Malleer  fut  le  vainqueur.  Son  adversaire,  reculant 
toujours  devant  lui,  se  trouva  acculé  au  Goomty  et  se  jeta  dans  le 
fleuve,  Malleer  voulut  l'y  suivre;  résistance  de  la  part  du  mahoiU.  Mal- 
leer s'obstine,  le  mahout  redouble  d'efforts  pour  modérer  son  ardeur. 
Malleer,  perdant  patience,  dans  ses  mouvemens  de  fureur  renverse 
son  mahout,  qui,  tombant  du  haut  de  cette  tour  vivante,  se  blesse  et 
gît  à  terre  sans  pouvoir  se  relever.  L'éléphant  fuiieux  leva  alors  sa 
patte  énorme,  la  posa  sur  la  poitrine  de  l'homme,  et  broya  sa  char- 
pente osseuse  avec  tant  de  force,  qu'on  entendit  le  craquement  des 
os  sur  l'autre  rive  du  fleuve;  il  enroula  sa  trompe  autour  d'un  des 
bras  du  cadavre ,  l'arracha  et  le  lança  en  l'air.  Les  spectateurs, 
pétrifiés  d'horreur,  contemplaient  cette  scène  sans  oser  pousser  un 
cri,  et  au  moment  où  l'épouvante  était  à  son  comble,  un  nouvel  in- 
cident vint  encore  augmenter  l'émotion.  On  vit  une  femme,  qui  por- 
tait un  enfant  dans  ses  bras,  courir  en  toute  hâte  vers  l'éléphant. 
C'était  la  femme  du  mahout.  —  Oh!  Malleer!  Malleer!  bête  cruelle! 
vois  ce  que  tu  as  fait.  Voilà  notre  maison  finie.  Tu  as  enlevé  le  toit, 
maintenant  brise  les  murs;  tu  as  tué  mon  mari  que  j'aimais  tant, 
tue-moi  maintenant,  ainsi  que  son  fils.  —  Vous  croyez  peut-être  que 
Malleer  se  mit  à  rugir  et  à  menacer?  Non,  Malleer  était  un  héros  : 
comme  tous  les  héros,  il  avait  ses  momens  de  fureur  pendant  les- 
quels il  était  dangereux  de  l'approcher;  mais  il  avait  l'âme  magna- 
nime et  le  cœur  chevaleresque.  Sa  fureur  se  dissipa  en  écoutant  les 
reproches  de  la  femme  du  mahout.  Il  retira  son  pied,  qui  pesait  sur 
le  cadavre;  tête  basse,  il  contempla  la  douleur  de  la  pauvre  femme, 
écouta  patiemment  ses  reproches  et  y  répondit  par  les  regards  pleins 
de  tristesse  et  de  repentir  qu'il  lui  jeta.  Pendant  ce  temps,  le  petit 
enfant  du  mahout  jouait  entre  les  jambes  du  colosse  et  badinait  avec 
sa  redoutable  trompe. 

L'accès  de  colère  de  Malleer  semblait  passé.  Les  cavaliers  armés 
de  lances,  qui  sont  chargés  de  piquer  l'éléphant  pour  le  faire  sortir 
de  l'arène,  pensèrent,  voyant  le  héros  plongé  dans  la  douleur,  que 
le  moment  était  venu  où,  sans  danger  pour  leur  vie,  ils  pouvaient 
accomplir  leur  tâche;  ils  se  trompaient.  Malleer  se  retourna,  secoua 
les  oreilles  et  grogna  comme  pour  leur  dire  :  J'ai  commis  une  mau- 
vaise action  et  j'en  suis  fâché;  mais  ce  n'est  pas  à  vous  que  je  dois 
des  comptes,  c'est  à  cette  pauvre  femme  et  à  ce  faible  enfant.  Quant 
à  vous,  décampez  si  vous  ne  voulez  pas  qu'il  vous  arrive  malheur.  Ils 
ne  tinrent  compte  de  cette  éloquence  muette  et  voulurent  le  piquer. 
Malleer  furieux  se  retourne,  mugit,  lève  sa  trompe,  prend  sa  course, 
et  chevaux  et  cavaliers  fuient  éperdus  devant  lui.  Il  allait  faire  quel- 
que nouvelle  victime,  lorsque  le  roi  eut  un  éclair  de  sagesse  :  «  Que 


LE    DERNIER    ROI    d'aOUDE.  197 

la  femme  du  mahout  l'appelle!  il  l'écoutera.  »  La  femme  l'appela, 
et  le  furieux  Malleer  revint  absolument  comme  l'aurait  fait  un  épa- 
gneul  à  l'appel  de  son  maître.  «  Que  la  femme  le  monte  avec  son 
enfant  et  l'emmène!  »  dit  le  roi.  Malleer  s'agenouilla  sur  l'ordre  de 
la  femme.  Elle  monta  sur  son  dos.  Malleer  lui  donna  d'abord  le  ca- 
davre mutilé  de  son  mari,  puis  son  enfant.  A  partir  de  ce  moment, 
il  ne  voulut  plus  d'autre  mahout  qu'elle.  En  vérité  nous  sommes 
bien  dans  l'Inde,  la  terre  du  panthéisme.  Les  hommes  vivent  pour 
ainsi  dire  dans  la  compagnie  des  bêtes,  et  les  bêtes  dans  celle  des 
hommes;  les  hommes  parlent  aux  bêtes,  et  celles-Là  comprennent: 
ils  font  un  échange  de  caractères  et  de  sentimens.  A  eux  seuls,  les 
animaux  occupent  un  grand  tiers  de  ce  livre,  et  ce  qu'il  y  a  de  frap- 
pant, c'est  que  ces  animaux  sont  des  manières  de  personnages  dans 
l'état;  ce  sont  des  êtres  historiques,  des  individualités.  L'éléphant 
Malleer,  les  tigres  Kagra,  Teraï-Wallah  et  Burrhea,  le  cheval  man- 
geur d'hommes,  sont  des  caractères. 

Telle  était  la  vie  de  Nussir-u-deen,  et  telle  sera  la  vie  de  tout  roi 
d'Oude,  jusqu'au  jour  où  l'Angleterre  aura  jugé  convenable  de  ne 
pas  protéger  plus  longtemps  de  telles  infamies.  Nous  n'avons  pas  à 
donner  de  conclusions;  elles  se  tirent  d'elles-mêmes  de  ce  récit. 
Les  traités  qui  unissent  la  tyrannie  des  rois  d'Oude  à  la  protection 
de  la  compagnie  sont  aussi  coupables,  jusqu'à  un  certain  point,  que 
les  traités  qui  accorderaient  aux  traficans  d'esclaves  la  protection 
des  gouvernemens  et  des  lois.  Il  n'y  a  entre  ces  deux  faits  qu'une 
nuance  très  subtile,  et  cette  protection  n'est  qu'un  des  derniers  restes 
de  cette  vieille  politique  machiavélique  qui  s'inquiète  avant  tout  du 
bénéfice  matériel,  politique  sur  laquelle  l'esclavage  a  été  fondé,  et 
en  vertu  de  laquelle  il  est  encore  conservé,  défendu  et  excusé.  Les 
Anglais  se  sont  débarrassés  de  l'esclavage,  il  est  bien  permis  de 
croire  qu'ils  en  finiront  aussi  avec  cette  protection  accordée  à  des 
roitelets  sanguinaires,  et  qu'ils  ne  voudront  pas  éternellement  per- 
mettre qu'avec  leur  autorisation  des  millions  d'hommes  soient  tyran- 
nisés, ruinés,  spoliés  et  abandonnés  à  l'ignorance  et  au  vice.  Les  vic- 
times sont  réellement  intéressantes,  et  les  bourreaux  le  sont  fort  peu; 
la  protection  de  l'Angleterre  est  donc,  si  nous  pouvons  nous  exprimer 
ainsi,  placée  à  rebours.  C'est  en  faisant  le  vœu  qu'il  en  soit  autrement 
que  nous  terminerons  ces  pages,  où  nous  avons  voulu  donner  une 
idée  de  cet  Orient  dont  on  nous  étourdit  depuis  vingt-cinq  ans,  et  où 
nous  nous  sommes  proposé  pour  but  de  conquérir,  s'il  nous  était 
possible,  quelques  ennemis  de  plus  à  ces  détritus  de  civilisations  na- 
guère splendides,  aujourd'hui  embarrassantes  et  pestilentielles. 

Emile  Montégut. 


REVUE  MUSICALE 


LES  THEATRES  ET  LES  CONCERTS. 


Nous  avons  attendu  que  la  saison  musicale  fût  assez  avancée  pour  appré- 
cier la  qualité  des  fruits  nouveaux.  Aussi  bien  on  arrive  toujours  assez  tôt 
pour  assister  aux  funérailles  du  succès  de  la  veille,  car  jamais  on  n'a  pu  dire 
avec  plus  de  vérité  que  de  nos  jours  :  «  Les  morts  vont  vite.  » 

Le  troisième  théâtre  lyrique,  pour  avoir  obtenu  depuis  quelques  mois  un 
si  grand  nombre  de  succès,  ne  s'en  porte  pas  mieux.  Ni  Jaguarîta  l'In- 
dienne, ni  le  Bijou  perdu,  ni  les  prouesses  de  M"*  Cabel  n'ont  pu  encore 
assurer  l'avenir  d'une  entreprise  à  qui  la  vie  a  été  rendue  aussi  dure  que 
possible.  Le  Théâtre-Lyrique  était  destiné  d'abord  à  exercer  la  veine  des 
jeunes  compositeurs  sans  expérience  de  la  scène  et  à  les  préparer  soit  pour 
rOpéra-Comique,  soit  pour  l'Opéra,  où  l'on  ne  peut  arriver  qu'après  avoir 
fait  ses  preuves  de  vaillance.  MM.  les  membres  de  l'Institut,  au  lieu  de  res- 
pecter cet  asile  de  l'innocence,  s'y  sont  abattus  comme  des  vautours  et  l'ont 
ruiné  à  force  de  succès.  Pourtant  rien  ne  serait  plus  facile  que  d'assurer 
au  Théâtre-Lyrique  un  avenir  moins  brillant,  mais  plus  certain  :  ce  serait 
de  lui  accorder  une  subvention,  dont  l'art  musical  a  bien  plus  besoin  en 
France  que  la  littérature  du  mélodrame  et  du  vaudeville,  qui  se  suffit  à 
elle-même,  en  lui  imposant  la  condition  de  n'exécuter  que  les  opéras  des 
compositeurs  novices  et  particulièrement  ceux  des  lauréats  de  l'Institut. 
Quant  aux  musiciens  illustres  qui  siég-ent  à  l'Académie  des  Beaux-Arts,  ils 
seraient  absolument  exclus  d'un  théâtre  pour  lequel  ils  ne  possèdent  ni  assez 
de  vices  ni  assez  de  vertus. 

Quoi  qu'il  arrive  de  ce  programme  que  nous  donnons  pour  ce  qu'il  vaut 
en  tout  bien  et  en  tout  honneur,  le  Théâtre-Lyrique  a  grand  besoin  qu'on 
vienne  à  son  aide  soit  avec  un  chef-d'œuvre  inconnu,  soit  avec  une  sub- 
vention qui  lui  permette  d'attendre  de  meilleurs  jours.  Parmi  les  jeunes 


REVUE   MUSICALE.  199 

compositeurs  qui  se  sont  fait  un  nom  à  ce  théâtre,  il  est  juste  de  citer  en 
première  ligne  M.  Gevaërt,  Tauteur  des  Larandiéres  de  Santarem.  Les  paroles 
de  cet  opéra  en  trois  actes  n'ont  pas  précisément  le  mérite  de  Télégance  ni 
celui  de  l'intérêt.  Il  s'agit  d'un  roi  quelconque  de  Portugal  qui  s'éprend  d'une 
passion  furieuse  pour  une  belle  lavandière  de  son  royaume.  Ce  qu'il  importe 
de  savoir,  c'est  que  la  morale  de  la  pièce  est  de  la  plus  pure  essence,  et  que  la 
musique  qui  l'accompagne  ne  lui  est  pas  trop  inférieure.  L'ouverture  annonce 
assez  bien  ce  que  sera  la  partition  :  composée  de  quelqut  s  motifs  empruntés 
à  difFérens  morceaux  de  l'ouvrage,  elle  manque  de  caractère  et  semble  avoir 
été  écrite  trop  à  la  hâte,  sans  que  l'auteur  ait  eu  le  temps  de  travailler  son  in- 
strumentation, qui  est  sufilsante,  mais  nullement  remarquable.  La  romance 
que  chante  tout  d'abord  la  belle  lavandière  Margarita  n'est  qu'un  lieu-com- 
mun mélodique  qui  fait  ressortir  d'autant  mieux  les  couplets  en  duo  pour 
deux  voix  de  femmes  qui  suivent,  et  dont  la  conclusion  en  majeur  est  fort 
élégante.  La  romance  pour  voix  de  mezzo-soprano,  Je  suh  heureuse,  où  Mar- 
garita exprime  la  satisfaction  qu'éprouve  son  âme  d'appartenir  bientôt  au 
sergent  Manoël,  est  fort  bien  venue  et  délicatement  accompagnée.  La  ren- 
trée de  l'idée  principale  est  opérée  avec  adresse  et  produirait  un  excellent 
effet  sans  le  point  d'orgue  de  la  fin,  concession  de  mauvais  goût  faite  aux 
oreilles  gauloises  du  parterre.  Un  trio  bouife  habilement  dialogué  pour  la 
scène,  l'ensemble  du  duo  entre  Margarita  et  Manoël  qui  est  charmant,  les 
couplets  qui  s'y  trouvent  encadrés,  A  la  cour,  dont  la  mélodie  pourrait  être 
d'un  accent  plus  simple,  la  reprise  du  duo  et  le  chœur  final  du  régiment  de 
Santarem  qui  avait  déjà  servi  d'introduction,  ce  sont  là  les  différens  mor- 
ceaux qu'on  remarque  au  premier  acte.  Le  second,  qui  est  moins  riche, 
commence  par  un  air  que  chante  Margarita  :  Le  bonheur  que  f  ai  perdu,  où 
il  semble  vraiment  que  pour  une  simple  lavandière  elle  vise  un  peu  trop 
au  style  pathétique.  M"*^  Lauters  ajoute  encore  à  ce  défaut  par  l'exagération 
de  sa  pantomime  et  de  ses  portamenti  ou  élans  de  voix  que  nous  lui  avons 
reprochés  dès  ses  débuts,  et  dont  elle  n'est  point  parvenue  à  se  corriger. 
M"""  Lauters  manquerait-elle,  comme  M""  Cruvelli,  d'intelligence  ou  de  doci- 
lité? Ce  serait  grand  dommage.  Un  trio  au  milieu  duquel  se  détache  une 
phrase  charmante  :  Foilà  ce  que  je  dirais  au  roi^  que  M"®  Lauters  dit  avec 
dignité,  la  strette  vigoureuse  qui  en  est  la  conclusion^  les  couplets  de  l'au- 
bergiste :  Je  suis  capitaine,  finement  instrumentés,  un  quatuor  rempli 
d'épisodes  habilement  déduits,  sont  les  parties  saillantes  du  second  acte. 
Au  troisième  on  peut  encore  signaler  une  jolie  prière  en  quatuor  et  quel- 
ques détails  du  duo  entre  Manoël  et  Margarita. 

Certes  la  partition  que  nous  venons  d'analyser  rapidement  n'est  pas  l'œu- 
vre d'un  artiste  ordinaire.  On  y  sent  partout  la  main  d'un  musicien  exercé, 
qui  a  le  sentiment  de  la  scène,  et  qui  sait  donner  à  ses  idées  une  forme  in- 
génieuse et  souvent  distinguée.  Son  style  est  assez  varié,  rempli  de  détails 
piquans,  de  modulations  incidentes,  qu'on  voudrait  parfois  moins  nom- 
breuses et  plus  développées.  L'instrumentation  eu  est  claire,  nourrie  et  co- 
lorée sans  excès.  Toutefois,  après  avoir  reconnu  et  signalé  avec  plaisir  les 
qualités  peu  communes  qui  distinguent  le  talent  de  M.  Gevaërt,  on  se  de- 
mande pourquoi  sa  musique  ne  produit  pas  sur  le  public  un  effet  plus  sal- 


'200  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

sissant  et  surtout  plus  durable.  C'est  qu'il  lui  manque  l'originalité,  ce  degré 
de  vitalité  qui  condense  les  rayons  épars  et  fait  excuser  les  plus  grands  dé- 
fauts. M.  Gevaërt,  qui  est  Flamand,  aurait-il,  comme  la  plupart  des  peintres 
et  des  artistes  de  son  pays,  plus  de  talent  que  d'invention,  plus  de  dextérité 
de  main  que  de  véritable  émotion?  Heureusement  M.  Gevaërt  est  encore 
Jeune,  et  les  deux  ou  trois  opéras  qu'il  a  composés  à  Paris  peuvent  n'être 
que  les  préludes  d'une  personnalité  qui  se  cherche  et  se  dégage.  Nous  le  sou- 
haitons vivement,  car  il  serait  pénible  qu'un  musicien  aussi  distingué  vînt 
augmenter  le  nombre  de  ces  pâles  ombres  qui  n'ont  pas  plus  de  place  mar- 
quée dans  ce  monde  que  dans  l'autre.  Nous  regrettons  aussi  d'être  obligé 
d'avouer  que  M'"*  Lauters,  qui  chante  le  rôle  de  IMargarita,  et  qui  possède 
une  des  plus  belles  voix  de  mezzo-soprano  qu'on  fjuisse  entendre,  n'ait  pas 
fait  un  pas  en  avant  depuis  ses  débuts,  que  nous  avons  encouragés  comme 
il  nous  arrive  rarement  de  le  faire.  Elle  est  restée  ce  que  la  nature  l'a  faite, 
une  bonne  Flamande  qui  paraît  contente  de  son  sort.  Honni  soit  qui  mal  y 
pense  ! 

On  a  eu  l'idée  bonne  ou  mauvaise  de  reprendre  au  Théâtre-Lyrique  l'opéra 
antique  et  solennel  du  Solitaire,  qui  remonte  à  l'an  de  grâce  1822.  Ce  que 
<''e3t  pourtant  que  de  nous  et  de  la  vogue  populaire!  Qui  se  douterait  au- 
jourd'hui, si  l'histoire  ne  l'attestait,  que  M.  d'Arlincourt  et  son  fameux  roman 
du  Solitaire  ont  eu,  l'un  portant  l'autre,  les  honneurs  du  triomphe  popu- 
laire? Les  magasins,  les  modes  du  jour,  tout  ce  qui  brille  et  vit  l'espace 
d'un  matin  était  à  la  Solitaire  et  en  portait  les  couleurs.  La  musique  ne 
pouvant  résister  à  cet  entraînement  général,  M.  Carafa  composa  un  opéra 
en  trois  actes  sur  des  paroles  de  M.  Planard,  et  qui  fut  représenté  au  mois 
d'août  1822  avec  un  immense  succès.  Les  journaux  ont  accueilli  l'apparition 
de  cette  vieille  et  agréable  connaissance  avec  une  mauvaise  grâce  qui  nous 
a  un  peu  surpris.  Ne  dirait-on  pas,  à  les  voir  juger  avec  si  peu  de  ménage- 
ment un  opéra  qui  a  eu  plus  de  cent  représentations,  qu'ils  ont  le  droit  de 
se  montrer  difficiles  !  Ah  !  si  M.  Carafa  écrivait  des  feuilletons  comme  M.  Ber- 
lioz ou  comme  M.  Adam,  MM.  les  critiques  ordinaires  de  la  presse  parisienne 
n'auraient  pas  assez  d'éloges  pour  l'auteur  de  Masaniello,  qui  n'est  pas  si  à 
<lédaigner  qu'ils  veulent  bien  le  dire.  M.  Carafa,  qui  a  commencé  à  écrire 
de  très  bonne  heure,  est  évidemment  un  imitateur  de  Rossini,  et  doit  être 
classé  parmi  les  nébuleuses  de  l'astre  de  Pesaro;  mais  si  M.  Carafa  n'est  pas 
toujours  original  dans  le  choix  de  ses  idées,  s'il  a  apporté  dans  l'art  si  dif- 
îicile  de  la  composition  un  peu  trop  le  sans-façon  d'un  homme  du  monde 
qui  était  destiné  à  une  tout  autre  carrière,  il  n'est  pas  moins  juste  de  recon- 
naître que  l'auteur  du  Solitaire,  de  Masaniello,  de  la  Fiolette,  du  Falet  de 
Chambre,  de  la  Prison  d'Edimbourg,  et  de  vingt  opéras  italiens,  est  un  com- 
positeur bien  doué,  qui  a  souvent  des  mélodies  heureuses,  qu'il  sait  rendre 
dans  une  forme  claire,  chaleureuse  et  populaire.  Après  tout,  il  y  a  plus  de 
musique  réelle  dans  les  ouvrages  de  M.  Carafa  que  dans  le  pathos  insiru- 
mental  de  M.  Berlioz  et  dans  les  opérettes  de  M.  Adam. 

Le  Théâtre-Italien  poursuit  assez  heureusement  le  cours  de  ses  représen- 
tations. La  troupe  que  la  nouvelle  administration  est  parvenue  à  réunir  est 
l'une  des  meilleures  et  des  plus  complètes  que  nous  ayons  possédées  à  Paris 


REVUE    MUSICALE.  201 

depuis  1848.  Les  élémens  en  sont  bons;  il  ne  leur  manque  que  d'être  bien 
dirigés,  chose  plus  difficile  qu'on  ne  pense,  car  il  ne  suffit  pas  d'avoir  des 
chanteurs  habiles  pris  isolément,  il  faut  surtout  qu'ils  forment  un  corps  bien 
discipliné  et  soumis  au  chef  qui  préside  à  l'exécution  générale.  M.  Calzado 
apprendra  sans  doute  un  peu  à  ses  dépens  qu'on  ne  s'improvise  pas  du  jour 
au  lendemain  directeur  d'un  théâtre  comme  l'opéra  italien  de  Paris.  Quoi 
qu'il  en  soit  de  l'expérience  nécessaire  pour  manier  ces  natures  délicates  et 
fiévreuses  qui  se  vouent  aux  plaisirs  du  public,  on  a  repris  Otello  pour  les 
débuts  de  M"""  Penco,  qui  nous  est  arrivée  d'Italie  avec  une  réputation  qui 
avait  besoin  d'être  revue  et  corrigée  par  le  goût  parisien.  M"*  Penco  est  une 
jeune  cantatrice  de  vingt-cinq  ans  à  peu  près,  d'une  taille  élancée,  d'une 
physionomie  vive,  et  dont  la  voix  de  soprano,  d'une  étendue  ordinaire,  a 
plus  d'éclat  et  de  puissance  que  de  flexibilité.  Elle  s'est  trouvée  tout  d'abord 
dépaysée  dans  le  chef-d'œuvre  de  Rossini,  dont  elle  a  balbutié  la  langue 
divine,  parce  que  depuis  longtemps  on  ne  la  parle  plus  dans  le  pays  où 
règne  le  patois  de  M.  Verdi.  M""*  Penco  a  été  obligée  d'intercaler  dans  la 
partition  du  grand  maître  un  air  de  Donizetti,  et,  dans  les  morceaux  qu'on 
ne  lui  a  pas  permis  de  supprimer,  elle  a  été  insuffisante  et  médiocre.  Le 
reste  a  été  à  l'avenant,  et  M.  Graziani,  qui  chantait  le  rôle  de  lago,  s'est 
aussi  donné  la  satisfaction  de  passer  sous  silence  le  beau  duo  du  premier 
acte.  11  en  est  arrivé  de  même  pour  celui  des  deux  femmes  : 

Quanto  son  fieri  i  palpiti 
Che  desta  in  noi  l'amor  ! 

En  sorte  qu'on  nous  a  donné  un  Otello  tout  à  fait  digne  des  chanteurs  mo- 
dernes. On  a  repris  ensuite  le  Barbier  de  Séville  pour  la  rentrée  de  M.  Mario^ 
qui  a  chanté  le  rôle  d'Almaviva  avec  une  voix  fatiguée  et  en  gentilhomme 
qui  se  trouve  égaré  sur  les  planches  d'un  théâtre.  Le  public  parisien,  qui 
ne  ressemble  pas  à  celui  de  Saint-Pétersbourg,  pas  plus  qu'à  celui  de  Lon- 
dres ou  de  New-York,  a  fait  comprendre  à  M.  de  Candia  qu'il  exigeait  plus 
de  zèle  de  la  part  des  artistes  qu'il  daigne  écouter.  M.  Mario  a  très  bien  pris 
la  leçon,  et  s'est  exécuté  de  son  mieux.  Le  Barbier  de  Séville  n'en  a  été  pas 
moins  saccagé,  et  excepté  M""*  Borghi-Mamo,  qui  nous  a  surpris  dans  le 
rôle  de  Rosine,  et  M.  Zucchini,  qui  est  un  artiste  de  talent  et  qui  l'a  prouvé 
en  Jouant  fort  bien  le  rôle  de  Bartolo,  tout  le  reste  est  pitoyable,  y  compris 
l'orchestre.  M.  Everardi  n'a  pas  été  aussi  heureux  dans  le  personnage  de 
Figaro  que  dans  celui  de  Dandini  de  Cenerentola.  Son  accent  gaulois  se 
trahit  à  chaque  mot  et  altère  l'exquise  fluidité  de  cette  musique  dont  on  ne 
se  lasse  pas  plus  que  de  la  lumière.  Ainsi  qu'on  devait  s'y  attendre,  on  a 
repris  également  //  Trovatore  de  M.  Verdi,  qui  est  le  grand  cheval  de  bataille 
de  la  saison  et,  comme  on  dit  vulgairement,  la  pièce  à  recettes.  Nous  n'avons 
point  à  revenir  sur  une  partition  que  nous  avons  longuement  appréciée  ici 
l'année  dernière,  et  dont  le  succès  recrudescent  n'a  point  modifié  notre  opi- 
nion. Nous  nous  rangeons  volontiers  parmi  ces  esprits  moroses  qu'on  appe- 
lait autrefois,  sous  la  monarchie  constitutionnelle,  des  doctrinaires,  les- 
quels, sans  méconnaître  le  prix  de  la  popularité,  savent  résister  à  ses  exa- 
gérations. M.  Verdi  n'est  point  une  école,  mais  un  accident  qui  passera  vite, 


202  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

et  dont  l'œuvre  tout  entière  est  destinée  à  la  mort,  car  en  musique,  comme 
dans  les  autres  arts,  on  ne  vit  que  par  le  style.  Quand  l'Italie  se  réveillera, 
elle  sera  fort  étonnée,  nous  l'espérons  pour  son  salut,  de  contempler  de  près^ 
l'objet  de  ses  nouvelles  et  folles  amours.  En  attendant  cette  résurrection, 
convenons  que  les  représentations  du  Trovatore  attirent  la  foule  au  Théâtre- 
Italien.  M.  Mario,  qui  avait  été  faible  d'abord  dans  le  rôle  d'il  trocatore 
qu'il  chantait  pour  la  première  fois,  s'est  relevé  avec  éclat  aux  représenta- 
tions suivantes,  où  il  a  trouvé  de  beaux  élans,  particulièrement  dans  la  ro- 
mance du  quatrième  acte  : 

Ah!  che  la  morte  ognora 
È  tarda  nel  venir 
A  chi  desia  morir! 

Le  rôle  de  Leonora,  que  M"^  Penco  a  créé  dans  l'origine,  a  failli  donner 
lieu  à  un  épisode  judiciaire.  Prise  d'un  rhume  subit.  M"*  Penco  fut  obligée 
de  suspendre  les  représentations  de  l'opéra  à  la  mode,  où  elle  n'avait  pas  été 
à  la  hauteur  de  la  Frezzolini.  Celle-ci,  qui  n'était  point  engagée  pour  cette 
saison,  offrit  ses  services  à  la  condition  qu'on  ne  la  déposséderait  plus  d'un 
rô!e  où  elle  était  admirable  de  distinction  et  de  sentiment.  J'ignore  quelles 
seront  les  suites  d'un  incident  qui  nous  a  valu  le  retour  de  M™"  Frezzolini, 
artiste  du  plus  grand  mérite,  dont  M°^  Penco  n'égalera  jamais  la  suprême 
élégance  et 

il  canto 
Che  neir anima  risuona! 

Quels  regrets  pour  nous  et  pour  le  public  che  un'  anima  si  gentile  soit  trahie 
trop  souvent  par  une  voix  qui  s'éteint  et  une  poitrine  où  je  souffre,  comme 
dit  cette  bonne  M"*  de  Sévigné  ! 

Si  nous  avions  eu  besoin  d'un  exemple  pour  apprécier  la  triste  influence 
de  ce  qu'on  appelle  par-delà  les  monts  l'école  de  M.  Verdi,  nous  l'amions 
trouvé  dans  Florina,  a  la  Figliuola  di  Claris,  que  le  Théâtre-Italien  nous  a 
fait  entendre  pour  la  première  fois  le  8  décembre  185S.  Il  paraît  que  c'est  à 
Vérone  en  1852  qu'a  été  créé  et  mis  au  monde  ce  chef-d'œuvre  de  M.  Carlo 
Pedrotti,  qui  a  déjà  fait  je  tour  de  la  péninsule,  mais  qui  ne  fera  pas  le  tour 
du  monde,  nous  l'espérons  bien.  Qu'on  s'imagine  une  historiette  de  village 
du  genre  le  plus  niais  racontée  par  un  musicien  qui,  à  tout  propos  et  hors 
de  propos,  embouche  la  trompette  héroïque  et  le  cornet  à  piston  si  chers  à 
M.  Verdi.  Des  unissons,  du  tapage,  un  fi-acasso  del  diavolo,  des  heux-com- 
muns  de  Donizetti  mêlés  à  des  éclats  de  mélodrame  qiù  appartiennent  à 
l'auteur  d'Enianl,  voilà  quels  sont  les  élémens  du  style  et  de  l'œuvre  de 
M.  Pedrotti.  A  la  troisième  génération  de  l'école  de  M.  Verdi,  il  nous  faudra 
envoyer  en  Italie  des  professeurs  de  solfège. 

Une  nouvelle  cantatrice,  M"^  Boccabadati,  a  débuté  tout  récemment  dans 
la.Sonnambnla  de  Bellini.  Sa  voix  de  soprano,  déjà  frappée  de  vétusté, 
manque  de  corps;  sa  vocalisation  lourde  et  son  style  pâteux  trahissent  une 
éducation  vicieuse.  L'émotion  très  vive  à  laquelle  M""  Boccabadati  paraissait  en 
proie  a  dû  paralyser  im  peu  ses  forces.  Il  y  a  lieu  de  craindre  néanmoins 


REVUE   MUSICALE.  205 

qu'elle  ne  puisse  jamais  se  posséder  assez  pour  vaincre  la  froideur  que  lui  a 
témoignée  le  public  parisien.  M.  Mongini,  jeune  ténor  à  la  voix  un  peu  verte, 
a  été  plus  heureux  dans  le  rôle  d'Elvino,  où  il  a  montré  du  sentiment  et  des 
dispositions  de  chanteur.  Il  ne  faudrait  pas  cependant  qu'il  se  fît  illusion 
sur  l'accueil  bienveillant  et  de  simple  encouragement  qu'on  lui  a  fait.  On 
nous  promet  bientôt  la  reprise  du  Matrimonio  segreto  deCimarosa...  JHecjrla 
in  casa  è  questa! 

Le  théâtre  de  l'Opéra-Comique  vit  un  peu  de  sa  gloire  passée,  et,  malgré 
l'habileté  bien  connue  de  son  directeur  à  manier  le  télégraphe  de  la  publi- 
cité, les  succès  ne  répondent  pas  aux  efforts  qu'on  fait  pour  les  obtenir  et 
les  fixer.  Pour  les  observateurs  attentifs,  il  se  passe  dans  ce  moment-ci  quel- 
ques phénomènes  de  bon  augure  qui  pourraient  avoir  la  plus  heureuse  in- 
fluence sur  les  destinées  de  la  musique  dramatique.  Fatigués  d'être  les 
dupes  de  tant  de  succès  imaginaires,  les  éditeurs  resserrent  leurs  bourses 
et  se  refusent  à  faire  graver  les  chefs-d'œuvre  qu'on  vient  leur  offrir.  Ils 
ont  compris  un  peu  tard  peut-être  que  ces  opéras,  qu'on  fait  réussir  bon 
gré  mal  gré  pendant  quelque  temps  au  théâtre,  ne  sont  que  des  cadavres 
galvanisés  par  les  prestiges  de  la  mise  en  scène.  Le  public,  qui  commence 
aussi  à  se  réveiller  et  à  vouloir  autre  chose  que  des  points  d'orgue  illus- 
trés et  des  facéties  de  caporal,  se  met  de  la  partie  et  n'achète  plus  de  mu- 
sique qu'après  l'avoir  entendue  dans  les  salons,  où  l'on  chante  autre  chose 
que  des  vaudevilles.  Voulez-vous  un  exemple  récent  de  cette  justice  de  l'opi- 
nion se  faisant  jour  à  travers  les  acclamations  des  journaux  et  les  applau- 
dissemens  organisés  du  parterre?  Voyez  le  sort  déplorable  du  Hussard  de 
Berchini,  opéra-comique  en  deux  actes,  de  M.  Adam.  Sa  naissance  a  été  cé- 
lébrée sur  tous  les  tons  et  par  tous  les  instrumens...  Je  passai;...  il  n'était 
déjà  plus.  En  écoutant  cette  partition  très  légère,  il  nous  vint  à  l'esprit  le 
mot  de  Grétry  à  propos  d'un  opéra  très  sombre  de  Méhul,  Lithal  :  «  Je  don- 
nerais bien  un  petit  écu,  dit  l'auteur  de  Richard,  pour  entendre  une  chan- 
terelle. ))  Nous  aurions  fait  le  même  sacrifice  à  la  première  représentation 
du  Hussard  de  Berchini,  pour  une  bonne  modulation  dont  le  besoin  se 
faisait  sentir,  particulièrement  dans  le  joli  trio  du  premier  acte,  le  seul 
morceau  qui  mérite  d'être  signalé.  QueRossini  est  heureux!  Non-seulement 
il  a  fait  le  Barbier  de  Séville  et  Guillaume  Tell,  mais  il  lui  a  été  donné  encore 
d'assister  à  la  répétition  générale  du  Hussard  de  Berchini!  C'est  M.  Adam 
lui-même  qui  a  ménagé  à  son  illustre  ami  cette  agréable  surprise.  Un  nou- 
vel opéra-comique  en  trois  actes,  les  Saisons,  qui  a  été  représenté  le  22  dé- 
cembre, a  donné  lieu  à  des  incidens  dramatiques  que  depuis  longtemps  on 
n'avait  vu  se  produire  dans  un  théâtre  de  Paris.  Irrité  des  applaudissemens 
effrénés  que  l'ignoble  phalange  qui  siège  au  parterre  prodiguait  à  une  pièce 
ennuyeuse,  le  public  a  fait  prompte  et  bonne  justice  d'une  œuvre  estimable 
sans  doute,  qu'on  voulait  soustraire  à  son  jugement.  Nous  étions  heureux 
d'entendre  ces  protestations  et  de  voir  le  public  revendiquer  un  droit  dont 
il  s'était  laissé  dépouiller  au  grand  détriment  de  la  vérité,  de  l'art  et  des 
artistes. 

Rien  de  plus  simple  que  le  sujet  des  Saisons  :  c'est  l'éloge  du  blé  et  de  la 
vigne  prolongé  pendant  trois  actes  et  quatre  tableaux.  Tantôt  c'est  le  blé  qui 


204  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'emporte,  tantôt  c'est  la  vigne,  et  la  pièce  se  termine  par  le  mariage  de 
Cérès  et  de  Bacchus  dans  les  personnes  insignifiantes  de  Simonne  et  de 
IMerre.  A  travers  cette  idylle  paysanesque,  où  le  langage  berrichon  du 
Champy  de  M"'^  Sand  se  mêle  aux  bucoliques  de  M.  Pierre  Dupont,  on  voit 
le  personnage  odieux  de  Nicolas  lutter  de  ruse  et  d'égoïsme  avec  celui  non 
moins  désagréable  de  Jacques  le  vigneron,  sans  qu'on  puisse  s'intéresser 
aux  froides  amours  de  Simonne  et  de  Pierre,  qui  se  lamentent  sur  des  pi- 
paux  rustiques  de  la  fabrique  de  M.  Sax. 

La  musique  des  Saisons  est  de  M.  Victor  Massé,  qui  s'est  fait  connaître 
depuis  une  dizaine  d'années  par  deux  ou  trois  opérettes,  telles  que  la  Chan- 
teuse voilée,  Galathée  et  les  Noces  de  Jeannette,  dont  nous  avons  loué  dans 
le  temps  la  grâce  un  peu  cherchée  et  la  distinction,  sans  nous  faire  illu- 
sion pourtant  sur  les  défauts  du  jeune  compositeur.  M.  Victor  Massé  s'est 
essayé  depuis  dans  un  opéra  en  trois  actes,  la  Fiancée  du  Diable,  dont  le 
succès  n'a  pas  répondu  à  ses  efforts.  A-t-il  été  plus  heureux  dans  celui  qui 
nous  occupe  en  ce  moment?  Nous  n'oserions  l'affirmer.  Sans  mentionner 
l'ouverture,  qui  ne  se  fait  remarquer  que  par  un  andantino  contenant 
d'agréables  détails  d'instrumentation,  nous  ne  pouvons  citer  au  premier 
acte  que  le  cliœur  de  l'introduction,  qui  a  de  la  vigueur;  la  romance  que 
chante  Nicolas  en  l'honneur  du  blé,  et  par  la  liouche  de  M.  Bataille,  ro- 
mance qui  est  moins  un  chant  proprement  dit  qu'une  sorte  de  contour 
mélodique,  et  puis  l'air  de  M"*  Duprez,  tout  rempli  d'étincelles,  et  sans  qu'on 
puisse  en  dégager  une  idée  facilement  saisissable.  Le  second  acte,  moins 
riche  que  le  premier,  renferme  un  trop  grand  nombre  de  couplets  et  de 
chansonnettes  visant  à  l'effet  par  des  piperies  de  rhythme  qui  sont  usées, 
un  trio  qui  n'est  pas  réussi,  un  air  de  basse  qui  manque  de  relief,  et  une 
^cène  dramatique,  où  M"''  Duprez  fait  preuve  d'un  grand  talent.  Le  troi- 
sième acte,  moins  abondant  encore  que  les  deux  autres,  ne  contient  qu'un 
bel  air  de  soprano  que  M""  Duprez  chante  avec  le  style  et  la  vigueur  qui 
distinguent  l'école  d'où  elle  est  sortie.  Peut-être  même  pourrait-on  repro- 
cher à  cette  jeune  et  vaillante  prima-donna  d'exagérer  quelquefois  son  élan 
et  de  dépasser  le  but.  Nous  sommes  loin  de  méconnaître  tout  ce  qu'il  y  a 
de  distinction,  de  grâce  et  de  finesse  dans  les  détails  de  cette  partition,  qui 
pèche  évidemment  par  le  défaut  d'ampleur  et  de  variété.  M.  Victor  Massé 
semble  jusqu'ici  manquer  du  souffle  nécessaire  pour  fournir  la  carrière 
d'un  opéra  en  trois  actes.  Ce  doute,  que  nous  avons  émis  il  y  a  plusieurs 
années,  ne  préjuge  rien  pour  l'avenir  de  M.  Massé  :  nous  sommes  cepen- 
dant forcé  de  convenir  qu'on  n'y  a  pas  encore  répondu  d'une  manière  vic- 
torieuse. Dans  tous  les  cas,  ce  n'est  pas  la  musique,  d'ailleurs  distinguée, 
des  Saisons  qui  est  de  nature  à  calmer  nos  inquiétudes.  L'exécution  de  cette 
œuvre  ennuyeuse  est  aussi  bonne  que  possible  à  l'Opéra-Comique.  M.  Ba- 
taille, qui  est  un  artiste  intelligent  et  un  chanteur  de  goût,  n'a  pu  réussir 
complètement  dans  un  rôle  ingrat  qui  impatiente  le  public,  et  il  faut  tout 
l'entrain  de  M.  Couderc  pour  tirer  parti  du  personnage  non  moins  désa- 
gréable de  Jacques  Balu.  C'est  M"^  Caroline  Duprez  qui  a  eu  les  honneurs 
de  la  soirée  dans  le  rôle  de  Simonne,  qui  n'a  point  été  écrit  pour  sa  voix, 
puisqu'il  était  destiné  à  M"^  Ugalde. 


REVUE    MUSICALE.  205 

Si  M.  le  directeur  de  l'Opéra-Comiqiie  était  convaincu,  comme  nous  le 
sommes,  que  la  musique  dramatique  est  dans  un  état  déplorable,  et  qu'il 
n'y  a  pas  un  compositeur  en  renom,  excepté  M.  Auber,  dont  on  puisse  es-. 
pérer  une  œuvre  intéressante,  il  ferait  un  retour  vers  le  passé  et  puiserait 
dans  le  riche  répertoire  dont  il  a  le  dépôt  une  de  ces  bonnes  et  naïves  chan- 
sons de  nos  pères  qui  lui  ont  déjà  valu  de  si  copieuses  recettes.  Par  exem- 
ple pourquoi  ne  reprendrait-on  pas  le  Roi  et  le  Fermier,  ou  bien  Félix, 
de  Monsigny?  11  y  a  plus  de  musique  dans  ces  deux  opérettes  du  père  de 
l'opéra-comique  que  dans  vingt  partitions  contemporaines. 

Les  nouveautés  deviennent  à  TOpéra  de  plus  en  plus  rares,  et  le  temps  se 
passe  dans  un  ennui  solennel.  On  a  donné  jusqu'à  satiété  les  Fépres  sici- 
liennes, dont  la  musique  a  fait  si  peu  de  progrès  dans  les  goûts  du  public, 
qu'on  peut  craindre  que  cet  ouvrage  laborieux  ne  reste  pas  au  répertoire. 
Les  Italiens  eux-mêmes  ne  trouvent  pas  dans  les  lèpres  siciliennes  le  Verdi 
fougueux  qu'ils  aiment  tant,  et  le  public  français  a  de  la  peine  à  reconnaître 
dans  ce  style  entortillé  et  bâtard  la  touche  vigoureuse  des  maîtres  qui  ont  la 
puissance  de  l'émouvoir.  11  est  arrivé  à  M.  Verdi,  dans  cette  circonstance,  ce 
qui  arrive  à  tous  les  artistes  qui  n'ont  pas  de  génie,  et  dont  l'éducation  pre- 
mière laisse  beaucoup  à  désirer  :  il  a  voulu  modifier  sa  manière,  et  il  n'est 
parvenu  qu'à  entraver  la  spontanéité  de  ses  idées.  Méhul,  dont  l'instinct 
musical  était  bien  supérieur  à  celui  du  compositeur  italien,  a  éprouvé  le 
même  sort  à  la  fin  de  sa  carrière.  Il  a  essayé  vainement  de  se  donner  une 
science  tardive  dont  il  ne  possédait  pas  les  élémens,  et  il  a  gâté  le  style  que 
lui  avait  donné  la  nature  sans  pouvoir  acquérir  celui  qu'il  ambitionnait. 
C'est  dans  les  arts  surtout  qu'il  est  vrai  de  dire  :  il  tempo  non  fa  saltî.  Il  n'ap- 
partient qu'à  des  êtres  prédestinés  de  pouvoir  écrire  tour  à  tour  le  Mariage 
de  Figaro  et  Do7i  Juan,  le  Barbier  de  Séville  et  Guillaume  Tell. 

Cependant  l'Opéra  vient  de  nous  donner  un  ouvrage  en  deux  actes  sous 
le  titre  scabreux  de  Pantagruel,  et  dont  la  première  représentation  a  eu  lieu 
le  25  décembre.  Nous  n'avons  pas  besoin  de  dire  quel  en  est  le  sujet  et  à 
quelle  source  historique  il  a  été  puisé.  N'est-ce  pas  une  grande  témérité  que 
de  toucher  à  l'œuvre  étrange  de  ce  grand  bouffon  du  xvi^  siècle  qu'on  ap- 
pelle Rabelais,  et  de  ne  lui  emprunter  que  les  grimaces  sous  lesquelles  il 
cachait  le  sérieux  d'un  grand  esprit  et  le  style  d'un  admirable  écrivain?  La 
vraie  gaieté,  a  dit  quelque  part  Sénèque,  est  une  chose  très  sérieuse  (  verum 
gaudium,  res  severa).  Ce  n'est  pas  ce  qui  ressort  tout  à  fait  de  la  pièce  de 
M.  Henri  Trianon,  dont  l'imbroglio  pourrait  être  plus  amusant  et  moins 
vulgaire,  surtout  pour  la  scène  de  l'Opéra,  où  l'on  peut  admettre  le  comique, 
mais  non  pas  le  bouffon.  La  musique,  de  la  composition  de  M.  Théodore 
Labarre,  n'est  pas  suffisante  à  racheter  les  défauts  du  poème.  Nous  y  avons 
remarqué  au  premier  acte  un  duo  fort  bien  dialogué,  pour  ténor  et  baryton, 
entre  Jean  Jeudy,  le  cabaretier,  et  Dindenault;  un  chœur  d'écoliers  fort  ori- 
ginal : 

Chantons,  chantons,  amis. 
Le  gai  falerne  ! 

et  l'air  de  Panurge  pour  voix  de  basse,  qui  est  détaillé  avec  finesse,  et  dont 
l'accompagnement  renferme  de  jolis  détails  d'instrumentation.  Malheureu- 


206  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

sèment  le  second  acte  ne  répond  pas  à  ce  que  promettait  le  premier,  et  l'en- 
semble de  l'ouvrage  ne  paraît  pas  destiné  à  une  bien  grande  longévité.  Il  faut 
dire  aussi  que  l'exécution  n'aura  pas  peu  contribué  à  ce  triste  résultat. 
Excepté  M.  Obin,  dont  la  belle  voix  de  basse  n'est  pas  dépourvue  de  flexi- 
bilité et  qui  chante  avec  assez  de  brio  le  rôle  de  Panurge,  tout  le  reste  est 
au-dessous  de  la  critique,  pai'ticulièrement  M'"''  Laborde,  qu'on  a  réengagée 
sans  doute  parce  qu'elle  n'a  pas  une  seule  note  juste  dans  sa  voix  sèche  et 
criarde  comme  une  crécelle. 

M"^  Cruvelli  a  décidément  quitté  l'Opéra  pour  convoler  à  de  nouvelles 
destinées.  Nous  lui  souhaitons  plus  de  succès  dans  la  carrière  qu'elle  va  par- 
courir qu'elle  n'en  a  obtenu  dans  celle  qu'elle  vient  d'abandonner.  M"^  Te- 
desco  a  été  réengagée,  ainsi  que  M.  Roger;  mais  l'événement  le  plus  curieux 
que  nous  ayons  à  signaler,  c'est  l'engagement  à  l'Opéra  de  M'"^  Borghi-Mamo. 
INûus  concevons  très  bien  que  l'administration  de  ce  grand  théâtre  cherche 
son  bien  partout  où  elle  croit  le  trouver;  mais  quel  intérêt  peut  avoir  la  can- 
tatrice italienne  à  chanter  dans  une  langue  étrangère?  Comme  spéculation, 
nous  croyons  cette  tentative  mauvaise,  et,  au  point  de  vue  de  la  célébrité, 
l'exemple  de  M'""  Alboni,  qui  a  perdu  dans  ces  pérégrinations  le  charme  de 
son  talent,  aurait  dû  servir  d'enseignement  à  M'"^  Borghi-Mamo,  qui  pour- 
rait bien  laisser  aussi  à  l'Opéra  une  partie  de  la  bonne  renommée  qu'elle  s'est 
acquise  au  Théâtre-Italien.  Quoi  qu'il  en  soit,  ce  que  l'administration  de 
l'Opéra  pourrait  faire  de  mieux  pour  ses  intérêts  et  nos  plaisirs,  ce  serait  de 
reprendre  quelques  chefs-d'œuvre  de  son  vieux  répertoire,  l'./r/y^/c/f,  l'O/- 
phée  ou  l'Âlceste  de  Gluck,  que  la  génération  actuelle  ne  connaît  que  de 
nom,  et  de  laisser  reposer  un  peu  les  opéras  modernes,  dont  le  public  com- 
mence à  se  fatiguer.  N'est-il  pas  humiliant  qu'il  faille  aller  à  Berlin  pour 
entendre  exécuter  une  de  ces  admirables  tragédies  lyriques  que  Gluck  est 
venu  composer  à  Paris? 

La  fête  de  Sainte-Cécile  a  été  célébrée  cette  année,  comme  les  années  pré- 
cédentes, par  l'association  des  musiciens.  Une  messe  en  musique,  de  la  com- 
position de  M.  Charles  Gounod,  a  été  exécutée  dans  l'église  Saint-Eustache, 
le  jeudi  27  novembre  185.j,  sous  la  direction  de  l'auteur.  Nous  n'avons  pas 
la  prétention  de  pouvoir  juger  avec  équité  une  œuvre  de  cette  importance 
après  une  seule  audition.  L'impression  qui  nous  en  est  restée  est  à  peu  près 
conforme  à  celle  que  nous  avons  souvent  exprimée  sur  le  talent  élevé  de 
M.  Gounod,  dont  le  style  élégant,  puisé  aux  sources  les  plus  pures,  manque 
peut-être  d'originalité.  On  sent  que  M.  Gounod,  dont  l'esprit  est  aussi  vif 
qu'éclairé,  cherche  encore  sa  voie,  et  qu'il  n'a  pas  trouvé  cet  équihbre  des 
facultés  qui  est  la  condition  de  la  force.  Dans  la  messe  nouvelle,  nous  avons 
particulièrement  lemarqué  le  Kyrie,  qui  débute  par  un  thème  de  plain- 
chant  repris  et  travaillé  avec  une  grande  habileté  de  main;  puis  le  Credo, 
morceau  longuement  développé,  qui  renferme  des  parties  excellentes,  entre 
autres  le  Remrrexit,  qui  est  bien  préparé  et  produit  un  effet  puissant.  Peut- 
être  M.  Gounod  a-t-il  été,  dans  ce  morceau  capital  comme  dans  le  reste  de 
la  messe,  plus  prodigue  de  contrastes  piquans  et  d'effets  ingénieux  d'instru- 
mentation que  ne  le  comporte  ie  genre  sévère  de  la  musique  religieuse. 
C'est  surtout  dans  le  style  religieux  qu'il  est  vrai  de  dire  que  l'art  qui  se 


REVUE    MUSICALE.  207 

montre  trop  est  insuffisant.  Nous  sommes  ici  de  l'avis  des  orthodoxes  sé- 
vères, et  nous  reconnaissons  avec  eux  qu'il  n'y  a  pas  d'orchestre  qui  pro- 
duise à  l'église  un  effet  comparable  à  un  chœur  de  voix  pures  et  bien  diri- 
gées. M.  Gounod  a  écrit  pour  l'Offertoire  un  prélude  symphonique  qu'il 
intitule  prière  intime,  et  qui  nous  a  paru  traduire  d'une  manière  heureuse 
le  sentiment  qu'on  éprouve  à  cet  instant  suprême.  Pourquoi  donc  le  compo- 
siteur de  musique  religieuse  se  croit-il  obligé  d'employer  constamment  toutes 
les  ressources  de  l'orchestre  qu'il  a  à  sa  disposition,  et  d'écrire  dix  ou  douze 
morceaux  d'une  longueur  et  d'un  développement  fatigans?  Pourquoi,  en 
s'inspirant  des  paroles  liturgiques,  ne  ferait-il  pas  contraster  plus  souvent 
les  voix  pures  avec  la  puissance  de  l'instrumentation,  qui  ne  devrait  inter- 
venir que  dans  les  situations  importantes  du  sublime  sacrifice?  Ah!  c'est 
qu'il  ne  suffit  pas  d'être  musicien  pour  accomplir  une  œuvre  pareille  ;  il 
faut  être  surtout  poète  dans  le  sens  élevé  du  mot,  et  savoir  écouter  et  tra- 
duire les  veines  secrètes  du  murmure  sacré,  voias  divini  svsurri,  comme 
dit  admirablement  saint  Augustin.  >l.  Gounod,  qui  serait  digne  d'accomplir 
une  si  noble  tâche,  a  fait  preuve  de  grand  talent  dans  la  messe  de  Sainte- 
Cécile,  qui  doit  prendre  place,  avec  celle  composée  l'année  dernière  par 
M.  Ambroise  Thomas,  parmi  les  meilleures  productions  qu'on  doive  à  l'heu- 
reuse initiative  de  l'association  des  musiciens. 

C'est  le  16  décembre  qu'a  été  célébrée  la  fermeture  de  la  grande  expo- 
sition universelle  de  1853,  mais  ce  n'est  pas  sans  tambours  ni  trompettes. 
Il  y  en  avait  beaucoup  des  uns  et  des  autres,  puisque  c'est  M.  Berlioz  qui 
avait  été  chargé  d'organiser  cette  fête  musicale.  Nous  l'avons  échappé  belle! 
Si  M.  Berlioz  eût  réussi  dans  la  tentative  d'acclimater  en  France  la  musique 
monumentale,  dont  il  poursuit  depuis  trente  ans  le  rêve  impossible,  nous 
avions  une  série  de  concerts  monstres  qui  auraient  achevé  de  nous  rendre 
dignes  des  plaisirs  esthétiques  de  l'avenir.  11  fallait  voir  M.  Berlioz  7io7jé 
dans  un  nuage  transparent  où  se  réfléchissaient  les  émotions  de  son  âme,. 
comme  dit  agréablement  son  historiographe  ordinaire,  qui  voit  tout  dans 
M.  Berlioz,  comme  Malebranche  voyait  tout  en  Dieu,  excepté  ce  que  désigne 
si  plaisamment  Voltaire.  Les  trente  mille  auditeurs  qui  se  trouvaient  là  pré- 
sens ne  s'en  sont  pas  moins  allés  tout  transis,  en  promettant  bien  qu'on  ne 
les  reprendrait  pas  une  seconde  fois  à  pareille  fête,  et  ils  ont  tenu  parole.  Ce 
pubhc  incorrigible  n'a  voulu  applaudir  qu'un  très  beau  chœur  de  Haendel, 
un  autre  de  Gluck,  et  surtout  la  prière  de  Moïse,  de  Rossini,  qu'il  a  jugée 
digne  d'être  classée  parmi  les  vieilleries  du  passé. 

Je  vous  le  dis  en  vérité,  les  morts  seuls  sont  vivans  :  vivent  les  morts  ! 

P.  Scuro. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  décembre  1855. 

C'en  est  fait,  le  rideau  tombe  sur  un  acte  de  plus  du  drame  de  l'histoire 
contemporaine.  De  cette  année  rapide  et  insaisissable  qui  disparaît  déjà, 
que  reste-t-il?  Un  souvenir,  un  point,  —  un  point,  il  est  vrai,  qui  embrasse 
l'horizon  derrière  nous.  C'est  la  huitième  année  depuis  qu'un  jour  d'hiver 
lit  éclore  la  république  en  France  d'une  violence  populaire;  c'est  la  troi- 
sième, ou,  pour  mieux  dire,  c'est  la  quatrième  année  depuis  que  l'empire 
renaissant  est  sorti  tout  armé  de  la  république;  c'est  la  seconde  année  enfin 
depuis  que  la  guerre  est  venue  ébranler  le  continent  et  livrer  au  tranchant 
de  l'épée  le  nœud  des  plus  grandes  questions  d'équilibre  et  de  civilisation. 
L'esprit  a  besoin  de  rassembler  ces  souvenirs  et  ces  dates  pour  mesurer  l'es- 
pace parcouru,  pour  saisir  comment  nous  avons  pu  passer  de  l'un  à  l'autre 
pôle  des  idées  politiques  dans  notre  vie  intérieure,  comment  aussi  nous 
avons  pu  être  jetés  d'une  paix  de  quarante  années  dans  une  conflagration 
redoutable  surtout  par  ce  qu'elle  a  de  mystérieux  dans  sa  marche  et  dans 
son  but.  Le  monde  marche  aujourd'hui  au  milieu  du  bruit  des  armes  sans 
trop  savoir  où  il  sera  demain.  Si  l'on  consulte  certains  faits,  certains  symp- 
tômes, il  est  bien  clair  que  la  guerre  est  loin  d'être  terminée.  Tandis  que  la 
ville  de  Kars  finit  décidément  par  capituler,  et  donne  aux  Russes  leur  pre- 
mière victoire,  nos  armées  gardent  leurs  positions  conquises  en  Crimée.  Nos 
régimens  d'Orient  qui  rentraient  hier  à  Paris  ne  reviennent  pas  seulement 
pour  prendre  le  repos  dû  à  leurs  fatigues,  ils  reviennent  parce  que  «  le  pays, 
qui  entretient  six  cent  mille  soldats,  a  intérêt  à  ce  qu'il  y  ait  maintenant 
en  France  une  armée  nombreuse  et  aguerrie  prête  à  se  porter  où  le  besoin 
l'exige.  »  Tel  était  le  langage  du  chef  de  l'état  à  ces  bataillons  presque  pou- 
dreux encore  du  champ  de  bataille,  et  accueillis  partout  avec  une  virile  et 
sympathique  émotion.  Si  d'un  autre  côté  on  tourne  les  yeux  vers  l'Allema- 
gne, il  est  bien  évident  qu'il  y  a  là  un  effort  suprême  en  faveur  d'une  paci- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  209 

fication  prochaine.  On  en  est  certain  maintenant;  on  commence  à  savoir 
comment  il  s'est  produit,  en  quoi  il  consiste,  et  même  quels  obstacles  il  ren- 
contre, quelles  faiblesses  le  feront  échouer  encore  une  fois,  s'il  échoue.  Ainsi 
la  guerre,  avec  ses  résultats  acquis,  ses  faits  actuels  et  ses  éventualités  tou- 
jours menaçantes,  —  la  paix,  avec  ses  chances  devenues  peut-être  plus  dou- 
teuses à  mesure  que  la  négociation  appn  che  de  son  terme  :  c'est  en  présence 
de  cette  double  perspective  que  finit  i.Sd.'i  et  que  commence  une  année  nou- 
velle. 

Considérée  en  elle-même,  au  point  de  vue  militaire,  certes  cette  année  de 
guerre  qui  s'achève  n'a  point  été  sans  résultats.  Qu'on  se  rappelle  le  serre- 
ment involontaire  que  causaient  à  Paris  et  à  Londres  tous  ces  récits  parfois 
trop  véridiques  qui  nous  parvenaient,  il  y  a  un  an,  sur  Tétat  des  armées 
alliées.  Ces  armées  étaient  toujours  héroïques,  elles  venaient  de  vaincre  à 
hikerman;  mais  cette  victoire  avait  comme  le  reflet  sombre  d'un  second 
Eylau.  La  vie  même  de  ces  intrépides  soldats  avait  quelque  chose  d'émou- 
vant et  de  douloureux  :  c'était  la  vie  obscure  du  siège,  la  veillée  dans  la 
neige  et  dans  la  boue,  la  surprise  des  tranchées,  l'épreuve  terrible  des  com- 
bats opiniâtres  de  nuit.  11  n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui.  En  réalité,  ce 
sont  les  alliés  qui  dominent  en  Orient.  L'occupation  de  léni-Kalé  et  de  Kertch 
nous  répond  de  la  mer  d'Azof.  Les  ports  de  la  Crimée  sont  entre  nos  mains. 
Notre  escadre  et  nos  soldats  sont  allés  prendre  à  Kinburn  la  clé  du  Dnieper. 
Sébastopol  enfin  est  tombé,  et  la  flotte  russe  a  disparu.  On  dit  que  dans  son 
récent  voyage  en  Crimée  l'empereur  Alexandre  II  n'a  pu  se  défendre  d'une 
certaine  émotion  à  l'aspect  de  la  ville  détruite  et  de  cette  baie  vide  de  tant 
de  vaisseaux,  l'orgueil  des  tsars.  Certes  c'était  le  cruel  et  amer  contraste  de 
cette  autre  scène  dont  M.  de  Ségur  a  fixé  le  souvenir  en  racontant  dans  ses 
Mémoires  le  voyage  qu'il  fît  en  Crimée  en  1787  avec  tant  de  personnages 
fameux,  —  l'impératrice  Catherine,  le  capricieux  et  asiatique  Potemkin,  le 
spirituel  xjrince  de  Ligne,  M.  de  Cobentzel.  On  était  sur  les  hauteurs  d'In- 
kcrman.  Tout  à  coup  un  grand  balcon  s'ouvre,  et  à  travers  une  ligne  de 
Tartares  à  cheval  on  voit  Sébastopol  sortant  pour  ainsi  dn-e  du  néant.  Dans 
la  rade  immense  apparaît  une  flotte  formidable  de  vingt-cinq  bâtimens  de 
guerre  dont  le  feu  salue  Catherine  et  semble  annoncer  à  l'Euxin  qu'il  a 
désormais  une  dominatrice,  qu'en  trente  heures  la  Russie  peut  aller  planter 
son  pavillon  sur  Constantinople.  —  C'était  le  commencement  enivrant  et 
magmtîque  de  ce  songe  de  domination  dont  le  triste  réveil  était  réservé  à 
l'empereur  Alexandre  II.  De  toute  façon,  cette  année  qui  s'achève  restera 
bien  l'année  de  la  prise  de  Sébastopol  et  de  la  disparition  de  la  puissance 
navale  russe  dans  les  flots  de  la  Mer-Noire.  Ce  sont  là  autant  de  faits  accom- 
plis qui  sont  le  point  de  départ  de  la  paix  possible. 

La  Russie,  il  est  vrai,  a  perdu  Sébastopol  :  elle  n'a  plus  Kertch,  léni-Kalé, 
Ralaclava,  Kamiesch,  Eupatoria,  Kinburn;  mais  elle  vient  de  trouver  devant 
Kars  un  succès  qu'elle  poursuivait  depuis  quelques  mois  déjà.  On  aurait  pu 
peut-être,  du  côté  d'Erzeroum,  secourir  cette  place,  que  le  général  Mura- 
vief  appelle  le  boulevard  de  l'Asie-Mineure;  on  ne  l'a  point  fait.  Le  mouve- 
ment d'Omer-Pacha  sur  l'Ingour  n'a  point  été  la  diversion  efficace  qu'on 
semblait  attendre.  Réduite  à  elle-même,  isolée,  privée  de  communication^ 

TOME  I.  14 


210  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

et  de  ressources,  la  ville  turque  est  tombée  après  une  résistance  héroïque 
dont  l'honneur  revient  en  partie  à  coup  sûr  au  général  anglais  Williams. 
Une  seule  chose  est  surprenante,  c'est  la  durée  de  cette  résistance.  Quant 
à  son  énergie,  elle  est  inscrite  dans  la  capitulation  même  de  la  garnison, 
aujourd'hui  prisonnière  de  guerre.  C'est  un  succès  pour  l'armée  russe  très 
certainement.  Qu'on  remarque  cependant  que  quand  le  général  Muravief  a 
voulu  attaquer  Kars  de  vive  force  le  29  septembre  dernier,  il  a  éprouvé  le 
plus  sanglant  échec,  et  qu'en  définitive  la  ville  turque,  on  peut  le  dire,  a 
capitulé  moins  devant  ses  armes  que  devant  la  famine.  Le  général  Muravief 
n'exalte  pas  moins  sa  victoire,  comme  cela  est  naturel;  il  la  représente 
même  avec  un  certain  lyrisme  d'imagination  comme  une  victoire  de  la 
croix  du  Sauveur.  Si  la  prise  de  Kars  était  pour  la  Russie  une  satisfaction 
d'orgueil  militaire  propre  à  incliner  plus  aisément  sa  politique  vers  la  con- 
ciliation et  la  paix,  il  n'y  aurait  aucun  intérêt  véritablement  à  diminuer  la 
valeur  de  cette  satisfaction;  mais  est-il  bien  vrai  que  la  victoire  de  Kars  aura 
ce  salutaire  effet  d'inspirer  au  cabinet  de  Pétersbourg  un  esprit  plus  conci- 
liant et  plus  pacifique?  N'aura-t-elle  point  pour  résultat  au  contraire  de 
surexciter  les  instincts  belliqueux,  de  créer  celte  dernière  et  dangereuse  illu- 
sion d'un  retour  possible  de  fortune  sur  d'autres  champs  de  bataille,  de 
faire  oublier  les  revers  essuyés  et  ceux  qu'on  peut  essuyer  encore?  Les 
hommes  plus  modérés  qui  sentent  le  besoin  de  la  paix  fussent-ils  disposés 
à  conseiller  quelque  transaction,  d'autres  influences  ne  prévaudront-elles 
pas?  Pour  tout  dire,  avant  même  d'avoir  eu  à  se  prononcer  sur  des  propo- 
sitions formelles,  la  Russie  n'aurait-elle  point  commencé  déjà  quelqu'une  de 
ces  campagnes  diplomatiques  où  elle  a  été  plus  heureuse  jusqu'ici,  on  n'en 
peut  disconvenir,  qua  dans  ses  campagnes  militaires?  C'est  là  ce  qui  s'agite 
aujourd'hui,  et  c'est  im  des  côtés  les  plus  graves,  les  plus  décisifs  de  la  situa- 
tion de  l'Europe  en  ce  moment. 

11  est  certain  en  effet  que  depuis  quelque  temps  il  y  a  eu  entre  les  albés 
du  2  décembre  une  série  de  négociations  pour  arriver  à  formuler  de  nou- 
veau les  conditions  d'une  paix  possible,  que  de  ce  travail  il  est  sorti  des  pro- 
positions également  acceptées  par  les  trois  puissances,  et  que  ces  proposi- 
tions viennent  d'êire  portées  à  la  connaissance  du  gouvernement  russe  par 
le  comte  Valentin  Esterhazy,  ministre  de  l'empereur  François-Joseph  au- 
près du  tsar.  C'est  le  26  décembre  que  le  comte  Esterhazy  est  arrivé  à  Pé- 
tersbourg; le  28,  il  a  eu  une  conférence  avec  M.  de  Nesselrode.  On  ne  peut 
donc  connaître  encore  les  dispositions  ou  la  décision  de  la  Russie;  niais 
peut-être  n'est-il  point  impossible  de  pressentir  son  système  de  conduite 
d'après  ce  qu'elle  a  fait  déjà  en  toutes  les  ocrasions  et  d'après  les  actives 
menées  de  sa  diplomatie  depuis  un  mois  i)articulièreraent.  Quelles  sont  au 
fond  tout  d'abord  les  propositions  que  le  comte  Esterhazy  a  été  chargé  de 
faire  connaître  à  Saint-Pétersbourg?  En  principe  ce  sont  toujours  les  quatre 
garanties,  en  réalité  il  y  en  a  deux  qui  ont  pris  une  forme  nouvelle.  L'une 
pose  comme  condition  de  paix  la  neutralisation  complète  de  la  Mer-Noire, 
ce  qui  rend  inutile  l'existence  de  forteresses  ou  de  ports  militaires  russes 
dans  l'Euxin;  l'autre  a  pour  objet  d'assurer  la  liberté  de  la  navigation  du 
Danube,  en  neutralisant  également  les  bouches  de  ce  fleuve,  ce  qui  entraîne 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  211 

une  certaine  cession  de  territoire  de  la  part  de  la  Russie.  La  première  de 
ces  conditions  avait  été  primitivement  proposée  par  la  France  aux  confé- 
rences de  Vienne  :  elle  ne  fut  point  admise  par  la  Russie;  c'est  l'Allemagne 
qui  en  a  depuis  suggéré  l'adoption.  Quant  à  la  seconde,  elle  était  en  germe 
dans  la  pensée  de  placer  la  liberté  de  la  navigation  du  Danube  sous  la  ga- 
rantie d'une  sorte  de  syndicat  européen.  Ce  n'est  point  d'aujourd'hui  que 
la  France,  l'Autriche  et  l'Angleterre  ont  mis  leurs  elTorts  à  retrouver  un 
terrain  commun  d'action.  Des  négociations  commençaient  entre  elles  dès 
la  fin  d'octobre.  L'heure  était  favorable;  on  était  encore  sous  l'impression 
de  nos  grands  succès.  En  Allemagne,  il  se  dessinait  un  mouvement  marqué 
d'opinion  vers  les  puissances  occidentales.  Les  états  germaniques  pressaient 
la  Russie  de  consentir  enfin  à  rendre  la  paix  possible  par  ses  concessions. 
Si  on  eût  pu  saisir  cet  instant  pour  mettre  le  cabinet  de  Pétersbourg  en  de- 
meure de  se  prononcer  sur  des  propositions  nettes  et  décisives  irrévocable- 
ment arrêtées  entre  les  alliés  du  2  décembre,  peut-être  la  Russie  eût-elle 
cédé  devant  une  pression  universelle,  peut-être  encore  les  mêmes  proposi- 
tions eussent-elles  conservé  plus  de  chances  de  succès,  si  elles  avaient  pu 
arriver  avant  que  le  cabinet  du  tsar  fût  informé  des  délibérations  d'où  elles 
allaient  sortir;  mais  d'une  part  le  secret  de  ces  négociations  n'a  pu  être  si 
bien  gardé,  que  la  Russie  n'en  eût  tout  au  moins  une  connaissance  géné- 
rale, de  l'autre  il  a  fallu  quelque  temps  à  l'Autriche,  à  la  France  et  à  l'An- 
gleterre pour  se  mettre  d'accord  sur  une  formule  précise  et  satisfaisante 
pour  tous  les  intérêts. 

Qu'en  est-il  résulté?  La  Russie  s'est  hâtée  de  mettre  à  profit  ces  circon- 
stances. Tant  qu'il  a  ignoré  les  négociations  nouvelles  nouées  entre  l'Au- 
triche, la  France  et  l'Angleterre,  le  cabinet  de  Pétersbourg  a  refusé  aux  dé- 
sirs de  l'Allemagne  toute  concession.  Le  jour  où  il  a  su  que  l'Autriche  se 
préparait  à  se  rattacher  par  un  lien  nouveau  aux  puissances  occidentales, 
il  n'a  plus  eu  qu'une  pensée,  celle  dassouphr  sa  politique  et  son  langage 
aux  nécessités  de  sa  position.  C'est  alors  que  la  Russie  a  pris  une  de  ces  ré- 
solutions qu'elle  sait  toujours  prendre  à  l'heure  voulue.  Par  sa  diplomatie 
répandue  dans  les  cours  germaniques,  elle  a  fait  savoir  qu'elle  était  touchée 
des  vœux  de  l'Allemagne,  et  qu'elle  se  décidait  à  faire  un  grand  sacrifice 
dans  l'intérêt  de  la  paix.  En  un  mot,  la  Russie  s'offrait  à  accepter  le  principe 
de  la  neutralisation  de  la  Mer-Noire,  sans  en  discuter  l'application  pour  le 
moment,  —  et  en  se  déclarant  prête  à  ce  sacrifice,  elle  ajoutait  que  désormais 
du  moins,  si  la  paix  n'était  point  conclue,  l'Allemagne  ne  pourrait  plus  lui 
miputer  avec  justice  la  continuation  de  la  guerre.  Tel  est  le  sens  du  travail 
de  la  diplomatie  du  tsar  au-delà  du  Rhin  depuis  un  mois.  Cela  fait,  la  Rus- 
sie a  attendu  les  propositions  qu'elle  savait  sur  le  point  d'être  arrêtées,  et 
qu'elle  a  aujourd'hui  à  examiner. 

Il  est  facile  de  le  voir,  c'est  là  toujours  cette  comédie  d'évasions  et  de  sub- 
terfuges qui  consiste  à  saisir  l'heure  propice  de  concessions  plus  apparentes 
que  réelles,  à  désintéresser  avant  tout  l'Allemagne,  et  à  se  faire  de  l'immo- 
bilité germanique  un  moyen  de  résisfance  aux  plus  légitimes  exigences  de 
l'Occident.  La  tactique  qu'emploie  aujourd'hui  la  Russie  est  celle  qu'elle  a 
mise  en  usage  à  tous  les  instans  pour  détourner  les  coups  qui  la  mena- 
çaient. Réussira-t-elle  encore  une  fois?  Il  n'est  point  impossible  que  quel- 


212  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ques  états  germaniques  ne  se  trouvent  tVavance  satisfaits  par  les  habiles 
ouvertures  de  la  Russie,  et  ne  croient  inutile  de  s'associer  aux  conditions 
émanées  de  l'inifiative  européenne.  Que  les  meilleures  résolutions  de  cer- 
taines cours  germaniques  ne  soient  point  de  longue  durée  et  ne  tiennent 
pas  devant  la  première  parole  de  la  Russie,  il  ne  faut  pas  hien  s'en  étonner; 
mais  de  tous  les  états  de  l'Allemagne,  celui  dont  la  politique  est  la  plus 
<îtrange,  c'est  certainement  la  Prusse. 

Les  mobilités  et  les  tergiversations  de  la  l'russe  ne  peuvent  plus  surprendre 
ceux  qui  suivent  depuis  l'origine  cette  grande  crise,  et  cependant  elles  sem- 
blent en  vérité  prendre  un  caractère  toujours  nouveau.  Les  propositions 
l'écemment  concertées  entre  l'Autriche,  la  France  et  l'Angleterre  ont  été  com- 
muniquées au  roi  Frédéric-Guillaume  par  l'empereur  François-Joseph.  Le' 
cabinet  de  Berlin  a  promis  d'abord  de  les  apjmycr  à  Saint-Pétersbourg;  mais 
bientôt  il  s'est  ravisé.  Évidemment  ce  n'était  plus  là  l'intérêt  allemand  !  Soit 
par  une  instinctive  répulsion  pour  tout  ce  qui  ressemble  à  une  démarche 
sérieuse,  soit  par  un  mouvement  d'incurable  jalousie  à  l'égard  de  l'Autriche, 
ce  fantasque  gouvernement  n'a  plus  voulu  appuyer  de  son  influence  les  con- 
ditions adoptées  par  les  trois  puissances,  et  non -seulement  il  n'a  point  voulu 
jusqu'ici  intervenir  à  Pétersbourg,  mais  encore  il  a  cherché  à  retenir  les 
autres  états  secondaires  de  l'Allemagne,  disposés  à  seconder  la  mission  du 
comte  Esterhazy.  il  s'est  elTorcé  de  leur  représenter  comment,  après  tout, 
(m  demandait  à  la  Russie  plus  que  la  neutralisation  de  la  Mer -Noire.  Quand 
nous  disions  que  les  chances  de  la  paix  diminuaient  à  mesure  que  la  négo- 
ciation approchait  de  son  terme,  c'était  en  tenant  compte  de  ces  tergiversa- 
tions et  de  ces  faiblesses,  qui  semblent  toujours  assurer  à  la  Russie  une  neu- 
tralité utile,  bienveillante  et  permanente.  Tout  n'est  point  perdu  peut-être 
absolument,  des  conseils  plus  sages  peuvent  prévaloir;  mais  l'instant  est  dé- 
cisif pour  l'Europe  comme  pour  la  Russie,  comme  pour  l'Allemagne  et  la 
Prusse.  Après  avoir  étonné  le  monde  par  des  évolutions  qui  l'ont  fait  tomber 
du  rang  de  puissance  de  premier  ordre,  la  Prusse  pouvait  s'emparer  de  ce 
moyen  de  rentrer  dans  le  concert  de  l'Europe,  elle  pouvait  saisir  l'occasion 
aux  cheveux,  comme  le  disait  le  grand  Frédéric  dans  une  circonstance  où 
cela  était  infiniment  moins  moral  et  moins  politique,  lors  du  premier  par- 
tage de  la  Pologne.  Malheureusement  Frédéric  II  ne  règne  pas  à  Berlin,  et  si 
le  nom  de  la  Pologne  revient  dans  ces  formidables  débats,  ce  ne  sera  point  à 
l'occasion  d'un  partage  nouveau.  La  Prusse  serait  pourtant  intéressée  la  pre- 
mière à  écarter  le  péril  de  ces  complications  qu'elle  redoute  et.  qu'elle  appelle 
par  l'irrémédiable  inconsistance  de  sa  politique.  Certes  l'Allemagne  désire  la 
paix;  c'est  au  nom  de  cet  intérêt  qui  lui  est  si  cher  qu'elle  pesait  na] 
guère  de  ses  conseils  et  de  ses  plaintes  à  Pétersbourg  :  aujourd'hui  cepen- 
dant, avec  le  fanatisme  de  la  paix,  faute  d'un  peu  de  résolution,  elle  nous 
conduit  peut-être  par  le  plus  droit  chemin  à  la  guerre  la  plus  menaçante 
pour  le  continent!  Quant  à  l'Autriche,  le  lien  nouveau  qu'elle  vient  de  con- 
tracter avec  les  puissances  occidentales,  en  marquant  son  attitude  actuelle, 
semble  indiquer  qu'elle  est  irrévocablement  décidée  à  aller  jusqu'au  bout; 
mais  quelle  est  la  sanction  immédiate  des  engagemens  de  l'Autriche?  Dans 
le  nombre  des  combinaisons  possibles,  il  y  a  évidemment  une  latitude 
où  la  circonspection  du  cabinet  de  Vienne  peut  se  poser  plus  d'une  étape. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  213 

Il  est  inutile  de  rien  prévoir  pour  le  moment.  Il  y  a  pourtant  une  chose 
certaine  :  c'est  avec  une  persistance  réelle,  quoique  lente  parfois,  que  l'Au- 
triche marche  dans  une  route  qui  la  sépare  si  complètement  du  gouverne- 
ment russe.  Que  le  cabinet  de  Vienne  se  borne  à  rappeler  son  ambassadeur, 
si  la  mission  du  comte  Esterhazy  échoue  définitivement,  ou  que  ce  rappel 
devienne  le  signal  immédiat  d'une  série  d'actes  plus  comminatoires,  la  rup- 
ture est  consommée  et  ne  peut  que  s'aggraver.  Entre  la  Russie  et  l'Autriche, 
il  s'élèvera  toujours  ce  fait  d'une  demande  de  cession  de  territoire  transmise 
et  appuyée  par  l'empereur  François-Joseph,  d'un  concours  moral,  diploma- 
tique, prêté  à  toutes  les  mesures  ayant  pour  but  de  rabaisser  les  prétentions 
de  la  politique  des  tsars.  On  a  dit  que  l'Autriche  ne  pardonnerait  jamais  à 
la  Russie  le  secours  qu'elle  en  avait  reçu  en  Hongrie;  pense-t-on  que  la  Rus- 
sie pardonne  jamais  au  cabinet  de  Vienne  le  secours  que  celui-ci  a  prêté  à 
ses  adversaires?  Et  dès  lors  ne  serait-il  pas  plus  simple,  ne  serait-il  pas 
d'une  meilleure  politique  pour  l'Autriche  de  joindre  franchement  ses  forces 
à  celles  de  l'Occident  pour  rendre  la  guerre  plus  décisive  et  plus  courte? 

Il  en  est  de  même  de  la  Suède,  dont  l'intervention  possible  n'est  plus  un 
doUte  aujourd'hui,  et  qui  vient  d'attester  son  adhésion  sincère  et  intelli- 
gente à  la  cause  occidentale  par  le  traité  récemment  signé  avec  la  France 
et  l'Angleterre.  La  curiosité  européenne  a  cherché  pendant  bien  des  jours  le 
mot  de  cette  énigmatique  mission  que  le  général  Canrobert  est  allé  remplir 
à  Stockholm  et  à  Copenhague.  On  a  là  tout  au  moins  un  des  actes  qui  s'y 
rattachent.  Il  y  a  dans  le  traité  du  21  novembre  deux  parties  assez  dis- 
tinctes, quoique  intimement  liées,  —  une  partie  matérielle  et  une  partie 
morale.  —  Au  point  de  vue  matériel  et  strictement  contractuel,  la  Suède 
s'engage  vis-à-vis  de  la  France  et  de  l'Angleterre  à  ne  céder  à  la  Russie,  à 
n'échanger  avec  elle,  à  ne  lui  permettre  d'occuper  aucune  partie  des  terri- 
toires appartenant  aux  couronnes  de  Suède  et  de  Norvège;  elle  s'oblige  à  ne 
concéder  aucun  droit  de  pêche,  de  pâturage,  ou  de  toute  autre  nature,  et  à 
repousser  toute  prétention  que  pourrait  élever  le  cabinet  de  Saint-Péters- 
bourg. De  leur  côté,  la  France  et  l'Angleterre  s'engagent  à  prêter  à  la  Suède  le 
secours  de  leurs  forces  de  terre  et  de  mer  pour  résister  aux  prétentions  ou  aux 
agressions  de  la  Russie.  On  se  souvient  peut-être  que  nous  indiquions  ré- 
cemment le  Finnmark  comme  un  des  points  où  convergeait  l'ambition  russe, 
pour  se  créer  une  issue  dans  la  Mer  du  Nord.  C'est  justement  sur  ce  point 
que  portaient  les  négociations,  et  c'est  là  ce  que  le  traité  du  21  novembre 
a  pour  but  de  régler  de  façon  à  mettre  un  terme  aux  envahissemens  crois- 
sans  de  la  Russie.  Pris  en  lui-même,  ce  traité  semble  n'avoir  point  de  rap- 
port avec  la  guerre  actuelle.  11  n'implique  ni  une  coopération  militaire  ni 
même  une  adhésion  du  cabinet  de  Stockholm  aux  actes  diplomatiques  ac- 
€omplis  par  les  puissances  occidentales.  Si  on  en  observe  l'esprit,  il  est  évi- 
demment le  signe  d'une  révolution  complète  dans  les  relations  du  Nord. 
Qui  peut  penser  que  la  Suède  eût  signé  une  transaction  de  ce  genre,  si  elle 
ne  se  liait  pas  à  toute  une  politique  nouvelle?  En  scellant  une  alliance  pour 
opposer  une  barrière  aux  prétentions  et  aux  agressions  de  la  Russie,  le  roi 
Oscar  n'acquiesçait-il  pas  implicitement  à  tout  ce  qui  se  fait  sur  d'autres 
points  dans  la  même  pensée?  11  y  a  mieux,  si  la  Suède  n'était  point  décidée 
à  mêler  prochainement  ses  armes  aux  nôtres,  comment  aurait-on  publié  ce 


214  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

traitp,  qui  ôte  manifestement  à  sa  politique  le  caractère  de  neutralité  qu'elle 
avait  conservé  jusqu'ici-,  et  qui  s'élèvera  toujours  désormais  comme  une 
barrière  entre  elle  et  la  Russie?  La  convention  du  21  novembre  est  un  acte 
de  courageuse  indépendance  qui  lie  la  Suède  à  l'Occident.  Ue  ces  divers  faits 
il  résulte,  ce  nous  semble,  que  les  événemens  marchent  chaque  jour.  Ce  qu'on 
nommait  l'alliance  du  Nord  n'existe  plus,  ou,  si  elle  existe,  la  ligue  du  Nord 
se  retourne  contre  la  Russie,  qui  en  était  l'âme  depuis  quarante  ans.  Si  la 
paix  n'est  point  signée  d'ici  à  peu,  avant  les  premiers  jours  du  printemps 
la  Suède  sera  sans  nul  doute  la  première  puissance  appelée  à  participer  à  la 
guerre.  Le  Danemark  aussi  ne  peut  manquer  d'entrer  dans  cette  voie.  L'Au- 
triche elle-même  sera  bien  conduite  à  céder  aux  nécessités  d'une  position  qui 
ne  pourra  plus  rester  mixte  longtemps.  Il  y  a  là  une  force  des  choses  que  la 
Russie  seule  peut  arrêter  aujourd'hui  en  acceptant  sérieusement  les  condi- 
tions de  paix  qui  sont  le  résumé  modéré  des  dernières  volontés  de  l'Europe. 
Quand  il  engagea  cette  guerre,  l'empereur  Nicolas  commit  indubitablement 
une  grande  faute;  il  a  fait  courir  de  grands  risques  à  la  Russie.  Une  des 
conséquences  de  cette  impatience  d'autorité  et  d'ambition  a  été  la  destruc- 
tion de  Sébastopol,  c'est-à-dire  de  la  ville  qui  était  le  boulevard  de  la  puis- 
sance russe  dans  la  Mer-Noire.  Nous  ne  méconnaissons  pas  ce  qu'il  y  a  de 
difficile  dans  la  situation  de  l'empereur  Alexandre  II  :  le  nouveau  tsar  a 
reçu  un  lourd  héritage;  mais  après  la  faute  commise  par  son  père  commet- 
tra-t-il  à  son  tour  celle  de  laisser  attaquer  et  brûler  Cronstadt,  c'est-à-dire 
le  boulevard  de  la  puissance  russe  dans  la  Baltique  ?  Là  est  la  question, 
l'unique  et  souveraine  question. 

Jamais  donc  les  circonstances  ne  furent  plus  graves,  jamais  les  difficultés 
ne  furent  plus  accumulées  autour  des  gouvernemens  et  des  peuples.  Voici 
cependant  un  homme  d'état  qui  tranche  ces  difficultés  en  quelques  pages, 
en  démontrant  la  nécessité  d'un  congrès  pour  pacifier  l'Europe.  Nous  ne  sa- 
vons trop  jusqu'à  quel  point  il  est  opportun  et  habile  de  dire  à  la  Russie 
qu'elle  ne  sera  pas  plus  humiliée  de  faire  des  concessions  que  ne  l'a  été  l'An- 
gleterre de  reconnaître  l'indépendance  de  ses  colonies,  et  que  ne  l'a  été  la 
France  de  souscrire  aux  traités  de  1815.  En  vérité,  dans  cette  petite  bro- 
chure qui  s'est  produite  avec  une  certaine  mise  en  scène,  et  qui  a  fait,  il 
nous  paraît,  plus  de  bruit  qu'elle  ne  mérite,  parce  qu'on  lui  a  prêté  l'auto- 
rité d'une  origine  qu'elle  n'a  pas,  il  y  a  deux  choses  qu'on  peut  remarquer  : 
d'abord  ce  nom  à' homme  d'état  est  bien  évidemment  le  pseudonyme  de 
ceux  qui  ne  le  sont  pas  et  ne  le  seront  jamais.  En  outre,  ce  congrès  tel 
que  le  représente  l'auteur  n'est  point  autant  qu'il  le  pense  un  congrès  de 
souverains;  c'est  le  congrès  de  la  paix  universelle,  le  congrès  d'où  doit  sortir 
une  paix  sans  fin,  qui  va  amener  une  explosion  de  travaux  infinis,  de 
réformes  et  de  bien-être.  On  peut  reconnaître  ici  la  chimère  qui  semble  re- 
paraître aujourd'hui  plus  que  jamais,  et  qui  se  déguise  sous  bien  des  formes, 
sous  bien  des  habits.  11  faut  revenir  à  la  réalité,  et  la  réalité  en  ce  moment, 
c'est  ce  mélange  de  négociations  tendant  au  rétablissement  de  la  paix  et 
de  préparatifs  belliqueux  qui  se  multiplient  partout,  en  Russie  comme  en 
Angleterre  et  en  France.  Ainsi  finit  l'année  1855,  et  ainsi  commence  l'année 
nouvelle.  Celte  heure  qui  s'enfuit  et  qui  est  si  rapide  comptera  néanmoins 
dans  l'histoire,  car  elle  marquera  un  point  décisif,  —  celui  où  le  monde  se 


REVUE.  CHRONIQUE.  215 

sera  trouvé  un  instant  entre  une  paix  possible  et  une  guerre  dont  les  pro- 
portions et  la  durée  restent  un  mystère. 

Quelque  grandes  que  soient  les  questions  qui  s'agitent,  il  reste  toujours 
cependant  d'autres  intérêts  plus  modestes,  qui  ont  leur  importance  et  qui 
suivent  leur  cours.  La  France  et  l'Angleterre  ont  certes  d'assez  graves  su- 
jets de  préoccupations  communes  aujourd'hui;  elles  viennent  néanmoins  de 
signer  une  transaction  bien  étrangère  à  ces  préoccupations,  et  qui  offre  des 
avantages  réels  :  c'est  une  convention  additionnelle  à  celle  de  1843,  qui  ré- 
git les  relations  postales  entre  les  deux  pays.  Aux  termes  de  la  convention 
nouvelle,  les  imprimés  de  toute  nature,  qui  n'étaient  transportés  sur  le  ter- 
ritoire du  royaume-uni,  ou  dans  les  divers  pays  des  deux  mondes  pour  les- 
quels l'Angleterre  nous  sert  d'intermédiaire,  qu'aux  mômes  prix  que  les  let- 
tres ordinaires,  profiteront  désormais  des  bénéiices  d'une  modération  de  taxe 
proportionnelle  à  celle  qui  existe  dans  l'intérieur  de  la  France.  On  ne  sau- 
rait ici  entrer  dans  les  détails.  Qu'on  sache  cependant  qu'un  simple  livre, 
une  simple  livraison  d'un  recueil  périodique,  pour  arriver  dans  certaines 
villes  de  l'hide  anglaise,  payait  jusqu'à  25  et  30  francs  de  frais  de  poste.  11 
y  a  peu  de  jours  encore,  quelques  documens  de  statistique  expédiés  d'une 
ville  de  l'Amérique  du  Sud  par  les  paquebots  anglais  parvenaient  à  Paris. 
Arrivés  à  leur  destination,  ils  coûtaient  en  frais  de  port  seulement  795  francs  ! 
On  comprendra  que  l'initiative  éclairée  de  M.  le  ministre  des  affaires  étran- 
gères se  soit  très  utilement  employée  en  mettant  fin  à  de  telles  anomalies. 
Le  résultat  infaillible  sera  de  rendre  possibles  d'abord  et  d'accroître  ensuite 
les  rapports  intellectuels  entre  l'Europe  et  l'Inde  ou  l'Amérique.  Il  est  bien 
des  publications  qui  éclaireraient  d'un  jour  nouveau  la  vie  de  ces  contrées, 
qu'on  ne  pouvait  obtenir  jusqu'ici,  et  qu'il  deviendra  facile  d'avoir  :  témoi- 
gnages utiles,  quelquefois  curieux,  du  développement  contemporain  des 
peuples.  Le  traité  nouveau  se  relie  aux  conventions  du  même  genre  et  à 
notre  législation  postale,  qu'il  complète.  C'est  un  côté  modeste  et  pratique 
de  notre  vie  intérieure. 

Mais  dans  son  ensemble,  à  un  point  de  vue  plus  général,  qu'a  produit 
l'année  qui  s'en  va  dans  cette  vie  intérieure?  Le  calme,  un  calme  profond 
et  universel,  ne  s'est  point  démenti.  Le  bruit  des  luttes  politiques,  violem- 
ment apaisé,  ne  s'est  point  réveillé;  on  pourrait  dire  même  que  ce  repos 
ressemble  à  un  assoupissement.  Dans  cette  année,  le  grand  événement  a 
été  l'exposition,  qui  a  attiré  à  Paris  les  souverains  et  les  princes,  les  hommes 
d'état  et  les  hommes  de  travail  de  tous  les  pays.  L'industrie  a  eu  ses  jours 
de  pompe.  Soit,  mais  il  faudrait  prendre  garde,  à  la  faveur  du  développe- 
ment légitime  de  l'industrie,  de  ne  point  faire  grandir,  jusqu'à  devenir  une 
puissance,  le  culte  exclusif  des  intérêts  et  du  bien-être.  Quoi  qu'on  en  dise, 
ce  n'est  point  là  une  conséquence  inévitable  de  1789.  La  liberté  véritable 
repose  moins  sur  le  développement  de  la  richesse  matérielle,  bien  qu'elle 
soit  compatible  avec  lui,  que  sur  l'intégrité  des  notions  morales  qui  sont  le 
principe  de  sa  force  et  la  source  de  ses  grandeurs. 

Et  maintenant,  en  dehors  de  ces  grandes  questions  qui  viennent  de  temps 
à  autre  remuer  et  instruire  le  monde,  qu'on  fasse  un  retour  sur  les  faits  les 
plus  récens,  sur  l'état  présent  de  l'Europe  :  il  y  a  eu  certes  peu  de  change- 
mens  décisifs  depuis  une  année.  La  situation  actuelle  de  la  plupart  des  pays 


516  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

n'est  que  la  conséquence  de  leur  situation  antérieure;  les  circonstances  ne 
font  que  mettre  en  saillie  les  gages  de  paix,  les  périls  ou  les  pièges  qu'ils 
portent  en  eux-mêmes.  La  Suisse  n'a  point  vu  cesser  la  lutte  entre  le  radi- 
calisme et  les  éléraens  conservateurs,  lutte  qui  tend  à  s'apaiser,  il  est  vrai, 
sur  certains  points,  mais  qui  reste  encore  vive  à  Fribourg  et  dans  le  Tessin. 
L'Allemagne,  déjà  si  perplexe  dans  le  choix  d'une  politique  extérieure, 
semble  retombée  dans  la  somnolence  de  sa  vie  intérieure.  En  Prusse  seule- 
ment, la  session  qui  vient  de  s'ouvrir  montre  l'antagonisme  du  parti  féodal 
et  du  libéralisme  modéré.  La  Hollande  en  est  toujours  à  ses  paisibles  tra- 
vaux, dont  les  discussions  législatives  qui  se  poursuivent  sont  la  régulière 
expression.  L'Italie!  l'Italie  reste  encore  ce  qu'elle  a  été  depuis  ses  dernières 
commotions  et  même  avant  ces  commotions,  le  théâtre  à  demi  voilé  d'un 
travail  plein  de  mystères  et  d'incertitude. 

Si  on  observe  les  états  italiens  dans  leur  existence  individuelle,  chacun  a 
ses  traits  distincts  et  sa  sphère  d'action.  Le  Piémont  marche  évidemment 
au  premier  rang  aujourd'hui,  et  il  le  doit  surtout  à  l'intelligente  et  vigou- 
reuse initiative  qu'il  a  su  prendre  en  s'alliant  à  l'Occident  dans  une  ques- 
tion qui  intéresse  l'Europe  entière,  en  montrant  le  drapeau  italien  là  où  n'a 
point  paru  encore  le  drapeau  des  maîtres  de  la  Lombardie.  Est-ce  à  dire 
que  le  Piémont  n'ait  pas  lui-même  ses  difficultés  et  ses  pièges?  Le  cabinet 
de  Turin  vient  de  voir  se  dénouer  à  l'honneur  des  deux  parties  son  récent 
démêlé  diplomatique  avec  la  Toscane;  mais  il  lui  reste  encore  ses  différends 
avec  Rome  au  sujet  de  toutes  les  questions  religieuses,  et  un  esprit  d'équi- 
table conciliation  vînt-il  enfin  écarter  ces  différends,  il  lui  resterait  en  outre 
des  difficultés  financières  qui  ne  sont  pas  sans  gravité.  Ce  qu'il  y  a  de  bril- 
lant et  de  généreux  dans  le  rôle  du  Piémont,  le  voyage  de  Victor-Emma- 
nuel à  Paris  et  à  Londres  l'a  révélé.  Le  roi  est  revenu  à  Turin  satisfait  de 
l'accueil  qu'il  a  reçu,  et  cette  situation  même  peut  donner  plus  de  force  au 
gouvernement  pièmontais  pour  surmonter  ses  embarras  intérieurs.  De  tous 
les  pays  de  l'Italie,  l'état  romain  est  sans  contredit  le  plus  éprouvé.  Ici  mal- 
heureusement il  est  à  craindre  qu'il  n'y  ait  que  peu  de  progrès  dans  l'af- 
fermissement d'un  pouvoir  dont  l'indépendance  est  pourtant  la  garantie  des 
nations  catholiques.  On  ne  saurait  se  faire  illusion,  les  années  ont  beau 
passer,  l'expédition  de  Rome  dure  encore,  et  sa  durée  reste  peut-être  la 
triste,  mais  nécessaire  condition  de  la  sécurité  temporelle  du  saint-siège. 

A  Naples,  on  a  vu  quelles  complications  ont  été  sur  le  point  de  surgir  et 
de  mettre  le  gouvernement  des  Deux-Siciles  presque  en  lutte  directe  avec  la 
France  et  l'Angleterre.  Ces  complications  se  sont  heureusement  évanouies; 
une  politique  prévoyante  semble  avoir  prévalu.  A  vrai  dire,  comme  à  tous 
les  souverains  absolus,  il  peut  arriver  souvent  au  roi  Ferdinand  II  d'être  servi 
dans  son  système  intérieur  au-delà  de  ce  qu'il  veut.  Dans  de  tels  pays,  il 
n'y  a  qu'une  volonté  au  sommet,  et  elle  peut  être  éclairée;  mais  il  y  a  à 
tous  les  degrés  mille  petits  despotismes  qui,  au  lieu  de  désarmer  les  passions 
révolutionnaires,  les  activent  et  les  enflamment  là  où  la  libérahté  des  actes 
serait  infiniment  plus  efficace  et  bien  des  fois  plus  conforme  à  la  pensée  du 
souverain.  Il  y  a  dans  le  gouvernement  napolitain  des  hommes  faits  pour 
comprendre  et  pratiquer  cette  dernière  politique.  De  ce  nombre  est  M.  Lo- 
dovico  Bianchini,  aujourd'hui  ministre  de  l'intérieur,  et  qui  exerce  provi- 


REVUE.  CHRONIQUE.  217 

soiremenl  la  direction  de  la  police  depuis  la  retraite  de  M.  Mazza.  M.  Bian- 
chini  n'est  point  un  homme  nouveau;  il  a  l'expérience  que  donne  une 
lonj^ue  pratique  administrative,  et  il  s'est  signalé  surtout  par  des  écrits  sé- 
rieux sur  l'histoire  des  finances  du  royaume  de  Naples,  sur  la  situation 
civile  et  économique  de  la  Sicile,  sur  les  réformes  commerciales  accomplies 
en  Angleterre.  Récemment  encore  il  vient  de  publier  une  œuvre  nouvelle 
sur  les  principes  de  la  science  du  hien-étre  social  et  de  l'économie  jmbliq ne. 
C'est  tout  un  traité  des  conditions  de  l'ordre  et  du  progrès  dans  les  sociétés. 
Écrivain  consciencieux  en  même  temps  que  ministre  de  son  souverain, 
M.  Bianchini  ne  peut  puiser  dans  l'étude  d'autre  conseil  que  celui  d'une  po- 
litique prévoyante  et  libérale,  la  plus  propre  au  demeurant  à  garantir  le 
royaume  de  Naples  de  bouleversemens  nouveaux. 

Mais  au-dessus  de  ces  traits  divers  de  l'existence  individuelle  des  états  ita- 
liens il  reste  toujours  une  question  dominante,  celle  de  la  situation  géné- 
rale de  l'Italie,  qui  touche  par  tant  de  côtés  à  la  situation  générale  de  l'Eu- 
rope. Que  le  conflit  qui  a  mis  le  continent  en  armes  ait  retenti  presque 
comme  un  appel  au-delà  des  Alpes,  qu'il  ait  ravivé  des  espérances,  laissé 
entrevoir  des  possibilités  nouvelles,  cela  ne  saurait  surprendre.  L'Italie  est 
comme  tous  les  peuples  qui  souffrent,  qui  attendent  sans  cesse,  et  qui  croient 
chaque  jour  voir  arriver  l'occasion  favorable.  C'est  à  une  impatience  de  ce 
genre  sans  doute  qu'obéissait  récemment  M.  Manin,  l'ancien  dictateur  de 
Venise,  en  jetant  une  fois  de  plus  dans  la  polémique  ce  grand  problème  des 
aspirations  italiennes.  Le  malheur  de  l'Italie,  c'est  que  dans  les  rêves  de  ré- 
génération formés  pour  elle,  la  chimère  prenne  si  souvent  la  place  de  la 
réalité,  même  quand  on  cherche  le  mieux  à  se  rapprocher  du  possible.  Dans 
les  rêves  d'aujourd'hui,  le  Piémont  occupe  évidemment  une  grande  place. 
Il  y  a  là  une  maison  royale  populaire,  un  gouvernement  constitué,  qui  a 
des  traditions,  de  grandes  alliances,  une  armée,  une  force  organisée.  Il  ne 
reste  plus  qu'à  se  servir  de  cette  force,  à  la  diriger  vers  le  but  commun.  Le 
Piémont  a  sans  nul  doute  au-delà  des  Alpes  une  position  considérable,  qui 
peut  s'accroître  encore;  mais  il  est  le  premier  intéressé  à  résister  à  des  sug- 
gestions, à  des  entraînemens  qui  le  perdraient  lui-même  sans  sauver  l'Ita- 
lie. Ce  n'est  pas  la  complicité  de  l'esprit  révolutionnaire  déguisée  sous  une 
forme  quelconque  qui  ajouterait  à  sa  force,  elle  ferait  sa  faiblesse.  C'est 
justement  parce  que  le  Piémont  est  un  état  régulier  qui  a  des  traditions, 
des  alliances,  une  armée  courageuse  et  fidèle,  qu'il  doit  se  conduire  comme 
un  état  régulier,  et  qu'il  a  autant  à  se  garder  d'un  certain  genre  d'alliés 
que  de  ses  ennemis  propres.  M.  de  Cavour,  qui  reste  toujours  à  la  tête  du 
ministère,  ne  peut  certainement  que  conseiller  cette  politique  au  roi  Victor- 
Emmanuel.  C'est  celle  de  la  maison  de  Savoie,  et  c'est  la  seule  qui  puisse 
servir  l'Italie  dans  ses  vrais  intérêts,  dans  ses  justes  aspirations. 

Où  en  est  de  son  côté  cette  autre  péninsule  qui  embrasse  l'Espagne  et  le 
Portugal?  Ce  ne  sont  point  à  coup  sûr  les  événemens  qui  ont  manqué  à  l'Es- 
pagne en  peu  de  temps.  Une  révolution  travaillant  à  s'organiser,  des  cortès 
constituantes  à  peu  près  en  permanence,  des  discussions  passionnées,  des 
conflits  de  pouvoirs,  des  agitations  religieuses,  des  tentatives  de  guerre 
civile,  tout  s'est  réuni  pour  éprouver  un  pays  déjà  soumis  jusqu'ici  à  tant 
d'expériences.  L'histoire  de  l'Espagne  depuis  plus  d'une  année  peut  se  résu- 


218  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mer  en  un  mot  :  c'est  la  lutte  entre  l'anarchie  révolutionnaire  et  un  certain 
esprit  d'ordre  renaissant.  Lequel  l'emportera?  Tout  semble  incliner  vers 
l'ordre  aujourd'hui.  Une  chose  est  manifeste,  c'est  la  décadence  du  parti  qui 
s'appelle  démocratique.  Ce  parti  n'a  jamais  été  bien  puissant  au-delà  des 
Pyrénées,  et  il  n'est  pas  même  populaire.  11  n'a  dû  d'entrer  dans  les  cortès 
qu'à  un  ébranlement  révolutionnaire.  11  espérait  jouer  un  rôle  en  circonve- 
nant le  duc  de  la  Victoire,  dont  il  aurait  fait  au  besoin  son  dictateur  :  il  n'a 
point  réussi.  Il  comptait  tout  au  moins  trouver  quelque  force  dans  une 
alliance  avec  les  progressistes  avancés  :  ceux-ci  n'osent  pas  avouer  son  al- 
liance, et  les  progressistes  modérés  la  déclinent  chaque  jour  énergiquement. 
Le  parti  démocratique  reste  donc  avec  lui-même,  ce  qui  est  peu.  Le  général 
O'Donnell  achevait,  il  y  a  quelques  jours,  sa  défaite  en  révélant  dans  les 
cortès  avec  un  mélange  de  réserve  et  de  cruauté  que  ces  fiers  tribuns,  tou- 
jours prêts  à  faire  la  guerre  au  gouvernement,  n'étaient  pas  moins  fort  trai- 
tables.  L'un  d'eux,  M.  Ordax  y  Avecilla,  avait  manifesté,  à  ce  qu'il  paraît, 
l'intention  d'accepter  le  poste  de  ministre  plénipotentiaire  à  Mexico,  —  qui 
ne  lui  a  point  été  accordé.  La  révélation  a  fait  quelque  scandale;  de  là  une 
recrudescence  de  fureurs  démocratiques  contre  le  général  O'Donnell,  et  cette 
recrudescence  même  n'a  pas  peu  contribué  à  fortifier  l'ascendant  du  mi- 
nistre de  la  guerre.  Un  incident  tout  récent  est  venu  mettre  de  nouveau  à 
l'épreuve  cette  situation.  On  sait  les  désordres  qui  ont  eu  lieu  à  Saragosse. 
Une  des  conséquences  de  ces  désordres  a  été  la  disgrâce,  —  déguisée  sous 
une  démission  volontaire,  —  du  commandant  militaire  de  l' Aragon,  du  gé- 
néral Gurrea,  dont  le  rôle  n'a  point  été  fort  clair  dans  ces  événemens.  Ce 
qu'il  y  a  à  remarquer,  c'est  que  le  général  Gurrea  était  l'ami  très  intime  du 
duc  de  la  Victoire  en  même  temps  que  l'espoir  du  parti  démocratique  et  des 
progressistes  avancés.  Tout  semble  donc  indiquer  un  développement  crois- 
sant de  cette  situation  que  le  duc  de  la  Victoire  couvre  de  son  nom,  et  dont 
le  général  O'Donnell  est  la  force  réelle.  Les  révolutionnaires  espagnols  ne 
tenteront-ils  pas  un  suprême  effort  pour  combattre  ces  tendances?  C'est  là 
une  éventualité  dont  on  parait  se  préoccuper  à  Madrid,  et  contre  laquelle  le 
gouvernement  est  armé.  La  révolution  triomphait  il  y  a  un  an  au-delà  des 
Pyrénées,  elle  semble  battre  en  retraite  aujourd'hui. 

Le  Portugal  a  de  plus  que  l'Espagne  la  paix  des  partis,  cette  trêve  des 
opinions  ou  des  passions  qui  dure  depuis  quelques  années,  et  qu'est  venu 
corroborer  l'avènement  au  trône  du  roi  dom  Pedro  V.  Chartistes  et  septem- 
bristes  se  sont  réunis  pour  saluer  cet  avènement,  qui  en  définitive  a  peu 
modifié  les  conditions  réelles  du  royaume  portugais.  La  session  régulière 
des  chambres  s'ouvrira  sans  doute  le  2  janvier  selon  l'habitude;  le  duc  de 
Saldanha  reste  à  la  tête  du  gouvernement.  Telle  est  encore  la  situation  du 
Portugal.  Les  luttes  des  partis  se  réveilleront-elles  dans  les  chambres?  Le 
cabinet  de  Lisbonne  semble  décidé  à  prendre  position  sur  un  terrain  tout 
autre  que  le  terrain  politique,  sur  celui  des  améliorations  matérielles,  et  le 
voyage  du  ministre  des  finances,  de  M.  Fontes  Pereira  de  Mello,  n'est  point 
étranger  à  la  réalisation  de  ces  vues  de  progrès  pratique.  Le  roi  a  tenu,  dit-on, 
à  ce  que  son  ministre  vît  de  près  de  grandes  administrations;  mais  en  outre 
le  voyage  de  M.  Fontes  a  eu  un  objet  plus  direct.  Le  ministère  actuel  de 
Lisbonne  a  accompli,  depuis  qu'il  est  au  pouvoir,  de  grandes  mesures  finan- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  219 

cières,  dont  l'une  est  la  conversion  de  la  dette.  Malheureusement  une  por- 
tion notable  des  porteurs  anglais  des  titres  de  la  dette  extérieure  a  refusé 
jusqu'ici  d'adhérer  à  cette  conversion,  de  sorte  que  le  seul  fonds  portugais 
qui  ait  jamais  eu  une  valeur  positive  n'était  pas  même  admis  à  la  bourse  de 
Londres.  Il  s'agissait  de  faire  cesser  ce  conflit.  Sous  ce  rapport,  le  voyage  de 
M.  Fontes  n'aura  point  été  sans  résultat,  s'il  est  vrai,  comme  on  l'assure, 
que  la  dette  portugaise  doive  prochainement  reparaître  sur  le  grand  marché 
régulateur  du  stock-exchange.  Ce  moyen  de  crédit  reconquis,  il  restait  à 
l'utiliser,  et  ce  second  objet  de  la  tournée  financière  de  M.  Fontes  paraît 
devoir  être  également  atteint.  Le  ministre  des  finances  du  roi  dom  Pedro 
s'est  occupé  de  négociations  avec  une  grande  société  de  capitalistes  français 
et  anglais  qui  prendrait  immédiatement  à  sa  charge  la  construction  du  ré- 
seau complet  des  chemins  de  fer  portugais.  Ce  serait  à  coup  sûr  la  plus  im- 
mense révolution  économique  dans  un  pays  qui,  avec  le  sol  le  plus  riche,  le 
climat  le  plus  varié  et  la  plus  belle  position  géographique  de  l'Europe,  n'a 
pas  même,  à  l'heure  qu'il  est,  des  routes  ordinaires. 

A  l'extrémité  orientale  de  l'Europe  enfin  est  un  pays  à  qui  cette  année 
n'a  point  souri  non  plus  que  la  précédente  :  c'est  la  Grèce.  Le  royaume  hel- 
lénique pourtant  s'occupe  à  mettre  un  peu  d'ordre  dans  ses  affaires,  assez 
troublées.  Les  chambres  réunies  le  mois  dernier  sont  parvenues  non  sans 
peine,  bien  que  l'œuvre  fût  aisée,  à  voter  leur  réponse  au  discours  d'inau- 
guration du  roi  Othon.  Le  sénat  et  la  chambre  des  députés  ont  paraphrasé 
la  harangue  royale.  En  général  les  membres  du  nouveau  cabinet  s'appli- 
quent à  écarter  ce  qui  pourrait  être  un  péril,  à  bien  faire  comprendre  qu'il 
n'y  a  qu'un  ministère  de  moins,  que  la  politique  reste  la  même,  —  une 
politique  de  neutralité,  de  bienveillance  et  de  reconnaissance  pour  les  puis- 
sances protectrices.  Il  faut  bien  avouer  cependant  que  les  derniers  événc- 
mens  ont  laissé  un  désordre  profond  dans  les  imaginations  helléniques. 
Que  disait  récemment  un  député  publiciste  d'Athènes?  Il  disait  que  les 
Grecs,  en  se  joignant  aux  insurgés  de  l'Épire,  croyaient  venir  en  aide  aux 
alliés,  bien  loin  de  contrarier  leurs  desseins;  les  Grecs  n'avaient  d'autre  but 
que  de  devancer  les  Russes  à  Constantinople  et  de  soutenir  là  sans  doute 
un  nouveau  siège  de  Byzance  contre  un  autre  Mahomet  !  C'est  là  justement 
l'effort  qu'on  ne  demandait  point  aux  Grecs,  et  plus  ils  insistent  à  se 
défendre  d'avoir  eu  un  moment  d'hallucination  périlleuse,  plus  il  est  à 
craindre  que  cette  hallucination  ne  soit  point  entièrement  dissipée,  bien 
qu'elle  se  cache  sous  l'apparence  de  la  résignation  à  une  réalité  plus  modeste. 

Dans  le  mouvement  universel  des  choses,  le  Nouveau-Monde  occupe  certes 
une  grande  place,  et  cette  place  tend  chaque  jour  à  s'agrandir.  Les  États- 
Unis  touchent  peut-être  à  une  période  critique  pour  leur  existence  intérieure 
aussi  bien  que  pour  leur  politique  extérieure.  Le  message  annuel  du  pré- 
sident au  congrès  est  donc  attendu  avec  une  certaine  impatience.  On  espère 
qu'il  jettera  quelque  jour  sur  l'ensemble  d'une  situation  qui  est  très  grave 
et  sur  le  véritable  état  des  relations  du  cabinet  de  Washington  avec  l'Angle- 
terre, car  le  différend  n'est  pas  encore  ap'ani,  et  le  gouvernement  anglais  ne 
paraît  jtas  disposé  à  reconnaître,  par  le  rappel  de  son  ministre,  M.  Crampton, 
qu'il  ait  eu  dans  l'affaire  du  recrutement  les  torts  que  l'attorney  général, 
M.  Cushing,  lui  a  reprochés  avec  une  amertume  qui  a  fort  envenimé  le  dé- 


220  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

hat.  Mais  on  sait  que  la  cliambre  des  rcprésentaiis  n'ayant  pas,  eu  trente- 
neuf  scrutins,  réussi  à  nommer  son  président,  et  par  conséquent  le  congrès 
n'étant  pas  constitué  à  la  date  des  dernières  nouvelles,  l'envoi  du  message 
n'a  pu  avoir  lieu.  Nous  n'analyserons  pas  pour  le  moment  les  éléraens  de  la 
situation,  tels  qu'ils  ressortent  de  ces  longs  et  inutiles  efforts  pour  dégager 
une  majorité  dans  le  sein  du  congrès;  il  suffira  de  dire  que  c'est  l'apparition 
du  parti  ultra-américain  et  ultra-protestant,  connu  sous  le  nom  de  knoic- 
nothing,  qui  menace  l'ascendant  du  parti  démocratique,  identifié  avec  l'ad- 
ministration actuelle.  L'abolitionisme  et  le  maintien  de  l'esclavage  ne  figu- 
rent qu'au  second  plan  dans  la  mêlée  des  opinions,  quoique  la  lutte  des  deux 
systèmes  soit  au  fond  de  tout  ce  qui  s'est  passé  dans  le  cours  des  derniers 
mois,  et  doive  très  prochainement  reparaître  comme  le  principal  élément 
de  la  classification  des  partis.  Ce  que  nous  cherchons  maintenant  dans  la 
situation  actuelle,  c'est  l'influence  qu'elle  doit  exercer  dans  la  politique 
extérieure  du  gouvernement  des  États-Unis.  Or,  il  est  permis  de  le  voir  sans 
en  éprouver  de  regrets,  le  résultat  manifeste  d'une  pareille  division  dans 
un  pays  si  mal  organisé  d'ailleurs  pour  faire  sentir  le  poids  de  sa  volonté 
dans  les  grandes  affaires  du  monde,  c'est  l'impuissance. 

Voilà  une  expression  qui  n'est  pas  habituelle  quand  on  parle  des  États- 
Unis;  mais  si  elle  va  jusqu'au  bout  de  notre  pensée,  nous  ne  croyons  cepen- 
dant pas  qu'on  puisse  la  taxer  d'exagération,  et  nous  sommes  persuadés 
qu'en  Amérique  il  n'y  a  pas  un  homme  d'état  vraiment  digne  de  ce  nom 
qui  ne  soit  profondément  convaincu  que  le  gouvernement  fédéral  doit  éviter 
avec  soin  toute  occasion  de  révéler  sa  faiblesse  en  poussant  trop  loin  sa  pré- 
tention de  ne  compter  avec  personne.  11  faudrait,  pour  justifier  une  préten- 
tion de  ce  genre,  que  la  politique  des  États-Unis  fût  sincèrement  inoffen- 
sive, que  le  peuple  américain,  satisfait  du  lot  qui  lui  est  échu  sur  la  terre, 
se  contentât  de  l'exploiter,  de  le  féconder,  de  l'embelbr,  sans  jeter  un  œil  de 
convoitise  surtout  ce  qui  est  à  sa  portée.  Alors  en  effet  on  comprendrait  et  on 
respecterait  l'isolement  des  États-Unis.  Rassuré  par  leur  sagesse,  on  ne  ferait 
que  des  vœux  pour  leur  prospérité.  Malheureusement  on  les  a  vus  depuis 
quelques  années  passer  de  la  neutralité,  relativement  aux  affaires  de  l'Eu- 
rope, à  un  américanisme  agressif  qui  ne  tend  à  rien  moins  qu'à  se  créer  une 
influence  sur  tout  un  continent,  et  à  faire  de  cette  prépondérance  dans  le 
Nouveau-Monde  un  moyen  d'action  contre  l'ancien.  La  bienveillance  dont 
ils  étaient  l'objet  a  donc  fait  place  à  un  sentiment  de  défiance  qui  trouvera 
une  certaine  satisfaction  dans  les  graves  embarras  qu'annonce  pour  cette 
année  à  l'administration  de  M.  Pierce  l'animosité  croissante  des  partis  sur 
toute  l'étendue  du  territoire  fédéral.  La  grande  république,  qui  se  proclamait 
complaisamment  la  république  modèle,  perdra  de  son  prestige  quand  on 
verra  ses  élections  ensanglantées  aboutir  à  l'annulation  des  forces  publi- 
ques et  à  la  permanence  de  l'anarchie,  quand  on  verra  l'activité  du  pays 
se  consumer  en  luttes  personnelles,  le  pouvoir  exécutif  douter  de  lui-même 
en  présence  des  troubles  qui  agitent  le  Kansas,  et  l'hospitalité  si  vantée  des 
États-Unis  remise  en  question  par  un  esprit  jaloux  qui  semble  emprunté 
aux  institutions  exclusives  des  anciennes  cités  grecques. 

Les  républiques  hispano-américaines,  à  qui  l'imitation  des  États-Unis  n'a 
pas  été  moins  fatale  que  les  intrigues  du  cabinet  de  Washington,  ouvriront- 


REVUE.  —  CHRONIQUE. 


223 


elles  les  yeux  sur  le  danger  du  système  démocratique  dont  elles  ont  adopta 
toutes  les  exagérations?  comprendront-elles  le  vice  des  théories  de  selj-gc- 
rernment  que  les  diplomates  de  l'Union  paraissent  avoir  pour  mission  de 
prêcher  dans  ces  petits  états,  bouleversés  par  d'incessantes  révolutions,  où 
ils  applaudissent  aux  plus  odieux  triomphes  de  la  force,  comme  M.  Wheeler 
vient  de  le  faire  sans  scrupule  au  Nicaragua?  C'est  à  peine  si  nous  osons 
l'espérer.  Et  pourtant  rien  ne  sauvera  le  Mexique,  rien  ne  sauvera  l'Amé- 
rique centrale  tout  entière  d'invasions  comme  celle  du  colonel  W'alker, 
si  ce  n'est  une  meilleure  discipline  politique  maintenue  par  des  gouver- 
nemens  plus  forts,  des  mstitutions  plus  stables  que  tout  ce  qu'on  y  a  es- 
sayé jusqu'à  présent.  C'est  à  la  faveui-  d'une  guerre  civile  qui  avait  épuisé 
toutes  les  forces  vitales  du  pays,  en  se  donnant  pour  l'allié  des  démocrates 
insurgés  contre  l'autorité  légale,  qu'un  aventurier  audacieux  a  pu  occuper 
une  des  plus  importantes  positions  du  globe.  11  y  fait  fusiller  sans  miséri- 
corde les  hommes  qui,  après  avoir  courbé  la  tète  dans  un  premier  moment 
de  surprise  et  de  terreur,  comme  on  livre  sa  bourse  au  brigand  qui  vous 
couclie  en  joue,  ont  ensuite  cherché  à  relever  le  drapeau  national.  Le 
général  Corral,  dont  l'exécution  est  certaine,  a  été  jugé  par  un  conseil  de 
guerre,  où  pas  un  nom  ne  révèle  la  présence  d'un  liomme  de  race  espa- 
gnole, et  mis  à  mort  pour  avoir  exprimé  dans  une  lettre  au  général  gua- 
témalien Guardiola  les  vœux  d'un  patriotisme  honorable.  Reconnu  solen- 
nellement et  sans  hésiter  par  l'envoyé  américain,  M.  Wheeler,  dont  nous 
parlions  tout  à  l'heure,  qui  ne  paraît  pas  se  douter  de  l'énormité  d'une 
pareille  résolution,  le  gouvernement  de  Walker  a  aussitôt  expédié  un  mi- 
nistre aux  États-Unis,  Américain  du  Nord  comme  lui-même,  nous  n'avons 
pas  besoin  de  le  dire,  et  cette  étrange  entreprise,  qui  rappelle  en  plein 
xix*"  siècle  les  conquêtes  des  Barbares  ou  les  expéditions  des  pirates  dans  le 
moyen  âge,  prétend  aux  honneurs  d'une  société  politique  régulièrement 
constituée.  Que  fera-t-on  à  "Washington  en  présence  des  protestations  réité- 
rées de  tous  les  états  qui  avoisinent  le  Nicaragua,  et  qui  se  sentent  menacés 
de  son  sort,  protestations  qui  sans  doute  auront  été  communiquées  à  plu- 
sieurs puissances  européennes?  Avouera-t-on  M.  Wheeler?  Rccevra-t-on 
l'envoyé  du  prétendu  gouvernement  des  flibustiers?  En  un  mot,  s'associera- 
t-on  à  cette  politique  de  revolver,  qui,  après  avoir  manqué  ses  débuts  à 
Cuba,  dans  la  Basse-Californie,  sous  les  auspices  du  même  Walker,  et  en 
Sonora,  —  hélas  !  avec  un  nom  français  à  sa  tête,  —  a  trouvé  momenta- 
nément une  meilleure  chance  au  cœur  de  l'Amérique  centrale?  C'est  une 
épreuve  sérieuse  à  laquelle  va  être  soumis  le  gouvernement  des  États-Unis. 
En  attendant,  l'Amérique  centrale  se  débat  dans  les  convulsions.  D'un  côté 
les  autres  républiques  protestent,  et  de  l'autre  le  président  de  Guatemala, 
le  général  Carrera,  vient,  dit-on,  de  battre  le  gouvernement  démocratique 
du  Honduras,  ce  qui  peut  l'amener  à  marcher  contre  les  envahisseurs  du 
Nicaragua.  Ainsi  se  succèdent  et  se  poursuivent  les  révolutions  d'une  extré- 
mité à  l'autre  de  ce  continent,  de  Mexico  à  Montevideo,  de  Bogota  à  Lima. 

Qu'on  rassemble  ces  traits  épars,  ceux  qui  appartiennent  à  la  vieille  Eu- 
rope aussi  bien  que  ceux  qui  peignent  le  monde  nouveau,  le  plus  caracté- 
ristique, le  plus  frappant,  c'est  la  permanence  de  la  guerre,  de  la  lutte. 
Voilà  comment  se  trouvent  justifiés  ceux  qui  annonçaient  il  y  a  quelques 


222  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aimôes  la  paix  universelle  et  ceux  qui  l'annoncent  encore,  comme  si  la  lutte 
n'était  pas  partout!  C'est  la  condition  terrible  et  universelle  qui  trouve  son 
application  même  dans  l'industrie.  Il  ne  dépend  point  des  hommes  de  l'évi- 
ter; mais,  en  subissant  une  loi  nécessaire,  ils  peuvent  en  tempérer  les 
rigueurs  inutiles  ou  odieuses.  En  acceptant  la  lutte  sous  toutes  ses  formes, 
ils  peuvent  et  doivent  se  proposer  le  triomphe  de  la  justice  et  du  droit  dans 
les  conflits  des  peuples,  la  prééminence  des  grandeurs  morales  au  milieu  du 
développement  de  toutes  les  forces  matérielles;  c'est  là  le  meilleur  souhait 
pour  l'année  qui  commence.  ce.  de  mazade. 


11  devient  de  plus  en  plus  difficile  d'exprimer  une  opinion  sincère,  indé- 
pendante, sur  quelque  sujet  que  ce  soit.  Les  parties  intéressées  ont  recours 
aux  procédés  les  plus  étranges  pour  infirmer  le  jugement  dont  elles  croient 
avoir  à  se  plaindre;  elles  accusent  de  mauvaise  foi,  de  légèreté,  d'étourderie 
les  écrivains  qui  ont  blessé  leur  amour-propre.  Il  serait  vraiment  beaucoup 
plus  simple  de  dire  :  Je  m'admire;  mes  amis  s'associent  à  la  haute  estime 
que  j'ai  pour  moi-même.  Vous  êtes  d'un  avis  contraire,  donc  je  vous  récuse. 
De  cette  façon,  la  discussion  ne  s'égarerait  plus;  le  public  saurait  à  quoi  s'en 
tenir.  Peintres  et  poètes  ne  relèveraient  plus  que  d'eux-mêmes;  ils  diraient 
ce  qu'ils  pensent  de  leurs  œuvres,  et  leur  parole  ferait  loi.  On  n'aurait  plus 
à  redouter  les  caprices  ou  les  erreurs  de  ceux  qui  prennent  la  peine  de  les 
étudier.  La  méthode  que  je  propose  se  recommande  par  le  bon  sens  et  l'à- 
propos.  Personne  en  effet  ne  peut  avoir  la  prétention  de  juger  l'œuvre  d'un 
peintre  aussi  bien  que  lui-même;  c'est  une  vérité  qui  n'a  pas  besoin  d'être 
démontrée.  Comment  pénétrer  les  secrètes  intentions  qui  ont  dirigé  l'auteur 
d'un  poème  ou  d'un  tableau?  comment  parler  de  lui  en  termes  convenables, 
si  l'on  n'a  pas  été  admis  à  l'honneur  de  ses  confidences?  Il  n'y  a  qu'impru- 
dence et  danger  à  donner  son  avis  en  ne  consultant  que  sa  propre  pensée. 

C'est  pour  m'être  placé  dans  cette  périlleuse  condition  que  je  me  suis 
attiré  de  la  part  de  M.  Madrazo  le  plus  terrible  des  reproches,  le  reproche 
de  mauvaise  foi.  Il  y  a  trois  mois,  je  parlais  de  l'école  espagnole,  c'est-à-dire 
des  œuvres  envoyées  par  l'Espagne  à  l'exposition  de  Paris.  J'avais  eu  soin 
d'estimer  la  valeur  présente  de  chaque  nation  au  nom  de  son  passé,  abs- 
traction faite  des  nations  voisines,  pour  éviter  toute  comparaison  blessante. 
Après  avoir  estimé  Cornélius  et  Overbeck  en  rappelant  les  noms  d'Holbein 
et  d'Albert  Durer,  je  croyais  pouvoir  estimer  librement  M.  Madrazo  en  rap- 
pelant les  noms  de  Murillo  et  de  Velasquez.  Il  paraît  que  je  m'abusais. 
M.  Madrazo  prend  pour  une  offense  la  liberté  de  mon  langage  et  l'impi- 
toyable fidélité  de  mes  souvenirs.  Dans  une  lettre  adressée  au  directeur  de 
la  Revue,  il  m'accuse  en  termes  formels  d'avoir  parlé  du  portrait  de  la 
reine  Isabelle,  d'avoir  exprimé  sur  ce  portrait  une  opinion  qui  ne  repose 
sur  aucun  fondement.  Murillo  et  Velasquez  m'ont  porté  malheur.  Si  j'avais 
eu'  la  prudence  de  ne  pas  rappeler  leurs  noms,  ou  si  j'avais  proclamé 
M.  Madrazo  héritier  légitime  de  ces  deux  maîtres  illustres,  j'aurais  sans 
doute  évité  sa  colère,  peut-être  même  obtenu  ses  remercieraens.  Je  ne  puis 
ni  effacer  ni  atténuer  ma  faute;  mais  j'ai  le  droit  de  discuter  l'accusation 


REVUE.   —  CHRONIQUE. 


223 


portée  contre  moi.  Avant  d'exiger  de  moi  im  acte  de  contrition,  on  me 
permettra  de  me  défendre. 

Je  veux  croire  que  M.  Madrazo  se  trompe  de  bonne  foi,  qu'il  attribue 
vraiment  à  mes  paroles  le  sens  qu'il  leur  donne  dans  sa  lettre.  Quelques 
lecteurs  penseront  peut-être  qu'il  abuse  de  sa  qualité  d'étranger,  et  qu'après 
un  séjour  en  France  de  plusieurs  années,  il  est  au  moins  étonnant  qu'on  se 
méprenne  à  ce  point;  mais,  puisque  M.  Madrazo  m'accuse  d'avoir  parlé  à 
Paris  d'un  portrait  à  peine  ébaucbé  qui  est  demeuré  à  Madrid  dans  son  ate- 
lier, je  me  vois  forcé  de  commenter  et  d'expliquer  mes  paroles.  Je  lui  ai  re- 
proché de  n'avoir  pas  tiré  parti  de  ses  modèles,  et  j'ai  ajouté  :  «  Je  ne  veux 
parler  ni  du  portrait  de  la  reine,  ni  du  portrait  de  son  mari  don  Francisco, 
qui  n'offrent  pas  à  la  peinture  d'abondantes  ressources.  »  Que  le  portrait  de 
la  reine  soit  présent  ou  absent,  peu  importe.  L'opinion  que  j'exprime  ne 
s'applique  pas  à  l'œuvre  de  M.  Madrazo,  mais  au  visage  de  la  reine  consi- 
déré comme  modèle.  M.  Madrazo  aura  beau  retourner  ces  deux  lignes  en  tout 
sens,  il  ne  réussira  jamais  à  prouver  que  j'ai  parlé  d'un  portrait  sans  l'avoir 
vu.  Si  j'avais  dit  :  Je  ne  veux  pas  ne  pas  parler  du  portrait  de  la  reine, 
il  serait  en  droit  de  m'accuser,  car  deux  négations  valent  une  affirmation; 
mais  je  me  borne  à  dire  :  Je  ne  veux  pas  parler  du  portrait  de  la  reine. 

Je  défie  les  plus  habiles  héritiers  de  Saumaise  et  de  Scaliger  de  trouver 
dans  cette  ligne  l'expression  d'une  opinion  quelconque  sur  le  portrait  de 
la  reine  d'Espagne.  Que  M.  Madrazo  m'accuse  de  manquer  de  goût,  de  le 
juger  avec  une  extrême  sévérité,  avec  injustice,  je  ne  m'en  étonnerai  pas. 
Dès  que  je  n'admire  pas  sa  peinture,  je  ne  dois  pas  trouver  singulier  qu'il 
récuse  mon  témoignage.  Mais  quand  il  se  laisse  aller  jusqu'au  reproche  de 
mauvaise  foi,  j'ai  le  droit  de  lui  dire  :  Vous  ne  m'avez  pas  compris  ou  vous 
feignez  de  ne  pas  me  comprendre.  Ce  que  vous  appliquez  au  portrait  ina- 
chevé de  la  reine  Isabelle  s'applique  dans  ma  pensée,  dans  la  pensée  de 
tous  ceux  qui  connaissent  notre  langue,  au  visage  de  la  reine  et  non  pas  au 
portrait,  c'est-à-dire  que  si  j'avais  à  juger  le  portrait  de  la  reine,  je  ne  vous 
reprocherais  pas  d'avoir  fait  un  ouvrage  imparfait  sous  le  rapport  de  l'élé- 
gance et  de  la  beauté.  Une  lecture  attentive  suffit  pour  démontrer  que  mes 
paroles  ne  peuvent  s'appliquer  ni  au  portrait  de  la  reine  ni  au  portrait  de 
son  mari.  Ma  défense  se  réduit  au  dilemme  que  voici  :  ou  M.  Madrazo  con- 
naît notre  langue,  et  dans  ce  cas  il  ne  peut  m'accuser  de  mauvaise  foi,  ou  il 
ne  connaît  pas  notre  langue,  et  dans  ce  cas  son  accusation  est  sans  valeur, 
puisqu'il  a  négligé  de  consulter  des  juges  compétens.  Qu'il  me  souhaite  mi 
peu  plus  de  goût  en  souvenir  de  l'archevêque  de  Grenade,  à  la  bonne  heure; 
quant  à  ma  bonne  foi,  pour  tous  ceux  qui  savent  le  français,  elle  ne  saurait 
être  mise  en  doute.  gustave  planche. 

Tableaux  de  l'Histoire  de  Suisse,  par  M.  Monnard  (1).  —  Genève  con- 
tinue son  mouvement  intellectuel  un  peu  uniforme,  mais  toujours  sérieux 
et  digne  d'intérêt.  Les  esprits  originaux  y  sont  rares,  et  cependant  il  est 
plus  rare  encore  qu'un  Genevois  prenne  la  plume  pour  répéter  exactement 
la  chose  qu'on  a  dite  avant  lui.  Il  a  fait  généralement,  lorsqu'il  écrit  un 

(1)  Un  volume  in-18,  Cherbuliez,  Genève. 


224  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

livre,  une  petite  découverte  littéraire,  rihilosophique,  historique;  la  décou- 
verte quelquefois  est  bien  modeste,  mais  n'importe,  elle  est  réelle,  et  l'au- 
teur n'a  que  le  tort  de  l'enfouir  de  nouveau  dans  un  ou  plusieurs  gros  vo- 
lumes que  personne  ne  lira  peut-être,  si  bien  que  la  découverte  est  comme 
si  elle  n'était  pas.  Le  défaut  de  tous  les  livres  genevois  en  général,  c'est 
de  s'adresser  à  un  public  exclusivement  lettré  et  qui  doit  tout  lire,  et  de 
ne  pas  s'inquiéter  assez  du  public  beaucoup  plus  nombreux  qui  a  d'autres 
affaires  que  celles  de  la  littérature  et  qui  n'est  pas  obligé  de  tout  lire. 
L'esprit  genevois  n'a  pas  le  don  de  prosélytisme.  Ainsi  les  protestans  de 
(ienève  publient  chaque  année  en  l'honneur  de  leur  religion  une  foule 
de  traités,  de  romans,  de  nouvelles  et  de  pamphlets,  souvent  intéres- 
sans,  qui  jamais  n'ont  été  lus  ailleurs  qu'en  Angleterre  ou  en  Amérique. 
M.  Charles  Monnard  échappe  assez  heureusement  à  ce  défaut,  et  ses  produc- 
tions peuvent  être  lues  avec  plaisir  et  profit  par  quiconque  n'a  pas  l'hon- 
neur d'être  Genevois.  M.  Charles  Monnard  est,  comme  on  le  sait,  an  des 
continuateurs  de  Mûller;  il  connaît  son  histoire  de  Suisse  jusque  dans  ses 
infiniment  petits,  et  si  nous  avions  à  lui  faire  un  reproche,  ce  serait  pré- 
cisément de  la  connaître  trop.  C'est  au  moins  tout  ce  que  nous  nous  per- 
mettrons de  reprocher  à  ses  Tableanx  d histoire  de  la  Suisse  au  dix-huitième 
siècle.  Cette  période  de  l'histoire  helvétique  est  généralement  assez  mal 
connue,  et  elle  mérite  peu  de  l'être,  si  on  regarde  l'histoire  plutôt  comme 
une  source  d'émotions  morales  que  comme  une  œuvre  d'érudits.  Ce  n'est 
point  que  les  talens,  les  dévouemens,  les  héroïsmes,  y  soient  plus  rares  qu'à 
une  autre  époque;  seulement  ils  ont  le  tort  de  venir  à  une  de  ces  mauvaises 
périodes  où  la  vertu  est  inutile  et  perd  elle-même  de  son  prix.  C'est  une  pé- 
riode de  transition  et  de  confusion  où  les  faits  ne  s'enchaînent  point  d'une 
manière  logique,  où  les  élémens  de  la  vie  n'ont  point  d'unité,  —  une  période 
d'anarchie  en  un  mot.  Les  vieilles  aristocraties  subsistent  encore,  et  se  dé- 
fendent cruellement,  surtout  à  Berne;  la  monarchie  gouverne  encore  à  Neu- 
chàtel  et  à  Saint-Gall  ;  les  cantons  démocratiques,  surveillés  par  les  aristo- 
craties environnantes,  travaillés  par  les  influences  contraires  de  l'Autriche 
et  de  la  France,  se  livrent  à  des  saturnales  inouïes.  La  vie  industrielle  com- 
mence à  peine  à  Bàle,  à  Claris,  à  Appenzell.  Tel  est  le  spectacle  que  pré- 
sente la  Suisse  depuis  la  mort  de  Louis  XIV  jusqu'à  la  fondation  de  la  répu- 
blique helvétique.  Kien  n'est  frappant  comme  de  voir  à  quel  jjoint  cette 
histoire  de  la  Suisse  au  xvni'^  siècle  ressemble  à  celle  de  la  France,  et  nous 
pourrions  dire  du  continent  européen.  L'ancien  régime,  trop  faible  pour 
gouverner,  assez  fort  cependant  pour  se  défendre,  essaie  de  maintenir  ses 
prérogatives  surannées;  il  est  défait  enfin,  et  sur  ses  ruines  un  régime  mo- 
derne s'établit  à  grand'peine  par  une  longue  suite  d'essais  et  de  révolutions 
contradictoires  qui  se  déroulent  encore  sous  nos  yeux,  sans  parvenir,  pas 
plus  qu'en  France,  à  pouvoir  se  définir  nettement.  Cette  histoire  éclaire  la 
nôtre  en  plus  d'un  sens,  et  M.  Monnard,  en  l'écrivant,  a  accompU  sous  plus 
d'un  rapport  une  œuvre  française.  émile  montegut. 

V.  DE  Mars. 


MADAME 


DE  HAUTEFORT 


Voici  maintenant  une  toute  antre  personne,  qui  va  nous  ramener 
parmi  les  mêmes  événemens,  mais  qui  y  portera  un  bien  différent 
caractère.  C'est  encore  une  ennemie,  ce  n'est  plus  mie  rivale  de  Ri- 
chelieu et  de  Mazarin.  La  noble  femme  dont  nous  allons  retracer  la 
vie  n'appartient  point  à  l'histoire  politique;  elle  n'est  point  de  la 
famille  des  hommes-  d'état;  elle  n'a  point  disputé  aux  deux  grands 
cardinaux  leur  pouvoir  et  le  gouvernement  de  la  France;  elle  a  refusé 
seulement  de  leur  livrer  son  âme,  de  traliir  pour  eux  ses  amis  et  sa 
cause,  cette  cause  qui  lui  semblait  celle  de  la  religion  et  de  la  vertu. 
Son  grand  cœur,  qu'animait  une  flamme  héroïque  et  que  servviient 
une  merveilleuse  beauté  et  un  esprit  adorable,  toujours  contenu  par 
la  dignité  et  la  pudeur,  a  paru  surtout  dans  ses  sacrifices.  Après 
avoir  été  la  favorite  d'un  roi,  l'amie  d'une  reine,  l'idole  de  la  cour  la 
plus  brillante  de  l'univers,  dès  que  le  devoir  a  parlé,  elle  a  été  au- 
devant  de  la  disgrâce,  elle  s'est  retirée  du  monde,  elle  a  caché  et 
comme  enseveli  sous  les  voiles  et  dans  l'ombre  de  la  vertu  les  dons 
les  plus  rares  que  Dieu  ait  jamais  départis  à  une  créature  humaine. 
Elle  n'a  point  laissé  de  nom  dans  l'histoire,  et  nous  qui  entreprenons 
<le  la  disputer  à  l'oubli,  si  nous  la  mettons  à  côté  de  M™"  de  Che- 
vreuse,  ce  n'est  pas  un  parallèle,  c'est  bien  plutôt  un  contraste  que 
nous  voulons  établir,  pour  faire  paraître  sous  ses  aspects  les  plus 
divers  la  grandeur  de  la  femme  au  xvii^  siècle,  comme  aussi,  nous 
l'avouons,  avec  le  désir  et  l'incertaine  espérance  d'intéresser  à  cette 
fière  et  chaste  mémoire  quelques  âmes  d'élite  çà  et  là  dispersées. 

TOME   I.   —   15   JANVIER   l8oG.  ,  15 


226  REVUE    DES   DEUX    MO?iDES. 


I. 

Marie  de  Hautefort  naquit  le  5  février  1616,  clans  un  vieux  châ- 
teau féodal  du  Périgord  (1),  qui  tour  à  tour  appartint  à  Gui  le  jNoir, 
à  Lastours,  dit  le  Grand  pour  ses  exploits  dans  les  croisades,  au  fa- 
meux poète  guerrier  Bertrand  de  Born,  à  Pierre  de  Gontaut,  et  à 
d'autres  personnages  illustres  du  moyen  âge,  qui  servit  souvent  de 
rempart  contre  les  incursions  de  l'ennemi  dans  les  guerres  des  An- 
glais au  xv^  et  au  xvi'^  siècle,  et  depuis  est  devenu  une  grande  et 
noble  résidence,  diminuée  aujourd'hui,  mais  encore  fort  Lien  con- 
servée, et  surtout  très  dignement  habitée  (2) .    ■ 

Marie  était  le  dernier  enfant  du  marquis  Charles  de  Hautefort, 
maréchal  de  camp  des  armées  du  roi  et  gentilhomme  ordinaire  de 
sa  chambre.  Il  avait  épousé  Renée  de  Bellay,  de  l'ancienne  maison 
de  La  Flotte  Hauterive ,  et  de  ce  mariage  étaient  sortis  deux  fils  et 
quatre  filles.  Le  fils  aîné,  Jacques-François,  devint  lieutenant-gé- 
néral, premier  écuyer  de  la  reine,  chevalier  des  ordres  du  roi, 
fameux  à  la  fois  par  sa  parcimonie  pendant  sa  vie  et  ses  largesses 
après  sa  mort  (3).  Ne  s' étant  pas  marié,  il  laissa  son  titre,  ainsi  que 
sa  charge  de  premier  écuyer  de  la  reine,  à  son  cadet  Gilles  de  Haute- 
fort,  longtemps  connu  sous  le  nom  de  comte  de  Montignac,  qui  suivit 
avec  succès  la  carrière  des  armes,  et  parvint  aussi  au  grade  de  lieu- 
tenant-général. C'est  lui  qui  a  continué  la  famille;  il  épousa  en  1650 
Marthe  d'Estourmel,  dont  il  eut  de  nombreux  enfans,  et  mourut  en 
décembre  1693,  âgé  de  quatre-vingt-un  ans.  Des  quatre  filles,  les 
deux  premières  s'éteignirent  fort  jeunes  et  n'ont  pas  laissé  de  trace. 
La  troisième  au  contraire,  née  en  1610,  prolongea  sa  vie  jus- 
qu'en 1712;  on  l'appelait  mademoiselle  d'Escars.  En  1653,  elle  fut 
mariée  à  François  de  Choiseul,  marquis  de  Praslin,  fils  du  premier 
maréchal  de  ce  nom  :  elle  ne  manquait  ni  de  beauté  ni  d'esprit,  mais 
la  figure  qu'elle  fit  dans  le  monde  ainsi  que  ses  deux  frères,  ils  la 
devaient  surtout  à  J' éclat  que  jeta  de  bonne  heure  et  à  la  haute  re- 

(1)  Hautefort  est  aujourdiiui  un  bourg  du  département  de  la  Dordogiie,  dans  rarron- 
dissement  de  Périgueux,  à  huit  lieues  de  cette  ville,  et  à  deux  lieues  et  demie  d'Exci- 
deuil,  sur  une  colline  qui  domine  la  Baure. 

(2)  Le  possesseur  actuel  du  château  est  M.  le  baron  de  Damas^  ancien  ministre  des 
affaires  étrangères  sous  la  restauration,  dont  nous  ne  voulons  pas  rencontrer  le  nom 
?ans  rendre  un  public  hommage  à  ses  vertus  et  à  son  cœur  tout  français. 

(3)  ]\i™e  lie  Sévigné,  annonçant  sa  mort  dans  rme  lettre  du  16  octobre  1680,  en  cite 
un  trait  inoui  d'avarice.  On  dit  qu'il  a  servi  d'original  à  l'Avare  de  Molière.  D'un  autre 
côté,  il  est  certain  qu'il  fonda  un  hôpital  dans  son  marquisat  de  Hautefort,  pour  y  en- 
tretenir à  ses  frais  onze  vieillards,  onze  jeunes  garçons  et  onze  jeunes  filles  ou  femines, 
eu  l'honneur  des  trente-trois  années  de  la  vie  de  Jésus-Christ. 


MADAME    DE    HAUTEFORÏ.  227 

nommée  que  garda  toute  sa  vie  leur  sœur  cadette  Marie  de  îîau- 
tefort. 

Celle-ci  était  a  peine  née  quand  mourut  son  père,  que  sa  mère  sui- 
vit hientôt,  en  sorte  qu'elle  resta  en  très  bas  âge,  et  presque  sans 
biens,  confiée  aux  soins  de  sa  grand'mère,  M"-"  de  La  Flotte  Haute- 
rive.  Ses  premières  années  s'écoulèrent  dans  l'obscurité  et  la  mono- 
tonie de  la  vie  de  province.  La  jeune  fille,  qui  promettait  d'être  belle 
et  spirituelle,  ne  tarda  pas  à  s'y  ennuyer.  Souvent,  chez  M'"^  de  La 
Flotte,  elle  entendait  parler  de  la  cour,  de  cette  cour  brillante  et  agi- 
tée vers  laquelle  étaient  tournés  tous  les  regards,  et  où  se  décidaient 
les  destinées  de  la  France.  Elle  aussi  elle  se  sentit  appelée  à  y  jouer 
un  rôle,  et  depuis  elle  racontait  plaisamment  qu'à  douze  ou  treize 
ans,  unissant  déjà  la  plus  sincère  piété  à  cette  ardeur  de  l'âme  qu'on 
appelle  l'ambition,  elle  s'enfermait  dans  sa  chambre  pour  prier  Dieu 
de  la  faire  aller  à  la  cour.  Sa  prière  fut  exaucée  :  les  affaires  de 
M'""'  de  La  Flotte  l'ayant  appelée  à  Paris,  elle  y  amena  avec  elle  l'ai- 
mable enfant,  dont  les  grâces  naissantes  firent  partout  la  plus  heu- 
reuse impression.  Elle  plut  particulièrement  à  la  princesse  de  Gonti, 
Louise-Marguerite  de  Guise,  fille  du  Balafré,  si  célèbre  par  sa  beauté, 
son  esprit  et  sa  galanterie,  la  brillante  maîtresse  de  Bassompierre, 
l'auteur  de^  Amours  du  grand  Alcandre.  La  princesse  la  trouva  si  jolie, 
qu'elle  voulut  la  mener  avec  elle  à  la  promenade,  et  tout  le  monde 
cherchait  à  deviner  quelle  était  cette  charmante  personne  que  l'on 
voyait  à  la  portière  de  son  carrosse;  le  soir,  on  ne  parla  que  de  M""  de 
Hautefort,  et  il  ne  fut  pas  difficile  d'engager  la  reine-mère,  Marie  de 
Médicis,  à  la  prendre  parmi  ses  filles  d'honneur. 

Yoilà  donc  M"''  de  Hautefort  sur  le  théâtre  où  elle  avait  tant  sou- 
haité paraître;  elle  y  montra  des  qualités  qui  en  peu  de  temps  la 
firent  aimer  et  admirer  tout  ensemble  :  un  rare  mélange  de  bonté 
et  de  fermeté,  une  piété  vive  avec  infiniment  d'esprit,  un  très  grand 
air  tempéré  par  une  retenue  presque  sévère  que  relevait  une  beauté 
jDrécoce.  On  l'appelait  l'Aurore,  pour  marquer  son  extrême  jeunesse 
et  son  innocent  éclat.  En  1630,  elle  suivit  la  reine-mère  à  Lyon, 
où  le  roi  était  tombé  sérieusement  malade,  pendant  que  Richelieu 
était  à  la  tête  de  l'armée  en  Italie.  C'est  là  que  Louis  XHI  la  vit  pour 
la  première  fois  et  qu'il  commença  à  la  distinguer  :  M"''  de  Hautefort 
avait  alors  quatorze  ans. 

Louis  XIII  était  l'homme  du  monde  qui  ressemblait  le  moins  à  son 
père  Henri  IV  :  il  repoussait  jusqu'à  l'idée  du  moindre  dérèglement, 
et  les  beautés  faciles  de  la  cour  de  sa  mère  et  de  sa  femme  n'atti- 
ra,ient  pas  même  ses  regards;  mais  ce  cœur  mélancolique  et  chaste 
avait  besoin  d'une  affection  ou  du  moins  d'une  .habitude  particulière 
qui  lui  tînt  lieu  de  tout  le  reste  et  le  consolât  des  ennuis  de  la  royauté. 


228  RE\UE    DES   DEUX    MONDES. 

La  modestie  aussi  bien  que  la  beauté  de  M"^  de  Hautefort  le  touchè- 
rent; peu  à  peu  il  ne  put  se  passer  du  plaisir  de  la  voir  et  de  s'en- 
tretenir avec  elle,  et  lorsqu'à  son  retour  de  Lyon,  après  la  fameuse 
journée  des  dupes,  l'intérêt  de  l'état  et  sa  fidélité  à  Richelieu  le  for- 
cèrent d'éloigner  sa  mère,  il  lui  ôta  la  jeune  Marie  et  la  donna  à  la 
reine  Anne,  en  la  priant  de  l'aimer  et  de  la  bien  traiter  pour  l'amour 
de  lui.  En  même  temps  il  fit  M'""  de  La  Flotte  Hauterive  dame  d'atours 
à  la  place  de  M""*  du  Fargis,  qui  venait  d'être  exilée  (1) .  Anne  d'Autri- 
che reçut  d'abord  assez  mal  le  présent  qu'on  lui  faisait.  Elle  tenait  à 
]V1'"«  du  Fargis,  qui,  comme  elle,  était  du  parti  de  la  reine-mère,  de 
l'Espagne  et  des  mécontens,  et  elle  regarda  sa  nouvelle  fille  d'hon- 
neur, non-seulement  comme  une  rivale  auprès  du  roi,  mais  comme 
une  surveillante  et  une  ennemie.  Elle  reconnut  bientôt  à  quel  point 
elle  s'était  trompée.  Le  trait  particulier  du  caractère  de  M"''  de  Hau- 
tefort, par- dessus  toutes  ses  autres  qualités,  le  fond  même  de  son 
âme,  était  une  fierté  généreuse,  à  moitié  chevaleresque,  à  moitié 
chrétienne,  qui  la  poussait  du  côté  des  opprimés  et  des  faibles.  La 
toute -puissance  n'avait  aucune  séduction  pour  elle,  et  la  seule  ap- 
parence de  la  servilité  la  révoltait.  Dans  cette  belle  enfant  était  ca- 
chée une  héroïne  qui  parut  bien  vite  dès  que  les  occasions  se  pré- 
sentèrent. Voyant  sa  maîtresse  persécutée  et  malheureuse,  par  cela 
seul  elle  se  sentit  attirée  vers  elle,  et  par  goût  comme  par  honneur 
elle  résolut  de  la  bien  servir.  Peu  à  peu  sa  loyauté,  sa  parfaite  can- 
deur, son  esprit  et  ses  grâces  charmèrent  la  reine  pi-esque  autant 
que  le  roi,  et  la  favorite  de  Louis  XIII  devint  aussi  celle  d'Anne  d'Au- 
triche. 

La  première  galanterie  déclarée  du  roi  envers  M"*  de  Hautefort  fut 
à  un  sermon  où  la  reine  était  avec  toute  la  cour.  Les  filles  d'honneur 
étaient,  selon  l'usage  du  temps,  assises  par  terre.  Le  roi  prit  le  car- 
reau de  velours  sur  lequel  il  était  à  genoux,  et  l'envoya  à  M"*"  de 
Hautefort  pour  qu'elle  se  pût  commodément  asseoir.  Elle,  toute  sur- 
prise, rougit,  et  sa  rougeur  augmenta  sa  beauté.  Ayant  levé  les  yeux, 
elle  vit  ceux  de  toute  la  cour  arrêtés  sur  elle.  Elle  reçut  ce  carreau  d'un 
air  si  modeste,  si  respectueux  et  si  grand,  qu'il  n'y  eut  personne  qui 
ne  l'admirât.  La  reine  lui  ayant  fait  signe  de  le  prendre,  elle  le  mit 
auprès  d'elle  sans  vouloir  s'en  servir.  Il  n'en  fallut  pas  davantage 
pour  lui  attirer  encore  plus  de  considération  qu'auparavant.  La  reine 
fut  la  première  à  la  rassurer;  elle  voyait  tant  d'estime  du  côté  du 
roi  et  tant  de  vertu  du  côté  de  M"^  de  Hautefort,  qu'elle  devint  leur 
confidente. 

(1)  Sur  ]^I™e  du  Fargis,  voyez,  dans  le  Journal  de  M.  le  cardinal  de  Richelieu,  édition 
de  1649,  page  93,  la  Copie  des  lettres  de  madame  du  Fargis,  qui  ont  donné  lieu  à  sa 
condamnation. 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  229 

Les  mémoires  du  temps  abondent  en  piquans  détails  sur  ces  pre- 
mières et  platoniques  amours  de  Louis  XlII.  Écoutons  Mademoi- 
selle (1)  :  «  La  cour  étoit  fort  agréable  alors.  Les  amours  du  roi 
pour  M"'=  de  Ilautefort,  qu'il  tàchoit  de  divertir  tous  les  jours,  y  con- 
tribuaient beaucoup.  La  chasse  étoit  un  des  plus  grands  plaisirs  du 
roi;  nous  y  allions  souvent  avec  lui.  M""  de  Ilautefort,  Chémerault  et 
Saint-Louis,  filles  de  la  reine;  d'Escars,  sœur  de  M"''  de  Hautefort,  et 
Beaumont  venoient  avec  moi.  Nous  étions  toutes  vêtues  de  couleur, 
sur  de  belles  liaquenées  richement  caparaçonnées,  et,  pour  se  garan- 
tir du  soleil,  chacune  avoit  un  chapeau  garni  de  quantité  de  plumes. 
L'on  disposoit  toujours  la  chasse  du  côté  de  quelques  belles  maisons, 
où  l'on  trouvoit  de  grandes  collations,  et  au  retour  le  roi  se  meitoit 
dans  son  carrosse  avec  M"*"  de  Hautefort  et  moi.  Quand  il  étoit  de  bonne 
humeur,  il  nous  entretenoit  fort  agréablement  de  toutes  choses... 
L'on  avoit  régulièrement  trois  fois  la  semaine  le  divertissement  de 
la  musique. . . ,  et  la  plupart  des  airs  qu'on  chantoit  étoient  de  la  com- 
position du  roi;  il  en  faisoit  même  les  paroles,  et  le  sujet  n' étoit 
jamais  que  M"''  de  Hautefort.  » 

Louis  XHI  était  en  effet  très  capable  de  composer  des  vers  et  de 
les  mettre  en  musique;  mais  la  plupart  du  temps  il  empruntait  le 
sscours  d'un  poète  et  d'un  musicien  à  la  mode.  On  a  des  Stances 
pour  le  Roi  à  madame  de  Hautefort,  de  la  main  de  Benserade  et  de 
Boisset,  qu'un  enfant,  représentant  l'Amour,  adressait  à  un  autre 
enfant,  la  jeune  Marie.  Il  faut  espérer  que  l'air  valait  mieux  que  les 
paroles.  JNe  pouvant  les  chanter,  nous  les  supprimons  ("2);  mais  voici 
un  couplet  d'une  autre  chanson  dont  l'auteur  est  inconnu,  et  qui,  ce 
nous  semble,  peint  avec  assez  de  grâce  le  charme  qu'exerçait  M"''  de 
Hautefort  sur  l'humeur  chagrine  de  son  royal  amant  : 

Hautefort  la  merveille 

Réveille 
Tous  les  sens  de  Louis, 
Quand  sa  bouche  vermeille 
Lui  fait  voir  un  souris. 

Quand  M*'*"  de  Hautefort  n'aurait  pas  été  aussi  sage  que  belle, 
l'amour  du  roi  ne  lui  aurait  pas  été  fort  dangereux.  Tous  les  soirs, 
il  l'entretenait  dans  le  salon  de  la  reine,  mais  il  ne  lui  parlait  la  plu- 
part du  temps  que  de  chiens,  d'oiseaux  et  de  chasses,  et,  la  crai- 
gnant et  se  craignant  lui-même,  il  osait  à  peine  en  lui  parlant  s'ap- 
procher d'elle.  On  raconte  qu'un  jour  étant  entré  à  l'improviste  chez 
la  reine  et  ayant  trouvé  M"'=  de  Hautefort  tenant  un  billet  qu'on  ve- 

(1)  Mémoires  de  Mademoiselle,  édition  d'Amsterdam,  t.  I^'',  p.  33. 

(2)  Ou  peut  les  voir  dans  les  Œuvres  de  Benserade,  édition  de  1697,  t.  l*""^  p.  191. 


230 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


liait  de  lui  remettre,  il  la  pria  de  lui  laisser  voir  ce  billet.  Elle  n'avait 
garde  de  le  faire,  parce  qu'il  contenait  quelque  plaisanterie  sur  sa 
faveur  nouvelle,  et  pour  le  cachei-  elle  le  mit  dans  son  sein.  La 
reine  en  badinant  lui  prit  les  deux  mains,  et  dit  au  roi  de  le  prendre 
où  il  était.  Louis  XIII  n'osa  se  servir  de  sa  main  et  prit  des  pincettes 
d'argent  qui  étaient  auprès  du  feu  pour  essayer  s'il  pourrait  avoir 
ce  billet;  mais  elle  l'avait  mis  trop  avant,  et  il  ne  put  l'atteindre.  La 
reine  la  laissa  aller  en  riant  de  sa  peur  et  de  celle  du  roi. 

Si  la  passion  du  roi  était  innocente,  elle  était  trop  vive  pour  n'être 
pas  mêlée  de  fréquentes  et  violentes  jalousies.  Le  roi  savait  quelle 
était  la  conduite  de  M"«  de  Hautefort,  et  que,  parmi  tous  les  jeunes 
seigneurs  qui  brillaient  à  la  cour,  elle  n'en  aimait  aucun;  mais  il 
aurait  voulu  que  personne  ne  l'aimât,  cpie  personne  ne  lui  parlât, 
que  personne  même  ne  la  regardât  avec  quelque  attention.  Souvent 
il  lui  disait  qu'il  serait  mort  de  déplaisir  si  son  père  Henri  le  Grand 
eût  été  encore  en  vie,  parce  qu'assurément  il  eût  été  amoureux  d'elle. 
Ces  bizarres  jalousies,  ces  longues  et  fatigantes  assiduités  pesaient 
quelquefois  un  peu  à  la  jeune  fdle,  et,  avec  son  indépendance  et  sa 
fierté,  elle  le  témoignait.  De  là  des  démêlés  assez  souvent  orageux, 
suivis  de  raccommodemens  qui  ne  duraient  guère.  Dès  qu'il  y  avait 
entre  eux  quelque  brouillerie,  tout  s'en  ressentait,  les  divertisse- 
mens  de  la  cour  étaient  suspendus,  et  si  le  roi  venait  le  soir  chez  la 
reine,  il  s'asseyait  dans  un  coin  sans  dire  un  mot,  et  sans  que  per- 
sonne osât  lui  parler.  «  C'étoit,  dit  Mademoiselle,  une  mélancolie  qui 
refroidissoit  tout  le  monde,  et,  pendant  ce  chagrin,  le  roi  passoit  la 
plus  grande  partie  du  jour  à  écrire  ce  qu'il  avoit  dit  à  j\I"''  de  Haute- 
fort  et  ce  qu'elle  lui  avoit  répondu  :  chose  si  véritable  qu'après  sa 
mort  on  a  trouvé  dans  sa  cassette  de  grands  procès-verbaux  de  tous 
les  démêlés  qu'il  avoit  eus  avec  ses  maîtresses,  à  la  louange  desquelles 
on  peut  dire  aussi  bien  qu'à  la  sienne  qu'il  n'en  a  jamais  aim.é  que 
de  très  vertueuses.  »  M™^  de  Motteville  déclare  fort  nettement  que 
M"'  de  Hautefort,  tout  en  étant  sensible  aux  hommages  de  Louis  XIII, 
n'avait  aucun  goût  pour  lui,  et  qu'elle  le  maltraitait  autant  qu'on 
peut  maltraiter  un  roi,  en  sorte  qu'il  était,  dit-elle,  «  malheureux  de 
toutes  les  manières,  car  il  n'aimoit  pas  la  reine,  et  il  étoitle  martyr 
de  M"^  de  Hautefort,  qu'il  aimoit  malgré  lui.  Il  avoit  quelque  scru- 
pule de  l'attachement  qu'il  avoit  pour  elle,  et  il  ne  s' aimoit  pas  lui- 
même.  Parmi  tant  de  sombres  vapeurs  et  de  fâcheuses  fantaisies,  il 
sembloit  qu'une  belle  passion  ne  pouvoit  avoir  de  place  dans  son 
cœur.  Elle  n'y  étoit  pas  aussi  à  la  mode  des  autres  hommes  qui  en 
font  leur  plaisir,  car  cette  âme,  accoutumée  à  l'ameitume,  n'avoit 
de  la  tendresse  que  pour  sentir  davantage  ses  peines.  » 

Le  sujet  ordinaire  des  querelles  que  faisait  le  roi  à  M""  de  Haute- 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  231 

fort  était  la  reine.  Louis  XIII  avait  deux  motifs  pour  ne  pas  l'aimer, 
l'un  était  général  et  de  l'ordre  le  plus  élevé,  celui  qui  le  sépara  de 
sa  mère,  pour  laquelle  il  avait  une  vive  tendresse,  à  savoir  l'intérêt 
de  l'état,  une  politique  qui  ne  fléchit  jamais  et  le  ramena  toujours  à 
Richelieu,  bien  que  les  façons  altières  du  cardinal  ne  lui  plussent 
point  et  qu'il  lui  prît  souvent  des  impatiences  et  des  révoltes  qui  cé- 
daient bientôt  à  sa  justice  et  à  son  patriotisme.  L'autre  motif  n'était 
pas  moins  fort  et  plus  personnel.  Défiant  et  jaloux  depuis  l'aflaire  de 
Chalais  et  ses  premières  déclarations  (1) ,  le  roi  était  demeuré  con- 
vaincu que  la  reine  s'entendait  avec  le  duc  d'Orléans,  et  qu'elle  se 
serait  fort  bien  accommodée  de  l'épouser  après  lui  et  de  partager 
son  trône.  Cette  conviction  était  à  ce  point  enracinée  dans  cet  esprit 
malade,  qu'après  qu'il  eut  eu  des  enfans  de  la  reine,  et  même  à  son 
lit  de  mort,  lorsqu'elle  lui  protesta  avec  larmes  c{u'elle  était  entière- 
ment étrangère  à  la  conspiration  de  Chalais,  il  se  contenta  de  ré- 
pondre que  dans  son  état  il  était  obligé  de  lui  pardonner,  mais  non 
de  la  croire.  11  s'efforça  de  détacher  M""'  de  Hautefort  d'une  maî- 
tresse qu'il  lui  peignait  sous  les  couleurs  les  plus  défavorables,  ne 
se  doutant  pas  que  plus  il  s'emportait  contre  l'une,  moins  il  persua- 
dait l'autre,  et  que  la  persécution  même  dont  Anne  d'Autriche  était 
l'objet  exerçait  sur  ce  jeune  et  noble  cœur  une  séduction  irrésistible. 
\'oyant  que  tous  ses  discours  ne  réussissaient  point,  il  finit  par  lui 
dire  :  u  Vous  aimez  une  ingrate,  et  vous  verrez  un  jour  comme  elle 
paiera  vos  services.  » 

Richelieu  avait  vu  d'abord  avec  plaisir  le  goût  du  roi  pour  une 
jeune  fille  qui  n'appartenait  à  aucun  parti,  et  dont  il  n'avait  pu  de- 
viner le  caractère.  Il  espérait  qu'une  distraction  agréable  adoucirait 
un  peu  cette  humeur  sombre  et  bizarre,  qui  lui  était  un  continuel 
sujet  d'inquiétude.  Il  prodigua  les  complimens  et  les  caresses  à  la 
jeune  favorite,  il  s'employa  même  à  dissiper  les  orages  qui  s'éle- 
vaient souvent  dans  ce  commerce  agité,  croyant  bien  en  retour  la 
gagner  à  sa  cause  et  la  mettre  de  son  côté;  mais  elle,  qui  n'avait 
pas  consenti  à  sacrifier  sa  maîtresse  au  roi  lui-même,  eût  rougi 
d'écouter  son  persécuteur  :  elle  rejeta  bien  loin  les  avances  du  car- 
dinal, et  dédaigna  son  amitié  dans  un  temps  où  il  n'y  avait  pas  une 
femme  à  la  cour  qui  ne  fît  des  vœux  pour  en  être  seulement  regardée. 

Aujourd'hui  que  nous  pouvons  embrasser  le  cours  entier  du 
xvir  siècle  et  mesurer  son  progrès  presque  régulier  depuis  les  glo- 
rieux commencemens  d'Henri  IV  jusqu'aux  dernières  et  tristes  an- 
nées de  Louis  XIV,  il  nous  est  bien  facile  de  comprendre  et  d'ab- 
soudre Richelieu.  Nous  concevons  que  pour  en  finir  avec  les  restes 

(1)  Voyez  la  Duchesse  de  Chevreuse,  livraison  du  l^r  décembre  1855,  p.  936. 


232  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  société  féodale,  pour  mettre  irrévocablement  le  pouvoir  royal 
au-dessus  d'une  aristocratie  excessive,  mal  réglée,  turbulente,  pour 
empêcher  les  ps-otestans  de  former  un  état  dans  l'état  et  les  faire 
ployer  sous  la  loi  commune,  pour  arrêter  la  maison  d'Autriche,  maî- 
tresse de  la  moitié  de  l'Europe,  pour  agrandir  le  territoire  français, 
pour  introduire  un  peu  d'ordre  et  d'unité  dans  la  société  nouvelle, 
pleine  de  force  et  de  vie,  mais  oii  luttaient  les  élémcns  les  plus  dis- 
semblables, il  fallait  une  vigueur  extraordinaire,  et  peut-être  pour 
quelque  temps  une  dictature  éclairée,  un  despotisme  national  et  in- 
telligent. Mais  le  despotisme  a  besoin  d'être  vu  à  distance  :  de  trop 
près,  il  révolte  les  cœurs  honnêtes,  et  tandis  qu'aux  yeux  de  la  pos- 
térité la  grandeur  du  but  excuse  en  quelque  mesure,  non  pas  l'in- 
justice, qui  jamais  ne  peut  être  excusée,  mais  l'extrême  sévérité  des 
moyens,  c'est  alors  la  dureté  des  moyens  qui,  en  soulevant  une  in- 
dignation généreuse,  offusque  et  fait  méconnaître  la  grandeur  du 
but.  Qui  de  nous,  parmi  les  plus  fermes  partisans  de  Richelieu,  eût 
été  sûr  de  lui-même  et  d'une  admiration  fidèle  devant  tant  de  coups 
frappés  sans  pitié,  devant  tous  ces  exils,  devant  tous  ces  échafauds? 
Les  contemporains  ne  virent  guère  que  cela  :  Pdchelieu  laissa  une 
mémoire  abhorrée,  et,  vivant,  il  n'eut  pour  lui  qu'un  très  petit 
nombre  de  politiques,  à  la  tête  desquels  était  Louis  XIII;  encore  ce- 
lui-ci, à  la  mort  de  son  redouté  ministre,  en  approuvant  et  en  gardant 
le  système,  fut  d'avis  de  le  pratiquer  différemment.  Mettons-nous 
donc  à  la  place  d'une  jeune  fille  sortie  d'une  race  féodale,  introduite 
à  la  cour  par  la  reine-mère  et  jetée  à  quinze  ans  dans  celle  d'Anne 
d'Autriche.  Disons-le  :  plus  son  cœur  était  noble,  moins  son  esprit 
pouvait  voir  clair  dans  le  fond  des  affaires  du  temps.  M""  de  Haute- 
fort  ne  connaissait  ni  les  intérêts  de  la  France,  ni  l'état  de  l'Europe, 
ni  l'histoire,  ni  la  politique.  Tout  son  esprit,  si  vanté  pour  sa  viva- 
cité et  sa  délicatesse,  était  incapable  de  percer  les  voiles  du  passé  et 
de  l'avenir,  et  le  présent  la  blessait  dans  tous  ses  instincts  d'honneur 
et  de  bonté.  Gracieusement  accueillie  par  Marie  de  Médicis,  au  bout 
de  quelques  mois  elle  l'avait  vue  exilée,  et  elle  apprenait  que  sa  pre- 
mière protectrice,  la  femme  d'Henri  le  Grand,  la  mère  de  Louis  XIIT, 
dont  les  torts  surpassaient  son  intelligence,  était  réduite  à  vivre  en 
Belgique  des  secours  de  l'étranger.  Elle  n'avait  pas  connu  la  pre- 
mière jeunesse  un  peu  légère  d'Anne  d'Autriche.  Depuis  1630,  elle 
n'avait  rien  aperçu  qui  pût  choquer  la  sévérité  de  ses  regards.  Elle 
trouvait  fort  naturel  qu'abandonnée  et  maltraitée  par  son  mari,  la 
reine  en  appelât  à  son  frère  le  roi  d'Espagne,  et  qu'opprimée  par 
Richelieu,  elle  se  défendît  avec  toutes  les  armes  qui  lui  étaient  offertes. 
Elle  voyait  les  malheurs  de  îa  reine,  et  elle  croyait  à  sa  vertu.  jN'ou- 
bliez  pas  la  piété  fervente  qui  lui  faisait  accompagner  avec  joie  Anne 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  233 

d'Autriche  aux  Carmélites  et  au  "Val-de-Grâce.  Là,  on  n'aimait  pas 
plus  Richelieu  que  plus  tard  on  n'aima  Mazarin;  là,  et  particulière- 
ment aux  Carmélites,  chez  ces  dignes  filles  de  sainte  Thérèse  et  de 
Bérulle,  on  priait  pour  les  deux  reines,  bienfaitrices  de  la  maison;  on 
priait  pour  les  victimes  de  Richelieu,  et  il  s'était  trouvé  une  sainte 
religieuse,  qui,  en  1633,  dans  l'effroi  et  le  silence  universel,  n'écou- 
tant que  la  charité  et  l'amitié,  osa  élever  la  voix  en  faveur  du  garde 
des  sceaux  Michel  de  Marillac,  exilé  à  Châteaudun,  mit  sur  sa  tombe 
une  épitaphe  magnanime,  et  qui  mêla  publiquement  ses  larmes  à 
celles  de  Charlotte-Marguerite  de  Montmorency,  princesse  de  Condé, 
quand  la  hache  impitoyable  du  cardinal  faisait  tomber  à  Toulouse 
la  tête  de  son  frère.  En  1633,  M"*"  de  lîautefort  avait  vu  frapper  et 
disperser  tout  l'intérieur  de  la  reine.  M""  de  Chevreuse,  dont  l'intré- 
pidité devait  au  moins  lui  plaire,  chassée  de  la  cour  pour  la  deuxième 
fois,  et  le  chevalier  de  Jars,  condamné  à  mort,  ne  recevant  sa  grâce 
que  sur  l'échafaud.  Toutes  ces  cruautés  indignaient  M"''  de  Haute- 
fort;  la  courageuse  fidélité  des  amis  de  la  reine  excitait  la  sienne; 
elle  brava  donc  les  menaces  prophétiques  de  Louis  XllI,  elle  repoussa 
toutes  les  offres  de  Richelieu,  qui  n'était  à  ses  yeux  qu'un  tyran  de 
génie,  et  elle  se  donna  tout  entière  à  la  reine  Anne,  fermement  ré- 
solue à  partager  jusqu'au  bout  sa  destinée. 

Richelieu,  n'ayant  pu  la  gagner,  entreprit  de  la  perdre  dans  l'esprit 
du  roi.  Plus  que  jamais  il  se  mêla  de  leurs  nombreuses  querelles, 
non  plus  pour  les  accommoder,  mais  pour  les  aigrir.  D'intermédiaire 
bienveillant,  il  devint  un  juge  sévère.  Aussi,  quand  Louis  XIll  était 
mécontent  de  la  jeune  fille,  il  la  menaçait  du  cardinal.  Celle-ci  s'eo 
moquait  avec  l'étourderie  de  son  âge  et  la  fierté  de  son  caractère. 
Richelieu  fit  jouer  sur  le  cœur  du  roi  deux  ressorts  habilement  in- 
ventés. Louis  XIII  était  défiant  et  dévot.  Des  rapports  perfidement 
exagérés  lui  apprirent  que,  dans  l'intérieur  de  la  reine,  M"'^  de  Hau- 
tefort  faisait  avec  elle  des  plaisanteries  sur  ses  manières,  sur  son 
humeur  et  sur  son  amour.  D'autre  part,  lorsque,  épris  de  plus  en 
plus  de  la  beauté  toujours  croissante  de  cette  charmante  fille,  dont 
les  grâces  se  développaient  avec  les  années,  il  se  reprochait  un  sen- 
timent troj)  ardent  pour  être  toujours  entièrement  pur,  au  lieu 
d'apaiser  comme  autrefois  les  scrupules  de  sa  conscience,  on  les 
nourrissait,  et  on  finit  par  lui  faire  un  crime  d'un  attachement  im- 
modéré, condamné  par  la  religion.  Enfin,  vers  1635,  à  la  suite  d'une 
querelle  plus  vive  qu'à  l'ordinaire,  le  triste  amant  prit  le  parti  de 
rompre  avec  une  maîtresse  aussi  peu  complaisante,  et  pendant  plu- 
sieurs jours  il  ne  lui  parla  plus.  Il  ne  l'aimait  pas  moins,  et  le  soir, 
chez  la  reine,  ses  regards  mélancoliques  et  passionnés  avaient  peine 
à  s'éloigner  de  l'attrayant  visage.  Il  la  contemplait  en  silence,  et, 


234  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

quand  il  voyait  qu'on  y  prenait  garde,  il  détournait  sa  vue  d'un 
autre  côté.  La  rupture  était  commencée;  le  cardinal  la  fit  durer  deux 
années  entières, 

Il  y  avait  alors  parmi  les  autres  filles  d'Honneur  de  la  reine  une 
jeune  personne  de  fort  bonne  naissance,  qui,  sans  avoir  toute  la 
beauté  de  M""  de  Hautefort,  était  aussi  très  agréable.  Marie  était 
une  blonde  éblouissante,  parée  de  bonne  heure  des  charmes  les  plus 
redoutables:  Louise-Angélique  de  La  Fayette  était  brune  et  délicate. 
Si  elle  n'avait  pas  le  grand  air  de  sa  compagne,  si  elle  n'enlevait 
pas  l'admiration,  elle  plaisait  par  sa  douceur  et  sa  modestie.  A  la 
place  de  la  vivacité  et  de  la  grâce,  elle  avait  du  jugement  et  de  la 
fermeté,  avec  un  cœur  porté  à  la  tendresse,  mais  défendu  par  une 
piété  sincère  (1) . 

Les  confidens  du  roi,  de  faciles  serviteurs,  Saint-Simon,  favori 
émérite,  qui  avait  fait  son  traité  avec  le  ministre,  Sanguin,  maître 
d'hôtel  du  roi  et  qui  était  très  familier  avec  lui,  bien  d'autres  en- 
core, parmi  lesquels  on  met  à  tort  ou  à  raison  l'oncle  même  de  M"Hle 
La  Fayette,  l'évêque  de  Limoges,  portèrent  Louis  XIII  à  faire  atten- 
tion à  la  jeune  fille  par  tout  le  bien  qu'ils  lui  en  dirent.  Louis  XIII 
commença  à  lui  parler  pour  faire  dépit  à  M"'  de  Hautefort  ;  mais, 
comme  il  était  homme  d'habitude  (2),  à  force  de  lavoir,  l'inclina- 
tion lui  vint  pour  elle,  et  il  l'aima  sérieusement.  M"'^  de  La  Fayette 
commença  aussi  par  être  flattée  des  hommages  du  roi;  puis,  quand  il 
lui  ouvrit  son  cœur,  quand  il  lui  montra  ses  tristesses  intérieures, 
ses  ennuis  profonds  parmi  les  grandeurs  de  la  royauté,  quand  elle 
vit  l'un  des  plus  puissans  monarques  de  l'Europe  plus  misérable  que 
le  dernier  de  ses  sujets,  elle  ne  put  se  défendre  d'une  compassion 
affectueuse,  elle  entra  dans  ses  peines  et  les  adoucit  en  les  parta- 
geant. Le  roi,  se  trouvant  à  son  aise  pour  la  première  fois  de  sa  vie 
avec  une  femme,  laissa  paraître  tout  ce  qu'il  y  avait  en  lui  d'esprit, 
d'honnêteté,  de  bonnes  intentions,  et  il  connut  enfin  la  paix  et  la 
douceur  d'une  afîection  réciproque.  M"'  de  La  Fayette  en  effet  finit 
par  aimer  Louis  XIII;  M™"  de  Motteville,  qui  plus  tard  devint  son 
amie  et  reçut  ses  plus  intimes  confidences,  l'assure,  et  nous  la 
croyons.  M""  de  La  Fayette  n'aima  pas  seulement  le  roi  comme  un 
simple  gentilhomme,  avec  le  plus  entier  désintéressement,  sans 
s'enorgueillir  ni  sans  profiter  de  sa  faveur,  elle  l'aima  comme  un 
frère,  d'un  sentiment  aussi  pur  que  tendre.  Cette  liaison  dura  deux 
années,  jusqu'en  1637,  toujours  noble,  touchante  et  véritablement 

(1)  11  nous  a  été  impossible,  malgré  toutes  nos  recherches,  de  découvrir  aucun  por- 
trait peint  de  M"«  de  La  Fayette,  et  le  père  Lelong  ne  cite  d'autre  portiait  gravé  que 
celui  de  Monlcornet,  auquel  on  ne  peut  se  fier. 

(2)  Ce  sont  les  propres  termes  de  Monglat. 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  235 

admirable.  M""  de  La  Fayette,  c'est  M""  de  La  Vallière,  mais  M"-^  de 
La  Vallière  qui  n'a  pas  failli.  Il  est  vrai  que  Louis  XIII  n'était  ni 
aussi  dangereux  ni  aussi  pressant  que  Louis  XIV.  Une  fois  pourtant, 
vaincu  par  sa  tendresse  et  par  le  besoin  qu'il  avait  de  la  voir  à  toute 
lie  are,  il  la  conjura  de  se  laisser  mettre  à  Versailles  pour  y  être 
toute  à  lui;  cette  parole  effraya  la  vertu  de  la  jeune  fille  et  l'avertit 
du  danger  qu'elle  courait.  Louis  XIII  ne  renouvela  jamais  la  propo- 
sition qui  lui  était  échappée,  mais  M"^  de  La  Fayette  s'en  souvint,  et 
elle  résolut  de  terminer  une  situation  difficile  à  soutenir  d'une  façon 
digne  du  roi  et  d'elle-même  :  elle  songea  à  entrer  en  religion.  Cepen- 
dant elle  n'avait  cessé  d'exhorter  le  roi  à  se  réconcilier  avec  la  reine 
et  à  secouer  le  joug  de  Richelieu.  Ainsi,  quand  tout  le  monde,  de- 
puis Mathieu  Mole  jusqu'à  M.  le  Prince,  fléchissait  et  tremblait  de- 
vant l'impérieux  cardinal,  deux  jeunes  filles,  sans  fortune  et  placées 
presque  sous  sa  main,  lui  résistèrent.  En  vain  il  essaya  de  gagner 
M""  de  La  Fayette,  il  ne  réussit  pas  mieux  auprès  d'elle  qu'auprès 
de  M"''  de  Hautefort.  Il  eut  recours  alors  à  ses  manœuvres  accoutu- 
mées :  il  fomenta  les  scrupules  des  deux  amans,  et,  après  bien  des 
luttes  que  M"'"  de  Motteville  a  racontées.  M""  de  La  Fayette  se  retira 
au  couvent  des  filles  de  Sainte-Marie  de  la  rue  Saint-Antoine.  Le  roi 
alla  l'y  voir  pendant  plusieurs  mois.  La  noble  religieuse  lui  parla  à 
travers  la  grille  du  cloître  avec  plus  de  force  encore  et  d'autorité  que 
dans  leurs  anciennes  entrevues;  elle  ne  put  rien  sur  sa  politique, 
mais  elle  l'adoucit  un  peu  envers  sa  femme,  et  c'est  un  soir,  en  re- 
venant du  couvent  des  filles  de  Sainte-Marie,  que,  forcé  par  un  orage 
de  ne  pas  retourner  à  Saint-Maur,  et  de  passer  la  nuit  au  Louvre  où 
était  la  reine,  Louis  XIII  donna  Louis  XIV  à  la  France. 

Mais,  depuis  la  retraite  de  M"''  de  La  Fayette,  et  jusqu'au  jour  où 
la  grossesse  d'Anne  d'Autriche  parut  et  mit  un  terme  ou  du  moins 
apporta  quelque  adoucissement  à  ses  malheurs,  les  plus  étranges 
événemens  s'étaient  accomplis  :  la  reine  avait  été  à  deux  doigts  de  sa 
perte,  et  n'avait  été  sauvée  que  par  l'intrépide  dévouement  de  sa 
jeune  et  fidèle  amie  Marie  de  Hautefort. 

L'année  1657  est  la  plus  triste  et  la  plus  douloureuse  cjue  la  reine 
Anne  ait  eu  à  traverser.  Jamais  Louis  XIII  ne  l'avait  à  ce  point  dé- 
laissée, et  elle  n'avait  conservé  autour  d'elle  qu'un  très  petit  nombre 
de  serviteurs  et  d'amis  dont  elle  s'était  fait  une  petite  cour  intime 
où  encore  l'œil  vigilant  du  cardinal  parvenait  souvent  à  pénétrer. 
Au  premier  rang  de  ces  rares  courtisans  de  l'infortune  était  La  Ro- 
chefoucauld, tout  jeune  encore,  et  qui,  plein  des  sentimens  que  son 
père  lui  avait  inspirés  contre  Richelieu,  en  débutant  dans  le  monde 
embrassa  d'abord  le  parti  des  mécontens  et  la  cause  d'Anne  d'Au- 
triche. Lui-même  a  raconté  quel  agrément  il  trouvait  alors  à  servir 


236  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

une  reine  sans  crédit,  mais  environnée  de  femmes  charmantes,  et 
quelle  liaison  il  forma  avec  M"^  de  Ilautefort,  dont  il  célèbre  la  sur- 
prenante beauté,  ajoutant,  comme  s'il  avait  peur  de  la  compromettre, 
qu'elle  avait  beaucoup  de  vertu  (1).  Nous  pouvons  écarter  le  voile  de 
ce  langage  incertain,  et  nous  ne  voyons  pas  pourquoi  La  Rochefou- 
cauld, si  peu  réservé,  hélas!  sur  un  point  bien  autrement  délicat, 
montre  ici  quelque  embarras  à  nous  dire  qu'il  devint  amoureux  de 
la  belle  Marie.  C'est  peut-être  qu'il  eût  fallu  avouer  que,  loin  d'être 
accueillie,  cette  passion  dut  se  borner  aune  adoration  respectueuse, 
selon  les  mœurs  de  la  galanterie  du  temps  ou  plutôt  selon  le  goût 
particulier  de  l'héroïne.  La  Rochefoucauld  aima  M"^  de  Hautefort 
sans  oser  le  lui  dire;  mais  quelque  temps  après,  étant  à  l'armée  et 
à  la  veille  d'une  bataille,  il  alla  trouver  le  marquis  de  Hautefort  avec 
lequel  il  servait,  lui  fit  confidence  de  sa  passion,  et  lui  donna  une 
lettre  pour  sa  sœur,  en  lui  faisant  promettre  que,  s'il  périssait  dans 
le  combat,  il  la  lui  remettrait  et  lui  dii-ait  de  sa  part  ce  qu'il  ne  lui 
avait  jamais  dit,  et  que,  s'il  n'était  pas  tué,  il  lui  rendrait  sa  lettre  à 
lui-même  et  lui  garderait  fidèlement  son  secret.  C'était  là  comme  on 
faisait  la  cour  à  M"'=  de  Hautefort.  Ce  n'est  pas  ici  d'ailleurs  le  temps 
de  parler  de  ses  conquêtes;  celui  où  nous  en  sommes  arrivés  n'était 
pas  la  saison  des  amours,  et  des  choses  plus  sérieuses  et  presque 
tragiques  se  passaient  dans  l'intérieur  de  la  reine. 

Lasse  de  souffrir,  Anne  d'Autriche  rêva  quelque  entreprise  déses- 
pérée pour  sortir  d'embarras,  ou  du  moins  elle  intrigua  avec  M"^  de 
(]hevreuse,  alors  reléguée  en  Touraine,  et  entretint  une  correspon- 
dance équivoque  avec  ses  deux  frères,  le  cardinal  infant  et  le  roi 
Philippe  IV,  pendant  que  l'Espagne  était  en  guerre  avec  la  France  (2) . 
Ln  de  ses  domestiques  qu'elle  employait  à  cette  correspondance,  et 
qui  avait  tous  ses  secrets,  La  Porte,  fut  arrêté,  jeté  dans  un  cachot  de 
la  Bastille,  soumis  aux  plus  terribles  épreuves.  Après  avoir  commencé 
par  tout  nier,  la  reine,  pressée  par  Richelieu  et  par  des  indices  irré- 
cusables, craignant  les  derniers  malheurs,  fit  de  grands  aveux,  que 
uous  connaissons  bien  aujourd'hui,  et  qui,  tout  graves  qu'ils  sont  déjà, 
ne  devaient  pas  être  complets,  car  s'ils  l'eussent  été,  la  reine  n'avait 
qu'à  faire  dire  tout  simplement  à  La  Porte  par  le  chancelier  Séguier, 
et  par  une  lettre  de  sa  propre  main,  de  déclarer  tout  ce  qu'il  savait, 
tandis  qu'elle  tint  une  conduite  bien  différente.  Elle  considéra  son 
salut  comme  suspendu  à  deux  fils  :  il  fallait  que,  selon  le  tour  que 
prendrait  l'affaire,  M""  de  Chevreuse  pût  fuir  ou  rester;  il  fallait  sur- 
tout que  La  Porte,  dans  ses  interrogatoires,  ne  dépassât  pas  les 

(1)  Mémoires,  collection  Petitot,  t.  LI,  p.  348. 

(2)  Voyez  le  détail  de  toute  cette  affaire  dans  noire  premier  article  sur  la  Duchesse  de 
Chevreuse,  livraison  du  le'  décembre . 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  :237 

aveux  de  la  reine,  et  aussi  qu'il  avouât  tout  ce  qu'elle  avait  avoué, 
pour  donner  à  leurs  déclarations  communes  une  parfaite  vraisem- 
blance. La  Porte  intimidé  pouvait  en  dire  trop,  ou  sa  constance  à 
tout  nier  pouvait  inspirer  des  ombrages;  la  reine  craignait  tout  en- 
semble son  énergie  et  sa  faiblesse.  Un  concert  secret  était  néces- 
saire, mais  comment  l'obtenir?  Comment  arriver  jusqu'à  La  Porte, 
enseveli  dans  un  cachot  de  la  Bastille?  Gomment  môme  prévenir 
M""^  de  Ghevreuse,  ignorante  de  ce  qui  se  passait,  et  qui  pouvait  à 
tout  moment  être  arrêtée?  G'est  alors,  si  on  en  croit  La  Piochefou- 
cauld,  que  la  reine,  dans  les  angoisses  de  sa  première  terreur,  se 
croyant  menacée  d'être  répudiée,  déchue  de  tout  droit,  enfermée 
dans  quelque  couvent  ou  même  dans  le  château  du  Havre,  qui  était 
à  Piichelieu,  lui  aurait  proposé  de  l'enlever,  elle  et  M"*  de  Hautefort, 
et  de  les  conduire  à  Bruxelles,  proposition  trop  extravagante  pour 
avoir  été  faite  sérieusement,  et  que  La  Piochefoucauld  ne  rapporte 
sans  doute  que  pour  peindre  le  danger  du  moment  et  aussi  pour  re- 
lever son  importance.  C'eût  été  jouer  précisément  le  jeu  du  cardi- 
nal, comme  l'avait  fait  Marie  de  Médicis;  il  fallait  rester,  tenir  tête 
au  péril,  et  le  conjurer  à  force  d'adresse  et  de  courage. 

Dans  cette  grave  conjoncture,  Marie  de  Hautefort  entreprit  de 
sauver  sa  maîtresse  ou  de  se  perdre  avec  elle.  Déjà  elle  lui  avait 
sacrifié  la  faveur  du  roi,  celle  de  Richelieu,  son  avenir,  elle  qui 
n'avait  rien  que  sa  beauté  et  son  esprit,  et  qui  aimait  naturelle- 
ment la  magnificence  et  l'éclat;  elle  fit  plus  cette  fois,  elle  risqua 
pour  elle  quelque  chose  qui  lui  était  mille  fois  plus  cher  que  la 
fortune  et  la  vie,  elle  risqua  sa  réputation;  elle  rejeta  cet  in- 
stinct de  pudeur  et  de  retenue  qui  faisait  son  charme  et  sa  gloire, 
qui  jusque-là  avait  fermé  son  oreille  à  tout  propos  flatteur,  et  ne  lui 
avait  pas  même  permis  d'écrire,  sous  quelque  prétexte  que  ce  fût,  le 
moindre  billet  à  aucun  homme  (1),  et  la  superbe  créature  se  con- 
damna au  rôle  le  plus  opposé  à  tous  ses  goûts  et  à  toutes  ses  habi- 
tudes. D'abord  elle  persuada  à  un  gentilhomme  de  ses  parens,  M.  de 
Montalais,  d'aller  à  Tours  dire  à  M'"*  de  Ghevreuse  où  les  choses 
en  étaient,  de  ne  pas  remuer,  tout  en  prenant  ses  précautions,  et 
qu'on  l'avertirait  de  fuir  ou  de  rester,  en  lui  adressant  des  Heures 
reliées  en  rouge  ou  en  vert,  selon  le  parti  qu'il  faudrait  prendre. 
Puis  elle-même,  elle  se  déguise  en  grisette  (2),  barbouille  son  beau 

(1)  Vie  manuscrite  de  M"e  de  Hautefort,  communiquée  par  le  marquis  d'Estourmel. 
Cette  vie  contient  des  lettres  et  des  passages  omis  dans  la  notice  imprimée  en  1799, 
in-40,  par  M"»  de  Montmorency,  née  de  Luynes,  et  réimprimée  en  1807,  in-12,  par  le 
père  Adry,  de  l'Oratoire. 

(2)  G'est  le  mot  même  qu'emploie  deux  fois  la  Vie  imprimée.  Nous  l'avons  fidèlement 
suivie  dans  ce  récit,  dont  les  traits  essentiels  sont  communs  à  la  vie  imprimée,  à  la  vie 


238  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

visage,  cache  ses  blonds  cheveux  sous  une  grande  coiffe,  et  de  grand 
matin,  quand  personne  n'est  encore  éveillé  au  Louvre,  elle  en  sort  à 
la  dérobée,  prend  un  fiacre  et  se  fait  conduire  à  la  Bastille.  Elle  sa- 
vait qu'il  y  avait  là  un  prisonnier  qui  déjà  une  fois  avait  joué  sa  tête 
pour  la  reine,  déployé  dans  les  fers  une  constance  magnanime,  et 
venait  à  peine  de  descendre  de  l'échafaud,  le  chevalier  de  Jars.  Il 
commençait  un  peu  à  respirer  de  cette  terrible  épreuve,  on  lui  lais- 
sait quelque  liberté,  et  il  pouvait  recevoir  quelques  personnes.  La 
noble  fdle,  jugeant  du  chevalier  par  elle-même,  crut  qu'elle  pouvait 
lui  demander  de  jouer  sa  tête  une  seconde  fois.  Elle  se  donna  pour 
la  sœur  de  son  valet  de  chambre,  qui  venait  lui  apprendre  que  cet 
homme  était  à  la  mort,  et  l'entretenir  de  sa  part  de  choses  pres- 
santes. Le  chevalier  de  Jars,  qui  savait  son  domestique  en  bonne 
santé,  répugnait  à  se  déranger  pour  une  telle  visite,  et  l'altière 
Marie  de  Hautefort  dut  attendre  quelque  temps  dans  le  coips  de 
garde  qui  était  à  la  porte  de  la  Bastille,  exposée  aux  regards  et  aux 
plaisanteries  de  tous  ceux  qui  étaient  là,  et  qui,  à  son  costume,  la 
prenaient  pour  une  demoiselle  très  équivoque.  Elîe  supporta  tout  en 
silence,  appliquant  bien  ses  mains  sur  sa  coiffe  pour  qu'on  n'aper- 
çût pas  sa  figure  et  ses  yeux.  Enfin  le  chevalier  de  Jars  se  décida  à 
venir.  iS'e  la  reconnaissant  pas  d'abord,  il  allait  la  traiter  assez  mal, 
lorsque,  le  tirant  à  part  et  entrant  avec  lui  dans  la  cour,  pour  toute 
réponse  à  ses  propos,  elle  leva  sa  coiffe,  et  lui  montra  cet  adorable 
visage  qu'on  ne  pouvait  oublier  quand  on  l'avait  vu  une  fois  :  a  Ah  ! 
madame!  est-ce  vous?  »  s'écria  le  chevalier.  Elle  le  fit  taire,  et  lui 
expliqua  en  peu  de  mots  ce  que  la  reine  lui  demandait.  Il  s'agissait 
de  faire  parvenir  à  La  Porte  une  lettre  cachetée  où  on  lui  marquait 
jusqu'où  il  pouvait  et  devait  aller  dans  ses  déclarations.  Elle  remit 
cette  lettre  au  chevalier  en  lui  disant  :  a  Voilà,  monsieur,  ce  que  la 
reine  m'a  donné  pour  vous;  il  faut  employer  votre  adresse  et  votre 
crédit  dans  ce  lieu-ci  pour  faire  arriver  cette  lettre  jusqu'à  ce  pri- 
sonnier. Je  vous  demande  beaucoup,  mais  j'ai  compté  que  vous  ne 
m'abandonneriez  pas  dans  le  dessein  que  j'ai  de  tirer  la  reine  de 
l'extrême  péril  où  elle  est.  »  Le  chevalier,  tout  intrépide  qu'il  était, 
fut  bien  étonné  de  voir  qu'il  était  question  de  hasarder  de  nouveau 
sa  vie.  Il  balança,  il  songea  longtemps.  M"''  de  Hautefort,  le  voyant 
chanceler,  lui  dit  :  «  Eh  quoi!  vous  balancez,  et  vous  voyez  ce  que 
je  hasarde!  car,  si  je  viens  à  être  découverte,  que  dira-t-on  de 
moi?  »  —  «  Eh  bien  !  lui  répondit  le  chevalier,  il  faut  donc  faire  ce 

mamiscrite  et  aux  Mémoires  de  La  Poiie;  mais,  dans  La  Porte  et  dans  la  vio  manuscrite, 
Mi'i^  de  Hautefort  partagerait  l'honneur  de  son  dévouement  avec  M'^'^  de  Villarceaux, 
nièce  de  M.  de  Chàteauneuf^  amie  intime  du  chevalier  de  Jais,  et  elle  se  serait  travestie 
en  soubrette  de  cette  dame. 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  239 

que  la  reine  demande;  il  n'y  a  point  de  remède;  je  ne  fais  que  sortir 
de  dessus  l'échafaud,  je  vais  m'y  remettre.  »  M"''  de  Hautefort  fut 
assez  heureuse  pour  n'être  pas  plus  reconnue  en  rentrant  au  Louvre 
que  le  matin  lorsqu'elle  en  était  sortie.  Elle  retrouva  dans  un  petit 
endroit  auprès  de  sa  chambre  la  fille  qu'elle  y  avait  mise  en  senti- 
nelle avant  de  partir,  afin  que,  si  le  roi,  passant  près  de  là  pour  aller 
à  la  messe,  demandait  de  ses  nouvelles,  on  ne  manqucât  pas  de  lui 
dire  que,  s' étant  trouvée  un  peu  mal  la  nuit,  elle  reposait  encore; 
mais,  quand  elle  fut  dans  sa  chambre,  et  qu'elle  réfléchit  à  l'aven- 
ture qu'elle  venait  de  courir,  elle  en  fut  épouvantée  :  la  jeune  fille 
modeste  remplaça  l'héroïne,  et  elle  tomba  à  genoux  pour  remercier 
Dieu  de  l'avoir  conduite  et  protégée. 

Le  chevalier  de  Jars  fit  des  merveilles.  Sa  chambre  était  de  quatre 
étages  au-dessus  du  cachot  de  La  Porte;  il  perça  son  plancher,  et  fit 
passer  la  lettre  de  la  reine  au  bout  d'une  corde,  avec  prière  au  pri- 
sonnier de  la  seconde  chambre  d'en  faire  autant,  puis  successive- 
ment jusqu'à  la  dernière  où  était  La  Porte,  en  recommandant  bien 
le  plus  profond  secret.  C'est  ainsi  que  la  lettre  de  la  reine  arriva 
parfaitement  intacte  aux  mains  du  fidèle  valet  de  chambre;  chose 
admirable,  qu'une  manœuvre  si  difficile,  si  compliquée,  et  qui  dura 
plusieurs  nuits,  se  soit  accomplie  sans  qu'aucun  des  geôliers  ait  pu 
s'en  apercevoir,  et  sans  qu'aucun  de  ceux  qui  y  prirent  part  l'ait 
compromise  par  la  moindre  indiscrétion,  en  sorte  que  ce  prisonnier 
si  bien  gardé,  dans  un  cachot  et  derrière  des  portes  de  fer,  reçut 
une  instruction  détaillée  qui  le  mit  en  état  de  se  justifier  lui-même  et 
de  justifier  sa  maîtresse.  La  fermeté  qu'avait  d'abord  montrée  La 
Porte  eût  tourné  contre  la  reine,  si  à  la  fin  elle  n'eût  été  éclairée  et 
guidée  par  la  lettre  qui  parvint  jusqu'à  lui,  grâce  à  la  courageuse 
industrie  du  chevalier  de  Jars,  dont  le  dévouement  était  dû  à  celui 
de  M"''  de  Hautefort. 

Dès  que  celle-ci  avait  espéré  le  succès,  elle  s'était  empressée  d'en- 
voyer à  M"^  de  Chevreuse,  selon  ce  qui  avait  été  convenu,  des  Heures 
à  la  couleur  favorable  qui  devait  la  rassurer  et  la  retenir.  Se  trompa- 
t-elle  sur  la  couleur,  ou  M"*'  de  Chevreuse  s'y  méprit-elle  elle- 
même?  A  tort  ou  à  raison,  M""'  de  Chevreuse  entendit  que  tout  allait 
mal,  et,  comme  ce  qu'elle  redoutait  le  plus  au  monde  était  la  prison, 
elle  se  hâta  de  fuir  déguisée  en  homme,  et  alla  chercher  un  asile  en 
Espagne,  où  le  frère  d'Anne  d'Autriche  l'accueillit  presque  comme 
autrefois,  dans  son  premier  exil,  l'avait  reçue  le  duc  de  Lorraine. 
Cet  événement,  arrivé  un  peu  avant  les  derniers  interrogatoires  de 
La  Porte,  ranima  et  porta  à  leur  comble  l'irritation  et  les  soupçons 
de  Richelieu.  On  redoubla  de  sévérité  envers  la  reine;  La  Rochefou- 
cauld, que  M"'"=  de  Chevreuse  avait  vu  un  moment  en  passant  à  Ver- 


2h0  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

teil  pour  lui  demander  des  chevaux,  fut  mis  quelques  jours  en  pri- 
son, et  on  ne  sait  trop  comment  la  cliose  aurait  tourné,  si  La  Porte, 
en  ayant  l'air  de  céder  à  l'ordre  officiel  que  la  reine  lui  envoya  de 
tout  dire,  n'eût  adrnii  ablement  confirmé  les  déclarations  de  sa  maî- 
tresse dans  la  mesure  concertée,  et  par  là  persuadé  au  cardinal  et  au 
roi  que  toute  cette  alïaire  n'était  pas  aussi  importante  qu'ils  l'avaient 
jugé  d'abord. 

Est-il  besoin  de  dire  de  quelle  vive  reconnaissance  la  reine  fut 
pénétrée  pour  Jars,  pour  La  Porte,  et  surtout  pour  sa  jeune  et  intré- 
pide amie,  et  quelles  promesses  elle  lui  fit,  si  jamais  elle  voyait  de 
meilleurs  jours?  Mais  Marie  de  Hautefort  avait  déjà  reçu  sa  récom- 
pense. Elle  avait  senti  battre  dans  son  cœur  l'énergie  qui  fait  les 
héros;  elle  s'était  ou])liée  pour  une  autre,  elle  s'était  mise  avec  l'op- 
l)rimée  contre  l'oppresseur;  elle  avait  été  compatissante,  charitable, 
généreuse,  chrétienne  enfin,  selon  l'idée  qu'elle  s'était  faite  et  qu'elle 
soutint  jusqu'à  son  dernir  soupir  de  la  religion  du  crucifié. 

IL 

Dès  que  la  grossesse  de  la  reine  fut  déclarée  au  commencement 
de  l'année  1638,  elle  dissipa  l'impression  des  tristes  scènes  qui  ve- 
naient de  se  passer,  et  ramena  dans  la  cour  un  peu  de  concorde  et 
d'agrément.  M"''  de  Hautefort  avait  alors  vingt-deux  ans.  Quelques 
années  avaient  augmenté  l'éclat  de  ses  charmes.  Louis  Xlil,  qui  s'en 
était  détaché  avec  tant  de  peine,  sentit  en  la  revoyant  ses  anciens 
feux  se  rallumer,  et  M"''  de  La  Fayette  n'étant  plus  là  pour  le  dis- 
traire, il  redevint  plus  amoureux  que  jamais  de  M""  de  Hautefort. 
Ces  secondes  amours  durèrent  deux  années;  elles  furent,  comme  les 
premières,  chastes  et  agitées.  INous  n'y  insisterons  point,  et  nous 
nous  bornerons  à  dire  que  M""  de  Hautefort  ne  mit  point  à  profit 
pour  sa  fortune  ce  retour  de  la  tendresse  du  roi.  La  seule  grâce 
qu'elle  consentit  à  recevoir,  et  encore  de  la  main  de  la  reine  autant 
que  de  celle  du  roi,  fut  la  survivance  de  la  charge  de  dame  d'atours 
qu'occupait  sa  grand'mère,  M™'^  de  La  Flotte;  dès  ce  moment,  elle 
eut  le  droit  d'être  appelée  madame,  et  désormais  nous-même  l'ap- 
pellerons ainsi.  Sa  sœur,  M"''  d'Escars,  devint  une  des  filles  d'hon- 
neur de  la  reine,  et  son  jeune  frère,  le  comte  de  Montignac,  qui  était 
déjà  dans  les  cadets  aux  gardes,  entra  dans  la  compagnie  des  mous- 
quetaires du  comte  de  Tréville.  Après  les  couches  de  la  reine.  M'""  de 
La  Flotte,  qui  n'avait  pas  l'humeur  aussi  désintéressée  que  sa  petite- 
fille,  désira  vivement  monter  de  sa  place  de  dame  d'atours  à  celle 
de  gouvernante  du  petit  dauphin.  On  poussa  M""^  de  Hautefort  à  en 
parler  à  Louis  Xlli  et  même  à  Richelieu;  elle  le  fit,  mais  avec  une 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  2A1 

fierté  maladroite  qui  ne  réussit  pas.  Richelieu  n'était  pas  liomme  à 
remettre  le  futur  roi  entre  les  mains  de  ses  ennemis,  et  il  avait  déjà 
fait  nommer  à  cet  emploi  important  M™*  de  Lansac,  qui  lui  était 
toute  dévouée.  Ses  anciens  ombrages  s'étaient  réveillés  avec  la  pas- 
sion du  roi,  et,  comme  la  conduite  de  M""^  de  Haiitefort  n'avait  fait 
que  les  fortifier,  au  lieu  de  la  servir,  il  travaillait  à  la  perdre.  Cette 
fois,  instruit  par  l'expérience,  il  avait  compris  que,  tant  que 
Louis  XIII  pourrait  voir  cette  ravissante  figure  et  approcher  de  ce 
noble  cœur,  avec  des  brouilleries  plus  ou  moins  longues,  M"""=  de 
Ilautefort  reprendrait  toujours  son  empire,  et  que,  pour  la  détruire, 
il  fallait  lui  faire  quitter  la  cour  et  Paris.  Il  n'ignorait  pas  que  la 
reine,  tout  en  gardant  mieux  les  apparences,  ne  cessait  d'encourager 
le  parti  des  mécontens.  Il  savait  que  sa  jeune  confidente  s'était  liée 
par  ses  ordres  avec  le  comte  de  Soissons  et  avec  Monsieur,  et  qu'elle 
était  leur  intermédiaire  auprès  de  sa  maîtresse.  Il  avait  fini  par  pé- 
nétrer jusque  dans  l'intérieur  d'Anne  d'Autriche,  en  gagnant  une  de 
ses  filles  d'honneur,  cette  jeune,  belle  et  spirituelle  M""  de  Chéme- 
rault  dont  La  Rochefoucauld  fait  un  si  vif  éloge.  M""  de  Chéme- 
rault  avait  une  correspondance  mystérieuse  avec  le  cardinal,  où 
elle  lui  rendait  compte  de  tout  ce  qu'elle  voyait  et  entendait.  Dans 
cette  correspondance,  trouvée  après  la  mort  de  Richelieu  parmi  ses 
papiers  et  livrée  à  la  publicité  pendant  la  fronde,  le  roi  et  la  reine 
sont  appelés  Céphale  et  Procris;  M"'"  de  Hautefort  y  est  toujours 
l'Aurore,  W""  de  La  Flotte  est  la  Vieille,  M"-^  de  La  Fayette  la  Dé- 
laissée, Richelieu  l'Oracle,  bien  entendu,  et  elle-même  se  met  sous  le 
nom  du  bon  Ange  (1).  Cet  ange-là,  avec  sa  johe  figure,  sa  gaieté  et  sa 
candeur  apparente,  trompa  longtemps  "Sl"^  de  Hautefort  par  des  raf- 
finemens  de  perfidie  et  de  bassesse  que  la  noble  femme  était  inca- 
pable de  soupçonner. 

Richelieu  n'avait  pas  sous  la  main  une  autre  M""'  de  La  Fayette 
pour  balancer  M'"*'  de  Hautefort;  mais,  sachant  qu'il  fallait  toujours 
à  Louis  XIII  une  sorte  de  distraction  sentimentale,  un  amusenieut  de 
cœur,  il  avait  mis  depuis  quelque  temps  auprès  de  lui  un  jeune  homme 
cle  la  tournure  la  plus  agréable,  le  fils  d'un  de  ses  amis  les  plus  dé- 
voués et  les  plus  capables,  le  marquis  et  maréchal  d'Efiiat,  et,  se 
croyant  aussi  sûr  du  fils  cpie  du  père,  il  lui  avait  fait  faire  un  chemin 
si  rapide  qu'à  dix-neuf  ans,  en  1639,  Cinq-Mars  était  déjà  grand- 
écuyer.  Il  avait  plu  d'abord  au  roi  par  sa  bonne  grâce,  et  le  faible 
monarque  l'avait  aussi  trouvé  bien  cojiunode  à  aimer,  puisque  cela  ne 
lui  faisait  pas  d'aflàire  avec  M.*  le  cardinal.  Ainsi  que  Richeheu  l'avait 
prévu  et  espéré,  cette  inclination  nouvelle  amortit  peu  à  peu  dans  le 

(1)  Journil  de  3/.  le  cardinal  do  lUchelieit,  etc. 

TOME  1.  16 


242  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cœur  de  Louis  XllI  son  amour  pour  M'"''  de  Hautefort,  ou  plutôt  elle 
devint  un  autre  amour  qui,  comme  le  premier,  avait  ses  vivacités,  ses 
jalousies,  ses  orages.  Le  roi  demandait  à  Cinq-Mars  de  n'aimer  que 
lui;  celui-ci,  poussé  par  sa  propre  ambition  et  par  Richelieu,  de- 
mandait à  son  tour  au  roi  de  ne  pas  partager  ses  affections,  et  il  se 
])laignaitde  l'empire  qu'exerçait  encore  sur  lui  M""  de  Hautefort  (1). 
Dans  les  commencemens,  il  suffisait  d'une  soirée  que  le  roi  venait 
passer  chez  la  reine  pour  déjouer  toutes  ces  manœuvres,  et  rendre 
Je  cœur  de  Louis  à  sa  première  et  irrésistible  maîtresse;  mais  il  n'en 
était  point  ainsi  dans  les  voyages  :  là,  seul  entre  son  redouté  ministre 
et  son  nouvel  ami,  le  roi  était  bien  autrement  facile  aux  impres- 
sions qu'on  lui  voulait  donner,  et  c'est  dans  un  de  ces  voyages  que, 
les  yeux  de  la  belle  dame  n'étant  plus  là  pour  j)laider  sa  cause, 
Richelieu  l'accusa  d'avoir  la  main  dans  les  intrigues  de  Monsieur, 
de  troubler  et  de  diviser  la  cour  et  de  faire  obstacle  au  gouverne- 
ment par  l'absolu  crédit  qu'on  lui  supposait  sur  le  roi;  il  fit  entendre 
qu'il  était  fort  inutile  d'avoir  exilé  M"*  de  Chevreuse  pour  garder 
une  personne  tout  aussi  dangereuse  qu'elle.  Louis  XIII  résista  long- 
temps; pour  l'emporter,  le  cardinal  fut  obligé  de  lui  donner  à  choi- 
sir entre  M""'  de  Hautefort  et  lui,  et  de  déclarer  qu'il  aimait  mieux 
se  retirer  que  de  se  consumer  dans  des  luttes  obscures,  où  l'appui 
du  roi  lui  manquait.  Cette  menace  épouvanta  Louis  XIH;  Richelieu, 
le  voyant  ébranlé,  pour  le  décider,  lui  dit  qu'il  ne  s'agissait  pas 
d'éloigner  à  jamais  M'"'"  de  Hautefort,  mais  seulement  pour  une  quin- 
zaine de  jours,  afin  qu'on  vît  que  sa  faveur  n'était  pas  aussi  grande 
qu'on  le  croyait.  Le  roi  finit  par  céder  en  insistant  bien  sur  cette  con- 
dition que  ce  serait  seulement  pour  quinze  jours;  le  cardinal  l'as- 
sura qu'il  n'en  demandait  pas  davantage,  mais,  redoutant  l'ascen- 
dant accoutumé  de  M'"''  de  Hautefort,  il  fit  promettre  au  roi  de  ne 
pas  la  voir.  A  peine  le  marché  conclu,  Richelieu  se  hâta  de  l'exé- 
cuter; il  envoya,  de  la  part  du  roi,  à  l'ancienne  favorite,  l'ordre  de 
se  retirer  pour  quelque  temps,  et  aux  gardes  celui  de  ne  la  point 
laisser  entrer  chez  le  roi.  Quand  M™"  de  Hautefort  reçut  le  comman- 
dement qui  lui  était  apporté,  elle  eut  de  la  peine  à  y  croire.  Elle  se 
rappelait  que,  dans  plusieurs  de  ses  querelles  avec  son  royal  amant, 
souvent  elle  lui  avait  dit  que  de  l'humeur  dont  elle  le  connaissait, 
elle  s'attendait  à  être  un  jour  ou  l'autre  chassée  de  la  cour  par  la 
jalousie  du  cardinal,  et  que  Louis  XIII  lui  avait  toujours  répondu 
que  cela  ne  serait  jamais,  et  que,  reçût-elle  un  pareil  ordre,  il  la 
conjurait  de  ne  pas  y  ajouter  foi  et  de  ne  croire  qu'à  ce  qu'il  lui 
dirait  lui-même.  Elle  voulut  donc  entendre  de  la  bouche  même  du 

(1)  Mémoires  de  Monglat,  collect.  Petitot,  t   XLIX,  p.  238,  etc. 


MADAME    DE    HAUTEFORÏ.  24^ 

roi  l'ordre  qu'elle  venait  de  recevoir.  «  Elle  étoit  si  bonne  et  si  aimée 
de  tout  le  monde,  dit  l'histoire  de  sa  vie,  que,  lorsqu'elle  se  pré- 
senta à  la  porte  du  roi,  les  gardes,  après  lui  avoir  fait  part  de  leur 
ordre,  n'osèrent  s'opposer  à  ce  qu'elle  entrât.  La  surprise  du  roi 
fut  extrême  en  la  voyant  avec  un  air  de  grandeur  et  de  fierté  tout 
ensemble  que  le  dépit  lui  donnoit  et  qui  augmentoit  sa  beauté.  Elle 
lui  dit  qu'avant  de  partir  de  la  cour  par  son  ordre,  elle  avoit  voulu 
connoître  quel  crime  elle  avoit  commis  pour  mériter  d'être  exilée. 
Le  roi  lui  dit  que  son  exil  n'étoit  que  pour  quinze  jours,  qu'il  l'avoit 
accordé  avec  une  violence  extrême  aux  raisons  d'état,  à  cause  des 
intrigues  qui  troubloient  toute  la  cour,  et  que  Ton  faisoit  sous  son 
nom,  qu'elle  le  devoit  plaindre  de  la  violence  que  l'on  avoit  faite 
à  son  inclination  et  de  la  douleur  qu'il  en  souffriroit  pendant  ce 
temps.  Elle  lui  répondit  que  ces  quinze  jours  dureroient  le  reste  de 
sa  vie,  qu'ainsi  elle  prenoit  congé  de  lui  pour  toujours.  Le  roi  l'as- 
sura, comme  il  le  croyoit,  que  rien  au  monde  ne  pourroit  l'obliger  à 
se  priver  de  la  voir  un  jour  de  plus.  » 

On  comprend  quelle  dut  être  la  douleur  d'Anne  d'Autriche  en  per- 
dant une  pareille  amie,  dont  elle  sentait  bien  qu'elle  causait  elle- 
même  le  malheur.  Elle  pleura,  sanglota,  l'embrassa  plusieurs  fois, 
et,  dans  le  trouble  où  elle  était,  ne  sachant  que  lui  offrir,  elle  défit 
ses  pendans  d'oreilles,  qui  valaient  bien  dix  ou  douze  mille  écus,  et 
les  lui  donna,  en  la  priant  de  les  garder  pour  l'amour  d'elle. 

M'"''  de  Hautefort  se  retira  près  du  Mans,  dans  une  terre  qui  ap- 
partenait à  sa  grand'mère,  emmenant  avec  elle  son  jeune  frère,  M.  de 
Montignac,  et  sa  sœur,  M"^  d'Escars,  sans  oublier  celle  qu'elle  croyait 
sa  meilleure  amie.  M"'  de  Ghémerault,  que  Richeheu  avait  aussi  mise 
en  disgrâce  pour  couvrir  sa  trahison,  et  qui,  sous  le  masque  du  dé- 
vouement, avait  accepté  l'odieuse  mission  de  surveiller  l'exilée  comme 
elle  avait  fait  la  favorite.  Tel  était,  à  son  égard,  l'aveuglement  de 
M""'  de  Hautefort,  qu'avant  de  quitter  Paris,  ayant  appris  que  la  reine 
s'était  bornée  à  donner  A, 000  écus  à  M'^'^  de  Ghémerault,  sans  au- 
cune autre  marque  d'attachement  et  d'estime,  elle  se  sentit  blessée 
dans  l'opinion  qu'elle  s'était  faite  de  la  générosité  de  la  reine,  et  lui 
écrivit  une  dernière  fois  pour  lui  rappeler,  dans  les  termes  les  plus 
vifs,  ce  qu'elle  devait  à  M"'  de  Ghémerault,  oubliant  sa  propre  in- 
fortune et  le  rang  de  celle  à  laquelle  elle  écrivait  pour  ne  songer  qu'à 
la  jeune  fille.  Elle  avait  appris  aussi  qu'Anne  d'Autriche  n'avait  pas 
témoigné  une  assez  haute  indignation  de  l'outrage  qui  lui  était  fait 
à  elle-même  en  sa  personne,  et  qu'elle  avait  trop  paru  se  résigner 
au  triomphe  de  Richelieu.  Gette  conduite  avait  été  un  coup  doulou- 
reux à  sa  fierté  et  à  sa  tendresse;  elle  en  souffrait  plus  que  de  l'exil, 
et  la  façon  dont  elle  en  parle  à  la  reine  se  ressent  du  trouble  et  de 


244  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

l'amertume  de  son  cœur.  La  lettre  où  elle  exhale  ses  chagrins,  pleine 
à  la  fois  (l'afiection,  de  hauteur  et  de  dépit,  peint  à  merveille  le  ca- 
ractère de  M'"''  de  Hautefort,  et  montre  en  elle,  à  vingt-quatre  ans, 
à  cet  âge  heureux  des  grands  sentimens  portés  jusqu'à  l'exagération, 
une  sorte  d'Emilie  outrée  et  sublime.  Voici  quelques  passages  de 
cette  lettre  à  la  Corneille.  On  y  sent  que  la  plus  grande  douleur  de 
M*"^  de  Hautefort  est  de  voir  sa  royale  amie  au-dessous  de  l'idéal  de 
générosité  et  de  noblesse  qu'elle  s'était  formé,  et  la  hardiesse  de 
son  langage  en  cette  occasion  marque  déjà  jusqu'où  elle  pourra  se 
porter  plus  tard,  lorsqu'elle  croira  la  réputation  de  la  reine  bien  au- 
trement compromise. 

«  Madame  (1) ,  s'il  m'étoit  permis  de  juger  des  sentimens  de  votre 
majesté  par  les  miens,  je  n'oserois  vous  dire  adieu  pour  jamais,  de 
crainte  que  cette  parole  ne  mît  votre  vie  au  même  péril  où  elle  met 
la  mienne  en  vous  l'écrivant.  Mais  puisque  Dieu  vous  fait  avoir  en 
cet  accident  la  résignation  que  vous  avez  eue  en  tant  d'autres,  je 
ferois  injure  à  la  Providence  et  à  votre  courage,  si  je  croyois  que 
mes  disgrâces  et  mes  déplaisirs  pussent  donner  quelque  atteinte  à 
votre  santé  et  à  votre  repos.  C'est  donc  pour  jamais,  madame,  que 
je  dis  adieu  à  votre  majesté,  et  je  vous  supplie  très  humblement  de 
croire  qu'en  quelque  endroit  du  monde  que  la  persécution  me  puisse 
jeter,  j'y  passerai  mes  jours  dans  la  fidélité  et  dans  l'attachement 
qui  sont  les  véritables  causes  qu'on  me  persécute,  et  n'aurai  de  re- 
gret, parmi  les  ennuis  qui  m'accablent,  que  de  n'en  pouvoir  pas 
souffrir  davantage  pour  l'amour  de  vous.  Ma  douleur  me  feroit  ici 
achever  ma  lettre,  si  le  zèle  que  j'ai  pour  votre  gloire  ne  me  défen- 
doit  de  taire  une  chose  qui  la  peut  ternir,  et  de  vous  dissimuler 
l'étonnement  que  chacun  témoigne  de  l'état  où  vous  laissez  M"*"  de 
Chémerault.  On  sait  que  vous  connoissez  aussi  bien  son  cœur  que  sa 
misère,  et  on  ne  croit  pas  même  que  vous  lui  deviez  faire  acheter  le 
bien  qu'elle  peut  recevoir  de  vous  par  une  demande  qui  lui  sortiroit 
de  la  bouche  avec  plus  de  peine  que  sa  propre  vie.  Cependant  on 
lui  a  commandé  de  se  retirer  avec  4,000  écus,  qu'il  faut  qu'elle  em- 
ploie à  payer  ses  dettes  :  on  parle  de  la  renvoyer  de  la  même  sorte 
qu'on  renverroit  Michelette  (2),  si  l'on  s'étoit  avisé  des  grandes  ca- 
bales qu'elle  fait  dans  la  cour  aussi  bien  que  nous...  On  dit  que,  si 
une  reine  n'a  pas  d'argent  pour  fournir  aux  nécessités  d'une  fille 
qu'elle  a  aimée,  elle  peut  bien  au  moins  lui  envoyer  un  présent  qui 
témoigne  qu'elle  ne  l'oublie  pas,  et  lui  donner  après  cela  une  pen- 
sion qui  assure  sa  subsistance,  avec  une  lettre  qui  fasse  connoître 

(1)  Vie  manuscrite. 

(2)  Femme  de  service  de  la  reine  qui  avait  la  garde  de  ses  petits  chiens. 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  '2!\b 

à  sa  mère  l'entière  satisfaction  que  vous  avez  d'elle...  Je  suis  si  déli- 
cate en  ce  qui  regarde  l'opinion  que  toute  la  terre  doit  avoir  de 
vous,  que  si  M"*  de  Ghémerault  n'avoit  pas  su  le  présent  que  vous 
m'avez  fait,  je  n'eusse  pu  m'empèclier  de  le  lui  donner  de  votre 
part.  Encore  que  j'aie  appris  avec  dépit  la  peur  que  vous  avez  de 
déplaire  à  celui  qui  m'arrache  d'auprès  de  vous,  je  proteste  que  vos 
timidités  et  vos  complaisances  me  piquent  beaucoup  plus  pour  vous 
que  pour  moi,  et  que  je  me  consolerois  du  mal  qu'il  m'a  fait,  si  j'étois 
bien  certaine  que  ce  fût  le  dernier  qu'il  voulût  vous  faire.  Adieu 
pour  la  dernière  fois,  madame;  je  ne  puis  plus  penser  à  ne  vous  voir 
jamais,  et  si  cette  mortelle  imagination  ne  me  donne  relâche  pour 
un  moment,  je  ne  vivrois  même  pas  assez  pour  vous  dire  que  je 
suis,  madame,  de  votre  majesté,  la  très  fidèle,  etc..  » 

Tous  ceux  qui,  à  la  cour  et  à  Paris,  avaient  connu  j\I'"*  de  Haute- 
fort,  sa  vertu,  son  désintéressement,  son  obhgeance,  sa  libéralité, 
ne  la  virent  pas  s'éloigner  sans  un  extrême  déplaisir.  Les  plus  in- 
consolables furent  ses  amans,  comme  on  disait  alors.  L'un  d'eux,  le 
marquis  de  Noirmoutiers,  ne  pouvant  résister  à  la  violence  de  sa  pas- 
sion, s'échappa  de  Paris  et  courut  au  Mans  pour  la  voir  encore  et 
dans  l'espérance  de  la  toucher;  mais  M™"  de  Hautefort  ne  l'aimait 
point,  et  elle  comprenait  trop  la  dignité  du  malheur  pour  la  com- 
promettre en  recevant  une  visite  équivoque.  Le  brillant  marquis 
n'obtint  pas  même  une  audience  et  un  regard.  Elle  s'ensevelit 
dans  une  solitude  profonde,  ne  recevant  qu'un  très  petit  nombre 
d'amis,  entre  autres  le  pauvre  La  Porte,  qu'elle  avait  fort  contribué, 
pendant  le  retour  de  son  crédit,  à  tirer  de  la  Bastille,  et  qui,  exilé 
comme  elle,  habitait  dans  le  voisinage.  Ces  deux  âmes  loyales  et 
courageuses,  bien  séparées  par  leur  rang  dans  le  monde,  s'étaient 
rapprochées  dans  leur  fidélité  à  Anne  d'Autriche  et  dans  leur  com- 
mune ardeur  pour  ses  intérêts  et  pour  sa  gloire.  La  Porte  avait  vu 
y{me  jg  Hautefort  si  intrépide,  et  il  la  savait  si  pure,  si  désintéressée, 
si  bienfaisante,  qu'il  s'était  donné  à  elle  tout  autant  qu'à  la  reine  et 
bien  plus  qu'à  M™"  de  Chevreuse.  Il  n'était  pas  dupe  de  la  feinte 
amitié  de  M"''  de  Ghémerault,  et  plus  d'une  fois  il  tenta  d'éclairer 
M™^  de  Hautefort;  mais  celle-ci  rejetait  bien  loin  ses  soupçons,  <(  ne 
pouvant  pas  seulement,  dit  La  Porte  (1),  souffrir  la  pensée  d'un  tel 
crime,  »  et  elle  ne  fut  désabusée  qu'à  la  mort  de  Richelieu,  lorsque 
la  reine  lui  envoya  les  lettres  de  M"'=  de  Ghémerault,  trouvées  dans 
la  cassette  du  cardinal. 

G'est  pendant  ce  séjour  auprès  du  Mans  qu'elle  entendit  parler 
de  Scarron,  de  ses  cruelles  infirmités,  et  de  la  gaieté  courageuse 

(1)  Mémoires,  collection  Petitot,  p.  391^  etc. 


2/l(>  REVUE    DES    DEUX    IMONDES. 

avec  laquelle  il  les  supportait.  Scarron  souffrait;  c'était  assez,  elle 
s'intéressa  au  bouffon  malade  et  lui  vint  en  aide  de  toutes  les  ma- 
nières. De  là,  tant  de  vers  adressés  par  Scarron  à  M™"  de  Hautefort 
et  à  sa  sœur  (1). 

Cependant  les  événemens  se  pressaient  sur  la  scène  mobile  qu'elle 
venait  de  quitter.  Du  fond  de  sa  retraite,  pendant  trois  années,  elle 
assista  de  loin  à  bien  des  spectacles  qui  tour  à  tour  agitèrent  son 
âme  de  rares  joies,  d'inquiètes  espérances,  d'effroi,  de  compassion, 
d'horreur.  Elle  recevait  de  fréquens  et  secrets  messages  d'Anne 
d'Autriche,  qui  l'assuraient  de  sa  constante  amitié.  Un  jour,  elle 
reçut  de  sa  part  le  portrait  du  petit  dauphin  comme  un  présage  de 
jours  meilleurs.  Quels  durent  être  ses  seutimens,  lorsqu'elle  apprit 
l'audacieuse  entreprise  du  comte  de  Soissons,  son  triomphe  à  la 
Marfée  et  sa  mort!  Bientôt  aussi  elle  vit  l'ambitieux  étourdi  qui 
l'avait  remplacée  dans  le  cœur  du  roi,  parvenu  au  faîte  de  la  faveur, 
s'en  précipiter  lui-même,  conspirer  la  perte  de  celui  auquel  il  devait 
tout,  et,  retombé  sous  la  main  puissante  qui  l'avait  tiré  du  néant, 
porter,  à  vingt-deux  ans,  sa  tête  sur  un  échafaud.  Elle  vit  enfin  ce 
terrible  cardinal,  vainqueur  de  tous  ses  ennemis  au  dedans  et  au 
dehors,  maître  du  roi  et  de  la  France,  et,  méditant  les  plus  hardis 
desseins,  succomber  à  ses  soucis  et  à  ses  infirmités,  et  Louis  XIII, 
épuisé  et  languissant,  tout  prêt  à  le  suivre  dans  la  tombe. 

Anne  d'Autriche  n'osa  pas  rappeler  les  serviteurs  et  les  amis  aux- 
quels elle  tenait  le  plus  avant  que  le  roi  eût  fermé  les  yeux.  Tout 
entière  à  son  grand  objet,  d'être  mise  par  le  roi  lui-même  en  pos- 
session de  la  régence,  elle  s'était  résignée  aux  étroites  limites  où  la 
déclaration  royale  du  20  avril  16Zi3  renfermait  son  autorité,  et  elle 
avait  souffert  sans  se  plaindre  que  cette  même  déclaration  maintînt 
et  perpétuât  l'exil  de  sa  plus  ancienne  amie,  1""=  de  Chevreuse,  se 
réservant  d'agir  plus  tard  selon  son  pouvoir  et  selon  les  circon- 
stances. Pendant  la  fin  d'avril  et  le  commencement  de  mai,  chaque 
jour  on  croyait  que  le  roi  allait  expirer.  Une  fois  même,  la  nouvelle 
de  sa  mort  étant  arrivée  au  Mans,  M"'"  de  Hautefort  et  La  Porte  se 
hâtèrent  d'accourir  à  Paris;  le  lendemain,  il  se  trouva  que  la  nou- 
velle était  fausse,  et  il  leur  fallut  regagner  leur  retraite  sans  avoir 
vu  personne  (2).  Le  14  mai,  le  roi  Louis  A III  acheva  de  mourir,  et 
le  17  la  reine  écrivait  de  sa  propre  main  à  M'"'  de  Hautefort  la  lettre 
suivante  :  a  Je  ne  puis  demeurer  plus  longtemps  sans  envoyer  de 

(1)  Lorsque  M™e  de  Haiitfti'ort  revint  à  la  cour,  elle  présenta  Scarron  à  la  reine  Anne, 
et  elle  lui  fit  ohteuir  une  pension  et  un  bénéfice  au  Mans.  Voyez  les  pièces  que  Scarron 
lui  a  adressées  ainsi  qu'cà  sa  sœur,  M'i"  d'Escars,  à  diverses  époques,  t.  VU  des  Œuvres 
de  Scarron,  édition  d'Amsterdam,  1752. 

(2)  Mémoiiesde  La  Porte,  p.  391  et  39-2. 


MADAME    DE   HAUTEFORT.  2/l7 

Cussy  (domestique  de  la  reine)  pour  vous  conjurer  de  me  venir 
trouver  aussitôt  qu'il  vous  aura  donné  celle-ci.  Je  ne  vous  dirai  autre 
chose,  l'état  où  je  suis  après  la  perte  que  j'ai  faite  ne  me  permettant 
que  de  vous  assurer  de  mon  affection,  laquelle  je  vous  témoignerai 
toute  ma  vie,  et  que  je  suis  votre  bonne  amie  et  maîtresse  (1). 

«  Anne.  » 

Pour  faire  honneur  à  son  amie  et  lui  marquer  davantage  son  em- 
pressement à  la  voir,  la  reine  lui  envoya  sa  propre  voiture.  M"*^  de 
Ilautefort  rentra  donc  à  la  cour  en  triomphe;  elle  reprit  sa  charge  de 
dame  d'atours;  elle  put  croire  que  ses  épreuves  étaient  terminées,  et 
qu'elle  avait  enfin  touché  le  port. 

III. 

Marie  de  Hautefort  avait  vingt-sept  ans  en  1643.  La  jeune  femme 
avait  remplacé  la  jeune  fille.  Tout  en  restant  modestes,  ses  manières 
étaient  devenues  plus  aisées.  Elle  se  livrait  davantage  aux  plaisirs  de 
la  conversation  et  de  la  comédie,  à  la  lecture  des  poètes  français  et 
italiens,  à  celle  des  romans  du  jour.  Avec  sa  délicatesse  et  sa  fierté, 
ses  grands  sentimens  et  son  amabilité,  elle  était  faite  pour  être  un 
des  ornemens  de  l'hôtel  de  Rambouillet,  une  digne  amie  de  l'illustre 
marquise,  de  sa  fille  Julie  et  de  M*"*  de  Sablé,  une  véritable  et  par- 
faite précieuse;  elle  le  devint  sous  le  nom  cl'Hermione  (2),  et  toute  sa 
vie  elle  en  garda  la  réputation.  Il  était  difficile  d'unir  plus  d'agrément 
à  plus  de  solidité.  La  sérénité  de  son  âme  passait  dans  ses  propos 
enjoués,  qu'animait  une  plaisanterie  assez  vive,  mais  toujours  du 
meilleur  goût.  Elle  donnait  un  tour  heureux  aux  moindres  choses, 
elle  récitait  admirablement  les  vers,  savait  jouer  de  la  guitare,  chan- 
tait bien,  et  écrivait  des  lettres  fort  jolies.  Pour  son  caractère,  on 
ne  savait  ce  qu'on  devait  y  admirer  le  plus,  de  l'élévation  ou  de  la 
bonté.  Assez  libre  et  même  un  peu  fière  avec  les  grands,  elle  était 
douce  aux  inférieurs,  et  d'une  bienfaisance  égale  à  son  désintéresse- 
ment. Elle  était  donc  honorée  et  aimée  de  tout  le  monde,  et  par- 
dessus tout  cela  les  grâces  incomparables  de  sa  personne  semaient 
autour  d'elle  les  adorateurs. 

Nous  avons  dit  un  mot  de  la  passion  respectueuse  qu'éprouva 

(1)  Nous  devons  ce  billet  au  père  Griffet,  dans  son  excellente  et  trop  peu  appréciée 
Histoire  de  Louis  XIII;  c'est  sans  doute  un  abrégé  qu'en  a  voulu  donner  M">e  de  JMottc- 
ville,  lorsqu'elle  dit,  t.  I",  p.  1G4,  que  la  reine  avait  écrit  de  sa  propre  main  à  U'"^  de 
Hautefort  «  qu'elle  la  priait  de  revenir,  qu'elle  ne  pouvait  goûter  de  plaisir  parlait  si 
elle  ne  le  goûtait  avec  elle,  »  et  ces  mêmes  mots  :  «  Venez,  ma  chère  amie,  je  meurs 
d'im\mtience  de  vous  embrasser.  »  L'abrégé  est  plus  tendre  que  la  lettre  même. 

(2)  Saumaise,  le  grand  Dictionnaire  des  précieuses,  1661,  t.  1",  p.  218. 


2ii8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

pour  elle  La  Rochefoucauld.  Elle  inspira  le  même  sentiment  à  l'im- 
pétueux Charles  IV,  duc  de  Lorraine,  et  le  triomphe  de  sa  chaste 
beauté  est  d'avoir  un  moment  transformé  l'amant  de  M'"*^  de  Che- 
vreuse,  de  Béatrice  de  Gusance  et  de  Marianne  Pajot,  en  un  héros  de 
l'Astrée  et  du  grand  Cyrus.  Le  duc  l'aima  sans  oser  se  déclarer  autre- 
ment que  par  une  galanterie  empruntée  aux  romans  à  la  mode.  Dans 
un  combat,  soit  à  Nortlingen,  soit  plutôt  à  ïudelingen,  où  Charles  I\ 
déploya  de  grands  talens  militaires  couronnés  par  la  victoire,  ayant 
fait  prisonniers  deux  gentilshommes  français  dont  l'un  avait  servi 
avec  le  frère  de  M""'  de  Hautefort,  il  lui  demanda  s'il  connaissait 
cette  dame.  Ce  gentilhomme  ayant  répondu  qu'il  l'avait  vue  très 
souvent  à  la  cour,  Charles  leur  dit  à  tous  les  deux  :  «  Je  vous  donne 
la  liberté,  et  ne  veux  pour  votre  rançon  que  l'honneur  de  savoir  que 
vous  avez  baisé  de  ma  part  la  robe  de  M""'  de  Hautefort.  »  Ce  qui  fut 
ponctuellement  exécuté.  Elle  avait  eu  un  peu  plus  de  peine  à  répri- 
mer la  violente  passion  du  brillant  marquis  de  Noirmoutiers,  de  la 
maison  de  La  ïrémouille.  Il  est  assez  piquant  qu'elle  ait  tourné  la 
tête  à  Chavigny,  le  confident  et  le  disciple  de  Richelieu,  et  malgré 
toute  sa  modestie  et  sa  retenue,  elle  ne  put  s'empêcher  de  troubler 
le  cœur  du  sage  et  noble  marquis  depuis  duc  de  Liancour,  le  mari 
de  Jeanne  de  Schomberg.  Sous  Louis  XIII,  dans  un  moment  où  il 
croyait  qu'il  allait  perdre  sa  femme,  au  milieu  de  la  douleur  la  plus 
sincère,  M.  de  Liancour  avait  laissé  pénétrer  dans  son  âme  une 
secrète  espérance  qu'il  n'avait  pu  contenir  en  présence  de  celle  qui 
l'aurait  pu  consoler,  et  il  l'avait  trahie  par  quelques  mots  embarras- 
sés que  M™"  de  Hautefort  avait  accueillis  avec  un  air  et  un  silence 
qui  avaient  suffi  à  faire  rentrer  en  lui-même  le  noble  duc;  mais  l'im- 
prudente déclaration  avait  été  entendue  et  rapportée  au  roi,  qui, 
alors  dans  toute  la  recrudescence  de  sa  passion  pour  M'""  de  Haute- 
fort,  ne  pouvait  souffrir  qu'on  lui  adressât  aucun  hommage.  M.  de 
Liancour  courait  risque  d'être  renvoyé,  et  toute  la  cour  était  éinue 
et  inquiète.  M"'«  de  Hautefort  se  conduisit  en  cette  affaire  avec  tant 
de  modestie,  de  sagesse  et  d'esprit,  que  la  jalousie  de  Louis  XIII 
s'apaisa,  et  que  M.  de  Liancour  changea  peu  à  peu  ses  premiers 
sentimens  en  une  tendre  amitié  :  noble  changement  qu'il  appartient 
à  bien  peu  de  femmes  de  produire,  et  qui  demande  un  mélange 
exquis  de  parfaite  honnêteté  et  de  bonté  aifectueuse  (1). 

Mais  si  Louis  XIII  eut  tant  d'humeur  contre  M.  de  Liancour  pour 
avoir  adressé  à  M'"^  de  Hautefort  quelques  paroles,  il  entra  dans  une 
bien  autre  coîère,  lorsqu'il  apprit,  à  peu  près  vers  le  même  temps, 
qu'il  avait  auprès  de  l'aimable  dame  d'atours  un  rival  bien  plus  re- 

(1)  Vie  manuscrite. 


MADAME    DE    HAUTEFORT. 


249 


doiitable  dans  le  plus  jeune  et  le  plus  brave  capitaine  de  ses  cardes. 
Potier,  marquis  de  Gêvres,  le  fils  aîné  du  comte  de  Trêmes.  C'était 
un  des  jeunes  seigneurs  de  la  cour  qui  donnait  les  plus  grandes 
espérances.  Son  service  de  capitaine  des  gardes  lui  faisant  i-encon- 
trer  souvent  la  belle  Marie,  il  en  était  devenu  éperdument  amou- 
reux, et  sachant  bien  à  qui  il  avait  affaire,  il  avait  soutenu  ses  ar- 
dens  et  respectueux  honnuages  de  propositions  qui  n'étaient  pas 
faites  pour  être  repoussées.  M"'  de  Chémerault,  pour  qui  M""*  de 
Hautefort  n'avait  pas  de  secret,  en  avertit  Richelieu  (1) ,  qui  en  avertit 
le  roi,  afin  de  lui  montrer  que  la  belle  dame  n'était  pas  aussi  insen- 
sible qu'elle  le  voulait  faire  accroire,  et  qu'elle  répondait  bien  mal  à 
sa  royale  affection.  Louis  XIII,  transporté  de  courroux,  envoya  trois 
de  ses  gens  chez  M"'*  de  Hautefort  demander  une  explication.  Celle-ci 
ne  trouva  pas  de  sa  dignité  de  s'expliquer  avec  eux,  et  leur  dit  seu- 
lement que  si  le  roi  voulait  bien  venir  lui-même,  elle  ne  lui  cache- 
rait rien.  Louis  XIII  y  courut  sur-le-champ,  et  elle  lui  avoua  sans 
détour  qu'en  effet  le  marquis  de  Gêvres  la  recherchait  et  qu'il  lui 
avait  fait  parler  par  un  de  leurs  amis.  Le  roi  se  montra  charmé  de 
cette  loyale  déclaration,  disant  en  même  temps  qae  si  elle  avait  usé 
du  moindre  déguisement,  il  l'aurait  chassée  de  la  cour;  mais  il  ne 
s'en  tint  pas  là  :  il  envoya  un  exempt  de  ses  gardes  se  plaindre  au 
comte  de  Trêmes  de  la  conduite  de  son  fils,  qui,  étant  à  son  service 
et  recherchant  une  personne  du  service  de  la  reine,  osait  le  faire  par 
des  voies  secrètes  et  sans  en  avoir  obtenu  la  permission  de  leurs 
majestés.  Il  déclarait  d'ailleurs  quil  ne  s'opposait  pas  à  ce  mariage, 
mais  sur  un  ton  que  le  comte  de  Trêmes  comprit  fort  bien.  Se  prê- 
tant, en  fin  courtisan,  à  cette  comédie,  c'est  lui  qui  s'éleva  contre 
ce  mariage,  et  le  jeune  capitaine  des  gardes  dut  signer  une  décla- 
ration où  librement  il  renonçait  au  dessein  qu'il  avait  eu.  Cette  belle 
déclaration  est  des  premiers  jours  de  1639  (2) .  Gêvres  s'y  serait-il 
arrêté  après  la  mort  de  Louis  XIII,  s'il  eût  revu  à  la  cour  Marie  de 
Hautefort  plus  brillante  que  jamais,  et  si  une  mort  glorieuse  ne 
l'avait  pas  emporté  au  siège  de  Thionville,  quand  il  allait  devenir 
maréchal  de  France? 

Parmi  tant  d'autres  adorateurs  de  la  belle  dame  qui  paraîtront 
successivement,  mettons  ici,  à  côté  du  jeune  et  héroïque  marquis  de 
Gêvres,  le  vieux  duc  d'Angoulême,  gouverneur  de  Provence,  le  fils 
de  Charles  IX  et  de  Marie  Touchet.  Resté  veuf  de  Charlotte  de  Mont- 

(1)  Lettres  de  Mi'*'  de  Chémerault,  dans  le  Journal  de  M.  le  cardinal  de  Richelieu, 
p.  184  et  185  de  Féditioii  plus  haut  citée. 

(2)  Nous  tirons  ces  curieux  détails  d'une  pièce  inédite,  enfouie  à  la  Bibliothèque  natio- 
nale dans  le  fonds  Du  Puy,  n°^  548,  549,  5j0.  Eu  tète  de  cette  pièce,  on  lit  :  «  Hautefoit. 
(îesvres,  1G39.  n 


250  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

morcDC^S  il  mit  aux  pieds  de  M"*  de  Ilautefort  sa  fortune  et  son  nom 
qu'elle  n'hésita  point  à  refuser  (1).  Le  duc  de  Yentadour,  le  chef  de 
la  maison  de  Levis,  ne  cachait  pas  la  vive)  et  solide  passion  qu'elle 
lui  avait  inspirée  :  il  la  recherchait  ouvertement  et  briguait  son  cœur 
et  sa  main  (2) . 

Quelle  était  donc  cette  beauté  à  laquelle  nul  ne  résistait,  et  qui, 
sans  la  moindre  coquetterie,  soumettait  les  cœurs  les  plus  dissem- 
blables, les  plus  purs  et  les  plus  légers,  les  plus  hardis  comme  les 
plus  sages,  et  les  vieillards  comme  les  jeunes  gens?  Le  moment  est 
venu  de  la  faire  connaître  d'après  les  témoignages  les  plus  certains. 

Sans  nous  arrêter  à  recueillir  les  divers  éloges  que  les  mémoires 
contemporains  prodiguent  en  passant  à  M""=  de  Hautefort,  nous  nous 
en  tiendrons  à  trois  descriptions  tracées  par  des  mains  différentes, 
et  qui  toutes  les  trois,  par  leur  ressemblance,  témoignent  de  leur 
commune  exactitude.  M"'=  de  Motteville  fournit  d'abord  les  traits 
essentiels  (3)  :  ((  Ses  yeux  étoient  bleus,  dit-elle,  grands  et  pleins  de 
feu,  ses  dents  blanches  et  égales,  et  son  teint  avoit  le  blanc  et  l'in- 
carnat nécessaires  à  une  beauté  blonde.  »  La  pieuse  amie  qui  nous 
a  laissé  une  vie  édifiante  de  M"""  de  Hautefort  a  cédé  elle-même  au 
plaisir  de  faire  connaître  eu  détail  une  si  parfaite  beauté.  La  chaste 
plume  n'a  rien  oublié,  et  la  peinture  entière  est  d'une  naïveté  gra- 
cieuse qui  répond  assez  de  sa  fidélité  :  «  M"''  de  Hautefort  est  grande 
et  d'une  très  belle  taille;  le  front  large  en  son  contour,  qui  n'avance 
guère  plus  que  les  yeux,  dont  le  fond  est  bleu  et  les  coins  bien  fen- 
dus; leur  vivacité  est  surprenante  et  leurs  regards  modestes;  ses 
sourcils  sont  blonds,  assez  bien  fournis,  se  séparant  les  uns  des 
autres  à  l'endroit  où  se  joint  le  front;  le  nez  aquilin,  la  bouche  ni 
trop  grande  ni  trop  resserrée,  mais  bien  façonnée;  les  lèvres  belles 
et  d'un  rouge  vif  et  beau;  les  dents  blanches  et  bien  rangées.  Deux 
petits  trous  aux  côtés  de  la  bouche  achèvent  la  perfection  et  lui  ren- 
dent le  rire  fort  agréable;  elle  a  les  joues  bien  remplies  :  la  nature 
s'est  complu  à  y  mêler  le  blanc  et  le  vermeil  avec  tant  de  mignar- 
dise, que  les  roses  semblent  s'y  jouer  avec  les  lis;  elle  a  les  cheveux 
du  plus  beau  blond  cendré  du  monde,  en  quantité  et  fort  longs,  et 
les  tempes  bien  garnies;  elle  a  la  gorge  bien  faite,  assez  formée  et 
fort  blanche,  le  cou  rond  et  bien  fait,  le  bras  beau  et  bien  rond,  les 
doigts  menus  et  la  main  pleine.  Elle  a  l'air  libre  et  aisé,  et  quoi- 
qu'elle n'affecte  pas  de  certains  airs  que  la  plupart  des  belles  veu- 
lent avoir  pour  faire  remarquer   leur  beauté,  elle  ne  laisse  pas 


(1)  Tallemant,  1. 1",  p.  141. 

(2)  Scarroii,  t.  VU,  p.  180,  Voyage  de  la  Reine  à  La  Barre. 

(3)  Mémoires,  t.  !«■■,  p.  4S. 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  '251 

d'avoir  im  air  de  majesté  dans  toute  sa  personne  qui  imprime  à  la 
lois  le  respect  et  l'amitié  (1).  » 

Le  portrait  de  M™'^  de  Ilautefort,  sous  le  nom  d'Olympe,  qui  se 
trouve  k  la  suite  des  Divers  Portraits  de  Mademoiselle,  la  représente 
vers  cet  âge  de  quarante  ans,  si  redoutable  à  la  beauté  imparfaite  et 
fragile,  mais  qui  met  la  solide  et  vraie  beauté  dans  tout  son  lustre, 
que  va  bientôt  suivre  un  inévitable  déclin.  Ce  n'est  plus  l'Aurore 
des  poètes  de  Louis  XIII;  c'est,  pour  continuer  leur  langage,  l'astre 
lui-même  k  son  coucher.  Ses  blonds  cheveux  ont  à  peine  changé 
leur  teinte  délicate  pour  celle  du  brun  clair  le  plus  agréable.  Elle 
avait  donc  vaincu  le  temps,  mais  nous  doutons  fort  qu'elle  pût  résis- 
ter à  la  description  insipide  et  maniérée  que  nous  épargnons  au  lec- 
teur (2). 

Comment  admettre  qu'une  beauté  pareille,  deux  fois  favorite  d'un 
roi,  l'objet  de  tant  d'adorations,  et  qui  plus  tard  devint  la  femme 
d'un  des  hommes  les  plus  considérables  de  son  temps,  n'ait  pas  sou- 
vent exercé  le  pinceau  et  le  burin  des  meilleurs  artistes  du  xvir  siè- 
cle? Et  pourtant  on  chercherait  en  vain  la  belle  Marie  dans  la  riche 
galerie  de  Versailles,  dans  celle  que  Mademoiselle  avait  rassemblée 
au  château  d'Eu,  et  dans  les  diverses  collections  célèbres.  On  n'en 
a  même  d'autre  portrait  gravé  que  celui  de  la  collection  de  Desro- 
chers, si  médiocre  et  si  lourd.  Il  n'est  pas  aisé  d'y  reconnaître 
Olympe  dégradée  par  un  burin  vulgaire.  Cependant  voilà  bien  en- 
core ce  grand  front,  ces  grands  yeux,  cette  abondante  chevelure, 
flottant  sur  d'admirables  épaules,  ce  cou  bien  fait,  ce  sein  magni- 
fique, qui,  pour  revivre  dans  toute  leur  beauté,  demandaient  le  ta- 
lent brillant  et  doux  de  Poilly  ou  de  Nanteuil. 

Bien  convaincu  qu'il  devait  se  trouver  quelque  part  un  portrait 
de  la  belle  dame  perdu  dans  quelque  galerie  particulière  ou  dans  le 
coin  d'un  château  de  province,  nous  avons  porté  nos  recherches 
partout  où  pouvait  nous  conduire  la  moindre  espérance,  et  nous 
avons  eu  enfin  la  bonne  fortune  de  rencontrer  ce  que  nous  avions 
tant  désiré  dans  une  noble  famille  alliée  de  celle  des  lîautefort. 
Lorsque  le  second  frère  de  Marie,  le  comte  de  Montignac,  épousa 

(1)  C'est  à  la  vie  manuscrite  qu'appartient  ce  passage  trop  abrégé  dans  la  vie  impri- 
mée. Celle-ci,  en  retour,  s'étend  un  peu  plus  sur  le  mélange  de  majesté  et  de  douceur 
<iui  semble  bien  avoir  été  le  caractère  de  la  beauté  de  M''^  de  Hautefort. 

(2)  Les  Divers  Portraits  parurent  en  165'J,  et  il  y  en  eut  cette  même  année  deux 
antres  éditions  sous  le  titre  de  Recueil  des  Portraits  et  des  Éloges  en  prose,  dédiés  à 
Son  Altesse  lionale  Mademoiselle.  C'est  la  seconde  de  ces  éditions,  plus  ample  que  la 
première,  qui  donna  pour  la  première  fois  le  portrait  de  M""*  de  Hautefort,  qui  de  là  a 
passé  dans  la  Galerie  des  Peintures,  2  volumes,  1CG3.  Ce  portrait,  publié  en  1659,  et 
composé  sans  doute  quelque  temps  auparavant,  montre  donc  M'"'^  de  Hautefort  entre 
quarante  et  quarante-trois  ans. 


252  REVUE    DES    DEUX    WO^'DES. 

Marthe  d'Estourmel,  il  aura  sans  doute  apporté  dans  la  maison  où  il 
entrait  un  portrait  de  sa  sœur,  qui  y  est  resté  depuis  le  xvii*'  siècle 
jusqu'à  nos  jours.  Nous  l'avons  eu  entre  les  mains,  nous  l'avons 
longtemps  examiné,  et  nous  pouvons  nous  flatter  d'avoir  vu  Marie 
de  Hautefort  dans  tout  l'éclat  de  sa  beauté,  vers  l'âge  qu'elle  avait 
à  l'époque  de  son  histoire  où  nous  sommes  arrivés.  La  peinture 
n'est  assurément  pas  d'une  grande  finesse,  mais  la  vie  n'y  manque 
point,  et  l'on  croit  volontiers  à  la  ressemblance.  Les  traits  les  plus 
frappans  des  trois  descriptions  que  nous  avons  reproduites  s'y  re- 
trouvent relevés  par  le  charme  et  la  fraîcheur  de  la  jeunesse.  Marie 
de  Hautefort  est  représentée  en  buste.  Elle  a  d'abondans  cheveux 
blonds  agréablement  bouclés,  le  front  haut,  les  yeux  bleus  et  grands, 
le  nez  légèrement  aquilin,  la  bouche  petite,  les  lèvres  d'un  rouge 
brillant,  une  petite  fossette  au  menton,  les  joues  pleines  et  colorées, 
l'ovale  du  visage  parfait,  le  cou  rond  et  assez  fort,  de  belles  épaules, 
le  sein,  que  voile  à  demi  une  sorte  d'écharpe  en  mousseline,  ample 
et  bien  formé.  Elle  a  des  perles  aux  oreilles,  un  collier  de  perles  et 
une  agrafe  de  perles  à  la  poitrine.  Elle  porte  une  sorte  de  cuirasse 
de  fantaisie  qui  se  termine  aux  épaules  et  à  la  ceinture  par  des  or- 
nemens  en  or  et  des  rubans.  L'ensemble  a  plus  de  force  et  de  no- 
blesse que  de  légèreté  et  de  grâce.  Marie  de  Hautefort  nous  rappelle 
cet  idéal  de  la  vraie  et  grande  beauté  que  nous  avons  autrefois  re- 
tracé, au  scandale  des  jolies  femmes  (1);  elle  est  delà  famille  de 
Charlotte-Marguerite  de  Montmorency,  princesse  de  Condé,  de  sa 
fiîle,  M""=  de  Longueville,  de  M"""  de  Montbazon  et  de  M™"^  de  Guy- 
méné,  de  la  princesse  Marie  de  Gonzague  et  de  sa  sœur  Anne  la 
Palatine.  Elle  était  faite  pour  figurer  avec  elles  dans  ce  paradis  de 
la  beauté  qui  s'appelle  la  cour  de  Louis  XIII  et  de  la  régente.  Elle 
en  était  une  des  étoiles  les  plus  brillantes,  et  certainement  la  plus 
pure. 

IV. 

Revenue  auprès  de  la  reine  à  la  fin  de  mai  16Z|3,  M""^  de  Hautefort 
l^ouvait  se  promettre,  ainsi  que  nous  l'avons  dit,  de  longs  jours 
heureux.  Elle  était  dans  tout  l'éclat  de  la  jeunesse  et  de  la  beauté, 
au  comble  de  la  considération  et  de  la  faveur.  Anne  d'Autriche  lui 
avait  promis  de  l'aimer  toute  la  vie.  Cependant,  au  bout  de  quelques 
mois,  le  charme  de  l'ancienne  amitié  était  à  jamais  rompu,  et  une 
année  n'était  point  écoulée  que  M'"'=  de  Hautefort  recevait  l'ordre  de 
quitter  la  cour. 

(1)  Voyez  la  ficrui;  du  1"  août  1851. 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  253' 

De  quel  côté  étaient  les  torts?  Qui  faut-il  accuser  d'Anne  d'Au- 
triche ou  de  sa  belle  favorite?  Ni  l'une  ni  l'autre.  Tout  le  mal  vint 
d'une  situation  nouvelle,  qui,  en  s'établissant  peu  à  peu,  les  sépa- 
rait inévitablement.  Anne  d'Autriche,  devenue  régente,  changea  de 
politique;  elle  renonça  à  ses  desseins  et  à  ses  amis  pour  prendre 
ceux  de  Richelieu,  présentés  par  une  autre  main.  M""=  de  Ilautefoit 
au  contraire  resta  fidèle  aux  anciens  desseins  et  surtout  aux  anciens 
amis  de  la  reine. 

La  gloire  d'Aune  d'Autriche,  dans  la  postérité,  est  d'être  arrivée 
au  pouvoir,  traînant  après  elle  quinze  ans  de  malheurs  et  de  persé- 
cutions, d'amers  et  profonds  ressentimens,  avec  une  foule  d'amis 
qui,  pour  elle,  avaient  bravé  la  mort,  l'exil,  la  prison,  et  de  n'avoir 
pas  tardé  à  reconnaître  que  l'intérêt  de  la  France,  de  son  fds  et  de  la 
royauté  exigeait  d'elle  le  sacrifice  de  ses  amitiés  et  de  ses  haines, 
et  de  tous  ses  anciens  engagemens.  Elle  semblait  destinée,  en  16^3, 
à  devenir  une  autre  Marie  de  Médicis.  C'était  le  parti  de  la  reine- 
mère  qui  avait  combattu  pour  elle,  et,  après  avoir  partagé  sa  dis- 
grâce, il  comptait  bien  partager  son  crédit,  la  politique  de  ce  parti 
était  au  dehors  la  paix,  l'alliance  espagnole,  l'abandon  de  l'alliance 
protestante,  au  dedans  le  rétablissement  de  l'anarchique  autorité  des 
princes  et  des  grandes  familles,  la  domination  des  évêques  sous  le 
manteau  de  la  religion,  et  celle  du  parlement  sous  celui  de  la  liberté, 
en  un  mot  le  retour  à  l'ordre  de  choses  que  Louis  XIII  et  Richelieu 
avaient  entrepris  de  faire  cesser.  Qu'on  nous  permette  d'éclairer  ce 
moment  critique  et  glorieux  de  notre  histoire  par  un  souvenir  de 
notre  temps.  Lorsqu'en  1814  et  1815  la  maison  de  Rourbon  reparut 
parmi  nous,  elle  ramenait  de  l'exil  avec  elle  tout  un  monde  de  préjugés 
et  d'inimitiés  contre  tout  ce  qui  s'était  passé  en  France  depuis  vingt- 
cinq  années.  Le  roi  Louis  XVIII  revenait  avec  un  parti  qui  lui  avait 
aussi  prodigué  les  sacrifices,  et  qui  comptait  dans  ses  rangs  des 
noms  illustres,  des  vertus  et  même  des  talens.  Quelles  lumières  su- 
périeures ne  lui  fallait -il  pas  pour  reconnaître  que  le  triomphe  de 
ce  parti  était  la  perte  de  la  monarchie,  pour  comprendre  l'excellence 
de  l'ordre  nouveau,  pour  en  venir  à  préférer  à  des  amis  éprouvés 
d'anciens  adversaires,  des  généraux  de  la  république  et  de  l'empire, 
pour  accepter  les  principes  et  les  résultats  de  la  révolution  fran- 
çaise, et  devenir  un  roi  constitutionnel,  comme  Henri  IV,  après  la 
ligue,  s'était  fait  un  roi  catholique!  De  même  en  16^3  il  fallut  h  la 
reine  Anne  une  intelligence  et  une  fermeté  peu  communes  pour  se 
séparer  de  ceux  qui  jusque-là  l'avaient  fidèlement  servie,  et  em- 
brasser la  politique  de  celui  qui  l'avait  tant  persécutée.  Ce  grand 
changement  s'opéra  presque  insensiblement,  et  sans  qu'Anne  d'Au- 
triche elle-même  en  ait  d'abord  eu  conscience;  il  ne  parut  à  décou- 


~i>h  REYUE    DES    DEUX    MONDES. 

^ert  qu'après  deux  ou  trois  mois  d'incertitudes  et  de  luttes  inté- 
rieures. Deux  causes  principales  expliquent  ce  changement  :  avant 
tout,  l'instinct  de  la  royauté,  puis  le  talent  de  Mazarin,  la  confiance 
et  l'affection  qu'il  sut  inspirer  à  la  régente. 

La  royauté  a  son  génie  et  ses  vertus,  comme  ses  préjugés  et  ses 
périls,  et  dès  qu'Aime  d'Autriche,  d'épouse  délaissée  et  sans  puis- 
sance, fut  devenue  vraiment  reine  et  investie  de  l'autorité  souveraine, 
par  cela  seul  elle  dut  prendre  d'autres  pensées  et  voir  les  choses 
d'un  autre  œil.  Il  ne  lui  pouvait  déplaire  d'être  maîtresse  absolue  en 
France,  de  disposer  à  son  gré  des  commandemens  et  de  toutes  les 
grandes  charges,  au  lieu  de  les  remettre  aux  mains  de  grands  sei- 
gneurs indépendans,  ingrats,  souvent  rebelles.  Et  d'ailleurs,  mère 
encore  plus  que  sœur,  elle  devait  aimer  à  voir  la  couronne  de  son  fils 
s'accroître,  même  aux  dépens  de  celle  de  son  frère  le  roi  d'Espagne. 
Yoilà  les  soutiens  naturels  que  Mazarin  rencontra  auprès  de  la 
reine,  et  qu'il  sut  développer  avec  un  art  merveilleux.  Il  eut  l'air  de 
mettre  tout  à  ses  pieds,  et  il  opposa  cette  soumission  empressée  et 
dévouée  aux  exigences  aliières  de  ses  prétendus  amis,  qui  réclamaient 
sa  faveur  comme  une  dette  et  l'opprimaient  de  leur  ancien  dévoue- 
ment. Les  qualités  inférieures  du  ministre,  son  adresse,  sa  douceur, 
sa  parole  insinuante,  les  agrémens  de  son  esprit  et  de  sa  personne 
vinrent  encore  en  aide  à  ses  hautes  qualités;  on  dit  même  qu'il  acheva 
la  conversion  de  la  reine  en  s'adressant  au  cœur  de  la  femme.  Ce 
bruit,  mollement  repoussé  par  M'"*  de  Motteville,  était  fort  répandu 
et  très  accrédité  au  xvir  siècle.  Et  en  vérité,  si  Anne  d'Autriche  n'a 
point  aimé  Mazarin,  si  elle  a  su  le  comprendre  par  les  seules  lumières 
de  sa  raison,  si  elle  lui  a  sacrifié  tous  ses  amis  sans  nul  dédomma- 
gement de  cœur,  si  en  16/13  elle  l'a  défendu  contre  les  Importans,  et 
en  16^8  et  1649  contre  la  fronde,  si  elle  lui  est  restée  fidèle  pendant 
son  exil  en  1651  ;  si  pour  lui  en  1652  et  1653  elle  a  bravé  une 
guerre  civile  longue  et  cruelle,  et  consenti  à  errer  en  France,  avec 
ses  enfans,  à  la  merci  de  combats  douteux,  et  souvent  sans  savoir 
où  le  lendemain  elle  reposerait  sa  tête,  plutôt  que  d'abandonner  un 
étranger  détesté  et  méprisé  presque  à  l'égal  du  maréchal  d'Ancre, 
parce  qu'elle  avait  discerné  en  cet  étranger  un  homme  de  génie  mé- 
connu, seul  capable  de  sauver  la  royauté  et  de  maintenir  la  France 
au  rang  qui  lui  appartient  en  Europe;  si  cette  constance,  que  les  plus 
terribles  orages  ne  purent  ébranler  et  qui  a  duré  pendant  plus  de  dix 
années,  ne  s'appuyait  pas  en  elle  sur  un  sentiment  particulier,  le 
grand  mobile  et  la  grande  explication  de  la  conduite  des  femmes,  il 
faut  alors  considérer  Anne  d'Autriche  comme  un  personnage  extra- 
ordinaire, un  des  plus  grands  esprits,  une  des  plus  grandes  âmes 
qui  aient  occupé  un  trône,  une  reine  égale  ou  supérieure  à  Elisabeth. 


MADAME    DE    HAUTEFOUT.  255 

Nous  n'osons  pas  aller  aussi  loin,  bien  que  nous  soyons  très  con- 
vaincu que  les  historiens  n'ont  guère  été  plus  justes  envers  Anne 
d'Autriche  qu'envers  Louis  XIII,  et  ne  lui  ont  pas  donné  le  rang  qu'elle 
mérite. 

Jusqu'où  a  pu  aller  la  liaison  de  la  reine  et  de  Mazarin,  nous  ne 
chercherons  pas  à  le  décider;  nous  n'affirmons  qu'une  seule  chose, 
la  seule  aussi  qui  importe  à  l'histoire  :  c'est  que  la  reine  a  eu  pour  son 
ministre  un  sentiment  de  la  nature  la  plus  tendre,  qui  a  donné  sur 
elle  à  Mazarin  un  suprême  ascendant,  et  explique  le  prodige  de  son 
inviolable  fidélité  au  cardinal  pendant  tant  d'années  et  au  milieu  des 
plus  grands  dangers.  Sans  doute  d'autres  causes  concoururent  avec 
ce  sentiment, "son  aversion  pour  les  affaires,  l'évidente  incapacité  des 
deux  premiers  rivaux  de  Mazarin,  l'évoque  de  Beauvais  et  le  duc  de 
Beaufort,  l'absence  de  M""*  de  Ghevreuse  en  ces  premiers  momens 
décisifs,  l'impossibilité  de  mettre  d'abord  Châteauneuf  à  la  tête  du 
gouvernement  malgré  l'opposition  de  M.  le  Prince  et  surtout  de  sa 
femme,  le  respect  de  la  volonté  dernière  de  Louis  XIII,  les  heureux 
débuts  et  les  succès  toujours  croissans  du  cardinal  jusqu'au  com- 
mencement de  la  fronde;  mais  selon  nous  ces  diverses  causes  avaient 
elles-mêmes  besoin  d'un  secret  et  plus  puissant  appui  dans  le  cœur 
d'Anne  d'Autriche. 

Oui,  Anne  d'Autriche  a  aimé  Mazarin.  Gomment  en  douter  devant 
le  passage  suivant  des  Mémoires  du  jeune  Brienne  (1)  ?  «  Peut-être, 
et  je  ne  le  désavoue  pas,  la  reine  accorda-t-elle  son  estime  au  car- 
dinal avec  trop  peu  de  ménagement.  Quoiqu'il  n'y  eût  sans  doute 
en  cela  rien  que  d'innocent,  le  monde,  qui  sera  toujours  méchant, 
ne  put  s'empêcher  d'en  parler  en  des  termes  peu  respectueux,  et 
la  licence  alla  si  loin  que  chacun  crut  voir  ce  qui  n'étoit  pas,  et 
que  ceux  même  qui  le  croyoient  le  moins  l'assuroient  comme  véri- 
table. La  galanterie  de  la  reine,  s'il  y  en  a  eu,  étoit  toute  spiri- 
tuelle; elle  étoit  dans  les  mœurs,  dans  le  caractère  espagnol,  et  te- 
noit  de  ces  sortes  d'amours  qui  n'inspirent  point  de  souillures;  j'en 
puis  au  moins  juger  ainsi  d'après  ce  que  m'a  raconté  ma  mère.  La 
reine  avoit  pour  elle  beaucoup  de  bonté,  et  ma  mère,  qui  l'aimoit 
sincèrement,  osa  l'entretenir  un  jour  de  ces  mauvais  propos.  Voici 
comment  la  chose  se  passa.  G'étoit  à  l'époque  où  la  faveur  du  car- 
dinal auprès  de  la  reine  éclatoit  librement  aux  yeux  de  la  cour,  et 
quand  le  monde  malin,  comme  j'ai  déjà  dit  et  ne  puis  trop  répé- 
ter, faisoit  le  plus  de  bruit  de  leurs  prétendues  amours.  M'"'=  de 
Brienne  s' étoit  un  soir  recueillie,  selon  sa  coutuaie,  quelques  in- 

(1)  Mémoires  inédits  de  Louis-Henri  de  Loménie,  comtf  do  BrieunO;,  etc.,  par  ^I.  Bar- 
rière; Paris,  1828,  t.  Il,  p.  39. 


256 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


stans  dans  l'oratoire  de  la  reine.  Sa  majesté  y  entra  sans  l'aperce- 
voir; elle  avoit  un  chapelet  dans  une  de  ses  mains,  elle  s'age- 
nouilla, soupira,  et  parut  tomber  dans  une  méditation  profonde. 
Un  mouvement  que  fit  ma  mère  la  tira  de  sa  rêverie  :  u  Est-ce  vous, 
madame  de  Brienne?  lui  dit  sa  majesté.  Venez,  prions  ensemble, 
nous  serons  mieux  exaucées.  »  Quand  la  prière  fut  finie,  ma  mère, 
cette  véritable  amie,  ou,  pour  parler  plus  respectueusement,  cette 
servante  fidèle,  demanda  permission  à  sa  majesté  de  lui  parler  avec 
franchise  de  ce  qu'on  disait  d'elle  et  du  cardinal.  La  bonne  reine,  en 
l'embrassant  cordialement,  lui  permit  de  parler.  Ma  mère  le  fit  alors 
avec  tout  le  ménagement  possible;  mais  comme  elle  ne  déguisoit 
rien  à  la  reine  de  tout  ce  que  la  médisance  publioit  contre  sa  vertu, 
elle  s'aperçut,  sans  en  faire  semblant,  ainsi  qu'elle  me  l'a  dit  elle- 
même  après  m'avoir  engagé  au  secret,  que  plus  d'une  fois  sa  ma- 
jesté rougit  jusque  dans  le  blanc  des  yeux;  ce  furent  ses  propres 
paroles.  Enfin,  lorsqu'elle  eut  fini,  la  reine,  les  yeux  mouillés  de 
larmes,  lui  répondit  :  «  Pourquoi,  ma  chère,  ne  m'as-tu  pas  dit  cela 
plus  tôt?  Je  t'avoue  que  je  l'aime,  et  je  puis  même  dire  tendrement; 
mais  l'affection  que  je  lui  porte  ne  va  pas  jusqu'à  l'amour,  ou  si  elle 
y  va  sans  que  je  le  sache,  mes  sens  n'y  ont  point  de  part,  mon  es- 
prit seulement  est  charmé  de  la  beauté  de  son  esprit.  Cela  seroit-il 
criminel?  Ne  me  flatte  point  :  s'il  y  a  même  dans  cet  amour  l'oud^re 
du  péché,  j'y  renonce  maintenant  devant  Dieu  et  devant  les  saints, 
dont  les  reliques  reposent  en  cet  oratoire.  Je  ne  lui  parlerai  désor- 
mais, je  t'assure,  que  des  affaires  de  l'état,  et  romprai  la  conversa- 
tion dès  qu'il  me  parlera  d'autre  chose  (1).  »  Ma  mère,  qui  étoit  à 
genoux,  lui  prit  la  main,  la  baisa,  la  plaça  près  d'un  reliquaire 
qu'elle  venoit  de  prendre  sur  l'autel  :  «  Jurez-moi,  madame,  dit-elle, 
je  vous  en  supplie,  jurez-moi  sur  ces  saintes  reliques  de  tenir  à  ja- 
mais ce  que  vous  venez  de  promettre  à  Dieu.  —  Je  le  jure,  dit  la 
reine  en  posant  sa  main  sur  le  reliquaire,  et  je  prie  Dieu  de  me  pu- 
nir si  j'y  sais  le  moindre  mal  (2).  —  Ah  !  c'en  est  trop,  reprit  ma 
mère  tout  en  pleurs,  Dieu  est  juste,  et  sa  bonté,  n'en  doutez  pas, 
madame,  fera  bientôt  connoître  votre  innocence.  »  Elles  se  remirent 
ensuite  à  prier  tout  de  nouveau,  et  celle  dont  j'ai  su  ce  fait,  que  je 
n'ai  point  cru  devoir  taire  à  présent  que  la  reine  a  reçu  dans  le  ciel 
la  récompense  de  ses  bonnes  œuvres,  m'a  dit  plusieurs  fois  qu'elles 
ne  prièrent  jamais  l'une  et  l'autre  de  meilleur  cœur.  Quand  elles 

(1)  Le  cardia;il  lui  parlait  donc  d'autre  chose. 

(-2)  Voilà  (jui  est  bien  fort  et  nous  persuaderait  tout  à  fait,  si  nous  ne  nous  souvenions 
qu'en  1637,  sortant  de  communier,  Anne  jura  sur  la  sainte  eucharistie  qu'elle  venait  de 
recevoir,  et  sur  le  salut  de  son  âme,  qu'elle  n'avait  pas  une  seule  fois  écrit  en  Espagne, 
tandis  que  pus  tard  elle  fit  des  aveux  bien  contraires  à  ses  premiers  sermens. 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  257 

eurent  achevé  leur  oraison,  que  cet  incident  prolongea  plus  que  de 
coutume,  M""  de  Brienne  conjura  la  reine  de  lui  garder  le  secret.  Sa 
majesté  le  lui  promit,  et  en  effet  elle  ne  s'est  jamais  aperçue  que  la 
reine  en  ait  parlé  au  cardinal,  ce  qui,  à  mon  avis,  est  une  grande 
preuve  de  son  innocence.  »  Il  nous  faut  avouer  que  si  cette  grande 
preuve  de  la  parfaite  innocence  des  relations  d'Anne  d'Autriche  et  de 
Mazarin  était  seule,  elle  serait  bien  insuffisante,  car  dans  les  carnets 
du  cardinal  nous  trouvons  bien  des  passages  où  il  se  plaint  très  vive- 
ment que  M'"*'  de  Brienne  tourmente  la  conscience  de  la  reine,  ce  qu'il 
n'a  pu  savoir  que  par  la  reine  elle-même.  Ajoutons  bien  vite,  pour  être 
impartial,  que  M"'"  de  Chevreuse,  qui  n'était  pas  prude  assurément, 
s'exprime  toujours  avec  doute  sur  le  degré  d'intimité  d'Anne  d'Au- 
triche et  de  son  ministre.  «  Elle  m'a  dit  plusieurs  fois,  dit  Retz  (1), 
que  la  reine  n'avoit  le  tempérament  ni  la  vivacité  de  sa  nation,  qu'elle 
n'en  tenoit  que  la  coquetterie,  mais  qu'elle  l'avoit  au  souverain  de- 
gré. . .  qu'elle  lui  avoit  vu  dès  l'entrée  de  la  régence  une  grande  pente 
pour  M.  le  cardinal,  mais  qu'elle  n'avoit  pu  démêler  jusqu'où  cette 
pente  l'avoit  portée,  qu'il  étoit  vrai  qu'elle  avoit  été  chassée  de  la 
cour  sitôt  après,  qu'elle  n'avoit  pas  eu  le  temps  d'y  voir  clair  quand  il 
y  auroit  eu  quelque  chose,  qu'à  son  retour  en  France,  après  le  siège 
de  Paris,  la  reine  dans  les  commencemens  s' étoit  tenue  si  couverte 
avec  elle  qu'elle  n'avoit  pu  y  rien  pénétrer,  que  depuis  qu'elle  s'y 
étoit  raccoutumée,  elle  lui  avoit  vu  dans  des  momens  de  certains 
airs  qui  avoient  beaucoup  de  ceux  qu'elle  avoit  autrefois  avec  Buc- 
kingham,  qu'en  d'autres  elle  avoit  remarqué  des  circonstances  qui 
lui  faisoient  juger  qu'il  n'y  avoit  entre  eux  qu'une  liaison  intime 
d'esprit,  que  l'une  des  plus  considérables  étoit  la  manière  dont  le 
cardinal  vivoit  avec  elle,  peu  galante  et  même  rude,  ce  qui  toutefois, 
ajouta  M""'  de  Chevreuse,  a  deux  sens,  de  l'humeur  dont  je  connois 
la  reine;  c'est  pourquoi  je  ne  sais  qu'en  juger.  » 

Sans  poursuivre  cette  discussion  délicate  (2),  revenons  à  16Zi3  et 
à  M""*  de  Hautefort. 

(1)  Édit.  d'Amsterdam,  1731,  t.  II,  p.  383  et  384,  et  dans  l'édit.  de  M.  Aimé  Cliam- 
poUion,  p.  303. 

(2)  Rappelons  que  deux  écrivains  de  notre  temps  dont  l'opinion  nous  est  considc- 
lable,  l'exact  éditeur  des  Lettres  du  cardinal  à  la  reine,  à  la  princesse  Palatine,  etc., 
fit  le  savant  auteur  des  Mémoires  sur  madame  de  Sëvigné,  s'accordent  à  penser  que 
Mazarin  a  été  l'amant  d'Anne  d'Autriche.  M.  Ravenel  se  fonde  sur  des  expressions 
employées  par  Mazarin,  très  vives  il  est  vrai,  mais  qui  dans  la  langue  du  xyu^  siècle 
n'ont  peut-être  pas  toute  la  signification  qu'il  leur  prête,  d'autant  plus  que  Mazarin, 
l'onnaissant  la  coquetterie  de  la  reine,  ne  devait  pas  se  faire  faute  de  charger  outre 
mesure,  à  la  façon  italienne,  ses  protestations  de  tendresse  et  de  dévouement.  Les  argu- 
mens  de  M.  Walckenaer  approchent  bien  plus  de  la  certitude.  Le  principal  est  une  lettre 
de  la  reine  à  Mazarin,  jusqu'alors  inédite;  voyez  les  Mémoires  sur  madame  de  Séviçjné, 

TOME  I.  17 


258  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M'"'=  de  Hautefort  aurait  pu  se  résigner  au  changement  politique 
de  la  reine,  elle  ne  se  résigna  point  à  l'abandon  de  leurs  anciennes 
et  communes  amitiés.  Nous  l'avons  déjà  dit  :  elle  n'avait  point  de  sys- 
tème sur  les  aflaires  d'état;  toute  sa  politique  était  dans  son  cœur, 
dans  sa  fierté,  dans  sa  délicatesse.  En  se  donnant  à  la  reine  aux  jours 
du  malheur,  elle  s'était  liée  avec  tous  ceux  qui  avaient  souffert  pour 
la  môme  cause;  il  était  donc  bien  naturel  qu'en  revenant  à  la  cour, 
en  16A3,  elle  entrât  dans  leurs  intérêts  et  s'imaginât  qu'ils  allaient 
recevoir  comme  elle  le  prix  de  leur  dévouement.  Comment  aurait- 
elle  rompu  avec  eux?  C'eût  été  rompre  avec  tout  le  passé  de  sa  vie, 
avec  toutes  ses  habitudes,  avec  tous  ses  sentimens,  et  pour  ainsi 
dire  avec  elle-même.  L'honneur  lui  en  interdisait  la  seule  pensée, 
et  l'honneur  était  tout  pour  M""'  de  Hautefort.  Elle  aimait  la  cour, 
l'éclat,  la  magnificence,  mais  elle  aimait  encore  plus  la  gloire  :  elle 
avait  ce  soin  passionné  de  la  considération  qui  fait  fuir  la  moindre 
apparence  d'une  lâcheté  et  d'une  bassesse.  Et  quand  la  généreuse 
fille  vit  peu  à  peu,  non-seulement  tous  les  anciens  plans  de  la  reine 
abandonnés,  mais  ses  plus  anciens  et  ses  plus  fidèles  amis  tenus  dans 
l'ombre,  puis  disgraciés,  puis  proscrits  et  contraints  de  reprendre  le 
chemin  de  la  prison  et  de  l'exil,  elle  ne  consentit  point  à  passer  du 
côté  de  la  fortune,  elle  prit  parti  encore  une  fois  pour  les  opprimés 
du  jour,  parla  leur  langage,  accepta  leurs  dangers,  et  regarda  en 
face  le  nouveau  Richelieu  triomphant.  Elle  eut  tort  sans  doute  aux 
yeux  de  la  raison  d'état;  mais  quelle  femme,  si  ce  nom  est  encore 

III«  partie,  p.  471.  Nous  devons  dire  que  nous  connaissons  plusieurs  autres  lettres 
d'Anne  d'Autriche,  qui  sont  bien  fortes  aussi  et  qui  semblent  emporter  la  balance.  On 
en  pourra  juger  par  les  passages  suivans  (Bibliothèque  nationale,  Boîtes  du  Saint-Es- 
prit, lettres  inédites  et  autographes  d'Anne  à  Mazarin)  :  «  Dimanche  au  soir  (vraisem- 
blablement de  la  fin  de  l'année  1652).  Je  n'ai  garde  de  vous  rien  demander  (pom'  le 
retour  du  cardinal),  puisque  vous  savez  bien  que  le  service  du  roi  m'est  bien  plus  cher 
que  ma  satisfaction;  mais  je  ne  puis  m'empescher  de  vous  dire  que  je  crois  que,  quand 
on  a  de  l'amitié,  la  vue  de  ceux  que  l'on  aime  n'est  pas  désagréable,  quand  ce  ne  seroit 
que  pour  quelques  heures.  J'ai  bien  peur  que  l'amitié  de  l'armée  (où  était  alors  Maza- 
rin) ne  soit  plus  grande  que  toutes  les  autres.  Tout  cela  ne  m'empeschera  pas  de  vous 
prier  d'embrasser  de  ma  part  notre  ancien  ami  (Louis  XIV)  et  de  croire  que  je  serai 
toujours  celle  que  je  dois ,  quoi  qui  arrive.  »  —  Lettre  du  26  janvier  1633  :  «  Je  ne 
sais  plus  quand  je  dois  attendre  votre  retour,  puisqu'il  se  présente  tous  les  jours  des 
obstacles  pour  l'empescher.  Tout  ce  que  je  vous  puis  dire  est  que  je  m'en  ennuie  fort,  et 
supporte  ce  retardement  avec  beaucoup  d'impatience,  et  si  16  (Mazarin)  savoit  tout  ce 
que  je  souffre  sur  ce  sujet,  je  suis  assurée  qu'il  en  seroit  touché.  Je  le  suis  si  fort  eu  ce 
moment  que  je  n'ai  pas  la  force  d'écrire  longtemps  ni  ne  sais  pas  trop  bien  ce  que  je 
dis.  J'ai  reçu  de  vos  lettres  tous  les  jours,  et  sans  cela  je  ne  sais  ce  qui  arriveroit.  Con- 
tinuez à  m'en  écrire  aussi  souvent,  puisque  vous  me  donnez  du  soulagement  dans 
Tétat  où  je  suis.  (Ici  deux  chiffres  que  nous  traduisons  par  ces  mots  :  Je  serai  à  vous) 
jusques  au  dernier  soupir.  Adieu,  je  n'en  puis  plus.  »  —  Lettre  du  29  janvier  1633  : 
«  .. .  (  Anue  )  est  plus  j  amais  même  chose  que  (  Mazarin  ) .  » 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  259 

celui  de  la  générosité  et  de  la  délicatesse,  quel  honnête  homme  même 
osera  la  blâmer?  Qui  ne  s'inclinera  avec  respect  devant  cette  belle 
et  noble  créature  qui,  après  avoir  pendant  douze  années  servi  hé- 
roïquement sa  maîtresse,  et  pour  elle  dédaigné  l'amour  d'un  roi  et 
les  brillantes  promesses  d'un  ministre  tout-puissant,  au  moment  où 
elle  a  droit  d'espérer  le  terme  de  ses  longues  épreuves,  où  elle  va 
connaître  enfin  la  laveur,  la  puissance,  la  grandeur,  que  sa  jeune 
ambition  avait  rêvées,  assurer  son  avenir  et  faire  quelque  grand  éta- 
blissement digne  d'elle,  foule  aux  pieds  tous  ces  avantages,  et,  sans 
aucune  intrigue,  sans  aucune  arrière-pensée,  se  précipite  au-devant 
d'une  nouvelle  et  irrévocable  disgrâce  plutôt  que  de  manquer  à  ce 
que  lui  commandait  l'honneur? 

Un  autre  motif  encore,  d'une  puissance  irrésistible  sur  un  cœur 
tel  que  le  sien,  la  jeta  dans  une  opposition  de  plus  en  plus  déclarée: 
nous  voulons  dire  la  liaison  apparente  ou  réelle  de  la  reine  et  de  Ma- 
zarin.  Pure  comme  la  lumière,  en  vain  son  incomparable  beauté  lui 
avait  fait  mille  adorateurs,  les  plus  hardis  avaient  à  peine  osé  se  dé- 
clarer, et  l'amitié  de  la  reine,  avec  le  commerce  de  leurs  saintes 
amies  du  \'al-de-Grâce  et  des  Carmélites,  lui  avait  suffi.  Elle  s'était 
attachée  à  Anne  d'Autriche,  parce  qu'au  charme  du  malheur  Anne 
joignait  à  ses  yeux  celui  d'une  vertu  méconnue,  et  maintenant  elle 
la  voyait,  presque  sur  le  déclin  de  l'âge,  sacrifier  au  moins  sa  répu- 
tation à  Mazarin;  or,  nous  l'avons  vu,  la  réputation  lui  était  chère 
presque  à  l'égal  de  la  vertu,  et  elle  tenait  à  celle  de  la  reine  comme 
à  la  sienne.  Elle  soulfrait  impatiemment  le  bruit  qui  se  répandait 
comme  s'il  l'eût  atteinte  elle-même.  Ajoutez  que,  pendant  les  trois 
années  de  solitude  qu'elle  venait  de  passer  auprès  du  Mans,  toute  sa 
force  contre  les  voix  secrètes  de  son  cœur,  dans  l'entier  épanouisse- 
ment de  sa  jeunesse  et  de  sa  beauté,  avait  été  une  piété  sincère  et 
sérieuse,  portée  jusqu'à  une  austérité  un  peu  exaltée;  en  un  mot, 
\Irae  f[Q  Hautefort,  à  vingt-sept  ans,  était  dévote.  Elle  rougissait  donc 
à  la  fois  et  frémissait  de  l'injurieuse  accusation  qui  s'élevait  contre 
la  reine,  et  que  semblaient  autoriser  ces  conférences  du  soir,  pro- 
longées souvent  jusqu'au  milieu  de  la  nuit,  où  Mazarin  restait  seul 
avec  la  régente,  sous  prétexte  de  l'instruire  des  afiaires  de  l'état.  Pour 
M"^  de  Hautefort,  les  afiaires  de  l'état  étaient  bien  peu  de  chose  de- 
vant le  salut  éternel  de  la  reine  et  même  devant  l'opinion  des  hommes. 
Elle  croyait  la  religion  et  la  gloire,  ces  deux  idoles  de  son  cœur, 
intéressées  dans  la  simple  apparence,  et  l'apparence  était  contre 
Anne  d'Autriche.  Pour  s'accommoder  de  ces  mœurs  nouvelles,  il 
eût  fallu  que  M™''  de  Hautefort  eût  été  une  dame  d'atours  ordinaire, 
faisant  son  service  sans  trop  s'inquiéter  de  la  conduite  de  sa  mai- 
tresse,  comme  l'honnête  et  discrète  M'""'  de  Mottevilie,  que  le  triomphe 


260  REVUE    DES  DEUX    MONDES. 

de  Mazarin  choqua  d'abord  presque  autant  que  sa  compagne,  mais  qui, 
avertie  par  la  reine,  se  soumit  sans  bassesse  et  finit  par  se  condam- 
ner à  un  silence  prudent.  M'"''  de  Ilautefort  pouvait-elle  se  réduire 
à  ce  rôle?  jN'était-elle  à  Anne  d'vVutriche  qu'une  dame  d'atours? 
JN 'était-elle  pas  son  amie  devant  Dieu  et  devant  les  hommes,  et 
n'avait-elle  point  envers  elle  les  droits  et  les  devoirs  d'une  amitié 
chrétienne?  Les  nobles  religieuses  du  \'al-de-Grâce,  des  Carmé- 
lites et  des  filles  Sainte-Marie  la  pressaient  de  se  joindre  à  elles,  à 
M""'  de  Sénecé,  à  M'""  de  Maignelai,  au  père  de  Gondi,  à  l'évêque  de 
Lisieux,  au  père  Vincent.  Tous  ses  instincts  d'honneur  et  de  dignité, 
tous  les  principes  du  solide  christianisme  dont  elle  faisait  profes- 
sion, se  révoltaient  à  la  seule  idée  de  devoir  sa  fortune,  les  faveurs 
que  lui  voulaient  prodiguer  la  reine  et  Mazarin,  à  une  connivence 
criminelle  ou  à  un  lâche  silence.  Elle  préférait  mille  fois  la  pau- 
vreté, la  solitude,  une  cellule  dans  un  couvent  à  côté  de  Louise  de 
La  Fayette,  à  la  moindre  complaisance  de  ce  genre,  en  sorte  que  sa 
sincère  affection,  sa  vertu,  sa  religion,  lui  inspirèrent  d'avertir  Anne 
d'Autriche,  d'essayer  de  la  sauver,  dût-elle  elle-même  se  perdre,  et 
de  disputer  le  cœur  de  sa  royale  amie  au  beau  et  heureux  cardinal. 
Enfin  nous  n'écrivons  pas  ici  un  panégyrique  ou  un  roman,  nous 
étudions  l'humanité  dans  l'histoire;  nous  cherchons  à  la  voir  et  nous 
la  présentons  sans  fard  et  sans  voile.  Disons-le  donc,  Marie  de  Hau- 
tefort  est  assurément  une  des  femmes  du  xvii^  siècle  qui  ont  porté 
le  plus  loin  la  grandeur  des  sentimens,  encore  relevée  par  l'esprit  et 
par  la  beauté;  mais  nous  ne  la  donnons  pas  pour  une  personne  par- 
faite. Loin  de  là,  comme  on  dit,  elle  avait  les  défauts  de  ses  qualités. 
Le  trait  principal  de  son  caractère  était  l'honneur,  la  fierté,  la  gé- 
nérosité, le  courage;  mais  au  lieu  d'attendre  le  danger,  selon  l'in- 
stinct de  sa  race  et  l'humeur  de  son  pays,  elle  se  plaisait  à  le  braver. 
Elle  était  d'une  sincérité  et  d'une  droiture  admirables,  mais  elle  n'en 
faisait  pas  toujours  l'usage  le  plus  respectueux.  Sa  bonté  était  iné- 
puisable, mais  elle  oubliait  quelquefois  d'y  joindre  la  douceur,  quand 
il  ne  s'agissait  point  des  malheureux  et  des  faibles.  Sa  vivacité,  si 
charmante  dans  les  occasions  ordinaires,  pouvait  dégénérer  en  une 
sorte  de  généreux  emportement,  lorsqu'elle  croyait  la  justice  ou 
l'honneur  en  jeu.  Sa  fine  plaisanterie,  si  goûtée  à  l'hôtel  de  Ram- 
bouillet, si  célébrée  par  tous  les  beaux  esprits,  pouvait  avoir  sa  pointe 
d'amertume,  si  quelque  irritation  se  glissait  dans  son  âme,  ainsi 
qu'il  a  paru  dans  la  lettre  qu'elle  écrivit  à  la  reine,  en  1639  ou  16/i0, 
en  faveur  de  M""  de  Chémerault.  C'était  à  la  fois  une  glorieuse  et 
une  précieuse,  visant  toujours  au  délicat  et  au  grand,  et  tournant 
un  peu  à  l'outré  et  au  romanesque,  comme  M"'  de  Longueville  et 
les  héroïnes  de  Corneille. 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  261 

Ainsi  faite,  Mazarin  n'était  pas  l'homme  qui  la  pouvait  séduire. 
Jusqu'à  un  certain  point,  elle  pouvait  admirer  Richelieu  en  le  détes- 
tant, car  sa  tyrannie  n'était  assurément  pas  sans  grandeur,  même 
aux  yeux  les  moins  exercés,  tandis  que  Mazarin  n'avait  aucune  des 
qualités  auxquelles  M'"*  de  Ilautefort  était  sensible.  Incapable  d'ap- 
précier son  génie  politique,  sa  profonde  connaissance  de  toutes  les 
cours  de  l'Europe  et  des  intérêts  des  dilTérens  états,  sa  merveilleuse 
intelligence  dans  les  petites  comme  dans  les  grandes  choses,  sa  vi- 
gilance et  son  application  infatigable,  et  ce  qu'il  y  avait  d'original 
dans  la  situation  de  cet  étranger,  arrivé  au  pouvoir  par  la  faveur  de 
l'implacable  persécuteur  de  la  reine,  s'y  maintenant  par  la  faveur 
inattendue  de  cette  même  reine  et  luttant  presque  seul  contre  une 
coalition  formidable,  M™^  de  Hautefort  ne  voyait  guère  dans  Mazarin 
que  ses  défauts,  comme  firent  plus  tard  M""=  de  Longueville,  Retz  et 
Condé  lui-même.  Cette  qualité  d'étranger,  qui  sonnait  mal  à  des 
oreilles  françaises,  l'appui  même  de  la  reine,  qui  rappelait  le  maré- 
chal d'Ancre,  ce  jargon  italien,  cette  politesse  exagérée  et  sans  di- 
gnité, le  perpétuel  mensonge  de  ses  promesses,  les  artifices  aux- 
quels il  était  bien  forcé  d'avoir  recours,  le  trafic  de  tous  les  emplois 
même  les  plus  saints,  ses  manœuvres  souterraines,  sa  police  partout 
présente,  les  sacrifices  même  qu'il  savait  faire  aux  circonstances,  et 
qui  semblaient  trahir  une  âme  médiocre,  avant  qu'on  l'eût  vu  iné- 
branlable dans  le  danger  et  tout  aussi  ferme  à  soutenir  les  tempêtes 
qu'habile  à  les  conjurer,  tout  cela  repoussait  au  lieu  d'attirer  M™^  de 
Hautefort,  et  Mazarin  n'était  pour  elle  qu'un  continuateur  adroit  de 
Richelieu.  Le  premier  cardinal  avait  gouverné  par  la  terreur,  le  se- 
cond entreprenait  de  gouverner  par  la  corruption.  Ce  n'était  point 
là  le  héros  que  sa  noble  imagination  avait  rêvé  et  qu'elle  eût  pu  par- 
donner à  la  reine. 

.  Par  toutes  ces  raisons.  M""'  de  Hautefort  se  déclara  d'assez  bonne 
heure  contre  Mazarin,  et  elle  employa  contre  lui  tout  ce  qu'elle  avait 
retenu  d'ascendant  sur  Anne  d'Autriche,  les  droits  d'un  dévouement 
éprouvé,  le  crédit  que  lui  donnait  sa  charge,  l'autorité  de  sa  vertu, 
les  ressources  de  son  esprit,  le  prestige  de  sa  beauté,  la  fermeté  et 
la  hardiesse  de  son  caractère. 

Rappelée  à  la  cour  le  17  mai  16Zi3,  M"''=  de  Hautefort  y  trouva 
d'abord  les  proscrits  de  la  veille  devenus  les  favoris  du  jour.  Anne 
d'Autriche  n'était  pas  encore  changée,  elle  appartenait  encore  à  son 
ancien  parti  :  elle  lui  avait  ouvert  le  conseil,  livré  la  cour,  le  parle- 
ment, l'église;  elle  lui  prodiguait  tous  les  emplois,  toutes  les  pro- 
messes; elle  avait  seulement  gardé  Mazarin  à  cause  de  sa  capacité 
incontestée,  et,  pour  ainsi  dire,  en  attendant  que  l'évêque  de  Reau- 
vais  eût  appris  l'art  de  gouverner;  elle  ne  se  doutait  pas  qu'un  seul 


262  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

homme,  à  grand'peine  maintenu,  prévaudrait  peu  à  peu  sur  tout  le 
reste,  et  avec  le  temps  lui  ferait  oublier  tous  ses  desseins  et  tous  ses 
amis.  M""^  de  Hautefort  fut  quelque  temps  tout  aussi  bien  avec  la 
reine  qu'elle  l'avait  jamais  été.  Elle  reprit  l'ancienne  familiarité  et 
cette  liberté  de  langage  qu'autrefois  Anne  tolérait,  encourageait 
même.  Mais  Anne  n'était  plus  une  reine  disgraciée,  reléguée  dans 
un  coin  du  Louvre,  à  peine  entourée  de  quelques  serviteurs  fidèles 
auxquels  elle  confiait  toutes  ses  pensées,  et  qui  vivaient  avec  elle 
dans  le  commerce  le  plus  intime.  Elle  était  souveraine  et  régente , 
en  spectacle  à  la  France  et  à  l'Europe,  et  le  premier  ministre  ne 
tarda  pas  à  lui  dire  que  sa  situation  étant  changée,  il  lui  fallait  aussi 
changer  de  manières,  faire  un  peu  sentir  la  majesté  royale,  et  mettre 
doucement  un  terme  à  des  habitudes  incompatibles  avec  sa  condition 
présente.  Sans  cesse  il  lui  représentait  qu'en  souffrant  la  familiarité 
elle  ôtait  le  respect,  et  que  le  respect ,  surtout  en  France ,  était  la 
sauvegarde  de  l'autorité.  Son  véritable  objet  était  de  séparer  insen- 
siblement la  reine  d'amis  et  de  confidens  trop  intimes,  et  de  devenir 
lui-même  son  premier  confident  et  son  premier  ami ,  sachant  très 
bien  qu'il  en  faut  toujours  un  à  une  femme,  fût- elle  assise  sur  un 
trône.  11  se  défiait  beaucoup  de  cette  belle  et  vive  dame  d'atours, 
qui  avait  tout  fait  pour  sa  maîtresse,  et  à  qui  celle-ci  permettait 
tout.  M™*  de  Hautefort  avait  l'habitude  et  le  privilège  de  rester  seule 
avec  la  reine  quand  tout  le  monde  s'était  retiré,  et  qu'Anne  d'Au- 
triche était  passée  dans  son  oratoire  ou  même  s'était  mise  au  lit.  Le 
soupçonneux  et  pénétrant  Mazarin  redoutait  avec  raison  ces  der- 
niers et  intimes  entretiens  où  M""^  de  Hautefort  pouvait  dire  bien 
des  choses  à  une  maîtresse  bonne  et  facile  qui  l'aimait  et  qu'elle 
aimait.  Il  conjura  la  reine  de  faire  à  la  dignité  royale  le  sacrifice 
de  cette  familiarité  excessive,  et  peu  à  peu  il  réussit  à  la  persuader. 
Un  soir,  M*"*  de  Hautefort  restait  comme  à  son  ordinaire  auprès 
de  la  reine,  qui  s'était  couchée;  toutes  les  personnes  admises  aux 
dernières  heures  de  la  soirée  se  retiraient;  une  femme  de  service 
vint  lui  dire  :  d  Madame,  il  faut  sortir  aussi,  s'il  vous  plaît.  »  M""  de 
Hautefort  se  mit  à  rire,  croyant  qu'elle  se  trompait,  et  lui  dit  :  ((  (^et 
ordre  n'est  pas  donné  pour  moi.  »  La  femme  de  chambre  lui  répon- 
dit que  personne  n'était  excepté,  et  M"'^  de  Hautefort,  voyant  que  la 
reine  entendait  de  son  ht  tout  cela  sans  dire  un  mot ,  comprit  que 
les  anciens  jours  étaient  passés,  et  qu'un  autre  était  plus  puissant 
qu'elle  sur  le  cœur  d'Anne  d'Autriche.  Ici  commença  la  lutte  ou- 
verte de  l'ancienne  favorite  et  du  favori  nouveau,  où  l'un  et  l'autre 
employèrent  toutes  leurs  armes  et  les  qualités  les  plus  différentes, 
celui-ci  l'insinuation,  l'adresse,  la  patience,  la  raison  d'état,  ne  se 
précipitant  jamais,  mais  avançant  toujours;  celle-là  une  droiture 


MADAME    DE    HAUTEIORT.  263 

inflexible,  la  séduction  d'une  amitié  vraie  et  désintéressée,  la  ten- 
dresse tour  à  tour  et  l'énergie,  l'opinion  des  gens  de  bien,  la  voix  de 
la  religion,  admirable  jusque  dans  ses  fautes  et  emportant  dans  sa 
défaite  le  respect  universel. 

Selon  sa  coutume,  avant  de  faire  la  guerre  à  M™"  de  Hautefort, 
Mazarin  s'efforça  de  la  gagner  :  il  savait  l'affection  que  lui  portait  la 
reine,  et  combien  elle  pouvait  le  servir  ou  lui  nuire;  mais  M"'^  de 
Hautefort  se  gouvernait  par  des  pensées  devant  lesquelles  échoua 
toute  l'habileté  de  Mazarin,  comme  avait  déjà  fait  celle  de  Riche- 
lieu. Elle  demeura  fidèle  à  ses  amis  et  à  sa  cause.  Anne  d'Autriche 
aussi  prit  la  peine  de  lui  expliquer  les  raisons  qui  lui  faisaient  main- 
tenir Mazarin  au  ministère,  ses  talens  indubitables,  l'extrême  diffi- 
culté d'un  meilleur  choix,  et  la  dépendance  forcée  où  il  était  d'elle, 
n'ayant  en  France  ni  famille,  ni  parti,  ni  aucun  intérêt  particulier. 
A  toutes  ces  raisons.  M'""  de  Hautefort  ne  manquait  pas  de  réponses 
bonnes  ou  mauvaises  :  que  la  France  n'était  pas  dépourvue  d'hommes 
d'état,  sans  qu'on  eût  besoin  d'avoir  recours  à  un  étranger,  qu'elle 
n'avait  pas  essayé  de  M.  de  Châteauneuf  dont  la  renommée  était  si 
grande,  qu'on  ne  changeait  pas  honorablement  de  parti  du  jour  au 
lendemain,  et  qu'après  s'être  déclarée  contre  Richelieu  à  la  face  du 
monde  entier,  elle  ne  pouvait,  sans  se  condamner  elle-même,  conti- 
nuer son  système  et  maintenir  ses  créatures.  Elle  ne  craignait  pas 
d'ajouter,  sous  un  air  de  badinage,  que  le  cardinal  était  encore  bien 
jeune,  et,  dans  les  coramencemens,  la  reine  répondait  sur  le  même 
ton  qu'il  était  d'un  pays  où  l'on  n'aimait  pas  les  femmes,  et  que  de 
ce  côté-là  elle  n'avait  rien  à  craindre  (1). 

Mais  bientôt  les  badinages  firent  place  à  des  discours  sérieux. 
A  mesure  que  la  faveur  de  Mazarin  augmenta,  et  que  les  fameuses 
conférences  du  soir  se  prolongèrent  et  se  multiplièrent.  M"'"  de  Hau- 
tefort s'engagea  de  plus  en  plus  dans  l'espèce  de  ligue  qui  se  forma 
contre  le  cardinal.  L'ancien  parti  de  la  reine  Anne  était  devenu  le 
parti  des  Importans.  Les  Importans  se  divisaient  en  deux  factions 
bien  distinctes,  momentanément  réunies  par  un  intérêt  commun,  les 
politiques  et  les  dévots.  Les  dévots  servaient  d"instrumens  aux  poli- 
tiques. Ceux-ci,  après  quelques  efforts  infructueux,  s'étaient  presque 
retirés  de  la  scène,  méditant  dans  l'ombre  de  redoutables  projets, 
et  laissant  agir  sur  l'esprit  et  sur  le  cœur  de  la  reine  les  dévots  et  les 
dévotes.  L'évêque  de  Beauvais,  qui  voulait  succéder  à  Mazarin,  et 
ne  se  doutait  pas  qu'il  travaillait  pour  les  Vendôme  et  pour  Château- 

(1)  Mémoires  de  La  Porte,  t.  LIX  de  la  coUect.  Pet.,  p.  400  :  «  Un  jour,  comme 
M™6  d'Hautefort  lui  disoit  qrre  le  cardinal  étoit  encore  bien  jeune  pour  qu'il  ne  se  fît 
point  de  mauvais  discours  d'elle  et  de  lui,  sa  majesté  lui  répondit  qu'il  n'aimoit  point 
les  femmes,  qu'il  étoit  d'un  pays  à  avoir  des  inclinations  d'une  autre  nature.» 


264  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

neuf,  excité  par  l'évêque  de  Limoges,  l'oncle  de  M"*  de  La  Fayette, 
employait  contre  Mazarin  auprès  de  la  pieuse  reine  les  plus  vénérés 
personnages,  Emmanuel  de  Gondi ,  autrefois  général  des  galères, 
maintenant  prêtre  de  l'Oratoire,  le  père  du  duc  de  Retz  et  du  célèbre 
coadjuteur;  le  vertueux  et  hardi  Gospéan,  évêque  de  Lisieux,  et  le 
père  Vincent,  chef  des  pères  des  missions,  qui  devait  être  un  jour 
saint  Vincent  de  Paul.  Les  couvens  étaient  entrés  dans  la  sainte  ca- 
bale, et  la  reine  n'allait  pas  aux  Garmélites,  au  Val-de-Grâce,  aux 
Filles- de-Sainte-Marie,  sans  entendre  d'incroyables  discours ,  qui 
troublaient  sa  conscience  et  lui  laissaient  de  pénibles  souvenirs  que 
Mazarin  avait  peine  à  dissiper.  L'évêque  de  Béarnais  s'était  d'abord 
adressé  à  M""*  de  Sénecé,  de  la  maison  de  La  Rochefoucauld,  pre- 
mière dame  d'honneur  de  la  reine  et  gouvernante  des  enfans  de 
France,  et  l'avait  prié  d'avertir  la  régente  du  mauvais  effet  que  fai- 
saient sur  les  honnêtes  gens  ses  longues  et  perpétuelles  conférences 
avec  Mazarin;  mais  M"""  de  Sénecé  se  ménageait  trop  pour  élever  bien 
haut  la  voix  et  pour  être  fort  efficace.  Il  fallait  une  âme  tout  autre- 
ment désintéressée  et  courageuse  pour  oser  se  commettre  ouver- 
tement avec  le  premier  ministre,  et  livrer  un  puissant  assaut  à  la 
conscience  de  la  reine.  Ge  fut  snr  M™"  de  Hautefort  que  le  parti  des 
saints  jeta  les  yeux;  elle  accepta  volontiers  ce  rôle  périlleux,  comme 
de  son  côté  l'avait  accepté  Gospéan,  et  elle  parla  avec  autant  de  force 
que  le  digne  évêque.  Elle  n'eut  pas  un  autre  succès.  «  Anne  d'Au- 
triche, dit  un  homme  qui  la  connaissait  bien(l) ,  étoit  facile  à  persua- 
der, elle  n'avoit  de  fermeté  que  pour  les  choses  qu'elle  affectionnait 
extraordinairement.  »  Et  elle  en  était  venue  à  affectionner  extraordi- 
nairement  Mazarin.  De  quelque  nature  que  fût  cette  affection,  elle 
résista  à  tout,  à  sa  piété  même,  qui  était  extrême  et  effrayait  tant  le 
cardinal.  Les  alarmes  vives  et  profondes  qu'il  laisse  paraître  dans 
ses  carnets  nous  peuvent  donner  une  idée  de  la  puissance  du  parti 
dévot  sur  la  régente.  Parmi  les  hommes,  celui  que  Mazarin  craignait 
le  plus  était  le  vertueux  évêque  de  Lisieux;  il  avait  résolu  de  l'éloi- 
gner à  tout  prix,  et  comme  M""  de  Hautefort  était  de  toutes  les 
dévotes  de  l'intérieur  de  la  reine  la  plus  sincère,  la  plus  hardie, 
la  plus  accréditée,  après  avoir  fait  d'inutiles  efforts  pour  la  mettre 
de  son  côté,  il  se  décida  à  ne  rien  négliger  pour  la  perdre.  Il  ne  pou- 
vait lui  reprocher  son  ambition,  car  elle  ne  demandait  rien,  accuser 
sa  politique,  puisqu'elle  n'avait  à  cet  égard  aucune  prétention,  en- 
core bien  moins  mettre  en  doute  un  dévouement  dont  elle  avait 
donné  tant  de  preuves;  habilement  il  l'attaqua  par  son  côté  vulné- 
rable :  il  se  plaignit  de  sa  hauteur  et  de  la  liberté  trop  peu  respec- 

(1)  Mémoires  de  La  Porte,  ibid.,  p.  335. 


MADAME    DE   HAUTEFORT.  265 

tueuse  de  son  langage;  il  renouvela  la  manœuvre  bien  vulgaire, 
mais  toujours  sûre,  que  Richelieu  avait  jadis  employée  avec  succès 
auprès  de  Louis  XIII  :  il  fit  parvenir  aux  oreilles  de  la  reine,  en  les 
exagérant ,  les  propos  qui  échappaient  à  M"^  de  Hautefort.  Anne 
d'Autriche,  qui  n'avait  pas  déjà  été  très  charmée  des  libres  discours 
que  lui  tenait  sa  dame  d'atours,  l'excusait  un  peu  dans  la  pensée 
que  ces  discours  ne  s'adressaient  qu'à  elle;  mais  un  blâme  public 
l'offensa  et  l'irrita.  Mazarin  eut  grand  soin  d'entretenir  cette  irrita- 
tion, que  M"^  de  Hautefort  ne  s'appliqua  pas  à  désarmer,  et  elle  ap- 
prit bientôt  à  ses  dépens  combien  était  vraie  et  profonde  la  maxime 
du  cardinal  :  qui  a  le  cœur  a  tout,  qui  n'a  pas  le  cœuir  n'a  rien.  Elle 
perdit  le  cœur  de  la  reine,  et  ne  se  soutint  plus  que  par  le  souvenir 
de  ses  anciens  services,  par  les  nombreux  et  puissans  amis  qu'elle 
avait  à  la  cour  et  qui  la  défendaient  hautement. 

M'""  de  Hautefort  en  effet  n'était  pas  seulement  l'idole  des  Impor- 
tans  et  du  parti  des  saints;  elle  était  adorée  de  toute  la  cour,  des 
plus  petits  et  des  plus  grands,  n'étant  jalouse  de  personne,  obli- 
geante et  même  affectueuse  à  tout  le  monde.  Ne  demandant  rien 
pour  elle-même,  elle  demandait  volontiers  pour  les  autres,  et  c'était 
à  elle  que  chacun  s'adressait  pour  obtenir  quelque  grâce.  Plus  tard, 
sa  charité  et  sa  bienfaisance  se  déployèrent  avec  éclat;  mais  déjà 
à  cette  époque  de  sa  vie  elle  était  libérale  bien  au-delà  de  sa  très 
médiocre  fortune.  Elle  cédait  généreusement  aux  femmes  de  la 
reine  tous  les  menus  profits  de  sa  charge.  La  Porte,  devenu  valet 
de  chambre  du  roi  et  une  sorte  de  personnage,  lui  était  à  ce  point 
dévoué,  que  pour  elle,  dit  Mazarin,  il  se  serait  coupé  les  veines. 
Sa  beauté  aussi  était  une  puissance  dont  elle  n'abusait  pas,  mais 
qui  lui  faisait  bien  des  serviteurs.  Qui  aurait  pu  s'empêcher  d'ai- 
mer une  créature  aussi  belle,  aussi  pure,  aussi  bonne?  Il  n'y  avait 
pas  jusqu'au  petit  roi,  alors  âgé  de  cinq  ou  six  ans,  qui  ne  témoi- 
gnât pour  elle  le  goût  le  plus  vif,  attiré  à  son  insu  par  le  même 
charme  qui  avait  captivé  son  père,  et  par  cet  amour  instinctif  de  la 
beauté,  la  faiblesse  des  grands  cœurs,  qu'un  jour  Louis  XIV  devait 
porter  si  loin.  «  Le  roi,  encore  fort  jeune,  avoit  une  extrême  amitié 
pour  M"'*  de  Hautefort,  dit  la  pieuse  personne  qui  nous  a  laissé  l'his- 
toire de  sa  vie  (1);  il  l'appeloit  sa  femme.  Quand  elle  étoit  incommo- 
dée, il  se  faisoit  mettre  sur  son  lit  et  jouoit  avec  elle,  il  faisoit  col- 
lation dans  sa  chambre;  enfin  il  l'aimoit  autant  qu'un  enfant  de  son 
âge  pouvoit  aimer  (2) .  » 

Mais  M"^  de  Hautefort  excita  en  1643,  comme  auparavant,  de  plus 

(1)  Vie  imprimée,  p.  138. 

(-2)  Un  père  jésuite  d'une  irangination  galante,  le  père  Lemoine,  s'est  plu  à  consacrer 
le  souvenir  de  cette  passion  précoce  et  innocente  dans  une  de-sise  assez  curieuse.  On  y 


266  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

sérieuses  passions,  et  elle  avait  des  adorateurs  jusque  dans  le  parti 
de  Mazarin,  et  parmi  les  hommes  les  plus  attachés  à  sa  politique  et 
à  ses  intérêts.  Nous  avons  déjà  dit  qu'elle  avait  autrefois  blessé  le 
cœur  du  duc  de  Liancour,  un  des  premiers  gentilshommes  de  la 
chambre  du  roi,  qui  dans  les  secrets  conseils  d'Anne  d'Autriche, 
pendant  la  longue  agonie  de  Louis  XIII,  avait  si  utilement  servi  Ma- 
zarin. Il  était  dans  la  plus  haute  faveur  auprès  du  ministre  et  de  la 
régente,  et  il  y  était  un  appui  déclaré  et  très  jouissant  pour  M""  de 
Hautefort.  Il  la  défendait  auprès  de  Mazarin,  et  il  défendait  aussi 
Mazarin  auprès  d'elle.  Elle  protestait  à  M.  de  Liancour  qu'elle  ne 
se  mêlait  d'aucune  intrigue  et  qu'elle  n'avait  pas  la  moindre  con- 
naissance des  complots  qu'on  attribuait  aux  Importans;  mais  elle 
avouait  qu'elle  entendait  dire  sur  la  reine  et  sur  Mazarin  bien  des 
choses  qui  l' affligeaient  et  auxquelles  elle  ne  pouvait  fermer  ses 
oreilles,  et  que  la  reine  elle-même  était  souvent  réduite  à  entendre. 
M™^  de  Hautefort  avait  encore  auprès  du  cardinal  deux  autres 
amis  que  le  ministre  avait  le  plus  grand  intérêt  à  ménager.  L'un 
était  le  premier  général  de  cavalerie  de  l'armée  française,  ce  vail- 
lant élève  de  Gustave-Adolphe,  si  bien  fait  pour  les  combats,  que 
Richelieu  l'appelait  La  Guerre,  Gassion,  qui  venait  de  se  couvrir  de 
gloire  àPiOcroy.  Il  n'avait  pu  rencontrer  Marie  de  Hautefort  sans  être 
touché  de  sa  beauté  modeste;  mais  ce  cœur  de  fer  et  de  feu,  devenu 
timide  devant  la  jeune  femme,  s'était  renfermé  dans  une  admiration 
respectueuse,  et  il  attendait  pour  se  déclarer  quelque  occasion  favo- 
rable, quelque  grand  avancement,  le  maréchalat  ou  un  commande- 
ment d'armée  ou  de  province.  L'autre  adorateur  de  la  belle  dame 
d'atours  était  le  duc  Charles  de  Schomberg,  le  digne  fils  de  Henri 
de  Schomberg,  maréchal  de  France  et  l'un  des  amis  particuliers  et 
des  premiers  capitaines  de  Richelieu;  lui-même  était  maréchal  de 
France  depuis  sa  victoire  de  Leucate,  et  tenait  dans  la  cour  et  dans 
les  affaires  un  rang  très  élevé  par  sa  naissance,  sa  fortune,  sa  re- 
nommée et  sa  magnificence.  Il  avait  quarante-deux  ans  en  16^3. 
Fort  beau  dans  sa  jeunesse,  il  était  encore  très  bien.  Il  avait  la 
mine  haute  et  le  plus  grand  air,  et  il  faisait  profession  de  la  noble 
galanterie  qui  était  alors  à  la  mode.  Il  n'appartenait  à  aucun  parti, 
et  était  étranger  à  toute  intrigue  :  il  servait  la  régente  et  Mazarin, 
comme  il  avait  servi  Louis  XIII  et  Richelieu,  faisant  son  devoir  plus 

voit  un  phénix  sur  un  lirasier  allumé  aux  rayons  avec  ces  mots  :  Me  quoqueposi  patrem. 
Au  bas^  les  armes  de  M™*^  de  Hautefort,  avec  cette  explication  : 

Mon  cœur  est  à  peine  formé, 
Et  sur  les  cendres  de  mon  père 
Déjà  de  ses  rayons  mon  cœur  est  allumé. 

De  l'Art  des  Devises,  par  le  père  Lemoine;  Paris,  chez  Cramoisi,  1G66,  in-4o,  p.  281, 


MADAAIE    DE   HAUTEFORT.  267 

que  sa  cour,  respectueux  avec  diguité,  et  dans  la  posture  la  plus 
indépendante.  Il  venait  de  perdre  sa  femme,  la  duchesse  de  Ilalluin; 
il  n'avait  pas  d'enfans,  et  songeait  à  se  marier  de  nouveau.  Depuis 
longtemps  il  connaissait  la  belle  Marie;  il  l'avait  vue  arriver  à  la 
cour  et  croître  chaque  année  en  beauté  et  en  vertu;  il  l'avait  suivie 
et  admirée  dans  toutes  les  vicissitudes,  et,  trouvant  en  elle  une 
piété  solide  unie  à  l'esprit  le  plus  charmant,  une  grâce  parfaite  avec 
une  dignité  qui  imprimait  le  respect,  il  jeta  les  yeux  sur  elle  pour 
en  faire  la  compagne  de  sa  vie.  Le  maréchal  de  Schomberg  n'était 
pas  un  parti  à  traiter  légèrement,  et  de  toute  manière  il  convenait 
et  plaisait  même  à  M"*'  de  Hautefort;  mais,  en  digne  élève  de  l'hô- 
tel de  Rambouillet,  sans  paraître  insensible  à  ses  hommages,  elle 
les  accueillit  avec  une  extrême  réserve,  et  laissa  le  noble  guerrier 
soupirer  quelque  temps.  Entre  ces  deux  personnes  si  bien  faites 
l'une  pour  l'autre,  le  seul  obstacle  était  le  peu  de  goût  du  maréchal 
pour  les  Importans  et  son  loyal  attachement  à  Mazarin.  Les  Impor- 
tantes de  l'intérieur  de  la  reine,  M"'  de  Saint-Louis  à  leur  tête,  re- 
poussaient l'idée  d'un  tel  mariage,  et  le  combattaient  de  toutes  leurs 
forces,  craignant  que  le  maréchal  ne  leur  enlevât  leur  meilleur 
appui  auprès  d'Anne  d'Autriche.  De  son  côté,  par  la  raison  con- 
traire, Mazarin  favorisait  les  démarches  de  Schomberg;  il  comptait, 
ou  qu'il  amènerait  sa  femme  à  partager  ses  opinions  et  sa  conduite, 
ou  au  moins  qu'elle  quitterait  la  cour  pour  suivre  son  mari  dans  son 
gouvernement  (1).  M""  de  Hautefort  hésitait  et  mettait  à  l'épreuve 
les  sentimens  de  son  illustre  amant.  En  attendant,  elle  demeurait 
fidèle  à  la  cause  de  toute  sa  vie,  et  la  servait  avec  son  zèle  accou- 
tumé. Elle  croyait  Anne  d'Autriche  mille  fois  plus  en  danger  dans 
sa  toute-puissance  qu'elle  n'avait  pu  l'être,  en  1637,  sous  la  plus 
ardente  persécution,  car  alors  elle  la  croyait  aussi  pure  qu'elle- 
même,  digne  en  ses  malheurs  des  respects  du  monde  entier  et  de  la 
sainte  amitié  des  religieuses  du  \'al-de-Grâce  et  des  Carmélites,  tan- 
dis que  maintenant  elle  se  demandait  quel  charme  mystérieux  la 
soumettait  à  l'héritier  de  Richelieu,  et  qu'elle  voyait  avec  douleur 
sa  royale  amie  sacrifier  leur  commun  idéal  de  piété  et  de  vertu  à 
ce  qui  lui  semblait  un  attachement  vulgaire.  Plus  elle  aimait  la 
reine,  plus  elle  s'enhardissait  à  combattre  le  penchant  qui  de  jour 
en  jour  l'entraînait  davantage  vers  Mazarin;  elle  ne  cessait  de  l'a- 
vertir; elle  la  blessait  et  la  tourmentait.  La  reine  passait  sa  vie 
dans  un  embarras  douloureux,  et  l'inquiétude  de  Mazarin  croissait 
chaque  jour.  La  lutte  était  trop  vive  pour  durer  longtemps;  elle 

(1)  La  vie  imprimée  ni  même  la  vie  manuscrite  ne  disent  pas  qu'en  1643  le  maré- 
cLal  de  Schomberg  reclierclia  M"»  de  Hautefort.  Nous  devons  ce  curieux  reuseigne- 
ment  aux  carnets  de  Mazarin.  Ille  carnet,  p.  4. 


268  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

demandait  un  prompt  dénoûment.  Il  vint  bientôt,  et  du  côté  d'où  on 
l'aurait  le  moins  attendu. 

V. 

Nous  avons  raconté  (1)  les  divers  événemens  qui  tout  à  coup  vin- 
rent changer  la  face  de  la  cour  et  des  affaires,  la  bizarre  querelle  de 
M"'^  de  Longiieville  et  de  M"'*  de  Montbazon,  l'insolente  soumission 
de  celle-ci,  son  exil,  les  fureurs  du  parti  des  Importans,  la  conspi- 
ration ourdie  contre  Mazarin  par  M""'  de  Chevreuse  et  par  le  duc  de 
Beaufort,  le  mauvais  succès  de  cette  conspiration,  l'arrestation  de 
Beaufort,  la  dispersion  de  sa  famille  et  de  ses  amis,  l'éloignement 
de  M""'  de  Chevreuse,  enfin  l'absolu  triomphe  du  cardinal.  Mais  ce 
triomphe  eût  été  mal  assuré,  si  l'heureux  vainqueur  eût  eu  l'impru- 
dence de  laisser  auprès  de  celle  qu'il  aspirait  à  gouverner  des  enne- 
mis moins  violons,  mais  presque  aussi  dangereux.  Mazarin  n'hésita 
pas;  en  même  temps  qu'il  frappait  Beaufort  et  M'"*  de  Chevreuse 
avec  leurs  complices  réels  ou  apparens,  il  renvoya  dans  leurs  dio- 
cèses l'évèque  de  Beauvais,  l'évêque  de  Limoges,  l'évêque  de  Lisieux; 
il  destitua  successivement  La  Châtre,  Chandenier,  Tréville,  et  ne  vou- 
lant pas  qu'Anne  d'Autriche  entendît  une  voix  qui  ne  fût  pas  l'écho  de 
celle  de  son  ministre,  il  pénétra  jusque  dans  son  intérieur,  avertit 
sévèrement  ses  dames  d'honneur,  gagna  les  unes,  écarta  ou  intimida 
les  autres.  Deux  femmes  seules  restèrent  debout,  que  soutenaient 
leur  naissance,  leur  dévouement  éprouvé  et  la  haute  estime  dont 
elles  étaient  environnées  :  M'"'=  de  Sénecé,  première  dame  d'honneur 
et  gouvernante  du  roi,  et  la  belle  et  fière  dame  d'atours,  toutes 
deux  ouvertement  contraires  à  Mazarin,  mais  au-dessus  de  tout  soup- 
çon d'avoir  eu  la  main  dans  aucune  manœuvre  déloyale.  Le  cardinal 
faisait  d'ailleurs  entre  elles  une  grande  différence.  Il  savait  qu'avec 
toute  sa  vertu  M'""  de  Sénecé  était  ambitieuse,  et  que  si  elle  voulait 
mettre  à  sa  place  l'évêque  de  Limoges,  ou  De  Noyers,  ou  Château- 
neuf,  elle  entendait  bien  tirer  parti  de  leur  élévation  pour  elle-même 
et  pour  sa  famille;  il  comprit  donc  qu'en  faisant  pour  elle  ce  qu'elle 
espérait  de  ses  rivaux,  il -parviendrait  à  amortir  ses  ressentimens, 
sans  donner  à  la  reine  l'extrême  déplaisir  et  le  mauvais  air  de  mettre 
en  disgrâce  une  personne  de  cette  qualité  et  de  cette  considération. 
La  redoutant  moins,  il  la  supporta  davantage,  et  dirigea  toutes  ses 
batteries  contre  M'""  de  Hautefort. 

Déjà  l'amitié  de  la  reine  pour  M""^  de  Hautefort  avait  reçu  bien 
des  atteintes,  et  plus  d'une  scène  pénible  avait  eu  lieu  entie  Anne 
d'Autriche  et  son  ancienne  favorite. 

(1)  La  duchesse  de  Chevreuse,  livraison  du  la  décembre  1835. 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  269 

Dans  une  soirée  du  mois  d'août  1643  Anne  d'Autriche,  étant  seule 
dans  sa  chambre  avec  une  de  ses  femmes,  M"'=  de  Beaumont,  et 
Béringhen,  premier  valet  de  chambre  du  roi,  se  plaignit  à  eux  de 
la  conduite  de  leur  amie  et  du  peu  de  respect  qu'elle  témoignait 
pour  elle-même  et  pour  son  gouvernement.  M"^  de  Hautefort,  qui 
était  dans  un  cabinet  voisin,  entendit  ce  discours,  et,  se  présentant 
à  l'improviste,  se  défendit  avec  sa  vivacité  accoutumée.  L'explica- 
tion fut  orageuse,  et  suivie  d'un  de  ces  raccommodemens,  avant- 
coureurs  certains  d'une  rupture  inévitable.  M""^  de  Motteville,  hon- 
nête et  bonne,  mais  toujours  un  peu  femme  de  chambre,  ne  manque 
pas  de  prendre  ici  le  parti  de  sa  maîtresse.  «  Nous  pouvons,  dit- 
elle  (1) ,  dire  nos  avis  à  nos  maîtres  et  à  nos  amis;  mais  quand  ils 
se  déterminent  à  ne  pas  les  suivre,  nous  devons  plutôt  entrer  dans 
leurs  inclinations  que  suivre  les  nôtres,  quand  nous  n'y  connoissons 
point  de  mal  essentiel  et  que  les  choses  par  elles-mêmes  sont  indif- 
férentes. »  Voilà  certes  de  belles  maximes  de  cour,  mais  qui  n'étaient 
pas  à  l'usage  de  M""^  de  Hautefort.  Elle  ne  croyait  pas  du  tout  qu'il 
s'agît  là  d'une  chose  indifférente,  et  elle  n'avait  pas  autrefois  résisté  à 
l'amour  de  Louis  XllI,  bravé  Richelieu,  joué  sa  liberté  et  sa  réputation 
pour  se  réduire  au  métier  d'une  domestique  complaisante.  M'"'  de 
Motteville  nous  raconte  ainsi  la  fm  de  la  scène  :  «  Les  larmes  furent 
grandes  du  côté  de  l'accusée,  et  les  sentimens  de  même;  mais  enfin, 
ayant  témoigné  un  grand  désir  de  ne  plus  déplaire  à  celle  à  qui  elle 
devoit  toutes  choses,  elle  lui  dit  tout  ce  qu'elle  put  pour  justifier 
ses  intentions  et  l'emportement  qu'elle  avoit  eu.  La  reine,  qui  étoit 
bonne  et  naturellement  aimable,  lui  pardonna  de  bonne  grâce,  et,  lui 
donnant  sa  main  à  baiser,  lui  dit  en  riant,  pour  apaiser  son  amer- 
tume :  11  faut  donc  aussi,  madame,  baiser  le  petit  doigt,  car  c'est 
le  doigt  du  cœur,  afin  que  la  paix  soit  parfaite  entre  nous.  »  Mais 
ce  n'étaient  là  de  part  et  d'autre  que  de  trompeuses  apparences. 
Nous  savons  à  quel  point  Anne  d'Autriche  était  dissimulée,  et  M""'de 
Hautefort  avait  promis  plus  qu'elle  ne  pouvait  tenir.  Il  lui  échap- 
pait sans  cesse  de  généreuses  imprudences  que  l'habile  Mazarin  ne 
manquait  pas  de  tourner  contre  elle.  Sans  s'en  douter,  elle  était 
entourée  d'une  police  attachée  à  ses  pas.  Comme  autrefois  Riche- 
lieu était  parvenu  à  gagner  une  de  ses  meilleures  amies,  la  belle 
et  odieuse  M"*=  de  Ghémerault,  son  successeur  avait  aussi  corrompu 
quelque  valet  ou  quelque  femme  de  chambre  en  relation  habituelle 
avec  la  dame  d'atours,  et  qui  tenait  note  de  toutes  ses  actions  et 
de  toutes  ses  paroles;  et  lui  s'empressait  de  les  rapporter  à  la  reine 
chargées  et  envenimées.  Voici  par  exemple  comment,  dans  les  car- 

1)  Mnie  (le  Mottevil'e,  t.  !«%  p.  168. 


270  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

nets  cle  Mazarin,  est  représentée  la  scène  racontée  par  M""  de  Mot- 
teville  :  «  M"'*  cle  Hautefort  s'est  vantée  d'avoir  fait  connoître  à  la 
reine  les  raisons  de  sa  conduite  et  de  lui  avoir  parlé  de  façon  à 
lui  faire  bien  comprendre  qu'elle  demanderoit  son  congé  si  on  ne  la 
traitoit  pas  mieux.  »  Puis  vient  cette  remarque  en  espagnol  évidem- 
ment destinée  à  la  reine  :  a  Elle  avoue  qu'elle  a  pleuré,  mais  que  ce 
n'étaient  pas  des  larmes  de  tendresse.  » 

L'emprisonnement  du  duc  de  Beaufort  aigrit  encore  cette  situation 
difficile.  Nous  qui  savons  aujourd'hui,  à  n'en  pouvoir  douter  (1),  que 
Beaufort  était  coupable,  nous  approuvons  la  conduite  de  Mazarin; 
mais  les  preuves  juridiques  faisant  défaut,  ceux  qui  n'étaient  pas  dans 
les  secrets  de  M""'  de  Chevreuse  pouvaient  fort  bien  croire  que  toute 
cette  conspiration,  dont  on  faisait  tant  de  bruit,  était  une  invention 
du  cardinal  pour  se  défaire  de  ses  ennemis.  C'était  là  l'opinion  sin- 
cère de  bien  des  gens,  et  par  exemple  du  vertueux  évêque  de  Lisieux, 
le  fidèle  ami  et  défenseur  des  Vendôme;  pourquoi  M"''  de  Hautefort 
aurait-elle  été  plus  clairvoyante?  Elle  croyait  donc  Beaufort  inno- 
cent. On  conçoit  alors  quelle  dut  être  sa  douleur  en  voyant  la  reine 
se  prêter  à  ce  qui  lui  semblait  une  lâche  vengeance  et  sacrifier  à  un 
favori  italien  le  petit-fds  d'Henri  IV.  Elle  eut  bien  de  la  peine  à 
suivre,  comme  M"'*  de  Sénecé,  le  mot  d'ordre  donné  par  l'évêquç 
de  Limoges  :  souffrir  en  silence,  demeurer  à  son  poste,  et  attendre 
les  occasions  favorables. 

Dans  le  parti  des  Importans,  les  politiques  vaincus  et  détruits 
avaient  entièrement  cédé  la  place  aux  dévots  qui  s'agitaient  plus  que 
jamais.  Ils  avaient  tiré  De  Noyers  de  sa  retraite  de  Dangu,  et  pla- 
çaient en  lui  leur  espérance,  comme  en  un  autre  Châteauneuf.  A  dé- 
faut de  r évêque  de  Lisieux,  exilé  dans  son  diocèse,  ils  mettaient  en 
avant  le  père  de  Gondy,  le  père  Vincent,  les  religieuses  du  couvent 
desFilles-de-Sainte-Marie,  des  Carmélites  et  du  Val-de-Grâce.  M""' de 
Hautefort  était  parmi  les  saints  ce  qu'avait  été  M™'=  de  Chevreuse 
parmi  les  politiques,  et  elle  lui  avait  succédé  dans  les  ombrages  et 
les  alarmes  du  cardinal.  Comme  nous  l'avons  di„  tout  à  l'heure,  elle 
ne  faisait,  elle  ne  disait  rien  dont  il  ne  fût  sur-le-champ  informé.  • 
Plusieurs  des  rapports  qu'on  lui  adressait  sont  tombés  entre  nos 
mains  (2) ,  et  nous  montrent  la  source  des  soupçons  et  des  accusa- 

(1)  La  duchesse  de  Checreuse,  livraison  du  15  décembre  1855. 

(-2)  Archives  des  affaires  étrangères,  France,  t.  CXLIII,  trois  pièces  de  l'année  1043, 
rgarées  dans  l'année  1652,  et  qui  sont  sur  des  papiers  différens  et  de  mains  différentes. 
Quelqu'un  écrit  les  oliservations  faites  par  une  autre  personne,  qui  est  appelée  l'Oracle. 
Mazarin  avait  donc  deux  espions  autour  de  M"»"  de  Hautefort  :  l'Oracle  était  le  prin- 
cipal. Les  trois  pièces  ont  diverses  dates  et  portent  ce  titre  commun  :  Touchant  la  con- 
duite de  madame  de  Hautefort. 


MADAME    DE    HAUTE FORT.  273 

tions  répandus  dans  les  carnets  du  cardinal.  Tantôt  on  la  repré- 
sente menant  Anne  d'Autriche  au  Val-de-Grâce,  où  trois  dames  osè- 
rent lui  parler  contre  Mazarin,  et  elle-même  cachée  dans  une  cellule, 
pendant  qu'on  faisait  à  la  reine  la  remontrance  concertée;  tantôt  on 
la  suppose  feignant  d'être  malade  ou  d'aller  passer  quelques  jours 
dans  des  couvens,  pour  recevoir  des  visites  ou  entretenir  des  corres- 
pondances mystérieuses.  On  va  jusqn'cà  lui  prêter  des  intelligences 
avec  deux  officiers  suspects,  Tréville  et  Des  Essarts.  Les  Importans, 
accusant  surtout  Mazarin  de  faire  revivre  Richelieu,  avaient  répandu 
dans  Paris  un  rondeau  imité  de  celui  qu'on  avait  fait  à  la  mort  du 
grand  cardinal  : 

Il  n'est  pas  mort,  il  n"a  que  changé  d'âge, 
Ce  cardinal,  dont  cliacun  eu  enrage,  etc. 

Ils  avaient  même  trouvé  daus  les  mots  Jules  de  Mazarin  l'anagramme  : 
Je  suis  Armand,  consolation  ordinaire  des  partis  vaincus,  qui  soula- 
gent leur  humeur  en  malices  impuissantes.  La  police  de  Mazarin, 
qui  voyait  partout  M""'  de  Ilautefort,  prétend  que  c'est  dans  sa  so- 
ciété que  l'anagramme  et  le  rondeau  avaient  été  composés.  Comme 
elle  pouvait  tout  sur  La  Porte,  Mazarin  imagine  aussi  que  c'est  elle 
qui  a  poussé  le  hardi  valet  de  chambre  à  jeter  dans  le  lit  de  la  reine 
une  impertinente  lettre  où  on  la  conjurait  de  prendre  plus  de  soin  de 
sa  réputation  et  de  son  salut.  Il  se  trompait,  car  La  Porte,  qui  dans 
ses  Mémoires  fait  l'aveu  de  cette  action  singulière,  n'y  mêle  pas  le 
moins  du  monde  la  dame  d'atours.  Mais  le  plus  grand  crime  de 
celle-ci  était  de  s'intéresser  à  Beaufort.  Un  des  rapports  que  nous 
avons  sous  les  yeux  s'exprime  ainsi  :  «  La  dame  susdite  n'écoute 
qu'avec  indifférence  ses  adorateurs,  ayant  son  cœur  au  Lois  de  Yin- 
cennes.  »  Cette  compassion  généreuse  fut  une  des  principales  causes 
de  sa  perte.  Au  commencement  du  printemps  de  IGZiZi,  la  reine  alla 
faire  une  promenade  au  bois  de  Vincennes;  M'""  de  Hautefort  l'y  ac- 
compagna. A  la  vue  du  château  et  du  donjon,  la  noble  et  bonne  créa- 
ture ne  put  contenir  son  émotion,  et  elle  dit  à  la  reine  que  «  c'étoit 
la  première  fois  que  sa  majesté  venoit  en  ce  lieu  depuis  que  ce  pauvre 
garçon  y  étoit,  )>  et  elle  lui  demanda  s'il  n'y  aurait  point  quelque 
grâce  à  espérer  pour  lui.  La  reine  mécontente  ne  répondit  pas  un 
seul  mot.  Quand  on  servit  la  collation,  M"""  de  Hautefort,  qui  avait 
le  cœur  serré,  ne  put  pas  manger,  et  lorsqu'on  lui  demanda  pour- 
quoi, elle  avoua  qu'elle  ne  savait  pas  se  divertir  en  songeant  à  u  ce 
pauvre  garçon  (1).  »  C'en  était  trop  :  dès  ce  moment,  la  reine  ré- 

(1)  Archives  des  affaires  étrangères,  Fhance,  t.  CVI,  lettre  de  Gandin  à  Servion, 
23  avril  1644. 


272  REVUE    DES   DEUX   MOr«iDES. 

soliit  de  se  délivrer  de  cette  perpétuelle  censure,  et  elle  n'en  atten- 
dit plus  que  l'occasion. 

Le  trait  dominant  du  caractère  de  M"'^  de  Ilautefort,  avec  la  géné- 
rosité et  le  courage,  était  une  intarissable  bonté.  A  la  cour  de 
Louis  XIIl,  elle  était  la  ressource  de  tous  ceux  qui  avaient  à  faire  en- 
tendre quelque  plainte  ou  à  réclamer  quelque  faveur  légitime.  Elle 
n'hésitait  jamais  à  se  mettre  en  avant  dès  qu'elle  croyait  la  justice 
intéressée.  Elle  avait  continué  ce  rôle  depuis  qu'elle  était  revenue 
auprès  d'Anne  d'Autriche.  Quelques  jours  après  la  triste  promenade 
de  Vincennes,  le  13  ou  le  Ih  avril,  un  soir,  à  ce  que  raconte  M"*  de 
Motteville,  la  reine  allant  se  mettre  au  lit  et  n'ayant  plus  que  sa  der- 
nière prière  à  faire,  «  M™"  de  Ilautefort,  toujours  occupée  à  bien 
faire,  en  déchaussant  la  reine,  appuya  la  recommandation  d'mie  de 
ses  femmes  qui  parloit  en  faveur  d'un  vieux  gentilhomme  servant, 
qui  depuis  longtemps  étoit  son  domestique  et  demandoit  quelque 
grâce.  M""  de  Hautefort,  ne  trouvant  pas  la  reine  de  trop  bonne  vo- 
lonté pour  lui,  lui  dit  et  lui  fit  entendre  par  des  souris  dédaigneux 
qu'il  ne  falloit  pas  oublier  ses  anciens  domestiques.  La  reine,  qui 
n'attendoit  qu'une  occasion  pour  se  défaire  d'elle,  contre  sa  douceur 
ordinaire  ne  manqua  pas  de  prendre  feu  là-dessus,  et  lui  dit  avec  cha- 
grin qu'enfin  elle  étoit  lasse  de  ses  réprimandes  et  qu'elle  étoit  fort 
mal  satisfaite  de  la  manière  dont  elle  vivoit  avec  elle.  En  prononçant 
ces  paroles,  elle  se  jeta  dans  son  lit  et  lui  commanda  de  fermer  son 
rideau  et  de  ne  lui  plus  parler  de  rien.  M""  de  Hautefort,  étonnée 
de  ce  coup  de  foudre,  se  jeta  à  genoux,  et,  joignant  les  mains,  ap- 
pela Dieu  à  témoin  de  son  innocence  et  de  la  sincérité  de  ses  inten- 
tions, protestant  à  la  reine  qu'elle  croyoit  n'avoir  jamais  manqué  à 
son  service,  ni  à  ce  qu'elle  lui  devoit.  Elle  s'en  alla  ensuite  dans  sa 
chambre,  sensiblement  touchée  de  cette  aventure,  et  je  puis  dire 
fort  affligée.  Le  lendemain,  la  reine  lui  envoya  dire  de  sortir  d'auprès 
d'elle  et  d'emmener  avec  elle  M""  d'Escars,  sa  sœur  (1).  »  Yoilàle 
récit  d'une  amie  de  la  reine.  Celui  de  l'amie  de  M"'"  de  Hautefort, 
qui  nous  a  laissé  l'histoire  de  sa  vie,  est  bien  différent.  Après  la 
scène,  que  l'amie  de  M"'^  de  Hautefort  donne  un  peu  autrement,  celle- 
ci,  au  lieu  de  se  jeter  à  genoux  en  protestant  de  son  innocence  et  de 
chercher  à  se  sauver,  comprit  d'abord  l'intention  d'Anne  d'Autriche 
et  vit  bien  qu'il  fallait  quitter  la  cour.  «  Elle  (2)  ferma  le  rideau  de 
la  reine,  comme  elle  avoit  accoutumé  les  autres  jours,  et  lui  dit  :  «  Je 
vous  assure,  madame,  que  si  j'avois  servi  Dieu  avec  autant  d'attache- 
ment et  de  passion  que  j'ai  fait  toute  ma  vie  votre  majesté,  je  serois 

(l)  Mémoire:',  t.  l<'^,  p.  203. 

(■2)  Vie  manuscrite. 


MADAME    DE    HAUTEFORT. 


97:^ 


une  grande  sainte.  »  Et  levant  les  yeux  sur  un  crucifix  qui  étoit  au- 
près du  lit,  elle  dit  tout  haut  :  «  Vous  savez,  Seigneur,  ce  que  j'ai  fait 
pour  elle!  »  La  reine  ne  répondit  rien,  et  M™^  de  Hautefort  compta 
sûrement  que  le  lendemain  elle  auroit  un  ordre  de  se  retirer,  et  le 
lendemain  en  effet  elle  eut  cet  ordre  connue  elle  l'avoit  prévu.  »  M"'"  de 
Motteville,  l'allant  voir  dans  sa  chambre  avant  son  départ,  la  trouva 
«  assez  forte  sur  son  malheur;  »  mais  son  âme,  qui  d'abord  n'avait 
pas  jeté  un  seul  soupir,  finit  par  éclater  avec  force,  à  ce  point  qu'elle 
tomba  malade.  Le  jour  suivant,  étant  un  peu  remise  et  soulagée 
par  deux  saignées  qu'on  lui  fit  la  nuit,  elle  sortit  du  palais  «  regret- 
tée de  tout  le  monde,  »  dit  M""'  de  Motteville,  et  la  reine  ou  plutôt 
Mazarin  commanda  qu'on  ne  fît  aucune  sollicitation  en  sa  faveur  (1). 
Ce  fut  en  ce  moment  que  lui  revinrent  tristement  à  la  pensée  les 
prophétiques  paroles  que  Louis  XIII  lui  avait  souvent  répétées  : 
«  Vous  avez  tort;  vous  servez  une  ingrate.  »  Mais  M"*  de  Hautefort 
se  souvint  aussi  de  Louise  de  La  Fayette,  et  elle  résolut  de  l'imiter. 
Le  vrai  et  sérieux  christianisme,  qui  lui  avait  interdit  de  rester  à  la 
cour  pour  y  être  une  duègne  complaisante,  lui  montra  l'asile  placé 
au-dessus  des  disgrâces  comme  des  faveurs  des  rois  :  elle  se  fit 
mener  au  couvent  des  Filles-Sainte-Marie  de  la  rue  Saint- Antoine, 
et  elle  songea  à  y  devenir  religieuse. 

Dieu  en  avait  disposé  autrement  :  Marie  de  Hautefort  devait  res- 
ter dans  le  siècle  pour  en  être  l'ornement  et  le  modèle.  Son  mal- 
heur lui  fit  bien  perdre  quelques  amis  de  cour  :  elle  ne  revit  plus  ni 
M"""  de  Motteville,  qui  l'aimait  beaucoup  et  qui  obéit  à  regret  à  la 
reine,  ni  môme  le  chevalier  de  Jars,  devenu  avec  l'âge  et  une  riche 
commanderie  bien  diilerent  de  lui-môme,  et  que  retint  la  crainte  de 
déplaire  à  Mazarin;  mais  elle  était  faite  pour  avoir  d'autres  amis,  qui 
lui  demeurèrent  fidèles  et  lui  prodiguèrent  dans  sa  disgrâce  toutes 
les  marques  de  considération  et  de  tendresse.  Ses  adorateurs  se  ré- 
jouirent presque  de  la  voir  pauvre  et  persécutée,  pour  mettre  à  ses 
pieds  leur  fortune  et  leur  cœur.  Le  duc  de  Ventadour,  qui  jusque-là 
lui  avait  fait  une  cour  médiocrement  accueillie,  déclara  hautement 
qu'il  serait  heureux  de  l'épouser,  «  quand  elle  n' auroit  pas  un  double 

(1)  Archives  des  affaires  étrangères,  France,  t.  CVI,  lettre  de  Gaudin  à  Servien  du 
17  avril  :  «  M™»  de  Hautefort  a  eu  soa  congé  hier  pour  avoir  parlé  avec  peu  de  respect 
à  la  reine.  »  Lettre  de  Mazarin  à  Béringhen  pendant  que  celui-ci  était  en  Hollande, 

du  16  avril  :  «  Vous  serez  surpris  de  la  nouvelle  du  congé  que  la  reine  donna 

avant-hier  à  M™»  de  Hautefort.  La  chose  arriva  sur  quelque  demande  que  faisoit  ;i 
sa  majesté  ladite  dame  pour  l'intérêt  de  quelqu'un  de  ses  amis.  Elle  le  porta  si  avant 
que  de  paroles  en  autres,  sa  majesté  vint  à  blâmer  la  conduite  de  certaines  personnes. 
M™e  de  Hautefort,  ayant  pris  cela  pour  elle,  mit  le  marché  à  la  main  de  se  retirer,  ce 
que  sa  majesté,  qui  étoit  déjà  mal  satisfaite  de  sa  conduite,  accepta  sur-le-champ,  et 
depuis  a  défendu  à  tout  le  monde  de  lui  en  parler.  » 

TOME  I.  18 


274  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaillant,  »  et,  ne  s'en  tenant  pas  aux  paroles,  il  fit  part  de  sa  ré- 
solution à  la  reine,  et  lui  demanda  son  agrément,  qui  ne  fut  pas 
refusé  (1).  Cette  fidélité  généreuse  toucha  M™'  de  Hautefort,  mais 
n'eut  pas  le  pouvoir  de  la  faire  sortir  de  son  couvent.  Gassion  ne  fut 
pas  plus  heureux.  Il  n'avait  pu  la  voir  sans  l'aimer,  ainsi  que  nous 
l'avons  dit,  mais  il  n'avait  pas  osé  se  déclarer.  Venant  d'être  fait 
maréchal,  très  bien  avec  la  cour  et  avec  les  Condé,  et  ayant  devant 
lui  la  plus  brillante  carrière,  il  s'enhardit  un  peu,  et  sans  confier  son 
dessein  à  personne,  il  prit  le  parti  de  risquer  lui-même  l'aventure,  et 
un  jour  il  se  présenta  au  parloir  des  filles  de  Sainte-Marie.  M""*  de  Hau- 
tefort fut  bien  surprise  lorsqu'on  l'avertit  que  le  maréchal  de  Gassion 
la  demandait  à  la  grille.  Elle  fut  bien  plus  sui'prise  encore  et  fort 
embarrassée  quand  il  lui  fit  une  déclaration  inattendue,  et  lui  témoi- 
gna la  passion  qu'il  avait  pour  elle,  et  son  intention  de  l'épouser, 
si  elle  daignait  y  consentir.  Elle  demeura  assez  longtemps  sans  lui 
pouvoir  répondre.  A  la  fin,  après  avoir  rappelé  ses  esprits,  elle  lui 
dit  qu'elle  se  sentait  tout  à  fait  obligée  de  l'honneur  qu'il  lui  faisait, 
que  ce  serait  un  très  grand  avantage  pour  elle  qu'un  pareil  mariage, 
qu'elle  y  voyait  un  seul  obstacle,  la  diiïérence  de  religion,  parce 
qu'elle  ne  se  pourrait  jamais  résoudre  à  épouser  quelqu'un  qui  ne 
serait  pas  catholique.  N'ayant  pas  envie  de  se  convertir,  le  maréchal 
prit  cette  réponse  pour  un  congé;  il  s'en  alla  fort  affligé  de  n'avoir 
pas  réussi,  mais  un  peu  consolé  de  n'avoir  pas  eu  de  témoin  de  son 
échec  (2) . 

Quelque  temps  après,  la  belle  recluse  reçut  une  autre  visite,  ou  du 
moins  un  autre  message  qui  ne  la  trouva  pas  aussi  insensible.  Elle 
quitta  sa  pieuse  retraite  ;  sans  aller  à  la  cour,  elle  reparut  dans  [e 
monde,  et  bientôt  le  bruit  se  répandit  que  M'"*  de  Haiitefort  allait 
devenir  la  maréchale  duchesse  de  Schomberg.  Tous  les  cœurs  hon- 
nêtes, sans  distinction  de  parti,  applaudirent  à  l'idée  d'une  union  si 
bien  assortie.  Une  seule  personne  s'en  affligea  :  ce  fut  la  sœur  du 
maréchal,  Jeanne  de  Schomberg,  la  duchesse  de  Liancour.  Elle  avait 
soupçonné  quelque  chose  de  la  passion  que  son  mari  avait  autre- 
fois ressentie  pour  M"'^  de  Hautefort;  elle  craignit  une  alliance  qui 
la  pouvait  rallumer,  en  exposant  M.  de  Liancour  à  voir  sans  cesse 
cette  beauté  redoutable,  et  elle  entreprit  d'empêcher  le  mariage, 
déjà  bien  avancé.  Elle  dissimula  ses  véritables  craintes,  et,  allant 
voir  M""^  de  Hautefort,  elle  lui  dit  en  toute  confidence  que  M.  de 
Schomberg  avait  fait  de  grandes  dépenses  à  l'armée  et  dans  ses  dif- 


(1)  Archives  des  affaires  étrangères,  Fra>xe,  t.  GVI^  lettres  de  Gaudin  du  23  avril 
et  du  6  mai. 

(2)  Vie  manuscrite. 


MADAME    DE    HAUTEFORT.  275 

férentes  charges,  que  sa  fortune  était  à  peu  près  perdue,  qu'il  avait 
besoin  d'un  riche  mariage  pour  rétablir  ses  affaires,  et  que  s'il  per- 
sistait à  l'épouser,  sa  maison  était  ruinée  sans  ressources;  qu'elle 
s'adressait  donc  à  l'amitié  même  qu'elle  témoignait  à  son  frère  pour 
prévenir  un  tel  malheur.  On  peut  se  faire  une  idée  de  l'impression 
que  fit  un  pareil  discours  sur  M'°^  de  Hautefort.  On  lui  demandait  le 
sacrifice  de  sa  dernière  espérance.  Que  diraient  la  cour  et  Paris  d'une 
rupture  aussi  imprévue,  qu'on  ne  manquerait  pas  de  rapporter  à  quel- 
que cause  injurieuse?  Pourquoi  l'avoir  tirée  du  couvent,  où,  après 
ce  public  affront,  elle  ne  pouvait  plus  rentrer  avec  le  même  hon- 
neur? Comment  M.  de  Schomberg  n'avait-il  pas  fait  toutes  ses  ré- 
flexions avant  de  prendre  un  engagement  aussi  sérieux,  et  comment 
l'aimait-il  si  peu  de  les  faire  au  moment  suprême?  Et  puis  M""=  de 
Liancour  était-elle  bien  l'interprète  de  son  frère?  Elle-même,  en 
vérité,  était-elle  obligée  d'immoler  son  bonheur  à  la  fois  et  son  hon- 
neur à  des  considérations  qui  lui  paraissaient  bien  peu  dignes  et 
d'elle  et  de  celui  qu'elle  commençait  à  aimer?  L'affection,  l'ambi- 
tion, la  générosité,  le  dépit,  la  honte,  se  livraient  dans  son  cœur  le 
plus  douloureux  combat.  La  générosité  l'emporta;  elle  n'entendait 
pas  nuire  à  M.  de  Schomberg,  et  elle  promit  à  sa  sœur  que  le  ma- 
riage qu'elle  redoutait  ne  se  ferait  point.  A  peine  M™^  de  Liancour 
était-elle  sortie,  que  la  pauvre  femme,  épuisée  par  le  noble  effort 
qu'elle  venait  de  faire,  tomba  dans  une  affliction  voisine  du  déses- 
poir. Elle  était  résolue,  mais  inconsolable  et  malheureuse.  Quelques 
jours  après,  étant  restée  au  lit  assez  tard,  malade  et  désolée,  elle 
reçut  la  visite  d'un  ami  de  M.  de  Schomberg,  qui  leur  servait  d'in- 
termédiaire, M.  de  Villars,  et  elle  s'apprêtait  à  lui  dire  qu'elle  con- 
naissait la  situation  et  les  nouvelles  réflexions  du  maréchal,  et  lui 
rendait  sa  parole,  quand  M.  de  Yillars  se  mit  à  la  gronder  d'être  si 
paresseuse,  tandis  que  lui  s'était  levé  de  fort  bonne  heure  pour  faire 
les  publications  de  son  mariage  à  sa  paroisse  et  à  celle  de  M.  de 
Schomberg,  et  en  même  temps  il  lui  remit  une  lettre  du  maréchal, 
la  plus  pressante  et  la  plus  amoureuse.  M"'=  de  Hautefort  ne  savait 
que  penser  et  demeurait  interdite.  Sur  ces  entrefaites  arriva  M"'^  de 
Liancour,  qui,  rougissant  de  sa  faiblesse  et  confuse  de  sa  conduite,  se 
jeta  dans  ses  bras,  lui  confessa  ses  vrais  sentimens,  la  supplia  de  tout 
oublier  et  d'être  sa  sœur. 

Ainsi  se  termina  la  partie  romanesque  de  la  vie  de  M"""  de  Haute- 
fort;  elle  devint  duchesse  de  Schomberg,  le  (5  septembre  IQliQ,  à 
l'âge  de  trente  ans.  Depuis,  sa  destinée  a  été  aussi  paisible  que  sa 
jeunesse  avait  été  orageuse.  Arrêtons-nous  sur  le  seuil  de  cette  nou- 
velle carrière  où  la  noble  femme  se  surpassera  elle-même,  où  sa 
vertu  demeurera  sans  tache,  où  elle  sera  tour  à  tour  une  tendre 


276  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

épouse,  une  sainte  veuve,  la  protectrice  et  l'amie  de  Bossuet,  le 
charme  de  quelques  sociétés  d'élite,  l'objet  constant  des  respects  af- 
fectueux de  Louis  XI Y,  surtout  une  digne  élève  de  saint  Vincent  de 
Paul,  l'asile  fidèle  des  malheureux  et  des  opprimés,  le  recours  assuré 
de  tous  ceux  qui  souffraient,  particulièrement  des  filles  et  des  femmes 
dans  leurs  périlleuses  misères,  n'ayant  retenu  de  son  ardeur  et  de  sa 
vivacité  naturelle  qu'une  bonté  presque  passionnée  et  ce  feu  sublime 
de  la  charité  chrétienne  qui  lui  mérita  le  beau  nom  de  mère  des 
pauvres. 

Posons  la  plume,  et  mettons  fin  à  ces  peintures  d'une  société  à 
jamais  évanouie,  et  de  femmes  que  l'œil  des  hommes  ne  reverra 
plus.  Encore  quelques  pages  sur  M*"^  de  Longueville,  et  nous  aurons 
dit  adieu  à  ces  rêves  de  nos  heures  de  loisir,  que  caressa  notre  jeu- 
nesse, et  qui  nous  ont  accompagné  jusqu'au  terme  de  l'âge  mûr. 
Nous  l'avouons  :  nous  ne  quittons  pas  sans  regret  cet  aimable  et  gé- 
néreux commerce.  Soyez  bénies,  en  nous  séparant,  muses  gracieuses 
ou  sévères,  mais  toujours  nobles  et  grandes,  qui  m'avez  montré  la 
beauté  véritable  et  dégoûté  des  attachemens  vulgaires.  C'est  vous 
qui  m'avez  appris  à  fuir  les  sentiers  de  la  foule,  et,  au  lieu  d'élever 
ma  fortune,  à  tâcher  d'élever  mon  cœur.  Grâce  à  vos  leçons,  je  me 
suis  complu  dans  une  pauvreté  fière;  j'ai  perdu  sans  murmure  tous 
les  j)rix  de  ma  vie,  et  j'ai  été  trouvé  fidèle  à  une  grande  cause,  au- 
jourd'hui abandonnée,  mais  à  laquelle  est  promis  l'avenir.  Soutenez- 
moi  dans  les  épreuves  suprêmes  qui  me  restent  à  traverser.  Contem- 
poraines de  Descartes,  de  Corneille,  de  Pascal,  de  Richelieu,  de 
Mazarin,  de  Gondé,  Anne  de  Bourbon,  Marie  de  Rohan,  Marie  de 
Hautefort,  Marthe  du  Vigean,  Louise  de  La  Fayette,  sœur  Sainte- 
Euphémie,  âmes  aussi  fortes  que  tendres,  qui,  après  avoir  jeté  tant 
d'éclat,  avez  voulu  vous  éteindre  dans  l'obscurité  et  dans  le  silence, 
donnez- moi  quelque  chose  de  votre  courage,  enseignez-moi  à  sourire 
comme  vous  à  la  solitude,  à  la  vieillesse,  à  la  maladie,  à  la  mort. 
Disciples  de  Jésus-Christ,  joignez-vous  à  son  précurseur  sublime 
pour  me  répéter,  au  nom  de  l'Évangile  et  de  la  philosophie,  qu'il 
est  bien  temps  de  renoncer  à  tout  ce  qui  passe,  et  que  la  seule  pen- 
sée qui  désormais  me  soit  permise  est  celle  de  quelques  travaux 
utiles,  du  devoir  et  de  Dieu. 

V.  Cousin. 


LE 


ROMANCIER  DU  GHETTO 


i1«.yciPATios  m  JtiFs  de  bohème. 


Am  Pflug,  Eine  Geschichte,  von  Leopold  Kompert;  2  vol.,  Berlin  18o5. 


A  Prague  comme  à  Presboiirg,  tout  le  ghetto  (1)  est  en  émoi.  Ce 
ne  sont  partout  que  préparatifs  de  départ,  on  n'entend  de  tous  côtés 
que  paroles  de  séparation  et  d'adieu.  Quelle  tristesse  à  travers  ce 
bruit  et  ce  mouvement  !  Il  y  a  surtout  une  pauvre  famille  agitée  de 
mille  sentimens  divers.  Le  brave  Rebb  Schlome  Hahn  est  un  mar- 
chand qui  gagnait  péniblement  sa  vie  en  vendant  comme  ses  pareils 
toute  sorte  de  friperies  et  de  bric-à-brac.  Or,  depuis  le  matin,  une 
voiture  est  arrêtée  devant  l'humble  demeure  de  Rebb  Schlome,  et 
tous  les  membres  de  la  petite  communauté,  le  père,  la  mère,  les 
deux  fils,  la  jolie  petite  fdle  elle-même  avec  son  babil  naïf  et  sa 
gaieté  confiante,  tous  enfin  sont  occupés  à  transporter  sur  la  char- 
rette les  meubles,  le  linge,  les  ustensiles  du  ménage.  Voilà  des  gens 
bien  affairés,  les  uns  tristes  jusqu'aux  larmes,  les  autres  plus  résolus 
en  apparence,  mais  tourmentés  en  secret  par  une  vague  inquiétude. 
Au  moment  de  quitter  les  lieux  connus  depuis  l'enfance,  au  moment 
de  déplacer  ces  meubles  qui  rappellent  les  événemens  du  foyer,  que 
de  pensées,  que  d'émotions  viennent  assaillir  ces  pauvres  âmes  !  On 

(I)  Ce  mot  italien  ghelto  est  le  terme  usité  dans  les  villes  de  l'Autriche  pour  dési- 
gner le  quartier  des  Juifs.  Quelquefois  aussi  le  ghetto  s'appelle  simplement  la  rue, 
die  Gasse. 


278  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

s'arrête,  on  réfléchit,  on  évoque  maintes  circonstances  du  passé,  cir- 
constances insignifiantes,  mais  qui  tout  à  coup,  en  de  tels  instans, 
prennent  des  proportions  inattendues;  une  dernière  fois,  on  veut 
revoir  à  leur  place  ordinaire  les  objets  familiers,  on  se  remet  à 
l'œuvre,  on  s'interrompt  encore,  on  ne  finirait  jamais...  Cependant 
le  froid  est  vif  dans  la  rue;  le  voiturier,  qui  attend  depuis  le  lever 
du  jour,  trouve  les  heures  longues  et  fait  claquer  son  fouet.  Heu- 
reusement plus  débonnaires,  plus  compatissans  que  leur  maître,  et 
comme  s'ils  comprenaient  toutes  les  douloureuses  émotions  de  ce 
départ,  les  chevaux  restent  là,  immobiles,  la  tête  basse,  sans  fouiller 
le  sol  du  pied,  sans  jeter  dans  les  airs  des  hennissement  d'impa- 
tience. Hélas!  il  n'est  que  trop  vrai  :  avant  une  heure,  ces  pauvres 
gens  auront  quitté  leur  maison  pour  n'y  jamais  revenir.  De  joyeux 
cris  d'enfans  ont-ils  rempli  jadis  ces  chambres  abandonnées?  Une 
mère  a-t-elle  exhalé  ici  les  secrètes  tristesses  de  son  cœur?  Sous  ce 
misérable  toit,  naguère  encore  un  père  de  famille  a-t-il  porté  le 
poids  de  ses  inquiétudes  et  lutté  contre  les  difficultés  de  la  vie  ?  Qui 
révélera  ces  secrets?  qui  parlera  de  ces  choses  d'hier?  Ces  murailles 
dégarnies  sont  muettes  et  lugubres.  Une  autre  famille,  une  famille 
heureuse  et  fortunée,  peut  s'établir  maintenant  dans  cette  demeure; 
elle  ne  soupçonnera  pas  seulement  les  douleurs  qui  l'ont  traversée. 
C'en  est  fait  :  voilà  un  passé,  tout  vivant  encore,  effacé  du  livre  de 
la  vie.  Un  lourd  verrou  de  fer  a  scellé  le  tombeau  où  tant  de  souve- 
nirs reposent;  les  émigrans  viennent  de  partir. 

Ainsi  commence  le  nouveau  récit  que  vient  de  nous  donner  le 
peintre  et  le  conseiller  des  pauvres  Israélites  de  Bohême,  M.  Léo- 
pold  Kompert.  On  n'a  pas  oublié  peut-être  les  premiers  travaux  de 
ce  profond  et  sympathique  écrivain.  J'ai  été  heureux  de  signaler  ici 
ses  débuts  (1);  j'ai  pris  plaisir  à  mettre  en  lumière  ses  peintures  si 
vives,  si  nouvelles,  si  tragiques  parfois,  toujours  si  instructives  et 
si  touchantes.  M.  Léopold  Kompert  n'était  pas  à  mes  yeux  un  roman- 
cier ordinaire.  Israélite  lui-même,  âme  sincèrement  religieuse,  mêlé 
et  pour  ainsi  dire  attaché  par  les  fibres  les  plus  secrètes  de  son 
cœur  aux  choses  douloureuses  qu'il  raconte,  je  sentais  bien  qu'il 
exerçait  une  fonction  sérieuse  en  composant  ces  dramatiques  récits. 
L'auteur  des  Scènes  du  Ghetto  et  des  Juifs  de  Bohême  avait  étudié 
de  près  les  coutumes,  les  croyances,  les  préjugés,  les  terreurs,  les 
doutes  sans  cesse  croissans,  et  finalement  les  transformations  insen- 
sibles de  ses  coreMgionnaires.  Dans  la  Nouvelle  Judith,  il  avait  peint 
cette  exaltation  farouche  que  les  croyances  persécutées  allument 
chez  les  âmes  fières;  les  Enfans  du  Randar  exprimaient  avec  une 
sorte  de  grandeur  épique  le  doute  religieux  entrant  au  sein  de  la 

(1)  Voyez  la  Revue  du  i"  janvier  1852. 


LE    ROMANCIER    DU    GHETTO.  "279 

famille  juive  et  brisant  les  liens  du  foyer;  l'histoire  de  Jaikevv  et  de 
Resèle  nous  montrait  l'obstination  invincible  des  Juifs  d'Allemagne 
luttant  contre  des  lois  iniques;  enfin  le  Colporteur,  Trendeln,  la  Juive 
perdue  mettaient  dramatiquement  en  scène  les  rapports  du  christia- 
nisme de  nos  jours  avec  les  croyances  hébraïques  et  plaidaient  au 
nom  de  l'Évangile  en  faveur  d'une  race  opprimée.  Encore  une  fois, 
\I.  Kompert  ne  s'était  pas  annoncé  comme  un  romancier  de  profes- 
sion, on  sentait  qu'il  avait  charge  d'âmes.  —  Poursuivez,  lui  disions- 
nous,  poursuivez  cette  enquête  et  cette  prédication.  Continuez  d'ob- 
server avec  un  soin  religieux,  avec  une  sympathique  philosophie,  ces 
naïves  peuplades  qui  vous  ont  révélé  tant  de  choses,  et  dont  vous 
pouvez  à  voùre  tour  préparer  l'émancipation  et  aplanir  les  voies! 

M.  Léopold  Kompert  ne  s'est  point  hâté.  On  a  pu  craindre  un  instant 
que  ce  premier  succès  n'eût  épuisé  les  forces  ou  ralenti  l'ardeur  du 
jeune  écrivain;  non,  il  étudiait  en  silence,  il  observait  le  développe- 
ment des  idées  nouvelles  chez  les  hommes  du  ghetto,  il  suivait  le 
conseil  que  j'avais  osé  lui  adresser  et  travaillait  à  l'émancipation  de 
sa  race.  Le  récit  que  vient  de  publier  M.  Kompert  est  la  suite  logique 
des  touchantes  narrations  que  je  rappelais  tout  à  l'heure.  Après  la 
Juive  perdue  et  le  Colporteur,  il  faut  lire  l'histoire  de  Rebb  Schlome. 
Heureux  le  conteur  dont  les  études  sont  attendues  avec  cette  légi- 
time impatience  !  Heureux  et  bienvenu  ce  roman  qui  se  rattache  à 
de  telles  œuvres  et  continue  une  entreprise  si  noble  !  Ne  dites  pas 
que  ces  détails  sont  loin  de  nous,  que  cette  question  des  Juifs  nous 
touche  peu,  que  ce  sont  là  des  événemens  bien  humbles  et  accom- 
plis sur  un  théâtre  ignoré  :  qu'importe,  si  cet  obscur  épisode  appar- 
tient à  l'histoire  religieuse  de  notre  xix*=  siècle?  Ouvrons-le,  ce  livre, 
avec  l'attention  qu'il  mérite.  Nous  avions  laissé  ces  pauvres  Juifs  de 
Presbourg  au  milieu  d'une  crise  inquiétante;  voici  le  tableau  qui  se 
déroule  devant  nous,  et  les  plus  graves  questions  qui  puissent  préoc- 
cuper l'humanité  sont  engagées  dans  ces  rustiques  aventures. 

Que  s'est-il  donc  passé  depuis  que  M.  Kompert  écrivait  la  Nou- 
velle Judith  et  les  En  fans  du  Randar?  Un  grave  événement  en  vérité. 
M.  Kompert  publiait  son  premier  volume  en  18A8,  et  le  second  pa- 
raissait l'année  suivante.  Or,  cette  année  même,  en  18A9,  le  jeune 
empereur  François-Joseph,  au  milieu  des  réformes  qui  signalaient 
son  avènement  au  trône,  décrétait  l'émancipation  des  Juifs.  Ces  lois 
odieuses  qui  pesaient  sur  les  héros  de  M.  Kompert,  les  voilà  abolies. 
Le  pauvre  Jaikew  ne  serait  plus  obligé  d'attendre  vingt  et  un  ans 
l'autorisation  d'épouser  Resèle;  il  ne  serait  pas  traduit  en  justice  pour 
avoir  perdu  patience  un  beau  jour  et  s'être  marié  devant  le  rabbin 
sans  avoir  le  droit  d'être  chef  de  famille;  la  chaste  Resèle  ne  serait 
pas  forcée  d'aller  à  Vienne  se  jeter  aux  pieds  de  l'empereur  pour  ob- 
tenir que  son  fils  ne  soit  pas  un  bâtard  aux  yeux  de  cette  loi  sans 


280  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pitié;  non,  toutes  ces  iniquités,  et  bien  d'autres  encore,  le  jeune  sou- 
verain en  a  purgé  ses  états.  L'Israélite  peut  être  chef  de  famille,  il 
peut  se  marier  comme  il  l'entend,  il  peut  aussi  posséder  la  terre  et 
y  verser  en  sécurité  la  sueur  de  son  front.  Quelle  joie  et  quel  éton- 
nement  dans  le  (/hetto!  L'étonnement,  je  le  crois  bien,  est  plus  grand 
encore  que  la  joie.  Ces  malheureuses  victimes  d'une  oppression  sécu- 
laire avaient  fini  par  s'habituer  aux  ténèbres  de  leur  existence;  au 
moment  de  relever  la  tête  et  de  marcher  à  la  lumière  du  soleil,  je  ne 
sais  quelle  timidité  les  enchaîne.  Il  y  a  surtout,  je  le  sais,  un  noble 
cœur  qu'agite  une  douloureuse  inquiétude  :  c'est  le  publiciste  qui  a 
demandé  l'émancipation  de  ses  frères,  c'est  le  tendre  penseur  qui 
veille  sur  eux  et  qui  compose  tout  exprès  des  récits  populaires  pour 
diriger  ces  âmes  irrésolues  dans  les  voies  de  la  société  modenie. 
Quel  effet  vont  produire  sur  les  pauvres  gens  du  ghetto  ces  nou- 
veautés inattendues?  comment  passeront-ils  de  l'état  de  tutelle  à  la 
virilité?  Seront-ils  dignes  de  cette  liberté  qu'on  leur  donne?  sau- 
ront-ils changer  de  vie,  secouer  les  vieilles  haines,  abandonner  les 
ténébreux  négoces  et  prendre  loyalement  leur  place  dans  la  grande 
famille  qui  leur  ouvre  ses  rangs?  Qu'on  ne  s'y  trompe  pas,  c'est  une 
transformation  complète  qui  sera  exigée  d'eux.  Ces  droits  qu'ils  vien- 
nent d'obtenir,  le  guide  intelligent  qui  les  surveille  sait  bien  que  ce 
sont  surtout  des  devoirs  nouveaux.  11  est  troublé,  il  est  ému,  et  s'il 
apprend  que  Rebb  Schlome  quiUele ghetto  pour  répondre  aux  inten- 
tions du  souverain  et  labourer  le  coin  de  terre  qu'il  a  acheté,  soyez 
sûr  qu'il  accompagnera  la  famille  du  marchand  dans  la  rustique  de- 
meure, et  que  là,  inquiet,  attentif,  dévoué,  il  viendra  en  aide  aux 
cœurs  pusillanimes  et  dirigera  vaillamment  l'éducation  des  forts. 

Telle  est  l'inspiration  de  M.  Léopold  Kompert  dans  ce  curieux 
tableau  qui  va  nous  montrer  les  marchands  juifs  du  ghetto  mettant  la 
main  à  la  charrue.  A  la  charrue  !  c'est  le  titre  même  du  livre.  Le 
dramatique  intérêt  du  récit,  l'intérêt  d'une  enquête  ethnographique 
et  morale,  tout  cela  se  tient  dans  l'œuvre  de  M.  Kompert.  Cette  his- 
toire qu'il  va  nous  raconter,  c'est  une  sorte  de  révolution  rustique 
et  populaire  qui  demeurerait  inconnue  sans  ces  révélations.  Les 
érudits  qui  ont  essayé  d'écrire  l'histoire  des  classes  agricoles  se  plai- 
gnent avec  raison  de  l'insuffisance  des  documens;  en  voilà  un,  ne  né- 
gligeons pas  de  le  recueillir.  Il  est  aussi  vrai  que  les  diplômes  offi- 
ciels, il  est  vivant  comme  la  réalité. 

Rebb  Schlome  a  donc  quitté  sa  maison  du  ghetto,  et  le  voilà  qui 
part  avec  sa  petite  caravane  pour  aller  prendre  possession  de  son  mo- 
deste domaine.  Hélas!  avant  cette  heure  décisive,  il  y  a  eu  bien  des 
larmes  versées  en  secret.  Rebb  Schlome  est  un  homme  impérieux;  il 
n"a  pas  délibéré  là-dessus  avec  sa  femme  Nachime,  il  n'a  pas  pris 
l'avis  de  ses  deux  fils  et  consulté  leurs  goûts.  La  seule  personne  de 


LE  ROMANCIER  DU  GHETTO.  281 

la  famille  qui  ait  de  l'influence  snr  l'esprit  dominateur  du  chef,  c'est 
la  petite  TilIé,  une  belle  enfant  d'une  douzaine  d'années,  joyeuse, 
aimable,  insouciante,  avec  des  reparties  subites  et  des  idées  impré- 
vues qui  font  songer  aux  femmes  inspirées  dont  le  rôle  est  si  éclatant 
dans  la  Bible.  Oui,  Tillé  n'est  qu'une  enfant,  et  déjà  il  est  évident 
que  la  famille  de  Rebb  Schlome  admire  en  elle  un  être  choisi,  une 
fille  de  Judith  ou  de  Déborah.  Un  jour  que  Rebb  Schlome  voyait  tous 
ses  confrères  du  ghelto  faire  leurs  paquets  et  profiter,  qui  d'une 
façon,  qui  de  l'autre,  de  la  liberté  octroyée  par  la  loi  :  «  Et  nous, 
disait-il,  qu'en  ferons-nous,  de  cette  liberté  tant  désirée?  Faut-il  que 
nous  restions  enchaînés  ici,  comme  au  temps  de  notre  servitude? 
est-ce  en  vain  qne  l'empereur  nous  aura  fait  cette  grâce,  et  personne 
de  nous  ne  saura-t-il  se  rendre  utile?  —  L'empereur!  l'empereur! 
s'écria  naïvement  Tillé,  le  regard  en  feu,  la  voix  tremblante,  et 
comme  possédée  d'une  inspiration  subite.  Tu  ne  l'as  pas  encore  re- 
mercié, mon  père  !  Tu  n'as  pas  encore  remercié  l'empereur.  Je  crois 
cei3endant  qu'il  conviendrait...  —  Moi!  remercier  l'empereur!  dit 
Rebb  Schlome,  tout  surpris  de  cette  singulière  parole  de  l'enfant. 
—  S'il  m'était  permis  d'avoir  une  opinion  là-dessus,  dit  subitement 
Anschel,  le  fils  aîné  de  Rebb  Schlome  et  de  Nachinie,  je  sais  bien  ce 
que  nous  aurions  tous  à  faire.  »  Ce  cri  lui  était  échappé;  il  semblait 
cependant  qu'il  n'osât  continuer  et  qu'une  crainte  respectueuse  en- 
chaînât sa  langue.  «  Silence!  laisse  parler  l'enfant,  lui  cria  impé- 
rieusement Rebb  Schlome;  ce  n'est  pas  par  tes  lèvres  que  parle  la 
sagesse.  »  Anschel  devait  être  accoutumé  à  se  voir  ainsi  humilié  de- 
vant sa  sœur,  car  il  se  tut  à  cette  rude  apostrophe  sans  en  paraître 
blessé.  ((  Vous  allez  tous  vous  moquer  de  moi,  reprit  Tillé,  un  peu 
troublée  cette  fois  de  la  supériorité  que  lui  attribuait  son  père,  mais 
si  j'étais  le  maître  ici,  je  voudrais  être  paysan  et  cultiver  une  terre 
qui  serait  à  moi.  —  Dieu  vivant!  murmura  Anschel,  la  chère  Tillé 
est-elle  dans  mon  cerveau  pour  savoir  ce  qui  s'y  passe?  Elle  a  dit 
précisément  ce  que  je  voulais  dire.  :> 

Rebb  Schlome  avait  attendu  avec  anxiété  la  décision  de  l'enfant.  Tout 
à  coup,  à  ce  cri  poussé  par  Tillé  :  «je  voudrais  cultiver  ma  terre  !  »  il 
lui  sembla  que  la  chambre  était  illuminée  par  les  mystiques  candéla- 
bres, et  qu'au  milieu  de  cette  lumière  éblouissante  une  voix  se  faisait 
entendre,  une  voix  mystérieuse  et  douce  qui  lui  dévoilait  à  lui-même 
le  secret  de  ses  confuses  pensées.  11  se  sentait  frappé  au  plus  pro- 
fond de  son  cœur.  Pour  cette  âme  ardente  et  timorée,  pour  cette 
vraie  nature  de  Juif  toute  nourrie  des  antiques  traditions  et  de  la  lec- 
ture du  saint  hvre,  le  cri  de  l'enfant  était  une  révélation  d'en  haut. 
Il  avait  entendu  une  de  ces  sentences  décisives  qui  changent  notre 
vie  de  fond  en  comble.  «  C'est  vrai!»  disait-il  en  phrases  entrecou- 
pées, tandis  qu'il  tournait  et  retournait  dans  tous  les  sens  les  paroles 


282  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

auxquelles  il  attribuait  une  céleste  origine;  a  c'est  vrai!  Avons-nous 
remercié  l'empereur?  0  Dieu  d'Israël!  moi,  Rebb  Schlome  Hahn,  moi 
sur  qui  Pawel  et  Honza  ont  craché  avec  mépris  parce  que  Pawel  et 
Honza  vont  à  l'église,  moi,  Rebb  Schlome,  je  puis  maintenant  deve- 
nir bourgmestre,  je  puis  établir  ma  boutique  là  où  bon  me  sem- 
blera, je  puis  me  faire  bâtir  une  maison  auprès  de  l'hôtel  du  pre- 
mier conseiller  de  la  ville,  et  si  j'ai  de  quoi  m'acheter  un  champ,  je 
puis  vivre  de  mes  récoltes!  0  Dieu  d'Israël!  de  quelle  manière  re- 
mercie-t-on  l'empereur  pour  des  bienfaits  comme  ceux-là?  »  Et,  sui- 
vant toujours  sa  pensée,  il  se  demandait  naïvement  ce  que  l'empe- 
reur avait  voulu  en  promulguant  un  tel  décret,  quel  était  le  but  de 
cette  loi,  le  sens  de  cette  épreuve,  en  un  mot  par  quels  actes  de  re- 
connaissance et  de  bon  vouloir  les  gens  du  (jhetlo  se  montreraient 
dignes  de  la  libéralité  du  souverain.  Un  vague  sentiment  de  la  trans- 
formation de  ses  frères  s'éveillait  alors  dans  son  esprit  et  devenait 
peu  à  peu  plus  distinct  :  «  Ne  disent-ils  pas  toujours  (et  il  avait  en 
vue  les  ennemis  implacables  de  sa  race),  ne  disent- ils  pas  toujours 
que  le  Juif  n'est  pas  fait  pour  la  vie  des  champs,  qu'il  aime  mieux  se 
traîner  par  la  ville  avec  son  sac  de  marchandises  que  de  prendre  en 
main  le  timon  de  la  charrue  et  d'aiguillonner  une  paire  de  bœufs? 
Hélas!  n'est-il  pas  trop  fondé,  ce  reproche  qu'ils  nous  adressent,-  et 
n'est-ce  pas  maintenant  surtout  qu'ils  auront  le  droit  de  le  répéter 
avec  injure,  si  nous  ne  profitons  pas  dignement  et  courageusement 
de  la  nouvelle  vie  qui  nous  est  ofl'erte?  Moi,  du  moins,  j'accomplirai 
ce  devoir;  aussi  vrai  que  je  me  nomme  Rebb  Schlome  Hahn,  je  veux 
montrer  à  l'empereur  ce  que  je  puis  faire.  La  chère  Tillé  a  raison; 
le  Dieu  d'Israël  a  parlé  par  sa  bouche.  » 

C'est  ainsi  que  Rebb  Schlome  s'est  décidé  à  quitter  sa  boutique 
du  (jlietto  pour  aller  cultiver  son  coin  de  terre.  Une  parole  inspirée 
de  sa  fille  a  éveillé  en  lui  de  graves  méditations;  il  a  compris  qu'il 
y  avait  là  un  sérieux  devoir  à  remplir,  et  aussitôt,  sans  prendre  con- 
seil de  sa  femme  jNachime,  sans  lui  communiquer  ses  plans,  sans 
l'élever  peu  à  peu  à  ce  même  sentiment  du  devoir,  il  a  vendu  son 
fonds  de  commerce  et  acheté  une  petite  ferme  dans  le  pays  tchèque. 
Au  moment  où  il  s'enthousiasme  si  vaillamment  pour  la  régénéra- 
tion des  Juifs,  au  moment  où  il  promet  à  l'empereur  de  s'associe!' 
pour  sa  part  à  l'œuvre  bienfaisante  de  la  loi,  il  obéit  encore  aux  in- 
stincts du  vieil  homme.  C'est  l'esprit  oriental  qui  reparaît  ici;  c'est 
le  Juif  hautain,  impérieux,  chez  qui  les  habitudes  du  temps  des  pa- 
triarches ont  dégénéré  en  tyrannie  domestique.  Pourquoi  n'essaie- 
t-il  pas  de  convertir  Nachime  à  ses  idées?  Nachime  est  bien  triste 
déjà  de  quitter  le  g/ietto  et  de  recommencer  à  son  âge  une  existence 
nouvelle;  ce  dur  silence  jettera  dans  son  cœur  le  germe  d'une  ran- 
cune amère  et  implacable.  La  première  condition  du  succès  dans  ce 


LE  ROMANCIER  DU  GHETTO.  283 

travail  qu'ils  vont  commencer,  c'est  l'union  du  père  et  de  la  mère. 
Si  la  femme  n'est  pas  dévouée  à  sa  tâche,  si  Rachel  ne  vient  pas  en 
aide  à  Jacob,  comment  s'accomplira  cette  transformation  laborieuse? 
Il  y  a  encore  un  autre  membre  de  la  famille  qui  paraît  souffrir  en 
secret  de  la  décision  de  Rebb  Schlome.  Élie  n'est  pas  un  robuste  gar- 
çon comme  son  frère  aîné  Anschel;  il  a  eu  une  enfance  maladive,  il 
est  taciturne,  il  souffre,  et  je  ne  sais  vraiment  ce  qu'il  deviendra  dans 
la  rude  existence  de  la  ferme.  Élie  aura  du  moins  une  consolation; 
il  est  passionné  pour  la  science.  Disciple  enthousiaste  du  Talmud,  il 
passe  ses  journées  dans  la  méditation  et  l'étude.  Si  vous  avez  lu  dans 
les  Mélodies  hébraïques  d'Henri  Heine  le  poème  de  Jehvda-hen-ha-Levy , 
si  vous  vous  rappelez  cette  poétique  description  de  la  halacha,  véri- 
table salle  d'escrime,  effrayant  arsenal  de  problèmes  et  de  décisions, 
tandis  que  l'autre  partie  du  grand  livre  des  rabbins,  celle  qu'on  ap- 
pelle la  hafjada,  est  un  jardin  enchanté  où  fleurissent  des  milliers 
de  légendes,  un  paradis  plein  de  fleurs,  de  chants  d'oiseaux,  de  fon- 
taines jaillissantes,  où  le  lutteur  va  s'abriter  à  l'ombre  et  reposer  son 
front,  —  si  vous  vous  rappelez,  disais-je,  cette  description  magique, 
vous  ne  serez  pas  inquiet  pour  le  pauvre  fils  de  Rebb  Schlome.  Sous 
le  toit  de  chaume  de  la  ferme  comme  dans  la  sombre  chambre  du 
(fhelto,  il  verra  s'ouvrir  tour  à  tour  la  salle  d'escrime  et  le  merveil- 
leux jardin;  mais  Nachime,  que  deviendra-t-elle?  Qui  pourra  calmer 
sa  tristesse,  adoucir  ses  rancunes?  Celle  qui  devrait  être  l'âme  de  la 
maison  se  sentira  seule,  abandonnée...  Ce  ne  sont  là  toutefois  que 
des  pressentimens;  l'auteur,  qui  les  fait  entrevoir,  a  d'autres  scènes 
encore  à  raconter  avant  de  nous  montrer  la  tribu  juive  à  la  charrue. 
Rebb  Schlome  va  donc  partir  avec  toute  sa  famille.  Nachime  a 
pleuré  comme  un  enfant,  mais  elle  a  bien  été  obligée  de  se  sou- 
mettre. Seulement,  lorsqu'on  veut  revenir  un  jour  dans  la  maison 
que  l'on  quitte  (c'est  une  superstition  des  pauvres  gens  de  la  Bo- 
hème), il  faut  cacher  un  objet  précieux  dans  quelque  coin  de  la  mu- 
raille. Nachime  vient  de  confier  à  une  cachette  obscure  le  collier  que 
son  mari  lui  donnait  il  y  a  vingt-cinq  ans,  à  la  fête  des  fiançailles. 
Le  père,  la  mère,  les  trois  enfans,  ont  pris  place  dans  le  fourgon  qui 
doit  les  conduire  à  la  ferme.  Il  y  a  Là  encore  un  sixième  personnage, 
un  vieux  cousin  à  moitié  fou,  le  pauvre  Coppel,  armé  du  talisman  qui 
jouait  un  si  grand  rôle  chez  les  Juifs  du  moyen  âge.  Ce  talisman  est 
une  plaque  de  bois  noir  sur  laquelle  un  losange  de  cuivre  représente 
le  bouclier  de  David;  au  milieu  du  bouclier  est  tracé  en  grosses  lettres 
dorées  le  mot  Orient,  en  langue  hébraïque  misracli.  Or  le  cousin 
Coppel  est  persuadé  que  son  misrach  a  appartenu  au  roi  David  lui- 
même.  David,  poursuivant  son  fils  Absalon,  laissa  tomber  son  mis- 
rach à  l'endroit  le  plus  sombre  de  la  forêt,  et  Coppel  l'a  retrouvé. 
Les  tristes  réflexions  de  l'insensé  produisent  un  singulier  effet  au  mi- 


28â  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

lieu  de  la  douleur  de  tous.  Le  voyage  est  triste.  Maintes  pensées  in- 
quiètes assiègent  les  émigrans.  C'est  en  vain  que  l'auteur,  au  mo- 
ment où  la  voiture  s'est  ébranlée,  a  prononcé  sur  eux  la  bénédiction 
sacerdotale;  c'est  en  vain  qu'il  s'est  écrié  :  «Dieu  vous  bénisse  et 
vous  protège!  Qu'il  éclaire  votre  chemin  des  rayons  de  sa  face  ma- 
jestueuse! Qu'il  laisse  tomber  sur  vous  ses  regards  et  qu'il  vous 
donne  la  paix  !  »  Ces  souhaits  pourront  être  exaucés  quelque  jour, 
l'heure  présente  ne  s'y  prête  pas.  Vous  voyez,  hélas!  ce  qu'ils  em- 
portent avec  eux  pour  la  protection  de  leur  entreprise  !  Un  débris 
des  vieilles  superstitions  aux  mains  d'un  insensé.  Où  est  le  talisman 
vivant,  l'union  des  cœurs  et  des  courages?  Le  père  est  dur,  les  fils 
sont  défians,  le  cœur  de  la  mère  est  désolé. 

M.  Lèopold  Kompert  a  peint  ici  avec  une  singulière  franchise  un 
trait  bien  dramatique  et  bien  vrai  du  caractère  Israélite,  je  veux  dire 
la  défiance  produite  par  une  oppression  séculaire.  Lorsque  les  émi- 
grans atteignent,  après  une  longue  journée  de  pluie,  le  village  qui 
va  devenir  leur  séjour,  la  nuit  est  déjà  tombée,  une  nuit  sombre  et  lu- 
gubre. A  peine  arrivés  aux  premières  maisons,  ils  entendent  un  coup 
de  feu  qui  retentit  comme  un  signal.  Des  voix  moqueuses  entonnent 
une  chanson  où  il  est  question  de  Juifs,  de  Juifs  qui  veulent  devenir 
laboureurs,  et  qui  préfèrent  le  sillon  nourricier  au  pavé  du  ylietlo; 
puis  soudain  une  immense  lueur  embrase  le  ciel.  «  Dieu  vivant  ! 
s'écrie  Nachime,  c'est  un  incendie,  c'est  notre  maison  qui  brûle!  Je 
te  l'avais  bien  dit,  Rebb  Schlome,  quel  accueil  nous  feraient  ces  pay- 
sans! ))  —  Les  chevaux  s'arrêtent  tout  effarés,  et  le  voiturier  n'ose 
continuer  sa  route.  Rebb  Schlome  sent  fléchir  son  courage,  Nachin.e 
éclate  en  sanglots  et  en  reproches.  Tillé  seule  n'a  pas  peur,  elle 
écoute  cette  chanson  que  profèrent  des  centaines  de  voix,  et  là  où 
les  autres  ont  vu  une  raillerie  injurieuse,  elle  croit  saisir  une  parole 
de  bienvenue.  Tillè  ne  se  trompe-t-elle  pas?  Pourquoi  ce  rassemble- 
ment et  ces  rires  étouffés?  Pourquoi  cet  incendie  qui  projette  au  loin 
sa  lumière?  On  n'est  guère  disposé  cette  fois  à  accepter  l'avis  de 
l'enfant  comme  une  révélation.  Rebb  Schlome  se  dresse  sur  le  mar- 
chepied de  la  voiture,  et  de  toute  la  force  de  ses  poumons  il  apos- 
trophe la  foule  cachée  dans  l'ombre.  «  Tais-toi!  lui  crie  Nachime 
épouvantée,  n'ameute  pas  contre  nous  ces  sauvages.  »  Cependant 
les  voix  s'éloignent,  les  rires  ont  cessé,  la  chanson  tumultueuse  n'est 
plus  qu'un  murmure  lointain,  mais  la  campagne  semble  toujours 
éclairée  par  les  flammes.  Ce  silence  en  un  tel  moment  n'est-il  pas 
plus  effrayant  que  le  vacanne  de  tout  à  l'heure?  Point  de  cloches, 
point  de  tocsin  pour  appeler  au  secours,  nul  mouvement  dans  ces 
rues  solitaires.  Si  c'est  la  maison  du  Juif  qui  brûle,  elle  brûlera  sans 
qu'une  main  humaine  ait  essayé  de  combattre  le  fléau.  Il  faut  pour- 
tant voir  ce  qui  se  passe  dans  le  village.  Anschel  veut  sortir  de  la 


LE    ROMANCIER    DU    GHETTO.  285 

voiture  :  uNon!  non!  M  crie  INachime,  ils  vont  te  tuer,  mon  en- 
fant! »  Nachime  resterait  là,  pétrifiée  par  la  peur,  incapable  d'avan- 
cer ou  de  reculer;  mais  Anschel  a  désobéi  au  cri  de  sa  mère,  il  s'est 
élancé  hors  du  fourgon,  et  déjà,  comme  si  ses  pieds  avaient  des  ailes, 
le  voilà  au  milieu  du  village.  Nachime  pousse  des  cris  de  détresse; 
elle  croit  que  son  enfant  court  à  une  mort  certaine,  qu'il  va  être  dé- 
voré par  les  flammes  de  l'incendie  ou  assassiné  par  ce  peuple  en 
fureur.  «  Ne  craignez  rien,  Nachime,  »  s'écrie  alors  une  voix  qui  ne 
s'était  pas  encore  fait  entendre  au  milieu  de  cette  scène  d'épouvante. 
C'était  le  cousin  Coppel,  auquel  on  ne  songeait  guère  en  ce  moment. 
«  Ne  craignez  rien,  disait-il,  —  et  son  accent  avait  je  ne  sais  quoi  de 
religieux  qui  commandait  la  confiance,  —  j'ai  encore  entre  les  mains 
le  misrach  du  roi  David,  et  tant  que  le  misrach  sera  avec  nous,  il 
n'arrivera  pas  malheur  à  la  famille.  »  Disant  cela,  il  s'était  levé,  et, 
tenant  au-dessus  de  sa  tête  le  bouclier  sacré,  il  jetait  du  côté  du  vil- 
lage, comme  un  prêtre  de  Lévi,  cette  solennelle  apostrophe  :  u  Gar- 
dez-vous bien  de  toucher  à  un  cheveu  de  sa  tête!  C'est  moi,  Coppel, 
qui  vous  parle  ici;  c'est  moi  qui  vous  donne  cet  ordre  au  nom  du 
roi  David  !  ') 

Toute  la  scène  que  je  résume  ici  est  développée  de  main  de  maî- 
tre; il  est  impossible  de  ne  pas  en  être  ému.  Que  de  choses  dans  ce 
tableau!  Cette  carriole  arrêtée  pendant  la  nuit  à  l'entrée  du  village, 
cette  famille  tremblante,  ces  chevaux  qui  n'osent  faire  un  pas  de 
plus,  le  voiturier  lui-même  qui  partage  l'épouvante  de  la  petite  tribu 
qu'il  conduit,  et  ne  songe  pas  à  faire  claquer  son  fouet,  voilà  bien 
la  première  heure  de  liberté  pour  ces  Juifs  après  des  siècles  et  des 
siècles  de  servitude.  Ils  sont  libres,  et  la  liberté  leur  semble  pleine 
de  pièges.  Inquiets,  elfarouchés,  ils  voient  partout  des  ennemis.  En 
vain  leur  dirait-on  que  les  temps  sont  changés,  que  le  moyen  âge 
n'est  plus,  qu'une  lumière  plus  pure  s'est  levée  sur  le  monde,  que 
l'esprit  de  l'Évangile  a  percé  enfin  les  ténèbres  qui  l'obscurcissaient, 
et  que  l'égalité  des  hommes  est  inscrite  dans  les  lois.  Étranges  ar- 
gumens  pour  des  Juifs  !  Accoutumés  à  la  haine  depuis  dix-huit  cents 
ans,  accoutumés  à  maudire  et  à  être  maudits,  il  faut,  pour  les  ras- 
surer, invoquer  le  nom  du  livre  qui  pendant  une  longue  suite  de 
siècles  a  renfermé  leur  condamnation.  C'est  bien  ici  que  se  vérifient 
les  terribles  paroles  des  prophètes,  lorsque,  prédisant  la  ruine  d'Is- 
raël, ils  montraient  tous  ses  enfans  en  proie  à  l'épouvante.  Fcce  egu 
dabo  te  in  pavorem,  s'écriait  Jérémie.  Isaïe  disait  aussi,  et  avec  plus 
de  force  encore  :  Formido,  et  fovea,  et  laqueus  super  te.  La  peur  sera 
sur  toi,  partout  tu  verras  le  piège,  partout  l'abîme.  Cette  effrayante 
menace  revient  sans  cesse  dans  les  versets  des  sublimes  voyans. 
Ecoutez  encore  cette  prophétie  :  «  Ceux  qui  survivront  porteront  un 
cœur  lâche  dans  le  pays  de  leurs  ennemis;  le  frémissement  d'une 


'286  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

feuille  morte  les  remplira  de  terreur;  ils  s'enfuiront  devant  elle 
comme  devant  une  épée:  ils  s'enfuiront  et  tomberont  la  face  contre 
terre,  bien  que  personne  ne  les  potu'suive.  »  Le  tableau  de  M.  Kom- 
pert  est  la  vivante  traduction  de  ces  paroles.  L'enfant  seul  (symbole 
expressif),  l'enfant  seul  et  l'insensé  n'ont  pas  partagé  la  commune 
épouvante. 

Il  n'y  avait  cependant  rien  de  sérieux  dans  ces  aventures  noc- 
turnes. Il  n'y  avait  pas  de  complot  contre  les  émigrans  Israélites, 
pas  d'émeute,  pas  d'incendie.  C'était  plutôt  le  contraire.  Le  lende- 
main, après  une  nuit  d'insomnie  et  d'angoisses  sous  ce  toit  qu'ils 
avaient  cru  incendié,  nos  gens  s'occupaient  encore  des  premiers 
soins  de  leur  installation,  quand  arrive  chez  Rebb  Schlome  une  dé- 
putation  du  village.  Celui  qui  la  conduit  est  un  homme  robuste,  aux 
épaules  carrées,  à  la  figure  franche  et  loyale.  Il  parle  au  nom  de 
tous,  parce  que  le  suffrage  populaire  l'a  fait  magistrat  de  la  petite 
communauté.  Il  va  droit  à  Nachime,  lui  prend  les  mains  et  les  se- 
coue cordialement.  «A  celle-là  d'abord  mon  salut!  —  dit  le  rustique 
magistrat  d'une  voix  qui  fait  résonner  les  vitres.  A  celle-là  d'abord, 
car  c'est  la  femme  qui  est  l'âme  et  la  vie  dans  le  ménage  du  paysan, 
et  ensuite  à  toi,  Rebb  Schlome!  »  Il  lui  serre  la  main  comme  il  a  fait 
à  Nachime;  puis,  ôtant  son  chapeau  à  larges  bords  et  enveloppant 
de  son  regard  toute  la  famille  assemblée  :  «  Soyez  les  bienvenus, 
dit-il,  au  nom  de  notre  Seigneur  Jésus-Chiist!  Puisse  le  bonheur  et 
la  santé  vous  réjouir  à  souhait  dans  notre  village  !  Nous  savons,  nous 
autres  paysans,  ce  qu'il  faut  demander  à  Dieu;  que  Dieu  vous  donne 
tout  cela,  à  toi,  à  ta  femme  et  à  tes  enfans!  »  Rebb  Schlome  est  si 
ému,  qu'il  ne  sait  que  répondre;  mais  les  larmes  qui  coulent  sur  ses 
joues  expriment  mieux  que  des  paroles  les  sentimens  qui  l'animent. 
Il  se  remet  pourtant  peu  à  peu,  et  s'excuse  de  son  émotion.  Il  cher- 
che en  même  temps  à  expliquer  son  inquiétude.  Quand  on  quitte 
sa  profession  et  sa  demeure  pour  entreprendre  une  vie  nouvelle, 
est-on  sûr  de  l'accueil  qui  vous  attend?  Hier  encore,  le  village 
ne  paraissait-il  pas  soulevé  contrôles  arrivans?  Ah!  quelle  soirée 
d'épouvante  et  d'angoisses!  Ils  ne  l'oublieront  de  leur  vie.  — 
A  ces  mots  imprudens,  le  paysan  irrité  frappe  le  sol  de  son  bâton 
ferré  et  fait  retentir  un  juron  épouvantable.  «  En  sommes-nous  en- 
core là,  s'écrie-t-il,  et  ces  haines  d'autrefois  ne  s'éteindront-elles 
jamais?  Ne  sommes-nous  pas  tous  égaux?  A  quoi  bon  cette  liberté 
que  l'empereur  nous  a  donnée  à  tous,  si  les  hommes  ont  peur  des 
hommes  comme  on  a  peur  d'une  bande  de  brigands?  »  Un  murmure 
d'indignation  parcourt  les  rangs  des  laboureurs,  comme  pour  con- 
firmer ce  cri  du  magistrat.  «  C'est  moi  qui  ai  tiré  le  coup  de  fusil, 
dit  une  voix,  je  donnais  le  signal  de  votre  arrivée.  —  C'est  moi  qui 
ai  composé  la  chanson,  dit  un  autre,  et  le  feu  qui  vous  effrayait. 


LE    ROMANCIER    DU    GHETTO.  287 

c'était  lin  feu  de  joie  clans  les  cliamps.  »  Tout  cela  est  exact.  On 
était  alors  en  1849.  Après  les  rudes  secousses  de  l'année  précédente, 
on  avait  gardé  les  généreuses  idées  entrevues  seulement  à  travers 
l'anarchie  démagogique,  et  les  réformes  par  lesquelles  l'empereur 
François-Joseph  inaugurait  son  règne  étaient  accueillies  et  fêtées 
avec  une  joie  naïve. 

La  colère  du  magistrat  et  l'indignation  de  ses  amis  sont  aussi  ras- 
surantes pour  la  famille  de  Rebb  Schlome  que  leurs  protestations  et 
leurs  vœux.  Ce  n'est  pas  tout  cependant,  nous  ne  sommes  ici  qu'au 
début.  De  nouvelles  épreuves  vont  commencer  pour  les  émigrés  du 
ghetto.  Il  ne  suffît  pas  d'avoir  écarté  cette  terreur  farouche  dont  les 
menaçait  la  Bible;  il  ne  suffit  pas  de  se  sentir  en  sécurité  sous  son 
toit,  si  Ion  ne  se  décide  pas  courageusement  à  cette  transformation 
qu'on  désire.  Au  sordide  amour  du  gain  doit  succéder  le  sentiment 
de  la  dignité  retrouvée,  aux  pratiques  suspectes  le  travail  régulier 
et  honnête.  Cet  apprentissage  de  la  dignité  et  du  travail,  c'est  pré- 
cisément le  sujet  de  M.  Léopold  Kompert. 

Quel  sera  le  maître  de  Rebb  Schlome  et  de  ses  fils?  Un  valet  de 
charrue.  Ce  valet,  qui  se  nomme  Wojtèch,  est  un  paysan  de  race 
slave,  un  paysan  tchèque,  comme  la  plupart  des  habitans  du  bourg. 
C'est  un  étrange  personnage,  une  nature  bourrue,  hargneuse,  inso- 
lente, capable  toutefois  de  dévouement  et  de  tendresse,  en  somme 
un  caractère  plein  de  contradictions  mystérieuses  dont  le  secret  ne 
sera  dévoilé  que  plus  tard.  Un  matin  que  Rebb  Schlome,  en  se  le- 
vant, descendait  dans  la  cour  (c'était  le  cinquième  jour  de  leur  in- 
stallation à  la  ferme) ,  il  fut  tout  surpris  de  trouver  les  chevaux  atte- 
lés à  la  charrue  et  Wojtêch  à  côté,  qui  achevait  d'aiguiser  le  soc. 
u  Où  vas-tu,  Wojtêch?  —  Où  aller,  si  ce  n'est  aux  champs?  répond 
durement  le  valet  sans  quitter  son  travail.  Voici  le  moment  de  se- 
mer. Si  l'on  attend  toujours  ainsi,  il  sera  trop  tard,  et  le  grain  pour- 
rira dans  le  sol.  Avec  une  maison  organisée  de  la  sorte,  il  faut  bien 
se  résoudre  à  agir  sans  attendre  les  ordres.  »  Rebb  Schlome  sent 
la  violence  du  reproche,  et  au  fond  de  son  cœur  il  en  reconnaît 
la  justesse.  Oui,  ce  reproche  poignant  est  mérité,  et  cependant 
est-ce  à  un  valet  de  parler  sur  ce  ton?  Le  rouge  lui  monte  au  vi- 
sage. «  Si  tu  n'es  pas  disposé  à  attendre  mes  ordres,  dit-il,  tn  peux 
décamper  tout  de  suite.  Je  n'ai  que  faire  d'un  valet  qui  prend  des 
allures  de  maître.  »  AVojtêch  le  regarde  sans  colère,  mais  plutôt 
avec  un  mélange  de  compassion  et  d'étonnement;  puis,  plaçant  sa 
main  sur  le  cou  du  cheval  et  caressant  sa  crinière  :  «  Ces  chevaux-là, 
dit-il  d'une  voix  lente  et  pensive,  personne  ne  m'en  séparera  jamais. 
Nous  avons  grandi  ensemble,  et  lors  même  que  tous  les  Juifs  de  la 
terre  viendraient  ici,  ils  ne  m'en  arracheraient  pas.  J'appartiens  à 
la  maison,  j'y  resterai.  »  Rebb  Schlome  n'ose  en  croire  ses  oreilles. 


288  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Stupéfait  d'une  telle  audace,  partagé  entre  la  colère  et  une  sorte  de 
terreur  secrète,  il  répond  d'une  voix  assez  ferme  :  «  ïu  menaces  les 
Juifs?  Ce  sera  un  Juif  qui  te  montrera  lequel  de  nous  deux  est  le 
maître  dans  la  maison.  »  Wojtêch  ne  s'émeut  pas,  et,  sautant  d'un 
bond  sur  le  dos  de  son  cheval,  il  ajoute  d'un  ton  indifférent  et  comme 
si  rien  ne  se  fût  passé  entre  eux  :  «  \ient-il  avec  moi?  —  Qui  cela? 
ditRebb  Schlome. — Eh!  votre  fds  apparemment.  Ne  dirait-on  pas, 
en  vérité,  que  la  moisson  est  déjà  sur  pied?  Le  gars  aura  besoin 
de  se  lever  plus  d'une  fois  avant  le  soleil,  s'il  veut  arriver  à  temps. 
—  Allons!  que  veux-tu  dire?  »  s'écrie  Rebb  Schlome  impatienté, 
car  ce  ton  hautain  et  mystérieux  commence  à  lui  faire  monter  le 
sang  aux  oreilles.  «  Prenez-le  comme  vous  voudrez,  dit  le  valet  en 
fronçant  le  sourcil,  je  n'en  retirerai  pas  un  mot.  J'avais  toujours 
entendu  dire  que  les  Juifs  comprennent  bien  leurs  intérêts,  mais 
jusqu'ici  je  ne  m'en  suis  guère  aperçu.  Yoilà  déjà  quatre  jours 
écoulés,  et  je  ne  vois  pas  qu'on  mette  la  main  à  l'œuvre.  Si  vous  ne 
vous  en  inquiétez  pas  davantage,  mieux  vaut  aller  tout  de  suite 
chez  le  magistrat  et  revendre  au  plus  tôt  les  champs  et  la  ferme; 
sans  quoi  les  rats  auront  bientôt  saccagé  la  maison,  et  au  lieu  d'une 
belle  moisson  dorée  votre  champ  ne  produira  que  de  mauvaises 
herbes  à  peine  dignes  d'être  jetées  aux  pourceaux.  Ces  Juifs  ont 
d'étranges  idées  de  la  campagne!  Ils  ne  savent  pas  que  la  terre  est 
semblable  à  l'homme  et  qu'elle  veut  sa  nourriture  à  heure  dite.  Le 
champ  a  faim  aujourd'hui,  il  aura  soif  demain;  il  faut  le  veiller  et 
le  soigner  de  près,  comme  la  nourrice  son  nourrisson.  Mais  je  vois 
bien  que  les  Juifs  ne  veulent  pas  travailler.  Le  travail  leur  est  à 
charge,  ce  n'est  pas  la  première  fois  que  j'en  ai  la  preuve.  Yoilà  des 
gens  qui  viennent  au  village  avec  l'intention  de  se  faire  cultivateurs  : 
admirables  cultivateurs,  en  vérité!  De  tout  ce  qu'ils  produiront,  il 
n'y  en  aura  pas  assez  pour  leur  chat.  Je  l'ai  dit,  je  le  répète  :  ces 
Juifs  sont  une  misérable  race,  et  il  n'y  a  rien  à  faire  avec  eux.  )"> 
Après  cette  rude  mercuriale,  Wojtêch,  faisant  claquer  sa  langue, 
donne  le  signal  du  départ  à  ses  chevaux;  l'attelage  s'ébranle  et  sort 
de  la  cour  au  grand  trot,  avant  que  le  Juif  ébahi  ait  pu  seulement 
ouvrir  la  bouche. 

Que  vous  semble  de  la  leçon?  Voilà  nos  Israélites  de  Bohême  assez 
rudement  avertis  des  devoirs  qui  les  attendent.  Ces  paroles  du  valet 
de  charrue,  ne  les  appliquez  pas  seulement  au  travail  de  la  terre; 
appliquez-les  au  travail  en  général,  au  travail  vrai,  suivi,  régulier, 
à  ce  travail  qui  n'est  plus  le  brocantage  ou  l'usure,  mais  un  travail 
fécond  qui  enrichit  le  patrimoine  commun  de  l'humanité  :  vous  com- 
prendrez tout  ce  qu'il  y  a  de  profondément  senti  dans  cette  scène. 
M.  Léopold  Kompert  a  le  droit  de  ne  pas  ménager  ses  coreligion- 
naires d'Autriche,  car  dans  ces  reproches  qu'il  leur  adresse  il  y  a 


LE    ROMANCIER    DU   GHETTO.  28V> 

une  compassion  sincère  et  un  généreux  souci  de  leur  transformation 
morale.  Ces  malheureux,  pendant  des  siècles,  ont  été  privés  du  droit 
de  posséder  la  terre,  de  s'établir  sur  le  sol,  de  faire  partie  du  pays 
natal  et  de  la  cité,  c'est-à-dire  en  définitive  du  droit  de  travailler 
honnêtement;  le  jour  où  ce  droit  leur  est  rendu,  ils  se  troublent,  ils 
hésitent,  et  ces  hommes  si  rompus  aux  affaires  équivoques  semblent 
tout  à  coup  frappés  d'inertie  et  de  stupeur.  Faut-il  donc  désespérer? 
Non,  certes;  il  faut  continuer  l'éducation  des  émigrés  du  ghetto. 
M.  Kompert  est  plein  de  confiance,  sa  sévérité  même  l'atteste.  Il  ne 
châtierait  pas  si  durement,  par  la  bouche  du  valet  de  charrue,  l'apa- 
thie et  l'incertitude  de  Rebb  Schlome,  s'il  ne  savait  bien  qu'un  jour 
viendra  où  la  famille  juive  ira  joyeusement  faucher  les  épis  d'or  sur 
les  sillons  arrosés  de  ses  sueurs. 

Rebb  Schlome  est  un  cœur  droit.  L'arrogance  de  Wojtêch  a  beau 
l'irriter,  il  a  senti  l'espèce  de  sollicitude  cachée  sous  ces  cruelles 
paroles.  Il  se  garderait  bien  de  chasser  un  valet  si  attaché  aux  inté- 
rêts de  la  ferme.  Surtout  il  est  touché  de  ses  paroles,  et,  rentrant 
en  lui-même,  il  ne  se  traitera  pas  mieux  que  n'a  fait  le  rude  paysan. 
Si  vous  pouviez  suivre  les  tumultueuses  pensées  qui  se  pressent 
dans  son  cerveau,  vous  verriez  que  la  réprimande  de  Wojtêch  a  déjà 
porté  ses  fruits.  Être  mécontent  de  soi,  c'est  le  commencement  de  la 
sagesse.  Rebb  Schlome  est  soucieux  et  sombre;  il  lui  échappe  des 
paroles  de  colère,  contre  qui?  Contre  lui-même,  et  aussi,  il  faut 
bien  le  dire,  contre  sa  femme  Nachime,  qui  se  prête  si  peu  aux  de- 
voirs de  leur  vie  nouvelle  et  qui  décourage  toute  la  maison  par  ses 
éternelles  jérémiades.  Ces  dures  paroles,  ces  effrayantes  prédictions 
du  valet  de  charrue,  il  les  répète  à  son  tour  comme  si  elles  venaient 
de  lui.  C'est  encore  là  une  de  ces  scènes  excellentes  dont  le  roman 
de  M.  Kompert  est  rempli.  Anschel,  qui  a  entendu  de  sa  chambre  la 
mercuriale  de  Wojtêch,  descend  à  la  hâte  auprès  de  son  père  afin  de 
le  distraire  de  ses  tristes  pensées  :  «  Mon  père,  que  faut-il  que  je 
fasse  aujourd'hui?  —  Belle  question!  répond  Rebb  Schlome  avec 
colère;  ce  qu'il  faut  que  tu  fasses?  Il  faut  travailler,  et  labourer,  et 
semer,  jusqu'à  ce  que  la  sueur  t'inonde  le  visage.  Sans  travail,  la 
ferme  est  perdue,  la  maison  s'écroule,  et  c'est  à  peine  si  le  champ 
produira  des  herbes  à  jeter  aux  pourceaux.  »  Anschel  avait  entendu 
cette  sinistre  prophétie  dans  la  bouche  de  Wojtêch;  quand  il  vit  que 
son  père  la  répétait  en  son  nom,  une  émotion  douloureuse  le  saisit  : 
<(  Cela  n'arrivera  pas,  mon  père,  dit-il  d'un  ton  ferme;  nous  sommes 
là  précisément  pour  que  cela  n'arrive  pas.  Tu  parles  comme  si  nous 
étions  depuis  de  longues  années  au  village,  et  nous  ne  faisons  que 
d'arriver.  Nous  sommes  à  notre  début,  mon  père!  —  Notre  début! 
reprend  Rebb  Schlome  avec  amertume.  J'en  souhaite  un  pareil  à  nos 

TOME    I.  19 


290  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ennemis.  Ne  perJons-nous  pas  le  temps  à  errer  comme  des  âmes 
en  peine,  sans  nous  décider  à  rien  ?  A  nous  voir  ainsi  sans  courage, 
on  dirait  que  nous  venons  de  faire  des  centaines  de  lieues  à  pied  et 
que  nos  forces  sont  à  bout.  Et  pourquoi?  je  te  le  demande;  oui, 
pourquoi?  Quelqu'un  me  dira-t-il  pourquoi  les  choses  vont  de  la 
sorte?  —  Je  n'en  sais  rien,  répondait  Anschel  à  voix  basse;  mais  il 
sentait  bien  aussi  que  ce  tableau  était  vrai.  —  Je  vais  te  le  dire, 
Anschel,  d'où  vient  tout  le  mal  :  c'est  ta  mère  qui  en  est  cause.  Ces 
reproches,  ces  gémissemens,  ou  bien  ce  sombre  silence  plus  insup- 
portable encore  que  ses  plaintes,  n'y  a-t-il  pas  là  de  quoi  faire  per- 
dre la  tête  aux  plus  forts?  Nous  en  sommes  tout  démoralisés,  cela 
est  trop  clair.  Ah  !  il  y  a  par  le  monde  des  milliers  de  femmes  juives 
qui  pleureraient  de  joie,  si  elles  avaient  ce  que  j'ai  donné  à  ta  mère; 
mais  elle,  y  prend-elle  garde  seulement?  Au  ghetlo,  elle  attendait 
souvent  des  journées  entières  pour  voir  arriver,  quoi?...  Un  ache- 
teur défiant  dont  elle  tirait  à  grand'peine  quelques  creuzers.  Ici, 
elle  est  chez  elle,  elle  n'aura  qu'à  étendre  la  main  pour  trouver  le 
pain  que  son  champ  aura  produit.  Elle  devrait  en  remercier  Dieu  à 
genoux.  Non,  elle  aime  mieux  se  désoler  et  nous  désoler  tous.  C'est 
ainsi  que  le  temps  passe.  Ah!  mon  pauvre  Anschel,  comment  tout 
cela  fmira-t-il?  » 

C'est  une  triste  situation  quand  le  père  est  obligé  d'accuser  ainsi 
la  mère  devant  son  fils.  Heureusement  Anschel  a  toute  l'ardeur  et  la 
confiance  de  ses  vingt  ans.  La  mère  se  révolte  et  le  père  se  décou- 
rage, Anschel  les  ramènera  l'un  et  l'autre.  Charmant  tableau  domes- 
tique au  milieu  de  ces  pénibles  épreuves  !  Image  gracieuse  et  pure 
des  ressources  que  renferme  un  jeune  cœur!  C'est  à  la  génération 
nouvelle  de  venir  en  aide  à  ses  aînés,  c'est  aux  enfans  d'accepter 
vaillamment  leur  vie  nouvelle  et  d'encourager  les  anciens.  M.  Kom- 
pert  indique  tout  cela  avec  une  rare  fmesse.  Il  n'y  a  pas  trace  de 
prétention  dogmatique  dans  les  scènes  qu'il  raconte,  mais  la  leçon 
qui  en  résulte  est  vivante  et  éclaire  l'esprit  en  le  touchant.  C'est  là, 
ce  me  semble,  un  des  traits  distinctifs  de  M.  Léopold  Rompert.  Il 
est  souvent  un  peu  long,  il  s'arrête  à  d'inutiles  détails,  on  pourrait 
lui  souhaiter  plus  d'art  et  plus  d'adresse,  mais  on  voit  que  le  fond 
de  son  œuvre  est  sérieusement  médité.  Les  idées  abondent  dans  ses 
récits,  et  ces  idées  se  produisent  toujours  sous  une  forme  drama- 
tique. Lisez-le  attentivement,  laissez-vous  prendre  aux  choses, 
comme  disait  Molière,  vous  sentirez  bientôt  que  votre  pensée  est 
provoquée  par  cette  narration  féconde,  et  le  pathétique  tableau  du 
peintre  se  traduira  dans  votre  esprit  avec  la  précision  d'un  ensei- 
gnement. Est-ce  un  roman  que  je  lis?  Est-ce  une  étude  historique 
sur  une  crise  morale  de  ce  temps-ci?  Je  lis  un  roman,  un  roman 


LE   ROMANCIER    DU    GHETTO.  561 

qui  m'intéresse  et  qui  m'émeut;  mais  derrière  les  héros  de  la  fiction 
l'histoire  m' apparaît  en  traits  visibles.  Qu'on  publie  maintes  en- 
quêtes, maints  documens  statistiques  sur  l'émancipation  des  Juifs 
de  Bohême,  j'ai  mes  documens  qui  me  suffisent,  j'ai  les  récits  de 
M.  Léopold  Kompert. 

Nous  avons  dit  qu'Anschel  veut  consoler  Nachime  et  relever  le 
cœur  abattu  de  Rebb  Schlome;  il  faut  d'abord  qu'il  leur  donne  l'exem- 
ple et  qu'il  soit  un  paysan  pour  tout  de  bon.  Le  matin  même  où  le 
valet  de  charrue  a  parlé  si  rudement  à  son  père,  Anschel  va  trouver 
aux  champs  ce  terrible  moniteur.  C'est  précisément  le  titre  de  ce 
poétique  épisode  :  Anschel  va  à  l'école.  Voyez-le  marcher;  comme  il 
est'dispos  et  joyeux!  comme  fidée  du  travail  relève  déjà  son  front 
et  fait  briller  une  mâle  fierté  dans  son  regard!  —  Oui,  se  dit-il  tout 
bas,  je  vais  à  l'école.  Les  autres  ont  appris  la  culture  dès  qu'ils  ont 
appris  à  manier  une  bêche;  le  fils  l'a  apprise  du  père,  le  père  l'a 
apprise  de  l'aïeul;  moi,  je  n'ai  pas  appris  cette  tradition  de  mes  an- 
cêtres; je  viens  d'une  boutique  du  ghelto,  mais  je  suis  libre  aujour- 
d'hui; j'ai  le  cœur  d'un  homme  et  je  veux  apprendre  volontairement 
ce  que  ceux-là  ont  recueilli  par  routine.  —  D'inquiètes  pensées  tra- 
versent encore  son  esprit  au  souvenir  de  sa  mère;  mais  quelle  joie, 
quelle  émotion  profonde,  lorsqu'au  milieu  de  ses  méditations  il  en- 
tend une  voix  bien  connue  qui  lui  crie  :  a  Eh  !  où  allez-vous  ià-bas? 
vous  voici  sur  vos  terres!  »  Ses  terres!  son  domaine!  quel  mot  pour 
risraélite  maudit!  avec  quelle  musique  céleste  il  résonne  à  son 
oreille!  Voilà  un  coin  du  monde  où  il  est  chez  lui,  où  il  est  le  maître, 
où  il  est  ce  que  ses  pères  avaient  cessé  d'être  depuis  tant  de  siècles, 
un  citoyen  du  sol  !  il  a  sa  part  dans  l'univers  immense  !  il  peut  pres- 
ser le  sein  de  la  terre  nourricière  !  A  cette  pensée,  qui  pourra  dire 
tout  ce  qu'il  y  a  de  bonheur,  de  reconnaissance  et  de  piété  au  fond 
de  cette  âme  naïve?  Celui-là  seul  le  sait  vers  qui  montent  comme  un 
encens  les  saints  élans  du  cœur,  les  prières  et  les  actions  de  grâces 
que  le  monde  ignore.  C'est  à  peine  si  une  parole  bourrue  de  Wojtêcli 
peul  l'arracher  à  sa  rêverie.  Il  regarde  avec  une  admiration  mêlée 
de  joie  ce  paysan  qui  vient  de  le  rudoyer;  il  examine  avec  quelle 
sûreté  il  manie  le  timon,  avec  quelle  souplesse  et  quelle  force  il  di- 
rige le  soc,  comme  il  le  soulève  à  de  certains  endroits  et  le  replonge 
de  nouveau,  comme  la  terre  fume  sous  le  fer  qui  fentr' ouvre,  comme 
le  sillon  se  dessine  et  s'allonge.  Il  voit  tout,  et  les  moindres  détails  le 
ravissent.  Saura-t-il  en  faire  autant?  Cette  idée  s'offrait  à  lui  sans 
l'effrayer,  quand  tout  à  coup  Wojtêch  finterpelle  de  son  ton  railleur 
et  hargneux.  Mais  laissons  parler  M.  Kompert;  la  scène  est  belle  et 
originale. 

«  Wojtèch  était  arrivé  à  l'endroit  où  se  tenait  Anschel,  et  celui-ci  avait  dû 


292  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

cliang-er  de  place  pour  que  le  valet  pût  faire  tourner  les  chevaux  et  la  char- 
rue. Tout  à  coup  Wojtèch  s'arrête,  et,  sans  regarder  son  jeune  maître,  il  lui 
dit  de  cet  accent  bourru  qui  lui  était  familier  :  — As- tu  quelque  ordre  à  me 
donner  de  la  part  de  ton  père,  mon  petit  gars? 

«  Anschel  n'eut  pas  Tair  de  remarquer  cette  désignation  méprisante.  Au 
milieu  de  l'enthousiasme  qui  faisait  bondir  son  cœur,  c'était  assez  pour  lui 
que  le  valet  de  charrue  l'eût  jugé  digne  de  lui  adresser  la  parole. 

«  —  Mon  père  ne  m'a  donné  aucune  commission  pour  toi,  répondit-i! 
d'une  voix  humble,  comme  si  Wojtèch  eût  été  son  supérieur,  et  un  de  ces 
supéiieurs  qui  tiennent  entre  leurs  mains  le  sort  de  leurs  subordonnés. 

«  Le  valet  parut  réfléchir  longtemps  à  cette  réponse,  il  tira  de  sa  poche 
une  bourse  à  tabac  en  peau  de  truie,  bourra  sa  pipe  et  essaya  de  l'allumer. 
Anschel  le  regardait  faire  avec  une  attention  inquiète;  oui,  il  était  inquiet  et 
I)resque  effrayé,  car  le  valet,  n'ayant  pas  réussi  à  faire  brûler  son  tabac  dit 
premier  coup,  replaça  de  l'amadou  sur  la  pierre  à  feu  avec  un  mouvement  de 
colère,  et  se  mit  à  battre  le  briquet  aussi  violemment  que  s'il  eût  eu  à  domp- 
ter un  cheval  emporté. 

«  11  réussit  enfin,  et,  après  avoir  tiré  de  sa  pipe  quelques  bouffées  de  tabac 
pour  s'assurer  qu'elle  allait  bien,  il  remit  la  bourse  de  cuir  dans  sa  poche, 
aspira  encore  une  vigoureuse  bouffée  qui  se  répandit  sur  les  sillons  comme 
un  léger  nuage,  et  s'installa  de  nouveau  à  sa  cliarrue.  Anschel  sentit  son 
cœur  qui  se  serrait;  Wojtèch  n'avait-il  donc  rien  à  lui  dire?  Ces  allures  har- 
gneuses du  valet  ne  lui  promettaient  rien  de  bon.  Sa  joie  et  sa  conflancx' 
l'abandonnaient  déjà. 

«  Wojtèch  en  effet,  d'un  coup  de  main  énergique,  avait  imprimé  une  direc- 
tion nouvelle  à  la  charrue  et  s'apprêtait  à  entamer  un  sillon.  Il  se  retourna 
tout  à  coup  et  regarda  fixement  son  jeune  maître;  ce  fut  un  étrange  regard, 
im  regard  sombre  et  sardonique  tout  ensemble  que  le  valet  de  charrue  en- 
voya à  Anschel.  — Eh  bien',  mon  petit  gars,  si  tu  n'as  rien  à  me  dire  de  la 
part  de  ton  père,  qu'es-tu  venu  faire  ici? 

«  Anschel  n'était  pas  préparé  à  cette  apostrophe  :  un  valet  lui  demandait 
ce  qu'il  était  venu  faire  dans  le  champ  de  son  père,  dans  son  propre  champ 
il  lui-même!  11  sentit  son  sang  s'échauffer,  et,  contenant  sa  colère  à  grand' 
peine,  il  répondit  :  —  Je  viens  dans  ce  champ,  parce  que  ce  champ  est  à  nous. 

«  Wojtèch  ne  parut  pas  troublé  de  la  juste  irritation  d'Anschel.  Son  visage 
lie  prit  pas  une  expression  plus  sombre;  il  jeta  devant  lui  une  large  bouffée 
de  tabac,  et  continua  d'une  voix  lente  :  «  Tu  ne  m'as  pas  compris,  mon 
petit  gars;  je  n'ai  pas  dit  que  le  champ  ne  fût  pas  à  toi,  je  t'ai  demandé  ce 
que  tu  venais  y  faire. 

«  — Ne  peut-on  jeter  les  yeux  sur  son  champ?  s'écria  Anschel  toujours  irrité. 

« — Pourquoi  pas?  répliqua  Wojtèch  avec  la  même  indifférence;  mais  je 
le  vois  bien,  il  faut  attendre  jusqu'au  jugement  dernier  pour  que  les  Juifs 
deviennent  d'autres  hommes.  La  malédiction  de  Notre-Seigneur  les  a  tra- 
versés jusqu'au  dernier  fond  de  leur  être.  Il  n'y  a  pas  de  remède. 

«  —  Que  veux- tu  dire?  demanda  Anschel,  tout  surpris  de  ces  mystérieuses 
paroles. 

«  Wojtèch,  au  lieu  de  répondre,  voulut  aspirer  une  bouffée  de  tabac;  mais 
pendant  cette  conversation  la  pipe  s'était  éteinte.  Il  la  remit  dans  sa  poche 


LE    ROMANCIER    DU    GHETTO.  293 

avec  un  mouvement  d'humeur  :  — 11  n'y  a  pas  jusqu'à  une  damnée  pipe  qui 
ne  veut  pas  brûler,  quand  il  y  a  là  des  Juifs.  —  Il  avait  dit  ces  mots  à  voix 
basse,  mais  de  telle  façon  cependant  qu'Anschel  n'en  comprit  que  trop  bien 
le  sens  et  la  portée.  Puis  il  reprit  à  voix  haute  :  —  Veux-tu  savoir  comment 
Notre-Seigneur  a  maudit  votre  race  de  fond  en  comble,  comment  il  l'a  si 
bien  et  si  complètement  maudite  qu'elle  ne  s'en  relèvera  pas?  Les  Juifs 
n'auront  jamais  un  morceau  de  terre  verte  qui  soit  véritablement  à  eux, 
ils  ne  pourront  pas  posséder  un  fétu  de  paille  sur  toute  la  surface  du  monde. 
Voilà  réternelle  malédiction  qu'il  leur  a  jetée. 

a  —  Mais  ce  champ  est  à  nous,  s'écria  Anschel,  nous  l'avons  payé  de 
notre  argent. 

«  —  Il  est  à  vous  !  dit  le  valet.  C'est  vrai  et  c'est  faux,  suivant  ce  qu'on 
entend  par  là. 

«  —  Je  ne  te  fais  que  cette  question,  Wojtêch,  dit  Anschel  avec  vivacité  : 
l'empereur  nous  a-t-il  permis  d'acheter  et  de  posséder  un  champ? 

«  —  Oui  et  non,  répondit  l'inflexible  Wojtêch. 

«  —  Ne  l'as-tu  pas  lu  dans  les  journaux?  reprend  Anschel  avec  colère. 

«  —  Je  ne  sais  pas  lire,  dit  Wojtêch  d'un  ton  bref. 

«  — Si  tu  ne  sais  pas  lire,  pourquoi  parler  ainsi?  Sache-le  donc  :  nous 
pouvons  acheter  des  champs  autant  que  nous  en  voulons. 

«  —  Quand  cela  serait  imprimé  dix  millions  de  fois,  dit  Wojtêch  en  éle- 
vant la  voix  avec  une  sorte  de  solennité,  mais  sans  aucune  expression  de 
colère,  et  quand  tous  les  prêtres  du  monde  en  feraient  lecture  du  haut  de 
la  chaire,  je  ne  le  croirais  pas. 

«  —  Tu  ne  veux  pas  croire  ce  que  l'empereur  a  ordonné  et  ce  qui  a  été 
imprimé  pour  être  lu  en  son  nom!  dit  Anschel,  stupéfait  plutôt  qu'irrité 
d'une  telle  assurance. 

«  —  Cela  peut  être,  reprend  le  valet;  l'empereur  peut  vous  avoir  autorisés 
à  acheter  des  champs,  car  celui  qui  a  de  l'argent  peut  acheter  ce  qui  lui 
plait.  Ce  que  l'empereur  ne  veut  pas,  c'est  que  vous  soyez  des  paysans,  que 
vous  labouriez  la  terre  et  que  vous  y  semiez  du  grain. 

«  —  Quoi!  nous  serons  libres  d'acheter  des  champs,  et  nous  ne  serons  pas 
libres  de  devenir  des  paysans!  Au  contraire,  c'est  précisément  là  ce  que  ne 
voudrait  pas  l'empereur;  il  faut  que  nous  changions  d'existence  et  que  nous 
apprenions  à  cultiver  la  terre. 

«  Wojtêch  secoua  la  tète  d'un  air  de  doute.  Il  parut  cependant  un  peu 
ébranlé  par  ces  paroles  d'Anschel.  Le  jeune  Israélite  remarqua  que  ses 
lèvres  s'agitaient,  comme  s'il  comprimait  quelque  vive  réponse.  Puis  il  tira 
sa  pipe  de  sa  poche  et  en  fit  tomber  la  cendre;  on  eût  dit  qu'il  se  recueillait 
pour  lancer  à  Anschel  une  réfutation  décisive,  mais  les  argumens  qu'il  cher- 
chait n'arrivèrent  pas,  car,  après  une  pause  assez  longue,  il  s'écria  avec  une 
sorte  d'impatience  :  —  INon  !  non  !  cela  ne  se  peut.  Comment  l'empereur  eût-il 
accordé  une  chose  si  manifestement  contraire  à  la  malédiction  du  Sauveur? 

«  Anschel  comprit  qu'il  n'avait  rien  à  répondre  à  cet  argument  du  paysan. 
On  lui  avait  enseigné  dès  l'enfance  qu'il  était  dangereux  de  contester  avec 
l'église  dominante.  Wojtêch  avait  transporté  le  débat  sur  le  terrain  tliéolo- 
gique,  mettant  ainsi  à  l'abri  de  la  religion  l'antipathie  que  lui  inspiraient 
les  Juifs.  Instruits  ou  ignorans,  tous  font  de  même  à  cet  égard.  Anschel  eût 


294  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

été  fort  empêché  de  le  suivre  sur  ce  champ  de  bataille;  quand  même  la 
crainte  ne  Teùt  retenu,  il  savait  trop  peu  de  théologie  pour  essayer  de 
combattre  son  adversaire.  —  Là-dessus,  Wojtêch,  reprit-il  après  quelques 
instans  de  réflexion,  tu  comprends  que  je  n'ai  absolument  rien  à  dire.  Si 
mon  frère  était  ici,  tu  trouverais  à  qui  parler,  car  il  a  étudié,  et  il  sera  un 
jour  un  des  rabbins  de  la  synagogue. 

«  —  Rabbin  !  dit  Wojtêch,  est-ce  la  même  chose  que  prêtre? 

«  —  C'est  la  môme  chose,  répondit  naïvement  Anschel. 

«  —  Pourquoi  donc  n'é!udie-t-il  pas  au  séminaire,  sous  la  direction  de 
son  évèque?  —  Et  en  disant  cela,  Yojtêch  paraissait  attacher  un  singulier 
intérêt  à  ce  tour  nouveau  que  prenait  la  conversation. 

«  —  Es-tu  fou?  dit  Anschel  en  riant.  Chez  nous,  il  n'y  a  pas  d'évêque  et 
l'on  peut  devenir  prêtre  sans  étudier  hors  de  la  maison. 

«  —  Sans  étudier  hors  de  la  maison?  dit  Yojtêch  étonné. 

«  Anschel  remarqua  un  léger  tremblement  sur  la  figure  du  valet  de  char- 
rue. D'où  venait  cela?  que  signifiait  ce  symptôme?  Ce  ne  fut  d'ailleurs 
qu'une  émotion  fugitive;  Wojtêch  se  remit  bientôt,  mais  Anschel  fut  singu- 
lièrement surpris  quand  le  valet,  changeant  de  ton,  lui  demanda  d'une  voix 
presque  douce  : 

«  —  Tu  crois  donc  que  le  Sauveur  ne  vous  a  pas  maudits,  qu'il  vous  a 
permis  de  posséder  des  terres  et  de  devenir  des  laboureurs? 

«  —  Je  le  crois,  dit  Anschel,  très  fraj^pé  de  l'accent  sérieux  et  réfléchi  du 
valet. 

«  —  Penses-tu  que  ton  frère  le  prêtre  le  croie  aussi?  demanda  Wojtêch 
d'une  voix  mal  assurée  et  jetant  à  Anschel  un  regard  presque  suppliant. 

«  —  Oui,  dit  Anschel,  dont  la  voix  tremblait  aussi,  car  une  sorte  d'effroi 
l'avait  saisi  pendant  ce  singulier  interrogatoire;  oui,  je  le  pense. 

«  Wojtêch  s'éloigna  brusquement,  et  murmura  des  paroles  qu'Anschel  ne 
comprit  pas;  mais  quelle  fut  la  surprise  du  jeune  Israélite  quand  le  valet 
de  charrue  revint  de  son  côté  et  qu'il  put  examiner  son  visage!  Wojtêch  sem- 
blait métamorphosé.  C'était  une  physionomie  nouvelle.  Tout  ce  que  son 
regard  avait  de  dur  et  de  sardonique  s'était  subitement  évanoui;  une  bien- 
veillance douce  et  même  une  sorte  de  tendresse  avait  remplacé  l'expression 
hargneuse  qui  tout  à  l'heure  déconcertait  Anschel.  L'étonnement  du  jeune 
homme  s'accrut  encore,  lorsque  Woj  têch  lui  dit  :  —  Tu  veux  donc  devenir  un 
vrai  paysan? 

«  —  Je  le  veux,  dit  Anschel  troublé. 

«  —  Tu  veux  labourer,  tu  veux  semer,  tu  veux  faire  verdir  les  épis  et  les 
couper  au  jour  de  la  moisson?  continua  Wojtêch  avec  douceur. 

«  —  Oui,  disait  Anschel. 

«  —  Eh  bien!  viens  ici,  dit-il  en  élevant  la  voix.  Je  te  mets  les  rênes  dans 
la  main.  Voilà  dix  ans  que  je  conduis  ces  chevaux-là,  àlon  tour  désormais. 
Écoute-moi  bien;  je  vais  te  montrer  comment  on  laboure. 

«  Anschel  sentit  qu'il  tenait  les  rênes  de  l'attelage;  les  avait-il  saisies  lui- 
même?  Était-ce  le  valet  qui  les  lui  avait  données?  Il  n'en  savait  rien,  tant 
cette  prompte  résolution  de  Wojtêch  l'avait  comme  étourdi.  En  même  temps 
Wojtêch,  saisissant  la  charrue  à  deux  mains,  la  plaçait  dans  une  direction 
régulière.  Tout  cela  fut  l'affaire  d'une  minute. 


LE    ROMANCIER    DU    GHETTO.  295 

«  —  Comment  dois-je  m'y  prendre?  dit  Anschel. 

«  —  D'abord  il  faut  prier,  dit  le  valet  d'une  voix  grave,  et,  comme  pour 
encourager  Anschel  à  élever  ses  pensées  vers  Dieu,  il  ôta  pieusement  son 
bonnet.  Anschel,  à  ce  seul  mouvement,  se  sentit  ému  au  fond  de  l'àme.  li 
lui  sembla  qu'une  inspiration  invisible  descendait  sur  lui.  Il  éprouvait  des 
émotions  qu'il  n'avait  jamais  ressenties  avec  cette  force;  maintes  pensées 
religieuses  affluaient  dans  son  cœur,  maintes  paroles  bénies  abondaient  sur 
ses  lèvres,  si  bien  qu'Anschel  avait  achevé  sa  prière  avant  de  s'être  aperçu 
qu'il  priait,  prière  courte,  qui  n'était  imprimée  dans  aucun  livre,  mais  qui 
était  sortie  vivante  d'un  cœur  d'homme  sous  l'haleine  féconde  de  la  piété. 
Ainsi  les  douces  brises  que  Dieu  envoie  échauffent  et  fertilisent  les  sillons. 

«  —  As-tu  fini?  dit  "Wojtèch  après  une  pause  de  quelques  minutes. 

«  —  Oui,  dit  Anschel. 

«  —  J'aimerais  bien  à  connaître  ta  prière,  dit  Wojtèch  avec  la  même  dou- 
ceur, mais  d'un  ton  qui  n'admettait  pas  de  refus. 

«  Anschel  hésita  toutefois  un  instant.  Par  une  sorte  de  pudeur  religieuse,  ii 
éprouvait  quelque  embarras  à  exposer  devant  les  regards  curieux  du  paysan 
ce  tissu  de  pieuses  pensées  qui  s'était  formé  presque  à  son  insu  dans  son  âme. 

«  —  As-tu  honte?  dit  Wojtèch. 

«  —  Tu  ne  me  comprendrais  pas,  répondit  Anschel  en  rougissant. 

«  —  Pourquoi? 

«  —  Parce  qu'il  y  a  des  expressions  de  notre  langue  sacrée. 

«  —  Dis  toujours,  ajouta  Wojtèch  en  le  pressant  davantage. 

«  Alors  Anschel  essaya  de  faire  comprendre  sa  prière  à  son  compagnon. 
Les  phrases  étaient  brisées,  les  paroles  étaient  insuffisantes,  car  il  était 
obligé  de  traduire  dans  une  langue  apprise  ce  qui  tout  à  l'heure  était  sorti 
comme  un  flot  brûlant  du  fond  le  plus  intime  de  son  âme.  C'était  un  mé- 
lange des  formules  consacrées  de  la  synagogue  et  des  naïves  prières  que  lui 
avait  inspirées  la  solennité  du  moment.  Yoici  la  prière  d' Anschel  : 

«  Gloire  à  toi,  ô  Dieu,  notre  Dieu,  roi  du  monde,  qui  as  créé  les  fraits  de 
la  terre  et  les  fruits  des  arbres!  Bénis-nous,  ô  notre  Dieu,  pendant  toute 
cette  année!  Fais  prospérer  tous  les  fruits,  répands  la  pluie  et  la  rosée  sur 
la  terre  comme  une  bénédiction,  afin  que  nous  soyons  nourris  par  ton  infi- 
nie bonté,  et  que  cette  année  soit  bénie  et  heureuse  entre  toutes!  0  Dieu! 
ô  notre  Dieu,  bénis  notre  maison,  fais  que  nous  trouvions  tous  notre  joie 
dans  ce  village;  oui,  qu'il  n'y  ait  pas  parmi  nous  un  seul  cœur  attristé.  Fais 
que  nous  ne  demeurions  pas  plongés  dans  l'inquiétude,  car  tu  peux  tout, 
ô  Dieu,  ô  notre  Dieu!  toi  qui  fais  souffler  les  vents  et  tomber  l'eau  des 
nuages.  Dieu  tout-puissant,  béni  et  glorifié  sois-tu  pendant  l'éternité  !  Amen. 

«  Wojtèch  avait  écouté  avec  attention  et  sans  perdre  un  seul  mot.  Lors- 
qu' Anschel  eut  fini,  le  valet  semblait  attendre  encore  une  continuation,  et 
il  suivait  des  yeux  les  lèvres  de  son  jeune  maître;  puis  il  s'écria  tout  à 
coup  :  «  Maintenant  à  l'œuvre  !  nous  allons  labourer.  »  Les  chevaux  par- 
tirent, et  dans  le  sol  béni  par  la  prière  le  fer  tranchant  du  soc  traça  le  pre- 
mier sillon  d'Anschel.  » 

Avez-vous  remarqué  cette  gradation  dramatique  depuis  l'inso- 
lente défiance  de  Wojtèch  jusqu'à  cette  prière  en  commun?  Voilà, 


296  RlîVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ce  me  semble,  un  tableau  fait  de  main  de  maître.  La  bonne  résolu- 
tion d'Anschel  a  trouvé  sa  récompense.  Il  n'a  pas  seulement  en- 
tr  ouvert  le  sein  de  la  terre,  il  a  touché  le  cœur  de  ce  farouche  per- 
sonnage que  toute  la  maison  redoute  comme  un  ennemi  d'Israël.  Le 
Juif  maudit  est  réhabilité  par  le  valet  de  charrue,  et  certes,  quand  on 
a  vu  Wojtêch  à  l'œuvre,  on  sait  que  cette  réhabilitation  en  vaut  bien 
d'autres.  Il  y  a  une  inspiration  biblique  et  moderne  à  la  fois  dans 
cette  scène  familièrement  majestueuse.  L'auteur  de.  Jocelyn,  dans 
son  épisode  des  laboureurs,  a  magnifiquement  décrit  la  vertu  du  tra- 
vail et  les  champs  fécondés  par  la  sainte  sueur  humaine.  J'aperçois 
ici  quelque  chose  de  plus  encore  :  les  bénédictions  descendent  du 
haut  du  ciel  sur  ces  sillons  fraîchement  remués,  où  deux  cœurs  vien- 
nent de  s'unir  malgré  les  préjugés  et  les  haines  de  deux  religions 
ennemies.  La  semence  confiée  à  cette  terre  fructifiera  sans  peine. 

Qu'est-ce  donc  pourtant  que  ce  Wojtêch?  On  a  été  frappé  sans 
doute  de  certaines  paroles  échappées  de  ses  lèvres,  on  a  vu  l'agita- 
tion qui  le  possède  lorsqu'il  interroge  Anschel  sur  les  Juifs.  Pourquoi 
cette  curiosité  singulière?  pourquoi  ces  questions  suppliantes  et 
cette  espèce  d'angoisse  avec  laquelle  il  attend  la  réponse?  Il  y  a 
quelque  secret  douloureux  dans  cette  conscience  inquiète,  et  il  est 
évident  que  les  Juifs  y  sont  mêlés.  Puisque  c'est  le  valet  de  charrue 
qui  va  faire  l'éducation  d'Anschel,  et  par  lui  de  la  famille  tout  en- 
tière, il  faut  connaître  enfin  ce  mystérieux  personnage.  Wojtêch  est 
heureux  d'initier  Anschel  au  travail  des  champs,  et  cependant,  con- 
tradiction inattendue,  toutes  ses  sympathies  sont  pour  le  second  fils 
de  Rebb  Schlome,  pour  le  grave  et  silencieux  Élie,  qui  jamais  n'a  mis 
la  main  à  la  charrue,  et  qui  passe  des  journées  entières  à  méditer  la 
halacha.  Wojtêch  se  garderait  bien  d'adresser  à  Élie  une  parole  offen- 
sante; il  a  pour  lui  une  sorte  de  vénération  mêlée  de  tendresse,  et  il 
ne  le  désigne  jamais  que  par  ces  titres  respectueux  dont  le  paysan 
tchèque  honore  ses  prêtres  catholiques.  Le  jeune  étudiant,  que  l'au- 
teur, d'après  la  formule  hébraïque,  appelle  le  disciple  du  Talmud, 
Wojtêch  le  nomme  le  respectable,  le  vénérable,  ou  tout  au  moins  mon- 
sieur l'abbé.  Un  jour,  Élie  tombe  malade;  sa  frêle  organisation  est 
ébranlée,  et  déjà  le  voilà  aux  portes  du  tombeau.  Qui  passera  les 
nuits  auprès  du  moribond,  tandis  que  Rebb  Schlome  et  Anschel,  fati'- 
gués  du  travail  de  la  terre,  succombent  au  sommeil?  Ce  sera  la  pau- 
vre mère,  ce  sera  surtout  Wojtêch.  Assurée  du  dévouement  du  valet, 
ÎNachime  pourra  se  décider  quelquefois  à  aller  chercher  le  repos  dont 
elle  a  besoin.  Wojtêch  restera  là  toute  la  nuit,  attentif  au  moindre 
signe,  et  prodiguant  ses  soins  au  malade  avec  une  délicatesse  mater- 
nelle. On  dirait  qu'il  a  un  intérêt  particulier  à  sauver  le  pauvre  Élie. 
Qu'est-ce  donc?  quel  est  ce  secret?  D'où  vient  que  cet  ennemi  des 
Juifs  s'attache  ainsi  au  disciple  du  Talmud,  et  qu'il  semble  avoir  be- 


LE    ROMANCIER    DU    GHETTO.  297 

soin  de  sa  direction  religieuse?  Le  jour  où  Élie  sera  sauvé,  une  inti- 
mité naturelle  s'établira  entre  le  rabbin  et  le  paysan  catholique;  il 
faudra  bien  qu'Élie  soit  frappé  enfin  des  mystérieuses  allures  du 
valet  de  charrue,  et  qu'il  lui  arrache  son  secret.  Écoutons  l'histoire 
de  Wojtêch. 

((  Quand  j'étais  jeune,  monsieur  l'abbé,  —  dit  le  paysan  au  rab- 
bin, —  j'étais  joyeux  comme  un  oiseau,  et  dans  le  presbytère  où  je 
servais  comme  valet  on  ne  m'appelait  que  le  joyeux  Wojtêch.  Ce 
sont  les  Juifs  qui  m'ont  pris  ma  gaieté.  Oui,  ce  sont  des  voleurs,  ces 
Juifs,  des  voleurs  que  le  diable  a  envoyés  pour  me  tromper,  pour 
me  dérober  la  joie  de  ma  conscience.  »  On  devine  quel  est  l'étonne- 
ment  du  jeune  rabbin  à  ce  singulier  début.  Avec  des  sentimens 
comme  ceux-là,  se  peut-il  que  Wojtêch  lui  ait  été  si  dévoué,  et  com- 
ment est-ce  à  un  disciple  du  Talmud  qu'il  réserve  de  pareilles  confi- 
dences? Mais  Wojtêch  ne  paraît  pas  s'apercevoir  de  sa  surprise;  on 
dirait  qu'il  attend  des  décisions  d'Élie  l'apaisement  de  sa  conscience 
troublée.  Étrange  aventure!  c'est  une  confession  que  vient  de  com- 
mencer le  paysan  catholique,  et  il  ouvre  son  âme  à  un  rabbin.  — 
«  J'étais  donc  au  service,  reprend  Wojtêch,  dans  un  presbytère  situé 
à  dix  milles  de  ce  village,  et  jamais  de  ma  vie  je  n'avais  vu  un  homme 
de  votre  religion.  Comment  sont  faits  les  enfans  de  ceux  qui  ont 
trahi  notre  Sauveur,  je  l'ignorais  absolument,  et,  à  vrai  dire,  je  ne 
me  souciais  guère  de  le  savoir.  Or  un  jour  d'hiver,  il  y  a. de  cela 
vingt-deux  ans,  j'étais  devant  la  maison,  occupé  à  balayer  la  neige, 
pour  que  M.  le  curé  pût  aller  à  pieds  secs  du  presbytère  jusqu'à 
l'église,  quand  une  voiture  arrive  au  galop  par  la  grande  route,  et 
s'arrête  à  notre  porte.  Un  homme  veut  en  sortir,  mais  tout  à  coup 
j'entends  des  cris  perçans,  des  cris  de  femme  qui  me  fendent  le 
cœur,  et  au  moment  où  le  voyageur  s'élance,  je  vois  une  jeune  fille 
qui  le  retient  de  toutes  ses  forces,  qui  pleure,  se  lamente,  et  le  con- 
jure de  ne  pas  aller  au  presbytère.  Les  paroles  qu'ils  échangeaient, 
je  ne  pouvais  toutes  les  comprendre,  car  ils  ne  s'exprimaient  pas  en 
tchèque,  mais  le  sens  des  supplications  de  la  jeune  fille  n'était  que 
trop  facile  à  saisir.  C'est  de  là,  monsieur  l'abbé,  qu'est  venu  mon 
malheur.  » 

Élie  écoutait  avec  une  attention  croissante  et  tâchait  de  démêler 
quelque  chose  de  pi'écis  au  milieu  du  trouble,  des  hésitations  ou  des 
réticences  du  paysan.  A  chaque  phrase,  Wojtêch  s'interrompait, 
comme  si  un  poids  énorme,  un  instant  soulevé,  fût  retombé  plus 
lourd  sur  sa  poitrine,  a  L'étranger,  continue  Wojtêch,  me  demande 
si  le  curé  est  chez  lui;  oui,  lui  dis-je,  et  à  ce  mot  le  voilà  qui  s'élance 
malgré  les  efforts,  malgré  les  cris  déchirans  de  la  jeune  fille;  puis  il 
entre  au  presbytère  et  me  laisse  seul  avec  cette  pauvre  enfant. 
J'étais  tout  tremblant  d'émotion.  Je  m'approche  pourtant  :  Pourquoi 


298  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

VOUS  lamenter  ainsi?  lui  clis-je.  Votre  compagnon  est  allé  au  pres- 
bytère, voilà  tout.  Le  curé  est  un  brave  homme  qui  ne  lui  fera  pas 
de  mal.  Alors  elle  cesse  de  pleurer,  et  me  regardant  avec  de  grands 
yeux  que  je  vois  encore  :  Il  ne  lui  fera  pas  de  mal,  dis-tu,  ton  curé? 
11  en  fera  un  chrétien.  Je  compris  tout.  Son  père  était  Juif,  il  voulait 
se  convertir,  et  la  pauvre  fdle  était  si  malheureuse,  si  malheureuse, 
elle  pleurait  tant  et  de  si  bon  cœur,  que  la  colère  me  prit;  je  voulais 
entrer  à  la  maison  et  en  arracher  ce  père  insensible  à  une  telle  dou- 
leur. Je  ne  le  fis  pas  cependant,  quoique  je  ne  fusse  plus  maître  de 
ma  colère.  Je  ne  sais  quelle  puissance  me  retint.  Ce  fut  l'enfer  peut- 
être,  car,  je  vous  le  répète,  monsieur  l'abbé,  c'est  de  ce  moment-là 
({ue  mon  malheur  a  commencé.  Je  restai  près  de  la  jeune  fille.  Elle 
continuait  à  pleurer  à  chaudes  larmes.  Je  la  regardais  tout  boule- 
versé, et  n'osais  plus  lui  adresser  la  parole.  Cela  dura  bien  une 
heure.  Enfin  le  curé  sort  du  presbytère,  accompagné  du  Juif.  Il 
s'était  revêtu  de  ses  habits  d'église.  Wojtêch,  me  dit-il,  veux-tu  être 
le  parrain  de  cet  homme?  Je  regardai  le  converti  avec  curiosité, 
mais  j'entendais  toujours  les  sanglots  redoublés  de  la  jeune  fille,  et 
tout  à  coup,  comme  si  je  ne  sais  quelle  force  invincible  m'eût  arra- 
ché violemment  cette  réponse  :  Non!  m'écriai-je,  je  ne  veux  pas.  Le 
curé  s'irrite  et  me  demande  si  je  comprends  bien  toute  la  gravité  de 
mon  refus.  Ses  raisonnemens  sont  inutiles  :  Non,  non,  monsieur  le 
curé!  —  Et  il  a  beau  s'emporter,  s'emporter,  si  bien  que  tout  son 
visage  était  rouge  de  fureur,  je  tiens  bon  jusqu'au  bout.  — Soit! 
dit  le  curé,  j'en  trouverai  bien  un  autre,  —  et  le  voilà  qui  court  au 
village  chercher  un  parrain.  Alors  la  jeune  fille  s'élance  de  la  voiture, 
se  précipite  aux  pieds  de  son  père,  et  là,  agenouillée  dans  la  neige,  se 
met  encore  à  le  conjurer  les  mains  jointes.  Le  père  demeurait  impas- 
sible. A  cette  vue,  une  colère  infernale  bouillonnait  en  moi,  je  ne 
sais  ce  qui  m'empêcha  de  lui  sauter  au  cou  et  de  l'étrangler.  Bientôt 
le  prêtre  arriva  avec  un  paysan  du  village,  et  tous  les  trois  entrè- 
rent à  l'église.  )) 

Ce  commencement  du  récit  de  Wojtêch  ne  prouve  pas  seulement 
la  naïve  candeur  de  son  âme;  c'est  une  dramatique  peinture  de  tout 
ce  qu'il  y  a  de  navrant  dans  les  divisions  religieuses  de  l'humanité. 
Ces  redoutables  problèmes,  nous  les  traitons  le  plus  souvent  d'une 
manièi'e  abstraite,  et  notre  esprit  seul  y  est  engagé.  Telle  religion 
est-elîe  supérieure  à  telle  autre  ?  Voilà  deux  communions  qui  pré- 
tendent posséder  Dieu;  laquelle  se  trompe?  dans  quelle  église  est  le 
salut,  dans  quelle  voie  la  vérité  et  la  vie  ?  Terribles  questions  à  coup 
sûr,  mais  qui  s'offrent  rarement  à  nous  avec  les  angoisses  qu'elles 
semblent  contenir.  On  a  là-dessus  des  principes  arrêtés  d'avance,  on 
discute,  on  se  passionne,  l'intelligence  s'anime  et  s'enflamme;  le 
cœur  ne  souffre  pas.  Ici  c'est  un  cœur  simple  à  qui  ces  douloureux 


LE    ROMANCIER    DU    GHETTO.  29i) 

problèmes  se  présentent  subitement  sous  la  forme  la  plus  toucliantc 
et  la  plus  pathétique;  il  se  trouble,  et  sa  raison  s'égare. 

Wojtêch  sait  qu'il  existe  des  hommes  dont  les  ancêtres,  il  y  a  dix- 
huit  cents  ans,  ont  mis  Jésus-Christ  sur  la  croix,  mais  ce  n'est  chez: 
lui  qu'une  idée  vague  à  laquelle  rien  de  vivant  ne  se  rattache.  Tout 
à  coup  il  entend  des  sanglots,  il  voit  couler  des  larmes,  il  assiste  au 
supplice  d'une  âme;  ce  sont  des  Juifs  aux  prises  avec  des  chrétiens. 
Ces  émotions  inattendues  sont  trop  fortes  pour  ce  cœur  naïf.  Écou- 
tez-le :  ((  Quand  je  vis  le  curé  et  le  Juif  entrer  dans  la  chapelle  avec 
le  parrain,  il  me  sembla  que  de  ma  vie  je  ne  mettrais  plus  le  pied 
dans  une  église.  Si  quelqu'un  m'eût  dit  :  «  Wojtêch,  tu  n'as  pas  été 
baptisé,  tu  ne  t'es  jamais  approché  de  la  sainte  table,  »  je  l'aurais 
cru.  Je  fais  encore  un  effort  sur  moi-même,  j'essaie  une  dernière  fois 
de  consoler  la  pauvre  affligée  :  «  Pourquoi  pleurer?  quand  votre 
père  sortira  de  là,  ce  n'en  sera  pas  moins  votre  père.  —  Oh  !  non, 
le  voulût-il  mille  fois,  ce  ne  serait  plus  la  même  chose.  —  Mais  qui 
donc  lui  défend  de  faire  ce  qu'il  fait  là?  —  Qui?  notre  Dieu.  »  In- 
volontairement alors  je  tourne  mes  yeux  vers  le  ciel;  il  me  semblait 
que  j'allais  y  apercevoir  Dieu  lui-même  et  que  je  pourrais  lui  crier  : 
Seigneur,  dites-le-moi,  cela  est-il  vrai?  A  ce  moment,  le  Juif  sort  de 
la  chapelle  et  remonte  dans  sa  voiture.  Sa  fdle  devint  pâle  comme 
un  suaire;  je  crus  qu'elle  allait  mourir.  Elle  tremblait  de  tous  ses 
membres  et  avait  si  peu  la  force  de  se  mouvoir  que  je  fus  obligé  de 
la  soulever  pour  la  placer  à  côté  de  lui.  Ils  partirent;  mais  je  vois 
toujours  son  regard  désolé  qui  me  poursuit.  Était-ce  une  illusion?  on 
eût  dit  que  j'étais  son  seul  soutien,  et  que,  dans  l'abandon  où  la 
laissait  son  père,  elle  invoquait  l'assistance  du  pauvre  valet  qui  avait 
compati  à  sa  douleur.  » 

Si  l'on  ne  se  reporte  à  la  simplicité  de  l'état  de  nature,  l'histoire 
des  sentimens  de  Wojtêch  paraîtra  sans  doute  bien  étrange.  La  fin 
est  plus  singulière  encore.  Chassé  par  le  prêtre  qu'il  a  si  gravement 
offensé,  le  valet  de  charrue  n'a  plus  qu'une  pensée  en  tête  i  Qu'est 
devenue  la  pauvre  désolée?  Il  la  retrouve  bientôt  à  quelques  milles 
de  là,  et  il  a  le  secret  de  la  conversion  du  père.  Le  Juif  venait  de 
s'acheter  une  ferme,  mais  la  loi  ne  permettait  pas  encore  aux  Israé- 
lites d'être  propriétaires,  et  le  magistrat  avait  dû  annuler  la  vente; 
irrité,  il  avait  pris  aussitôt  son  parti,  il  était  monté  en  voiture,  s'était 
rendu  chez  le  curé  d'une  paroisse  voisine,  avait  abjuré  le  judaïsme, 
puis  était  re\  enu  triomphant  avec  son  acte  de  baptême  qui  lui  assu- 
rait la  possession  de  son  champ. 

Wojtêch  s'offre  comme  valet  de  charrue  au  Juif  devenu  chrétien, 
et  reste  là  pendant  quatre  années,  soignant  les  chevaux  comme  sa 
chose  propre,  travaillant  plus  que  dix  hommes  à  la  fois.  Ce  n'était 
pas,  vous  pouvez  le  croire,  par  dévouement  à  son  maître;  bien  loin 


300  REVUE    DES    DEUX    MONDES.       - 

de  là,  il  le  méprisait.  La  scène  du  presbytère  était  toujours  pré- 
sente à  ses  yeux,  et  quand  il  voyait  le  renégat  s'en  aller  chaque  di- 
manche à  la  messe,  je  ne  sais  quel  dégoût  s'emparait  de  lui,  pareil 
à  celui  qu'inspirerait  la  vue  d'une  bassesse  ou  d'un  crime.  Non, 
certes,  ce  n'était  pas  dévouement  à  son  patron,  et  toutefois  une 
force  irrésistible  l'attachait  à  la  ferme.  Etait-ce  une  curiosité  in- 
stinctive? était-ce  le  désir  de  débrouiller  les  émotions  incohérentes 
de  son  âme  ?  était-ce  seulement  un  besoin  impérieux  de  se  dévouer 
à  la  jeune  fdle  qu'il  avait  vue  pleurer  et  souflVir  pour  sa  foi?  Ces 
divers  sentimens  étaient  mêlés  ensemble,  mais  le  dernier  domi- 
nait tout.  Pendant  ces  quatre  années,  Wojtêch,  si  pieux  jusque-là, 
n'alla  pas  une  seule  fois  à  l'église;  il  lui  semblait  que  Térezka  (c'est 
le  nom  de  la  jeune  Israélite)  lui  saurait  gré  d'agir  ainsi.  Vous  le 
voyez,  Wojtêch  a  beau  ne  pas  se  l'avouer  à  lui-même,  il  est  à  moitié 
Juif;  non,  je  me  trompe,  il  n'est  pas  Juif,  il  ne  sait  pas  le  premier 
mot  des  dogmes  des  rabbins  :  ce  sont  les  larmes  de  Térezka  blessée 
dans  sa  foi  qui  ont  ébranlé  et  transformé  son  âme,  il  est  de  la  reli- 
gion de  ceux  qui  souffrent.  Heureux  le  pauvre  Wojtêch  s'il  se  ren- 
dait compte  des  sentimens  qui  l'animent  !  il  oserait  s'en  tenir  à  ces 
bienfaisantes  paroles  de  l'Évangile  qui  condamnent  surtout  le  mé- 
chant et  l'impie,  sans  s'occuper  des  dogmes  positifs  et  des  forma- 
lités extérieures.  Le  divin  auteur  du  sermon  sur  la  montagne  ne  ré- 
pand-il pas  sur  tous  ceux  qui  pleurent  des  bénédictions  ineffables  ? 
Voilà  au  fond  la  doctrine  de  Wojtêch,  mais  Wojtêch  s'est  perdu  au 
milieu  des  naïves  contradictions  [de  sa  pensée.  Au  nom  des  senti- 
mens évangéliques  dont  son  cœur  est  rempli,  il  en  vient  à  s'indigner 
sérieusement  qu'un  Juif  puisse  changer  de  religion,  et  quand  Té- 
rezka, touchée  de  son  amour,  veut  se  faire  chrétienne  aussi  pour 
l'épouser,  le  malheureux  la  repousse  avec  fureur. 

En  racontant  ces  scènes  de  folie  et  de  violence,  le  pauvre  valet  de 
charrue  ne  peut  contenir  ses  larmes.  «  Depuis  lors,  dit-il,  je  n'ai  pas 
revu  Térezka.  Je  suis  venu  travailler  dans  cette  ferme,  j'ai  essayé  de 
chasser  tous  ces  souvenirs;  mais  un  jour,  —  c'était  environ  deux 
ans  après  ma  rupture  avec  la  Juive,  — j'appris  qu'elle  était  morte. 
On  ajoutait  qu'à  sa  dernière  heure  elle  avait  demandé  un  prêtre  ca- 
tholique et  reçu  le  sacrement  du  baptême.  Cette  nouvelle  me  bou- 
leversa, car  on  ne  ment  guère  sur  un  lit  de  mort,  monsieur  l'abbé. 
Si  Térezka  au  moment  de  paraître  devant  Dieu  a  persisté  dans  les 
sentimens  qui  me  semblaient  chez  elle  une  impiété  et  un  mensonge, 
c'est  donc  moi  qui  ai  eu  tort  de  la  repousser  avec  injure?  0  mon 
Dieu,  mon  Dieu!  si  Térezka  avait  raison!  Cette  pensée  me  déchirait 
l'âme.  J'essayai  de  me  soulager  par  la  confession,  mais  les  prêtres 
auxquels  je  m'adressai  me  renvoyèrent  comme  un  fou.  L'un  d'eux 
pourtant,  ému  de  pitié,  m'a  ordonné  une  pénitence  qui  devait  mettre 


LE   ROMANCIER   DU   GHETTO.  âOI 

fin  à  mes  angoisses.  Rien  n'y  a  fait,  monsieur  l'abbé,  ni  pénitences, 
ni  prières,  et  chaque  nuit  je  vois  Térezka  m'apparaître,  Térezka  que 
ma  fureur  a  tuée.  Alors  j'ai  pensé  à  vous;  vous  êtes  un  théologien, 
un  homme  de  Dieu,  et  tous  les  hommes  de  Dieu  ont  le  droit  d'en- 
tendre une  confession.  Répondez,  monsieur  l'abbé;  dites-moi  que  je 
n'ai  pas  eu  tort.  » 

Cette  question  singulière  adressée  au  jeune  rabbin  par  le  paysan 
catholique  présente  ici  un  dramatique  intérêt.  Le  rabbin  Êlie  est 
dans  une  situation  analogue  à  celle  du  pauvre  diable  qui  l'interroge 
«l'une  voix  si  troublée.  Le  jeune  rabbin  aime  la  fille  du  magistrat, 
et  lui  aussi,  comme  Térezka,  pour  briser  l'obstacle  qui  s'oppose  à 
son  bonheur,  il  est  sur  le  point  de  se  faire  baptiser.  La  confession  de 
Wojtêch  est  comme  un  reproche  qui  l'épouvante.  Que  répondra-t-il? 
S'il  absout  l'étrange  rigorisme  du  paysan,  il  se  condamne  lui-même; 
s'il  approuve  Térezka  d'avoir  voulu  se  faire  chétienne,  il  sera  fidèle 
sans  doute  aux  inspirations  de  son  propre  cœur,  mais  il  jettera  le  mal- 
heureux paysan  dans  le  désespoir  et  le  livrera  en  proie  à  sa  folie.  Bi- 
zarre et  douloureux  combat  !  Le  rabbin  hésite,  il  se  trouble,  il  va  con- 
damner le  paysan;  mais  voyant  à  ses  genoux  ce  malheureux  dont  la 
raison  s'égare  et  qui  attend  sa  réponse  comme  une  sentence  de  vie  ou 
de  mort  :  u  Wojtêch,  lui  dit-il  d'une  voix  tremblante  et  avec  un  geste 
solennel,  Wojtêch,  relève-toi;  tu  as  bien  fait  :  Térezka  ne  devait  pas 
abjurer  sa  religion.  »  Le  paysan  se  lève  et  semble  transformé  par 
l'absolution  du  rabbin;  c'est  un  homme  nouveau.  La  malédiction 
<|ui  l'accablait  s'est  évanouie  comme  un  mauvais  songe  ;  le  démon 
de  l'incertitude  s'est  enfui  de  l'âme  exorcisée.  Hélas!  la  joie  de  Woj- 
têch ne  durera  pas  longtemps,  et  la  conduite  du  rabbin  donnera  un 
démenti  à  ses  paroles.  Le  rabbin  s'est  fait  chrétien,  mais  les  émo- 
tions qui  ont  tourmenté  sa  conscience  ont  brisé  cette  frêle  nature, 
et  lorsque  Wojtêch  rend  les  derniers  soins  à  Élie,  il  aperçoit  à  son 
cou  le  petit  crucifix  que  lui  a  donné  la  fille  du  magistrat.  Quelle  ré- 
vélation dans  l'âme  du  paysan!  11  voudrait  encore  interroger  le  rab- 
bin; mais  Élie  vient  de  rendre  le  dernier  soupir.  Alors  il  apostrophe 
le  mort  avec  une  fureur  sauvage,  il  accuse  Élie  de  l'avoir  trompé; 
mais  bientôt  la  vénération  que  lui  a  inspirée  la  douce  et  mélancoli- 
que nature  de  son  conseiller  spirituel  écarte  ce  dernier  reste  de  folie. 
Il  comprend  la  délicatesse  profonde  qui  a  dicté  la  réponse  du  jeune 
théologien,  et  un  sentiment  d'une  espèce  toute  nouvelle,  un  sentiment 
chrétien  et  philosophique  à  la  fois,  s'emparant  de  cette  âme  boulever- 
sée, apaise  les  contradictions  qui  la  troublaient.  Il  ne  savait  s'il  devait 
absoudre  ou  maudire  la  religion  juive;  la  charité  introduit  dans  son 
esprit  un  rayon  de  la  divine  lumière,  et  la  folie  est  vaincue.  Ce  n'est  pas 
Wojtêch  qui  tourmentera  désormais  les  Juifs  de  son  village;  mais  si 
Térezka  vivait  encore,  il  ne  l'empêcherait  plus  de  se  faire  chrétienne» 


302  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ce  singulier  épisode  aurait  pu  être  conçu  avec  plus  de  netteté  ou 
du  moins  développé  avec  plus  d'art.  On  n'aperçoit  pas  assez  distinc- 
tement les  précieuses  richesses  qu'il  renferme.  La  pensée,  souvent 
subtile,  a  besoin  des  commentaires  que  je  viens  d'y  joindre.  M.  Léo- 
pold  Kompert  revient  ici  aux  nobles  préoccupations  philosophiques 
et  religieuses  qui  donnent  tant  d'attraits  à  ses  premiers  écrits,  mais 
l'inspiration  était  plus  claire  dans  les  Juifs  de  Bohême  et  les  Scènes 
du  Ghetto.  Cette  inspiration,  c'est  la  tolérance,  c'est  la  sympathie 
pour  toutes  les  croyances  sincères  et  aussi  un  désir  manifeste 
d'abaisser  peu  à  peu  les  barrières  qui  séparent  la  tradition  judaïque 
des  enseignemens  de  l'Évangile.  M.  Léopold  Kompert,  dans  l'une 
des  plus  touchantes  histoires  de  ses  Juifs  de  Bohême,  appelait  Jésus- 
Christ  le  blond  rabbin  de  Nazareth  :  gracieuse  façon  d'accoutumer 
ses  frères  à  voir  dans  l'Évangile  ce  que  l'Évangile  a  été  en  effet,  la 
continuation  et  l'achèvement  de  l'ancienne  loi.  Ces  deux  figures, 
le  catholique  Wojtêch  et  le  rabbin  Élie,  sont  encore  l'expression  de 
la  même  idée.  Par  un  renversement  des  rôles  aussi  touchant  que 
bizarre,  le  catholique  est  ici  le  défenseur  farouche  de  la  fidélité 
judaïque,  et  c'est  le  rabbin  qui  lui  donne  l'exemple  d'une  inspira- 
tion plus  aimante.  Y  a-t-il  donc  si  loin  du  judaïsme  à  l'Évangile? 
Non,  certes;  il  suffit  que  l'idée  de  sympathie  générale  et  humaine 
prenne  la  place  de  la  tradition  étroitement  nationale,  et  aussitôt  une 
révolution  s'accomplit  chez  les  enfans  d'Israël.  Cette  révolution  s'est 
faite  il  y  a  dix-huit  cents  ans,  et  elle  s'appelle  le  christianisme. 
Yoilà  ce  que  veut  dire  M.  Kompert;  pourquoi  faut-il  que  cette  pensée, 
si  claire,  si  vivante,  si  dramatique  dans  maintes  peintures  des  Juifs 
de  Bohême,  soit  enveloppée  ici  de  voiles  bizarres  qui  en  offusquent 
la  lumière?  Je  reprocherai  aussi  à  M.  Kompert  de  ne  pas  avoir  assez 
intimement  rattaché  ce  curieux  épisode  au  fond  même  du  récit.  La 
fille  du  magistrat,  aimée  à  la  fois  d'Anschel  et  d'Élie,  et  qui  devient 
un  instant  l'un  des  personnages  principaux  de  ce  drame  psycholo- 
gique, apparaît  à  peine  dans  le  tableau  comme  une  ombre  incer- 
taine. La  mort  subite  d'Élie,  la  mort  de  sa  fiancée  qui  suit  de  près, 
ont  je  ne  sais  quoi  de  fantastique  et  d'obscur.  Il  y  a  là  des  lacunes, 
des  maladresses,  qui  impatientent  le  lecteur.  La  pensée  morale  n'est 
pas  suffisamment  soutenue  par  la  poésie. 

Heureusement,  si  toute  la  partie  religieuse  manque  trop  souvent 
de  précision,  M.  Léopold  Kompert  prend  sa  revanche  dans  ce  qui 
est  en  définitive  le  sujet  même  du  livre,  je  veux  dire  l'éducation 
rustique  et  la  transformation  virile  de  ses  héros.  Wojtêch  continue 
de  donner  à  Anschel  ces  mâles  leçons  dont  toute  la  famille  recueil- 
lera le  bénéfice,  car  bientôt  l'activité  du  fils  unie  à  la  confiance  de 
Tillé  détournera  les  pensées  inquiètes  qui  assiègent  l'esprit  de  Rebb 
Scblome,  et  iNachime  elle-même,  touchée  d'un  tel  spectacle,  aura 


LE  ROMANCIER  DU  GHETTO.  30o 

honte  de  l'isolement  hargneux  où  elle  s'enferme.  Toute  cette  pehi- 
iure  est  pleine  de  détails  charmans.  On  dirait  la  fête  du  travail.  Je 
signale  le  rôle  d'Anschel,  son  courage,  son  activité,  la  délicatesse 
exquise  avec  laquelle  il  prend  le  gouvernement  moral  de  la  maison. 
Lorsque  Nachime,  avec  son  entêtement  judaïque,  refuse  de  parti- 
ciper aux  travaux  de  cette  vie  nouvelle,  c'est  Anschel  qui  la  décide 
un  jour  à  quitter  sa  chambre  et  la  conduit  dans  le  champ  qu'ils  ont 
semé.  Quelle  douce  matinée  de  juin  !  les  blés  sont  sur  pied,  et  Tillé, 
couronnée  de  bluets,  bondit  comme  un  jeune  faon.  Anschel  a  foi 
dans  la  terre,  il  a  foi  dans  le  sillon  qui  fume  et  dans  les  saintes 
émanations  qui  s'en  exhalent.  Cette  foi  est  l'âme  du  livre,  et  jette 
un  reflet  de  l'antique  poésie  sur  ces  choses  famihères.  M.  Kompert 
a  souvent  dans  son  style  une  sorte  d'emphase  provinciale,  particu- 
lière aux  écrivains  de  l'Autriche.  Ici  il  est  simple,  et  le  tableau  est 
charmant.  Les  muses  rustiques  ont  passé  par  là,  gaudenles  rure 
Carnœnœ.  Je  signale  encore  la  scène  qui  couronne  tant  de  gracieux 
épisodes.  Avec  quelle  joie,  avec  quelle  fierté  le  disciple  de  Wojtêcli 
amène  à  la  maison  la  première  charrette  chargée  d'un  monceau  de 
gerbes!  Dieu  a  béni  le  courage  et  la  persévérance  d'Anschel;  il  n'y 
a  pas  dans  tout  le  village  une  seule  récolte  qui  vaille  celle  de  Rebb 
Schlome.  Depuis  p]»;isieurs  jours  déjà,  les  moissonneurs  sont  à  l'ou- 
vrage. La  charrette  va  et  vient  du  champ  à  la  maison,  de  la  maison 
au  champ;  la  grange  est  pleine,  et  la  charrette  arrive  toujours  avec 
ies  gerbes  d'or.  \'ivantes  peintures  qui  eussent  enchanté  Léopold 
Robert  ! 

Ce  n'est  pas  tout  :  ces  peintures  sont  intimement  liées  à  l'histoire 
d'une  âme,  au  tableau  d'une  famille,  à  une  grande  question  d'hu- 
manité et  de  droit  social.  Il  faut  bien  enfin  que  la  compagne  de  Rebb 
Schlome  sente  fléchir  ses  rancunes;  les  leçons  détournées  que  lui 
donne  son  fils  Anschel,  les  conseils  directs  de  cette  terre  où  fructifie 
la  sueur  de  ses  enfans,  tout  cela  finit  par  triompher  de  l'obstination 
de  JNachime.  La  mort  d'LIie,  rapprochant  le  père  et  la  mère  dans 
une  douleur  commune,  est  le  dernier  coup  qui  achève  cette  gué- 
rison  désirée.  J'ai  dit  que  cette  mort  subite  du  jeune  rabbin  était 
un  incident  que  rien  n'amène  et  ne  justifie;  l'auteur  rachète  du 
moins  sa  faute  par  les  belles  conséquences  qu'il  en  tire.  Chose 
étrange  !  Rebb  Schlome  a  été  si  longtemps  tourmenté  par  les  re- 
proches et  l'opposition  de  Nachime,  que  sa  conscience  en  est  trou- 
blée. Il  commence  à  croire  qu'il  a  été  coupable,  qu'il  n'aurait  pas 
dû  contraindre  sa  famille  à  ce  changement  d'existence,  que  la  mort 
de  son  enfant  .est  la  punition  de  sa  dureté,  et  c'est  précisément  cette 
mort  d'Elie  qui  va  convertir  Nachime  et  vaincre  ses  dernières  résis- 
tances. Écoutez  Rebb  Schlome,  il  vient  de  conduire  le  corps  d'iîlie 
au  cimetière  Israélite  d'une  commune  des  environs. 


304  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

«  —  Bonsoir,  Nachime,  dit  Rebb  Schlome  en  entrant;  bonsoir,  comment 
ie  trouves-tu?  —  11  s'inclinait  sur  lui-même,  brisé  par  tant  d'émotions  vio- 
lentes, et  ces  mots  avaient  coulé  do  ses  lèvres  avec  une  douceur  inaccoutumée. 

«  Nachime  voulut  se  lever,  mais  elle  retomba  siu*  son  fauteuil,  se  couvrit 
le  visag-e  de  ses  deux  mains  et  se  mit  à  pleurer  amèrement. 

«  —  Pardonne-moi  le  mal  que  je  t'ai  fait,  Nachime,  s'écria  Rebb  Schlome, 
dont  le  cœur  s'ouvrait  enfin;  pardonne-moi,  je  souffre  bien  aussi. 

«  A  ces  mots,  Nachime  cessa  tout  à  coup  de  pleurer;  ses  mains  glissèrent 
de  son  visage,  et  elle  regarda  autour  d'elle  avec  des  yeux  étonnés  et 
hagards.  Puis,  la  force  morale  suppléant  à  la  faiblesse  de  son  corps,  elle  se 
leva,  s'élança  d'un  bond  vers  son  mari,  et,  saisissant  sa  main,  y  inclina 
son  visage  noyé  de  larmes,  comme  si  elle  eût  voulu  y  déposer  un  baiser 
X»lein  de  soumission  et  de  repentir.  —  Ami,  dit-elle  en  sanglotant,  quelle 
punition  m'infligeras-tu  ? 

«  —  Dieu  tout-puissant!  s'écria  Rebb  Schlome,  c'est  à  moi  que  tu  parles 
ainsi,  Nachime? 

«  —  Je  ne  puis  parler,  disait-elle,  je  ne  puis  parler,  je  sens  mon  cœur  qui 
éclate. 

«  —  Pleure,  Nachime,  pleure,  pleure  encore,  les  pleurs  te  calmeront. 

«  En  disant  cela,  il  la  soulevait,  l'attirait  vers  lui  et  la  tenait  enveloppée 
de  ses  deux  bras.  Les  deux  époux  demeurèrent  ainsi  quelque  temps.  Na- 
chime pleurait  à  chaudes  larmes,  appuyée  sur  le  cœur  de  Rebb  Schlome. 
Ses  pleurs  ne  tarissaient  pas.  Plusieurs  fois  elle  essaya  de  parler,  mais  il 
ne  tombait  de  ses  lèvres,  au  milieu  de  ses  sanglots,  que  des  sons  inintelligi- 
bles. Une  heure  décisive  venait  de  sonner  dans  la  vie  de  Rebb  Schlome  et 
de  Nachime.  Les  deux  enfans  étaient  debout  au  seuil  de  la  chambre,  muets, 
immobiles,  craignant  de  profaner  par  un  mot,  par  un  geste,  la  sainte  ma- 
jesté d'un  tel  moment. 

«  Ce  fut  Nacliime  qui  rompit  le  silence  :  —  Pourquoi  ne  me  chasses-tu 
2jas  d'ici?  s'écria-t-elle  enfin  en  éclatant.  Une  méchante  femme  comme  moi 
n'a  pas  le  droit  d'être  traitée  avec  tant  d'indulgence. 

(c  —  Pour  l'amour  de  Dieu,  tais-toi,  Nachime,  lui  dit  Rebb  Schlome.  Ne 
t'humilie  pas  ainsi  devant  moi!...  Te  chasser!  Nous  partirons  ensemble,  je 
vais  vendre  le  champ  et  la  ferme,  nous  retournerons  au  ghetto...  Oui,  nous 
2)arlirons,  Nachime.  Je  ne  te  laisserai  pas  ici  un  jour  de  plus.  Je  ne  veux 
pas  que  tu  te  consumes  ici  davantage...  Tu  retrouveras  ta  maison,  tes  amis, 
tes  occupations  d'autrefois. 

«  —  Mais  tu  ne  songes  pas  à  ton  empereur,  Rebb  Schlome;  tu  ne  songes 
l)as  à  ce  qu'il  dira  de  toi,  quand  il  saura  que  tu  as  renoncé  à  ton  projet. 

«  —  Ne  me  raille  pas,  Nachime,  dit  Rebb  Schlome  avec  vivacité,  mais  sans 
le  moindre  sentiment  d'amertume,  ne  me  raille  pas,  je  ne  l'ai  pas  mérité. 

«  —  Que  Dieu  ne  m'assiste  jamais  dans  mes  chagrins,  si  je  songe  à  te 
railler,  Rebb  Schlome  !  Je  te  le  demande  sérieusement  :  que  dira  ton  empe- 
reur quand  il  saura  ce  que  tu  veux  faire?  N'est-ce  pas  par  amour  pour  lui 
que  tu  es  venu  au  village  ? 

«  Rebb  Schlome  ne  sut  d'abord  que  répondre.  Il  refléchit  un  instant  et 
reprit  d'un  ton  pénétré  :  —  Dieu  n'exige  pas  qu'on  se  martyrise:  l'empe- 
reur pourrait-il  l'exiger?  Je  le  remercierai  toujours,  je  le  remercierai  à 


LE    ROMANCIER    DU    GHETTO.  S05 

genoux  de  m'avoir  donné  le  droit  d'acheter  un  champ  et  une  maison,  mais 
Une  saurait  me  demander  l'impossible.  Sire!  lui  dirai-je,  si  je  puis  élevei- 
ma  voix  jusqu'à  lui;  mon  bon  maître,  tu  es  puissant  et  généreux,  tu  nous 
as  accordé  une  grâce  pour  laquelle  tu  seras  béni  de  nos  enfans,  et  des  enfans 
de  nos  enfans.  J'ai  essayé  pour  ma  part  de  te  prouver  ma  reconnaissance. 
Ton  désir,  je  le  sais,  c'est  que  nous  fermions  nos  boutiques  du  ghetto;  je  me 
suis  fait  cultivateur,  j'ai  acheté  un  morceau  de  terre  et  une  maison  au  vil- 
lage, je  me  suis  mêlé  aux  paysans,  pendant  une  année  entière  je  n'ai  pas 
vu  d'autres  visages  juifs  que  ceux  de  ma  femme  et  de  mes  enfans,  mon  fils 
s'est  mis  à  l'œuvre,  il  a  conduit  la  charrue  et  semé  du  grain  dans  les  sillons. 
Personne  de  nous  n'a  épargné  ses  sueurs.  Que  veux-tu  pourtant  que  nous  de- 
venions, si  nos  efforts  sont  vains  et  si  ma  pauvre  femme  ne  peut  s'y  faire? 
Peux-tu  exiger  que  je  m'expose  à  la  voir  mourir  de  consomption  et  de  dés- 
espoir? J'ai  prétendu  la  contraindre,  j'ai  fait  saigner  son  cœur;  ce  péché  est 
retombé  sur  ma  tête.  Veux-tu  encore  que  je  reste  paysan?  Ne  me  dégage- 
ras-lu  pas  de  ma  parole?  —  L'empereur,  j'en  suis  sûr,  ne  me  dira  pas  non.. 

«  —  Mais  tu  oublies  un  point,  Rebb  Schlome.  —  Et  pendant  que  Nachimè 
parlait  ainsi,  un  éclair  brillait  dans  ses  yeux. 

«  —  Quoi  donc?  dit  Rebb  Schlome  étonné. 

«  —  L'empereur  te  demandera  pourquoi  ta  femme  ne  veut  pas  s'associer 
à  tes  projets. 

«  —  Et  moi,  je  lui  répondrai,  s'écria  Rebb  Schlome  avec  une  vivacité 
naïve  et  comme  si  en  effet  il  plaidait  sa  cause  devant  l'empereur  :  Sire^. 
comment  le  pourrait-elle,  si  elle  n'est  pas  née  pour  cela?  Change-t-on  ainsi 
d'existence  du  jour  au  lendemain?  Ma  femme  n'a  de  goût  que  pour  son. 
commerce  du  ghetto.  Tout  le  monde  ne  peut  pas  être  paysan;  laisse-la 
reprendre  sa  tâche.  Nous  autres  qui  commençons  à  vieillir,  il  faut  être 
indulgent  avec  nous,  il  ne  faut  pas  trop  nous  demander.  Nous  avons  encore 
notre  vieil  esprit  juif  qui  ne  se  façonne  pas  volontiers  aux  choses  nouvelles. 
Les  jeunes  gens,  c'est  une  autre  affaire. 

«  —  Ne  t'inquiète  pas,  Rebb  Schlome;  tu  n'auras  pas  besoin  de  parler 
ainsi  à  l'empereur,  et  l'empereur  n'aura  rien  à  te  répondre,  car  tu  as  en- 
core oublié  quelque  chose  de  plus  important,  tu  as  oublié  l'essentiel. 

«  —  Quoi  donc,  Nachime? 

«  —  Tu  ne  me  demandes  pas  si  j'y  consens. 

«  —  Que  dis-tu  là,  Nachime? 

«  —  Je  dis,  reprend-elle  du  ton  !e  plus  calme  et  le  plus  résolu,  je  dis  que 
je  ne  veux  plus  retourner  au  ghetto  et  que  je  reste  au  village.  » 

C'est  ainsi  que  l'épreuve  est  finie.  La  moisson  a  été  bonne  dans 
le  champ  de  Rebb  Schlome,  la  moisson  est  plus  abondante  encore  au 
fond  des  cœurs  régénérés.  Avant  de  quitter  les  traditions  du  ju- 
daïsme, avant  de  renoncer  aux  préjugés,  aux  soupçons,  aux  ran- 
cunes d'une  race  farouche  et  de  prendre  place  au  sein  de  la  famille 
humaine  réconciliée,  toutes  ces  malheureuses  victimes  auront  ainsi 
bien  des  luttes  à  soutenir  contre  elles-mêmes.  Quelle  que  soit  la  con- 
dition de  la  vie,  les  mêmes  souffrances  reparaîtront.  Ce  qui  s'est  passé- 

TOME   I.  20 


30(3  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

SOUS  l'humble  toit  de  Rebb  Schlome  se  reproduira  du  haut  en  bas 
sous  des  formes  différentes.  Puisse  l'esprit  libéral  et  humain  de  notre 
xix"  siècle  triompher  partout  comme  ici!  L'oppression  entretenait 
chez  les  Juifs  un  levain  de  défiance  et  de  haine.  Relevés  de  la  ma- 
lédiction séculaire,  ils  comprendront  leurs  devoirs  et  dépouilleront 
le  vieil  homme.  Est-ce  donc  à  nous  de  répéter  les  imprécations  des 
prophètes?  est-ce  à  nous  de  célébrer  la  vérification  de  ces  menaces 
et  de  montrer  avec  orgueil  les  enfans  d'Israël  dispersés  et  captifs, 
«  n'ayant,  dit  Bossuet,  aucune  terre  à  cultiver,  esclaves  partout  où 
ils  sont,  sans  honneur,  sans  liberté,  sans  aucune  figure  de  peuple?» 
Saint  Paul,  dans  un  magnifique  passage,  objet  d'explications  bien  di- 
verses, a  fait  une  prédiction  toute  différente  :  il  annonce  la  conver- 
sion future  et  peut-être  un  règne  nouveau  d'Israël.  A  Dieu  ne  plaise, 
s'écrie  l'apôtre,  que  les  Juifs  soient  tombés  pour  ne  se  relever  jamais! 
Les  gentils,  qui  s'enorgueillissent  de  leur  supériorité  présente,  ne 
sont  après  tout  «  qu'une  branche  de  l'olivier  sauvage  entée  dans 
l'olivier  franc  contre  l'ordre  naturel,  et  combien  plus  facilement  les 
branches  naturelles  de  l'olivier  même  seront-elles  entées  sur  leur 
propre  tronc!  »  Laissons  les  théologiens  expliquer  ces  merveilleuses 
promesses;  nous,  au  nom  de  la  seule  humanité,  au  nom  des  bien- 
faisans  principes  de  89,  réjouissons-nous  de  voir,  comme  dans  ce 
tableau  de  Rebb  Schlome,  les  Juifs  émancipés  comprendre  vaillam- 
ment leur  tâche  et  effacer  de  leurs  fronts  les  derniers  stigmates  de 
la  servitude. 

Telle  devrait  être,  à  ce  qu'il  semble,  la  conclusion  de  cette  tou- 
chante histoire.  Ce  n'est  pas  cependant  ainsi  que  se  termine  la  pré- 
dication de  M.  Léopold  Kompert.  Commencé  avec  une  joie  patrioti- 
que, ce  livre  finit  tristement. — L'année  dernière,  dit  l'auteur,  un  cruel 
chagrin  est  venu  frapper  la  famille  de  Rebb  Schlome;  les  droits  ac- 
cordés aux  Juifs  en  18Zt9,  un  décret  de  i85/i  les  leur  a  retranchés 
en  partie.  Sans  doute  les  dispositions  de  ce  décret  ne  peuvent  s'appli- 
quer à  Rebb  Schlome,  car  les  titres  antérieurs  sont  respectés;  mais 
ce  droit  de  Rebb  Schlome  lui  était  précieux,  surtout  quand  il  s'y  sen- 
tait uni  avec  les  hommes  de  sa  race.  Peut-il  jouir  maintenant  de  son 
héritage,  tandis  que  ses  frères  sont  replongés  par  milliers  dans  ces 
gouffres  obscurs  où  ne  pénètre  pas  la  lumière  du  droit  commun?  Tou- 
tefois le  dernier  mot  n'est  pas  dit  sur  cette  question.  Rebb  Schlome, 
pour  ce  qui  le  regarde,  est  persuadé  que  son  empereur,  dans  sa  bonté 
souveraine,  restituera  un  jour  aux  Israélites  de  ses  états  ce  droit  d'être 
citoyen  et  de  posséder  la  terre.  Je  le  crois  aussi;  quand  de  telles  pein- 
tures peuvent  être  tracées  par  une  plume  si  impartiale,  quand  la 
scrupuleuse  enquête  d'un  écrivain  comme  M.  Léopold  Kompert  donne 
de  si  consolans  résultats,  il  est  impossible  de  faire  peser  de  nouveau 


LE    ROMANCTER    DU    GHETTO.  307 

sur  une  population  à  demi  émancipée  les  lois  barbares  du  moyen  âge. 
L'Autriche  est-elle  donc  assez  prospère  pour  repousser  impunément 
des  hommes  qui  sont  résolus  à  devenir  des  citoyens  utiles?  N'y  a-t-il 
pas  en  Bohême,  en  Hongrie,  en  Illyrie,  en  Gallicie,  en  Transylvanie, 
assez  de  difficultés  et  de  périls  causés  par  l'antagonisme  des  races, 
sans  augmenter  à  plaisir  ces  divisions  menaçantes? 

Je  sais  toutes  les  objections  qu'on  oppose  à  l'affranchissement 
trop  rapide  de  la  race  juive;  j'y  réponds  par  les  écrits  de  M.  Kom- 
pert.  Cette  enquête  sym]Dathique  et  sévère  fournit  sur  les  Israélites 
de  Bohême  d'inestimables  renseignemens ,  et  il  est  impossible  de 
révoquer  en  doute  l'impartialité  de  l'écrivain  quand  on  le  voit  donner 
de  si  vigoureuses  leçons  à  son  peuple.  Ces  Juifs  de  Bohême  sont  une 
race  honnête  et  débonnaire.  Ils  ont  quelque  chose  de  la  douceur,  de 
la  sensibilité  indolente  qui  semble  propre  au  caractère  autrichien. 
Ce  n'est  pas  là  qu'on  trouve  ces  fanatiques  dont  l'espoir  opiniâtre  ne 
s'éteindra  jamais.  M.  Kompert  a  peint  çà  et  là  de  mystiques  rêveurs 
qui  appellent  de  leurs  vœux  impatiens  les  triomphes  promis  aux 
enfans  d'Israël;  tel  est,  dans  les  Scènes  du  Ghetto,  ce  vieux  men- 
diant Mendel  Wilna  qui  part  un  matin  pour  aller  reconstruire  le 
temple  de  Salomon;  tel  est  aussi,  dans  le  roman  que  je  viens  de 
juger,  ce  pauvre  fou,  le  cousin  Coppel,  qui  croit  que  David  est 
revenu  et  que  son  bouclier  est  une  sauvegarde  invincible  pour  les 
soldats  de  sa  sainte  milice;  mais  ces  naïves  hallucinations  sont  rares 
chez  les  Juifs  de  Bohême,  et  là  où  elles  apparaissent  de  loin  en  loin, 
elles  n'excitent  que  le  sourire  et  la  pitié.  On  a  vu  dans  les  temps 
modernes  des  Juifs  exaltés  entraîner  des  populations  entières  par 
une  folie  assez  semblable  à  celle  de  Mendel  Wilna.  Il  y  en  eut  jus- 
qu'au xvir  siècle,  et  l'un  d'eux  qui  venait  de  prendre  le  titre  de 
Messie  faillit  mettre  l'Occident  en  émoi  :  «Tous  les  Juifs,  ditBossuet, 
commençaient  à  s'attrouper  autour  de  lui.  Nous  les  avons  vus  en 
Italie,  en  Hollande,  en  Allemagne,  et  à  Metz,  se  préparer  à  tout 
vendre  et  à  tout  quitter  pour  le  suivre.  Ils  s'imaginaient  déjà  qu'ils 
allaient  devenir  les  maîtres  du  monde,  quand  ils  apprirent  que  leur 
christ  s'était  fait  Turc  et  avait  abandonné  la  loi  de  Moïse.  ')  Je  ne  sais 
si  ce  christ  du  xvii"  siècle  aurait  trouvé  des  adhérons  en  Bohême;  il 
est  certain  qu'il  n'en  trouverait  pas  aujourd'hui,  et  ce  qui  me  frappe 
dans  le  sympathique  tableau  de  M.  Kompert,  c'est  de  voir  ces  pau- 
vres gens  si  doucement  résignés.  Qu'ils  le  sachent  ou  qu'ils  l'igno- 
rent, l'influence  de  l'Évangile  a  transformé  insensiblement  leurs 
idées  et  leurs  mœurs.  Ceux  qui  sont  restés  le  plus  obstinément  fidèles 
au  culte  de  leurs  aïeux  appartiennent  sans  y  prendre  garde  à  ce  cliris- 
tianisme  naturel  que  la  suprême  raison  a  mis  au  fond  de  nos  âmes. 

Je  lis  dans  une  savante  étude  sur  la  poésie  juive  et  la  littérature 


S08  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

rabbinique  en  Allemagne  (1)  des  renseignemens  qui  confirment  de 
tout  point  les  peintures  de  M.  Léopold  Kompert.  L'ami  de  Lessing  et 
lie  Lavater,  Moïse  Mendelssohn,  qui  tient  une  si  noble  place  dans  les 
lettres  allemandes  du  xviir  siècle ,  avait  exercé  aussi  une  influence 
beaucoup  moins  connue,  mais  tout  aussi  curieuse  à  signaler,  sur  la 
littérature  spécialement  hébraïque.  Il  a  écrit  en  hébreu  des  journaux 
très  répandus  alors,  et  il  a  formé  avec  le  poète  juif  Naftali  Wessely 
une  société  littéraire  dont  l'action  fut  immense.  Mendelssohn-  était  le 
chef  d'un  libéralisme  philosophique  qui  tendait  à  détruire  l'antique 
influence  des  rabbins.  Tant  qu'il  fut  dirigé  par  le  Platon  du  ju- 
daïsme, ce  mouvement  se  développa  avec  une  lenteur  circonspecte 
et  féconde;  mais  bientôt,  favorisé  par  l'esprit  général  du  siècle,  il 
s'accrut  avec  une  telle  rapidité,  que  la  tradition  hébraïque  semblait 
menacée  d'un  discrédit  complet.  Ces  témérités  amenèrent  une  réac- 
tion qui  éclata  de  nos  jours.  Entre  l'orthodoxie  farouche  des  rabbins 
et  les  libertés  voltairiennes  de  la  nouvelle  école,  il  y  avait  place  pour 
une  réconciliation  habile  du  judaïsme  et  de  l'esprit  européen.  Un 
recueil  miitulé  le  Nouveau  CoUecleur  fut  l'organe  de  cette  tentative  et 
lit  son  apparition  en  1809.  L'école  dont  je  parle  poiu'suit  encore  son 
œuvre;  elle  paraît  avoir  son  siège  principal  en  Autriche,  et  particu- 
lièrement en  Bohême.  Un  des  plus  laborieux  ouvriers  de  cet  éclec- 
tisme israélite,  le  docteur  Zunz,  occupait  il  y  a  une  dizaine  d'années 
des  fonctions  importantes  à  la  synagogue  de  Prague.  Cette  école  a 
ses  littérateurs  et  ses  poètes  qui  écrivent  tous  en  hébreu  et  n'ont  été 
révélés  au  monde  littéraire  que  par  l'histoire  de  M.  Delitzsch.  Schil- 
ler est  le  maître  qu'ils  ont  choisi;  ils  traduisent  ses  drames,  ils  imi- 
tent ses  ballades,  et  dans  la  plupart  des  villes  de  l'Autriche,  à  Vienne, 
à  Prague,  à  Presbourg,  les  jeunes  fdles  du  ghetto  récitent  les  vers  de 
don  Carlos  comme  les  jeunes  fdles  de  la  Souabe  chantent  les  liedev 
de  Goethe  et  les  ballades  d'Uhland. 

L'historien  auquel  j'emprunte  ces  curieux  détails  déplore  amère- 
tnent  cette  introduction  de  l'élément  européen  dans  la  littérature 
nationale.  «  Si  la  poésie  juive,  dit  M.  Delitzsch,  abandonne  ce  qui  est 
fe  centre  même  de  la  foi  israélite,  le  sentiment  de  notre  nationalité 
indestructible  et  la  foi  dans  nos  triomphes  à  venir,  c'en  est  fait, 
elle  perd  tout  ce  qui  faisait  sa  force,  elle  est  frappée  de  stérilité  et 
de  mort.  »  Ces  plaintes  du  critique  ne  donnent-elles  pas  une  valeur 
nouvelle  à  la  plaidoirie  du  romancier?  Les  Juifs  que  M.  Kompert  met 
en  scène,  ce  sont  bien  ceux  à  propos  desquels  M.  Delitzsch  nous 
signale  avec  douleur  la  disparition  du  vieil  esprit;  ce  mélange  des 

(1)  Zur  Geschichte  der  judischen  Poésie,  vom  Abschluss  der  heiligeii  Schriften  alicii 
Bundes  bis  auf  die  neueste  Zeit,  von  Franz  Delitzsch;  1  vol.,  Leipzig  1836. 


LE  ROMANCIER  DU  GHETTO.  309 

traditions  nationales  et  des  sentimens  de  la  moderne  Europe,  ce 
contraste  de  fidélité  naïve  et  de  sympathie  à  demi  chrétienne,  nous 
le  voyons  en  traits  vivans  dans  ces  gracieuses  histoires,  et  M.  Léopold 
Kompert  exprime  une  confiance  bien  naturelle  lorsqu  après  avoir 
peint  ses  héros  déjà  émancipés  des  préjugés  antiques,  il  s'écrie  que 
l'émancipation  légale  ne  saurait  tarder  longtemps.  Ces  droits  si  ar- 
demment désirés,  comment  se  fait-il  que  le  bienveillant  souverain 
ne  les  ait  accordés  que  pour  les  reprendre?  Il  a  été  trompé  sans 
doute,  il  ne  peut  plus  l'être  après  la  touchante  pétition  de  M.  Kom- 
pert. Rebb  Schlome  a  raison  :  l'empereur  sera  touché,  il  saura  com- 
ment ces  braves  gens  ont  profité  de  ses  dons,  il  déchirera  une  loi  bar- 
bare, et  le  proscrit  des  anciens  jours,  admis  au  droit  de  cité  dans 
la  patrie  commune,  pourra  nourrir  sa  famille  avec  les  fruits  de  son 
champ. 

Oui,  M.  Léopold  Kompert  a  le  droit  d'attendre  avec  confiance  les 
décisions  da  souverain  ;  quoi  qu'il  arrive  en  effet,  il  a  accompli  sa 
tâche.  11  y  avait  au  xvr  siècle  un  Juif  portugais,  Samuel  Usque,  qui, 
chassé  de  Portugal  avec  les  hommes  de  sa  race,  passa  en  Italie,  s'é- 
tablit à  Ferrare,  et  y  vécut  tout  occupé  de  travaux  littéraires  avec 
ses  deux  parens,  Abraham  Usque,  le  célèbre  typographe,  et  Salo- 
mon  Usque,  à  qui  l'on  doit  une  élégante  traduction  espagnole  du 
Canzoniere  de  Pétrarque;  lui,  c'étaient  surtout  les  œuvres  patrioti- 
ques et  religieuses  qui  remplissaient  sa  vie.  Samuel  Usque  publia  à 
Ferrare,  en  1553,  un  livre  intitulé  Consolacion  à  las  tribulaciones  de 
Ysrael,  et  ce  livre  est  demeuré  célèbre  dans  les  annales  de  la  litté- 
rature juive.  M.  Léopold  Kompert  vient  d'écrire  à  son  tour  sa  consola- 
tion israélite;  le  roman  à  la  Charrue,  ainsi  que  les  Scènes  du  G/ietlo 
et  les  Juifs  de  Bohême,  mérite  bien  le  titre  que  Samuel  Usque  don- 
nait à  sa  pieuse  homélie.  C'est  plus  encore,  c'est  une  exhortation  vi- 
rile, une  tendre  et  sévère  initiation  à  l'esprit  de  la  société  moderne. 
Les  pauvres  déshérités  qui  liront  ce  manuel  de  morale  pratique  n'y 
trouveront  que  des  inspirations  généreuses;  consolés  et  rendus  meil- 
leurs, ils  seront  membres  de  la  société  libérale  du  xix"  siècle,  en 
dépit  même  des  règlemens  qui  prétendraient  encore  les  repousser. 
Peu  importe,  en  effet,  que  la  victoire  soit  consacrée  par  la  loi,  si  elle 
est  établie  dans  les  mœurs.  M.  Kompert  a-t-il  donné  aux  Juifs  de 
son  pays  le  sentiment  de  la  dignité  et  l'amour  du  travail  ?  Cela  suffit, 
la  révolution  est  faite,  et  les  habitans  de  tous  les  ghettos  autrichiens 
peuvent  entonner  le  chant  du  psalmiste  :  Diripuisti  vincula  mea. 

Saint-René  Taillandier. 


JEANNE  D'ARC 

ET  SA  MISSION 

D'APRÈS  LES  PIÈCES  NOUVELLES   DE  SON   PROCÈS. 


I.  Procès  de  condamnation  et  de  réhabilitation  de  Jeanne  d'Arc,  publiés  pour  la  premiùre  l'ois  d'apiès 
les  manuscrits  de  la  Bibliothèque  nationale,  suivis  de  tous  les  documens  historiques  qu'on  a  pu 
réunir  et  accompagnés  de  notes  et  d'éclaircissemens,  par  M.  Jules  Quicherat,  6  vol.  gr.  in-8o.  — 
îl.  Jeanne  d'Arc  d'après  les  chroniques  contemporaines,  par  M.  Guido  Goerres,  traduit  de  l'alle- 
mand par  M.  Léon  Bore. 


Je  ne  connais  guère  dans  l'histoire  que  l'épisode  de  Jeanne  d'Arc 
où  l'instrument  surprenne  plus  que  l'action  accomplie,  et  je  n'en  sais 
aucun  dans  lequel  les  investigations  de  la  science  contraignent  plus 
invinciblement  la  critique  de  remonter  des  faits  de  l'ordre  naturel  à 
ceux  d'un  ordre  supérieur.  Tout  écrasante  que  soit  pour  l'esprit  la 
libération  d'un  royaume  accomplie  en  trois  mois,  contrairement  à 
tontes  les  prévisions  de  la  politique  et  de  la  stratégie,  la  pucelle 
d'Orléans  est  assurément  un  personnage  plus  extraordinaire  que  son 
œuvre,  et  il  y  a  moins  à  méditer  sur  ses  actes  que  sur  les  mobiles 
auxquels  elle  les  rapporte  et  qui  les  inspirent.  Que  sont  des  batailles 
et  des  victoires  devant  tant  de  prodiges  dont  la  grandeur  n'est  sur- 
passée que  par  la  simplicité  virginale  de  l'enfant  qui  les  accomplit? 
Que  sont  les  pompes  de  Reims  à  côté  des  flammes  de  Rouen,  et  que 
valent  les  plus  beaux  coups  d'épée  en  présence  de  ces  merveilleuses 
réponses,  dont  l'évidente  sincérité  triomphe  à  quatre  siècles  de  dis- 
tance des  résistances  les  plus  obstinées  et  des  convictions  les  plus 
rebelles? 


JEANNE    d'ahC    ET    SA   MISSION.  311 

Voici  à  peine  quelques  années  que  Jeanne  d'Arc  nous  est  apparue 
dégagée  des  ombres  accumulées  autour  d'elle  par  les  passions  de 
ses  contemporains  autant  que  par  l'ignorance  des  âges  suivans.  Ce 
n'est  que  de  nos  jours  qu'elle  a  pris  pleine  possession  de  sa  gloire. 
Le  type  sublime  deviné  par  une  royale  artiste  s'est  trouvé  presque 
simultanément  confirmé  par  les  investigations  de  la  science  et  par  les 
plus  sévères  procédés  de  l'analyse.  Avant  la  publication  intégrale 
des  deux  procès  et  des  docuniens  originaux  qui  les  ont  suivis,  la 
pucelle  n'était  pour  l'Europe  lettrée  qu'une  héroïne  au  caractère 
mal  défini  et  presque  équivoque ,  une  sorte  de  personnage  de 
l'Arioste,  qui,  par  l'effet  de  certaines  couleurs  fantastiques  et  de  cer- 
taines allures  théâtrales  à  peu  près  convenues,  touchait  d'aussi  près 
à  la  légende  qu'à  l'histoire. 


I. 

Des  causes  dont  l'influence  se  fit  sentir  du  vivant  même  de  Jeanne, 
quoiqu'elles  aient  été  peu  soupçonnées  jusqu'ici,  ont  contribué  de- 
puis le  xv"  siècle  soit  à  dévoyer  l'opinion,  soit  tout  au  moins  à  la 
faire  hésiter  en  présence  de  cette  mémoire.  L'exécution  de  Rouen  ne 
fut-elle  pas  applaudie  par  un  parti  nombreux  qui  comprenait  une 
notable  portion  de  la  bourgeoisie  française,  par  l'université,  le  par- 
lement et  la  presque  totalité  de  la  population  de  Paris?  Cet  acte  ne 
fut-il  pas  consommé  par  un  évèque  de  bonne  renommée  (1),  assisté 
d'un  délégué  de  l'inquisition  et  de  docteurs  généralement  réputés 
honnêtes  et  savans?  Comment  s'expliquer  pareille  chose,  si  des 
erreurs  populaires  et  des  passions  abominables  n'avaient  dès  ce 
temps-là  égaré  la  raison  publique?  Comment  comprendre  qu'un  tel 
procès  se  soit  poursuivi  régulièrement  durant  de  longs  mois  sans 
qu'aucun  cri  d'indignation  ait  retenti  dans  cette  France  que  la  géné- 
reuse enfant  venait  d'arracher  à  l'abîme,  sans  que  toute  la  cheva- 
lerie du  royaume  se  soit  cotisée  pour  payer  au  poids  de  l'or  la  rançon 
de  la  captive? 

Vainement  voudrait-on  douter  de  la  froideur  de  l'opinion  en  pré- 
sence de  l'immolation  judiciaire  :  cette  indifférence  n'est  pas  moins 
démontrée  par  le  silence  des  Armagnacs  que  par  les  insultes  des 
Bourguignons,  et  l'histoire  est  contrainte  de  reconnaître  que  pas  un 
effort  ne  fut  tenté  ni  par  la  tour,  ni  par  l'armée,  ni  par  l'église,  soit 
pour  sauver  l'héroïque  prisonnière,  soit  pour  la  faire  mettre  à  ran- 
çon, selon  le  droit  commun  du  temps,  soit  même  pour  intéresser  la 

(1)  Pierre  Ghaiiclion  est  qualifié  de  vir  bonœ  memoriœ  dans  le  bref  du  pape  Galixle  liï, 
du  3  juin  1430,  qui  autorise  la  révisic.i  du  premier  procès. 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

papauté  à  une  cause  ecclésiastique  clans  laquelle  l'accusée  en  avait 
appelé  au  souverain  pontife.  Parmi  tant  de  preuves  qu'on  pourrait 
en  apporter,  il  suffît  de  citer  un  seul  témoignage,  parce  qu'il  appar- 
tient à  l'un  des  plus  courageux  citoyens  d'un  temps  qui  en  comptait 
peu.  Dans  un  long  mémoire  adressé  aux  états  tenus  à  Blois  en  lZi33, 
Jouvenel  des  Ursins  expose  les  succès  miraculeux  obtenus  par  le  roi 
Charles  Vil,  et  les  attribue  à  la  grâce  de  Dieu  et  au  courage  de  ses 
chevaliers,  sans  nommer  la  sainte  martyre  dont  les  cendres  fumaient 
encore,  et  qui  avait  été  le  bras  de  l'un  et  l'inspiratrice  des  autres. 

De  telles  ingratitudes  ne  deviennent  possibles  que  par  la  fascina- 
tion de  l'esprit  de  parti,  ou  par  la  sceptique  lassitude  qu'engen- 
drent d'ordinaire  les  profondes  perturbations  et  les  longues  cala- 
mités. Jeanne  d'Arc  épuisa  dans  leur  cruelle  amertume  des  douleurs 
morales  plus  aiguës  que  celles  du  bûcher.  Les  mauvais  vouloirs  qu'elle 
rencontra,  la  suspicion  dont  elle  fut  l'objet  au  sein  même  du  camp 
royal  torturèrent  sa  vie,  non  pas  seulement  dans  le  silence  de  son 
cachot,  mais  au  milieu  de  ses  succès  et  dans  l'enivrement  de  la  fa- 
veur populaire.  Les  sentimens  de  doute,  de  méfiance  et  de  jalousie 
qui  arrêtèrent  l'élan  de  la  ï'rance  au  jour  de  son  supplice,  et  dont  le 
roi  ne  se  départit  lui-même  qu'avec  une  sorte  d'hésitation  après  un 
silence  de  vingt  années,  s'étaient  développés  sitôt  son  arrivée  à  la 
cour;  ils  la  contrarièrent  dans  la  plupart  de  ses  desseins  et  la  dé- 
couragèrent dans  ses  plus  hautes  inspirations,  lors  même  que  des 
succès  prodigieux  venaient  chaque  jour  imprimer  à  ses  actes  le  sceau 
d'une  miraculeuse  consécration.  Tels  furent  les  obstacles  puissans, 
quoique  secrets,  qui  l'arrêtèrent  court  au  milieu  de  sa  carrière  ina- 
chevée, et  ce  fut  aussi  sous  l'influence  de  ces  sentiraens-là  que  se 
développa,  dans  le  parti  de  Charles  VU,  une  opinion  acceptée  par  la 
postérité,  et  suivant  laquelle  Jeanne  aurait  eu  le  tort  grave  de  pro- 
longer sa  mission,  strictement  limitée  par  le  ciel  à  la  délivrance 
d'Orléans  et  au  sacre  de  Reims.  La  génération  suivante,  quelque 
sincérité  qu'elle  y  mît  d'ailleurs,  ne  jugea  les  actes  de  cette  noble 
fille  que  sous  le  reflet  des  passions  qui  avaient  empoisonné  sa  vie, 
et  qui  l'empêchèrent  d'accomplir  jusqu'au  bout  la  tâche  véritable 
qu'elle  s'était  toujours  donnée,  celle  de  bouter  jusqu'au  dernier  les 
xXnglais  hors  de  toute  France. 

L'opinion  bourguignonne,  qui  était  celle  des  classes  lettrées,  pro- 
duisit d'ailleurs  plus  d'écrivains  que  le  parti  armagnac,  et  les  plus 
modérés  ne  manquèrent  pas  de  présenter  le  rôle  de  celle  qui  avait 
relevé  la  fortune  de  Charles  VII  et  de  la  France  sous  un  jour  peu 
bienveillant,  laissant  volontiers  douter  si  un  tel  secours  était  venu 
au  dauphin  du  ciel  ou  de  l'enfer,  si  la  pucelle  dirigeait  réellement 
les  chefs  de  guerre  ou  si  elle  était  conduite  par  eux,  si  elle  avait  été 


JEANNE    d'arc    ET    SA    MISSION.  313 

l'instrument  de  la  Providence  ou  l'instrument  d'une  intrigue  (1). 

D'autres  causes  concoururent  à  fausser  l'opinion ,  et  à  faire  re- 
jeter dans  l'ombre  les  documens  nombreux  accumulés  dans  les 
greffes  par  le  procès  de  condamnation  de  1431  et  par  celui  de  la 
réhabilitation  qu'un  bon  mouvement  de  conscience  de  Charles  \II 
fit  enfin  prononcer  en  1/156.  Le  drame  de  Rouen  avait  à  peine  reçu 
son  triste  dénoûment  en  présence  de  milliers  de  témoins,  que  di- 
verses aventurières  parurent  en  France  et  au  dehors,  exploitant 
la  crédulité  des  simples  et  leur  persuadant  que  la  pucelle  avait  été 
miraculeusement  arrachée  aux  flammes.  Une  de  ces  fausses  Jeannes 
parvint  même,  paraît-il,  à  se  faire  avouer  de  la  famille  d'Arc, 
ot  à  tromper  à  son  profit  la  reconnaissance  si  naturelle  de  la  ville 
d'Orléans.  L'effet  de  ces  substitutions  fut  étrange  :  la  pucelle  perdit 
en  quelque  sorte  son  existence  historique  et  devint  pour  les  masses 
une  sorte  de  personnage  auquel  elles  se  complurent  à  attribuer  tous 
les  faits  et  gestes  dont  le  récit  défrayait  leurs  veillées.  Si  son  rôle 
s'agrandit  dans  cette  phase  nouvelle,  ce  fut  au  préjudice  de  ce  qu'il 
avait  de  sérieux,  et  l'effet  de  cette  apothéose  populaire  fut  de  pro- 
voquer chez  les  savans  une  vive  réaction  en  sens  opposé.  La  plupart 
des  écrivains  du  xvi"  siècle  témoignent  de  cette  tendance  que  l'esprit 
de  la  réforme  ne  pouvait  manquer  de  développer  encore  davantage. 
Alors  parut  prévaloir  l'opinion  que  «  le  roi  s'était  avisé  de  cette  ruse 
pour  donner  quelque  bon  espoir  aux  Français,  leur  faisant  entendre 
la  sollicitude  que  notre  Seigneur  avait  de  son  royaume.  »  Ce  sont 
les  expressions  mêmes  dont  se  sert  Guillaume  Du  Bellay  dans  son 
traité  De  la  Discipline  militaire.  Quelques  années  plus  tard,  Du 
Haillan  alla  plus  loin,  et  en  s'efforçant  d'établir  que  Jeanne  s'était 
prêtée  avec  complaisance  au  rôle  que  lui  imposait  la  politique  royale 
aux  abois,  cet  historiographe  patenté  de  Henri  III  ne  rougit  pas, 
sous  le  règne  d'un  prince  de  la  maison  de  Valois,  de  descendre  aux 
derniers  outrages  contre  celle  qui  avait  fait  du  roi  de  Bourges  un 
roi  de  France,  et  de  jeter  dans  l'histoire  le  germe  infâme  qu'une 
autre  main  devait  si  tristement  cultiver. 

L'opinion  que  Jeanne  n'avait  servi  qu'une  intrigue  avait  presque 
universellement  prévalu  aux  dernières  années  du  xvr  siècle  :  en 
maintenant  dans  une  discussion  approfondie  le  caractère  surnaturel 
de  la  mission  de  la  pucelle,  le  savant  auteur  des  Recherches  de  la 
France  proclame  avec  une  douleur  profonde  que  jamais  mémoire  ne 
fut  plus  décriée  que  ne  l'était  encore  de  son  temps  celle  de  la  femme 
qui  «  secourut,  dit-il,  l'état  si  à  propos,  et  le  rétablit  par  un  miracle 
très  exprès  de  Dieu  (2) .  » 

(1)  Chronique  d'Enguerraud  de  Moustrelet. 

(2)  Etienne  Pasquier^  livre  v,  chap.  7  et  8, 


31Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Avec  le  règne  des  princes  de  la  maison  de  Bourbon  commença  iin 
retour  vers  la  reconnaissance  et  vers  la  justice.  Sous  Henri  IV  et  sons 
Louis  XÎII,  le  nom  de  la  vierge  de  Domremy  fut  remis  en  honneur: 
la  société  de  l'hôtel  de  Rambouillet  s'inclina  devant  son  héroïque  et 
chaste  figure,  et  sa  statue,  renversée  par  les  iconoclastes  de  la  ré- 
forme en  1567,  fut  relevée  dans  la  ville  qu'elle  avait  délivrée.  Un 
concours  fut  ouvert  pour  composer  l'inscription  destinée  à  ce  monu- 
ment. L'aigle  du  temps,  Malherbe,  y  porta  quelques  méchans  vers 
qu'on  pardonne  au  sentiment  patriotique  qui  les  inspira. 

Il  était  écrit  d'ailleurs  que  la  poésie  porterait  toujours  malheur  à 
l'être  dont  il  semble  qu'il  devrait  suffire  de  prononcer  le  nom  pour 
en  faire  déborder  toutes  les  sources.  L'épopée  de  Chapelain,  publiée 
en  1656,  porta  à  Jeanne  d'Arc  un  coup  non  moins  funeste  que  celui 
qu'elle  avait  reçu  des  odieuses  inventions  de  Du  Haillan.  Ce  poème, 
annoncé  comme  un  chef-d'œuvre,  n'obtint  qu'un  succès  de  fou  rire, 
et  l'héroïne  se  trouva  enveloppée  dans  la  chute  du  malheureux  poète. 
L'effet  de  ce  désastre  littéraire  fut  si  grand,  qu'il  fit,  même  pour  les 
bons  esprits,  approcher  le  ridicule  de  la  vie  la  plus  propre  à  le  dé- 
fier par  la  grandeur  des  souffrances  et  des  services.  Les  travaux 
d'érudition,  si  nombreux  dans  le  xvii'^  siècle,  se  détoni^ièrent  de  cet 
écueil  comme  par  un  dessein  concerté,  et  l'opinion  demeura  suspen- 
due dans  une  sorte  d'incertitude  dont  les  travaux  apologétiques, 
d'ailleurs  inédits,  d'Edmond  Richer  sur  la  pucelle  n'étaient  pas  en 
mesure  de  la  tirer. 

Telle  était  sur  cette  partie  de  notre  histoire  la  disposition  déplo- 
rable de  l'esprit  public  lorsque  Voltaire  osa  l'acte  dont  l'accablante 
responsabilité  ne  retombe  pas  moins  sur  son  temps  que  sur  lui- 
même.  Cette  œuvre  était  en  effet  le  plus  cruel  châtiment  qui  pût  être 
infligé  à  un  pays  pour  son  ignorance  et  pour  son  ingratitude.  La 
leçon  profita  :  toute  sceptique  que  fat  cette  génération,  tout  indif- 
férente qu'elle  demeura  aux  grandeurs  de  l'âme  et  de  f  histoire,  elle 
s'indigna  qu'on  la  crût  tombée  assez  bas  pour  oser  lui  servir  une 
telle  pâture.  La  publication  de  la  Pucelle,  qui  eut  lieu  au  milieu  du 
xviir  siècle,  détermina  un  vif  retour,  dont  l'effet  fut  de  commencer 
sur  des  bases  très  étroites,  il  est  vrai,  et  avec  des  matériaux  fort  in- 
complets, une  sorte  de  réhabilitation  de  Jeanne  d'x\rc,  Lenglet-Dufres- 
noy  et  l'abbé  Dartigny  s'attachèrent  à  venger  l'honneur  de  la  femme 
et  de  la  guerrière,  Cette  œuvre  fut  continuée  avec  plus  de  science 
et  d'autorité  par  M.  de  Laverdi,  ancien  ministre  du  roi  Louis  XV,  et 
ce  fut  en  se  rattachant  au  même  mouvement  d'idées  qu'écrivirent 
plus  tard  MM.  Le  Brun  des  Charmettes  et  Berriat  Saint-Prix.  Si  ces 
écrivains  n'ont  pas  unanimement  admis  l'inspiration  divine  de  Jeanne, 
ils  ont  du  moins  reconnu  qu'elle  y  croyait  pleinement  elle-même. 


JEANINE    d'arc    ET   SA    ^IISSION.  315 

et  tous  ont  constaté  la  pureté  d'une  vie  sur  laquelle  il  n'est  pas  un 
témoignage  contemporain  qui  ne  concorde,  même  devant  le  tribunal 
de  l'évêque  de  Beauvais. 

Jeanne  d'.\i-c  était  donc  à  peu  près  réhabilitée  pour  le  xix"  siècle  (1)  ; 
mais  si  le  pays  avait  retrouvé  le  respect  de  son  nom,  c'était  sans  la 
connaître  encore  :  la  France  n'avait  jamais  été  admise  à  contempler 
face  à  face,  dans  la  naïveté  de  ses  vertus,  l'amertume  de  ses  épreuves 
et  les  sublimes  élancemens  de  son  âme,  l'être  unique  dans  l'huma- 
nité et  dans  l'histoire  sans  lequel  ce  pays  aurait  cessé  de  compter 
au  rang  des  nations.  L'un  des  plus  sérieux  services  qu'on  pût  ren- 
dre à  la  France,  c'était  de  lui  montrer  ce  qu'elle  vaut  aux  yeux 
de  Dieu  par  la  grandeur  même  des  moyens  qu'il  emploie  pour  la 
sauver. 

Un  étranger  qui  porte  dignement  un  nom  illustre  a  le  premier  de 
nos  jours  appelé  l'attention  de  l'Europe  savante  sur  un  épisode  qui 
suscite  tant  de  problèmes  de  psychologie  et  d'histoire.  M.  Guido 
Goerres  a  passé  le  Rhin  pour  l'étudier  à  ses  sources  :  il  a  présenté  à 
sa  patrie  dans  sa  vérité  grandiose  la  physionomie  de  la  sainte  guer- 
rière, non  moins  défigurée  par  les  romanesques  inventions  de  Schil- 
ler que  par  les  brutalités  de  Shakspeare;  mais  c'était  à  la  science 
nationale  qu'était  heureusement  réservé  l'entier  accomplissement 
de  cette  œuvre  de  haute  justice  et  de  haute  critique.  Elle  a  été  ac- 
complie par  M.  Quicherat  avec  un  savoir,  une  conscience  et  une  mé- 
thode qui  font  de  sa  grande  publication  sur  Jeanne  d'Arc  l'un  des 
monum«ns  les  plus  précieux  et  les  plus  utiles  de  l'érudition  moderne. 
M.  Quicherat  a  édité  le  texte  intégral  des  deux  procès  :  il  a  mis  cha- 
cun en  mesure  de  contempler  la  fière  jeune  fdle  devant  ses  juges 
dans  l'incomparable  grandeur  de  son  patriotisme  et  de  sa  foi;  il  a 
vulgarisé  des  détails  ignorés  ou  travestis  de  l'enquête  ouverte  pour 
la  réhabilitation  de  la  victime,  enquête  dans  le  cours  de  laquelle  de 
nombreux  témoins,  paysans,  prêtres,  princes  et  guerriers,  viennent 
révéler  jusqu'aux  plus  secrets  mystères  de  la  vie  de  Jeanne. 

A  ces  documens,  éclairés  par  un  commentaire  sobre  et  sage, 
M.  Quicherat  a  joint  la  totalité  des  textes  inédits  ou  incomplètement 
publiés  émanant  des  contemporains  de  la  pucelle,  que  ceux-ci  aient 
écrit  en  vers  ou  en  prose,  en  France  ou  au  dehors,  et  il  a  donné  d'ail- 
leurs un  développement  égal  aux  publications  du  parti  français  et  à 
celles  de  la  faction  anglo -bourguignonne.  Le  lecteur  se  trouve  donc 
placé  désormais  en  présence  d'une  masse  de  témoignages  d'où  jail- 
li) Cette  réhabilitation  ne  s'étend  pas  encore  d'ailleurs  au-delà  de  nos  frontières  :  il 
suffit,  pour  en  rester  convaincu,  de  lire  le  jugement  que  porte  sur  la  pucelle  d'Orléans 
le  plus  illustre  historien  contemporain  de  l'Angleterre  catholique.  Voyez  Lingard,  Ilist. 
of  England. 


316  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

lissent  des  flots  de  lumière.  Dans  des  aperçus  originaux  joints  à  sa 
publication,  M.  Quicherat  a  exposé  avec  une  courageuse  liberté  les 
convictions  qu'a  suscitées  dans  son  esprit  ce  long  comnjerce  avec 
une  femme  dont  les  actes,  soumis  à  la  plus  rigoureuse  analyse,  de- 
meureraient sans  nulle  explication  plausible,  si  l'on  n'en  acceptait 
l'interprétation  qu'elle  en  donne  elle-même. 

Je  voudrais  dire  quelles  impressions  m'a  laissées  cette  étude  d'un 
intérêt  sans  égal,  et,  à  l'aide  de  travaux  dont  l'honneur  appartient 
à  d'autres,  replacer  Jeanne  d'Arc  dans  le  milieu  tout  plein  de  trou- 
bles et  de  passions  où  elle  a  vécu  et  soulTert.  Je  n'aurai  garde,  on  le 
comprend,  de  rappeler  tous  les  incidens  d'une  histoire  qu'on  sait 
par  cœur;  mais  je  signalerai  les  aperçus  nouveaux  suggérés  par  tant 
de  documens  ignorés,  et  je  démontrerai  facilement,  je  crois,  pièces 
en  main,  que  les  esprits  les  plus  raisonnables  en  cette  matière  sont 
ceux  qui,  n'y  portant  aucune  idée  préconçue,  consentent  à  incliner 
leur  raison  devant  des  faits  dont  l'évidence  accable  et  confond. 

L'époque  où  parut  Jeanne  d'Arc  appartient  à  ces  temps  durant 
lesquels  les  sociétés  flottent  incertaines  entre  une  pensée  dont  l'é- 
nergie s'est  épuisée  et  une  idée  qui  ne  s'est  pas  encore  résolument 
produite.  L'Europe  avait  vu  finir  dans  les  scandales  et  les  peiplexités 
du  grand  schisme  l'ère  magnifique  durant  laquelle  l'église  s'était 
épanouie  dans  sa  plus  éclatante  fécondité.  L'esprit  humain  n'était 
pas  encore  en  révolte  ouverte  contre  la  foi;  mais  le  scepticisme  ger- 
mait en  s'ignorant  lui-même,  comme  la  larve  du  ver  caché  au  calice 
d'une  fleur  encore  brillante.  Venue  entre  les  croisades  et  la  réforme, 
Jeanne  d'Arc  allait  dans  sa  courte  carrière  subir  la  double  influence 
de  saint  Louis  et  de  Calvin.  L'esprit  de  l'un  explique  en  effet  les 
merveilles  de  sa  vie,  et  l'esprit  de  l'autre  ne  fut  point  étranger  aux 
impitoyables  rigueurs  de  sa  mort.  La  France  était  trop  croyante 
pour  ne  pas  l'acclamer  dans  l'éclat  de  sa  victoire;  mais  elle  ne  Tétait 
plus  assez  pour  la  soutenir  jusqu'au  bout  dans  l'obscurcissement  de 
sa  fortune  et  l'amertume  de  ses  épreuves. 

IL 

La  lutte  ouverte  entre  la  France  et  l'Angleterre  après  l'avènement 
de  la  maison  de  Valois  avait  eu  des  phases  diverses  :  dans  sa  pre- 
mière période,  elle  avait  été  un  grand  duel  engagé  entre  deux 
dynasties  pour  la  suprématie  de  l'Europe  occidentale;  car  si  la  guerre 
commença  d'abord  sous  Philippe  de  Valois  avec  une  certaine  hésita- 
tion de  la  part  des  populations  françaises,  qui  flottaient  incertaines 
entre  deux  maisons  dont  aucune  ne  leur  était  étrangère,  elle  avait 
pris  bientôt,  grâce  à  l'habile  politique  de  Charles  V  servie  par  l'hé- 


JEANNE    d'arc    ET    SA    MISSION.  3X7 

roïsme  de  Du  Guesclin  (1) ,  le  caractère  d'un  véritable  mouvement 
patriotique  contre  l'invasion  anglaise.  Lorsque  Charles  V  mourut 
en  1380,  le  sort  des  armes  avait  prononcé,  et  l'on  devait  croire  que 
c'était  à  toujours.  Ce  prince,  qui,  selon  Du  Tillet,  ne  vêtit  jamais 
armure,  avait  repris  la  pleine  possession  de  son  royaume,  et  si 
Edouard  III  était  demeuré  le  plus  grand  guerrier  de  l'Europe,  Char- 
les V,  riche  en  finances  et  vainqueur  de  toutes  les  factions  qui  avaient 
menacé  sa  jeunesse,  en  était  devenu  le  souverain  le  plus  absolu  et 
le  plus  puissant. 

L'enfant  qui  allait  s'appeler  Charles  YI  reçut  donc  une  couronne 
qu'il  n'était  plus  donné  à  l'étranger  d'ébranler  sur  son  front.  Biens 
loin  d'être  dans  ce  moment -là  en  mesure  d'inquiéter  la  France, 
l'Angleterre  paraissait  à  son  tour  dans  le  cas  de  trembler  pour  elle- 
même.  La  pensée  de  Charles  VI  aux  premiers  temps  de  son  règne  fut 
en  effet  de  reporter  dans  l'île  voisine  tous  les  maux  que  celle-ci  avait 
depuis  deux  générations  déchaînés  sur  la  France.  Comment  ce  prince, 
qui,  du  haut  des  falaises  de  Picardie,  menaçait  les  côtes  d'Angle- 
terre à  la  tête  de  l'armée  victorieuse  à  Rosebecque,  fut-il  conduit 
à  déshériter  son  propre  fils  pour  préparer  le  sacre  d'un  monarque 
anglais  dans  la  basilique  où  dormaient  tant  de  rois  de  sa  race?  Ce 
fut  l'œuvre  et  le  châtiment  d'une  corruption  jusqu'alors  sans  exemple 
parmi  les  peuples  chrétiens,  corruption  qui  descendit  de  la  cour 
dans  la  nation,  et  menaça  toutes  les  existences  et  toutes  les  fortunes 
par  le  déchaînement  des  forces  brutales.  La  France,  mise  au  pillage 
par  les  princes  du  sang,  ses  protecteurs  naturels,  avait  cessé  d(" 
s'appartenir  à  elle-même  longtemps  avant  que  Henri  de  Lancastre 
se  décidât  à  profiter  de  son  épuisement  pour  paraître  sur  un  champ 
de  bataille  où  il  fut  appelé  tour  à  tour  par  la  faction  d'Orléans 
et  par  celle  de  Bourgogne.  Tout  était  commun  en  effet  dans  les  pro- 
cédés de  celles-ci,  et  à  l'attentat  de  la  rue  Barbette  avait  répondis* 
celui  du  pont  de  Montereau. 

Toutefois,  pendant  que  la  faction  d'Orléans,  dirigée  par  un  prince 
type  brillant  de  toutes  les  qualités  comme  de  tous  les  vices  de  sa 
race,  ne  représentait  encore  que  d'égoïstes  intérêts,  la  faction  de 
Bourgogne  s'était  donné  plus  de  cohésion  et  de  puissance  en  deve- 
nant le  point  d'appui  de  tous  les  griefs  populaires,  et  en  ranimant 
dans  la  nation  les  idées  hardies  si  bruyamment  professées  par  les 
états-généraux  dans  le  cours  du  siècle  précédent;  mais  ces  inspira- 
tions réformatrices,  provoquées  par  d'odieux  calculs  et  mises  ai? 
service  d'intérêts  étrangers,  n'eurent  d'autre  résultat  que  de  pro- 
voquer des  scènes  dont  nos  plus  hideuses  journées  révolutionnaires 


(1)  Voyez  le  Connétable  Du  Guesclin  dans  les  Études  sur  les  fondateurs  de  l'uniiT 
nationale  en  France,  n»  de  la  Revue  du  15  novembre  1842. 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ont  pas  dépassé  l'horreur.  L'anarcliie  fit  donc  incliner  les  intérêts, 
à  défaut  des  cœurs,  vers  une  dynastie  nouvelle,  acceptée  par  l'une 
des  factions  nationales  en  haine  du  dauphin,  qui  s'était  jeté  dans 
les  bras  de  l'autre.  La  pensée  que  tant  de  maux  ne  pouvaient  être 
conjurés  par  cette  maison  de  Valois  divisée  contre  elle-même,  et  où 
la  voix  de  la  nature  était  muette  jusque  dans  le  cœur  d'une  mère, 
découragea  un  moment  la  France  d'une  fidélité  dont  la  déliait  solen- 
nellement un  roi  en  démence.  Durant  cet  affaissement  universel, 
Isabeau  de  Bavière  et  le  duc  de  Bourgogne,  réconciliés  par  l'espoir 
d'une  commune  vengeance,  purent  proclamer,  sans  soulever  l'in- 
dignation publique,  l'avènement  d'une  royauté  représentée  par  un 
prince  étranger,  mais  habile,  qui,  entre  tant  de  factions  impuissantes 
et  décriées,  promettait  au  moins  un  gouvernement  à  la  France.  Le 
sentiment  public  en  était  là  lorsque  la  domination  anglaise  reçut  une 
sorte  de  titre  légal  par  le  traité  de  Troyes.  En  vertu  de  ce  traité, 
Henri  V  de  Lancastre  devenait  le  gendre  et  le  successeur  désigné  du 
roi  Charles VI,  et  prenait  comme  régent  le  gouvernement  du  royaume. 

Cependant  le  troisième  fils  du  monarque,  devenu  dauphin  par  la 
mort  prématurée  de  ses  deux  frères,  errait  dans  les  provinces  cen- 
trales en  fugitif  plutôt  qu'en  prétendant.  Charles  de  Touraine,  léger 
comme  tous  les  princes  de  sa  maison,  timide  comme  un  enfant  re- 
poussé des  bras  paternels,  avait  marché  de  faute  en  faute  depuis  le 
commencement  de  son  rôle  politique.  En  acceptant  la  responsabilité 
personnelle  de  l'assassinat  commis  contre  Jean-sans-Peur,  il  avait 
élevé  entre  lui  et  la  maison  de  Bourgogne  une  barrière  qui  semblait 
infranchissable,  et  il  ne  s'était  pas  moins  gratuitement  aliéné  le  duc 
de  Bretagne.  Dominé  par  des  favoris  médiocres,  Charles  était  sans 
suite  dans  ses  desseins  comme  sans  fidélité  dans  ses  relations,  et 
cherchait  au  milieu  de  distractions  vulgaires  l'oubli  de  maux  dont 
la  grandeur  ne  relevait  ni  son  cœur  ni  son  intelligence.  Écrasé  par  les 
déclarations  d'une  furie  qui  affichait  son  propre  déshonneur  pour  in- 
firmer dans  sa  source  le  droit  héréditaire  de  son  fils,  le  prince  sem- 
blait participer,  sur  ce  droit  même,  à  l'incertitude  que  ses  ennemis 
s'efforçaient  de  propager.  L'orgueil  de  son  sang  n'éclatait  ni  dans 
ses  allures  ni  dans  ses  actes  :  triste  jusque  dans  le  plaisir,  incertain 
jusque  dans  le  succès,  on  eût  dit  qu'il  fléchissait  sous  sa  fortune,  et 
que  le  dernier  des  Valois,  comme  le  dernier  des  Atrides,  sentait  peser 
sur  sa  tête  les  pieds  d'airain  du  sort. 

L'espèce  de  résignation,  pour  ne  pas  dire  de  facilité,  avec  laquelle 
le  nouveau  roi  paraissait  accepter  son  malheur  avait  été  à  la  mort  de 
Charles  VI  l'un  des  plus  sérieux  obstacles  au  succès  d'une  cause  déjà 
compi'omise  par  tant  de  fautes,  et  qui  ne  se  fût  jamais  relevée  si  elle 
n'avait  été  celle  de  la  France.  Ses  auxiliaires  étrangers,  ceux  que 
l'Ecosse  lui  envoyait  en  haine  de  l'Angleterre,  ceux  qu'il  recevait  de 


JEANNE    d'arc    ET   SA   MISSION.  319 

l'Italie  et  des  provinces  méridionales  par  l'influence  de  la  maison 
d'Armagnac,  lui  enlevaient  plus  de  force  morale  qu'ils  ne  lui  prê- 
taient de  force  militaire.  La  vraie  France  de  ce  temps-là,  celle  qui 
s'étend  des  Lords  de  la  Meuse  à  ceux  de  la  Seine  et  de  la  Loire,  ne 
se  sentait  pas  représentée  dans  un  camp  où  dominaient  des  monta- 
gnards des  Hébrides,  des  archers  milanais  et  de  faméliques  Gas- 
cons. Elle  n'avait  nulle  confiance  dans  cette  cour  nomade  composée 
d'hommes  obscurs  qui  se  disputaient  la  faveur  de  leur  maître  sans 
parvenir  à  la  fixer. 

Depuis  qu'il  portait  le  titre  de  roi,  Charles  n'avait  pas  été  plus 
heureux  que  lorsqu'à  l'excitation  des  conseillers  de  sa  première  jeu- 
nesse il  avait  accepté  la  complicité  d'une  faction  jusque  dans  ses 
crimes.  Quelques  succès,  dus  à  des  bandes  que  leur  indiscipline  ren- 
dait incapables  de  toute  opération  décisive,  n'avaient  point  réparé 
les  désastres  de  Crevant  et  de  \erneuil,  où  ce  prince  avait  perdu  dans 
ses  auxiliaires  écossais  la  force  principale  de  son  armée.  Il  est  con- 
staté, par  les  aveux  mêmes  du  roi,  qu'aux  jours  qui  précédèrent  l'ar- 
rivée de  Jeanne  d'Arc  il  méditait  une  retraite  en  Ecosse,  et  l'on  sait 
que  la  plupart  des  tristes  personnages  qui  formaient  alors  son  con- 
seil n'aspiraient  qu'à  ménager  quelque  part  à  leur  maître  une  petite 
souveraineté,  calcul  qui  n'aurait  servi  des  intérêts  personnels  qu'en 
compromettant  pour  jamais  ceux  de  la  France.  C'était  donc  avec  la 
confiance  la  plus  entière,  et  en  apparence  la  mieux  fondée,  que  les 
Anglais,  maîtres  du  pays  jusqu'à  la  Loire,  s'avançaient  avec  toutes 
leurs  forces,  afin  de  pénétrer  par  Orléans  au  centre  des  provinces 
méridionales,  qui  prêtaient  à  la  cause  de  Charles  YII  un  concours 
plus  égoïste  que  dévoué,  car  ces  provinces  n'appuyaient  les  droits 
de  cette  royauté  fugitive  qu'à  cause  de  sa  faiblesse,  et  pour  se  main- 
tenir en  face  d'elle  dans  la  demi-indépendance  à  laquelle  elles  aspi- 
raient toujours. 

Toutefois,  lorsqu'au  mois  d'octobre  1/Î28  les  Anglais  commen- 
çaient ce  siège  mémorable,  la  royauté  de  Henri  YI  ne  reposait  point 
en  France  sur  des  bases  aussi  solides  qu'on  aurait  pu  le  croire  à  en 
juger  par  le  désarroi  du  parti  contraire.  La  nation  s'était  abandon- 
née |)lutôt  qu'elle  n'avait  été  vaincue,  et  elle  se  sentait  supérieure 
à  sa  triste  fortune.  Les  Anglais  n'avaient  pu  conduire  sur  le  conti- 
nent que  des  forces  insuffisantes,  car  le  mauvais  vouloir  de  ses  com- 
munes avait  plus  d'une  fois  contraint  Henri  V  de  mettre  en  gage 
jusqu'aux  diamans  de  sa  couronne  pour  payer  la  solde  de  son  armée. 
Après  sa  mort,  le  gouvernement  de  l'enfant  qui  lui  succéda  n'exista 
plus  à  Paris  que  sous  le  bon  plaisir  de  la  faction  bourguignonne. 
Aux  yeux  de  ce  parti,  les  étrangers  étaient  des  auxiliaires  et  point 
des  conquérans,  position  qu'il  mettait  autant  de  soin  à  maintenir 
que  les  Anglais  en  prenaient  pour  la  changer.  Si  les  ennemis  des 


320  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Armagnacs  avaient  été  conduits  par  l'entraînement  des  circonstances 
et  des  passions  à  opposer  au  dauphin  un  prétendant  étranger,  il  ne 
leur  avait  pas  été  donné  de  se  transformer  eux-mêmes  dans  leurs  plus 
intimes  instincts.  Des  froissemens  quotidiens  révélaient  l'incompa- 
tibilité de  cette  royauté  importée  avec  le  génie  français,  et  d'autre 
part  l'esprit  britannique,  rebelle  à  toute  assimilation,  abordait  de 
-front  tous  les  obstacles  que  la  prudence  aurait  commandé  de  tourner. 

Le  duc  de  Bedford,  régent  de  France  pour  le  jeune  Henri  VI, 
était  un  prince  d'une  habileté  consommée,  mais  ses  efforts  n'empê- 
chaient point  la  bourgeoisie  et  le  clergé  de  se  lasser  d'un  gouverne- 
ment formaliste  et  hautain  que  les  vues  divergentes  des  princes  de 
Lancastre  laissaient  sans  unité  dans  ses  plans  et  sans  ressources  pé- 
cuniaires dans  ses  besoins.  Lorsque,  pour  les  maintenir  sous  saban- 
mève,  Bedford  distribuait  aux  seigneurs  d'Angleterre  les  duchés  et 
les  seigneuries  du  royaume,  les  grands  qui  avaient  adhéré  au  traité 
de  Troyes  étaient  conduits  à  se  demander  si,  en  donnant  en  France 
im  tel  pied  à  l'étranger,  ils  avaient  aussi  bien  servi  leurs  intérêts 
que  leurs  haines.  Dans  les  temps  de  révolution,  c'est  le  plus  souvent 
par  les  exigences  de  ses  alliés  qu'on  arrive  à  se  rapprocher  de  ses 
anciens  adversaires.  Ainsi  agit  d'abord  le  duc  de  Bretagne,  qui,  sans 
servir  Charles  VII,  avait  fini  par  se  détacher  des  Anglais.  Le  duc  de 
Bourgogne  inclinait  vers  le  même  parti,  et  ces  dispositions,  bien 
que  très  vagues  encore,  étaient  fort  naturelles.  Si  la  maison  de  Bour- 
gogne avait  mis  le  feu  dans  Paris  pour  y  jouer  le  premier  rôle,  en 
présence  du  régent  anglais  son  chef  n'était  plus  que  le  second  per- 
sonnage du  royaume.  Aussi,  malgré  le  lien  de  famille  qui  rattachait 
ces  deux  princes,  le  chef  du  parti  bourguignon  n'était  plus  fidèle  à 
l'Angleterre  que  par  fidélité  à  sa  propre  faction,  de  telle  sorte  que 
si  le  parti  de  Charles  Vil  continuait  à  demeurer  impopulaire  et  im- 
puissant, la  royauté  de  son  rival  commençait  à  son  tour  à  devenir 
à  charge  à  la  plupart  de  ceux  qui  l'avaient  faite. 

Gomment  rétablir  un  lien  entre  le  roi  légitime  et  la  nation,  étran- 
gers l'un  à  l'autre?  comment  relever  celle-ci  du  profond  décourage- 
ment où  l'avaient  jetée  tant  de  misères?  Que  fallait-il  pour  ranimer 
îe  cœur  de  ce  pauvre  peuple  qui  depuis  quinze  années  «  ne  connois- 
soit  que  feux,  volleries,  pilleries,  carnages,  et  en  brief  tous  les 
maux  de  ces  furieux  temps  (1) ,  »  et  pour  que,  se  relevant  du  fond 
4e  l'abîme,  il  retrouvât  tout  à  coup  sa  fol  dans  ses  destinées?  11  fal- 
lait que  le  cours  des  événemens  échappât,  par  une  péripétie  sou- 
daine, aux  mains  qui  ne  tentaient  pas  même  de  les  diriger,  et  qu'une 
vision  radieuse,  illuminant  toutes  les  ténèbres,  dissipât  et  les  incer- 
titudes du  prince  sur  son  propre  droit  et  celles  de  la  nation  sur  son 

(1)  Etienne  Pasquier.  Recherches  de  la  France,  liv.  v^  cli.  6. 


JEANNE    d'arc    ET    SA    MISSION.  3*21 

avenir.  Pour  sentir  sa  honte  et  retrouver  la  puissance  cle  la  secouer, 
il  fallait  que  le  peuple  cle  Charles-Martel  et  de  saint  Louis  s'incarnât 
dans  un  type  héroïque,  et  que  cette  génération,  abaissée  parle  mal- 
heur, reprît  confiance  en  Dieu  en  le  voyant  s'incliner  vers  elle. 

La  France  tenait  une  trop  grande  place  dans  l'économie  générale 
des  idées  et  des  choses  pour  que  la  Providence  la  laissât  périr  faute 
d'un  miracle  pour  la  sauver.  A  la  veille  du  jour  où  elle  allait  devenir 
le  point  d'équilibre  entre  les  croyances  catholiques  et  les  aspira- 
tions naissantes  du  monde  moderne,  elle  ne  pouvait  disparaître 
comme  une  peuplade  obscure  sous  une  invasion  qui  n'était  pas 
même  l'œuvre  d'un  grand  peuple,  mais  celle  d'une  dynastie  desti- 
née à  ne  laisser  dans  l'histoire  britannique  que  le  souvenir  des  plus 
stériles  forfaits. 

L'Europe  considérait  sans  doute  comme  perdue  la  cause  de  ce 
roi  vagabond,  sans  royaume,  sans  armée,  sans  prestige  personnel, 
et  lorsque  le  comte  de  Salisbury  fut  parvenu  à  enlacer  Orléans 
dans  un  cercle  de  bastilles  réputées  imprenables,  l'on  tint  pour 
certain  au  dehors,  tous  les  témoignages  du  temps  l'attestent,  que 
cette  ville  devrait  bientôt  succomber,  malgré  l'héroïsme  de  ses 
habitans,  chez  lesquels  survivaient,  comme  au  cœur  même  de  la 
nation  expirante,  les  dernières  étincelles  du  patriotisme  français, 
^lais  le  peuple  dans  ses  chaumières  n'en  jugeait  ni  comme  l'étranger, 
ni  comme  les  bourgeois  et  les  seigneurs  qui  avaient  livré  la  France. 
Ce  peuple  était  sans  doute  incapable  de  rien  tenter  d'efficace  dans 
l'épuisement  auquel  il  avait  été  réduit;  cependant  il  persistait  à  es- 
pérer contre  toute  espéiance,  et  lorsque  le  sol  de  la  patrie  se  déro- 
bait sous  ses  pieds,  il  se  réfugiait  dans  l'inviolable  domaine  de  son 
imagination  et  de  son  cœur;  il  attendait  son  salut  non  de  la  terre, 
mais  du  ciel,  non  de  la  force,  mais  de  la  faiblesse.  Des  prophéties 
circulaient  depuis  longtemps  dans  toutes  les  provinces,  aimoncant  à 
cette  nation,  qui  avait  vu  se  dérouler  tant  de  scandales,  que  la 
France,  perdue  par  une  femme,  serait  un  jour  sauvée  par  une  femme. 

Je  n'entends  point  reprendre  ici  en  sous-œuvre  la  thèse  fameuse 
que  tous  les  grands  événemens  de  l'histoire  ont  été  prédits;  mais  en 
s'en  tenant  strictement  au  temps  qui  nous  occupe,  il  est  certain  que 
l'attente  d'une  libératrice  envoyée  pour  mettre  un  terme  aux  maux 
de  la  France  était  dans  la  première  partie  du  xv"  siècle  une  croyance 
aussi  répandue  que  l'avait  été  dans  le  monde  romain,  à  la  veille  du 
grand  avènement,  l'opinion  antique  et  constante  qu'un  être  mysté- 
rieux sortirait  bientôt  de  la  Judée  pour  conquérir  et  gouverner  le 
monde  (1).  Des  prédictions  attribuées  à  Merlin  annonçaient  que  le 

(1)  «  Pluribus  pei'suasio  iiierat  autiquis  saceidotum  litteris  contineri  ex  ipso  tempore 

TOME  I.  21 


322  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

salut  viendrait  à  la  France  d'une  vierge  sortie  d'un  bois  épais, 
situé  sur  les  frontières  de  la  Lorraine,  et  ces  prédictions,  très  sou- 
vent alléguées  par  Jeanne  elle-même,  exercèrent  une  grande  in- 
fluence et  sur  l'opinion  publique  à  Vaucouleurs,  lorsqu'elle  y  an- 
nonça sa  mission,  et  sur  le  roi,  qui  ne  se  résolut  à  l'entendre  que 
contre  l'avis  de  la  plupart  de  ses  conseillers  (1), 

III. 

Le  drame  d'où  sortit  le  salut  du  royaume  commença  dans  une 
obscure  vallée  enlacée  dans  les  possessions  de  la  Lorraine  et  de 
l'empire.  Entouré  de  garnisons  bourguignonnes  qui  occupaient 
presque  toutes  les  places  voisines,  séparé  par  cent  lieues  de  pays 
des  provinces  demeurées  fidèles  à  Charles  VII ,  le  village  de  Dom- 
remy,  si  pauvre  et  si  éloigné  qu'il  fût  du  centre  des  luttes  politi- 
ques, en  avait  reçu  le  contre -coup  et  gardait  à  la  royauté  et  à 
la  France  une  fidélité  que  l'histoire  constate  sans  l'expliquer.  Les 
liabitans  de  ce  poste  avancé  du  royalisme  perdu  dans  des  provinces 
depuis  longtemps  soumises  au  gouvernement  anglo -bourguignon 
aimaient  cordialement  le  roi  de  France,  et  haïssaient  l'Anglais  de 
la  haine  vigoureuse  qui  enflammait  en  ce  moment-là  le  cœur  des 
défenseurs  d'Orléans.  Les  déclarations  de  Jeanne  à  son  procès  con- 
statent l'énergie  des  passions  populaires  au  fond  de  ce  hameau,  dont 
les  enfans  engageaient  chaque  jour  des  luttes  sanglantes  contre  ceux 
des  localités  voisines  qui ,  professant  généralement  des  opinions 
bourguignonnes,  insultaient  par  leurs  sarcasmes  au  droit  du  soi- 
disant  dauphin  (2).  Les  horreurs  de  la  guerre  n'avaient  pas  épargné 
ce  coin  de  terre  dans  ces  temps  afl'reux  où  les  biens  de  tous  appar- 
tenaient au  premier  occupant,  la  France,  selon  l'heureuse  expres- 
sion d'un  contemporain  (3) ,  ressemblant  alors  à  la  mer,  où  (c  chacun 
a  autant  de  seigneurie  comme  il  a  de  force.  » 

Au  milieu  de  ces  périls  et  des  souffrances  qui  en  étaient  la  suite 
journalière,  naquit  à  Jacques  d'Arc  et  à  Isabelle  Rommée,  honnêtes 
cultivateurs  de  Domremy,  une  fille  qui  vint  ajouter  une  charge  nou- 

fûre  ut  valesceret  Oriens,  profectique  Judeà  rerura  potirentur.  »  (Tacit.,  Histur.,  lib.  v, 
ch.  13.)  —  «  Percrebuerat  Oi-iente  toto  vêtus  et  constans  opinio  esse  iu  fatis  ut  eotem- 
pore  Judeà  profecti  rerum  potirentur.  »  (Suetou.,  in  Vespas.) 

(1)  «  Proplietisatum  fuit  quod  Frauda  per  mulierem  deperderetuv,  et  per  unam  vir- 
giuem  de  Marchiis  Lotharingiae  restaurari  dcbebat.  »  {Proc.  de  réhahllit.,  \l,  p.  477, 
III,  p.  ^33.)  —  «  Eraat  prophétise  dicentes  quod  circà  uemus  quod  vocaretur  gallicè  le 
Bois-Chenu,  debebat  veuire  quœdam  puella  qiiae  faceret  loirabilia. »  ( Proc.  de  condamn., 
I,  p.  68,  213.) 

(2)  Procès  de  condamn.,  t.  \^^,  p.  66. 

(3)  xVlain  Chartier. 


JEANNE   d'arc    ET    SA    MISSION.  323 

velle  à  rentretien  d'une  famille  déjà  nombreuse.  L'enfance  de  Jeanne 
n'eut  rien  qui  la  distinguât  de  celle  de  la  plupart  des  filles  de  labou- 
reurs. Elle  passait  sa  vie  entre  sa  mère  et  ses  sœurs,  occupée  à 
coudre  et  à  filer,  et  n'allait  que  rarement  aux  champs  garder  le  trou- 
peau remis  aux  soins  de  ses  frères  et  de  ses  sœurs.  Il  est  surabon- 
damment établi,  parles  déclarations  d'une  foule  de  témoins  entendus 
lors  de  l'information  de  1455  à  Domremy  et  à  Yaucouleurs,  qu'elle 
n'avait  pas  été  préparée  aux  violens  exercices  dans  lesquels  elle 
déploya  tout  à  coup  une  dextérité  si  surprenante,  car  sa  vie  casa- 
nière ne  fut  interrompue  que  par  deux  excursions  de  quelques  jours 
à  Toul  et  à  Neufchâteau.  En  présence  de  tels  témoignages,  il  devient 
impossible  d'expliquer  comment  Monstrelet  (I)  a  pu  transformer  en 
hardie  servante  d'auberge  et  en  une  sorte  de  virago  la  plus  timide 
des  jeunes  filles;  il  doit  paraître  plus  étrange  encore  que  d'autres 
écrivains  accrédités,  parmi  lesquels  on  s'étonne  d'avoir  à  citer  Pas- 
quier  lui-même  (2) ,  aient  pu  donner  vingt-neuf  ans  à  une  accusée 
qui  déclare  devant  ses  juges,  sans  aucune  contradiction,  qu'elle  en  a 
dix-neuf. 

Il  n'est  pas  difficile  de  se  représenter  Jeanne  d'Arc  dans  son  en- 
fance d'après  les  déclarations  très  concordantes  recueillies  aux  lieux 
où  s'écoula  sa  vie  obscure  (3).  Jeannette  était  une  petite  fille  d'une 
ligure  élégante  et  délicate,  quoique  d'une  constitution  robuste,  très 
occupée  de  ses  devoirs  domestiques  et  fort  aimée  de  ses  compagnes, 
encore  qu'elle  ne  prjt  part  à  leurs  jeux  qu'avec  une  sorte  de  réserve; 
tous  ses  voisins  attestent  en  eflet  qu'elle  s'éloignait  d'ordinaire  des 
plaisirs  bruyans,  n'aimant  ni  à  s'ébattre,  ni  à  danser,  ce  qui  ne 
l'empêchait  pas  de  porter  dans  son  commerce  habituel  une  sorte  de 
gaieté  tranquille.  La  seule  chose  qui  pût  la  faire  remarquer  alors, 
c'était  une  piété  fervente,  quoique  nullement  singulière.  Elle  trou- 
vait une  joie  peu  ordinaire  dans  l'enfance  à  remplir  les  plus  stricts 
devoirs  de  la  religion;  elle  visitait  les  malades,  disposait  pour  les 
pauvres  du  peu  de  superflu  dont  elle  jouissait  elle-même,  et  plus 
d'une  fois,  selon  l'attestation  d'un  déposant,  elle  coucha  sur  la  dure 
afin  de  leur  prêter  son  propre  lit.  Elle  ne  savait  pas  lire,  ne  connais- 
sait en  fait  de  prières  que  le  Pater  et  Y  Ave;  mais  son  intelligence 
était  naturellement  droite  et  n'inclinait  aucunement  vers  les  super- 
stitieuses croyances,  à  peu  près  universelles  dans  ces  temps  et  ces 
lieux  reculés.  Aux  efforts  persévérans  de  ses  juges  pour  rattacher  les 
inspirations  qui  l'entraînèrent  si  loin  des  voies  communes  aux  en- 

(1)  Chronique  d'Eugneirand  de  Monstrelet,  t.  II,  cli.  lvii. 

(2)  Recherches,  liv.  v,  ch.  8. 

(3)  Voyez  sui'toat  les  dépositions  de  Jacques  Morel,  Duraut-L  ixart,  Simouniu,  Mu.;- 
nier,  Bernard  Lacloppe,  et  généralement  de  tous  les  témoins  entendus  soit  à  Domremy, 
soit  à  Yaucouleurs.  [Procès  de  réhahil.,  t.  ill,  p.  378  à  483.  ) 


324  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

chaiitemeiis  de  l'arbre  des  fées,  sous  lequel  elle  venait  s'abriter  quel- 
quefois avec  les  autres  eufaus  du  village,  elle  oppose  des  dénéga- 
tions fermes  et  légèrement  ironiques,  tirées  des  croyances  de  l'église 
et  des  enseignemens  de  son  curé.  Dans  cette  enquête,  le  cœur  de  la 
douce  enfant  reluit  comme  un  miroir  qu'aucun  souiTle  n'a  terni  :  les 
erreurs  les  plus  usuelles  dans  son  siècle  n'ont  pas  effleuré  la  recti- 
tude de  son  esprit,  et  nul  sentiment  exalté  ne  s'est  encore  produit 
dans  cette  âme,  ignorante  des  vices  du  monde  comme  de  ses  propres 
vertus.  Jamais  il  ne  fut  plus  difficile  de  soupçonner  l'héroïsme  que 
chez  cette  fillette  de  douze  ans,  réservée  sans  maussaderie,  grave 
sans  tristesse,  qui  ne  connaissait  d'autre  plaisir  que  d'ouïr  la  messe 
chaque  matin  et  de  prier  avec  dévotion  au  tintement  de  V Angélus 
du  soir. 

Une  crise  s'opéra  cependant  dans  cette  nature  placide.  Vers  la 
treizième  année  de  son  âge,  Jeanne,  sans  sortir  encore  du  cahue 
extérieur  de  sa  vie,  est  agitée  par  des  émotions  contre  lesquelles  elle 
engage  visiblement  une  lutte  terrible.  Ce  fut  à  l'époque  où  les  maux 
de  la  guerre  vinrent  fondre  sur  la  lointaine  vallée  et  contraignirent 
les  habitans  de  Domremy  à  se  réfugier  avec  leur  bétail,  soit  dans  les 
murs  de  Neufchâteau,  soit  dans  une  petite  tour  fortifiée  qui  domi- 
nait leur  village.  Jeanne  n'avait  séjourné  que  quelques  semaines  hors 
de  son  hameau  natal,  mais  le  spectacle  de  désolation  auquel  elle 
assista  avait  ouvert  devant  elle  de  nouveaux  horizons.  Sa  piété  re- 
vêtit un  caractère  plus  ardent  et  plus  mélancolique.  Sans  manquer 
à  aucun  de  ses  devoirs,  elle  recherchait  davantage  la  solitude,  allant 
de  sanctuaire  en  sanctuaire  pour  demander  à  la  Vierge  sainte  de  lui 
épargner  les  épreuves  dont  le  pressentiment  bouleversait  déjà  son 
être,  et  priant  le  plus  souvent  à  l'ombre  des  forêts,  dont  le  murmure 
semblait  correspondre  aux  tempêtes  de  son  âme  (1).  Le  son  des  clo- 
ches lui  causait  surtout  d'inexprimables  ravissemens,  elle  le  suivait 
à  travers  les  airs,  comme  si  des  voix  du  ciel  fussent  descendues  vers 
elle  avec  leurs  vibrations  sacrées.  L'enquête  a  conservé  le  naïf  té- 
moignage du  marguillier  auquel  elle  fit  de  petits  présens  pour  le 
déterminer  à  sonner  les  cloches  de  la  paroisse  à  toute  volée  (2). 

Ses  parens  ne  reconnaissaient  plus  leur  Jeannette.  Son  cœur  por- 
tait le  poids  d'un  secret  qu'elle  s'efforçait  de  leur  cacher,  des  soupirs 

(1)  «  Et  sœpè  cùm  jocaret  insimul  cum  aliis  puellis  in  pastmis  sivè  pascuis,  Johauna 
se  trahebat  ad  parteui  et  loquebatur  Deo,  ut  sil)i  videhatur,  et  ipse,  et  alii  deridebaut 
eam.  Boua  erat  et  simplex,  nebat,  necessaria  et  utilia  domus  piœpaiabat,  ad  aratnnn 
cum  pâtre  ibat,  frequentabat  ecclesias  et  loca  sacra,  ità  quod  aliquotiens,  dum  erat  in 
campis  et  ipga  audiebat  campanam  pulsare,  ipsa  flectebat  genua,  portabat  saepè  candelas 
et  i]>at  ad  Nostiam  Dominam  de  Bermont  in  peregrinationem.  »  (Déposition  de  Jean 
Waterin,  Proc.  de  revis.,  t.  H,  p.  420.) 

(2)  «  Et  ipsa  promiserat  eidem  testi  dare  lanas  ut  diligentiam  halieret  pulsandi  com- 
pletorias.  »  (Déposition  de  Perrin  le  drapier,  t.  II,  p.  413.) 


JEANNE    d'arc    ET    SA    MISSION.  325 

s'échappaient  avec  ses  prières,  et  quoique  la  jeune  fille  continuât  à 
édifier  le  village  par  une  fréquentation  encore  plus  assidue  des  sa- 
cremens,  ils  entendirent  plus  d'une  fois  dans  le  silence  de  la  nuit 
sortir  de  sa  bouche  des  mots  étranges;  elle  parlait  d'armes,  de 
guerre  et  de  voyage  en  France.  Son  père,  troublé,  rêva  qu'elle  était 
partie  avec  un  soldat,  songe  affreux  qui  mit  le  vieux  Jacques  au 
désespoir,  car  il  aurait,  disait-il,  noyé  de  sa  main  sa  fille  chérie 
plutôt  que  de  la  laisser  consommer  son  déshonneur  (1).  Ce  secret, 
que  l'innocente  enfant  n'osait  pas  livrer  à  sa  mère,  puisqu'il  impli- 
quait la  cruelle  nécessité  de  s'en  séparer,  était  néanmoins  trop  ac- 
cablant pour  qu'elle  n'en  allégeât  pas  le  fardeau  par  quelques  demi- 
confidences.  Il  arriva  pour  Jeanne  d'Arc  ce  qui  advient  toujours  pour 
les  êtres  supérieurs  à  l'humanité.  Sa  mission  fut  d'abord  reconnue 
par  un  cénacle  restreint  d'initiés.  Ce  fut  la  famille  Laxart  qui  reçut 
les  premières  semences  de  la  foi  destinée  à  sauver  la  France.  Jeanne 
annonça  à  son  oncle  et  à  sa  tante  que  les  maux  du  royaume  tou- 
chaient à  leur  terme,  car,  malgré  son  indignité,  les  anges  et  les 
saints  du  paradis  la  visitaient  chaque  jour  pour  lui  signifier  que  par 
sa  main  les  Anglais  seraient  bientôt  chassés  du  royaume,  et  qu'elle 
mènerait  le  dauphin  à  Reims  pour  l'y  faire  sacrer.  Elle  avait  fait, 
disait-elle,  de  vains  efforts  pour  repousser  les  pensées  qui  depuis 
plusieurs  années  la  dévoraient  comme  une  flamme,  mais  elle  n'avait 
pu  soutenir  contre  Dieu  une  lutte  inégale,  et  devenue  sous  sa  main 
comme  un  roseau  pliant,  la  vierge  vaincue  répétait  du  fond  de  son 
cœur  le  grand  mot  qui  précéda  la  délivrance  de  l'humanité  :  Qu'il 
me  soit  fait  selon  votre  parole!  On  peut  inférer  des  déclarations  des 
membres  de  la  famille  Laxart  qu'ils  furent  promptement  subjugués 
par  l'ascendant  de  la  jeune  fille,  et  que  les  prophéties  qui  avaient 
alors  grand  cours  en  Lorraine,  touchant  une  future  libératrice  du 
royaume,  furent  le  motif  principal  de  leur  adhésion  (2). 

De  plus  en  plus  malheureuse  et  agitée,  Jeanne  avait  obtenu  de  ses 
vieux  parens  la  permission  d'aller  passer  quelques  semaines  à  Vau- 
couleurs,  dans  sa  famille  maternelle,  et  ce  voyage  fut  dans  sa  pen- 
sée le  premier  pas  vers  le  but  où  l'eMtrainait  une  irrésistible  puis- 
sance. Elle  parvint  à  décider  son  oncle  à  s'ouvrir  au  capitaine 
qui  tenait  la  place  pour  le  roi,  et  le  bon  Laxart  alla  lui  conter  le  cas 
de  sa  nièce,  qui,  comme  on  peut  le  conjecturer  par  l'enchaînement 
des  faits,  commençait  déjà  à  s'ébruiter.  Robert  de  Baudricourt  mou- 
rut une  année  avant  l'ouverture  de  la  seconde  enquête  et  n'a  pu  y 

(1)  Proc.  de  condamn.,t.  l",  p.  132. 

(2)  Dépositions  de  Durant-Laxart  et  de  Catherine  Le  Royer,  de  Vaucouleurs,  Procès 
de  révision,  t.  II,  p.  443 .  Voyez  aussi,  sur  les  longues  perplexités  de  Jeanne  et  sa 
soumission  définitive  aux  ordres  de  Dieu,  les  interrogatoires  de  la  pucelle,  et  plus  spé- 
cialement Sexta  Sessio.,  m  martii  (Proc.  de  condamn.,  t.  !<•'). 


326  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

déposer;  mais  les  témoins  interrogés  à  Vaucoulem's  sont  unanimes 
pour  attester  la  joviale  incrédulité  avec  laquelle  le  vieux  chevalier 
accueillit  le  récit  du  père  Laxart.  En  entendant  parler  d'une  jeune 
fille  qui  voulait  aller  en  guerre  et  partir  pour  faire  lever  le  siège 
d'Orléans,  le  capitaine  fut  pris  d'un  fou  rire;  il  crut  avoir  affaire  à 
une  folle  ou  à  une  ribaude,  et  conseilla  à  Laxart  de  corriger  sa  nièce 
à  grands  renforts  de  soufflets  en  faisant  bonne  garde  autour  d'elle. 
Jeanne  mit  cette  première  humiliation  au  pied  de  la  croix,  et  forti- 
fiée par  les  voix  de  sainte  Catherine  et  de  sainte  Marguerite,  avec 
lesquelles  elle  déclarait  entretenir  un  commerce  journalier,  elle  sui- 
vit résolument  ses  projets.  Elle  déclara  au  petit  nombre  de  per- 
sonnes devant  lesquelles  son  cœur  s'était  ouvert  qu'il  lui  fallait 
partir  pour  rejoindre  le  dauphin,  dût-elle  se  traîner  à  pied  jusqu'à 
lui,  car  elle  seule  au  monde  pouvait  empêcher  Orléans  de  succom- 
ber. Son  impatience  dévorait  le  temps  et  l'espace,  et  dans  ses  su- 
blimes angoisses  elle  ressemblait,  au  dire  d'une  villageoise  que  sa 
foi  avait  vaincue,  à  une  femme  en  peine  attendant  sa  délivrance  (1). 
Trop  sûre  d'elle-même  pour  rien  craindre,  la  jeune  fdle  aborda 
sans  intermédiaire  le  vieux  capitaine,  et  lui  rappelant  des  prédic- 
tions dont  l'existence  n'était  alors  contestée  par  qui  que  ce  fût,  elle 
lui  déclara  qu'elle  était  la  personne  désignée  pour  sauver  la  France 
et  réparer  les  maux  attirés  sur  le  royaume  par  une  autre  femme. 
L'impression  produite  par  les  paroles  de  Jeanne  fut  vive,  si  l'on  en 
juge  par  les  actes  qui  suivirent.  Robert  de  Baudricourt  craignit  sans 
doute  d'engager  sa  responsabilité,  soit  en  privant  le  roi,  dans  l'ex- 
trémité de  ses  affaires,  d'un  secours  peut-être  miraculeux,  soit  en 
lui  adressant  une  créature  placée  sous  la  puissance  de  l'enfer.  Il  com- 
manda donc  au  curé  de  la  paroisse  d'exorciser  Jeanne  pour  savoir  si 
elle  venait  de  par  Dieu  ou  de  par  Satan;  mais  loin  de  s'agiter  comme 
une  réprouvée  sous  l'étole,  la  jeune  fille  à  genoux  la  serra  sur  sa 
poitrine,  témoignant  d'ailleurs  quelque  étonnement  que  le  curé  eût 
pu  se  prêter  à  une  telle  épreuve  après  l'avoir  si  souvent  entendue  en 
confession.  Ce  fut  probablement  alors  que  Baudricourt  écrivit  au  roi 
pour  l'informer  des  événemens  qui  occupaient  "Vaucouleurs  et  la 
Lorraine  tout  entière. 

Le  bruit  en  était  déjà  arrivé  jusqu'au  duc  :  Jeanne  avait  été  appe- 
lée à  Nanci  près  de  ce  prince,  qui  lui  adressa  de  pressantes  questions 
relatives  à  ses  intérêts  personnels  et  à  son  état  de  santé.  Avec  la 
réserve  qui  fut  l'un  des  traits  les  plus  persévérans  de  son  caractère, 
elle  répondit  au  duc  Charles  qu'elle  n'avait  d'autre  mission  que  de 
rendre  le  royaume  de  France  au  dauphin,  et  qu'elle  ne  savait  ni  ne 

(l)  «  Et  erat  tempus  sild  grave  ac  si  csset  millier  pregnans,  en  quod  non  duceliatur 
ad  dtlphinum;  et  post  hoc,  ipsa  testis  et  multi  alii  suis  veiiiis  crediderunt.  »  (Déposition 
de  Catherine  Le  Royer,  Procès  de  révision,  t.  II,  p.  447.) 


JEANNE    d'arc    ET   SA    MISSION.  327 

pouvait  rien  touchant  les  intérêts  et  les  affaires  des  autres  princes. 
Il  paraît  toutefois  qu'elle  ne  quitta  pas  Nanci  sans  donner  au  duc 
des  conseils  chrétiens  et  quelque  peu  hardis,  puisque  le  premier 
fut  de  mieux  vivre  avec  la  princesse  son  épouse,  qu'il  avait  aban- 
donnée; puis  elle  retourna  à  Vaucouleurs,  où  l'opinion  lui  prêtait 
une  force  sans  cesse  croissante,  et  à  laquelle  céda  probablement 
Robert  de  Baudricourt.  Les  documens  établissent  que,  dans  tous 
les  rangs  de  la  société,  beaucoup  croyaient  déjà  à  ses  paroles,  et 
que,  dès  son  retour  dans  leur  ville,  les  habitans  se  cotisèrent  pour 
lui  fournir  un  équipage  convenable  au  début  de  sa  grande  entre- 
prise (1). 

Parmi  les  plus  ardens  promoteurs  de  la  mission  de  Jeanne  d'Arc, 
on  remarquait  deux  jeunes  gentilshommes  qui,  par  une  confiance 
sublime,  jouèrent  leur  vie  et  leur  fortune  sur  la  parole  de  cette  en- 
fant. Jean  de  Metz  et  Bertrand  de  Poulengy  l'avaient  vue  arriver 
pauvre  et  inconnue;  ils  avaient  été  admis  à  l'entendre,  et  bientôt  la 
jeune  fille  avait  triomphé  de  leurs  doutes  par  son  inspiration  surhu- 
maine et  son  adorable  simplicité.  «  Il  faut  qu'avant  la  mi -carême 
j'aille  vers  le  dauphin,  leur  disait-elle  avec  une  conviction  calme  et 
une  douce  mélancolie,  quand  je  devrais  y  user  mes  jambes  jusqu'aux 
genoux.  Il  n'est  personne  en  ce  monde  qui  puisse  lui  rendre  le 
royaume  de  France,  ni  rois,  ni  princes,  ni  fille  du  roi  d'Ecosse;  il 
n'a  rien  à  attendre  que  de  moi  seule,  quoique  j'aimasse  bien  mieux 
fder  près  de  ma  pauvre  mère,  car  de  telles  choses  ne  vont  j^as  à  des 
personnes  de  ma  condition;  mais  il  faut  que  je  parte,  et  j'arriverai, 
car  mon  Seigneur  veut  que  les  choses  soient  ainsi  (2) .  n 

Devant  ces  paroles,  les  hésitations  des  chevaliers  se  dissipèrent 
comme  les  nuages  aux  rayons  d'un  ardent  soleil,  et,  mettant  leur 
main  dans  celle  de  Jeanne,  ils  lui  engagèrent  leur  foi,  jurant  de  la 
mener  eux-mêmes  vers  le  roi,  sous  la  conduite  de  Dieu,  afin  que  le 
bras  qui  tenait  encore  la  quenouille  la  quittât  pour  prendre  l'épée 
destinée  à  sauver  la  France. 

Ce  fut  l'heure  solennelle  où  Jeanne,  délaissant  pour  jamais  la  robe 
brunâtre  apportée  du  village  et  bien  souvent  décrite  dans  l'enquête, 
revêtit  l'habit  d'homme  qu'aucune  puissance  humaine  ne  put  désor- 
mais lui  faire  abandonner.  On  sait  avec  quelle  ténacité  elle  porta  ce 
vêtement,  persévérance  devenue  jusqu'au  dernier  jour  du  procès  le 
principal  grief  de  ses  accusateurs.  On  n'ignore  pas  qu'elle  le  défen- 
dit au  prix  de  sa  vie,  comme  si  ses  célestes  conseillers  lui  avaient  ôté 

(1)  «  Et  dum  reversi  fuermit,  aliqni  hahitatores  dict»  villœ  fuerunt  sihi  fieri  timi- 
cam,  caligam,  ocreas,  calcaiia,  eiisem  et  similia^  et  halàtatores  emeruiit  silù  unum 
eqiuim.  »  (Déposition  de  Catherine  Le  Royer.) 

(2)  Déposition  de  Jean  de  Novelompont,  dit  de  Metz,  et  de  Bertrand  de  Poulengy. 
Procès  de  réhabilitation,  t.  Il,  p.  435  et  454. 


328  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

toute  liberté  sur  ce  point-là,  tellement  que  sa  force  semblait  attachée 
à  son  costume  aussi  étroitement  que  celle  de  Samson  à  ses  cheveux. 
Cet  habit  ne  fut  d'ailleurs  le  gage  de  sa  force  que  parce  qu'il  était 
le  bouclier  de  sa  pudeur.  Les  plus  minutieux  détails  en  avaient  été 
combinés  pour  protéger  la  vierge  sans  défense  (l).  Si  l'on  en  croit 
les  témoins  de  l'enquête  et  la  plupart  des  écrivains  contemporains, 
une  étrange  puissance  aurait  arrêté,  en  présence  de  cette  femme 
charmante,  les  plus  irrésistibles  entraînemens  de  la  nature  humaine. 
Ce  vase  de  pureté  faisait  évanouir  jusqu'aux  désirs  coupables,  et 
Jeanne  n'eut  pas  à  contenir  des  passions  qui  ne  naissaient  pas  en  sa 
présence.  Dispensée,  selon  que  l'attestèrent  sous  serment  les  per- 
sonnes qui  vécurent  dans  sa  plus  étroite  intimité,  de  la  triste  infir- 
mité de  son  sexe,  elle  eut  encore  le  privilège  de  se  défendre  même 
contre  les  atteintes  de  la  pensée  par  un  charme  supérieur  à  celui  de 
sa  beauté  (2) . 

La  lecture  des  documens  laisse  croire  que  tout  fut  spontané  dans 
le  départ  de  Jeanne,  auquel  Baudricourt  se  borna  probablement  à 
ne  pas  s'opposer.  Ses  deux  guides,  bien  loin  d'avoir  été  baillés  à  sa 

(1)  «  Portahat  caligas  ligatas  multis  ligis  fortiter  coUigatis.  »  {Procès  de  réhabilitation, 
t.  III,  p.  147.) 

(2)  Les  premiers  témoignages  qui  se  rencontrent  sm'  ce  point  sont  ceux  des  deux  che- 
valiers, alors  dans  toute  la  fougue  de  leur  jeunesse,  qui  conduisirent  la  pucelle  jusqu'au 
roi,  après  un  voyage  durant  lequel  ils  reposèrent  onze  nuits  à  côté  d'elle,  presque  tou- 
jours sous  l'abri  des  forêts  :  «  Dixit  etiam  eundo  quod  ipse  testis  et  Bertrandus  qualibet 
nocte  jacebant  cuni  eà  iusimul,  sed  ipsa  puella,  juxtà  eumdem  testeur,  suo  gippono  et 
caligis  vaginatis  induta,  et  quod  eam  item  testis  timehat  taliter  quod  non  ausus  fuisset 
eam  requirere;  et  per  suum  juramentum  dixit  qund  numquàm  liabuit  voluntatem  ad 
eam,  neque  motum  carnalem.  »  (Proc.  de  réhab.,  t,  II,  p.  436.)  —  Bertrand  de  Pou- 
lengy  raconte  les  mêmes  faits  que  Jean  de  Metz  et  presque  dans  les  mêmes  termes. 
(Procès,  t.  II,  p.  457.)  Le  prestige  qui  avait  protégé  Jeanne  dans  la  solitude  des  forêts  se 
maintint  dans  la  liberté  des  camps,  au  sein  d'un  débordement  universel.  Ceci  est 
attesté  par  tous  les  compagnons  d'armes  de  la  pucelle.  On  lit  dans  la  déposition  du 
comte  de  Dunois  :  «  Non  crédit  aliquam  mulierem  plus  esse  castam  quam  ipsa  puella 
erat.  Affirmât  prsetereà  dictus  deponens  quod  similiter  ipse  et  alii,  dîim  erant  in  socie- 
tate  ipsius  puellae,  nuUam  habebant  voluntatem  seu  desiderium  habendi  societatem 
mulieris,  et  videtur  ipsi  deponenti  quod  erat  res  quasi  divina.  »  (  Proc.  de  réhab.,  t.  III, 
p.  15.)  —  La  même  observation  est  présentée  par  la  plupart  des  chevaliers  entendus 
dans  l'enquête  de  réhabilitation,  entre  autres  par  Rodolphe  de  Gaucourt  et  Simon  de 
Bellecroix;  mais  rien  n'égale,  en  ce  qui  touche  les  particularités  les  plus  secrètes  de  la 
vie  de  la  pucelle,  l'intérêt  que  présente  la  déposition  de  Jean  d'Aulon,  le  guerrier  le 
plus  respecté  de  l'armée,  que  Charles  VII  avait  attaché  en  qualité  d'intendant  à  la 
maison  de  la  pucelle.  La  naïveté  de  cette  déposition,  reçue  à  Lyon,  et  qui  n'a  point  été 
couverte  au  procès  par  le  voile  d'une  langue  morte,  interdit  d'en  reproduire  les  termes. 
[Proc.  de  réhab.,  t.  III,  p.  219.)  On  trouve  d'ailleurs  un  témoignage  de  l'opinion  uni- 
verselle des  contemporains  sur  l'atmosphère  de  chasteté  que  Jeanne  étendait  en  quelque 
sorte  autour  d'elle  dans  la  Chronique  de  la  Pucelle,  publiée  par  Denis  Godefroy,  et 
i}ui,  malgré  ses  lacunes,  est  très  probablement  l'œuvre  d'un  témoin  oculaire  (t.  IV, 
p.  250).  —  Voyez  aussi  la  lettre  écrite  du  camp  royal,  le  21  juin  1429,  par  Perceval  de 
Bouiainvilliers  au  duc  de  Milan,  t.  V,  p.  114. 


JEANINE    d'arc    ET    SA    MISSION.  329 

garde  moult  envis,  comme  le  disent  diverses  relations  du  xv*  siècle  (1) , 
firent  entièrement  à  leurs  frais  ce  long  et  périlleux  voyage.  Ses  ha- 
bits, ses  équipages  et  son  cheval  furent  achetés  par  ceux  qu'il  est 
permis  d'appeler  ses  premiers  disciples.  Elle  se  mit  en  route  le  cœur 
tout  rempli  d'une  joie  sereine  en  voyant  les  voies  de  Dieu  s'aplanir 
devant  elle.  Lorsque  ses  compagnons  éprouvaient  quelque  terreur 
en  traversant  trois  provinces  ennemies,  lorsque  dans  leurs  marches 
nocturnes  ils  se  croyaient  poursuivis  par  des  partis  d'Anglais  ou  de 
Bourguignons,  un  regard  ou  une  parole  venait  rafiermir  ces  nobles 
cœurs  dans  leur  foi.  Ils  suivaient  l'étoile  de  la  France,  et  je  ne  sais 
rien  de  plus  admirable  que  le  naïf  récit  de  ce  voyage  entrepris  par 
six  jeunes  gens  sur  la  parole  d'une  belle  vierge  dont  ils  respectent  la 
pudeur,  parce  qu'ils  attendent  d'elle  le  salut  de  la  patrie. 

Durant  ce  trajet  de  cent  lieues  à  travers  des  pays  hérissés  de  for- 
teresses, Jeanne  se  tint  à  cheval  comme  un  homme  de  guerre,  aussi 
calme  qu'infatigable,  et  n'éprouvant  d'autre  regret  que  celui  d'être 
forcée  d'éviter  les  églises  et  de  ne  point  entendre  la  messe.  Au  dou- 
zième jour,  la  petite  troupe  atteignit  Ghinon,  résidence  de  la  cour, 
où  le  bruit  de  ce  voyage  extraordinaire,  si  heureusement  accompli, 
avait  précédé  la  merveilleuse  jeune  fdle.  Jamais  la  ruine  de  la  mo- 
narchie française  n'avait  été  plus  imminente.  C'était  après  la  funeste 
rencontre  connue  sous  le  nom  de  Journée  des  harengs,  dans  laquelle 
les  défenseurs  d'Orléans,  en  essayant  d'enlever  un  convoi  destiné  au 
camp  anglais,  avaient  essuyé  une  défaite  complète  malgré  l'héroïque 
résistance  du  bâtard  de  sang  royal  qui,  dix  ans  plus  tard,  se  nomma 
le  comte  de  Dunois.  Aucun  espoir  ne  restait  à  la  malheureuse  cité,  qui, 
dans  la  prévision  de  sa  chute  prochaine,  venait  d'envoyer  une  députa- 
tion  vers  le  duc  de  Bourgogne,  pour  demander  à  être  placée  en  dépôt 
entre  ses  mains.  Le  parti  de  Charles  VII,  dévoré  par  les  dissensions, 
était  dans  l'impossibilité  manifeste  de  rien  tenter  désormais  pour  la 
secourir;  enfin  le  roi  lui-même,  réduit  à  la  dernière  détresse,  ne  sa- 
tisfaisait plus  à  ses  besoins  personnels  qu'à  l'aide  des  expédions  dont 
tant  de  chroniques  nous  ont  conservé  le  piquant  souvenir  (2).  Dans 
une  situation  aussi  critique,  il  était,  ce  semble,  aussi  naturel  de 
recourir  sans  hésiter  à  des  moyens  extraordinaires  qu'il  l'est  à  un 
malade  d'appeler  l'empirique  lorsqu'il  est  abandonné  du  médecin. 

(1)  Journal  du  Siège  d'Orléans,  t.  IV,  p.  125. 

(2)  Aux  témoignages  des  chroniques  on  peut  ajouter  ceux  de  l'enquête.  On  lit,  par- 
exemple,  dans  la  déposition  de  Marguerite  Latouroulde,  veuve  du  trésorier  du  roi,  qui 
fut  rhôtesse  de  Jeanne  d'Arc  :  «  Quo  terapore  erat  in  hoc  regno  et  in  paitibus  régi  obe- 
dientibus  tanta  calamitas  et  pecuniarum  penuria  quod  erat  pietas,  imô  omnes  régi 
obedientes  erant  quasi  in  desperatione;  et  hoc  sit  loquens  quia  suus  maritus  qui  erat  tune 
roceptor  generalis,  nec  de  pecunià  régis,  nec  de  suà,  nisi  quatuor  scuta  habebat,  et  non 
erat  modus  quo  civitas  Aurelianensis  posset  jiivari.  »  {Proc.  de  réhah.,  t.  III,  p.  8S.  j 


330  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Cependant  les  choses  ne  se  passèrent  point  ainsi,  et  Charles  VII  se 
raidit  longLemps  contre  un  secours  dont  il  ignorait  la  véritable  na- 
ture, et  qu'il  craignait  de  ne  pouvoir  employer  sans  ajouter  à  tous 
ses  dangers  celui  du  ridicule. 

La  plupart  des  gens  de  guerre  éprouvaient  une  vive  répugnance 
à  recevoir  dans  leurs  rangs  une  femme  qui  s'annonçait  comme  ve- 
nant accomplir  une  œuvre  dans  laquelle  ils  avaient  échoué.  Plusieurs 
étaient  disposés  à  penser  que,  s'il  y  avait  chez  cette  créature  une 
puissance  surnaturelle,  elle  avait  pu  lui  venir  de  l'enfer  tout  aussi 
bien  que  du  ciel.  Tel  fut  le  premier  sentiment  du  rude  connétable 
de  Richemont,  que  le  péril  du  royaume  avait  fini  par  rapprocher  de 
son  souverain.  Les  conseillers  de  Charles  YII  n'étaient  guère  plus 
disposés  à  seconder  l'audacieuse  entreprise  de  la  pucelie.  George 
de  La  Trémouille,  son  favori,  et  l'archevêque  de  Reims,  son  chan- 
celier, n'avaient  pas  pour  les  partis  décisifs  un  repoussement  moins 
vif  que  leur  maître.  La  parole  inspirée  de  la  pucelie,  la  vigueur 
qu'elle  entendait  déployer  dans  la  guerre,  la  confiance  avec  laquelle 
elle  annonçait  qu'après  la  levée  du  siège  d'Orléans  elle  mènerait  le 
roi  à  Reims,  tout  cela  ne  pouvait  manquer  d'être  profondément 
antipathique  à  ces  natures  froides,  égoïstes  et  méticuleuses.  L'ar- 
rivée de  la  pucelie  était  un  rude  coup  porté  à  leur  malfaisante 
influence.  S'ils  finirent  par  la  subir  sous  l'irrésistible  flot  des  évé- 
nemens,  ce  fut  avec  la  pensée  bien  arrêtée  de  restreindre  le  plus 
possible  la  sphère  de  son  action,  et  d'attendre  l'heure  des  revers 
pour  faire  prévaloir  d'autres  conseils.  Les  amis  personnels  du  roi 
Charles  VII  formèrent  en  eflet  le  noyau  du  parti  qui  arrêta  tout  à 
coup  Jeanne  d'Arc  dans  l'élan  de  sa  victoire,  et  qui  bientôt  après 
laissa  consommer  l'holocauste  sans  tenter  aucun  elïort  pour  l'em- 
pêcher. 

Qu'on  juge  des  anxiétés  de  la  jeune  fille  en  entrant  dans  cette 
atmosphère  si  difl"érente  de  celle  de  ses  rêves,  en  entendant,  après 
la  langue  des  anges,  cette  langue  des  politiques!  qu'on  se  figure 
surtout  ses  souffrances  en  ne  trouvant  que  doute  et  froideur  auprès 
du  prince  qui  était,  après  Dieu  et  presqu'à  l'égal  de  Dieu  même,  la 
seule  passion  de  sa  vie!  Jeanne  en  effet  aimait  le  roi  avec  l'exalta- 
tion d'une  Vendéenne  :  professant  des  idées  rares  dans  son  siècle, 
inexplicables  dans  sa  condition,  elle  voyait  en  lui  le  représentant  de 
la  Divinité  sur  la  terre.  Jeanne  s'était  fait  sur  cette  matière  une 
théorie  qui  devint  la  règle  inviolable  de  sa  conduite  et  de  ses  paroles. 
A  ses  yeux,  Charles  VII  était  le  vicaire  de  Dieu  dans  l'ordre  temporel, 
comme  le  pape  dans  l'ordre  religieux;  à  ce  titre  seulement,  il  avait 
droit  à  la  couronne  de  France,  que  le  roi  du  ciel  l'envoyait  placer 
sur  sa  tête.  Jusqu'au  sacre,  le  prince  ne  fut  pour  elle  que  le  gentil 


JEANNE    d'arc    ET    SA    MISSION.  33Î 

dauphin;  après  que  l'huile  sainte  eut  oint  son  front,  il  devint  le  bras 
vivant  de  Jésus-Christ,  dont  relevait  directement  le  royaume  (1). 

Cependant  le  monarque,  pour  qui  Jeanne  professait  une  sorte  de 
culte  et  vers  lequel  elle  était  venue  à  travers  tant  de  périls,  hésitait 
beaucoup  à  l'admettre  en  sa  présence.  S'il  craignait  d'irriter  en  la 
repoussant  ceux  qui  commençaient  à  croire  en  elle,  il  redoutait 
davantage  de  fournir  à  la  causticité  bourguignonne  un  nouveau 
thème  de  sarcasme  et  d'insulte;  mais,  à  Chinon  comme  à  Vaucou- 
leurs,  l'instinct  populaire  l'emporta  sur  l'esprit  politique,  et  les 
enthousiastes  forcèrent  la  main  aux  habiles.  Le  bruit  de  l'arrivée 
d'une  jeune  fdle  qui  se  disait  envoyée  par  le  ciel  pour  délivrer 
Orléans  s'était  déjà  répandu  dans  la  ville  assiégée,  et  il  y  avait  été 
accueilli  avec  transport  par  une  population  que  son  héroïsme  pré- 
disposait aux  grandes  inspirations.  Ce  peuple  crut  à  Jeanne  d'Arc 
avant  qu'aucune  victoire  eût  justifié  sa  mission,  et,  comme  l'aveugle 
de  l'Évangile,  il  fut  vraiment  sauvé  par  sa  foi.  Les  entraînemens  des 
multitudes  tenaient  encore  une  grande  place  dans  les  sociétés  du 
xv"  siècle,  quelque  sensible  que  fût  déjà  dans  les  rangs  élevés  la 
décadence  du  sentiment  religieux,  quelque  prochain  que  fût  l'avé- 
nement  de  l'esprit  de  négation.  Les  prédications  ardentes  du  frère 
Richard  dont  les  chroniques  relatent  tant  de  merveilles,  les  prophé- 
ties de  Marie  d'Avignon  dont  le  sens  semblait  le  même  que  celui  des 
centons  attribués  à  Merlin,  toutes  ces  fortes  impulsions  imprimées 
à  la  conscience  et  à  la  pensée  avaient  prédisposé  les  peuples,  dans 
l'abîme  de  leurs  souffrances,  à  des  secours  d'une  nature  extraordi- 
naire. Les  conseillers  de  Charles  YII  fléchirent  eux-mêmes  sous  cette 
influence,  mais  ce  fut  avec  une  confusion  visible  et  un  mauvais  vou- 
loir évident.  Après  trois  jours  d'hésitation,  il  fallut  recevoir  la  jeune 
fdle,  dont  Danois  avait  envoyé  quérir  des  nouvelles  jusque  dans  le 
camp  royal  (2) .  Jeanne  parut  donc  enfin  devant  celui  qui  absorbait 
depuis  si  longtemps  toutes  les  puissances  de  son  âme.  Ici  la  scène 
change,  et  les  événemens  donnent  tout  à  coup  un  éclatant  triomphe 
à  la  folie  du  grand  nombre  contre  la  raison  de  quelques-uns. 

(1)  Pour  comprendre  cette  théorie  de  la  royauté  clu'étienne  telle  qu'elle  était  euteudue 
par  Jerinne  d'Arc,  il  faut  lire  ses  nom])reiLX  iuterrogatoires  au  procès  de  coiulamiiation. 
Elle  est  d'ailleurs  résumée  dans  les  paroles  suivantes  du  duc  d'Alençon  rendant  compte 
dans  l'enquête  d'une  conversation  de  Jeanne  avec  le  roi,  qu'il  avait  entendue  lui-même  : 
«  Tune  ipsa  Johanna  fecit  régi  plures  requestas,  et  inter  alias  quod  donaret  regnum 
suum  régi  cœlorum,  et  quod  rex  cœlormn,  post  hujus  modi  donationem,  silii  faceret 
prout  fecerat  suis  predecessoribus,  et  eum  reponeret  in  pristiuum  statum.»  (Procès  de 
réhabilitation,  t.  III,  p.  91.) 

(2)  La  déposition  du  comte  de  Dunois  constate  quel  était  dans  Orléans  l'entraînement 
de  l'opinion  avant  même  que  Jeanne  eût  commencé  son  œuvre.  [Procès  de  révision, 
t.  m,  p.  2.) 


332  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IV. 


Personne  n'ignore  que  la  piicelle,  admise  en  présence  du  roi, 
alla  droit  au  monarque,  quelques  efforts  que  fît  celui-ci  pour  donner 
le  change  à  la  jeune  fille  en  se  cachant  dans  la  foule  des  seigneurs, 
plus  richement  vêtus,  qui  composaient  sa  cour.  M.  Guido  Goerres  a 
tracé  d'après  les  chroniques  contemporaines,  et  en  particulier  d'après 
celle  de  Jean  Chartier,  un  tableau  complet  de  cette  grande  scène 
dans  lequel  l'épreuve  essayée  sur  Jeanne  est  exposée  avec  tous  ses 
détails.  Ces  faits,  attestés  par  l'unanimité  des  historiens  du  xv*  siècle, 
reçoivent  d'ailleurs  une  confirmation  irrécusable  des  témoignages 
judiciaires  consignés  à  l'enquête,  et  ne  sont  plus  de  nature  à  être 
contestés  (1). 

On  sait  également  que  Jeanne  répétait  chaque  jour  à  Yaucouleurs 
qu'arrivée  devant  le  roi,  un  signe  lui  serait  à  l'instant  donné  pour 
contraindre  le  monarque  à  l'accueillir  et  à  croire  en  elle.  Vade  niidac- 
ter,  lui  répétaient  ses  voix;  quandb  tu  eris  ante  regem,  rpse  habebit 
bonum  signnm  de  recipiendo  te  et  crcdendo  tibi  (2).  Il  est  désor- 
mais démontré  que  ce  signe  consistait  dans  un  secret  dont  le  mot  a 
été  révélé  à  la  postérité  par  les  témoignages  les  plus  concordans  en 
même  temps  que  les  moins  concertés.  iNous  connaissons  en  effet  ce 
mystère  histori([ue,  d'un  côté  par  la  déclaration  du  frère  Jean  Pas- 
querel,  le  confesseur  et  l'ami  le  plus  intime  de  la  pucelle,  qui  pré- 
cise en  quelques  paroles  le  secret  de  Jeanne,  en  affirmant  l'avoir 
reçu  de  sa  propre  bouche,  en  dehors  de  son  ministère  religieux; 
nous  le  connaissons,  de  l'autre,  par  l'aveu  qu'en  fit  longtemps  après 
le  roi  Charles  Vil  au  sieur  de  Boisy  une  nuit  que  ce  brave  chevalier 
avait  été  admis,  selon  l'usage  du  temps,  à  l'honneur  de  partager  la 
couche  de  son  maître. 

Le  mystère,  dont  la  divulgation  produisit  sur  Charles  VII  l'effet 
foudroyant  signalé  par  tous  les  historiens,  était  le  mot  même  de  sa 
destinée  et  la  suprême  constatation  de  son  bon  droit.  Un  jour  que  le 
prince,  telle  est  la  version  textuelle  faite  par  lui-même  au  sire  de 
Boisy,  élevait  à  Dieu,  au  fond  de  son  oratoire  de  Loches,  un  cœur 
plein  d'angoisses  et  de  découragement,  il  lui  arriva  de  demander  au 
ciel,  dans  une  prière  fervente,  quoique  toute  mentale,  de  lui  faire 
savoir  avec  certitude  s'il  était  bien  du  sang  des  rois,  et  de  maintenir 
dans  ce  cas  sur  son  front  la  couronne  de  ses  ancêtres,  implorant, 
s'il  n'en  était  point  ainsi,  une  retraite  en  Ecosse  ou  en  Espagne  pour 
hii-même  et  pour  les  serviteurs  demeurés  fidèles  à  sa  triste  for- 

(1)  Lisez  surtout  la  déposition  d'un  témoin  oculaire,  Simon-Hliarles,  qualifié  dans 
l'enquête  président  de  la  cour  des  comptes.  [Proc.  deréhab.,  t.  III,  p.  114.) 

(2)  Interrogatoire  de  la  pucelle,  x  martii.  (Proc.  de  condumn.,  t.  I",  p.  M 3. 


JEANNE    d'arc   ET   SA    MISSION.  333 

tune  (l).  Peu  de  temps  s'était  écoulé  depuis  que  le  monarque  avait 
ouvert  son  âme  devant  Dieu,  et  l'on  peut  juger  de  son  émotion  en 
entendant  Jeanne  lui  dire  à  voix  basse  ces  propres  paroles,  attestées 
en  justice  par  l'homme  qui  l'avait  le  mieux  connue  :  «  Je  viens  vous 
dire  de  la  part  de  Messire  que  vous  êtes  vrai  héritier  de  France  et 
fils  da  roi,  et  qu'il  m'envoie  pour  vous  conduire  à  Reims,  où  vous 
recevrez  votre  sacre  (2) .  » 

La  nature  de  ce  secret  explique  la  persévérance  avec  laquelle 
Jeanne  refusa  de  le  divulguer  à  Rouen  devant  les  juges  qui  auraient 
pu  tirer  un  si  dangereux  parti  des  incertitudes  du  monarque.  Pour- 
suivie avec  acharnement  sur  ce  point-là,  l'accusée  a  recours  aux 
allégories  parfois  les  plus  étranges  pour  concilier  son  profond  res- 
pect pour  le  roi  avec  celui  dont  elle  ne  se  départ  jamais  pour  la 
vérité.  Tantôt  elle  a  déposé  elle-même  une  couronne  d'or  sur  la 
tête  de  Charles  VII,  tantôt  un  ange  descendu  du  ciel  est  venu  ceindre 
son  front  d'un  diadème  lumineux  (3).  Il  y  a  dans  cette  partie  des 
interrogatoires  des  embarras  et  des  réticences  sans  mensonge.  La 
paysanne  envoyée  vers  le  roi  pour  rasséréner  son  âme  pouvait  à  bon 
droit  se  dire  une  messagère  du  ciel,  car  depuis  le  jour  où,  sous 
l'arbre  de  Membre,  des  anges  annonçaient  au  père  d'un  grand  peuple 
les  bénédictions  promises  à  sa  race,  il  n'y  eut  peut-être  rien  de  plus 
saisissant  sur  la  terre  que  le  spectacle  de  cette  vierge  de  dix-sept 
ans,  venant  au  nom  du  Dieu  de  saint  Louis  réconforter  le  cœur  de 
son  héritier,  en  interposant  sa  parole  entre  les  déréglemens  d'une 
mère  et  les  perplexités  d'un  fils. 

L'esprit  dégagé  d'un  poids  terrible,  le  cœur  joyeux  et  la  mine 
plus  fière,  Charles  accueilht  la  jeune  fille,  et  l'admit  à  suivre  sa 
cour,  mais  sans  statuer  encore  sur  la  convenance  d'utiliser  ses  ser- 
vices, tant  cette  matière  soulevait  de  difficultés,  pour  ne  pas  dire  de 
problèmes.  La  déposition  du  duc  d'Alençon  décrit  les  chevaleres- 
ques promenades  dans  lesquelles  paraissait  Jeanne  sur  le  beau  che- 
val donné  par  ce  prince,  dans  un  appareil  aussi  gracieux  que  mili- 
taire. Celles  de  Louis  de  Contes,  son  page,  et  de  son  intendant 
d'Aulon  laissent  deviner  toute  la  liberté  de  son  esprit  et  l'élégance 
de  sa  personne,  au  début  de  cette  vie  dans  laquelle  elle  s'engageait 
avec  autant  de  dignité  que  de  calme;  elles  constatent  en  même  temps 
ce  qu'il  y  avait  de  fort  dans  une  piété  qui,  loin  de  s'aflaiblir  au  mi- 
lieu des  agitations  d'un  camp,  suggérait  à  la  jeune  fille  des  austéri- 

(1)  La  confidence  du  roi  au  sire  de  Boisy,  son  oliamlieilan,  fut  répétée  par  celui-ci 
dans  sa  vieillesse  -ii  Pierre  de  Sala,  l'auteur  de  l'écrit  intitulé  Hardiesses  des  rois  et 
empereurs,  manuscrit  de  la  Bibliothèque  impériale;,  fragment  publié  par  il.  Quiclierat, 
t.  IV,  p.  277. 

(2)  Déposition  du  frère  Jean  Pasquerel,  Proc.  de  rëhab.,t.  TU,  p.  103. 

(3)  Interrogatoire  de  la  pucelle,  Proc,  de  condamn  ,  t.  I^f,  p.  91. 


334  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tés  à  peine  compatibles  avec  la  faiblesse  de  son  âge  et  de  son  sexe. 

Dès  le  moment  où  sa  mission  eut  été  reconnue  par  le  roi,  Jeanne 
apparut  à  tous  comme  un  être  extraordinaire,  doué  de  facultés  ma- 
nifestement surnaturelles;  mais  aux  considérations  politiques  qui 
avaient  arrêté  d'abord  les  conseillers  du  monarque  avaient  suc- 
cédé chez  plusieurs  d'entre  eux,  et  particulièrement  chez  les  ecclé- 
siastiques, des  hésitations  de  conscience  fort  sérieuses,  et  ce  n'est 
({u'en  se  rendant  bon  compte  de  celles-ci  qu'on  parvient  à  com- 
prendre les  variations  de  l'opinion  et  les  phases  si  diverses  de  la 
destinée  de  Jeanne  d'Arc.  A  quel  pouvoir  attribuer  l'universelle  fas- 
cination exercée  par  cette  jeune  iille?  L'esprit  de  ténèbres,  souvent 
déguisé  en  ange  de  lumière,  n'était-il  pour  rien  dans  des  merveilles 
dont  on  voyait  les  effets  sans  en  pénétrer  les  causes?  Quelle  avait  été 
la  vie  antérieure  de  cette  femme  arrivée  d'un  lointain  pays,  en  com- 
pagnie d'houunes  de  guerre?  quelle  était  la  pureté  de  sa  doctrine 
religieuse?  Jeanne  était-elle  bonne  catholique?  son  austérité  n'était- 
elle  pas  un  calcul  et  sa  pudeur  une  feinte?  avait-elle  bien  droit  à  ce 
titre  de  pucelle  qu'elle  prenait  elîe-mêm.e  avec  tant  d'ostentation? 
Question  ardue  et  de  grave  conséquence  dans  un  siècle  où  l'on  tenait 
pour  certain  que  la  puissance  du  démon  ne  pouvait  s'étendre  là  où 
la  virginité  du  corps  protégeait  par  son  parfum  la  pureté  de  l'âme. 

ï)'un  caractère  trop  faible  pour  affronter  des  obstacles  d'une  pa- 
reille nature,  Charles  VII  voulut  rassurer  toutes  les  consciences  et 
lever  tous  les  doutes  avant  d'accueillir  les  supplications  de  Jeanne 
et  de  lui  permettre  de  s'armer  pour  se  mettre  en  campagne.  Celle-ci 
accueillit  avec  sa  douceur  habituelle  l'annonce  des  longs  délais  et 
des  pénibles  épreuves  auxquels  elle  allait  être  soumise.  Conduite  à 
Poitiers,  où  siégeait  alors  l'université  royaliste ,  elle  y  fut  gardée 
trois  semaines  en  charte  privée  sous  des  regards  toujours  ouverts; 
mais  soutenue  par  son  commerce  avec  les  anges  et  les  saints,  qu'elle 
disait  voir  aussi  distinctement  des  yeux  de  son  corps  que  de  ceux 
de  son  âme  (1),  elle  attendit  avec  une  sereine  confiance  le  résultat 
de  l'information  qui  se  suivait  en  Lorraine,  en  même  temps  qu'à 
Poitiers  l'on  arrachait  par  des  visites  humiliantes  les  secrets  les 
plus  intimes  de  sa  pudeur.  Interrogée  par  une  commission  nom- 
breuse et  au  début  peu  bienveillante,  elle  ne  tarda  pas  à  confondre 
et  la  science  des  docteurs  et  les  subtilités  des  casuistes.  Enfant  do- 


(1)  Les  visions  séraphiques  de  Jeanne  d'Arc,  ses  conversations  particulières  avec  sainte 
Catlierine  et  sainte  Marguerite,  les  formes  sous  lesquelles  s'opéraient  ces  apparitions  et 
les  phénomènes  psychologiques  qui  les  précédaient  presque  toujours  sont  exposés  dans 
les  trois  interrogatoires  de  Jeanne  avec  une  précision  qu'un  commentaire  ne  pourrait 
qu'altérer.  Ce  grand  mystère  ne  peut  être  étudié  que  dans  le  texte  même  du  procès  ou 
dans  la  version  en  langue  vulgaire  qu'en  a  laissée  le  gi-effier  Manchon,  et  que  M.  Qui- 
cherat  a  jointe  au  texte. 


JEANNE    d'arc   ET   SA   MISSION.  335 

cile  de  l'église,  sa  foi  débordait  en  cris  du  cœur;  à  ceux  qui  oppo- 
saient à  ses  promesses  pour  la  délivrance  d'Orléans  l'extravagance 
d'une  telle  tentative,  elle  répondait  que  Dieu  était  plus  puissant  que 
les  hommes;  à  ceux  qui  lui  citaient  des  textes,  la  sublime  ignorante, 
l'œil  au  ciel  et  le  dédain  sur  les  lèvres,  disait  que  «  plus  de  choses 
étaient  écrites  au  livre  de  Messire  qu'aux  livres  des  docteurs.  » 

Le  procès-verbal  des  actes  de  Poitiers  n'a  mal'ieureusementpas  été 
conservé  ;  mais  plusieurs  membres  de  la  commission  formée  dans 
cette  ville  en  lli29  furent  entendus  dans  l'enquête  de  1/156,  et  leurs 
dépositions  attribuent  à  Jeanne  devant  les  commissaires  des  ré- 
ponses dont  le  ton  laisse  déjà  pressentir  son  admirable  attitude  de- 
vant ses  juges.  L'impression  profonde  produite  par  sa  parole  est 
surtout  constatée  par  Régnault  de  Chartres,  archevêque  de  Reims, 
dont  le  témoignage  ne  saurait  être  suspect;  ce  personnage  en  effet 
subit  le  plus  tard  possible  l'ascendant  de  Jeanne  d'Arc,  et  le  se- 
coua bientôt  au  point  de  jouir  de  ses  épreuves  et  d'applaudir  à  son 
malheur. 

Durant  de  longues  semaines,  ces  impassibles  docteurs,  traitant 
cette  jeune  fille  comme  un  bachelier  en  théologie,  portèrent  le  scal- 
pel dans  toutes  les  fibres  de  son  cœur ,  dans  tous  les  replis  de  sa 
naïve  intelligence ,  sans  y  découvrir  autre  chose  que  des  trésors  in- 
finis de  patriotisme  et  de  pureté.  Aussi  déclarèrent-ils  à  l'unanimité 
que  la  doctrine  de  la  pucelle  étant  irréprochable  comme  sa  vie ,  le 
roi  pouvait,  sans  compromettre  sa  conscience,  accepter  ses  services 
dans  l'extrémité  à  laquelle  étaient  réduites  ses  affaires.  Avant  de 
paraître  sur  le  champ  de  bataille  et  de  rencontrer  les  Anglais,  Jeanne 
avait  triomphé  de  ses  plus  dangereux  ennemis;  elle  avait  eu  raison 
des  esprits  forts  et  des  fanatiques. 

Quelque  faveur  qu'elle  trouvât  dans  le  peuple,  elle  ne  s'imposa 
donc  point  à  Charles  Vil  par  un  de  ces  entraînemens  soudains  très 
conniiuns  au  moyen  âge.  Dès  le  premier  jour  de  sa  carrière,  elle  ren- 
contra dans  les  hommes  d'église,  dans  les  hommes  de  gouvernement 
et  dans  les  hommes  de  guerre,  des  résistances  qui  finirent  par  dégé- 
nérer chez  plusieurs  en  invincibles  antipathies.  Au  sein  de  son  propre 
parti,  ses  actes  furent  souvent  dénaturés  par  la  malveillance,  tou- 
jours contrôlés  par  la  plus  sévère  observation  :  aussi  n'est-il  aucun 
personnage  dont  la  vie  soit  éclairée  par  des  témoignages  plus  nom- 
breux et  plus  considérables.  Les  faits  que  nous  avons  rappelés,  ceux 
que  nous  aurons  à  rapporter  encore,  s'appuient  sur  des  actes  au- 
thentiques ou  des  preuves  testimoniales  qui  manquent  à  coup  sûr 
aux  événemens  les  plus  avérés,  et  jamais  le  merveilleux  ne  toucha 
d'aussi  près  à  la  certitude  historique.  Il  serait  moins  téméraire  de 
ïiier  l'expédition  d'Alexandre  ou  la  conspiration  de  Catilina  que  de 
contester  les  circonstances  principales  de  la  vie  de  Jeanne  d'Arc  :  ou 


33(5  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

il  faut  admettre  celles-ci,  sur  les  solennelles  affirmations  qui  les  con- 
statent, ou  il  faut  brûler  toutes  les  bibliothèques  et  fermer  tous  les 
tribunaux. 

Jeanne  accomplit  si  visiblement  une  mission,  elle  est  si  manifeste- 
ment soumise  à  une  force  étrangère  cà  elle-même ,  que  tout  lui  est 
commandé  jusque  dans  les  moindres  détails  de  son  œuvre.  Elle 
semble  lire  dans  un  rituel  dont  elle  accomplit  les  plus  minutieuses 
prescriptions  aussi  aveuglément  qu'un  lévite  de  la  loi  mosaïque. 
Elle  ne  veut  et  ne  peut  combattre  qu'avec  un  certain  glaive  dont  ses 
voix  lui  avaient  révélé  l'existence,  et  qui  est  caché  sous  terre  près  de 
l'autel  de  Sainte-Catherine  de  FierJ^ois.  Ce  glaive  sera  reconnu  aux 
cinq  croix  qui  en  ornent  la  lame,  encore  que  celle-ci  soit  recouverte 
d'une  épaisse  couche  de  rouille.  On  écrit  donc  au  curé  de  cette  pa- 
roisse ;  un  armurier  de  Tours  est  envoyé  pour  opérer  des  fouilles 
d'après  les  indications  de  la  pucelle,  et  au  milieu  d'un  amas  de 
vieilles  armes  enfouies  sous  les  dalles  de  la  chapelle ,  le  glaive  est 
trouvé  dans  une  position  telle  que  la  découverte  exclut  jusqu'à  la 
possibilité  même  d'une  fraude  (1).  Ici  les  témoignages  sont  tellement 
concordans  ,  qu'il  n'est  assurément  aucun  jury  qui  ne  rendît  sur 
l'authenticité  de  cette  révélation  un  verdict  afhrmatif. 

En  même  temps  que  Jeanne  reçoit  de  la  main  dont  elle  est  l'instru- 
ment docile  le  glaive  destiné  à  délivrer  la  France,  elle  reçoit  l'éten- 
dard qu'elle  ])ortera  pour  n'avoir  pas  à  verser  dans  les  combats  le 
sang  des  homuies.  Sur  cet  étendard  devra  être  peinte  l'image  du 
Sauveur  et  celle  de  sa  mère,  avec  des  couleurs  et  des  inscriptions 
déterminées,  et  les  indications  sont  ici  tellement  sacramentelles,  que 
Ibs  juges  de  Jeanne  arguèrent  avec  persistance  au  procès  de  la  pré- 
cision de  ces  emblèmes  pour  transformer  cet  étendard  en  un  talisman 
enchanté:  mais  l'admiiable  piété  de  l'accusée  confond  dans  des  in- 
terrogatoires réitérés  tous  les  soupçons  et  toutes  les  colères.  Jeanne 
expose  sans  dogmatiser  jamais  :  ce  n'est  point  une  révélatrice  qui 
vient  armée  de  sa  force  propre  changer  la  face  des  nations,  c'est  une 
vierge  ignorante  et  soumise  qui,  à  l'exemple  de  celle  de  Nazareth, 
accomplit  l'œuvre  de  Dieu  sans  plus  la  comprendre  que  l'expli- 
quer (2). 

\. 

Enfin  tous  les  mauvais  vouloirs  sont  vaincus  et  tous  les  ajourne- 
mens  épuisés.  Jeanne  est  mise  par  le  roi  en  demeure  de  réaliser  ses 

(i)  Procès  de  condamnation,  t.  I'"',  p.  70,  235j  Chronique  de  Jeau  Chartier,  édition 
Ouidieiat,  t.  IV.  p.  54;  Journal  du  Siège  d'Orléans,  ibid.,  p.  129;  Chronique  de  la 
Pucelle,  p.  220. 

(2)  Voyez  rintcrrogatoire  du  17  mars,  traduction  du  greffier  Manchon,  Proc.  de  con- 
damn.,  t.  ler,  p.  182. 


JEANINE    d'arc    ET   SA    MISSION.  337 

promesses  et  de  ravitailler  Orléans  en  attendant  qu'elle  le  délivre. 
Le  27  avril  lZi29,  elle  part  de  Blois  avec  une  armée  confondue  du 
changement  qui  s'est  déjà  opéi'é  dans  son  propre  cœur.  Ces  affreux 
soudards,  ivrognes,  pillards  et  dissolus,  ont,  sur  l'ordre  d'une  en- 
fant qu'ils  voient  pour  la  première  fois,  éloigné  d'eux  toutes  les 
femmes  de  mauvaise  vie  qui  les  suivaient  de  temps  inmiémorial.  Au 
lieu  des  blasphèmes  et  des  cris  de  l'orgie,  on  n'entend  plus  s'élever 
dans  leurs  rangs  que  des  hymnes  et  des  prières  ferventes.  Jeanne 
n'admet  auprès  d'elle  que  des  hommes  retrempés  par  la  pénitence  et 
nourris  du  pain  des  forts;  un  clergé  nombreux  et  d'étincelantes  ban- 
nières précèdent  l'armée  qui  porte  à  Orléans  les  approvisionnemens 
devenus  si  nécessaires.  Au  diie  de  tous  les  écrivains  contemporains, 
depuis  Jean  Chartier  jusqu'au  chroniqueur  anonyme  édité  par  Denis 
Godefroy,  la  marche  de  ce  grand  convoi  à  travers  les  plaines  de  la 
Sologne  ressemblait  bien  plus  au  mouvement  d'une  procession  qu'à 
celui  d'une  armée.  Jeanne  s'avançait  tenant  à  la  main  son  mysté- 
rieux étendard  avec  une  contenance  ferme  et  sereine.  Elle  était  heu- 
reuse comme  les  séraphins  qui  voient  s'accomplir  l'œuvre  de  Dieu; 
elle  était  confiante,  et  pourtant  on  l'avait  trompée! 

Effrayés  à  la  pensée  de  traverser  avec  si  peu  de  forces  les  lignes 
anglaises,  aussi  nombreuses  que  bien  retranchées,  les  chefs  avaient 
fait  prendre  par  la  rive  gauche,  malgré  les  prescriptions  de  Jeanne, 
qui  entendait  les  forcer.  Cependant,  arrivés  en  vue  d'Orléans,  ils 
rencontrèrent  devant  eux  des  obstacles  d'une  nature  non  moins  sé- 
rieuse, car  on  avait  trop  peu  de  bateaux  pour  charger  les  provisions, 
et  un  vent  terrible  empêchait  d'aborder  à  la  ville.  Laissons  parler  ici 
le  plus  illustre  témoin  de  cette  scène,  et  n'oublions  pas  que  la  véra- 
cité de  ces  paroles,  si  étranges  qu'elles  puissent  nous  paraître  au- 
jourd'hui, est  garantie  parle  témoignage  le  plus  solennel  qui  puisse 
se  présenter  dans  l'histoire,  par  le  sei'ment  de  Danois,  u  Est-ce  vous 
qui  avez  donné  le  conseil  de  venir  par  ce  côté-ci  et  qui  m'avez  empê- 
chée d'aller  directement  là  où  sont  Talbot  et  les  Anglais?  —  A  quoi 
le  déposant  répondit  que  d'autres  plus  sages  que  lui  avaient  cru  ce 
conseil  plus  sûr.  Alors  Jeanne  répondit  :  En  nom  Dieu,  le  conseil  de 
notre  Seigneur  est  plus  sûr  et  plus  sage  que  le  vôtre.  Vous  avez 
voulu  me  tromper  et  vous  vous  êtes  trompés  vous-mêmes,  car  je 
vous  amène  le  meilleur  secours  qui  ait  jamais  été  donné  à  aucune 
ville  et  à  aucune  armée,  puisque  c'est  le  secours  du  roi  du  ciel.  Il 
ne  provient  pas  de  moi;  il  vous  est  envoyé,  à  la  requête  de  saint  Louis 
et  de  saint  Charlemagne,  par  Dieu  lui-même,  qui  a  eu  pitié  de  la 

ville  d'Orléans Et  dit  en  outre  le  déposant  qu'au  même  moment 

le  vent,  qui  jusqu'alors  avait  été  contraire  et  empêchait  par  sa  vio- 
lence le  transport  des  vivres,  changea  et  devint  tout  à  coup  favo- 


338  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

rable.  Aussitôt  les  bateaux  partirent  à  pleines  voiles  et  arrivèrent 
malgré  le  canon  des  Anglais.  A  partir  de  ce  moment,  il  eut  bon  es- 
poir, et  supplia  Jeanne  d'entrer  dans  Orléans,  où  sa  présence  était 

si  vivement  désirée D'après  toutes  ces  circonstances,  il  paraît 

audit  déposant  que  ces  choses-là  venaient  de  Dieu  plutôt  que  des 
hommes  (l).  » 

Dunois  constate  au  même  interrogatoire  que  Jeanne  refusa  d'abord 
de  visiter  Orléans,  craignant  que  l'armée  ne  retombât  durant  son  ab- 
sence dans  les  désordres  dont  elle  avait  si  soudainement  tari  la 
source.  Il  fallut  cependant  se  rendre  aux  vœux  des  nobles  citoyens 
qui  avaient  si  bien  mérité  de  la  France.  En  voyant  la  pucelle,  ils  se 
sentirent,  selon  les  paroles  de  l'un  d'entre  eux,  a  tout  reconfortez  et 
comme  désassiégés  par  la  vertu  divine  qu'on  leur  avait  dit  être  en 
cette  simple  pucelle,  qu'ils  regardaient  moult  affectueusement,  tant 
hommes,  femmes  que  petits  enfans,  et  il  y  avait  moult  merveilleuse 
presse  à  toucher  à  elle  et  au  cheval  sur  quoy  elle  estoit.  » 

Entrée  dans  Orléans,  Jeanne  s'y  révéla  sous  un  aspect  qui  n'avait 
pas  même  été  soupçonné.  Prenant  fort  au  sérieux  son  titre  de  chef 
d'armée,  elle  imposa  à  tous  la  stricte  exécution  de  ses  ordres,  et 
déploya  en  matière  de  stratégie  une  compétence  et  une  rectitude 
d'esprit  qui  donnèrent  à  ses  avis  un  poids  considérable,  indépen- 
damment de  la  puissance  extraordinaire  qu'elle  avait  reçue  pour  les 
faire  prévaloir.  Elle  eut  grand'peine  à  pardonner  à  Dunois  la  décep- 
tion dont  il  avait  été  l'auteur  principal,  et  d'Aulon  a  donné  dans  sa 
déposition  le  récit  de  la  scène  moitié  piquante,  moitié  terrible,  dans 
laquelle  la  jeune  fdle,  assise  à  table  près  du  bâtard,  lui  déclare  que, 
s'il  la  trompe  sur  les  mouvemens  de  Falstalf  et  des  Anglais,  elle  lui 
fera  osier  la  teste  (2) . 

Pendant  qu'elle  confondait  les  gens  de  guerre  par  la  sagacité  de 
son  intelligence  et  par  sa  pénétration,  tandis  qu'elle  préparait  l'as- 
saut des  formidables  bastilles  élevées  par  les  Anglais  avec  la  soli- 
dité de  places  de  guerre,  la  pucelle  dictait  une  lettre  à  leurs  géné- 
raux pour  qu'ils  eussent  à  vider  incontinent  la  terre  de  France,  où 
Dieu  l'avait  envoyée  «  pour  réclamer  le  sang  royal,  les  avisant  que 
s'ils  persistent  à  disputer  l'héritaige  au  vrai  héritier,  lequel  entrera 
à  Paris  en  bonne  compaignée,  elle  les  férira  et  frappera,  et  en  fera 
si  grant  hayhay,  qu'encore  y  a-t-il  mil  ans  qu'en  France  ne  fut  si 
grant,  si  on  ne  lui  faict  raison  (3) .  » 

Ces  lettres  à  Talbot,  au  duc  de  Bedford  et  au  duc  de  Bourgogne, 
que  Jeanne  multiplie  comme  des  actes  de  conscience,  sont  curieuses 

(1)  Déposition  du  comt(3  de  Dimois,  Proc.  de  réhab.,  t.  III,  p.  6. 

(2)  Procès  de  réhabilitation,  t.  IIl,  p.  212. 

(3)  Procès  de  condamnation,  t.  I*^"",  p.  2'iO. 


JEANNE    d'arc    ET   SA   MISSION.  339 

à  plus  d'un  titre  :  elles  constatent  cette  horreur  du  sang  toujours 
professée  par  elle  jusque  dans  les  plus  terribles  extrémités  de  son 
ministère;  elles  établissent  combien  ce  ministère  lui-même  répu- 
gnait à  sa  nature,  combien  il  était  en  quelque  sorte  étranger  à  sa 
propre  personnalité.  Livrée  à  elle-même,  Jeanne  était  la  plus  douce 
des  femmes,  la  plus  ascétique  des  chrétiennes.  Elle  passait  ses  jours 
et  la  plus  grande  partie  de  ses  nuits  dans  l'oraison,  le  jeûne  et  la 
plus  austère  pi-atique  des  sacremens;  Louis  de  Contes,  son  page,  at- 
teste, comme  frère  Pasquerel,  son  aumônier,  qu'elle  ne  buvait  jamais 
que  de  l'eau  dans  les  somptueux  banquets  où  sa  présence  enivrait 
les  multitudes,  qu'elle  ne  mangeait  que  du  pain,  et  deux  fois  par  jour 
seulement;  ses  compagnons  de  guerre  sont  unanimes  pour  décla- 
rer qu'après  le  combat  ses  yeux  étaient  toujours  pleins  de  larmes. 
Telle  était  la  vraie  Jeanne  cî'Arc  lorsque  le  bras  de  Dieu  ne  la  dé- 
tournait pas  de  sa  voie  naturelle;  mais  sitôt  que  l'esprit  soufflait  et 
transformait  cette  frêle  créature,  la  brebis  devenait  lionne,  et  du 
fond  de  son  oratoire,  elle  s'élançait  en  poussant  des  rugissemens. 

Un  matin,  tout  dormait  dans  la  ville  et  autour  d'elle,  et  on  la 
croyait  elle-même  ensevelie  dans  le  sommeil  après  une  nuit  passée 
dans  la  prière.  Tout  à  coup  on  l'entend  crier,  avec  un  accent  de  dés- 
espoir et  d'horreur  qui  éveille  toute  la  maison,  que  ses  gens  sont 
repoussés,  que  le  sang  français  coule,  ce  sang  qu'elle  ne  peut  voir 
sans  que  les  cheveux  ne  lui  lèvent  ensur.  Au  milieu  de  l'universel 
silence  et  de  l'étonnement  général,  elle  appelle  et  demande  ses 
armes  avec  une  telle  furie,  qu'on  la  croit  frappée  de  vertige;  elle 
monte  à  cheval  demi  nue,  demi  armée,  et  reçoit  par  la  fenêtre,  des 
mains  de  son  page,  sa  lance  et  sa  bannière;  elle  se  dirige  vers  la 
porte  de  Bourgogne  par  la  route  la  plus  courte,  encore  qu'elle  ne 
l'eût  jamais  parcourue,  disent  les  témoins,  et  pousse  son  cheval  avec 
une  telle  ardeur,  qu'à  chaque  pas  le  fer  fait  jaillir  le  feu  du  pavé. 
Après  un  moment  d'hésitation,  on  se  décide  à  la  suivre,  et  bientôt 
l'extatique  vision  se  transforme  en  une  scène  d'émouvante  réalité. 
Une  troupe  de  gens  d'armes  avait  attaqué  sans  en  avoir  reçu  l'ordre 
l'un  des  retranchemens  anglais,  et,  repoussée  par  des  forces  supé- 
rieures, elle  rentrait  en  désarroi  dans  la  ville.  La  pucelle  a  bientôt 
rétabli  le  combat;  elle  s'élance  avec  fureur  sur  cet  ennemi  de  la 
France  dont  la  pensée  obsède  depuis  si  longtemps  sa  vie,  et  qu'il  lui 
est  enfin  donné  de  voir  face  à  face  :  une  foule  d'Anglais  jonchent  le 
sol,  un  plus  grand  nombre  est  mis  à  rançon,  le  retranchement  est 
enlevé,  la  terreur  pénètre  avec  la  défaite  dans  les  rangs  de  l'armée 
anglaise,  et  ceux  qui,  au  témoignage  de  Dunois  lui-même,  s'étaient 
depuis  trop  longtemps  accoutumés  à  triompher  des  Français  à  deux 
cents  contre  mille  tremblent  et  n'osent  se  défendre  contre  une  femme 


3/iO  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

envoyée  pour  leur  humiliation  plus  encore  que  pour  leur  ruine  (1). 

A  partir  de  cette  rencontre,  chaque  jour  fut  marqué  par  une  vic- 
toire. Immobiles  dans  leurs  retranchemens,  les  Anglais  outrageaient 
Jeanne  dans  sa  pudeur,  lui  disputant  un  bien  qu'elle  mettait  au- 
dessus  de  la  gloire,  parce  que  l'une  lui  venait  de  Dieu,  et  que  l'autre 
était  le  parfum  de  son  propre  cœur;  mais  leurs  plus  fiers  chevaliers 
n'osaient  affronter  la  terrible  bannière,  et  d'assiégés  les  Français 
étaient  devenus  assaillans  à  leur  tour. 

Jeanne  avait  emporté  la  bastille  des  Augustins;  il  s'agissait  d'as- 
saillir la  forteresse  du  pont,  dont  la  prise  assurait  le  déblocus  de  la 
place  en  faisant  tomber  toutes  les  défenses  anglaises.  Plusieurs  se- 
maines auparavant,  elle  avait  annoncé  à  Gien,  à  Charles  YII  lui- 
même,  et  elle  avait  répété  depuis  à  nombre  de  personnes,  qu'elle 
serait  blessée  dans  cet  assaut  décisif,  mais  elle  en  avait  en  même 
temps  garanti  le  succès.  Or  sa  parole  était  désormais  l'oracle  de  l'ar- 
mée et  de  la  population  tout  entière,  c'était  l'évangile  de  quiconque 
croyait  à  la  France.  Les  dispositions  militaires  furent  prises  par  elle 
avec  une  habileté  admirable,  et  Jeanne  s'élança  au  plus  fort  de  la 
mêlée  avec  autant  d'imi:)étuosité  que  de  sang-froid.  Une  lutte  ter- 
rible s'engagea  entre  la  surhumaine  confiance  des  uns  et  la  rage  im- 
puissante des  autres.  Un  javelot  vint  frapper  Jeanne  au  cou,  qu'il 
traversa,  ainsi  qu'elle  l'avait  annoncé  (2);  mais,  relevée  sitôt  après 
toute  sanglante,  elle  fit  porter  sur  le  rempart  sa  bannière,  autour 
de  laquelle  l'imagination  frappée  de  l'ennemi  voyait,  au  dire  d'un 
chroniqueur  contemporain,  voltiger  des  légions  d'anges,  et  «  ci-après, 
nous  dirent  et  affermèrent  les  plus  braves  capitaines  des  François, 
qu'ils  montèrent  contremont  le  boulevart  aussi  aisément  comme  par 
un  degré,  et  ne  sçavoient  considérer  comment  se  pouvoit  faire  ainsi 
sinon  par  œuvre  divin.  » 

Voyant  leurs  troupes  frappées  d'épouvante,  ne  parvenant  plus, 
malgré  une  grande  supériorité  numérique,  à  les  mettre  en  ligne 
contre  ces  bourgeois  si  longtemps  méprisés,  les  chefs  de  l'armée 

(1)  Voir  sur  ce  fait,  au  Procès  de  réhabilitation,  les  dépositions  concordantes  de 
Duaois,  de  Jean  d'Aulon,  de  Louis  de  Contes,  d'Aignan  Viole  et  de  frère  Jean  Pasquerel, 
témoins  oculaires. 

(2)  Cette  prédiction,  rappelée  par  Jeanne  elle-même  dans  son  procès,  t.  l",  p.  79,  est 
relatée  dans  huit  ou  dix  dépositions  de  l'enquête  de  U56.  M.  Quicherat  fait  d'ailleurs 
observer  qu'un  document  irréfragable  qu'il  publie  ôte  sur  ce  point  tout  prétexte  de 
doute,  toute  possibilité  de  contestation.  Il  s'agit  de  la  déclaration  du  sire  de  Rotse- 
laër,  consignée  dans  un  registre  de  la  cour  des  comptes  de  Brabant  par  le  greffier  de 
i-ette  compagnie,  comme  étant  extraite  d'une  lettre  datée  de  Lyon  le  22  avril  1429, 
lettre  écrite  dès-lors  quinze  jours  avant  l'événement  survenu  le  7,  et  dans  laquelle  la 
))rochaine  blessure  de  la  puce.Ue  est  annoncée  sur  sa  propre  déclaration.  [Collection  des 
Procès,  i.  IV,  p.  425.) 


JEANNE    d'arc    ET    SA    MISSION.  3/11 

anglaise  se  résolurent  à  une  retraite  devenue  nécessaire,  puisque  la 
prise  d'Orléans  était  désormais  manifestement  impossible.  Jeanne 
avait  fait  dresser  un  autel  en  plein  air  entre  les  murs  et  les  bastilles 
anglaises  pour  y  célébrer  la  victoire  de  la  France.  Au  moment  où 
l'ardent  Te  Deum  montait  dans  les  airs  comme  un  long  cri  de  déli- 
vrance, on  aperçut  les  lignes  épaisses  des  Anglais  tournant  le  dos 
à  Orléans  et  se  dirigeant  vers  Meung.  Alors  chacun  courut  à  son  des- 
trier et  à  sa  lance;  mais  d'un  signe  Jeanne  refréna  cette  ardeur  si 
naturelle  de  poursuite  et  de  vengeance.  «  Ils  s'en  vont,  ne  les  pour- 
suivons outre  et  ne  les  tuons,  car  c'est  aujourd'hui  dimanche,  et 
allons  remercier  Dieu.  »  Alors  bourgeois,  paysans,  soldats  et  prêtres, 
portant  sur  leurs  bras  l'enfant  par  qui  leur  étaient  venus  tant  de 
biens,  consommèrent  l'alliance  qui  jusqu'à  la  dernière  génération 
unira  le  peuple  Orléanais  à  sa  libératrice,  union  touchante  que  la 
France  était  appelée  à  voir  se  renouveler  sous  la  bénédiction  d'un 
prélat  dont  l'éloquente  parole  a  réveillé  après  quatre  siècles,  dans  la 
sainte  basilique,  le  puissant  écho  des  acclamations  du  grand  jour  (1) . 

Orléans  était  délivré,  et  la  France  se  sentait  revivre.  Jeanne  avait 
accompli  la  première  et  certainement  la  plus  hardie  de  ses  pro- 
messes, car  la  terreur  allait  la  précéder  désormais,  puisqu'en  se 
montrant  à  l'ennemi,  elle  paralysait  le  courage  au  cœur  des  plus 
braves.  Néanmoins  la  marche  sur  Reims  semblait,  sous  le  rapport 
stratégique,  présenter  des  difficultés  plus  insurmontables  encore. 
Traverser  soixante  lieues  d'un  pays  occupé  par  l'ennemi  et  hérissé  de 
places  fortes,  passer  trois  rivières  et  s'exposer  à  plusieurs  grands 
sièges,  faire  cela  avec  quelques  milliers  d'hommes  enivrés  du  succès 
de  la  veille,  mais  que  le  premier  obstacle  pouvait  jeter  dans  un  dé- 
couragement profond,  entreprendre  une  telle  campagne  avec  quel- 
ques centaines  de  francs  dans  le  trésor  royal  (2) ,  lorsque  le  régent 
anglais  faisait  refluer  vers  la  Champagne  toutes  les  forces  disponi- 
bles dans  le  nord  du  royaume,  c'était  au  point  de  vue  de  la  pru- 
dence humaine  un  véritable  acte  de  démence. 

Les  incertitudes  de  Charles  YII  et  de  son  conseil  étaient  donc  fort 
naturelles.  Ce  prince  avait  été  attéré  par  le  secret  de  Chinon,  et  la 
délivrance  d'Orléans  avait  excité  dans  son  âme  autant  de  joie  qu'en 
comportait  sa  nature  languissante  :  en  présence  de  la  noble  fille,  il 
s'animait  un  moment  au  feu  de  sa  parole  et  de  ses  regards;  mais 
loin  d'elle,  la  foi  cessait  bientôt  d' échauffer  son  faible  cœur.  Il  en 
était  ainsi  pour  tous  les  membres  de  son  conseil,  qui,  sans  mécon- 
naître les  miracles  du  jour,  s'obstinaient  à  douter  de. ceux  du  lende- 
main. Parmi  ceux-ci,  le  sire  de  La  Trémouille  figurait  au  premier 

(1)  Solennité  du  8  mai  1855. 

(2)  Procès,  t.  HT,  p.  85;  t.  IV,  p.  127,  333. 


3^2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rang.  Égoïste  et  pervers,  il  était  aussi  incapable  de  comprendre 
l'enthousiasme  que  de  l'éprouver,  et  ne  regrettait  point  la  prolon- 
gation d'une  crise  qui  avait  considérablement  élevé  sa  propre  for- 
tune. Avec  des  préoccupations  moins  désbonnêtes,  le  sire  de  Trèmes 
et  l'archevêque  de  Reims  étaient  de  vieux  politiques  auxquels  n'al- 
laient point  les  aventures.  Le  succès  d'Orléans  ne  les  rassurait  au- 
cunement sur  l'entreprise  de  Reims.  Charles  VII  balançait  entre 
les  cris  de  l'armée  et  les  conseils  de  ses  ministres.  Il  en  fut  ainsi 
jusqu'au  jour  où,  forçant  sa  chambre  de  retrait,  la  pucelle  apparut 
tout  à  coup  devant  lui  en  lui  commandant  au  nom  de  Dieu  d'aller 
prendre  sa  couronne.  C'est  dans  la  déposition  même  de  Dunois  qu'il 
faut  lire  cette  scène  incomparable  où  l'exaltation  de  la  pythonisse 
est  tempérée  par  la  placidité  de  la  vierge  chrétienne  (1). 

La  résolution  royale  fut  emportée  d'assaut  comme  l'avait  été  Or- 
léans; mais  avant  de  se  diriger  vers  la  Champagne  on  résolut  de 
s'emparer  des  places  qui  bordaient  la  Loire.  Conformément  à  ce  plan, 
Jeanne  força  l'enceinte  de  Jargeau  après  une  lutte  corps  à  corps  dont 
la  description  semble  empruntée  aux  (jesles  des  paladins.  A  Pathay, 
elle  tailla  en  pièces  l'armée  anglaise,  dont  la  moitié  demeura  sur  le 
champ  de  bataille.  La  plupart  des  villes  fortifiées  ouvrirent  leurs 
portes,  et  l'on  pénétra  en  Bourgogne  presque  sans  résistance.  Auxerre 
acheta  de  La  Trémouille,  à  beaux  deniers  comptans,  une  convention 
de  neutralité  à  laquelle  le  roi  apposa  sa  signature,  au  grand  déplai- 
sir de  la  pucelle.  Troyes  parut  vouloir  faire  une  longue  et  très  sé- 
rieuse résistance,  et  déjà  l'armée  royale,  arrivée  sous  ses  murs  sans 
canons  pour  les  forcer  et  sans  pain  pour  se  nourrir,  menaçait  de  se 
débander  et  doutait  pour  la  première  fois  de  sa  conductrice.  Au  con- 
seil, on  demandait  vivement  la  retraite,  et  cet  avis,  que  la  situation 
semblait  justifier,  aurait  probablement  prévalu,  lorsqu'introduite 
dans  l'assemblée,  Jeanne  prononça  ces  paroles  :  «  Je  vous  dis,  au 
nom  de  Dieu,  que  demain  le  roi  entrera  dans  la  ville.  »  A  cette  heure 
s'opérait  en  effet  la  révolution  la  plus  inattendue  dans  la  disposition 
des  habitans  ardemment  dévoués  à  la  faction  bourguignonne.  Des 
députés  arrivèrent  peu  après  au  camp  de  Charles  VII  pour  implorer 
sa  clémence,  et  au  jour  dit  il  pénétrait  dans  cette  place,  assez  forte 
pour  retenir  plus  de  six  mois  l'armée  royale  sous  ses  murs  (2). 

La  soumission  de  Troyes  assurait  celle  de  Reims.  La  garnison  an- 
glaise évacua  la  ville  sans  la  défendre,  et  Charles  pénétra  sans  résis- 

(1)  «  Dum  rex  esset  in  suà  camarà  de  reiraict  piiella  perciissit  ad  ostiiim^  et  quam 
citô  ingressa  est  posuit  se  genibiis^  et  amplexata  est  tibias  régis  diceus  :  iioLilis  del- 
phiue,  uou  teneatis  ampliùs  tôt  et  tanta  consilia,  sed  venite  quam  citiiis  Remis  ad  capien- 
dam  diguam  coroiiam...  et  oratione  suà  factà,  audiebat  uuam  voccm  diceiitem  sibi  : 
Fille  de  Dé,  va,  va.  Je  serai  à  ion  aide!  va.  »  {Proc,  t.  III^  p.  12.) 

(2)  Chronique  de  Jean  Chartier,  p.  76;  Collect.  des  Procès,  t.  III,  p.  117,  t.  IV,  p.  18, 46. 


JEANNE    d'arc    ET    SA   MISSION.  3Zl3 

tance  dans  cette  terre  promise  de  la  royauté,  dont  un  ange  lui  ou- 
vrait l'entrée.  Alors  s'accomplirent  les  symboliques  cérémonies  qui, 
dans  la  pensée  de  Jeanne,  étaient  la  consécration  nécessaire  du  pou- 
voir :  debout  près  de  l'autel,  sa  bannière  à  la  main  et  le  visage  inondé 
de  larmes,  elle  goûta  l'une  de  ces  joies  recueillies  et  profondes  qui 
laissent  deviner  les  joies  du  ciel. 

VT. 

Sitôt  après  la  phase  de  sa  gloire  s'ouvrit  celle  de  sa  passion. 
Ce  n'est  pas  que  Jeanne  crût  sa  mission  terminée  à  Reims,  ni  que 
celle-ci  le  fût  en  effet,  selon  une  opinion  si  universellement  accrédi- 
tée qu'il  faut  pour  la  combattre  s'armer  d'irrésistibles  autorités. 
M.  Quicherat  a  prouvé  qu'après  le  sacre  Jeanne  ne  se  croyait  pas 
moins  qu'avant  cette  époque  dans  la  plénitude  de  son  action  surna- 
turelle; il  a  établi,  par  les  affirmations  réitérées  de  la  pucelle  et  par 
les  dépositions  de  tous  les  témoins  de  sa  vie,  que  la  plus  fausse  inter- 
prétation d'un  texte  incomplet  a  pu  seule  faire  prévaloir  la  croyance 
que  Jeanne  avait  consenti,  par  condescendance  pour  le  roi  et  peut-être 
par  faiblesse  pour  elle-même,  à  prolonger  son  rôle  militaire  au-delà  du 
terme  assigné  par  son  inspiration  intime  (1) .  La  pucelle  promettait  de 
conduire  le  roi  à  Paris  avec  autant  d'assurance  qu'elle  s'était  enga- 
gée à  le  mener  à  Reims;  elle  répète  plusieurs  fois  durant  le  cours  de 
son  procès  que  sa  mission  n'est  point  terminée,  et  qu'elle  se  sent 
aussi  assistée  qu'au  premier  jour.  En  présence  de  l'ennemi  qui  la  re- 
tient dans  ses  fers,  elle  déclare  avoir  conçu  l'espérance  de  conduire 
elle-même  une  armée  française  en  Angleterre  pour  y  délivrer  le  duc 
d'Orléans  prisonnier  (2).  Enfin  la  poésie  contemporaine,  venant  com- 
pléter et  colorer  l'histoire,  attribue  à  Jeanne  l'intention  formelle  de 
faire  suivre  la  délivrance  de  la  France  de  celle  de  la  terre  sainte, 
confondant  ainsi  dans  l'œuvre  de  la  pucelle  les  plus  constantes  as- 
pirations de  sa  patrie  (3) . 

Dans  ses  plus  mauvais  jours,  Jeanne  est  aussi  fière  et,  à  bien  dire, 
aussi  confiante  que  dans  ses  plus  magnifiques  triomphes.  Pourtant 
les  dix  mois  qui  s'écoulèrent  depuis  le  sacre  de  Reims  jusqu'au  siège 
de  Compiègne  ne  furent  pour  la  pucelle  qu'un  enchaînement  de 
douleurs  et  de  revers  à  peine  interrompu  par  quelques  succès.  Bles- 
sée sous  les  murs  de  Paris,  elle  est  prise  dans  une  sortie;  écrasée  sous 
des  malheurs  dont,  le  commandement  nominal  de  l'armée  ne  lui  per- 

(1)  Nouvelles  Observations  sur  l'Histoire  de  Jeanne  d'Arc,  1850,  p.  40.  Voyez  dans 
cette  brochure  la  rectification  des  textes  altérés  depuis  le  xvi*  siècle  jusqu'à  nos  jours, 
particulièrement  celui  de  la  Chronique  anonyme  de  la  Pucelle. 

(2)  Interrogatoire  du  12  mai  1431,  t.  !«■■,  p.  133. 

(3)  Vers  de  Christine  de  Pisan  datés  du  31  juillet  1429. 


^llh  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

met  pas  de  décliner  la  responsabilité,  on  la  dirait  rejetée  de  Dieu  et 
des  hommes  comme  un  instrument  usé  et  compromis. 

Le  contraste  si  soudain  de  ces  deux  fortunes  n'a  rien  d'obscur  pour 
riiistoire.  11  semblerait  toutefois  plus  facile  de  l'expliquer  encore  en 
se  plaçant  un  moment  dans  l'ordre  mystique  où  vivait  la  pucelle.  Le 
secours  envoyé  au  roi  de  France  ne  pouvait  être  efficace  qu'autant 
que  ce  prince  y  correspondrait  spontanément  par  sa  foi;  si  abondante 
et  si  extraordinaire  que  soit  la  grâce,  elle  ne  saurait  agir  que  dans  la 
mesure  où  l'homme  l'accepte,  et  concourt  à  son  action  par  l'usage 
de  sa  liberté.  Or  cette  acceptation  avait  été  pleine  et  entière  à  Orléans, 
elle  avait  été  incomplète  mais  suffisante  jusqu'à  Reims,  elle  devint 
nulle  de  Reims  à  Paris.  La  puissance  de  la  pucelle,  tout  en  demeu- 
rant dans  sa  plénitude,  fut  donc  paralysée  dans  ses  eflets  par  la  ré- 
sistance du  scepticisme  et  par  des  antipathies  rendues  plus  vives  de 
jour  en  jour  par  les  succès  de  Jeanne,  et  qui  avaient  fini  par  deve- 
nir implacables  comme  la  vengeance. 

Du  mois  de  juillet  1429  au  mois  de  mai  lliW,  la  vie  de  Jeanne 
d'Ai'C  ne  fut  qu'une  lutte  désespérée  contre  les  mauvais  vouloirs  des 
chefs  du  gouvernement  et  de  quelques  chefs  de  l'armée.  De  Reims 
elle  veut  diriger  celle-ci  sur  Paris,  se  portant  garante  que  le  roi  en- 
trera dans  sa  capitale  sans  résistance;  mais  cet  avis  n'est  point  suivi, 
et  de  Soissons  l'armée  se  détourne  sur  Château-Thierry  pour  gagner 
Bray-sur-Seine.  Dévoués  à  Jeanne,  les  soldats  exigent  qu'on  re- 
prenne la  route  de  Paris,  mais  les  politiques  trouvent  plus  sûr  d'y 
pénétrer  par  transaction  que  par  assaut;  l'on  conclut  donc  avec  le 
duc  de  Bourgogne  une  trêve  que  Jeanne  refuse  un  moment  pour  son 
compte  de  reconnaître,  et  que  le  duc  ne  tarde  pas  à  violer  auda- 
cieusement.  Il  faut  bien  alors  se  résoudre  à  attaquer  Paris;  mais 
les  moyens  de  la  défense  ont  décuplé,  et  la  ville  est  devenue  in- 
expugnable. Un  premier  assaut  est  repoussé,  Jeanne  y  reçoit  une 
blessure  grave.  Elle  se  relève  pourtant,  l'œil  inspiré  et  la  parole  su- 
blime; elle  affirme  que  ses  voix  lui  garantissent  le  succès  immédiat 
de  l'attaque  si  l'on  consent  à  la  reprendre.  Pour  toute  réponse,  le 
sire  de  Gaucourt  la  fait  mettre  de  force  sur  un  cheval  et  reconduire 
au  camp  pendant  qu'il  ordonne  de  sonner  la  retraite  (1). 

A  partir  de  ce  jour,  Jeanne  ne  fut  plus  au  sein  de  l'armée  royale 
qu'un  embarras  dont  on  aspirait  à  se  dégager,  parce  qu'on  redou- 
tait son  influence  sur  le  peuple,  quelque  scrupule  qu'elle  se  fit  d'en 
user  jamais  contre  son  roi.  Les  pré\  entions  et  les  haines  se  cachè- 
rent sous  des  honneurs  dérisoires,  et  il  devint  impossible  de  mécon- 
naître le  parti  pris  de  tenir  la  pucelle  en  dehors  de  toutes  choses, 
tout  en  continuant  de  s'en  servir  et  de  la  compromettre  dans  des 

(1)  Chronique  de  Perceval  do  Caigny,  t.  IV,  p.  2'.,  20. 


JEANNE    d'arc    ET    SA    MISSION.  3/î5 

expéditions  sans  conséquences  sérieuses.  L'habileté  avait  repris  le 
terrain  qu'elle  avait  dû  céder  à  l'enthousiasme,  et  Jeanne,  devenue 
une  étrangère  h  côté  de  la  royauté  qu'elle  avait  faite  et  qu'elle  ado- 
rait, commença  auprès  de  Charles  Yll  le  supplice  qui  devait  s'ache- 
ver sur  le  bûcher.  Ayant  tontes  les  apparences  du  commandement 
et  toutes  les  réalités  de  la  servitude,  ne  tenant  plus  à  la  vie  que  par 
le  devoir,  Jeanne  s'élance  à  Compiègne  sur  les  bataillons  ennemis, 
et  sans  croire  à  une  trahison  que  toutes  les  vraisemblances  repous- 
sent malgré  l'assertion  de  quelques  historiens,  il  est  impossible  de 
douter  de  la  lâche  satisfaction  avec  laquelle  fut  accueillie  jusque 
dans  le  camp  royal  l'annonce  de  la  prise  de  l'héroïque  jeune  fille, 
tombée  aux  mains  d'un  chevalier  bourguignon  pour  être  vendue  à 
l'Angleterre  (1). 

Le  plan  de  cette  étude  nons  interdit  de  monter  avec  Jeanne  tous 
les  degrés  de  son  long  calvaire,  et  de  la  suivre  durant  une  année  de 
forteresse  en  forteresse,  de  cachot  en  cachot,  de  juridiction  en  juri- 
diction. Aucun  commentaire  ne  suppléerait  d'ailleurs  à  l'impression 
que  laisse  la  lecture  des  documens  édités  par  M.  Quicherat.  On  de- 
meure écrasé  sous  ces  réponses  d'une  profondeur  naïve  et  mépri- 
sante, comme  celles  de  Joas  à  Athalie.  Les  plus  hauts  mystères  de 
l'ordre  psychologique  et  divin  y  sont  abordés  avec  la  sincérité  de 
l'enfance,  la  hauteur  du  génie  et  la  fierté  du  patriotisme,  tempérée 
par  un  adorable  esprit  de  soumission  et  de  simplicité. 

L'issue  du  procès  ne  saurait  étonner  personne,  quelque  mons- 
trueuse que  fût  une  telle  poursuite  contre  une  prisonnière  que  l'An- 
gleterre n'avait  point  faite  et  qu'elle  s'était  procurée  à  prix  d'ar- 
gent. L'évêque  de  Beauvais,  irréprochable  au  point  de  vue  des 
mœurs  et  de  la  doctrine,  fut  jusqu'au  dernier  jour  de  sa  vie  un 
homme  de  parti  aussi  convaincu  que  passionné;  ses  assesseurs,  inti- 
midés d'ailleurs  par  les  menaces  des  Anglais,  appartenaient  presque 
tous  à  la  faction  bourguignonne.  Ces  hommes-là  avaient  à  juger  une 
personne  dont  l'intervention  venait  de  rendre  la  France  aux  Arma- 
gnacs; ils  avaient  vu  pour  la  plupart  se  consommer  sous  leurs  yeux 
les  faits  prodigieux  dont  on  les  appelait  par  leur  jugement  à  définir 
doctrinalement  la  nature.  Pour  eux,  ces  prodiges  étaient  manifestes, 
car  bien  loin  que  le  caractère  miraculeux  en  soit  infirmé  au  procès, 
tout  le  travail  des  interrogateurs,  et  particulièrement  de  l'évêque 
président,  consiste  à  mettre  ce  caractèie  surnaturel  en  dehors  de 
toute  contestation.  Les  miracles  de  Jeanne  sont  reconnus  avec  plus 
d'empressement  par  ses  juges  que  par  elle-même.  Dès-lors  la  seule 

(1)  Voyez,  entre  mille  autres  preuves,  la  lettre  de  l'archevêque  de  Reims  aux  habitans 
<lc  sa  ville  diocésaine  api  es  la  catastrophe  de  Compiègne.  Collée  f.  des  Vi-orès,  t.  V,  p.  1G8. 


346  REVUE    DES   DEUX    JIONDES. 

question  débattue  devant  ce  sombre  tribunal  est  celle-ci  :  Les  pro- 
diges accomplis  par  l'accusée  au  profit  du  parti  armagnac  viennent- 
ils  du  ciel  ou  de  l'enfer?  Or  quel  autre  verdict  qu'un  verdict  de 
condamnation  les  Bourguignons  pouvaient-ils  rendre  sur  ce  point-là? 
Ceux-ci  se  firent  les  instrumens  d'une  vengeance  qui  servait  leurs 
propres  passions,  et  la  mort  de  Jeanne  d'Arc  ne  fut  pas  moins  le 
crime  de  l'esprit  de  parti  que  le  crime  de  l'étranger. 

D'ailleurs  la  vierge  appelée  à  sauver  le  pays  perdu  par  une  femme 
devait  être  un  holocauste  encore  plus  qu'une  triomphatrice,  et  les 
flammes  du  bûcher  devenaient  l'auréole  nécessaire  de  sa  couronne. 
Jeanne  avait  toujours  eu  la  conscience  de  l'épreuve  suprême  qui  l'at- 
tendait. Sans  avoir  jamais  reçu  de  ses  voix  de  révélation  précise  ni 
sur  la  date,  ni  sur  le  genre  de  sa  mort,  et  tout  en  se  rattachant  à 
l'existence  avec  la  vigueur  d'une  forte  nature,  elle  soupçonnait  quelle 
ne  durerait  guère,  et  conseillait  sans  cesse  à  ses  partisans  d'user  vite 
et  beaucoup  de  son  secours,  que  le  ciel  ne  tarderait  pas  à  leur  ôter. 
Ce  contraste  entre  l'attachement  à  la  vie  d'une  belle  jeune  fille,  sacrée 
par  la  gloire  et  par  l'amour  d'un  peuple,  et  sa  résignation  dans  des 
épreuves  dépassant  la  limite  des  forces  humaines,  cette  lutte  conti- 
nue entre  la  femme  et  la  sainte,  qui  commence  dans  une  chaumière 
pour  finir  dans  un  cachot,  répand  autour  de  la  physionomie  de  Jeanne 
d'Arc  une  atmosphère  d'inexprimable  mélancolie;  c'est  à  travers  les 
nuag»3s  que  le  nimbe  radieux  resplendit  sur  son  front. 

La  mission  de  Jeanne  eut  deux  caractères  piincipaux  :  elle  fut 
grande  au  point  d'embrasser  le  plus  lointain  avenir  de  sa  patrie;  elle 
fut  manifeste  au  point  de  terrasser  par  son  évidence  quiconque 
jDrendrait  la  peine  d'y  regarder.  Cette  mission  fut  grande,  car  si  au 
xv^  siècle  Jeanne  n'avait  pas  été  envoyée,  le  monde  moderne  aurait 
changé  de  face,  et  la  dictature  morale  de  l'Europe,  exercée  deux  siè- 
cles plus  tard  par  la  France,  aurait  passé  à  l'Angleterre.  En  déli- 
vrant Orléans  et  en  menant  le  roi  à  Reims,  Jeanne  avait  réalisé  un 
prodige  aussi  manifeste  dans  l'ordre  politique  que  l'eût  été  dans 
l'ordre  naturel  la  résurrection  d'un  mort  ou  du  moins  la  soudaine 
guérison  d'un  malade  désespéré.  Bien  que  les  épreuves  des  derniers 
mois  de  sa  carrière  et  la  déplorable  issue  de  la  plupart  des  entre- 
prises où  elle  restait  engagée  sans  les  avoir  conseillées,  surtout  sans 
les  conduire,  eussent  aiïaibli  au  sein  du  parti  royaliste  l'ardente  foi 
par  laquelle  s'étaient  accomplis  tant  de  miracles,  ce  fut  par  Jeanne 
d'Arc  et  par  elle  seule  que  s'opéra,  comme  une  conséquence  de  son 
œuvre,  la  délivrance  finale  du  royaume.  Lorsque,  six  ans  après  la 
catastrophe  de  Rouen  (1) ,  Charles  VII  entrait  dans  Paris,  qu'il  n'avait 

(1)  13  novembre  r.37. 


JEANNE    d'arc    ET   SA    MISSION.  3^7 

pas  VU  depuis  son  enfance,  lorsqu'il  recouvrait  plus  tard  la  Norman- 
die et  la  Guyenne,  le  monarque  achevait  l'œuvre  de  la  paysanne, 
sans  laquelle  Charles  de  Valois  n'aurait  été  pour  l'histoire  qu'un 
prétendant  et  peut-être  qu'un  bâtard. 

La  mission  de  la  pucelle  fut  aussi  évidente  que  féconde ,  car  il 
faut  répudier  toutes  les  règles  consacrées  en  matière  de  certitude 
historique,  ou  il  faut  accepter  les  faits  qui  l'établissent.  Ces  faits 
nous  montrent  Jeanne  subissant  la  volonté  d'en  haut  avec  une  dou- 
leur aussi  profonde  que  sa  résignation  est  entière,  mais  ne  la  subis- 
sant qu'après  avoir  supplié  le  ciel  de  détourner  d'elle  le  calice,  et 
engagé  contre  sa  destinée  la  lutte  de  Jacob  contre  l'ange.  Jeanne  est 
un  instrument;  elle  n'a  rien  en  propre  que  sa  pureté  et  sa  faiblesse; 
rien  n'est  moins  spontané  que  sa  pensée,  moins  libre  que  son  ac- 
tion. Aussi  avec  quel  scrupule  elle  prend  soin  de  circonscrire  elle- 
mèuie  et  cette  mission  et  les  pouvoirs  qui  en  découlent  !  Pour  sauver 
le  roi  et  délivrer  la  France,  elle  se  tient  pour  plus  puissante  que 
tous  les  monarques  de  la  terre  et  vaut  à  elle  seule  dix  armées;  elle 
le  déclare  à  chaque  instant  avec  une  hauteur  qui  serait  monstrueuse 
si  elle  venait  de  l'homme,  et  qui  n'est  sulilime  que  parce  qu'elle 
vient  de  Dieu.  Hors  de  là,  elle  n'est  plus  qu'une  pauvre  fille  passant 
ses  jours  à  regretter  l'obscurité  de  son  enfance.  Celle  qui  gagne  les 
batailles  ne  peut  soulager  aucunes  misères,  si  ce  n'est  en  pleurant 
sur  elles  comme  la  dernière  des  femmes  ;  elle  en  sait  sur  les  affaires 
étrangères  à  son  œuvre  beaucoup  moins  long  que  les  autres,  et  lors- 
qu'on a  recours  à  ses  avis,  c'est  avec  la  plus  entière  conviction  qu'elle 
invite  à  aller  en  consulter  de  plus  savans.  Elle  n'a  reçu  aucun  don, 
aucune  grâce  spéciale  :  lui  demande-t-on  à  genoux  sa  bénédiction, 
elle  la  refuse  et  s'afflige  de  l'ignorance  de  ce  peuple,  qui  la  prend 
pour  un  évêque.  Lui  présente-t-on  des  malades  à  guérir,  des  enfans 
à  toucher,  elle  s'épouvante  à  la  pensée  de  devenir  une  occasion  in- 
volontaire de  superstition  et  presque  de  scandale.  Elle  peut  tout 
pour  délivrer  un  grand  royaume,  rien  pour  guérir  une  migraine. 
Celle  qui  écrit  aux  rois  de  l'Europe  des  lettres  qu'on  dirait  émanées 
de  la  chancellerie  de  Charlemagne  ou  de  Napoléon  est  pleine  d'effroi 
à  la  seule  pensée  d'un  fait  qui  aurait  pu  devenir  pour  elle  l'occasion 
lointaine  d'un  péché  véniel. 

Telle  fut  Jeanne  d'Arc  dans  l'histoire,  telle  elle  devra  rester  dans 
la  postérité.  Cette  glorieuse  mémoire  a  eu  de  bien  tristes  fortunes, 
et  ne  paraît  pas  en  avoir  encore  épuisé  le  cours.  L'étude  a  ramené 
vers  elle  :  l'on  a  regardé  et  l'on  a  été  vaincu.  En  présence  de  faits 
aussi  éclatans  que  la  lumière,  l'équivoque  amazone  si  longtemps 
badigeonnée  par  l'ignorance  a  disparu  sans  retour;  mais  au  lieu  des 
draperies  du  cirque,  voici  venir  les  oripeaux  de  l'école  humanitaire. 


3i8  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

L'on  travaille  à  faire  passer  dans  le  nébuleux  panthéon  où  la  répu- 
blique côtoie  le  scepticisme  la  sainte  qui  manque  au  martyrologe 
chrétien.  On  va  plus  loin,  et,  parla  plus  bizarre  des  imaginations,  on 
présente  comme  débordant  d'enthousiasme  républicain  le  cœur  le  plus 
ardemment  royaliste  qui  ait  jamais  battu  dans  une  poitrine;  l'humble 
bergère  catholique  devient  une  adepte  du  progrès,  à  peu  près  comme 
si  Cathelineau  se  transformait  en  Condorcet.  Doué  de  trop  de  savoir, 
et,  hâtons-nous  de  le  dire,  de  trop  de  bonne  foi  pour  méconnaître 
les  faits  prodigieux  dont  cette  vie  surabonde,  on  voudrait  les  ex- 
pliquer par  je  ne  sais  quel  don  d'intuition  et  par  la  divination  de  la 
pensée  démocratique,  élevée  chez  Jeanne  d'Arc  à  sa  plus  haute  puis- 
sance (1).  Tant  qu'on  reste  dans  l'abstraction  et  la  rhétorique,  cette 
explication-là  en  vaut  une  autre;  mais  lorsqu'on  aborde  la  vie  de  la 
pucelle  jour  par  jour  et  page  par  page,  il  faut  changer  de  terrain, 
sous  peine  de  le  voir  se  dérober  sous  vos  pieds.  Aller  droit  aux  gens 
qu'on  ne  connaît  point,  pénétrer  des  secrets  cachés  au  plus  profond 
du  cœur,  voir  dans  l'obscurité  de  la  nuit  des  scènes  qui,  par  la  dis- 
tance, échappent  aux  regards  les  plus  perçans,  prédire  vingt  fois, 
avec  la  ponctualité  d'un  astronome  annonçant  une  éclipse,  les  faits 
les  plus  invraisemblables  et,  humainement  parlant,  les  plus  absurdes, 
—  ce  sont  là  des  actes  qu'on  tenterait  très  vainement  d'expliquer  par 
V extase  patriotique  ou  par  le  miracle  des  forces  morales.  Qu'on  le 
sache  bien ,  aucune  figure  n'est  moins  propre  que  celle  de  cette 
douce  madone  à  recevoir  le  vernis  humanitaire.  Il  n'y  a  pas  de  per- 
sonnage plus  difficile  à  draper  dans  le  manteau  d'hiérophante,  et  qui 
se  prêtât  moins  au  rôle  de  prophétesse  et  de  révélatrice  qu'on  aime- 
rait à  lui  attribuer,  Jeanne  était  aussi  ferme  dans  sa  foi  que  scru- 
puleuse dans  sa  conduite  :  elle  unissait  en  religion  l'ardeur  de  l'aigle 
à  la  timidité  de  la  colombe. 

Force  est  donc  de  se  résigner  ou  à  nier  les  faits,  comme  cela  s'est 
pratiqué  si  longtemps,  ou  à  chercher  des  explications  plus  plausi- 
bles. Pour  moi,  je  n'en  vois  que  deux  entre  lesquelles  tout  homme 
de  sens  est,  ce  me  semble,  conduit  à  choisir  :  ou  la  pucelle  fut  en- 
voyée de  Dieu  pour  sauver  la  France,  comme  la  bergère  de  Nanterre 
l'avait  été  dix  siècles  auparavant,  ou  elle  avait  le  don  de  la  seconde 
vue  et  la  perception  magnétique.  Ou  elle  a  précédé  Mesmer  et  Ca- 
gliostro,  ou  elle  procède  de  Jésus-Christ.  Elle  est  la  sœur  de  sainte 
Geneviève  ou  la  rivale  du  somnambule  Alexis. 

Louis  DE  Carné. 

(1)  Voyez  les  Histoires  de  France  de  MM.  Roux,  Michelet,  Lavallée,  Henri  Martin. 


THÉRÈSE 


SOUVENIR   D'ALLEMAGNE 


Un  matin,  en  se  levant,  un  jeune  homme  de  Paris,  qu'on  appe- 
lait Gérard  de  N...,  reçut  une  lettre  de  son  notaire,  qui  le  priait  de 
passer  chez  lui.  Ce  notaire  était  d'un  caractère  méthodique  et  silen- 
cieux, il  ne  lui  écrivait  jamais  que  dans  les  circonstances  urgentes, 
Cîérard  se  rendit  donc  sur-le-champ  à  son  étude,  et  un  petit  clerc 
l'introduisit  dans  le  cabinet  de  son  patron. 

Le  notaire  montra  à  son  client  un  vieux  fauteuil  de  cuir,  et,  lui 
présentant  un  papier  : 

—  Vous  avez,  dit-il  en  s' adressant  à  Gérard,  une  parente  en  Alle- 
magne? 

—  Une  parente?...  C'est  possible,  je  ne  sais  pas. 

— •  Je  le  sais,  moi.  C'est  une  sœur  de  votre  grand-père.  Elle  vient 
de  mourir  sans  laisser  de  testament.  Vous  êtes  son  plus  proche  héri- 
tier. Voyez  s'il  vous  convient  de  réclamer  la  succession  ou  de  la 
laisser  aux  collatéraux. 

—  Et  cette  succession  est-elle  considérable?  demanda  Gérard. 

—  Cent  mille  écus  à  peu  près.  Voici  les  titres  qui  constituent  vos 
droits. 

Si  riche  qu'on  soit,  cent  mille  écus  ne  sont  pas  chose  qu'on  dé- 
daigne. —  C'est  bien,  reprit  Gérard.  Cela  me  contrarie  un  peu  à 
cause  des  courses  de  Chantilly  qui  vont  commencer,  mais  je  partirai. 

Il  se  leva,  mit  les  papiers  dans  sa  poche,  prit  sa  canne  et  salua  le 
notaire. 


350  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Vous  ne  me  demandez  seulement  pas  où  il  faut  aller  pour 
recueillir  l'héritage?  s'écria  le  tabellion  d'un  air  bourru. 

—  Tiens  !  c'est  vrai  !  Vous  m'avez  dit  en  Allemagne,  je  crois... 

—  En  Allemagne!  en  Allemagne!  vous  chercheriez  longtemps  s'il 
vous  fallait  faire  le  tour  de  l'Allemagne  !  C'est  à  D...  que  votre  tante 
est  morte  ! 

Gérard  sortit  là-dessus  et  partit  le  jour  même. 

L'homme  de  loi  auquel  le  jenne  héritier  s'adressa  en  arrivant  à 
D...  trouva  que  les  droits  de  Gérard  étaient  incontestables;  mais  la 
succession  de  la  bonne  dame  était  embarrassée  d'affaires  litigieuses 
qui  devaient  en  rendre  la  liquidation  lente  et  laborieuse.  Trois  se- 
maines s'écoulèrent  sans  que  Gérard  pût  encore  prévoirie  moment 
où  finiraient  les  inextricables  difficultés  qui  surgissaient  de  toutes 
parts.  Les  trésors  du  fameux  jardin  des  Ilespérides  étaient  moins 
bien  gardés  que  les  cent  mille  écus  que  Gérard  était  allé  chercher  en 
Allemagne.  Il  attendait  néanmoins  avec  patience  un  dénoûment  cha- 
que jour  promis  et  chaque  jour  reculé,  mais  dans  cette  attente  il 
s'ennuyait.  Une  lettre  qu'il  écrivit  à  cette  époque  à  un  de  ses  amis 
de  Paris  donnera  une  idée  de  son  ennui. 

«Ce  7  mai  185... 

«  Mon  cher  Henri, 

«  Le  croirais-tu?  je  bois  de  la  bière  et  je  fume  dans  une  grande 
pipe  dont  le  fourneau  de  porcelaine  blanche  est  orné  des  portraits 
authentiques  de  Faust  et  de  Marguerite,  Voilà  à  quelle  extrémité 
m'a  réduit  la  vie  que  je  mène  ici  ! 

«  Je  commence  le  jour  par  une  chope  et  je  le  finis  par  une  pipe. 
C'est  le  chemin  de  l'abrutissement.  Cette  chope  et  cette  pipe  crois- 
sent et  multiplient  :  elles  naissent  les  unes  des  autres.  Encore  trois 
mois,  je  me  surprendrai  en  flagrant  délit  de  conversation  allemande, 
et  je  ne  me  reconnaîtrai  plus. 

((On  parle  quelquefois  de  l'ennui  à  Paris;  certaines  personnes 
même  ont  la  prétention  de  l'avoir  éprouvé  :  quelle  fatuité  !  L'ennui 
français,  l'ennui  parisien  surtout  est  une  distraction  :  il  jette  de  la 
variété  dans  la  vie.  On  ne  connaît  l'ennui  qu'à  D...  Il  y  est  né,  il  y 
habite,  et  jamais  il  n'émigre.  Le  jour  même  de  votre  arrivée  à  D..., 
il  vous  rend  visite.  Le  lendemain,  il  boit  et  fume  avec  vous.  On  n'a 
pas  d'ami  plus  fidèle. 

((  Les  hommes  d'affaires  entre  lesquels  je  distribue  mon  temps 
sont  bien  certainement  les  plus  honnêtes  gens  du  monde,  mais  ils 
ont  le  malheur  de  se  ressembler  tous,  et  cette  continuelle  ressem- 
blance est  une  des  choses  les  plus  monotones  qui  se  puissent  voir. 
11  en  est  ici  des  maisons  comme  des  hommes  :  il  n'y  a  qu'une  archi- 


SOUVENIR   D'ALLEMAGNE.  351 

lecture  comme  il  n'y  a  qu'un  caractère.  L'hôtel  où  je  suis  descendu 
est  vaste,  grand,  haut  et  carré  comme  une  caserne.  Dès  qu'on  a 
passé  le  Rhin,  on  rencontre  cet  hôtel  partout.  Des  fenêtres  de  mon 
appartement,  je  vois  manœuvrer  l'infanterie  prussienne,  et  ce  spec- 
tacle constitue  un  de  mes  plus  vifs  divertissemens.  De  ces  mêmes 
fenêtres,  je  vois  encore  les  arbres  du  parc  de  D...  Ce  parc  est  fort 
beau,  et  on  y  entend  le  soir  la  musique  militaire  du  régiment  qui 
tient  garnison  dans  la  ville.  Cette  musique  est  très  bonne,  mais  je 
suis  le  seul  à  l'écouter.  Personne  ne  se  promène  à  D...  Si  on  voyait 
en  une  semaine,  dans  la  principale  rue  de  la  ville,  passer  autant  de 
monde  qu'on  en  rencontre  dans  une  rue  de  Paris  en  une  heure,  le 
gouvernement  croirait  qu'une  révolution  va  éclater,  et  ferait  prendre 
les  armes  à  sa  troupe. 

«  Le  garçon  d'hôtel  qui  me  sert  m'avait  d'abord  amusé.  Il  est 
si  bête  !  Comme  je  lui  demandai  des  renseignemens  sur  D. . . ,  Samuel, 
—  c'est  son  nom,  —  sourit  d'un  air  béat.  —  Ah  !  monsieur,  s'écria- 
t-il,  les  femmes  y  sont  rouges  comme  des  cerises  et  rondes  comme 
des  pommes.  —  Après  quoi,  il  s'en  alla  en  branlant  la  tête  comme 
un  magot.  Évidemment  sa  comparaison  l'avait  rempli  de  joie. 

((  La  bêtise  n'est  malheureusement  pas  un  plaisir  qui  puisse  égayer 
longtemps.  Samuel  ne  me  suffit  plus,  et  cependant  il  rit  toujours 
quand  il  me  regarde.  Il  faut  croire  c{u'il  y  a  dans  mon  visage  quelque 
chose  qui  excite  son  hilarité. 

((  Si  maintenant  tu  me  demandes  à  quelle  époque  je  quitterai  D... , 
je  te  répondrai  avec  mon  homme  d'affaires  :  bientôt;  mais  comme 
on  ne  se  lasse  pas  de  me  répéter  ce  mot  sur  tous  les  tons  depuis  le 
jour  de  mon  arrivée,  je  crois  bien  qu'en  allemand  il  signifie  :  jamais. 

((  Et  vous  avez  le  boulevard,  et  vous  avez  l'Opéra,  et  vous  avez 
Paris,  ingrats,  et  vous  vous  plaignez!  Je  me  suis  plaint  aussi.  Voyez 
comme  j'ai  été  puni!  Prenez  garde  d'être  condamnés  à  six  mois 
de  D... 

«  Je  sais  bien  que  les  personnes  avec  lesquelles  je  suis  en  relation 
m'ont  engagé  à  passer  la  soirée  chez  elles;  on  m'a  même  invité  à  de 
grands  dîners  où  chacun  des  convives  riait  pendant  cinq  minutes  en 
souvenir  du  mot  spirituel  dit  par  son  voisin  un  quart  d'heure  aupa- 
ravant. Après  le  dîner,  il  y  avait  symphonie  au  salon,  ce  que  les 
Italiens  appellent  musica  da  caméra,  quelquefois  on  valsait  un  peu 
entre  fiancés;  mais  à  la  quatrième  soirée  l'expérience  m'a  démontré 
que  mon  ennui  solitaire  valait  mieux  que  ces  plaisirs,  et  dès  lors  j'ai 
renoncé  à  les  goûter.  Ma  pauvre  bonne  tante  ne  saura  jamais  ce  que 
son  héritage  me  coûte.  Peut-être  m'objecteras-tu  qu'il  m'est  loisible 
de  l'abandonner  aux  collatéraux.  Oui,  sans  doute,  mais  j'y  mets  de 
l'entêtement;  j'ai  commencé,  je  veux  finir.  Et  puis  une  retraite,  ne 


352  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

serait-ce  pas  la  victoire  de  l'Allemagne  sur  la  France,  un  souvenir 
de  Rosbach  ou  de  Leipzig?  Non,  l'honneur  me  défend  de  céder,  et  je 
ne  céderai  pas. 

«  Je  t'ai  parlé  tout  à  l'heure  du  parc  de  D...  et  des  promenades 
auxquelles  on  s'y  livre  quelquefois.  L'autre  jour,  j'y  ai  fait  une  ren- 
contre du  genre  féminin.  Ne  va  pas  crier  à  l'aventure;  il  n'est  ques- 
tion de  rien  moins  que  de  cela.  Il  était  quatre  heures.  La  musique 
militaire  jouait  une  valse  de  Strauss.  Au  détour  d'une  allée,  j'aper- 
çus sur  un  banc  une  jeune  fdle,  qui  me  parut  jolie,  en  compagnie 
d'une  vieille  dame.  Comme  je  la  regardais,  la  jeune  fille  sourit  et 
me  fit  un  petit  salut  de  la  tête.  Je  jetai  les  yeux  machinalement  der- 
rière moi  pour  voir  si  ce  salut  ne  s'adressait  pas  à  quelqu'un  que 
je  ne  voyais  pas.  Il  n'y  avait  personne  dans  le  parc.  A  quelques  pas 
de  là,  je  me  retournai.  La  jeune  Allemande  s'était  levée  et  s'éloi- 
gnait; en  s'en  allant,  elle  sourit  de  nouveau  et  me  fit  de  la  main  un 
léger  signe  d'adieu. 

«  Il  me  sembla  bien  que  j'avais  déjà  rencontré  cette  jolie  fille  deux 
ou  trois  fois  dans  mes  promenades;  mais  bien  que  je  retournasse  au 
.parc  tous  les  jours,  je  restai  toute  une  semaine  sans  l'apercevoir. 
Elle  portait  une  profusion  de  rubans  bleus  qui  ne  pouvaient  man- 
quer de  la  faire  reconnaître.  Hier  enfin,  à  la  même  heure,  je  l'ai  re- 
trouvée sur  le  même  banc,  avec  les  mêmes  rubans  bleus,  et  en  com- 
})agnie  de  la  vieille  dame  que  j'avais  remarquée  déjà.  Elle  sourit  en 
me  voyant,  et  me  salua  d'un  mouvement  de  tête  amical.  Je  n'étais 
pas  seul  malheureusement;  mon  diable  d'homme  de  loi  me  tenait 
par  le  bras,  et  me  conduisait  chez  un  confrère.  Il  ne  fallait  pas  son- 
ger à  le  quitter;  je  passai  donc  sans  m' arrêter.  J'imagine  que  j'ai 
valsé  dans  quelque  salon  de  Paris  avec  cette  Allemande  l'hiver  der- 
nier, et  qu'elle  veut  me  montrer  par  ce  sourire  et  ce  salut  qu'elle 
me  reconnaît.  L'ennui  est  un  puissant  conservateur. 

«  Je  te  vois  d'ici,  mon  cher  Henri,  secouant  la  tête  et  faisant  la 
moue!...  Tant  de  lignes  pour  une  rencontre,  et  le  pauvre  garçon 
s'en  occupe!  Quelle  décadence!...  Que  veux-tu!  Je  suis  à  D...  » 

Ce  que  la  lettre  de  Gérard  ne  disait  pas,  c'est  qu'il  était  déterminé 
à  retourner  au  parc  tous  les  jours  et  à  s'y  promener  jusqu'à  ce  qu'il 
pût  retrouver  la  jeune  fille  aux  rubans  bleus  et  entrer  en  conversa- 
tion avec  elle.  Il  craignait  seulement  que  la  présence  de  la  vieille 
dame  ne  le  gênât  un  peu.  Le  hasard  le  servit  à  merveille.  Dès  le 
lendemain,  il  aperçut  la  petite  Allemande  sur  son  banc,  et  il  ne  fut 
pas  plus  tôt  auprès  d'elle,  qu'elle  inclina  doucement  la  tête  en  le 
regardant.  Gérard  s'approcha  sans  hésiter. 

—  Je  savais  bien  que  vous  reviendriez,  dit-elle  en  lui  tendant  la 
main. 


SOUVENIR    D'ALLEMAGNE.  355 

La  simplicité  de  cet  accueil  déconcerta  Gérard.  —  Mais,  répon- 
dit-il avec  un  sourire  fade,  je  vous  avais  vue,  il  était  donc  certain  que 
je  reviendrais. 

Cette  réponse  était  peut-être  d'un  goût  douteux,  et  tout  au  moins 
le  compliment  qu'elle  renfermait  était-il  d'une  désespérante  bana- 
lité; cependant  la  petite  Allemande  le  reçut  comme  s'il  eût  été  le  plu^î 
«charmant  du  monde. 

—  Alors  pourquoi  vous  faire  attendre  si  longtemps?  reprit-elle 
d'un  air  de  reproche. 

Gérard  se  retrancha  derrière  la  timidité,  qui,  à  vrai  dire,  n'était 
pas  son  défaut;  il  n'avait  pas  osé,  il  n'avait  pas  pu;  il  s'embrouilla, 
et  balbutia  un  peu.  La  jeune  fille  secoua  sa  tête  blonde.  —  Tout 
cela  serait  très  bon  si  nous  nous  connaissions  d'hier,  dit-elle;  mais 
entre  nous  pourquoi  tant  de  façons? 

Pour  le  coup  Gérard  se  trouva  fort  embarrassé;  il  ne  douta  plus 
que  l'Allemande  et  lui  ne  se  fussent  rencontrés  dans  quelque  bal,  à 
Paris;  mais  il  eut  beau  la  regarder  avec  attention,  ses  traits  ne  lui 
rappelaient  aucun  souvenir.  Il  cherchait  quelques  mots  pour  répon- 
dre, lorsque  la  fille  aux  rubans  bleus  poursuivit  avec  vivacité  : 

—  Vous  viendrez  nous  voir,  ma  maison  est  tout  près  d'ici;  il  y  a 
un  beau  jardin  avec  une  porte  verte  entre  deux  buissons  de  cléma- 
tites et  de  chèvrefeuilles.  Le  soir,  quand  il  fait  clair  de  lune,  c'est 
charmant.  Nous  prendrons  du  chocolat;  l'aimez-vous  toujours? 

—  Oui,  répondit  résolument  Gérard,  dont  l'étonnement  augmen- 
tait de  minute  en  minute. 

—  Mais,  reprit  tout  à  coup  son  interlocutrice,  pourquoi  donc  avez- 
vous  changé  de  nom?  Vous  vous  nommiez  Rodolphe  autrefois,  et  j'ai 
])ien  entendu  hier  qu'on  vous  appelait  Gérard.  Gérard  est  très  joli, 
mais  j'aime  mieux  Rodolphe. 

Gérard  ouvrit  de  grands  yeux  et  se  gratta  le  front,  cherchant  une 
réponse,  lorsque  la  vieille  dame,  qui  jusqu'alors  n'avait  pas  remué 
et  semblait  à  cent  lieues  de  la  conversation,  leva  sur  le  jeune  homme 
des  yeux  d'une  expression  si  suppliante,  qu'il  s'arrêta  court. 

—  C'est  que,  poursuivit  la  jeune  fille,  à  laquelle  les  longs  silences 
et  les  monosyllabes  du  faux  Rodolphe  ne  paraissaient  donner  au- 
cune surprise,  c'est  que  vous  voulez  sans  doute  cacher  votre  retour 
à  tout  le  monde? 

—  C'est  cela,  dit  Gérard. 

—  Eh  bien!  moi,  qui  n'ai  pas  voyagé,  je  m'appelle  toujours  Thé- 
rèse. 

—  Vous  avez  bien  fait,  Thérèse  est  un  nom  charmant. 

Gérard  regarda  par  terre  et  se  mit,  avec  le  bout  de  sa  canne,  à 
tracer  sur  le  sable  des  caractères  fantastiques.  Il  sentait  qu'il  deve- 

TOME   I.  23 


35/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

naît  stupicle  et  regrettait  beaucoup  la  fantaisie  qui  l'avait  poussé  à 
saluer  Thérèse.  Cette  impossibilité  où  il  était  de  dissiper  l'erreur 
dans  laquelle  elle  était  tombée  le  gênait  horriblement;  il  voulait  par- 
ier et  ne  savait:  que  dire.  Il  pensait  quelquefois  que  la  petite  Alle- 
mande était  atteinte  de  folie,  et  le  regard  que  sa  vieille  compagne 
avait  jeté  sur  lui  le  maintenait  dans  cette  idée;  mais  quand  il  exa- 
minait Thérèse  à  la  dérobée,  rien  dans  l'expression  de  son  visage 
calme  et  souriant,  rien  dans  le  vif  et  doux  rayon  de  ses  yeux  ne  venait 
confirmer  cette  supposition.  Il  était  fort  perplexe  et  craignait  de  tré- 
bucher à  la  première  question  que  Thérèse  ne  manquerait  pas  de  lui 
adresser.  Il  se  taisait  donc  et  se  contentait  de  maudire  cette  fâcheuse 
î'essemblance  qui  donnait  à  un  Français  la  figure  d'un  Prussien. 

La  vieille  dame,  qui  restait  silencieuse,  le  nez  dans  un  gros  livre 
qu'elle  semblait  lire  attentivement,  le  tira  tout  à  coup  d'embarras. 
—  Ma  chère  enfant,  dit-elle,  voilà,  je  crois,  le  moment  de  nous  re- 
tirer :  il  est  cinq  heures. 

A  ces  mots,  et  sans  répliquer,  Thérèse  se  leva  toute  droite;  elle 
ajusta  son  mantelet  et  tendit  de  nouveau  la  main  à  Gérard.  —  A  de- 
main, dit-elle;  je  vous  ferai  voir  mon  jardin.  —  Elle  s'éloigna  d'un  pas 
tranquille  au  bras  de  la  vieille  dame,  se  retourna  au  coin  de  l'ave- 
nue et  disparut,  laissant  Gérard  tout  étourdi  de  la  rencontre  qu'il 
venait  de  faire  et  de  la  conversation  qui  l'avait  suivie. 

Il  lentra  à  l'hôtel  fort  troublé  et  fort  indécis  à  l'endroit  du  ren- 
dez-vous que  Thérèse  lui  avait  donné  pour  le  lendemain.  Devait-il 
y  aller  ou  ne  plus  reparaître  dans  le  })arc?  Mais  ne  plus  y  reparaître, 
c'était  se  priver  de  la  musique  militaire  qui  faisait  sa  principale, 
presque  son  unique  distraction.  Sa  curiosité  en  outre  était  excitée. 
iSaturellement  il  questionna  Samuel  pour  obtenir  quelques  rensei- 
gnemens  sur  M""  Thérèse;  mais  Samuel  était  originaire  de  Cologne, 
il  n'habitait  ])...  que  depuis  deux  ou  trois  mois,  et  ne  connaissait  de 
la  ville  que  les  voyageurs  qui  la  traversaient. 

Gérard  s'endormit  sans  avoir  rien  résolu,  et  vit  en  rêve  les  dos- 
siers de  sa  succession  entourés  de  rubans  bleus  avec  des  couronnes 
de  clématites  et  son  brave  homme  de  loi  qui  dansait  en  robe  blanche. 
Une  visite  matinale  le  tira  de  ces  extravagances.  Le  bruit  de  sa  porte 
qu'on  poussait  lui  fit  ouvrir  les  yeux,  et  il  vit  la  vieille  dame  que  Sa- 
muel introduisait  dans  sa  chambre  avec  un  sourire  malin.  Elle  pria 
Gérard  de  ne  pas  se  déranger,  et  s'assit  surun  fauteuil  au  pied  du  lit. 

—  Mon  Dieu!  monsieur,  dit-elle  à  Gérard  quand  ils  furent  seuls, 
ma  visite  a  lieu  de  vous  surprendre;  mais  je  tenais  à  vous  expliquer 
certaines  choses  que  sûrement  vous  n'avez  pas  comprises.  Peut-être 
même,  après  que  vous  m'aurez  entendue,  aurai-je  un  service  à  vous 
demander. 


SOUVENIR    d' ALLEMAGNE.  355 

Elle  se  tut  un  instant,  parut  se  recueillir,  puis  raconta  ù  Géra;<] 
son  histoire  et  celle  de  Thérèse. 

La  vieille  daine  s'appelait  M'"'=  de  Lubner;  Thérèse  était  sa  petite- 
nièce.  En  fait  de  parens,  Thérèse  n'avait  qu'elle  au  monde  avec  des 
cousins  éloignés  qu'elle  n'avait  jamais  vus  et  qui  habitaient  Berlin. 
La  jeunesse  de  Thérèse  s'était  passée  à  la  campagne,  entourée  de 
toute  l'aisance  et  du  luxe  que  donne  une  grande  fortune;  les  meil- 
leurs maîtres  avaient  aidé  à  cultiver  les  heureuses  dispositions  de 
son  esprit.  Quant  à  son  caractère,  il  était  d'une  douceur  et  d'une 
égalité  qui  ne  se  démentaient  jamais.  On  remarquait  seulement  en 
elle  un  singulier  penchant  à  la  rêverie  et  au  merveilleux. 

Thérèse  avait  à  cette  époque  un  cousin  germain  du  nom  de  Ro- 
dolphe, avec  lequel  s'était  écoulée  une  partie  de  son  enfance;  elle  le 
revit  à  l'âge  de  seize  ans,  et  ils  vécurent  ensemble  dix-huit  mois  ou 
deux  ans,  après  lesquels  on  les  fiança.  La  vie  de  Thérèse  était  alors 
comme  un  frais  et  limpide  ruisseau  qui  coule  entre  deux  rives  fleu- 
j-ies,  sans  bruit  et  sans  murmure.  Le  père,  qui  avait  des  idées  ar- 
rêtées sur  les  questions  d'argent,  voulut,  aussitôt  après  ces  fian- 
çailles, que  Rodolphe  voyageât,  prît  une  teinture  du  commerce,  et, 
à  défaut  de  fortune  acquise,  se  mît  en  position  d'en  gagner  une  par 
son  industrie.  Le  jeune  homme  partit  donc  pour  l'Amérique,  où  l'un 
des  amis  de  M.  van  B...  avait  de  grands  établissemens. 

A  peu  de  temps  de  là,  M.  van  B...  fut  emporté  en  trois  jours  par 
une  attaque  d'apoplexie.  On  trouva  dans  ses  papiers  une  lettre  par 
laquelle  il  enjoignait  à  sa  femme  de  suivre  en  tous  points  les  instruc- 
tions qu'il  lui  avait  données  pour  le  mariage  de  sa  fille.  Cette  lettre 
arrêta  M"^  van  B...,  qui  déjà  s'apprêtait  à  écrire  à  Rodolphe  pour  le 
faire  revenir.  Elle  se  résigna,  ainsi  que  Thérèse,  à  attendre  le  terme 
de  quatre  ans  fixé  par  le  défunt. 

Rouolphe  écrivait  souvent,  et  ses  lettres  témoignaient  des  progrès 
qu'il  faisait  dans  la  science  des  affaires  et  de  son  application  à  obéir 
aux  vœux  de  M.  van  B...  Thérèse  touchait  à  sa  vingtième  année; 
déjà  plus  de  la  moitié  du  temps  prescrit  s'était  écoulée  lorsqu'on  ap- 
prit un  soir  que  Rodolphe  était  mort  de  la  fièvre  jaune  à  la  Nouvelle- 
Orléans.  La  fatalité  voulut  que  Thérèse  fût  instruite  brusquement  de 
cette  mort.  Elle  tomba  par  teri'e  en  recevant  la  nouvelle,  et  resta  toute 
une  nuit  et  tout  un  jour  sans  donner  signe  de  vie.  Toute  la  maison 
tremblait  à  la  pensée  du  désespoir  qu'elle  montrerait  à  son  réveil. 
Quand  elle  ouvrit  les  yei^x,  Thérèse  souiit;  elle  passa  les  mains  sur 
son  front  et  s'informa  du  motif  qui  faisait  que  tant  de  personnes 
étaient  réunies  autom-  d'elle.  La  tranquillité  de  ce  réveil  fut  plus 
effrayante  que  n'aurait  pu  l'être  l'explosion  de  sa  douleur.  Tout  le 
monde  la  regardait  avec  des  yeux  épouvantés.  Elle  demanda  pour- 


Î55(i  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

quoi  elle  était  couchée,  et  sur  la  réponse  qu'on  lui  fit  qu'elle  avail 
été  un  peu  malade,  elle  déclara  que  c'était  bien  fini,  et  qu'elle  vou- 
lait se  lever.  Sa  mère  se  sauva  en  courant  dans  une  chambre  voisine 
et  tomba  à  genoux;  elle  pleurait  à  chaudes  larmes  et  criait  que  sa 
pauvre  fille  était  folle. 

Depuis  cette  malheureuse  journée,  Thérèse  n'avait  presque  jamais 
parlé  de  Rodolphe;  il  semblait  qu'elle  eût  entièrement  perdu  l'usage 
de  la  mémoire;  le  coup  violent  qu'elle  avait  reçu  avait  produit 
comme  un  vide  dans  une  case  de  son  cerveau.  Cependant,  en  dehors 
de  tout  ce  qui  se  rattachait  au  souvenir  de  son  fiancé,  elle  était  res- 
tée à  peu  près  la  même.  On  reinarqua  seulement  que  Thérèse  se 
plaignait  quelquefois  d'une  douleur  aiguë  à  la  tête.  Elle  avait  tou- 
jours cette  humeur  égale  qu'on  lui  avait  connue  au  temps  de  son 
bonheur;  mais  elle  n'était  plus  gaie,  et  son  penchant  à  la  rêverie  in- 
clinait vers  une  sorte  de  mélancolie  dont  rien  ne  la  pouvait  tirer. 
M""*  van  B...,  désespérée  de  l'état  de  sa  fille,  tomba  dans  une  ma- 
ladie de  langueur  qui  fit  de  rapides  progrès,  et  mourut  en  se  repro- 
chant d'avoir  été  la  cause  de  cette  catastrophe  par  une  soumissioii 
trop  absolue  aux  ordres  de  son  mari. 

yVvant  d'expirer,  la  pauvre  femme  avait  appelé  auprès  d'elle  une 
de  ses  parentes,  M"'*  de  Lubner,  à  laquelle  elle  avait  demandé  comme 
iHje  grâce  de  ne  jamais  abandonner  Thérèse,  quoi  qu'il  arrivât.  M""'  de 
Lubner  l'avait  solennellement  pronsis,  et  depuis  ce  moment  la  vieille 
dame  et  sa  pupille  vivaient  ensemble  dans  cette  même  maison  où  la 
nouvelle  de  la  moit  de  Rodolphe  avait  porté  un  si  grand  trouble. 

La  fin  de  sa  mère  ne  parut  pas  produire  une  grande  impression 
sur  l'esprit  de  Thérèse.  Elle  pleura  beaucoup  le  lendemain  quand 
on  s'opposa  à  ce  qu'elle  entrât  dans  la  chambre  où  M'""  van  B... 
avait  rendu  le  dernier  soupir,  se  plaignant  que  tour  à  tour  on  la  sé- 
parât de  tous  ceux  qu'elle  aimait.  Elle  en  parla  deux  ou  trois  fois 
les  jours  suivans.  On  ne  savait  que  lui  dire,  dans  la  crainte  que  la 
découverte  de  la  vérité  n'agît  sur  elle  comme  un  coup  de  foudre: 
mais  enfin,  sur  l'observation  d'un  vieux  serviteur  qui  lui  dit  en  bal- 
butiant que  sa  mère  était  partie  pour  le  ciel  :  —  Ah  !  oui,  dit-elle: 
elle  voyage  comme  Rodolphe.  —  Ce  fut  tout,  et  elle  n'en  demandii. 
plus  de  nouvelles. 

Cet  amour  du  merveilleux,  qui  avait  toujours  paru  chez  Thérèse, 
se  manifestait  de  plus  en  plus.  On  l'entendait  quelquefois  causer 
toute  seule  dans  le  jardin,  comme  si  une  personne  invisible  eût  été 
là  pour  lui  répondre;  elle  parlait  bas,  élevait  la  voix,  chantait  et  agis- 
sait en  toute  chose  comme  une  personne  qui  aurait  été  sous  l'empire 
d'une  hallucination.  Ce  fut  alors  qu'elle  contracta  l'habitude  de  s'ha- 
i)iller  de  blanc,  avec  une  profusion  singulière  de  rubans  bleus  qu'elle 


SOUYEiNIR    D'ALLEMAGNE.  357 

attachait  à  son  corsage,  à  ses  cheveux,  à  son  chapeau,  à  ses  poignets. 
On  finit  par  découvrir  qu'un  vieux  pastel,  qui  se  trouvait  dans  une 
pièce  écartée  et  que  Rodolphe  aimait  beaucoup,  représentait  une 
femme  ainsi  vêtue.  Son  esprit  incertain  attachait  peut-être  à  ce  cos- 
tume une  signification  qui  échappait  à  tout  le  monde;  peut-être 
voyait-elle  dans  cette  robe  blanche  et  ces  rubans  bleus  la  toilette 
des  fiancées. 

Chaque  jour  à  cinq  heures, — heure  où  la  fatale  nouvelle  lui  avait 
été  apportée,  —  Thérèse  tombait  en  syncope.  C'était  moins  encore 
un  évanouissement  qu'un  sommeil  magnétique.  On  avait  cherché 
quelque  temps  à  combattre  cette  disposition,  mais  elle  éprouvait  alors 
une  telle  agitation,  des  transports  si  vifs  et  si  violens,  de  tels  accès 
de  rires  et  de  pleurs,  qu'on  dut  renoncer  à  la  contrarier.  Ces  som- 
meils ne  duraient  jamais  plus  d'une  heure  ou  deux,  et  elle  en  éprou- 
vait un  soulagement  singulier.  Le  mal  dont  elle  souffrait  à  la  tête 
augmentait  ou  diminuait  d'intensité  suivant  que  ce  repos  surnaturel 
avait  été  plus  ou  moins  profond. 

La  vie  des  deux  femmes  était  tout  à  fait  calme  et  retirée.  Elles 
avaient  quitté  le  monde,  et  petit  à  petit  le  monde  les  avait  oubliées. 
Elles  ne  sortaient  presque  jamais  de  leur  maison,  si  ce  n'est  pour 
quelques  promenades  dans  le  parc  de  D...  Cependant,  depuis  la 
rencontre  qu'elles  avaient  faite  de  Gérard,  M'"'  de  Lubner  avait 
remarqué  que  Thérèse  montrait  plus  d'animation  et  plus  de  vie. 
Sa  tristesse  habituelle  avait  même  un  peu  cédé;  on  l'avait  entendue 
rire.  Le  cœur  de  la  pauvre  femme  en  était  épanoui.  Elle  y  voyait 
comme  l'aurore  d'une  guérison  possible. 

—  Mais  à  quoi  attribuez-vous  cette  familiarité  qui  tout  d'abord  m'a 
si  étrangement  surpris?  demanda  Gérard  à  M™*  de  Lubner  après 
qu'elle  eut  achevé  son  récit.  Trouvez -vous  quelque  ressemblance 
entre  ce  Rodolphe  dont  vous  parlez  et  moi  ? 

—  Oui  certainement,  bien  qu'elle  ne  m'eût  pas  frappée  si  Thérèse 
ne  me  l'avait  fait  observer,  répondit  M™^de  Lubner.  Le  premier  jour 
où  vous  vîntes  à  passer,  elle  me  poussa  le  coude.  —  Chut  !  me  dit- 
elle  tout  bas  et  la  bouche  contre  mon  oreille,  le  voilà  ! — Je  ne  compris 
pas  d'abord,  et  je  regardai  de  tous  côtés.  Un  moment  après,  elle  me 
pressa  le  bras,  vous  étiez  près  de  nous,  et  Thérèse  vous  fit  un  signe 
de  la  tête.  —  Je  vois  bien,  me  dit-elle,  qu'il  ne  veut  pas  être  reconnu, 
mais  certainement  il  nous  viendra  voir...  Et  comme  vous  vous  éloi- 
gniez, elle  ajouta  :  —  Il  est  un  peu  changé,  n'est-ce  pas?  Il  a  tant 
voyagé!...  Ces  derniers  mots  furent  un  trait  de  lumière;  je  compris 
tout.  Elle  voyait  en  vous  ce  Rodolphe,  qu'elle  n'a  jamais  pleuré  et 
qu'elle  a  regretté  jusqu'à  la  folie. 

M"*  de  Lubner  se  couvrit  le  visage  de  ses  mains. 


358  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Que  voulez-vous  que  je  fasse?  dit  Gérard.  Si  je  puis  vous  être 
bon  à  quelque  chose,  disposez  de  moi. 

11  fut  convenu  entre  elle  et  Gérard  qu'il  retournerait  au  parc,  et 
que  si  Thérèse  lui  demandait  encore  de  la  venir  voir  dans  son  jar- 
diu,  il  s'y  rendrait;  mais  surtout  il  promit  de  ne  pas  la  tirer  de  son 
erreur  et  d'agir  en  toutes  choses  comme  s'il  eût  été  réellement  Ro- 
dolphe. M"'^  de  Lubner  lui  donna  quelques  indications  qui  devaient 
hii  permettre  de  jouer  son  rôle,  et  ils  se  séparèrent. 

Le  jour  même,  quand  ils  se  revirent,  Thérèse  ne  manqua  pas  de 
dire  à  Gérard  qu'elle  l'attendait  dans  son  jardin. 

—  Nous  y  serons  seuls,  reprit-elle,  personne  ne  vous  y  verra;  ainsi 
ne  craignez  rien. 

Il  promit  d'y  aller,  et  s'y  rendit  en  effet  à  sept  heures. 

La  maison  habitée  par  Thérèse  était  entourée  de  haies  vives  et 
d'arbustes  comme  une  maison  de  campagne.  Située  à  l'une  des  ex- 
trémités de  la  ville  et  décorée  avec  beaucoup  de  goût,  elle  avait  un 
aspect  souriant  qui  plaisait  au  regard  :  elle  était  blanche  avec  des 
touffes  de  roses  le  long  des  murs.  Quand  Gérard  parut,  Thérèse 
venait  de  sortir  de  son  sommeil  léthargique.  Elle  passa  vivement 
son  bras  sous  le  sien  et  l'entraîna  vers  un  berceau  de  jasmins  et  de 
chèvrefeuilles  où  ils  s'assirent  l'un  près  de  l'autre. 

—  La  lune  va  se  lever  dans  une  heure,  dit-elle,  nous  prendrons 
du  chocolat  et  nous  ferons  de  la  musique. 

Elle  battit  des  mains  comme  un  enfant  et  regarda  Gérard. 

—  M'aimez-vous  ainsi?  reprit-elle;  j'ai  pensé  à  vous  en  mettant 
ces  rubans  bleus. 

Thérèse  était  une  de  ces  femmes  à  qui  le  chapeau  fait  perdre  une 
partie  de  leurs  avantages.  Tête  nue,  elle  était  charmante;  elle  avait 
une  grâce  singulière  dans  tous  les  mouvemens  et  un  son  de  voix 
d'une  douceur  extrême.  Gérard,  qui  ne  pouvait  s'empêcher  d'être 
ému  en  la  regardant,  la  trouva  donc  ce  qu'elle  était  réellement,  très 
jolie  et  très  séduisante.  Elle  avait  dans  l'esprit  un  tour  original  qui 
prêtait  un  grand  attrait  à  sa  conversation;  on  n'y  découvrait  aucun 
trouble,  aucun  embarras,  mais  elle  laissait  voir  une  certaine  exalta- 
tion dans  toutes  les  choses  qui  touchent  aux  influences  occultes,  à 
la  vertu  des  songes  et  des  pressentimens,  et  cette  exaltation  mêlait 
un  grahi  de  bizarrerie  à  la  fraîcheur  de  son  esprit.  Sur  ces  ques- 
tions-là, elle  se  montrait  intraitable. 

—  Que  de  fois  vous  avais-je  vu  avant  de  vous  retrouver  !  dit-elle 
à  Gérard.  Le  matin  même  du  jour  où  je  vous  ai  salué  pour  la  pre- 
mière fois,  vous  m'étiez  apparu  dans  mon  sommeil;  aussi  n'ai-je 
pas  été  surprise  quand  je  vous  ai  rencontré. 

Elle  voulut  que  Gérard  lui  racontât  ses  voyages.  Grâce  aux  indi- 


SOUTENIR    d'aLLEMAGTSE.  359 

cations  de  M""=  de  Liibner,  il  s'en  tira  sans  trop  d'encombre;  mais, 
comme  il  allait  finir,  elle  l'interrompit  : 

—  Vous  ne  me  parlez  pas  de  la  Nouvelle-Orléans?  dit-elle.  N'y 
êtes-vous  donc  pas  allé? 

Gérard  éprouva  un  moment  d'embarras. 

—  Oui,  reprit-il  enfin,  j'y  suis  allé. 

Il  y  eut  un  instant  de  silence,  pendant  lequel  Gérard  cherchait 
ses  mots  et  arrangeait  une  réponse  habile. 

—  J'y  suis  !  s'écria-t-elle;  vous  n'avez  fait  qu'y  passer,  après  quoi 
vous  êtes  parti...  on  n'a  jamais  su  pour  quel  pays. 

Tout  en  parlant,  Thérèse  chiffonnait  les  rubans  de  son  corsage, 
les  yeux  en  l'air,  comme  si  elle  eût  cherché  dans  le  ciel  le  nom  du 
pays  mystérieux  vers  lequel  son  ami  avait  dirigé  sa  course.  Gérard 
tremblait  qu'un  éclair  de  raison  ne  lui  fît  entrevoir  la  vérité;  mais 
la  lune,  qui  parut  au-dessus  de  la  haie,  large  et  brillante,  détourna 
les  pensées  de  la  jeune  fille.  Elle  se  leva  d'un  bond. 

—  Je  vous  l'avais  bien  promise,  s'écria-t-elle,  la  voilà  !  la  voilà  î 
Elle  entrama  Gérard  au  sommet  d'un  petit  kiosque  d'où  l'on  voyait 

la  campagne,  alors  baignée  d'une  vapeur  lumineuse,  et,  s' asseyant 
à  ses  pieds,  elle  posa  la  tête  sur  les  genoux  du  jeune  homme  avec 
l'abandon  naïf  d'un  enfant. 

Les  visites,  une  fois  commencées,  se  renouvelèrent.  Gérard  éprou- 
vait un  charme  indéfinissable  dans  la  compagnie  de  cette  aimable  fille, 
dont  l'esprit  se  dépouillait  lentement,  mais  avec  des  grâces  infinies, 
des  voiles  où  la  tristesse  et  le  silence  l'avaient  quelque  temps  enlacé. 
Il  ne  pouvait  dire  s'il  l'aimait  ou  si  la  pitié  seule  le  ramenait  à  la 
porte  verte  du  jardin;  mais  il  ne  pressait  plus  les  houimes  d'affaires 
et  les  laissait  coraplaisamment  embrouiller  l'inextricable  échevean 
de  formalités  dans  lequel  la  succession  de  sa  tante  était  prise  comme 
dans  un  filet.  Quand  il  rentrait  le  soir  dans  son  hôtel,  il  se  denîan- 
dait  bien  quelquefois  comment  finirait  cette  aventure;  mais,  comme 
il  ne  se  sentait  pas  la  force  d'agir  à  la  façon  d'Alexandre  tranchant 
le  nœud  gordien,  il  s'endormait  et  n'y  pensait  plus. 

M™*  de  Lubner  s'inquiétait  bien  aussi  de  cette  rencontre  dont  le 
hasard  avait  fait  une  intimité.  Quelles  n'en  pouvaient  pas  être  les 
conséquences!  Mais  le  bien-être  qu'en  ressentait  sa  pupille,  le  calme, 
la  joie,  la  vivacité  qu'elle  lisait  dans  ses  traits  ranimés  par  le  soufile 
de  la  vie  étaient  autant  de  résultats  qui  faisaient  taire  la  voix  de  la 
prudence.  Dans  l'existence  pâle  et  déshéritée  que  lui  avait  faite  le 
hasard,  devait-elle  priver  Thérèse  de  cette  suprême  conso'ation?  Elle 
laissait  donc  conversations  et  promenades  suivre  leur  cours. 

Thérèse  était  bonne  musicienne;  il  lui  arrivait  souvent,  le  soir, 
quand  la  pluie  ou  le  vent  ne  permettait  pas  de  rester  au  jardin, 


360  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  se  mettre  au  piano,  de  chanter  les  mélodies  de  Schubert  ou  de 
jouer  quelque  sonate  de  Mozart.  Elle  ne  le  faisait  jamais  sans  que 
de  grosses  larmes  lui  tombassent  des  yeux.  Les  Adieux  surtout, 
qu'elle  n'avait  plus  chantés  depuis  le  départ  de  Rodolphe,  produi- 
saient sur  elle  une  impression  profonde.  Elle  pleurait  dès  les  pre- 
mières mesures  et  presque  toujours  était  forcée  de  s'interrompre 
avant  la  fin. 

Un  soir  qu'elle  avait  beaucoup  pleuré,  elle  alla  se  réfugier  dans 
le  petit  berceau  oîi  la  première  fois  elle  avait  reçu  Gérard.  Il  l'y 
suivit,  en  proie  à  un  grand  trouble.  Elle  était  assise  et  regardait  les 
étoiles.  Le  vent  faisait  pleuvoir  sur  sa  tête  les  petites  fleurs  jaunies 
des  jasmins.  Des  larmes  étaient  suspendues  à  ses  cils. 

—  Qu'avez-vous,  et  pourquoi  pleurer?  lui  dit-il. 

—  Je  ne  sais  !...  Il  y  a  des  jours  où  j'ai  le  cœur  si  gros,  qu'il  faut 
qu'il  éclate!...  répondit-elle. 

—  "Vous  manque-t-il  quelque  chose?  reprit  Gérard,  que  ce  grand 
désespoir  navrait  un  peu  plus  peut-être  qu'il  n'aurait  voulu. 

—  Non,  mais  je  suis  comme  une  personne  qui  attend...  quoi?  je 
l'ignore;  ce  que  j'attends  n'arrive  pas,  et  j'étouffe.  Vous  n'éprouvez 
donc  jamais  cela,  vous? 

—  Oh!  si!  répliqua  Gérard,  mais  c'est  lorsque  je  ne  suis  pas  heu- 
reux. Seriez-vous  donc  malheureuse? 

—  Non.  Le  bonheur  que  vous  m'avez  rendu  me  suflît,  et  cepen- 
dant je  me  souviens  de  quelque  chose  que  je  ne  me  rappelle  pas... 
Cela  vous  paraît  étrange,  n'est-ce  pas?  Peut-être  allez-vous  me  com- 
prendre mieux  que  je  ne  me  comprends  moi-même.  Je  vous  regarde, 
je  vous  reconnais,  et  pourtant  il  me  semble  qu'il  y  a  deux  Rodolphe, 
vous  et  un  autre  que  je  ne  vois  plus. 

Gérard  ne  put  s'empêcher  de  tressaillir  à  ces  mots. 

—  Oui,  reprit  Thérèse  avec  force,  vous  avez  bien  les  mêmes  traits, 
mais  ce  n'est  pas  la  même  expression...  Quand  je  ferme  les  yeux,  le 
son  de  votre  voix  ne  me  dit  rien;  le  son  de  la  sienne  me  ferait  bon- 
dir au  milieu  du  sommeil...  Il  me  semble  toujours  l'entendre...  La 
nuit,  elle  me  tinte  dans  les  oreilles. 

D'un  mot  Gérard  aurait  pu  expliquer  tout  ce  mystère  à  Thérèse; 
mais  il  lui  était  justement  défendu  de  dire  ce  mot-là.  Thérèse  resta 
quelques  minutes  silencieuse,  la  tête  dans  ses  mains;  Gérard  n'osait 
la  tirer  de  sa  rêverie.  Il  se  pencha  vers  elle  tout  ému  et  posa  ses  lè- 
vres sur  ses  cheveux. 

—  Vous  êtes  bon!  dit -elle  en  relevant  son  front  candide.  Je  vois 
bien  que  tout  ce  que  je  vous  dis  là  vous  fait  de  la  peine;  mais  ne 
craignez  rien,  mon  ami,  je  vous  aime  de  tout  mon  cœur. 

—  Moi  aussi,  je  vous  aime!  répondit  Gérard. 


SOUVENIR  d'Allemagne.  361 

Thérèse  secoua  la  tête  tristement. 

—  Oh!  ce  n'est  pas  la  même  chose!...  Il  n'y  a  rien  dans  votre 
cœur  qui  ressemble  à  ce  qu'il  y  a  clans  le  mien. 

Elle  détacha  vivement  un  des  rubans  bleus  qui  flottaient  sur  son 
corsage,  et  le  chiffonnant  autour  de  son  doigt  avec  un  geste  mignon  : 

—  Tenez,  poursuivit-elle,  il  serait  plus  facile  à  ce  ruban  de  chan- 
ger de  nuance,  et  de  passer  du  bleu  au  rouge  et  du  rouge  au  vert, 
qu'à  moi  de  changer  d'amour. 

Ce  mot  produisit  sur  Gérard  l'effet  d'une  étincelle  électrique;  mal- 
gré lui,  il  passa  ses  bras  autour  de  la  taille  de  Thérèse  et  l'attira  sur 
son  cœur.  Elle  sourit,  posa  son  front  sur  l'épaule  du  jeune  homme 
et  ferma  les  yeux.  —  On  est  bien  ainsi,  murmura-t-elle,  et  je  vou- 
drais dormir. 

Les  bras  de  Gérard  s'ouvrirent,  et  il  abaissa  sur  Thérèse  le  chaste 
regard  d'un  frère  qui  veille  sur  le  sommeil  de  sa  sœur. 

En  quittant  le  jardin  cette  nuit-là,  Gérard  était  dans  un  état  de 
trouble  inexprimable.  Au  Heu  de  rentrer  à  son  hôtel,  il  alluma  un 
cigare  et  se  promena  au  hasard  dans  les  rues  désertes  de  la  ville.  — 
Que  diraient  mes  amis,  pensait-il,  s'ils  me  voyaient  à  côté  d'une 
petite  fille,  échangeant  avec  elle  des  paroles  confuses  comme  le 
brouillard,  et  chantant  des  barcarolles  au  clair  de  la  lune?  De  quel 
effroi  ne  seraient-ils  pas  saisis  s'ils  apprenaient  que  les  petits  rubans 
de  son  corsage  me  semblent  plus  redoutables  et  m'inspirent  plus  de 
respect  que  toutes  les  grilles  et  tous  les  maris  du  monde,  que  mon 
cœur,  —  un  cœur  de  trente  ans,  —  bat  au  contact  d'un  morceau 
de  soie  touché  par  ses  doigts  enfantins  !  Je  ne  soupe  plus,  je  dîne 
à  peine,  et  je  vis  à  D. . .  comme  si  j'étais  à  quatre  mille  lieues  du  Café 
de  Paris.  Et  s'ils  savaient  que  j'oublie  le  bois  de  Boulogne,  le  bou- 
levard, le  club  et  l'Opéra,  ne  me  croiraient-ils  pas  perdu?  Et  si  par 
étourderie  l'un  d'entre  eux  me  demandait  où  ce  beau  roman  me  con- 
duira, que  répondrais-je?  Du  diable  si  je  le  sais,  et  peut-être  ne  vou- 
drais-je  pas  le  savoir!  —  Dans  l'ordre  des  sentimens  que  Gérard  avait 
connus,  —  caprice,  amitié  ou  passion,  —  il  ne  trouvait  rien  d'ana- 
logue à  celui  qu'il  éprouvait  pour  Thérèse.  Ce  sentiment  était  vif 
sans  être  violent,  profond  sans  avoir  d'avenir,  sincère  sans  être 
sérieux.  Peut-être  serait-il  plus  simple  de  dire  qu'il  aimait  comme 
la  Providence  voulait  qu'il  aimât  dans  ce  moment. 

Les  soirées  cpi'il  passait  avec  Thérèse  avaient  fini  par  devenir  quo- 
tidiennes; elles  commençaient  vers  sept  heures  et  n'étaient  jamais 
terminées  avant  minuit.  La  conversation,  la  musique,  la  promenade, 
la  rêverie,  en  faisaient  tous  les  frais.  M"^  de  Lubner,  tranquillement 
assise  dans  un  grand  fauteuil,  lisait  ou  faisait  de  la  tapisserie;  quel- 
quefois même  elle  s'endormait.  On  parlait  bas  alors  pour  ne  pas  la 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

{•éveiller,  et  la  soirée  finie,  Thérèse  l'embrassait  tendrement  sur  les 
deux  joues;  M'""  de  Lubner  ouvrait  les  yeux,  et  la  jeune  fille  l'aidant 
à  se  lever  :  —  Allons,  ma  bonne  tante,  lui  disait-elle  avec  un  gai 
sourire,  il  est  temps  de  dormir,  je  crois;  voilà  plus  d'un  grand  quart 
d'heure  que  Rodolphe  est  parti. 

Un  matin,  et  tandis  qu'il  déjeunait,  Gérard  vit  entrer  son  homme 
d'affaires  comme  un  coup  de  vent. 

—  Victoire!  cria  l'Allemand  en  faisant  sauter  son  chapeau,  nous 
avons  rondement  mené  l'affaire  (notez  que  le  bonhomme  y  travail- 
lait sans  relâche  depuis  trois  mois);  je  crois  bien  qu'au  bout  de  la 
semaine  on  donnera  les  dernières  signatures. 

—  Ah  !  vous  croyez  !  répondit  Gérard  attéré. 

La  nouvelle  l'affligeait  bien  plus  qu'elle  ne  le  réjouissait.  La  suc- 
cession liquidée,  quel  prétexte  avait-il  pour  rester  à  D...?  Il  fallait 
donc  partir,  et  à  vrai  dire  il  ne  s'en  souciait  que  médiocrement.  Il 
pria  son  homme  d'affaires  de  veiller  à  ce  que  tout  fût  bien  en  règle, 
et  à  ne  rien  laisser  en  arrière,  afin,  disait-il,  de  ne  pas  être  obligé 
de  revenir  à  D...  —  Ainsi,  ajouta-t-il  en  finissant,  si  quelques  jours 
vous  semblent  encore  nécessaires,  ne  vous  gênez  pas  pour  les  pren- 
dre, j'attendrai. 

Le  soir  venu,  il  s'achemina  tout  triste  du  côté  du  petit  jardin. 

A  peine  en  eut-il  franchi  la  porte,  que  Thérèse  lui  prit  les  mains. 

—  Yous  allez  partir!  s'écria-t-elle. 

—  Qui  vous  l'a  dit?  répondit  Gérard  vivement. 

—  Personne,  mais  je  le  sais. 

Elle  porta  les  mains  à  sa  tète  comme  elle  avait  coutume  de  le  faire 
quand  elle  souffrait. 

—  Une  voix  me  l'a  dit  en  rêve  cette  nuit,  reprit-elle.  Et  puis  je  le 
pressentais  du  premier  jour  où  je  vous  ai  revu.  Est-ce  qu'on  ne  part 
pas  toujours? 

Elle  parut  s'attacher  à  ce  souvenir  flottant  plus  fortement  qu'elle 
ne  l'avait  jamais  fait. 

—  Oui,  poursuivit-elle  comme  si  elle  se  fût  parlé  à  elle-même,  le 
premier  Rodolphe  d'abord,  puis  lui  le  second,  ils  s'en  vont  tous,  et 
moi  je  reste  !  Que  c'est  triste,  tous  ces  départs  !  Us  font  la  nuit  au- 
tour de  moi. 

Quelques  larmes  tombèrent  de  ses  yeux  et  coulèrent  le  long  de 
ses  joues  sans  qu'elle  y  prît  garde.  Elle  regardait  dans  l'espace.  Le 
vent,  qui  se  lève  quelquefois  avec  la  nuit,  souffla  doucement  dans 
les  arbres.  Elle  releva  la  tête  et  sourit  tristement. 

—  Le  vent  pleure  aussi,  dit-elle. 

Elle  quitta  Gérard  et  fit  quelques  tours  d'allée  dans  le  jardin, 
seule,  à  pas  précipités.  L'expression  de  son  visage  était  navrante. 


SOUVENIR  d'Allemagne.  36I> 

Gérard  n'osait  pas  la  rejoindre  :  il  aurait  voulu  consoler  Thérèse,  et 
cependant  il  ne  voulait  pas  mentir.  Il  se  taisait  donc,  craignant 
qu'une  parole  imprudente  n'augmentât  le  trouble  dans  lequel  il  la 
voyait.  Au  bout  de  quelques  instans,  elle  revint  à  lui  : 

—  Puisque  vous  partez,  dit-elle,  je  veux  vous  donner  un  portrait 
qu'on  a  fait  de  moi  il  y  a  deux  ans,  au  temps  où  je  me  souvenais. 
C'est  un  petit  médaillon.  On  dit  qu'il  est  fort  ressemblant.  Me  pro- 
mettez-vous de  ne  jamais  vous  en  séparer? 

—  Je  vous  le  promets,  dit  Gérard. 

—  Prenez-y  garde!  Si  vous  veniez  à  le  perdre  ou  à  le  donner,  je 
le  sentirais  et  j'en  mourrais  ! 

On  voyait  à  son  accent  et  à  l'éclat  de  ses  yeux  qu'elle  avait  la  fiè- 
vre. Gérard  prit  sa  main,  qui  était  brûlante.  —  Pourquoi  cette  exal- 
tation? dit-il  en  s'efforçant  de  sourire.  Croyez-vous  donc  que  la  vie 
tienne  à  un  portrait? 

—  Oh  !  reprit-elle,  il  y  a  des  choses  que  vous  ne  savez  pas.  J'avais 
un  beau  portrait  de  Rodolphe;  chaque  matin,  je  lui  disais  bonjour, 
comme  si  lui  eût  été  là  pour  m'entendre  et  me  voir.  Un  matin,  je  le 
trouvai  par  terre;  en  tombant,  un  bout  du  cadre  avait  touché  le  feu, 
et  la  toile  était  à  moitié  consumée.  Mon  cœur  se  serra,  et  un  pres- 
sentiment terrible  m'envahit  tout  entière.  C'est  depuis  ce  moment 
qu'on  cessa  de  me  parler  de  lui;  c'est  depuis  ce  moment  que  je 
souffre  de  cette  douleur  à  la  tête  qui  ne  me  quitte  presque  jamais. 
Vous  êtes  arrivé,  et  cependant  je  ne  suis  pas  guérie  ! 

Elle  quitta  Gérard  et  courut  vers  la  maison,  d'où  elle  revint  un 
moment  après  avec  le  médaillon  suspendu  à  un  ruban  bleu. — Tenez, 
dit-elle,  prenez-le.  Je  n'ai  plus  ce  même  sourire,  mais  le  cœur  n'a 
pas  changé.  —  Elle  passa  le  ruban  au  cou  de  Gérard,  qui  se  sentait 
venir  des  larmes  dans  les  yeux  en  le  regardant,  et  le  ramena  douce- 
ment au  salon,  où  M"'*"  de  Lubner  lisait  douillettement  blottie  dans 
un  fauteuil. 

De  l'agitation  que  Thérèse  avait  laissé  voir  une  heure  auparavant, 
il  ne  restait  plus  rien  qu'un  peu  de  pâleur.  Elle  s'assit  au  piano,  joua 
d'abord  lentement,  puis  avec  feu,  et  se  mit  à  chanter  la  iMurguerile 
au  rouet  de  Schubert  avec  une  telle  expression,  que  Gérard  croyait 
l'entendre  pour  la  première  fois.  Frappée  elle-même  de  cette  expres- 
sion, M™*  de  Lubner  laissa  tomber  le  volume  sur  ses  genoux.  —  Je 
crois,  dit-elle  en  se  penchant  à  l'oreille  de  Gérard,  je  crois  que  la 
raison  lui  revient. 

—  Hélas!  répondit  Gérard  tout  bas,  je  crois  que  son  âme  s'en  va! 
Il  est  difficile  de  savoir  ce  que  Gérard  eût  fait,  si,  à  peu  de  jours 

de  là,  il  n'eût  reçu  une  lettre  de  l'ami  auquel  il  avait  écrit  peu  de 
temps  après  son  arrivée  à  D....  Cette  lettre  lui  annonçait  qu'une  af- 


36â  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

faire  clans  laquelle  Gérard  avait  engagé  presque  toute  sa  fortune 
était  en  grand  péril.  S'il  ne  voulait  pas  tout  perdre,  il  devait  se  hâter 
et  revenir  à  Paris  sur-le-champ.  Cette  nouvelle  fixa  les  irrésolutions 
de  Gérard,  comme  un  poids  fait  tout  à  coup  pencher  l'un  des  plateaux 
d'une  balance.  Thérèse  était  prévenue  de  son  départ.  Cette  ruine 
dont  il  était  menacé  ne  lui  permettait  plus,  en  supposant  qu'il  y  eût  • 
jamais  pensé,  de  demander  la  main  d'une  héritière  aussi  riche  que 
l'était  la  rêveuse  fille.  Pouvait-il  en  outre  abuser  de  l'erreur  oîi  la 
folie  de  son  cœur  la  jetait,  et  l'épouser  au  nom  de  Rodolphe?  Gérard 
se  dirigea  vers  le  jardin,  bien  décidé  cette  fois  à  dire  à  Thérèse  qu'il 
partirait  le  lendemain. 

Dans  sa  précipitation,  et  comme  un  homme  qui  vent  prendre  un 
parti  brusquement,  dans  la  crainte  d'en  changer  s'il  hésite,  il  avait 
oublié  l'heure,  et  arriva  chez  Thérèse  au  moment  où  elle  était  encore 
dans  son  sommeil  léthargique.  Sa  présence  la  réveilla  en  sursaut. 
Elle  se  leva  d'un  bond  et  se  jeta  dans  ses  bras.  —  Ah  !  dit-elle,  je  sa- 
vais bien  que  vous  partiriez,  mais  je  ne  croyais  pas  que  ce  fût  si  tôt! 

Gérard  la  ramena  sur  un  fauteuil,  où  elle  resta  quelques  minutes 
sans  parler,  la  tète  appuyée  sur  l'épaule  du  jeune  homme.  Il  sen- 
tait les  pulsations  de  son  cœur,  qui  battait  à  coups  pressés. 

—  Adieu  donc!  reprit-elle  enfin,  adieu! 

—  Mais  je  reviendrai,  se  hâta  de  répondre  Gérard,  je  reviendrai 
bientôt. 

Thérèse  secoua  la  tête  et  le  regarda  bien  en  face.  — Yous,  jamais! 
dit-elle  avec  force. 

—  Mais  pourquoi!  Croyez-vous  donc  que  je  puisse  vous  oublier? 

—  Je  ne  sais  pas  si  vous  m'oublierez,  mais  bien  certainement 
vous  ne  reviendrez  pas. 

Elle  laissa  tomber  sa  tête  sur  sa  poitrine  et  demeura  quelque  temps 
dans  un  accablement  profond,  les  mains  jointes  sur  ses  genoux. 

Gérard  un  instant  se  demanda  s'il  ne  ferait  pas  bien  de  renoncer 
à  Paris,  de  dévouer  sa  vie  à  cette  charmante  fille,  de  l'emmener 
dans  quelque  lieu  désert,  et  d'en  faire  sa  femme  quand  à  force 
d'amour  et  de  dévouement  il  l'aurait  conquise  à  la  raison;  mais  si 
elle  l'aimait,  n'était-ce  pas  un  autre  qu'elle  aimait  en  lui? 

—  Au  moins,  dit  Thérèse  en  l'attirant  vers  elle,  aimez-moi  tou- 
jours. Gela  ne  vous  fera  pas  grand'peine  et  me  fera  grand  bien. 

Elle  prit  des  ciseaux  et  coupa  les  rubans  bleus  qu'on  voyait  sur 
sa  robe. 

—  Vous  parti,  poursuivit-elle,  personne  ne  me  verra  plus  dans 
cette  parure...  Il  me  semble  que  je  suis  veuve! 

M'"'^  de  Lubner  sortit  de  la  chambre  pour  ne  pas  laisser  voir  à 
Thérèse  qu'elle  pleurait. 


SOUVENIR  d'allemagne.  365 

—  Mais,  dit  Gérard,  vous  parlez  comme  si  nous  ne  devions  jamais 
nous  revoir!  Si  cependant  je  revenais,  que  diriez-vous? 

—  Oh  !  alors,  répondit-elle  presque  gaiement,  vous  me  retrouve- 
riez avec  ma  robe  blanche  et  mes  rubans  bleus...  Je  vous  le  promets. 

Il  fallut  enfin  se  séparer,  Gérard  redoutait  beaucoup  ce  moment. 
Thérèse  s'y  montra  plus  ferme  qu'il  ne  l'aurait  cru;  elle  était  seule- 
ment d'une  pâleur  de  morte. 

Quand  il  fut  à  la  porte  du  jardin,  Thérèse  le  serra  snr  son  cœm' 
avec  un  mouvement  de  passion  qui  bouleversa  Gérard.  —  Surtout, 
lui  dit-elle  tout  basa  l'oreille,  ne  perdez  pas  le  portrait!  Adieu! 
ajouta-t-elle. 

Elle  ouvrit  les  bras,  poussa  la  porte  et  rentra  dans  le  jardin, 
(îérard  se  pencha  sur  la  grille  et  vit  la  robe  blanche  de  Thérèse 
((ui  s'éloignait  entre  les  arbres.  Une  minute  après,  il  ne  vit  plus  rien. 
Il  se  sauva  en  courant  et  sans  regarder  derrière  lui. 

A  quelques  jours  de  là,  Gérard  était  de  retour  à  Paris,  et  le  tour- 
billon de  la  vie  le  saisissait  de  nouveau.  Le  soin  de  ses  affaires  lui 
prit  d'abord  quelque  temps  :  il  dut  chercher  ses  amis  et  renouer  le^ 
relations  rompues,  puis  le  courant  de  l'habitude  l'entraîna,  et  la 
pensée  de  retourner  à  D...  ne  se  présenta  presque  plus  à  lui.  Ce 
n'est  pas  qu'il  eût  oublié  Thérèse,  mais  les  mômes  motifs  qui 
l'avaient  décidé  à  la  quitter  ne  se  rencontreraient-ils  pas? 

Pendant  les  premières  semaines,  il  éprouvait  chaque  jour,  vers 
sept  ou  huit  heures,  un  sentiment  de  tristesse  qui  le  ramenait  en 
esprit  à  D...  C'était  l'heure  où  il  avait  coutume  d'aller  au  jardin,  et 
il  revoyait  Thérèse  qui  courait  au-devant  de  lui;  le  vent  de  sa  course 
agitait  ses  rubans  bleus,  et  elle  souriait.  Souvent  alors  il  tirait  le 
médaillon  de  son  étui  et  le  regardait,  quelquefois  même  il  l'embras- 
sait comme  eût  fait  un  amoureux  de  vingt  ans.  Si  quelqu'un  de 
ses  amis  l'eût  surpris  dans  ces  momens-îà,  Gérard  n'aurait  plus 
su  où  se  cacher.  Au  bout  d'un  certain  temps  ,  cette  impression 
s'affaiblit,  et  trois  mois  ne  s'étaient  pas  écoulés,  qu'elle  était  presque 
tmtièrement  effacée.  Gérard  était  à  Paris  et  en  subissait  l'influence. 

—  Pauvre  Thérèse!  disait-il  quelquefois  en  fumant  son  cigare  le 
soir  sur  le  boulevard.  Un  ami  passait,  et  Gérard  oubliait  Thérèse. 

A  cette  époque,  par  désœuvrement  et  aussi  peut-être  par  imita- 
tion, Gérard  était  en  fort  grande  relation  avec  une  jeune  personne 
<[ui  appartenait  au  corps  de  ballet  de  l'Opéra.  M"^  Glotilde,  —  c'était 
son  nom,  —  avait  ses  grandes  et  petites  entrées  chez  Gérard,  et  en 
usait  fort  librement.  Un  jour  qu'elle  furetait  partout  comme  un  jeune 
chat,  elle  mit  la  main  sur  un  étui  en  peau  de  chagrin  qui  renfermait 
im  portrait.  Gérard  voulut  lui  faire  remettre  ce  portrait,  qui  n'était 
autre  que  celui  de  dThérèse,ans  le  tiroir  où  31'''=  Glotilde  l'avait  dé- 


360  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

couvert;  elle  n'y  voulut  jamais  consentir,  et  il  en  résulta  une  que- 
i-elle,  à  la  suite  de  laquelle  et  clans  un  mouvement  de  dépit  M"*^  Clo- 
tilde  lança  au  feu  l'étui  et  le  portrait,  Gérard  se  jeta  à  genoux  devant 
le  foyer,  et  écarta  les  tisons  pour  sauver  la  miniature,  s'il  en  était 
temps  encore.  Il  trouva  la  petite  plaque  d'ivoire  un  peu  endonnna- 
gée  par  l'action  du  feu;  mais  l'image  de  Thérèse,  sauf  quelques 
légères  atteintes,  n'avait  que  faiblement  souffert.  Gérard  porta  cette 
image  à  ses  lèvres  avec  un  mouvement  passionné;  puis,  se  tournant 
vers  la  danseuse,  il  lui  montra  la  porte  avec  un  visage  si  terrible, 
qu'elle  sortit  précipitamment  sans  répondre. 

Tous  les  souvenirs  de  D...  avaient  afflué  vers  son  cœur  avec  vio- 
lence, comme  les  eaux  d'une  rivière  chassées  de  l'écluse.  Deux  jours 
après  cette  scène,  Gérard  reçut  une  lettre  qui  portait  le  timbre  de 
J) Il  l'ouvrit  avec  un  secret  effroi,  et  y  trouva  ces  mots  : 

«  Thérèse  à  son  ami  Rodolphe, 

(c  Je  suis  bien  malade,  et  il  me  semble  que  je  vais  mourir.  Si  vous 
vous  souvenez  de  celle  qui  vous  a  tant  aimé,  hâtez-vous;  cela  m'at- 
tristerait de  m'en  aller  avant  de  vous  avoir  embrassé.  Si  je  meurs 
sans  vous  avoir  revu,  mon  cœur  vous  enverra  son  dernier  soupir.  » 

Gérard  eut  comme  un  vertige.  Tout  ce  que  Thérèse  lui  avait  dit 
sur  l'influence  mystérieuse  qu'elle  attribuait  au  portrait  se  retraça 
dans  son  esprit  en  caractères  de  feu.  —  Je  ne  la  reverrai  plus  !  je  ne 
la  reverrai  plus!  répétait-il  en  retournant  la  lettre  dans  tous  les  sens. 

Le  soir  même,  il  partait  pour  l'Allemagne  à  moitié  fou.  S'il  avait 
rencontré  Glotilde,  il  l'aurait  tuée.  Dans  l'espèce  d'égarement  où 
l'avait  jeté  cette  lettre,  il  attribuait  à  cette  fdle  la  maladie  qui  met- 
tait en  si  grand  péril  l'existence  de  Thérèse.  Dès  qu'il  fut  arrivé  à 
D...,  il  courut  au  petit  jardin.  Comme  il  passait  devant  l'église  des 
jésuites,  il  entendit  le  glas  d'une  cloche;  il  frissonna  de  la  tète  aux 
pieds. 

—  Ali!  mon  Dieu!  dit-il,  Thérèse  est  morte  ! 

Il  précipita  sa  course,  et  toucha  enfin  à  cette  porte  verte  qu'il 
avait  si  souvent  franchie  le  cœur  joyeux  :  il  la  poussa;  le  jardin  était 
désert.  Il  le  traversa  en  courant  et  entra  dans  la  maison. 

—  Ah!  monsieur,  lui  dit  un  vieux  domestique,  montez  vite! 
Gérard  grimpa  l'escalier  aussi  rapidement  que  le  lui  permettaient 

ses  jambes,  qui  tremblaient  sous  lui;  il  ne  comprenait  pas  le  sens 
de  cette  exclamation.  Était-il  arrivé  seulement  pour  recevoir  le  der- 
nier soupir  de  Thérèse,  ou  l' attendait-on  pour  la  sauver? 

Quand  il  fut  entré  dans  la  chambre  de  Thérèse,  un  pitoyable  spec- 
tacle frappa  ses  yeux.  La  pauvre  fille  était  couchée  sur  son  lit,  les 


SOUVENIR    d' ALLEMAGNE.  36/ 

mains  jointes  et  le  visage  blanc  comme  un  cierge.  M™"  de  Liibner 
pleurait  la  tête  cachée  entre  les  draps  du  lit.  Une  sueur  froide 
mouilla  les  tempes  de  Gérard.  —  Morte!  s'écria-t-il. 

M'"""  de  Lubner  releva  la  tète  à  ce  cri  et  reconnut  Gérard. 

—  Ah  !  dit-elle  en  levant  les  mains  au  ciel,  nous  n'avons  plus  d'es- 
poir qu'en  vous! 

Gérard  comprit  que  Thérèse  vivait  encore.  Il  s'approcha  du  lit, 
et  tomba  à  genoux;  mille  sensations  diverses  agitaient  son  cœur;  il 
n'aurait  jamais  pu  dire  ce  qu'il  pensait.  Il  resta  quelques  minutes 
immobile,  regardant  Thérèse,  qui  ne  bougeait  pas.  Il  ne  pouvait  ni 
parler,  ni  pleurer  :  il  étouffait. 

M"'*'  de  Lubner  lui  raconta  que  Thérèse  souffrait  assez  fréquem- 
ment de  la  tête  depuis  un  mois  ou  deux.  —  Mais  rien,  ajouta-t-elle, 
ne  pouvait  faire  croire  qu'elle  fût  en  danger  de  mort.  Après  votre 
départ,  elle  ne  montra  aucun  changement  dans  son  humeur  et  dans 
son  genre  d3  vie.  Seulement  elle  ne  souriait  presque  plus,  et  le  co- 
loris de  ses  joues  ne  reparut  pas,  comme  si  votre  absence  eût  en- 
levé tout  le  printemps  de  son  cœur  et  de  son  visage.  Elle  chantait 
souvent  et  se  promenait  beaucoup,  dans  le  jardin  surtout,  où  je  l'en- 
tendais quelquefois  causer  seule  avec  animation  et  à  demi -voix. 
Chaque  fois  qu'on  frappait  à  la  porte,  elle  tressaillait  et  faisait  le 
mouvement  de  se  lever  pour  courir,  comme  elle  en  avait  l'habitude 
quand  vous  arriviez;  puis  elle  secouait  la  tête  tristement  et  restait 
assise  sans  parler.  Quand  je  prononçais  votre  nom  en  essayant  de 
lui  dire  que  vous  reviendriez  quelque  jour,  elle  me  regardait  avec 
une  expression  de  douleur  si  navrante  que  j'y  renonçais.  Je  la  sur- 
pris tout  dernièrement  travaillant  avec  une  activité  fiévreuse  à  un 
certain  ruban  de  soie  blanche  sur  lequel  elle  brodait  en  bleu  deux 
initiales,  un  R  et  un  T.  —  C'est  ma  ceinture  de  noces,  me  dit-elle 
avec  un  singulier  sourire;  tu  la  lui  donneras,  s'il  la  demande.  Elle 
ne  travaillait  jamais  à  cette  broderie  que  sous  le  berceau,  où  elle 
vous  attendait  chaque  soir  du  temps  de  votre  séjour  à  D...  Yoyez, 
le  T  n'est  pas  achevé. 

Et  M""^  de  Lubner  tira  d'une  boîte  à  ouvrage,  pour  le  montrer  à 
Gérard,  un  ruban  sur  lequel  l'aiguille  était  encore  attachée. 

— Un  matin  que  j'avais  laissé  Thérèse  au  salon,  reprit  M'"'  de  Lub- 
ner, j'entendis  tout  à  coup  un  grand  cri.  J'accourus  et  je  trouvai 
Thérèse  renversée,  toute  blanche,  raide  et  les  yeux  fixes.  On  l'em- 
porta dans  sa  chambre,  et  on  eut  beaucoup  de  peine  à  la  faiie  re- 
venir; encore  ne  fut-ce  que  pour  peu  d'instans.  Elle  demanda  une 
plume  et  du  papier,  vous  écrivit  et  cacheta  la  lettre  en  priant  qu'on 
la  jetât  à  la  poste  sans  tarder.  Le  messager  partit,  et  elle  le  suiv't 
des  yeu'i  jusqu'à  la  porte,  après  quoi  elle  laissa  retomber  sa  tète 


3(58  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sur  l'oreiller,  ferma  les  yeux,  et  ne  remua  plus.  Le  médecin,  qu'on 
était  allé  chercher,  ne  put  jamais  la  tirer  de  cet  état.  Elle  est  comme 
morte  depuis  ce  moment;  nous  savons  seulement  qu'elle  existe. 

Gérard  avait  écouté  ce  récit  les  yeux  fixés  sur  Thérèse  :  il  crai- 
gnait de  parler  de  peur  d'éclater  en  sanglots;  cependant  il  demanda 
il  M"'*  de  Lubner  l'heure  et  le  jour  précis  où  Thérèse  avait  poussé 
ce  grand  cri  qui  avait  mis  toute  la  maison  en  rumeur.  11  apprit  par 
sa  réponse  que  le  jour  et  l'heure  concordaient  avec  la  découverte 
que  M"'"  Glotilde  avait  faite  du  portrait  de  Thérèse. 

Gérard  se  leva  en  chancelant.  —  Elle  m'avait  dit  qu'elle  en  mour- 
rait! murmura-t-il. 

11  prit  tout  à  coup  les  mains  de  Thérèse  entre  les  siennes,  et  sans 
savoir  ce  qu'il  faisait,  dans  un  mouvement  d'exaltation  et  de  déses- 
poir, avec  des  cris,  des  larmes  et  des  baisers,  il  se  jeta  sur  le  corps 
inanimé  de  la  pauvre  fille.  11  était  comme  fou,  et  la  suppliait  de  ne 
pas  mourir.  Gomme  il  l'étreignait  dans  ses  bras,  il  sentit  un  souffle 
léger  passer  sur  ses  lèvres. 

11  se  releva  d'un  bond. 

—  Elle  respire!  s'écria-t-il. 

Le  médecin,  qu'on  fit  venir  en  toute  hâte,  trouva  un  certain  chan- 
gement dans  l'état  de  Thérèse.  —  Oui,  dit-il,  le  cœur  bat...  Tout 
dépend  de  la  crise  qui  suivra  son  réveil. 

Vers  le  soir,  Thérèse  ouvrit  les  yeux:  elle  regarda  autour  d'elle, 
vit  Gérard,  poussa  un  cri,  et  lui  tendit  les  bras.  11  s'y  jeta,  et  pres- 
qu'au  môme  instant  elle  éclata  en  sanglots. 

—  Elle  est  sauvée  !  s'écria  le  médecin. 

—  Ah!  ne  nous  quittez  plus,  dit  M"""  de  Lubner  en  s' attachant 
ixiw  mains  de  Gérard. 

Mais  ce  n'était  pas  tout  que  de  lui  avoir  rendu  la  santé  du  corps, 
il  fallait  encore  rendre  à  Thérèse  la  santé  de  l'esprit,  et  là  n'était 
pas  le  moins  difficile.  Sa  convalescence  fut  assez  longue  et  demanda 
beaucoup  de  ménageraens;  l'ébranlement  qui  l'avait  mise  aux  portes 
du  tombeau  avait  laissé  des  traces  profondes  qui  ne  pouvaient  pas 
être  efi'acées  en  quelques  jours.  La  sensibilité  de  Thérèse,  déjà  exces- 
sive, était  surexcitée;  la  moindre  émotion  la  faisait  pâlir  ou  trem- 
bler; elle  était  en  quelque  sorte  comme  une  harpe  dont  les  cordes 
tendues  résonnent  au  plus  léger  vent.  On  aurait  dit  que  la  vie,  un 
instant  chassée  de  ses  lèvres,  avait  peine  à  s'y  rasseoir.  Gérard,  qui 
passait  auprès  d'elle  ses  journées  entières,  remarqua  que  Thérèse 
éprouvait  des  troubles  et  une  inqinétude  qui  ne  lui  étaient  pas  ha- 
bituelles. 11  la  surprenait  souvent  la  tête  dans  ses  mains,  immobile 
et  pensive,  comme  si  elle  eût  écouté  au  fond  de  son  âme  le  bruit  d'un 
travail  mystérieux.  Elle  regardait  en  dedans,  comme  elle  disait  elle- 


SOUVENIR    I)' ALLEMAGNE.  369 

même,  et  analysait  ses  songes  pour  y  découvrir  quelque  chose  de 
réel. 

—  Je  vois  quelquefois  des  lueurs,  lui  dit-elle  un  soir,  mais  je  ne 
vois  pas  encore  de  clartés;  puis  les  lueurs  s'effacent  et  les  ombres 
reviennent. 

Dans  les  premiers  jours  qui  suivirent  son  réveil,  Thérèse  ne  vou- 
lait pas  se  séparer  de  Gérard.  Elle  craignait  toujours  qu'il  ne  s'en 
allât  pour  ne  revenir  jamais.  Il  fallait  employer  mille  promesses  et 
presque  la  ruse  pour  la  déterminer  à  quitter  sa  main.  Elle  la  rete- 
nait longtemps  emprisonnée  entre  les  siennes  et  le  suppliait  de  ne 
pas  partir. 

M™*  de  Lubner  imagina  de  faire  préparer  une  chambre  que  Ro- 
dolphe avait  occupée  autrefois,  et  qui  n'avait  plus  été  ouverte  depuis 
la  mort  de  ce  jeune  homme. 

—  J'ai  fait  mettre,  dit-elle  à  sa  nièce,  des  fleurs  dans  les  vases  et 
des  bougies  aux  flambeaux  qui  sont  dans  la  chambre  verte  :  dès  ce 
soir,  il  pourra  s'y  installer. 

Mais  à  leur  grande  surprise  à  tous  deux  Thérèse,  bien  loin  de 
témoigner  de  la  joie,  laissa  voir  une  sorte  de  mécontentement;  elle 
n'insista  plus  pour  que  Gérard  restât  dans  la  maison.  A  ce  mot  de 
chambre  verte,  un  nuage  passa  sur  son  front,  et  avec  une  vivacité 
dont  elle  ne  donnait  presque  plus  de  preuve,  elle  courut  à  l'étage 
supérieur  et  en  ferma  la  porte  à  clé. 

Bien  sûre  que  personne  n'y  entrerait  plus  sans  sa  permission,  elle 
redescendit  au  salon  et  tendit  la  main  à  Gérard. 

—  Adieu  donc,  lui  dit-elle,  à  demain! 

Sa  voix  n'avait  rien  perdu  de  sa  douceur  et  son  regard  de  sa  ten- 
dresse, mais  elle  ne  parla  plus  de  le  retenir. 

Un  autre  changement  s'était  opéré  en  elle.  Thérèse  n'appelait  plus- 
Gérard  du  nom  de  Rodolphe,  elle  ne  l'appelait  pas  Gérard  non  plus: 
elle  l'appelait  mon  ami.  Ce  mot,  qui  ne  précisait  rien,  répondait-il 
à  un  doute?  Etait-ce  dans  son  esprit  une  de  ces  lueurs  indécises 
qui  annoncent  l'aurore  naissante  et  précèdent  le  jour?  Gérard  l'es- 
pérait, mais  il  n'osait  pas  le  croire  encore.  11  craignait  surtout  que, 
la  lumière  se  faisant  dans  cette  intelligence,  il  ne  perdît  Thérèse 
sans  retour.  Il  avait,  sans  se  l'avouer,  toutes  les  timidités  et  toutes- 
les  peurs  de  l'amour  véritable. 

Thérèse  voulut  voir  un  jour  le  médaillon  qu'elle  lui  avait  donné; 
elle  reconnut  les  traces  du  feu  qui  en  avait  légèrement  endommagé 
l'ivoire.  Encore  quelques  secondes,  et  l'image,  altérée  déjà,  dispa- 
raissait tout  à  fait. 

—  Je  sais  maintenant  pourquoi  j'ai  été  malade,  dit-elle. 

Et  elle  lui  rendit  la  miniature  sans  demander  d'explications. 


;î70  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Un  autre  jour  qu'ils  étaient  ensemble  dans  le  jardin,  Thérèse  prit 
le  bras  de  Gérard  et  fit  quelques  tours  d'allée.  Une  teinte  rose  adou- 
cissait la  pâleur  de  ses  joues,  son  front  avait  retrouvé  toutes  les 
grâces  de  la  jeunesse  et  de  la  santé;  elle  ne  disait  rien,  et  cueillait, 
chemin  faisant,  des  fleurs  à  tous  les  buissons.  Après  qu'elle  eut  fait 
un  bouquet,  elle  soupira  : 

—  Que  j'en  ai  déjà  cueilli  de  ces  fleurs!  dit-elle...  Celles-ci  ne  sont 
plus  celles  que  j'aimais  hier,  et  les  fleurs  de  demain  ne  seront  plus 
celles  que  j'aime  aujourd'hui! 

Ses  yeux  rêveurs  regardèrent  longtemps  le  bouquet,  comme  si  elle 
eût  voulu  lui  demander  le  secret  des  pensées  qui  l'obsédaient;  puis 
elle  s'arrêta,  et  se  tournant  vers  Gérard  : 

—  Que  deviennent  les  fleurs  de  l'an  dernier?  lui  demanda-t-elle. 

—  Elles  meurent,  répondit  Gérard. 

Thérèse  attacha  sur  lui  ses  yeux  tendres  et  voilés. 

—  Ah!  oui,  reprit-elle,  elles  s'en  vont;  ce  ne  sont  plus  les  mêmes 
qui  reviennent,  et  ce  sont  toujours  des  fleurs. 

Ses  regards  brillèrent  tout  à  coup;  elle  prit  la  main  de  Gérard  et 
la  serra.  —  C'est  comme  vous!  s'écria-t-elle,  c'est  vous  que  j'aime, 
et  ce  n'est  pas  vous  que  je  pleure  ! . . .  C'est  le  même  amour,  et  ce  n'est 
plus  la  même  fleur  ! 

Gérard  ne  pensait  pbis  à  Paris;  le  monde  n'avait  pas  d'autres  limites 
pour  lui  que  les  frontières  du  petit  jardin  où  il  rencontrait  Thérèse. 
Quand  il  se  rappelait  le  jour  où  elle  avait  failli  mourir,  il  frissonnait 
encore  et  s'étonnait  d'avoir  pu,  par  son  indifférence  et  son  égoïsme, 
faire  souffrir  une  aussi  aimable  fille.  Il  se  la  représentait  heureuse 
et  gaie,  dans  quelque  coin  de  terre,  avec  lui,  et  se  promettait  bien 
de  ne  plus  écouter  jamais  que  la  voix  de  son  cœur  et  non  pas  celle 
de  la  raison.  Il  était  assez  riche  d'ailleurs  pour  qu'on  ne  l'accusât 
pas  de  chercher  une  satisfaction  d'intérêt  dans  son  mariage  avec 
Thérèse.  Si  donc  elle  l'aimait,  pourquoi  sacrifierait-il  son  bonheur 
à  de  misérr.bles  considérations?  Mais  la  question  était  justement 
qu'elle  l'aimât  et  qu'elle  ne  crût  pas  épouser  Rodolphe  en  épousant 
Gérard. 

Thérèse  était  comme  un  voyageur  qui  suit  dans  l'ombre  un  che- 
min au  bout  duquel  s'ouvre  un  précipice.  Le  précipice  franchi,  c'est 
le  pays  de  Chanaan  ;  mais  un  faux  pas  peut  le  jeter  au  fond  du  gouffre. 
Thérèse  franchirait-elle  ce  précipice? 

Un  soir  que  Thérèse  était  assise  dans  le  jardin,  traçant  d'une 
main  distraite  des  lignes  sur  le  sable,  Gérard  lui  proposa  de  faire 
une  promenade  dans  la  campagne.  Elle  se  leva  et  lui  prit  le  bras. 
—  Bien  volontiers,  dit-elle,  j'ai  comme  la  fièvre;  le  grand  air  la  dis- 
sipera. 


SOUVEMR    D'ALLEMAGNE.  371 

Elle  avait  en  effet  le  visage  coloré  et  les  yeux  brillans.  Gérard 
s'aperçut  que  sa  main  tremblait. 

—  Vous  est-il  arrivé  quelque  chose  ce  matin?  lui  demanda-t-il. 

—  Non,  reprit-elle,  ma  tante  range  le  linge,  et  vous  savez  que 
lorsqu'elle  met  la  main  aux  armoires,  elle  n'en  finit  plus...  Je  suis- 
restée  seule,...  j'ai  fait  un  peu  de  musique,...  j'ai  lu,  et  le  hasard 
m'a  fait  tomber  sur  un  livre  de  chevalerie.  11  y  était  question  d'un 
paladin  qui  d'aventure  en  aventure  était  arrivé  dans  un  certain 
royaume  dont  je  ne  sais  plus  le  nom;  ce  royaume  avait  pour  pro- 
priété singulière  de  changer  en  fantôme  quiconque  en  passait  les  fron- 
tières. On  y  voit  les  gens  qu'on  a  connus  en  rêve,  et  ils  vous  par- 
lent d'événemens  qui  n'ont  jamais  eu  lieu,  mais  dont  on  se  souvient. 
J'ai  fait  cette  réflexion,  que  je  suis  un  peu  la  parente  de  ce  paladin 
et  que  j'habite  ce  royaume  peuplé  de  fantômes. 

—  Vous!  s'écria  Gérard  inquiet  de  la  tournure  que  prenait  l'en- 
tretien. 

—  Oui,  moi!  Et  ce  n'est  pas  si  fou  ce  que  je  dis  là!  J'ai  beaucou]) 
pensé  depuis  que  j'ai  été  malade,  et  j'ai  bien  vu  qu'on  ne  me  parlait 
pas  comme  à  tout  le  monde;  j'ai  des  tressaillemens  extraordinaires 
en  moi.  Les  mots  me  semblent  avoir  une  signification  qu'ils  n'avaient 
pas,  et  des  choses  auxquelles  je  ne  prenais  pas  garde  autrefois  me 
bouleversent  à  présent.  Tenez,  l'autre  soir,  le  vent  soufflait,  les 
feuilles  dun  peuplier  tombaient  une  à  une  dans  la  fontaine,  je  les 
regardais,  et  il  me  semblait  que  c'étaient  de  pauvres  âmes  qui  s'en 
allaient.  Les  larmes  me  sont  venues  aux  yeux;  moi  aussi  j'ai  failli 
m'en  aller!...  M'auriez-vous  pleurée?  Oui,  n'est-ce  pas? 

La  voix  de  Thérèse  et  ses  paupières  gonflées  indiquaient  assez 
que  son  cœur  était  plein  de  sanglots.  Gérard  avait  la  gorge  prise 
comme  dans  un  étau;  il  se  pencha  sur  les  mains  de  Thérèse  et  les 
couvrit  de  baisers. 

—  Oh!  je  vivrai!  reprit-elle,...  je  ne  m'en  irai  pas:  mais,  tenez, 
je  ne  vous  dis  pas  tout...  J'ai  bien  vu  que  le  médaillon  que  je  vous 
avais  remis  était  un  peu  détérioré...  D'autres  mains  que  les  vôtres 
l'ont  touché,...  d'autres  yeux  l'ont  regardé...  Savez-vous  pourquoi 
je  ne  vous  ai  pas  interrogé?...  C'est  parce  que  je  craignais  d'ap- 
prendre que  vous  avez  dans  votre  pays  une  autre  Thérèse  que  vous 
aimez...  J'ai  bien  un  autre  vous,  moi. 

Gérard  pressa  le  bras  de  sa  compagne  doucement,  et,  lui  parlant 
tout  bas  comme  à  un  malade  qu'on  interroge  :  — En  êtes-vous  bien 
sûre?  lui  dit-il. 

Elle  s'arrêta  court  et  secoua  la  tête. 

—  Non,  plus  à  présent,  répondit-elle,  et  cependant... 

Elle  se  tut  de  nouveau,  puis,  frappant  du  pied  :  —  Tenez,  reprit- 


372  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

t'IIe,  il  y  a  comme  un  bâillon  devant  ma  bouche,  comme  un  voile  de- 
vant mes  yeux...  Oh!  ils  tomberont,  il  faudra  qu'ils  tombent! 

Le  hasard  de  leur  promenade  avait  conduit  Gérard  et  Thérèse  à  la 
|)orte  d'un  petit  cimetière  dans  lequel  M"*^  van  B...  avait  voulu  être 
enterrée  à  cause  des  souvenirs  de  famille  qui  s'y  rattachaient.  Une 
tombe  de  marbre  très  modeste,  avec  une  plaque  sur  laquelle  son 
nom  était  gravé,  indiquait  la  place  où  elle  reposait.  Quelques  saules 
l'entouraient,  et  un  gros  lierre  d'Kcosse  la  couvrait  de  son  feuillage 
d'un  vert  sombre.  Gérard  fit  entrer  Thérèse  dans  ce  cimetière.  A  la 
vue  des  croix  qui  dressaient  leurs  bras  noirs  au  milieu  des  herbes, 
Thérèse  s'arrêta;  elle  regarda  autour  d'elle,  lut  quelques  noms  in- 
scrits sur  le  bois  ou  sur  la  pierre,  et  se  serra  contre  Gérard. 

—  Pourquoi  toutes  ces  croix,  dit-elle,  et  pourquoi  tous  ces  noms? 
Ils  me  font  peur. 

Gérard  la  força  de  marcher  avec  lui. 

—  Ce  sont  les  noms  de  ceux  qui  sont  partis,  dit-il,  et  ces  croix 
sont  pour  avertir  qu'ils  ne  reviendront  plus. 

Thérèse  devint  toute  pâle.  —  Oh  !  qu'il  fait  triste  ici!  reprit-elle. 

Gérard  lui  montra  des  doigts  quelques-unes  des  tombes  à  demi 
<'achées  sous  les  saules  et  les  cyprès.  —  Regardez,  lui  dit -il;  ces 
noms  que  vous  voyez  là  ne  vous  rappellent-ils  rien? 

Thérèse  lut  au  hasard  deux  ou  trois  inscriptions,  et  tressaillit. 

—  Dorothée...  Amélie...  Augusta...  mes  amies  d'autrefois!  Là 
Frédéric  !  ici  Joseph  !  Voilà  donc  pourquoi  je  ne  les  voyais  plus  ! 
s'écria-t-elle. 

De  grosses  larmes  jaillirent  de  ses  yeux. 

—  Pauvre  Amélie  !  je  m'en  souviens,  ajouta-t-elle;  elle  était  si 
\ive  et  si  gaie!..  Et  Dorothée  qui  m'aimait  tant!  Parties  toutes  en- 
semble!... Ah  !  pourquoi  m'avez-vous  amenée  ici? 

—  Et  le  bâillon  !  et  le  voile  !  Ce  bâillon  qui  est  sur  votre  bouche, 
ce  voile  qui  est  devant  vos  yeux,  ne  voulez -vous  pas  qu'ils  tombent? 
répondit  Gérard. 

C'était  l'épreuve  décisive,  et  il  la  faisait  en  tremblant.  Tout  en 
]>arlant,  Gérard  avait  conduit  Thérèse  vers  le  tombeau  de  sa  mère. 
Il  la  fit  asseoir  sur  un  coin  du  marbre,  et  lui  prenant  la  main  : 

—  Non,  elles  ne  sont  pas  parties,  dit-il;  celles  que  vous  avez 
aimées  sont  là...  elles  sont  mortes. 

—  Mortes!  ajouta  Thérèse,  mortes  !... 

Elle  couvrit  son  visage  de  ses  deux  mains,  comme  pour  ne  pas 
\oir  la  lumière  qui  se  faisait  autour  d'elle;  elle  se  mit  à  pleurer;  on 
aurait  dit  que  son  cœur  éclatait. 

Mais  Gérard,  écartant  ses  mains,  lui  fit  lire  sous  les  feuilles  du 
lierre  le  nom  de  M'"'=  van  B... 


SOUVENIR    D'ALLEMAGNE.  373 

—  Ma  mère  !  s'écria  la  jeune  fille. 

Et  elle  tomba  à  genoux,  les  mains  jointes,  au  pied  du  tombeau. 

C'était  pour  elle  comme  si  sa  mère  fût  morte  le  jour  même;  le 
coup  l'avait  renversée,  et  son  cœur  se  fondait  à  la  fois  en  sanglots 
et  en  prières.  Gérard  la  regardait  immobile,  debout  auprès  d'elle; 
puisque  Thérèse  priait,  c'est  que  Thérèse  était  sauvée.  Au  bout  de 
quelques  minutes,  elle  leva  les  yeux  et  lui  tendit  la  main. 

—  Le  voile  est  déchiré,  dit-elle...  vous  m'avez  appris  à  pleurer 
ma  mère...  Merci  ! 

Elle  promena  lentement  ses  regards  dans  le  cimetière  comme  si 
elle  y  eût  cherché  une  autre  tombe.  On  voyait  qu'une  question  était 
suspendue  à  ses  lèvres;  deux  fois  elle  ouvrit  la  bouche  et  regarda 
Gérard  comme  si  elle  allait  parler,  mais  elle  se  tut,  et,  cachant  son 
visage  parmi  les  touffes  de  lierre,  elle  se  prit  à  pleurer  de  nouveau. 
Ses  larmes  cette  fois  n'étaient  pas  données  à  sa  mère. 

Thérèse  et  Gérard  quittèrent  le  cimetière  au  bras  l'un  de  l'autre 
sans  parler.  Gérard  sentait  bien  que  son  sort  allait  se  décider,  mais 
une  sorte  de  pudeur  l'empêchait  d'interroger  sa  compagne;  il  vou- 
lait laisser  à  sa  douleur  cette  pauvre  fille  qui  venait  de  retrouver  sa 
mère  et  qui  la  trouvait  morte. 

Quand  elle  fut  chez  elle,  Thérèse  témoigna  le  désir  d'être  seule.  Il 
semblait  qu'elle  voulût  causer  avec  elle-même  après  ce  long  silence 
([u'elle  avait  gardé.  —  A  demain  !  dit-elle  à  Gérard.  Et  elle  s'éloigna 
d'un  air  pensif  en  le  laissant  avec  M'"'=  de  Lubner,  à  laquelle  il  ra- 
conta tout  ce  qui  venait  de  se  passer. 

Gérard  passa  toute  la  nuit  à  se  promener  dans  la  ville,  ramené 
toujours  par  une  force  invincible  vers  la  petite  maison  qu'habitait 
Thérèse.  Une  lampe  brillait  derrière  la  fenêtre  de  cette  chambre 
verte  où  elle  n'avait  pas  voulu  que  Gérard  entrât.  On  voyait  son 
ombre  passer  devant  les  rideaux  blancs;  une  fois  son  visage  se  colla 
contre  la  vitre  et  y  resta  longtemps.  Gérard,  caché  dans  la  nuit,  la 
regardait.  Que  faisait-elle  à  cette  heure  dans  cette  solitude  ?  Y  de- 
mandait-elle des  conseils  aux  souvenirs  qui  l'habitaient? 

Le  lendemain,  Gérard  arriva  chez  Thérèse  à  l'heure  accoutumée. 
!1  la  trouva  dans  le  salon,  et  toute  en  noir,  avec  M""  de  Lubner. 
11  n'y  avait  plus  ni  robe  blanche,  ni  rubans  bleus.  L'expression  de 
son  visage  était  changée.  Thérèse  était  comme  transfigurée.  Gérard 
ne  reconnaissait  ni  son  sourire,  ni  son  regard.  L'accueil  même  qu'elle 
lui  fit  était  si  nouveau,  que  Gérard  ne  put  en  soutenir  la  réserve  et 
l'apparente  froideur.  Excité  par  la  fatigue  et  les  rêves  de  la  nuit 
précédente,  il  crut  y  voir  la  condamnation  de  ses  espérances  et  cou- 
rut au-devant  de  cet  arrêt  dont  son  cœur  ressentait  déjà  les  atteintes. 

—  Je  viens  vous  faire  mes  adieux,  dit-il  d'une  voix  qui  tremblait. 


374  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

—  Vous  partez?  demanda  Thérèse. 

—  Oui,  je  pars,  reprit-il;  je  n'ai  plus  rien  à  faire  ici.  Dieu  m'est 
témoin  que  j'aurais  voulu  y  rester  toujours,  mais  je  ne  suis  pas  celui 
dont  vous  aimiez  le  souvenir...  Faut-il  que  je  sois  un  étranger  pour 
celle  auprès  de  qui  j'ai  passé  tant  d'heures,  les  plus  belles  de  ma 
vie?  J'ai  peur  que  vous  ne  me  pardonniez  pas  d'avoir  si  longtemps 
accepté  un  nom  qui  n'est  pas  le  mien,  et  cette  pensée  m'est  odieuse. 
Ah!  si  vous  étiez  encore  telle  que  je  vous  ai  connue!...  mais  c'est 
impossible,...  c'eût  été  trop  de  bonheur!  Serez-vous  plus  heureuse 
demain  que  vous  l'étiez  hier?  Je  ne  sais,  j'ai  fait  mon  devoir...  Votre 
esprit  est  libre,  Thérèse,...  adieu! 

Gérard  était  à  bout  de  forces;  la  jeunesse  et  l'amour  faisaient 
explosion  en  lui.  Il  se  retourna  pour  ne  pas  laisser  voir  le  boLdever- 
sement  de  son  visage  et  fit  un  pas  vers  la  porte. 

—  Gérard!  s'écria  Thérèse. 

Gérard  s'arrêta.  Les  yeux  de  Thérèse  rayonnaient  d'intelligence 
et  d'amour. 
.    —  Mon  nom!  dit-il,  et  d'un  bond  il  tomba  à  ses  pieds. 

—  Ah!  mes  pauvres  enfans!  s'écria  M""=  de  Lubner,  je  n'y  tiens 
plus,  il  faut  que  je  vous  embrasse  tous  les  deux... 

A  quelque  temps  de  là,  un  jeune  homme,  qu'on  voyait  souvent  sur 
le  boulevard,  arrêta  un  de  ses  amis  à  la  sortie  de  l'Opéra. 
■ —  Eh  bien!  sais-tu  la  nouvelle?  lui  dit-il. 

—  Laquelle  ?  Il  y  en  a  tant  ! 

—  Gérard,  tu  sais,  ce  pauvre  Gérard  qui  était  si  gai  et  qui  perdait 
toujours  au  lansquenet... 

—  Est-ce  qu'il  est  mort? 

—  Ah  bien  oui  !  Il  s'est  marié. 

—  Ah  !  mon  Dieu  !  et  avec  qui? 

—  Avec  une  petite  Allemande  qu'il  a  rencontrée  je  ne  sais  où,  sur 
les  bords  du  Rhin...  Voilà  où  mènent  les  voyages... 

—  Amen  !  dit  l'autre. 

Amédée  Achard. 


LES  ROUMAINS 


T. 

LES  TITRES  DE  LEUR  NATIONALITÉ. 


L—   «NE    NATIONALITE    DECOUVERTE.  —  ETABLISSEMENT    DES    COLONIES. 

Huit  millions  d'hommes  frappent,  en  supplians,  au  seuil  de  nos 
sociétés  occidentales.  Que  veulent-ils?  Ils  demandent  qu'on  les  aide 
à  renaître;  ils  revendiquent  notre  alliance.  A  peu  près  inconnus, 
égarés  au  bout  de  l'Europe,  ils  racontent  que  de  longs  siècles  de  ser- 
vitude, d'oubli,  de  déprédations,  et  tout  ce  que  des  hommes  sont  ca- 
pables de  souiïrir,  les  ont  tenus  ensevelis,  séquestrés  du  reste  de 
l'espèce  humaine.  Ils  ont  vécu,  disent-ils,  dans  un  désert,  mais  dans 
un  désert  où  ils  n'ont  échappé  à  aucune  des  misères  que  traînent 
après  elles  l'extrême  barbarie  et  l'extrême  civilisation.  Après  cela, 
ce  qu'ils  craignent  le  plus,  c'est  qu'une  adversité  si  longue,  si  per- 
sévérante, les  ait  défigurés  au  point  que  les  sociétés  et  les  j)euples 
auxquels  ils  s'adressent  ne  les  reconnaissent  plus. 

Chose  nouvelle  en  effet  dans  notre  monde  moderne,  ils  ne  ré- 
clament pas  notre  assistance,  comme  cela  s'est  vu  toujours,  au  nom 
seul  de  la  justice,  de  l'intérêt  de  tous,  de  l'humanité  iDlessée  et  vio- 
lée. Non;  la  nouveauté  et  la  grandeur  de  leur  cause,  c'est  qu'ils  se 
présentent  comme  des  frères  oubliés.  Avec  un  accent  qui  rappelle 
certains  grands  procès  plaidé  ;  par  des  nations  entières  dans  Thu- 
cydide et  dans  Tacite,  lorsque  la  parenté  du  sang  était  encore  sa- 
crée, ce  qu'ils  invoquent  suitout,  c'est  la  communauté  d'origine; 


376  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

c'est  un  lien  de  famille  entre  leur  race  et  la  nôtre;  c'est  une  même 
descendance,  un  même  berceau,  la  même  langue,  les  mêmes  aïeux. 
La  foi  peut-être  naïve  qu'ils  montrent  dans  la  religion  des  souve- 
nirs communs,  la  persuasion  où  ils  sont  que  cette  religion  ne  peut 
être  invoquée  sans  fruit,  que  les  hommes  de  l'Occident  y  sont  de- 
meurés aussi  fidèles  qu'ils  le  sont  eux-mêmes,  tous  ces  traits  sem- 
blent un  dernier  reste  de  l'antiquité  dont  ils  se  couvrent  pour  \ 
chercher  leurs  titres  confondus  avec  les  nôtres. 

Les  Roumains  disent  à  l'Occident  :  «  Rendez-nous  notre  droit  de 
cité  dans  la  famille  des  peuples  latins.  Nous  sommes  des  vôtres, 
quoique  enveloppés  de  Barbares.  Arrachez-nous  à  cette  captivité. 
Que  l'éloignement  ne  vous  trompe  pas  sur  ce  qui  nous  touche.  Des 
siècles  néfastes  nous  ont  tenus  séparés  de  la  mère-patrie,  de  cette 
Rome  d'où  nous  descendons  tous;  mais,  quoique  chargés  de  chaînes 
étrangères,  relégués  aux  confins  de  l'Europe,  nous  sommes  des 
frères  pour  la  France,  pour  l'Italie,  l'Espagne,  le  Portugal.  C'est 
avec  vous  que  nous  voulons  former  une  alliance  éternelle,  non  avec 
les  Barbares  qui  nous  entourent.  Yous  nous  avez  oubliés,  ayant 
perdu  jusqu'à  notre  nom,  car  vous  nous  appelez  Yalaques,  nous 
qui  nous  appelons  Roumains.  Dans  notre  profonde  misère,  s'est-il 
trouvé  une  seule  époque  où  nous  ayons  perdu  le  souvenir  de  notre 
ancienne  parenté?  Feuilletez  notre  histoire.  Yous  ne  trouverez  pas 
chez  nous  un  seul  moment  d'oubli.  Il  est  vrai  qu'il  y  a  eu  des 
temps  si  funestes,  que  nous  n'avons  pas  songé  à  faire  valoir  nos 
titres.  Eh!  qui  eût  voulu  seulement  nous  entendre?  Toutes  les  fois 
que  l'espérance  a  reparu,  c'est  vers  vous  que  nous  avons  tendu 
les  bras.  Nous  avouons  que  nous  sonmies  les  derniers  venus  dans 
la  famille  latine.  Est-ce  une  raison  pour  nous  contester  notre  part 
d'héritage?  Reconnaissez-nous  à  nos  traits,  à  notre  visage.  Yoyez  ! 
nous  portons  sur  nous  le  sceau  de  la  vieille  Italie;  nous  sommes  les 
fils  des  laboureurs  du  Latium,  du  Picentin,  de  la  Gaule  Cisalpine  el 
de  la  province  de  Narbonne.  Mêmes  traits,  même  couleur;  jusqu'aux 
vêtemens  de  nos  pères,  nous  avons  tout  gardé.  Yôici  le  pallium,  la 
tunique,  les  sandales,  comme  sur  la  colonne  Trajane.  Ce  sont  là  des 
témoins  qui  parlent  pour  nous.  Plus  que  tout  le  reste,  nous  avons 
sauvé  (Dieu  sait  au  milieu  de  quelles  difficultés  et  de  quels  idiomes 
incultes!)  notre  langue  natale;  vous  la  parliez  autrefois  avec  nous 
dans  notre  berceau  commun.  Ne  nous  reconnaissez-vous  pas  aux 
accens  de  cette  parole  qui  nous  rappelle  à  tous  la  même  patrie 
puissante?  Ne  vous  servez-vous  pas  des  mêmes  mots  que  nous  pour 
les  mêmes  choses?  Ne  dites-vous  pas  comme  nous  pain  pane,  ciel 
cieru,  vie  viàtza,  mort  moâiie,  ainsi  du  reste?  Si  notre  langue  vous 
semble  encore  humble  et  rustique,  peut-être  même  défigurée  par 


LES    ROUMAINS.  377 

un  trop  long  exil,  ne  la  dédaignez  pas  :  c'est  celle  que  parlaient  les 
vétérans  des  légions  romaines,  nos  aïeux  et  vos  maîtres.  D'ailleurs 
nous  ne  désespérons  pas  de  l'embellir  à  notre  tour,  si  vous  nous 
prêtez  votre  aide,  non  pas  seulement  comme  à  des  hommes,  mais 
comme  à  des  frères,  car  vous  le  savez,  la  langue  est,  après  Dieu,  le 
plus  fort  lien  entre  les  peuples.  Si  deux  hommes  jetés  par  hasard 
au  milieu  de  races  ennemies  ou  seulement  étrangères  s'aperçoivent 
qu'ils  parlent  la  même  langue,  dès  le  premier  mot  ils  font  alliance 
entre  eux,  parce  qu'ils  se  reconnaissent  pour  les  membres  d'une 
même  famille.  Le  plus  fort  prête  son  appui  au  plus  faible;  il  l'arrache 
à  la  captivité.  "Vous  et  nous  sommes  entourés  de  races  étrangères 
dont  plusieurs  sont  ennemies.  Vous  êtes  puissans,  nous  sommes 
faibles,  quoique  nous  ne  soyons  pas  à  mépriser  à  cause  de  notre 
grand  nombre.  Reconnaissez-nous  et  sauvez-nous  !  » 

Telles  sont  les  premières  paroles  qui  sortent  de  la  bouche  de  tout 
habitant  de  la  Roumanie.  Quiconque  aura  entretenu  quelque  com- 
merce avec  eux,  celui-là  avouera  que  je  n'ai  rien  changé  à  leurs  dis- 
cours ordinaires. 

Dans  le  temps  où  l'esprit  français  aimait,  cherchait,  répandait 
partout  la  lumière  avec  la  vie,  si  quelqu'un  eût  appris  à  Montes- 
quieu, à  Voltaire,  à  Bufïbn,  et  après  eux  à  Lessing,  à  Herder  ce 
qu'ils  paraissent  avoir  toujours  ignoré,  qu'une  race  d'hommes  toute 
latine  conserve  entre  la  Mer-Noire  et  les  Carpathes  les  usages,  les 
traditions,  en  partie  l'idiome  de  la  vieille  Italie  et  revendique  ses 
ancêtres,  quel  éclat,  quelle  popularité  ces  grands  hommes  eussent 
l'épandus  sur  une  découverte  de  ce  genre  !  Que  de  rapprochemens, 
que  de  résultats  et  quelle  lumière  ils  en  eussent  tirés  incontinent! 
.le  ne  doute  pas  que  l'Occident  entier  n'eût  longtemps  retenti  de 
cette  merveille.  Une  race  d'hommes  alliée  à  la  nôtre,  perdue  et  re- 
trouvée, est-ce  là  un  événement  qu'ils  eussent  laissé  dans  l'ombre? 
Je  suppose  que  Montesquieu  n'eût  pas  dédaigné  de  jeter  un  regard 
sur  cette  dernière  parcelle  du  monde  romain.  Soit  en  parlant  de  la 
décadence  de  l'empire,  soit  en  comparant  les  lois  aux  climats,  il 
eût  donné  quelque  part  une  place  à  la  Rome  de  chaume  des  Moldo- 
Valaques.  Qui  doute  que  Voltaire  se  fût  attaché  à  cette  antiquité 
vivante,  qu'il  en  eût  fait  jaillir  tout  ce  qu'elle  renferme  de  con- 
trastes et  d'ironie  contre  la  majesté  des  choses  humaines?  L'Eu- 
rope aurait  eu  à  répéter  d'abord  les  moqueries  du  philosophe  sur  les 
Cincinnatus,  les  Régulus  des  monts  Krapaks;  mais  cette  ironie  eût 
été  sans  poison,  elle  eût  même  servi  à  populariser  une  cause  encore 
trop  peu  connue.  Puis  le  sérieux  aurait  remplacé  le  rire,  et  Voltaire 
aurait  certainement  salué  le  premier  une  nation  renaissante  au  nom 
de  ce  génie  romain  qu'il  a  toujours  préféré  à  tous  les  autres.  Du 


S78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moins  il  eût  ajouté  un  chapitre  à  Y Esscn  sur  les  Blœurs  des  nations 
et  aux  Histoires  de  Charles  XII  et  de  Pierre  I*"'.  En  conduisant  ses 
héros  dans  la  Bessarabie  et  sur  le  Pruth,  il  n'eût  pu  se  défendre  de 
peindre  ces  provinces  et  de  marquer  d'un  trait  la  condition  des  fds 
de  Romulus  soumis  aux  avanies  d'un  descendant  d'Alcibiade,  sons 
le  cimeterre  d'un  sultan  turc.  Quant  à  Buffon,  il  ne  se  fût  pas  borné 
à  dire  que  V aurochs  des  Carpathes  revit  dans  les  armes  de  la  Molda- 
vie. 11  eût  voulu  décrire  ces  Carpathes,  dernier  refuge  des  espèces 
animales  et  des  races  humaLoes  auxquelles  toutes  les  autres  ont  dé- 
claré la  guerre.  On  eût  vu,  de  manière  à  ne  pas  l'oublier,  le  tableau 
de  ces  montagnes  ardues,  héi'issées  de  forêts,  coupées  de  torrens 
qui  ne  tarissent  jamais,  où  l'aurochs  proscrit,  menacé  de  dispa- 
raître du  règne  animal,  vient  dérober  sa  tête  dans  le  môme  temps 
que  la  nation  dace,  puis  la  nation  roumaine,  toutes  deux  proscrites 
comme  lui,  vont  chercher  auprès  de  lui,  dans  les  mêmes  lieux  sau- 
vages, une  retraite  assurée  contre  les  menaces  d'extermination  que 
leur  jette  de  toutes  parts  le  monde  civil. 

Par  malheur,  l'Occident  avait  perdu  au  xviir  siècle  jusqu'à  la  d.9r- 
nière  trace  des  populations  du  Bas -Danube.  Le  plus  savant  de  nos 
géographes,  le  sage  d' Anville,  fut,  il  semble,  le  seul  qui  vit  clair  dans 
cette  question.  Il  fit  mieux,  il  dit  très  nettement  que  ((  le  langage  ac- 
tuel de  la  nation  valake  est  foncièrement  un  dialecte  de  la  langue 
latine;  »  mais  ses  deux  mémoires,  si  neufs,  si  judicieux,  ne  furent 
relevés  par  personne.  Si  vous  voulez  vous  en  assurer,  jetez  les  yeux 
sur  V Histoire  de  la  Décadence  de  l'Empire  romain,  par  Gibbon.  Il 
s'est  donné  pour  tâche  de  rechercher,  de  suivre,  de  découvrir  les 
derniers  vestiges  du  peuple-roi,  même  sous  les  formes  les  plus  défi- 
gurées. Son  récit  ramène  forcément  à  diverses  reprises  les  Moldaves, 
les  Yalaques;  il  va  jusqu'à  citer  d'anciennes  histoires  byzantines  qui 
témoignent  de  leur  descendance  italienne,  et  sans  discuter  ces  témoi- 
gnages, sans  même  y  faire  la  moindre  allusion,  il  continue  de  jeter 
la  race  roumaine  dans  la  fosse  commune  des  Slaves,  des  Bulgares, 
des  Albanais.  Il  rencontre  le  héros  de  la  nationalité  moldave,  Etienne 
le  Grand;  il  en  fait  un  Slave.  Tous  les  actes  glorieux  d'une  race 
d'hommes  sont  attribués  à  ses  plus  grands  ennemis.  Pour  elle,  son 
nom  n'est  pas  même  prononcé  :  excès  de  confusion  qui  est  en  même 
temps  l'excès  de  l'injustice.  C'est  un  des  honneurs  réservés  à  notre 
temps  de  remettre  l'ordre  dans  ce  chaos;  sans  doute  ici,  comme  en 
d'autres  circonstances  semblables,  le  premier  pas  pour  ramener  la 
justice  dans  les  choses  vivantes  sera  de  replacer  la  justice  dans  l'his- 
toire. 

Oubliés  ou  méconnus  par  les  écrivains,  il  restait  aux  Roumains 
une  plus  dure  épreuve  à  traverser.  Lorsqu'au  commencement  de  ce 


LES    ROUMAINS.  379 

siècle  tout  le  monde  se  prit  à  espérer  quelque  chose  au  souffle  de  la 
révolution  française,  un  rayon,  je  ne  sais  lequel,  tomba  aussi  sur 
les  ossemens  et  les  cendres  de  ces  peuples.  Ils  se  sentirent  remués 
par  l'ambition  de  renaître.  Deux  fois  ils  s'adressèrent  au  vainqueur 
de  Lodi  et  de  Marengo.  C'était  un  homme  de  leur  race,  le  représen- 
tant, le  consul,  peut-être  le  nouveau  Trajan  de  l'Europe  latine.  Ne 
reconnaîtrait-il  pas  les  vétérans  et  les  colons  du  divin  césar?  On  ra- 
conte que  Napoléon  ne  comprit  rien  au  langage  de  ces  hommes  qui 
redemandaient  leur  vieux  droit  de  cité  italiote.  A  peine  s'il  laissa 
tomber  sur  eux  un  regard.  Ce  qu'il  y  a  de  sûr,  c'est  que  peu  d'an- 
nées après,  dans  les  conférences  de  ïilsitt,  il  offrait  au  tsar  d'ense- 
velir à  jamais  ces  supplians  dans  l'empire  russe. 

Pendant  que  l'Europe  occidentale  se  détournait  de  plus  en  plus 
des  populations  de  la  Roumanie,  celles-ci  ne  cessaient  d'entretenir  la 
tradition  de  leurs  origines,  même  dans  les  époques  les  plus  barbares 
du  moyen  âge.  Le  Gotli  Jornandès,  du  \r  siècle,  est  le  premier  his- 
torien chez  lequel  je  trouve  le  nom  de  Roumanie  dans  le  sens  où 
les  paysans  disent  encore  la  terre  romaine,  tsora  rovmanesca.  Au 
xii^  siècle,  le  clergé  de  ces  provinces  fit  un  effort  marqué  pour  les  rat- 
tacher à  la  civilisation  latine.  L'archevêque  de  Zagora  écrit  au  pape 
Innocent  III  que  les  Valaques  sont  les  héritiers  du  sang  des  Romains. 
Le  pape  reconnaît  cette  descendance  comme  une  chose  avérée.  Inno- 
cent Ilî  essaie  d'en  profiter  pour  ramener  à  l'unité  romaine  les  dis- 
sidens,  qui  semblaient  chanceler  encore.  D'autre  part,  Byzance  n'a 
jamais  ignoré  la  filiation  des  Moldo-Valaques.  Au  xv^  siècle,  un 
écrivain  byzantin,  Ghalcondylas,  expose,  comme  un  point  reconnu 
de  tous,  que  la  langue  roumaine  est  en  tout  semblable  à  la  langue 
italienne,  quoiqu'elle  soit  comprise  à  grand'peine  par  les  Italiens. 
Lucius,  dans  sa  description  de  la  Dalmatie,  étend  cette  ressem- 
blance aux  usages,  aux  coutumes. 

Après  une  possession  d'état  aussi  déclarée,  comment  le  souvenir 
de  cette  filiation  a-t-il  été  perdu  chez  nous?  Je  pense  qu'une  chose 
explique  l'isolement  extraordinaire  dans  lequel  sont  tombés  les 
Moldo-Valaques,  et  pourquoi  le  fil  qui  les  rattachait  à  nos  sociétés  a 
été  si  tôt  brisé  dans  le  labyrinthe  du  moyen  âge  :  c'est  qu'ils  ont 
rompu  avec  l'église  catholique.  De  ce  moment," l'Occident  a  cessé  de 
les  connaître.  Dans  un  temps  où  les  rapports  religieux  étaient  les 
seuls  qu'eussent  entre  eux  les  hommes  éloignés  les  uns  des  autres, 
le  lien  de  la  foi  brisé,  tout  fut  brisé;  il  devint  impossible  à  l'Occident 
de  reconnaître  pour  parens  des  peuples  schismatiques.  Tant  que  la 
papauté  eut  quelque  espoir  de  retenir  les  Latins  des  provinces  da- 
nubiennes, elle  fit  valoir  l'autorité  du  sang  de  Romulus;  mais  cet 


380  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

espoir  une  fois  perdu  (et  il  fallut  y  renoncer  après  la  grande  épreuve 
du  concile  de  Florence,  où  l'archevêque  moldave  fut  démenti  par 
son  peuple),  la  papauté  ne  vit  plus,  ne  montra  plus  que  des  étran- 
gers ou  des  ennemis  dans  ces  frères.  Toute  relation,  toute  corres- 
pondance cessa. 

De  leur  côté,  aussi  longtemps  que  les  Roumains  furent  par-dessus 
tout  infatués  de  leur  schisme,  tout  ce  qui  le  contrariait  leur  semblait 
odieux.  Loin  de  réclamer  le  renouvellement  de  l'alliance  avec  les 
Latins,  c'était  beaucoup  pour  eux  de  ne  pas  les  mépriser  et  les  haïr. 
Ainsi  les  différends  de  religion  couvraient  pour  les  uns  et  pour  les  au- 
tres la  question  de  race  et  de  nationalité;  les  églises  ennemies  rejetaient 
dans  l'ombi'e  la  parenté  de  race;  elles  tenaient  les  provinces  divisées 
jdIus  que  ne  faisait  l'éloignement  des  lieux.  La  parenté  du  sang  ne 
pouvait  rien  où  manquait  la  conformité  du  dogme.  Ni  les  uns  ne 
tenaient  à  recouvrer  leur  droit  dans  la  famille  latine,  ni  les  autres 
n'eussent  consenti  à  l'accorder,  et  il  a  fallu  que  d'autres  pensées  ab- 
solument différentes  entrassent  dans  le  monde  pour  que  les  titres 
de  la  nationalité  roumaine  retrouvassent  leur  valeur. 

Tout  le  monde  aujourd'hui  reconnaît  le  moldo-valaque  pour  une 
langue  néo-latine.  C'est  là  une  notion  vague  que  l'on  admet  sans  se 
rendre  compte  des  conséquences  qu'elle  entraîne  et  des  preuves  sur 
lesquelles  elle  s'appuie.  Je  m'étonne  de  voir  dans  des  ouvrages  récens 
justement  estimés  que  le  caractère  particulier,  distinctif  des  Rou- 
mains soit  encore  méconnu.  Gomment  cet  établissement  a-t-il  été 
possible?  Gomment  s'expliquer  ce  phénomène  presque  incroyable 
d'une  société  latine,  débris  perdu  d'un  vieux  monde  au  milieu  d'un 
océan  de  peuples  étrangers?  Comment,  foulés  tant  de  fois  et  pai- 
tout  ce  que  le  monde  barbare  avait  de  plus  violent,  cette  première 
empreinte  n'a-t-elle  pas  été  effacée?  Gomment,  au  milieu  de  ce  dé- 
luge de  maux  qui  n'ont  pas  cessé  même  aujourd'hui,  se  trouve-t-il 
qu'à  certains  égards,  de  toutes  les  langues  romanes,  la  langue  des 
Carpathes  est  celle  qui  se  rapproche  le  plus  de  l'idiome  des  Latins? 
A  ces  questions,  qui  n'ont  pu  manquer  de  frapper  les  esprits,  on  a 
répondu  d'abord  que  les  Daces,  soumis  par  les  Romains,  ont  été  for- 
cés d'apprendre  la  langue  des  vainqueurs,  que  des  provinces  assujet- 
ties à  l'empire  ont  peu  à  peu  désappris  leurs  anciens  idiomes,  que  le?i 
peuples  ont  dû  faire  effort  pour  comprendre  les  magistrats,  qu'ainsi 
ce  sont  les  classes  supérieures  qui  ont  par  degré  et  lentement  fait 
succéder  le  latin  des  patriciens  aux  vieilles  langues  indigènes. 

Confondre  la  Roumanie  avec  toutes  les  autres  provinces,  c'esi 
s'exposer  à  tout  brouiller.  Un  fait  fondamental  domine  les  origines 
et  l'histoire  des  peuples  moldo-valaques.  Cet  événement  est  la 
grande  colonie  fondée  par  Trajan  avec  des  colons  tirés  de  tout  le 


LES    ROUMAINS.  SSl 

monde  romain.  Ces  hommes  ont  porté  le  latin  avec  eux,  ils  ne  l'ont 
pas  appris  dans  leurs  nouvelles  demeures. 

Quelques  années  avant  notre  ère,  Ovide  est  exilé  sur  les  bords  du 
Danube,  dans  la  province  qui  est  devenue  la  Bessarabie.  Il  se  con- 
sume à  chercher  quelque  trace  du  monde  latin  sans  pouvoir  en  ren- 
contrer une  seule.  Tout  lui  est  étranger,  les  hommes,  les  choses  aussi 
bien  que  les  heux.  La  terre  des  steppes  semblable  à  une  autre  mer 
immobile,  la  neige  entassée,  amoncelée  comme  des  tours,  la  plaine 
sans  limites,  perpétuellement  menacée  par  des  cavaliers;  le  Danube 
gelé,  la  petite  bourgade  de  Tomes,  où  viennent  tomber  les  flèches 
empoisonnées  des  Barbares  qui  insultent  le  poète  en  passant;  tous 
ces  traits  où  la  nostalgie  est  si  vivement  empreinte  ne  sont  rien  ii 
côté,  de  cette  plainte  qui  revient  à  chaque  vers  :  que  pas  un  mot 
de  la  langue  latine  ne  résonne  sur  ces  livages,  qu'aucune  oreillt- 
ne  comprendrait  ses  Tristes,  qu'il  est  réduit  à  parler  gète  et  sar- 
mate.  Tout  au  plus  quelque  marchand  grec,  égaré  comme  lui  à  ces 
confins  du  monde  civilisé,  pourrait-il  savoir  et  prononcer  son  nom. 
Un  siècle  après,  s'il  eut  parcouru  la  province,  il  eût  vu  les  mêmes 
plaines  traversées  par  des  routes  militaires,  peuplées  de  bourgs,  de 
villes,  sur  l'emplacement  des  huttes  incendiées  des  Daces  et  des 
Gètes,  l'ancienne  population  virile  à  peu  près  exterminée,  des  femmes, 
des  enfans  de  Barbares  servant  d'esclaves  dans  les  fermes  des  co- 
lons; au  loin,  quelques  restes  de  tribus  indigènes  aux  abois,  mais 
nulle  part  de  masses  réunies;  sur  le  penchant  des  montagnes,  dans 
les  plaines  déjà  cultivées,  où  la  nature  toute  nouvelle  se  couvrait  de 
moissons,  les  enceintes  palissadées,  retranchées  de  colonies  mili- 
taires ou  de  municipes;  leurs  hautes  tours  de  bois  avec  des  veilleurs 
armés  de  flambeaux  pour  garder  le  nouvel  ager  publicm;  au  milieu 
des  moissons  en  fleur,  le  vétéran  armé  de  la  faucille,  donnant  des 
noms  romains  à  sa  cour,  à  son  champ,  à  son  pré,  à  son  aqueduc,  et 
plaçant  le  divin  Trajan  au  plus  haut  du  ciel  dans  la  région  étince- 
lante  de  la  voie  lactée.  La  province  jouissait  déjà  du  droit  italique. 

De  tels  changemens  aussi  rapides  attesteraient  l'œuvre  d'une  vaste 
colonie,  quand  même  l'histoire  n'en  ferait  pas  mention.  On  sait  que 
Trajan  avait  écrit  sur  sa  conquête  de  la  Dacie  des  commentaires  à 
l'exemple  de  César.  Ces  commentaires  existaient  encore  au  vr  siècle: 
ils  sont  perdus,  mais  il  semble  qu'ils  soient  remplacés,  en  partie  du 
moins,  par  un  monument  qui  est  encore  debout,  et  sur  lequel  se 
trouve  dans  les  moindres  détails  la  trace  de  la  volonté  et  des  souve- 
nirs de  Trajan.  La  colonne  Trajane,  qu'il  éleva  pour  s'en  faire  un 
tombeau  (1),  est,  à  vrai  dire,  l'histoire  la  plus  fidèle,  la  plus  sûre 

(1)  Dio.  CassiuSj  lxvih^  ii. 


'1S2  REVUE   DES   DEUX    .MONDES. 

qu'on  puisse  imagiiier  de  la  conquête  de  la  Dacie.  Le  caractère  de 
ces  expéditions  y  est  profondément  empreint.  Ce  n'est  pas  seulement 
le  témoin  immortel  de  cinq  campagnes  glorieuses;  c'est  le  tableau 
véridique,  implacable  de  l'extermination  d'un  peuple.  Je  suppose 
que  l'artiste  qui  l'a  exécuté  a  surtout  reçu  pour  mission  d'épouvan- 
ter les  nations  rebelles. 

Quel  livre,  quel  monument  peindrait  mieux  les  vastes  prépara- 
tifs d'une  guerre  inexorable  :  les  vaisseaux  chargés  de  blé,  d'armes, 
de  recrues  incessamment  rassemblées,  les  magasins  immenses  où 
tout  abonde,  les  pesans  bagages  traînés  à  la  suite  des  cohortes;  une 
lutte  entreprise  avec  la  patience  et  la  lenteur  d'un  peuple  qui  se 
croit  éternel;  les  gigantesques  ponts  de  bateaux  et  de  pierre  jetés 
sur  le  Danube  et  la  Bistra;  les  légionnaires  ramassés  en  tortue  au 
pied  des  murs  et  des  abatis  d'arbres;  les  incendies  de  villages  bar- 
bares, les  forêts  vierges  coupées  par  la  hache  pour  frayer  une  route 
à  l'empire;  ce  césar  à  cheval,  partout  calme  et  débonnaire  au  milieu 
des  flots  de  fer  de  ses  prétoriens;  les  rois  qui  se  jettent  à  ses  pieds 
et  implorent  le  pardon  de  leur  nation;  le  geste  du  césar  qui  refuse 
et  dévoue  sans  colère  tout  un  monde  à  la  mort;  les  têtes  coupées 
des  principaux  présentées  par  les  cheveux  au  vainqueur  ou  montrées 
au  bout  des  piques  du  haut  des  murs;  d'autre  part,  le  désespoir  des 
indigènes,  leur  impuissance  furieuse,  les  multitudes  de  Barbares 
chevelus,  aux  sabres  recourbés,  aux  massues  noueuses,  aux  braies 
amples  traînant  jusqu'aux  pieds,  qui  fuient  un  à  un  sur  les  sentiers 
escarpés  des  montagnes,  et  qui,  des  lieux  élevés,  tournent  la  tète  en- 
core une  fois  vers  la  patrie  perdue;  leurs  troupeaux  de  bœufs,  de 
vaches,  de  moutons,  de  chèvres,  qui  se  précipitent  devant  les  légion- 
naires, pasteurs  armés  de  javelots  en  guise  d'aiguillon?  Tout  est  fait 
pour  inspirer  la  terreur.  Dans  cette  poursuite  acharnée  à  travers  les 
bois,  les  montagnes,  en  dépit  des  frimas,  on  sent  qu'il  ne  doit  rien 
rester  des  vaincus,  et  que  c'est  là  le  testament  du  césar  écrit  dans 
chaque  relief.  Au  sommet  de  la  colonne,  Jupiter  pluvieux,  de  sa  che- 
velure immense,  de  sa  barbe,  de  son  ample  manteau  laisse  découler 
les  frimas,  les  brumes,  les  pluies  éternelles.  La  nature  semble  ainsi 
se  joindre  aux  vainqueurs  pour  opprimer  une  terre  condamnée. 

Nous  pouvons  regretter  aujourd'hui  que  ce  monument  de  colère 
ne  nous  montre  qu'à  moitié  l'expédition  de  Dacie.  La  guerre  y  est 
représentée  dans  sa  fureur;  les  résultats  de  cette  guerre  ne  s'y 
voient  pas,  à  moins  que  son  but  unique  fût  d'effrayer  le  inonde. 
L'histoire  des  établissemens  de  Trajan  manque  à  la  colonne  Tra- 
jane  :  je  n'ignore  pas  qu'un  écrivain  du  xvir  siècle  a  cru  en  trouver 
une  trace  dans  le  dernier  bas-relief;  mais  si  telle  eût  été  la  pensée 
du  monument,  elle  eût  été  figurée  avec  la  clarté  et  l'évidence  sou- 


LES   ROUMAINS.  383 

veraine  que  le  peuple  romain  mettait  clans  ces  sortes  de  choses;  l'art 
non  plus  que  le  génie  de  Rome  n'y  eût  certainement  rien  perdu.  Je 
m'imagine  qu'il  eût  été  beau  de  couronner  ces  trophées,  ces  fêtes 
guerrières,  ces  forêts  de  piques  par  les  travaux  des  moissons  et  des 
vendanges.  Au-dessus  des  sièges,  des  campemens,  des  marches 
d'armées,  des  champs  de  bataille,  on  eût  vu  de  vieux  vétérans  for- 
ger des  socs  de  charrue,  atteler  des  taureaux  au  joug,  mesurer, 
orienter  un  enclos,  bâtir  une  cabane,  tresser  le  chaume,  parquer  un 
troupeau  de  brebis,  abriter  des  ruches  d'abeilles.  Sur  le  seuil  des 
villes  incendiées,  non  loin  des  morts  et  des  mourans,  on  aurait  vu 
des  femmes  romaines  émonder  les  vignes  autour  des  hêtres,  porter 
sur  leurs  têtes  des  corbeilles  ou  des  amphores.  Il  me  semble  que  ce 
mélange  de  tableaux  guerriers  et  de  tableaux  rustiques  eût  été  tout 
à  fait  dans  le  goût  des  Romains,  et  surtout  de  Yirgile,  qui  n'a  ja- 
mais manqué  une  occasion  de  rappeler  les  champs  et  les  bois  au  mi- 
lieu des  combats  héroïques.  Les  Géorgiques  eussent  encore  une  fois 
couronné  \ Enéide. 

Assurément  Trajan,  dans  ses  commentaires,  n'avait  pas  oublié 
cette  partie  toute  pacifique  de  son  expédition.  Il  a  dû  se  vanter  d'une 
fondation  civile  qui  avait  agrandi  de  toute  une  province  le  monde 
romain.  Je  ne  serais  pas  surpris  qu'Eutrope  (1)  et  les  autres  histo- 
riens, qui  exaltent  en  termes  précis  et  magnifiques  sa  colonie  sur 
les  bords  du  Danube,  n'aient  fait  que  rapporter  ou  suivre  ses  pro- 
pres paroles  officielles.  Dans  tous  les  cas,  c'est  une  chose  digne 
d'attention  que  les  descendans  de  ces  colons,  aujourd'hui  tombés 
dans  l'extrême  détresse,  échappés  par  hasard  ù  une  ruine  com- 
plète, aient  pour  première  pierre  angulaire  de  leur  nationalité  cette 
même  colonne  Trajane  où  tout  parle  de  victoire  et  d'orgueil.  Quand 
j'ai  cominencé  à  étudier  ce  qui  concerne  les  Roumains,  rien  ne  m'a 
plus  étonné  que  de  voir  tous  les  regards  de  ce  peuple  tournés  vers 
un  monument  de  triomphe,  car  on  aurait  tort  de  ne  voir  dans  ce 
culte  qu'un  effort  d'érudition  chez  quelques  hommes.  Il  est  certain 
qu'ils  prétendent  retrouver  dans  les  détails  innombrables  de  la  co- 
lonne Trajane  non-seulement  les  événemens  passés,  mais  encore  les 
choses  présentes,  la  forme  des  objets  dont  ils  se  servent,  les  vête- 
mens,  les  habitations,  la  poterie,  les  outils,  les  instrumens,  les  meu- 
bles mêmes  et  la  plupart  des  usages  dont  se  compose  la  vie  na- 
tionale. En  regardant  les  deux  mille  têtes  qui  figurent  les  légions 
armées,  ils  croient  reconnaître  les  traits  des  laboureurs  de  leurs 
campagnes.  Du  fond  de  leurs  misères  insondables,  ils  se  sentent 
consolés,  relevés  par  une  fierté  secrète.  C'est  peut-être  le  seul  peuple 

(1)  Eutrop.,  VIII;  cap.  6. 


*î8ii  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  nos  jours  qu'un  monument  tout  romain  ait  la  puissance  d'émou- 
voir. 

Il  reste  encore  aujourd'hui  à  écrire  ou  plutôt  à  retrouver  l'his- 
toire des  expéditions  et  des  colonies  de  Trajan  dans  la  Dacie.  Cela 
n'est  point  impossible,  quoique  l'antiquité  ne  nous  ait  laissé  qu'un 
petit  nombre  d'indications  éparses  chez  les  écrivains  (1).  En  com- 
plétant ces  fragmens  par  les  médailles,  les  médailles  par  les  bas- 
leliefs  de  la  colonne  Trajane,  et  en  comparant  les  uns  et  les  autres 
aux  calculs  des  géographes,  voici,  je  pense,  ce  que  l'on  peut  dire  de 
plus  précis  sur  ce  sujet. 

Les  Daces  avaient  plusieurs  fois  battu  et  refoulé  les  légions  ro- 
maines sous  Domitien;  ils  avaient  même  imposé  un  tribut  à  l'empire, 
premier  exemple  qui  ne  sera  pas  perdu  pour  les  Barbares.  Une  chose 
autorise  à  penser  que  la  nation  dace  était  moins  grossière  qu'on  ne 
la  représente  :  c'est  qu'elle  avait  exigé  par  ce  tribut  qu'on  lui  re- 
mît un  certain  nombre  d'ouvriers  et  d'artistes  pour  l'instruire  dans 
les  arts  de  la  paix  et  de  la  guerre.  Les  historiens  anciens,  afin  de 
déguiser  la  défaite  des  Romains,  ont  recours  à  une  distinction  très 
subtile;  ils  disent  que  dans  ces  guerres  l'empereur  fut  vaincu  et  non 
le  peuple.  Trajan  se  proposa  de  venger  l'un  et  l'autre  :  pour  mettre 
lin  à  des  exigences  chaque  jour  croissantes  (car  déjà  les  Daces  récla- 
jnaient  le  donatif  ) ,  il  fit  une  expédition  contre  eux  et  leur  roi  Décé- 
bale.  La  première  a  duré  trois  ans;  les  médailles  frappées  au  mo- 
juent  du  départ  ne  laissent  aucune  incertitude  sur  les  dates.  Trajan 
était  empereur  depuis  quatre  années,  consul  (si  ce  nom  signifiait 
encore  quelque  chose)  pour  la  quatrième  fois,  tribun  du  peuple 
pour  la  cinquième. 

On  sait  quelles  légions  firent  ces  campagnes;  c'était  la  première 
ou  la  Minervienne,  que  l'on  appelait  aussi  la  Secourable,  la  Pieuse, 
la  Fidèle,  la  Trajane;  c'était  la  cinquième  ou  la  Macédonique,  la 
treizième  ou  la  Jumelle,  la  septième  ou  la  Claudienne.  On  a  voulu 
y  joindre  la  sixième,  qu'on  ramène  de  Bretagne,  puis  de  Judée,  mais 
sans  preuves  irrécusables.  A  ces  quatre  ou  cinq  légions,  ajoutez  dix 
cohortes  prétoriennes  qui,  avec  les  auxiliaires,  Bataves  et  Germains, 
composaient  une  armée  d'au  moins  soixante  mille  hommes. 

Au  printemps  de  l'an  101  de  notre  ère,  Trajan,  avec  toutes  ces 
forces,  passa  le  Danube  sur  deux  ponts  de  bateaux  qu'il  fit  jeter  là 
où  le  lit  du  fleuve  est  le  plus  étroit,  à  Gradisca  et  Bosisiena,  aux 
frontières  du  Banat  et  de  la  Transylvanie.  Sur  les  deux  rives,  il  for- 
tifia les  deux  têtes  de  pont  par  de  solides  travaux  dont  les  restes  se 

(1)  Dio.  Cassius,  lxviii.  —  D'Anville,  Mémoires  de  l'Académie  des  Inscriptions, 
t.  XXVIII,  p.  30.  —  Maanert.,  Res  Trajani  Imperatoris  ad  Damibium  gestœ. 


LES   ROUMAINS.  385 

voient  encore.  Une  ligne  de  ses  commentaires,  sauvée  par  hasard, 
marque  la  direction  qu'il  suivit.  «  JNons  marcliàmos  (1),  dit-il  (car 
il  a  renoncé  à  la  troisième  personne  des  Cownientaires  de  César),  de 
Bersobie  à  Aixi.  »  C'était  donc  (2)  le  chemin  de  Tibisque  qu'il  sui- 
vait, droit  au  nord,  vers  le  Tèmès;  le  reste  des  troupes  remonta  la 
vallée  de  Czerna,  l'un  des  afïluens  du  Danube.  La  jonction  s'opéra 
au  confluent  du  Tèmès  et  de  la  Bistra,  d'où  l'armée,  se  tournant  à 
l'est  vers  le  massif  des  montagnes  de  la  Transylvanie,  entra  dans  les 
défilés  des  Portes-de-Fer.  Le  plus  souvent  il  fallait  se  tracer  une 
route,  la  hache  à  la  main,  à  travers  d'épaisses  forêts  solitaires  non 
encore  explorées.  On  n'y  rencontrait  que  l'aurochs,  l'ours,  le  san- 
glier; une  si  grande  solitude  étonnait,  elle  semblait  pleine  d'em- 
bûches. Les  soldats  ne  s'engageaient  pas  sans  hésitation  dans  ces 
liantes  futaies  ténébreuses  devant  lesquelles  avait  reculé  jusque- 
là  l'audace  des  légions.  On  avait  vu  ces  mômes  peuples  couper  des 
forêts  entières  et  les  laisser  subsister  debout  de  manière  à  en  écraser 
des  armées. 

C'est  dans  l'un  de  ces  défilés  qu'un  messager  apporta  avec  mys- 
tère à  Trajan  un  énorme  champignon  qui  contenait  une  lettre  en  ca- 
ractères latins,  dans  laquelle,  au  nom  de  son  propre  salut,  i!  était 
sommé  de  retourner  sur  ses  pas.  La  résistance  ne  commença  qu'aux 
environs  des  Portes-de-Fer,  lorsqu'on  eut  atteint,  entre  les  sources 
du  Syul,  du  Strey  et  de  la  Bistra,  les  régions  les  plus  abruptes  où 
l'ennemi  s'était  concentré.  Entre  deux  rochers  à  pic,  le  général  ro- 
main jeta  sur  la  Bistra  un  pont  qui  reçut  le  nom  de  pont  d'Auguste. 
11  livra  trois  grands  combats  sur  cette  rivière  et  sur  le  ]\Iaros,  champs 
de  bataille  qui  sont  encore  aujourd'hui  connus  des  paysans  sous  le 
nom  de  prairie  de  Trajan  {prat  Trnjanouloui).  Selon  Dion  Cassius, 
la  situation  de  l'armée  romaine,  séparée  de  ses  bagages,  de  ses  am- 
bulances, fut  un  moment  si  critique,  que  le  général  déchira  ses  ha- 
bits pour  panser  les  blessés.  Enfin  on  atteignit  le  plateau  des  Car- 
pathes.  Le  siège  fut  mis  devant  Sarmizegethusa,  la  citadelle  des 
Daces.  Elle  était  située  dans  l'un  des  contreforts  du  mont  \'ulcan, 
près  de  la  source  du  Syul  valaque  et  du  village  de  Varhély.  Acculé 
dans  sa  ville  sainte,  Décébale  envoya  des  ambassadeurs,  les  mains 
jointes  derrière  le  dos,  à  la  manière  des  esclaves,  pour  demander 
la  paix.  On  la  lui  accorda  aux  conditions  suivantes  :  les  Daces  livre- 
raient leurs  armes,  leurs  machines  de  guerre,  leurs  transfuges;  ils 
détruiraient  leurs  retranchemens ,  leurs  forteresses ,  ils  se  retire- 
raient de  tous  les  lieux  occupés  par  les  Romains,  dont  ils  devien- 

(1)  Inde  Berzohim,  deinde  Aixi  processimus. 

(2)  Voyez  la  table  de  Peutinger,  seg-m.  vi,  vu. 

TOME  I.  25 


386  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

clraieut  les  alliés.  ïrajan  laisse  une  garnison  dans  Sarmizegetliusa; 
il  prend  position  dans  le  Canat,  s'assure  l'entrée  de  la  Transylvanie, 
ferme  les  Portes-de-Fer,  et,  satisfait  de  ces  précautions,  il  retourne 
à  Rome.  C'était  à  la  fin  de  l'année  103.  Ses  soldats  l'avaient  déjà 
salué  du  nom  de  Dacique  et  proclamé  impercdor  pour  la  quatrième 
fois.  11  reçoit  le  triomphe  et  donne  de  magnifiques  fêtes  au  peuple. 
Par  une  étrange  dérision,  l'histoire,  qui  a  laissé  dans  l'ombre  tant 
d'hommes  et  de  faits  jusqu'alors  immortels,  a  conservé  le  nom  du 
danseur  qui  fut  le  héros  de  ces  fêtes.  Il  s'appelait  Pylade. 

La  paix  dura  un  peu  moins  d'une  année.  Tout  annonçait  une  prise 
d'armes  générale  des  Daces,  quand  Trajan  les  prévint.  C'est  à  la  fin 
de  l'hiver  de  l'an  104  qu'il  commença  sa  seconde  expédition.  Elle  de- 
vait durer  deux  ans.  La  pensée  de  ces  nouvelles  campagnes  se  montre 
très  différente  de  ce  qu'avaient  été  les  précédentes.  11  ne  s'agit  plus 
seulement  d'une  incursion  chez  un  peuple  incommode;  c'est  l'extir- 
pation d'une  nation  rebelle  dont  le  nom  même  doit  être  effacé  de  la 
terre.  Aussi  la  première  et  la  principale  opération  (1)  de  la  campagne 
fut-elle  de  bâtir  sur  le  Danube  un  pont  de  pierre  gigantesque  qui 
monti'ât  d'avance  que  le  peuple  romain  allait,  non  plus  visiter  et 
fouiller  à  la  hâte  une  terre  inconnue,  mais  prendre  irré^  ocablement 
possession  d'une  conquête  et  la  lier  à  la  terre  romaine.  On  se  fai 
sait  sur  le  rivage  opposé  une  province  avant  même  d'y  avoir  aboidé. 
Les  historiens  ont  parlé  avec  la  plus  grande  admiration  des  propor- 
tions colossales  de  ce  pont,  qui  semblait  pourtant  n'être  qu'un  tra- 
vail de  campagne,  et  qui,  dix-sept  ans  plus  tard,  fut  coupé  et  détruit 
par  les  Romains  eux-mêmes.  Ils  s'étaient  aperçus  qu'ils  avaient  ou- 
vert une  grande  route  aux  Barbares.  On  vante  comme  le  dernier 
effort  de  la  puissance  humaine  les  vingt  piles  de  ce  pont,  hautes  de 
cent  cinquante  pieds,  larges  de  soixante,  éloignées  l'une  de  l'autre 
de  cent  cinquante.  L'endroit  où  il  fut  jeté  n'était  pas  moins  signifi- 
catif :  il  débouchait  non  loin  d'Orsova,  entre  les  villages  de  Severin 
et  de  Felistan,  c'est-à-dire  dans  les  plaines  de  la  Valachie.  La  pensée 
de  Trajan  se  montrait  par  là  tout  entière. 

Trajan  voulait  aborder  les  Daces  par  le  flanc  oriental  des  Carpa- 
thes,  tandis  que  ses  lieutenans,  partis  du  Banat,  les  prendraient  à 
revers  par  la  route  suivie  dans  les  campagnes  précédentes.  Ainsi  in- 
vesti, l'ennemi  n'aurait  point  de  refuge.  Assailli  des  deux  côtés  des 
Carpathes,  il  serait  bientôt  réduit  à  se  rendre  à  merci.  La  grandeur 
des  résultats  répondit  à  ce  plan  de  campagne.  Trajan,  après  avoir 
traversé  la  Basse-Valachie,  entre  par  la  vallée  de  l'Aluta  dans  les 
Carpathes,  s'engage  dans  les  défilés  de  Yulcan  et  de  Turris-Rubra, 

(i)  Dio.  Gassius,  lxviii,  ii. 


LES    ROUMAINS.  O»/ 

qui  s'ouvrent  sur  la  plaine.  Dans  les  bas-reliefs  de  la  colonne,  on 
voit  les  troupes  légères,  les  archers,  les  frondeurs  germains,  précé- 
der le  gros  de  l'armée  et  fouiller  les  rochers,  les  forêts  impénétra- 
bles. Les  Daces,  aisés  à  reconnaître  à  leurs  sabres  en  forme  de  serpes 
et  de  faucilles,  semblent  en  fuyant  attirer  les  légionnaii-es  dans  des 
embûches.  Un  incident  faillit  tout  compromettre  :  Longinus,  lieute- 
nant de  Trajau,  appelé  à  une  entrevue  par  Décél^ale,  tombe  dans  le 
piège.  Il  reste  prisonnier. 

Les  Daces  espéraient  tirer  grand  parti  de  cette  capture,  et  déjà 
ils  redemandaient  le  donatif.  Pour  ne  pas  embarrasser  davantage 
son  général,  Longinus  s'empoisonna,  preuve  nouvelle  qu'il  est  des 
temps  où  les  vertus  militaires  survivent  à  toutes  les  autres.  De  ré- 
duits en  réduits,  on  arriva  au  pied  des  abatis  d'arbres,  des  murs, 
des  forteresses  qui  fermaient  étroitement  la  vallée  où  s'était  retran- 
ché le  gros  de  la  nation.  Défendus  avec  fureur,  ces  obstacles  ne 
purent  arrêter  les  légions,  qui  les  escaladèrent.  Atteints  pour  la 
seconde  fois  dans  leur  dernier  refuge,  entre  la  Transylvanie  et  la 
Valachie,  les  Daces  ne  pouvaient  se  retirer  nulle  part.  Quelques-uns 
gagnèrent  les  cimes  escarpées  du  Vulcan,  et  s'enfuirent  jusqu'au- 
delà  du  Pruth.  On  les  voit  encore  dans  les  bas-reliefs  emporter  sur 
leur  dos  leurs  provisions,  leurs  sacs  roulés,  leur  chélif  bagage,  traî- 
nant leurs  enfans  par  la  main.  Le  plus  grand  nombre  mirent  eux- 
mêmes  le  feu  à  leurs  huttes,  à  leurs  villages,  à  leur  ville  sacrée. 
Pour  échapper  aux  Romains,  les  chefs  prirent  du  poison.  On  ne  ra- 
massa que  leurs  cadavres  à  demi  dévorés  dans  l'incendie  qu'ils 
avaient  allumé.  Décébale,  à  qui  l'honneur  est  resté  d'avoir  disputé, 
tant  qu'il  vécut,  son  pays  à  l'empire,  se  poignarda.  Sa  tête  coupé.e 
fut  portée  à  Piome  pour  amuser  le  peuple.  Ce  n'était  pas  seulement 
la  tête  d'un  homme,  mais  d'une  nation  entière,  puisqu'à  partir  de 
ce  jour  le  nom  des  Daces  disparaît  de  l'histoire,  comme  s'il  n'avait 
jamais  existé. 

Les  Daces  étaient  détruits;  il  fallait  les  remplacer,  les  empêcher 
de  renaître.  Ce  fut  l'œuvre  des  colonies  latines.  On  en  connaît  avec 
certitude  quatre  au  moins  qui  ont  été  conduites  par  Trajan,  sans 
parler  d'une  cinquième  dont  l'empereur  Sévère  fut  le  fondateur. 
Piien  de  plus  authentique  ni  de  plus  avéré  que  l'existence  de  ces 
colonies,  puisqu'elle  est  attestée  dans  les  lois  romaines  par  le  Di- 
geste (1),  qui  fait  connaître  à  la  fois  et  leurs  noms  et  le  droit  qui 
y  était  attaché.  Déterminons  la  place  qu'elles  occupaient,  ce  qui 
peut  se  faire  en  comparant  avec  attention  les  lieux  aux  cartes  mili- 
taires (2)  dressées  dans  les  premiers  siècles  de  l'empire  romain. 

(1)  Difjest,  tit.  XV,  De  Censibus. 

(2)  Peutingeriuna  Tabula  itineraria,  segnî.  vi,  vu,  viii.  —  Anonymi  Ravennatis  Geo- 
graphia,  lili.  iv,  p.  V>9,  150.  —  Maimert,  De  Tabulœ  peuiingerianœ  œtale,  p.  115. 


388  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  Dacie,  d'après  Jornandès,  apparaissait  aux  Barbares  enve- 
loppée de  monts  inaccessibles  comme  d'une  couronne.  Dans  la  réa- 
lité, cette  couronne  est  une  demi-circonférence  fermée  à  l'est,  ouverte 
à  l'ouest,  qui  forme,  par  les  Carpathes  orientales,  un  boulevard 
continu  depuis  le  Danube  jusqu'aux  sources  du  Sereth  et  du  Pruth. 
Les  crêtes  de  cette  chaîne  vont  en  s' abaissant  du  nord  au  sud.  Le 
mont  Pion  (Tchachléou) ,  qui  sépare  la  Moldavie  de  la  Transylvanie, 
a  sept  mille  pieds  au-dessus  de  la  Mer-Noire  (J);  le  Vulcan,  qui  fait 
la  frontière  de  la  Yalacbie,  n'en  a  pas  six  mille.  C'est  là  le  boule- 
vard naturel  dont  se  couvrirent  à  Test  les  colonies  latines;  elles  en 
suivirent  exactement  les  courbes  escarpées,  les  angles  et  les  pentes. 
La  première  de  ces  colonies  est  Zerna  (une  inscription  trouvée  dans 
le  voisinage  porte  Tsiernan);  elle  était  établie  au  pied  des  mon- 
tagnes, à  la  frontière  sud  de  la  Transylvanie  et  de  la  Yalacbie  sur  la 
rivière  Gzerna,  qui  a  gardé  son  nom.  Placée  au  débouché  du  pont 
de  pierre,  c'est  elle  qui  gardait  les  communications  avec  la  mère- 
patrie.  Je  remarque  en  outre  que  le  mot  czerne,  qui  s'est  conservé 
dans  le  roumain  et  le  slave,  veut  dire  noir.  C'est  peut-être  le  seul 
mot  que  l'on  connaisse  avec  certitude  de  la  langue  des  Daces.  En  se 
dirigeant  au  nord  dans  le  cœur  du  pays,  vers  les  Portes-de-Fer,  on 
rencontrait  la  seconde  colonie,  Sannizegethusa,  qui  reçut  le  nom 
d'Ulpia  Trajana,  et  que  l'on  appelait  aussi  la  métropole;  elle  tenait 
la  place  de  la  citadelle  de  l'ennemi.  Des  restes  de  murs,  d'amphi- 
théâtre, d'aqueducs,  de  temples,  marquent  sa  situation  près  du 
village  de  Varhély.  De 'là,  après  avoir  traversé  le  Maros,  on  trouvait 
sur  le  plateau  opposé  Apulum,  qu'un  chef  de  Hongrois  découvrit  à 
la  chasse  au  viii'^  siècle  sous  l'épaisse  forêt  qui  l'abritait  des  Bar- 
.  bares.  Apulum  touchait  à  Carlsbourg  ;  il  était  à  la  fois  colonie  et 
municipe.  En  remontant  au  nord-est  la  rive  droite  du  Maros,  on  ga- 
gnait à  travers  des  champs  ouverts  Patavissa,  située  vers  le  bourg 
actuel  de  Radnot.  C'était  l'établissement  fondé  par  Sévère.  11  y  a 
quelque  incertitude  sur  Napoca,  que  d'Anville  cherche  dans  le  vil- 
lage et  sous  le  nom  de  Dapoca,  près  de  Clausembourg,  et  Mannert  un 
peu  plus  à  l'est,  à  Maros- Vasarhely,  non  sans  une  grande  vraisem- 
blance, trois  voies  romaines  aboutissant  à  cette  bourgade.  Le  dernier 
des  établissemens,  Parolissum,  dominait  les  défilés  de  la  Moldavie 
vers  le  Pas-de-Ghèmès,  et  commandait  la  vallée  de  la  Bistritza  et  du 
Sereth.  En  dehors  de  l'enceinte,  des  citadelles,  Ulpianum,  Doricava, 
Rhucconium,  veillaient  en  sentinelles  perdues  sur  l'extrême  nord  de 
la  province. 

Telle  était  la  ceinture  que  formaient  les  colonies  sur  le  plateau 

(l)   Neigi'baur,  Beschreibung  der  Moldau  und  Walachei,  p    95.  —  Notions  statis~ 
tiques  sur  la  Moldavie,  p.  2,  Jassy  1830. 


LES    ROUMAINS.  389 

occidental  des  Ccarpathes,  d'où  elles  se  liaient  aux  plaines  de  la  Mol- 
davie et  de  la  Valachie.  Cette  ligne  était  semée  de  munsions,  de 
bourgs,  de  villes,  même  de  mnnicipes,  telles  que  Tibisque,  dont  les 
droits  n'étaient  guère  moins  enviés  que  ceux  des  colonies.  On  y  ren- 
contrait des  salines,  des  mines  d'or,  des  eaux  minérales,  par  exemple 
Méliadia,  qui  existe  encore  presque  sous  le  même  nom.  Une  vaste 
voie  romaine,  dont  les  débris  se  montrent  à  divers  intervalles,  unis- 
sait tous  ces  points.  Il  y  avait  de  Zerna  à  Sarmizegethusa  cent  dix- 
lîuit  milles  romains,  de  Sarmizegethusa  à  Apulum  cinquante,  d'Apu- 
lum  à  Patavissa  trente-six,  de  Patavissa  à  Napoca  vingt-quatre,  de 
Napoca  à  Parolissum  quarante-six,  en  tout  deux  cent  soixante-qua- 
torze milles  romains,  ou  environ  quatre-vingt-dix  lieues  à  l'abri  des 
crêtes  les  plus  âpres  des  montagnes.  C'était  comme  un  camp  retJ-an- 
ché  dont  un  des  côtés  avait  la  longueur  des  Garpathes  orientales. 
Là  était  la  force  de  la  colonie,  au  besoin  son  lieu  de  refuge,  d'où  elle 
rayonnait  dans  les  campagnes  de  Moldavie  et  de  Valachie,  que  par- 
courait une  autre  route.  Celle-ci,  débouchant  directement  du  pont 
de  pierre,  entrait  dc.ns  la  Petite-Yalachie,  conduisait  au  pont  de 
l'Aluta,  et,  après  avoir  parcouru  trois  cent  trente  milles  romains,  ve- 
nait rejoindre  le  centre  de  la  colonie  dans  la  Transylvanie,  à  Apu- 
lum; elle  était  aussi  bordée  de  villages  et  de  villes,  parmi  lesquelles 
je  me  contenterai  le  citer  (^aracal,  Romula,  Acidava,  Castra  Trajana. 
Toutefois  ces  étaMissemens  étaient  beaucoup  moins  importans  que 
ceux  des  montagnes  où  les  Romains  avaient  placé  leurs  plus  solides 
fondemens.  Maîtres  des  montagnes,  ils  l'étaient  des  plaines  (1). 

Si  quelqu'un  était  tenté  de  rejeter  ces  détails  comme  superflus, 
ou  du  moins  comme  peu  dignes  des  recherches  qu'ils  entraînent,  je 
le  prierais  de  considérer  qu'il  ne  peut  être  inutile  à  des  hommes  de 
savoir  au  juste  où  habitaient  leurs  pères,  et  que  d'ailleurs  l'art  uni- 
que déployé  ici  par  les  Romains  mérite  d'être  remarqué,  puisqu'il 
peut  et  doit  encore  servir  de  modèle  à  quiconque  se  proposera  de 
fonder,  à  l'abri  du  temps,  un  système  de  colonies  chez  des  peuples 
ennemis  ou  seulement  domptés  à  moitié.  Ces  établissemens  agri- 
coles et  guerriers  dans  les  massifs  des  Carpathes,  lorsque  les  Ro- 
mains pouvaient,  avec  cent  fois  moins  de  travaux  et  de  dépenses, 
commencer  par  se  répandre  dans  les  plaines,  prouvent  qu'il  ne  faut 
pas  se  laisser  séduire  trop  vite  par  la  facilité  des  lieux,  mais  bien 
plutôt  ne  pas  reculer  devant  les  positions  réputées  inaccessibles,  et 
qu'il  faut  établir  le  gros  de  la  population  nouvelle  dans  les  lieux, 

(1)  Ils  dominaient  sur  un  territoire  que  l'on  peut  évaluer  ainsi  :  cinq  cents  milles 
jusqu'au  Dniester,  où  finissait  la  province;  quatre  cents  milles  depuis  l'eniLouchure  de 
l'Aluta  jusqu'à  la  partie  supérieure  du  Pruth,  ce  qui  donne  une  circonférence  de  treize 
cents  milles,  ou  environ  quatre  cent  trente  lieues.  C'était  la  première  éLauche  d'un  état 
roumain. 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  abris  les  mieux  fortifiés  ou  défendus  par  la  nature.  On  atteint 
ainsi  le  double  but  d'ôter  aux  anciens  possesseurs  leur  refuge  et  de 
le  donner  aux  nouveaux.  Sur  cetto  règle,  je  laisse  à  d'autres  à  déci- 
der si,  dans  nos  premiers  établissemens  en  Algérie,  nous  avons  été 
plus  ou  moins  sages  que  les  Romains;  mais  je  crois  m' apercevoir  que 
les  Anglais,  dans  l'Inde,  commencent  à  s'inquiéter  des  conséquences 
que  pourrait  avoir  pour  eux  une  conduite  absolument  opposée. 

Il  est  certain  qu'en  faisant  attention  à  la  science  déployée  dans 
cette  occasion  par  les  Romains,  on  trouve  le  secret  de  plusieurs 
choses  qui  sans  cela  passent  pour  inexplicables.  Et  d'abord  on  cesse 
de  s'étonner  du  sort  de  la  nation  dace,  quand  on  voit  ses  vainqueurs 
s'établir  principalement  dans  tous  ses  lieux  de  refuge.  En  se  postant 
dès  leur  arrivée  au  cœur  des  montagnes,  les  Romains  ont  coupé  par 
lambeaux  le  corps  de  la  nation  ennemie,  ils  l'ont  mise  dans  l'impos- 
sibilité de  réunir  jamais  ses  tronçons.  Elle  ne  pouvait  ni  se  rallier 
dans  l'intérieur  des  terres,  sur  les  plateaux,  puisqu'ils  étaient  occu- 
pés, ni  rentrer  dans  le  pays  par  les  défdés,  puisqu'ils  étaient  fer- 
més; les  colonies,  liées  entre  elles,  formant  le  cercle,  faisaient  face 
de  tous  côtés.  Si  les  Daces  eussent  tenté  de  forcer  le  défdé  de  Vul- 
can,  ils  eu.- sent  trouvé  en  face  les  vétérans  de  Sarmizegethiv^a;  s'ils 
eussent  tenté  quelque  chose  au  nord-est  par  les  gorges  de  la  Molda- 
vie, du  côté  de  Micaza  et  du  Pas-de-Ghèmès,  ils  se  fussent  brisés 
contre  le  faisceau  réuni  des  colonies  de  Napoca,  de  Patavissa,  de 
Parolissum.  Un  seul  point  attaqué  de  cette  vaste  ligne  concentrique, 
l'alarme  était  donnée  à  tous  les  autres.  Ainsi  les  Daces  ne  pouvaient 
ni  se  défendre,  ni  attaquer.  C'est  pourquoi  personne  ne  sait  plus  ce 
qu'ils  sont  devenus  dans  le  monde.  A  partir  du  moment  où  est  éta- 
bli le  système  de  Trajan,  ils  désespèrent;  comme  tous  les  peuples 
privés  d'espoir,  ils  disparaissent. 

Voilà  par  quelles  chaînes  savantes  les  colonies  latines  ont  été  scel- 
lées dans  le  sol  de  la  Dacie  (1) .  Dès  lors  vous  pouvez  vous  expliquer 
aussi  comment  cette  chaîne  n'a  jamais  été  entièrement  rompue, 
comment  môme  aujourd'hui  ses  amieaax  partagés,  séparés,  font 
effort  pour  se  rejoindre,  se  rattacher  les  uns  aux  autres.  Remar- 
quez que  le  système  se  prêtait  d'avance  à  toutes  les  éventualités. 
Etait-on  sans  crainte  du  côté  des  Barbares,  n'avait-on  rien  à  appré- 
hender des  invasions,  les  colonies  se  répandaient  dans  la  plaine; 
à  portée  des  grandes  routes  militaires,  elles  allaient  rayonner  vers 
le  Pruth  jusqu'au  municipe  de  Jassy  (s'il  faut  en  croire  l'inscrip- 
tion mentionnée  par  d'Anville),  jusqu'à  Suczava  aux  sources  de  la 
Bistritza,  jusqu'à  Prœtorla  Augusta  sur  le  Sereth,  à  Galatz  sur  le 
Danube;  jusqu'à  Nétiu  Dava  ou  Sniatin  aux  frontières  de  la  Buco- 

(1)  Miclielet^  Légendes  du  nord,  —  principautés  danubiennes. 


LES   ROUMAINS.  391 

vine  et  de  la  Galicie  (1).  On  parle  même  d'une  route  qui  perçait  la 
Bessarabie  jusqu'à  Bender.  Au  contraire  les  Barbares  devenaient-ils 
redoutables,  faisaient-ils  irruption,  tout  se  repliait  dans  la  ceinture 
des  Carpathes.  C'est  ce  qui  arriva  quand  Aurélien  (en  27/i)  aban- 
donna la  rive  gauche  du  Danube  :  il  ne  put  ramener  sur  l'autre  rive 
qu'une  partie  de  la  colonie;  les  plus  pauvres,  les  plus  robustes  ou 
les  plus  attachés  au  sol  refusèrent  de  le  suivre.  Ils  se  renfermèrent 
de  nouveau  dans  l'enceinte  des  montagnes  et  laissèrent  passer  les 
Barbares  :  ceux-ci  se  répandaient  sur  la  contrée;  mais  comme  le 
système  savant  des  Romains  leur  échappait  entièrement,  ils  ne  l'imi- 
taient pas;  ils  laissaient  ce  qui  restait  de  la  population  daco-romaine 
se  réfugier,  s'abriter,  respirer  dans  les  replis  des  défilés.  Yainement 
les  invasions  succédèrent  aux  invasions;  elles  ne  réussirent  pas  à 
extirper  ce  débris  de  peuple,  représentant  de  la  civilisation  antique, 
et  c'est  ainsi  que  les  langues  diverses,  le  flux  et  le  reflux  des  races 
étrangères,  les  débordemens  de  nations  qui  se  sont  suivis  sans 
intervalles  jusqu'à  nos  jours,  Goths,  Avares,  Gépides,  Kuns  blancs, 
Bulgares,  Tartares,  Magyars,  Albanais,  Turcs,  Russes,  Autrichiens, 
n'ont  pu  encore  abolir  dans  la  langue  et  dans  la  race  cette  première 
empreinte  romaine.  Les  flots  du  Danube,  en  passant  jour  et  nuit  de- 
puis dix-sept  cents  ans,  n'ont  pu  jusqu'ici  emporter  les  piles  du  pont 
de  Trajan;  dès  que  les  eaux  sont  basses,  on  en  voit  surgir  d'immenses 
restes  entre  les  villages  de  Falistan  et  de  Severin. 

II.  —   LA   LANGUE   ROUMAINE.  —    RENAISSANCE   LITTERAIRE. 

Le  premier  titre  des  Roumains,  le  plus  frappant,  est  incontesta- 
blement leur  langue.  Après  l'avoir  longtemps  méprisée,  ils  en  sont 
fiers,  et  ils  ont  raison.  C'est  leur  vraie  marque  de  noblesse  au  mi- 
lieu des  Barbares.  Ils  se  vantent  de  l'avoir  pieusement  conservée.  Et 
quelle  persévérance,  quelle  ténacité  ne  suppose  pas  un  héritage  si 
bien  gardé!  En  se  réveillant  après  une  longue  mort,  ils  n'ont  trouvé 
autour  d'eux  aucun  monument  écrit,  aucun  grand  écrivain  national 
qui  témoignât  de  leur  passé.  Au  milieu  de  cette  nuit  profonde  de 
leur  histoire,  ils  n'ont  trouvé,  pour  s'orienter  à  travers  l'espèce  hu- 
maine, qu'un  écho  de  la  parole  antique  dans  la  bouche  des  paysans, 
des  montagnards,  des  plaéssi  (chasseurs).  L'étude  des  origines,  qui 
n'a  chez  nous  qu'une  valeur  littéraire,  est  pour  eux  la  vie  même.  As- 
servis dans  tout  le  reste,  ils  n'ont  gardé  que  la  liberté  de  choisir 
entre  les  élémens  de  leur  vocabulaire  ceux  qu'ils  préfèrent. 

Vie  nationale,  richesses,  œuvres  de  leurs  mains,  on  leur  a  tout  en- 
levé, tout  arraché,  excepté  leur  langue  indigène,  que  l'étranger  fait 

(1)  LauriaQu,  Istoria  /îomd«î7ûn./,paitea  i,  p.  137,  138;  Jassy  1853. 


392  REYUE    DES    DEUX    MONDES. 

efTort  pour  extirper  ou  dénaturer.  Comment  s'étonner  après  cela  que 
ces  hommes  s'attachent  à  ce  monument  vivant  et  popuhiirc  qui  seul 
représente  tous  les  autres  et  les  supplée?  Comment  s'étonner  s'ils 
s'obstinent  à  le  purifier  de  toute  souillure  étrangère,  si  dans  ce  tra- 
vail ils  mettent  une  sorte  de  superstition  passionnée,  si  chaque  mot 
slave,  ou  russe,  ou  autrichien,  rejeté,  leur  paraît  un  présage  de  vic- 
toire ;  si  chaqiie  mot  indigène  retrouvé  dans  la  bouche  du  peuple 
leur  semble  une  conquête;  si  la  haine,  le  mépris,  le  dégoût,  l'exé- 
cration, longtemps  accumulés,  qui  ne  peuvent  éclater  contre  l'en- 
nemi séculaire,  encore  présent  ou  menaçant,  se  tournent  au  moins 
contre  les  mots,  les  syllabes,  les  tours,  les  paroles,  les  lettres  même 
dont  le  Barbare  a  déshonoré  et  infesté  l'idiome  natal?  Est-il  étrange 
que  des  hommes  si  longtemps  bâillonnés,  étouffés,  rejettent  comme 
autant  de  stigmates  de  la  servitude  le  vocabulaire  imposé  par  les 
invasions,  et  bannissent  jusqu'à  l'accent  même  des  oppresseurs? 
Quand  même  ils  iraient  trop  loin  dans  cette  aversion  pour  les  restes 
du  langage  de  l'ennemi,  qui  pourrait  les  blâmer? 

Ils  ont  tout  à  faire.  Sans  doute  la  première  nécessité  est  de  se 
retrouver  soi-même. 

Nul  d'entre  eux  ne  suppose  que  leurs  ancêtres,  comme  l'ont  pré- 
tendu quelques  savans,  aient  appris  lentement  et  par  degrés  le  latin 
avec  la  langue  du  pouvoir.  Tous  répètent  instinctivement  qu'ils  ont 
toujours  su  la  langue  de  Rome,  qu'ils  l'ont  apportée  avec  eux  et  non 
pas  apprise  d'un  maître,  en  quoi  leur  instinct  est  plus  d'accord  avec 
la  vérité  que  ne  l'étaient  nos  systèmes.  Indépendamment  de  tout 
autre  témoignage,  quand  même  les  historiens  n'eussent  rien  dit  de 
la  multitude  infinie  (1)  des  laboureurs  latins  transportés  dans  la 
Dacie  déserte,  quand  même  la  colonne  Trajane  ne  subsisterait  pas, 
la  langue  des  Moldo-Valaques,  telle  qu'ils  la  parlent  aujourd'hui, 
prouverait  irrésistiblement  qu'une  vaste  colonie  a  été  fondée  dans 
la  contrée,  et  que  la  Roumanie  a  commencé  par  une  émigration  ro- 
maine. Il  a  fallu  qu'un  noyau  de  population  latine  fût  profondément 
implanté  dans  le  sol  pour  n'avoir  pu  être  déraciné  par  les  inva- 
sions qui  n'ont  plus  cessé  de  le  fouler.  En  examinant  de  plus  près 
la  constitution  de  cette  langue,  on  trouverait  que  la  population  pri- 
mitive des  Daces  a  dû  être  fi-appée  par  quelque  catastrophe  incon- 
nue, puisqu'elle  a  laissé  un  si  petit  nombi'e  d'élémens;  qu'au  con- 
traire la  masse  romaine  a  dû  être  dès  le  commencement  maîtresse 
absolue,  puisqu'elle  s'est  si  fortement,  si  invinciblement  établie  en 
Orient,  dans  le  cœur  même  de  cet  idiome;  qu'au  contraire  les  Slaves, 
les  Serbes,  n'ont  dû  se  répandre  que  comme  des  alluvions  tardives, 

(1)  Ex  toto  orbe  romano,  infuiitas  copias  hominum  transtulerat  ad  ayros  et  urhes 
colendas.  —  EutropC;,  viii,  6. 


LES    ROUMAINS.  393 

puisque  nulle  part  le  fond  môme  de  la  langue  n'en  a  été  aflccté, 
mais  seulement  ce  qu'on  peut  appeler  la  partie  vaiùable  et  extérieure. 
Voilà  comment  la  langue  toute  seule  pourrait  remplacer  et  suppléer 
l'histoire,  si  celle-ci  était  perdue.  Quant  aux  Moklo-Valaques,  sans 
s'être  embarrassés  beaucoup  de  cette  question,  l'instinct  du  salut 
leur  a  tenu  longtemps  lieu  de  science.  Ils  se  sont  naturellement  atta- 
chés à  la  solide  base  du  monde  romain  par  la  raison  toute  simple  que, 
les  ayant  saavés  jusqu'ici,  elle  peut,  elle  doit  les  sauver  encore. 

Malgré  l'aversion  bien  connue  de  la  plupart  des  hommes  pour  la 
question  des  langues,  je  suis  obligé  d'y  insister,  puisque  c'est,  à  le 
bien  prendre,  la  meilleure  partie  de  mon  sujet.  Je  m'engage  seule- 
ment à  ne  rien  dire  que  d'indispensable  sur  ce  point. 

C'est  déjà  une  grande  victoire  pour  les  Roumains  qu'ils  aient  con- 
quis leur  droit  de  cité  dans  la  science;  je  veux  dire  qu'il  est  désor- 
mais impossible  de  traiter  sérieusement  des  origines  et  de  la  forma- 
tion de  nos  langues  néo-latines,  française,  provençale,  italienne, 
espagnole,  portugaise,  sans  y  faire  entrer  le  roumain  comme  un  élé- 
ment nécessaire. 

Ce  que  les  Moldo-Valaques  désirent  le  plus  est  à  moitié  accompli, 
puisque  leur  idiome  est  déjà  reçu  et  accueilli  sans  nulle  contestation 
possible  dans  la  famille  latine  occidentale.  Tous  les  grands  travaux 
de  notre  temps  s'accordent  sur  ce  point  de  départ.  Dietz  en  Alle- 
magne, Fauriel,  Ampère  en  France,  tous  ont  reconnu  dans  la  langue 
moldo-valaque  une  sœur  aînée  plus  ou  moins  ressemblante,  mais  une 
sœur  légitime  du  français  et  des  idiomes  de  notre  Europe  méridio- 
nale. Mon  dessein  n'est  pas  de  revenir  sur  ce  grand  fait  désormais 
élémentaire,  qui  est  un  des  événemens  accomplis  de  la  science  de 
nos  jours.  Pour  sortir  de  ces  notions  générales,  je  voudrais  montrer 
quels  résultats  a  produits  cette  première  intervention  du  roumain 
dans  l'histoire  comparée,  quels  résultats  on  peut  attendre  d'une 
étude  plus  suivie.  Il  resterait  même  à  déterminer  avec  précision  les 
conséquences  irrésistibles  qui  naissent  à  mesure  qu'on  entre  dans 
cette  voie.  Ce  serait  à  la  fois  caractériser  l'idiome  roumain,  qui  n'a 
encore  été  montré  qu'à  sa  surface,  et  en  marquer  l'importance.  Nous 
essaierons  de  le  faire  ici  brièvement,  bien  que  le  sujet  exigeât  des 
volumes. 

Tant  que  le  groupe  de  nos  langues  latines  occidentales  se  présen- 
tait seul  à  l'observation,  on  comprend  tout  ce  qui  manquait  à  l'his- 
torien, au  philosophe,  pour  arriver  à  des  conclusions  qui  emportas- 
sent avec  elles  la  certitude.  Il  manquait  un  terme  de  comparaison, 
afin  de  vérifier  les  analogies  que  l'on  établissait  entre  nos  di\ers 
idiomes.  Dans  ces  conditions,  on  a  vu  des  systèmes  plus  ou  moins 
imaginaires  s'élever,  se  soutenir,  sans  qu'il  lut  possible  ni  de  les 
prouver,  ni  de  les  renvej-ser.  Ces  systèmes  se  soutenaient  par  le  seul 


39/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

motif  qu'ils  avaient  été  avancés  une  fois;  ils  vivaient  sur  le  crédit 
qu'on  accordait  à  leurs  auteurs.  Cependant  lejour  où  l'on  vint  à  décou- 
vrir à  l'extrémité  de  l'Europe,  sans  lien  avec  nos  sociétés,  un  idiome 
semblable  aux  nôtres,  parent  des  nôtres,  on  comprend  aussitôt  ce 
que  ce  nouveau  terme  de  comparaison  a  dû  apporter  de  lumières. 
Et  bien  qu'il  faille  avouer  que  l'on  commence  à  peine  à  s'éclairer  de 
ce  flambeau,  déjà  des  résultats  éclatans  ont  été  obtenus,  parmi  les- 
quels je  me  contenterai  de  citer  les  principaux.  Comme  il  était  aisé 
de  le  pressentir,  ces  premiers  résultats  sont  moins  des  vérités  dé- 
couvertes que  des  erreurs  détruites. 

J'appelle  de  ce  nom  le  système  (1)  tout  imaginaire,  longtemps  ac- 
crédité, d'une  langue  provençale  qui  aurait  été  le  type  de  nos  idiomes 
néo-latins,  et  qui  dn  midi  de  la  France  se  serait  répandue,  on  ne 
sait  comment,  sur  le  reste  de  la  France,  sur  l'Italie  et  l'Espagne. 
Tant  que  ces  idiomes  néo-latins  étaient  les  seuls  connus,  on  pouvait 
à  tout  prendre  admettre  que  l'une  de  ces  contrées  eût  communiqué 
sa  langue  aux  autres.  Du  moins  l'impossibilité  n'était  pas  manifeste 
et  grossière.  11  a  suffi  de  la  seule  apparition  de  l'idiome  moldo-va- 
laque  pour  faire  évanouir  ce  système,  déjà,  il  est  vrai,  très  ébranlé. 
Personne  n'a  osé  soutenir  qu'un  Provençal  éfait  allé  enseigner  sa 
langue  aux  montagnards  des  Carpathes.  L'évidence  s'est  faite  sur 
cette  matière,  longtemps  obscurcie  par  la  science  même. 

Yoici  un  second  résultat  du  même  genre  par  lequel  se  détruit  une 
erreur  plus  profonde  et  plus  aisée  à  défendre.  Qui  ne  sait  que  l'on 
a  expliqué  longtemps  la  formation  de  toutes  les  langues  romanes  et 
du  français  en  particulier  par  la  collision  du  latin  avec  les  idiomes 
germaniques?  On  allait  même  jusqu'à  reconnaître  le  génie  particu- 
lier de  ces  derniers  idiomes  dans  les  nôtres.  Le  latin,  disait-on,  avait 
fourni  les  mots;  le  goth,  le  franc,  le  lombard,  le  vandale,  avaient 
enseigné  la  nouvelle  grammaire.  Beaucoup  d'objections  s'étaient  éle- 
vées contre  cette  idée;  mais,  encore  une  fois,  ce  n'étaient  que  des 
raisonnemens  opposés  à  d'autres  raisonnemens  :  il  fallait  un  fait  pal- 
pable, visible,  pour  substituer  la  certitude  au  doute.  Ce  fait  s'est 
montré,  ou  plutôt  il  se  monti'e  à  découvert  dans  la  constitution  de 
l'idiome  roumain.  Là  se  trouvent  toutes  les  différences  fondamentales 
qui  distinguent  nos  langues  modernes  et  néo-latines  de  celles  de  l'an- 
tiquité. Comment  donc  l'allemand  aurait-il  fait  la  nouvelle  syntaxe 
des  peuples  d'Occident,  si  cette  syntaxe  dans  ce  qu'elle  a  d'essen- 
tiel est  absolument  la  même  chez  les  peuples  des  Carpathes?  Dira- 
t-on  que  le  moldo-valaque  a  jailli  du  choc  du  latin  et  de  l'allemand? 
Cette  idée  n'est  venue  encore  à  personne.  On  sait  que  les  peuples  du 
Bas-Danube,  enveloppés  de  Slaves,  de  Hongrois,  de  Turcs,  ont  vécu 

(4)  Le  système  de  M.  Raynouard. 


LES   ROUMAINS.  395 

hors  du  cercle  des  nations  germaniques,  et  que  celles-ci,  loin  de 
pouvoir  leur  imposer  une  langue,  les  ont  à  peine  aperçues  à  l'ori- 
gine. Si  donc  le  Roumain,  le  Français,  l'Espagnol,  le  Portugais,  ont 
une  même  grammaire,  au  moins  en  ce  qui  les  distingue  de  l'anti- 
quité, et  s'il  est  démontré  que  le  premier  n'a  pas  reçu  de  la  race 
germanique  ses  formes  de  langage,  cette  démonstration  s'applique 
évidemment  à  toutes  les  autres. 

Ces  résultats  sont  négatifs;  il  en  est  d'autres  positifs  qui,  en  même 
temps  qu'ils  nous  touchent  de  plus  près,  ont  l'avantage  de  mieux 
marquer  le  caractère  propre  de  l'idiome  roumain.  Si  je  ne  me  trompe, 
ils  font  faire  un  grand  pas  à  la  question  fondamentale  de  nos  ori- 
gines. Toutes  les  fois  que  l'on  a  cherché  à  déterminer  l'époque  oii 
ont  commencé  nos  langues  modernes,  on  a  bientôt  rencontré  une 
borne  qu'il  a  été  impossible  de  franchir.  Ceux  qui  ont  vu  le  mieux 
et  le  plus  loin  dans  le  passé  sont  remontés  jusqu'au  ix%  peut-être 
au  viii"  siècle,  pour  saisir  le  germe  de  nos  nouveaux  idiomes  (1), 
car  ils  rapportent  des  chartes,  des  diplômes  de  ce  temps-là,  où  se 
lisent  déjà  des  mots  d'un  latin  rustique  étranger  au  latin  littéraire, 
mais  encore  en  usage  de  nos  jours.  Ce  sont  les  limites  extrêmes  qu'il 
nous  est  donné  d'apercevoir  avec  certitude.  Au-delà  est  la  terre  in- 
connue. Tout  devient  mystère  dans  l'enfantement  de  nos  langues. 
Le  fil  historique  nous  abandonne,  et  pourtant  l'esprit  a  peine  à  ne 
pas  presser  davantage  cette  question.  Il  me  paraît  que  précisément 
à  cette  dernière  limite  l'idiome  roumain  vient  à  notre  secours;  il  se 
présente  à  nous  comme  un  de  ces  instrumens  en  apparence  gros- 
siers, à  l'aide  desquels  les  plus  humbles  des  hommes  peuvent  étendre 
leur  cercle  visuel  et  découvrir,  dans  l'abime  de  la  nuit,  des  espaces 
perdus  qui  échapperaient  sans  cela  à  l'œil  des  plus  clairvoyans. 

Que  le  lecteur  veuille  bien  me  prêter  un  moment  son  concours.  Je 
ne  désespère  pas  de  le  conduire,  par  une  déduction  rigoureuse,  à 
quelque  évidence  sur  cette  partie  la  plus  obscure  peut-être  de  nos 
origines.  J'interrogerai,  il  répondra. 

—  Si  le  même  fond  de  langage  se  trouve  chez  les  peuples  du  Bas- 
Danube,  du  Tibre,  de  l'Arno,  de  la  Garonne,  de  la  Seine,  de  l'Ebre, 
du  Tage,  quelle  conclusion  tirez-vous  de  cette  parenté? 

—  Attendez!  Voilà  bien  votre  impatience  ordinaire,  dont  je  vous 
croyais  guéri.  Je  me  garderai  de  conclure  comme  vous  à  la  parenté, 
car  enfin  vous  m'avouerez  que  l'esprit  humain,  qui  est  partout  le 
même,  a  pu  faire  les  ressemblances  qui  vous  frappent. 

—  A  merveille!  Considérez  pourtant  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement 
des  lois  et  des  formes  générales  du  discours,  mais  bien  des  mots 

(1)  Voyez  Fauiielj  Origines  de  la  Langue  italienne,  t.  II. 


396  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  des  syllabes.  Direz-vous  que  les  peuples,  sans  se  connaître,  ont 
trouvé  par  hasard  le  môme  vocabulaire  pour  les  mêmes  choses? 

—  Parlez-moi  par  des  exemples.  Je  verrai  ce  que  j'ai  à  répondre. 

—  Laissons  de  côté  la  famille  innombrable  des  mots  purement 
latins  qui  constituent  nos  langues  et  qui  nous  sont  communs  avec  le 
moldo-valaque.  Ouvrez  le  dictionnaire;  il  suffira.  Pour  moi,  je  veux 
parler  d'aboi'd  d'une  autre  famille  de  mots  plus  singuliers,  étrangers 
à  la  langue  littéraire  des  anciens. 

—  Voyons  donc,  citez. 

—  Eh  bien!  lisez  (l)  :  sala  (salle),  bastone  (bâton),  dupe  (en  ita- 
lien dopo,  depuis),  camesa  {camicia,  chemise),  sapa  (sape),  cercare 
{cercare,  chercher),  taiéré  {tagliare,  tailler),  piscare  {pizzicare, 
pincer),  envezzâre  (provençal  envezar,  accoutumer),  etc.  D'où  ces 
mots  sont-ils  venus,  si  la  langue  savante  écrite  ne  les  connaissait 
pas?  D'où  sortent-ils,  sinon  des  dialectes  rustiques  de  l'Italie  qui 
continuaient  à  vivre  à  l'ombre  de  la  langue  savante  des  écrivains  ro- 
mains (2)?  Tantôt  ce  sont  des  mots  tout  romains,  il  est  vrai,  mais  qui 
ont  été  partout  changés,  altérés,  transformés  de  la  même  manière  : 
fonlâna  (fontaine),  d'un  ablatif  perdu  de  fans;  urlà  (hurler,  de  ulu- 
lare);  riiginâ  (italien  rugine,  rouille,  de  rubigo),  etc.  Comment  les 
peuples  se  sont-ils  accordés  pour  ajouter  ou  supprimer  les  mêmes 
syllabes?  Comment  le  sursmi,  des  Latins  est-il  devenu  le  siiso  des 
Italiens,  le  sus  du  vieux  français,  le  sus  des  Romains?  Comment  le 
deorsùm  de  Virgile  a-t-il  pu  devenir  le  gius  de  Dante,  le  yuso  du 
Cid,  le  1/uso  de  Camoëiis,  le  gios  des  Moldo-Valaques  ?  D'autres 
fois  la  dilTiculté  est  plus  grande,  car  ce  sont  des  mots  dont  la 
signification  première  a  été  partout  étendue ,  changée  de  la  même 
manière.  Culcà  (en  italien  culcare,  se  coucher),  de  coUocare;  oasle 
[oste,  etc.,  en  vieux  français  host),  de  hostis ,  armée.  Je  vous 
fais  grâce  des  conformités  plus  profondes  de  la  grammaire.  Celles-ci 
forment  comme  l'unité  anatomique  des  langues  néo-latines:  mêmes 
altérations,  mêmes  innovations ,  mêmes  idiotismes.  —  Comment , 
par  exemple,  le  passif  creditur,  videtur  est-il  devenu  en  italien  si 
crede,  si  vede,  en  roumain  se  crede,  se  vede,  en  espagnol  se  crée,  se 
vee?  Croyez-vous  que  tout  cela  se  soit  fait  par  le  hasard?  Pensez-vous 
que  ces  formes,  toutes  semblables,  ont  été  inventées  isolément,  par 
aventure,  en  Valachie,  en  Bourgogne,  en  Moldavie,  en  Provence,  en 
Bessarabie,  en  Andalousie,  en  Bucovine?  Avouez  que  cela  serait 
bizarre. 

(1)  Dietz,  Grammatik  der  Romanischen  Sprachen,  t.  I,  p.  136.  —  Elymologlsches 
Woerterbuch,  p.  337,  377.  —  Lesicon  Romanescu-  Latinescu-Lngurescu-lSemtescu, 
IJude  1825,  passim. 

(2)  Pierre  Major,  Orthographia  Romana,  p.  5,  G. 


LES   ROUMAINS.  397 

—  Vous  m'attribuez  trop  aisément  une  idée  déraisonnable.  Je  di- 
rai que  l'un  de  ces  peuples  a  prêté  sa  langue  aux  autres. 

—  Vous  supposez  donc  une  communication  directe  entre  eux? 

—  Sans  doute. 

—  De  grâce,  n'oubliez  pas  qu'aucune  communication  suivie,  de- 
puis les  temps  modernes,  n'a  eu  lieu  entre  les  Roumains  et  l'Occident. 

—  Qu'importe?  ils  se  sont  connus  un  jour. 

—  Cela  est-il  absolument  nécessaire? 

—  Il  faut  au  moins  qu'ils  aient  eu  le  même  berceau. 

—  Laissez  là  les  termes  poétiques,  et  parlez  tout  uniment.  Qu'en- 
tendez-vous par  ce  berceau? 

—  Je  veux  dire  qu'avant  de  se  répandre  en  Espagne,  en  France, 
en  Portugal,  ces  peuples  ont  dû  recueillir  d'une  même  source  les 
élémens  communs  de  leur  langue. 

—  Et  où  supposez- vous  que  les  Roumains  aient  trouvé  cette' 
source? 

—  Belle  question  !  Il  est  bien  clair  que  les  Roumains  ont  reçu  leur 
langue  des  colons  et  des  vétérans  latins. 

—  C'est  donc  à  dire  qu'ils  ont  puisé  dans  la  langue  vulgaire,  po- 
pulaire de  Rome? 

—  Cela  est  certain. 

—  Concluez  donc. 

—  Je  le  veux  bien.  La  conclusion  vient  d'elle-même  Vous  m'avez 
amené  à  décider  que  dès  le  temps  de  la  séparation  de  la  Dacie  d'avec 
l'Occident,  les  formes  élémentaires  de  nos  langues  existaient,  et 
que  l'Italie,  la  France,  l'Espagne,  la  Roumanie,  après  avoir  puisé 
dans  un  milieu  commun,  avaient  commencé  dès-lors  à  ébaucher  les 
idiomes  qui  sont  aujourd'hui  les  leurs.  Mais  à  quoi  bon  tout  cela? 
Etait-ce  la  peine  de  le  démontrer?  Entre  nous,  il  y  a  longtemps 
que  j'avais  pensé  et  dit  les  mêmes  choses,  sans  les  écrire.  D'ailleurs 
j'ai  tant  d'affaires! 

Le  lecteur  trouvera  peut-être  que  j'ai  trop  beau  jeu  en  faisant 
plus  longtemps  moi-même  la  question  et  la  réponse.  Je  me  hâte  de 
rentrer  dans  mon  rôle.  Tout  ce  que  j'ai  voulu  a  été  de  suivre,  au 
risque  d'épuiser  l'évidence,  la  méthode  employée  dans  les  sciences 
pour  trouver  et  démontrer  en  même  temps  une  vérité.  Il  reste,  pour 
rendre  la  conclusion  plus  complète,  à  préciser  les  dates.  Or  l'ien 
n'est  plus  aisé.  C'est  en  l'année  105  de  notre  ère  que  les  colonies 
ont  été  fondéçs  par  Trajan.  C'est  en  Tllx  qu'Aurélien  a  abandonné 
aux  Barbares  la  rive  gauche  du  Danube.  Voilà  un  intervalle  parfai- 
tement défini.  Depuis  ce  moment,  les  légions  romaines  n'ont  pour 
ainsi  dire  plus  reparu  au-delà  du  fleuve.  Ainsi  cette  petite  société, 
projetée  du  monde  romain  au  commencement  du  ii''  siècle,  en  a  été 


398  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

irrévocablement  séparée  au  ]ll^  A  partir  de  cette  époque,  elle  est 
demeurée  comme  un  îlot  perdu  dans  un  océan  de  barbarie.  Puisque 
cet  état  séquestré  du  continent  romain  a  le  même  fonds  de  langue 
que  l'Italie,  la  France,  l'Espagne,  le  Portugal,  il  faut  bien  de  toute 
nécessité  que  les  élémens  de  ces  langues,  au  moins  dans  les  singu- 
larités qui  leur  sont  communes,  existassent  avant  la  séparation. 

C'est  dans  l'intervalle  de  l'an  105  à  l'an  27/i  que  le  roumain  s'est 
détaché  du  latin;  cette  date  détermine  donc  nécessairement  aussi 
l'intervalle  oi^i  l'on  peut  affirmer  que  nos  langues  néo-latines  de  l'Oc- 
cident étaient  déjà  en  voie  de  formation.  Ce  n'est  pas  que  je  veuille 
m' exagérer  par  là  l'importance  de  ce  premier  débrouillement  du 
langage  vulgaire.  Je  veux  seulement  marquer,  constater  l'existence 
d'une  langue  rustique  populaire,  souvent  aperçue  et  signalée,  aussi 
souvent  niée,  jamais  démontrée  jusqu'ici,  ni  rendue  palpable,  et 
qui,  formée  des  divers  dialectes  italiens,  contemporaine  de  la  langue 
savante,  patricienne  de  Tacite  et  de  Pline,  a  commencé  par  en  être 
éclipsée  et  a  fini  par  lui  survivre. 

S'il  en  est  ainsi,  le  roumain  nous  a  servi  à  regagner  un  espace  de 
plus  de  six  siècles  dans  la  possession  de  nos  propres  origines.  Ce 
que  des  esprits  pénétrans  avaient  pressenti  se  trouve  vérifié,  dé- 
montré d'une  manière  aussi  certaine  qu'aucune  des  lois  les  mieux 
établies  de  l'histoire  naturelle.  La  conjecture  est  changée  en  évi- 
dence. Sans  recourir  à  aucune  induction,  nous  avons  saisi  dans  un 
fait  palpable  le  germe  de  nos  langues  trois  cents  ans  avant  les  inva- 
sions germaniques,  auxquelles  on  avait  coutume  de  rapporter  la 
cause  de  tous  les  changemens.  Lorsque  le  monde  romain  était  en- 
core fermé  aux  invasions,  qu'aucun  Barbare  n'en  avait  foulé  le  sol, 
nous  avons  constaté  avec  évidence  la  présence  d'une  langue  rustique 
dans  un  coin  éloigné  de  l'Europe,  et  nous  avons  été  nécessairement 
conduit  à  reconnaître  des  élémens  tout  semblables  dans  la  partie 
méridionale  de  notre  Occident.  Ne  dites  plus  que  ce  sont  les  Goths, 
les  Francs,  les  Vandales  qui  ont  renversé  le  vieil  édifice  de  la  parole 
humaine.  Longtemps  avant  leur  arrivée  nous  avons  vu  les  vétérans, 
les  colons  de  l'Italie  propager  jusque  dans  le  fond  de  la  Dacie  leurs 
dialectes  ou  surannés  ou  méprisés. 

En  comparant  aujourd'hui  les  systèmes,  la  structure  de  l'italien, 
du  provençal,  du  français,  de  l'espagnol,  du  portugais,  du  roumain, 
il  semble  qu'un  même  génie  interne,  répandu  dans  chacun  d'eux, 
les  a  portés  à  choisir,  changer,  altérer,  décomposer,  l'ejeter,  s'ap- 
proprier les  mêmes  choses.  Vous  diriez  d'une  grande  lyre  à  six 
cordes  qui  s'ébranlent  sous  un  même  souffle  puissant.  La  plus  pe- 
tite, la^plus  rude  de  ces  cordes  est  incontestablement  le  roumain. 
Souvent  elle  se  tait  et  semble  brisée  quand  les  autres  résonnent; 


LES    ROUMAINS.  390 

quelquefois  elle  retentit  d'nn  son  étrange,  sourd,  guttural,  asia- 
tique, comme  le  dernier  murmure  d'un  peuple  qu'on  étouffe;  mais 
toujours  elle  rentre  dans  l'accord  des  nations  latines. 

Ainsi,  grâce  à  cet  idiome  nouvellement  découvert  pour  l'Occident, 
encore  méprisé  d'un  grand  nombre,  nous  pouvons  assister  au  pre- 
mier débrouillement  de  la  parole  moderne,  du  moins  nous  en  faire 
une  idée  exacte,  tout  emprunter  à  l'observation  et  rien  aux  sys- 
tèmes, saisir  le  moment  où  nos  langues  se  séparent  du  moule  anti- 
que, y  assigner  même  une  date  certaine.  Quand  cet  humble  idiome 
roumain  ne  devrait  pas  nous  rendre  d'autre  service  que  de  reculer 
de  six  siècles  l'horizon  de  nos  origines,  il  me  semble  que  j'en  ai  dit 
assez  pour  montrer  son  importance.  Faire  la  moindre  conquête, 
pourvu  qu'elle  soit  assurée,  dans  la  connaissance  du  passé,  est-ce 
une  chose  à  mépriser  pour  l'homme,  dont  la  vie  est  si  rapide  et  la 
pensée  si  incertaine?  Voilà  ce  que  dès  la  première  expérience  on 
peut  tirer  de  l'application  du  roumain  à  quelques-uns  des  principaux 
problèmes  de  l'histoire  générale.  Peut-être  même  que,  sans  abuser 
de  cette  méthode,  on  pourrait  aller  beaucoup  plus  loin,  car  il  n'a  pu 
vous  échapper  que  le  moment  de  la  formation  du  roumain  touchait 
cle  bien  près  à  l'âge  d'or  de  la  langue  latine.  Tacite  et  Pline  écri- 
vaient pendant  que  les  colons  arrivaient  en  Dacie.  Ce  n'est  donc  pas 
la  corruption  de  la  langue  littéraire  de  Tacite  et  de  Pline  qui  a  pu 
en  quelques  années  engendrer  les  idiomes  nouveaux;  il  fallait  qu'ils 
existassent  déjà  en  germe,  et  puisque  cette  œuvre  n'appartient  pas 
davantage  aux  Barbares,  nous  avons  ici  la  confirmation  d'une  loi 
pressentie  et  annoncée  par  d'autres,  à  savoir  :  que  les  langues  d'une 
même  race,  d'un  même  peuple  portent  en  elles  le  principe  de  leurs 
changemens,  qu'elles  sont  pour  ainsi  dire  enveloppées  l'une  dans 
l'autre,  indépendamment  des  vicissitudes  extérieures;  que  le  latin 
des  classes  cultivées  renfermait  le  latin  rustique  des  classes  infé- 
rieures, comme  le  latin  rustique  renfermait  en  soi  les  langues  néo- 
latines modernes.  Et  si  un  bouleversement  de  la  nature  ou  des 
hommes  emportait  du  milieu  de  nous  les  représentans  de  la  civili- 
sation avec  tous  ses  monumens  écrits,  il  est  probable  que  sous  nos 
langues  modernes  enverrait  surgir  les  dialectes  populaires,  les  patois 
qui  aspireraient  à  devenir  des  langues  régulières,  écrites,  pour  com- 
mander et  régner  à  leur  tour.  Peut-être  n'est-ce  là  qu'une  répétition 
de  cette  loi  plus  vaste  de  la  nature,  qui,  sans  rien  faire  naître  de  la 
corruption,  tire  tout  invariablement  d'un  même  principe  de  vie. 

De  ces  conclusions  générales,  si  je  devais  descendre  à  caractéri- 
ser d'une  manière  particulière  l'idiome  roumain,  je  dirais  que  ce 
qui  le  distingue  d'abord  de  ses  sœurs  occidentales,  c'est  une  incli- 


AOO  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

nation  marquée  pour  le  fonds  le  plus  ancien  de  la  langue  latine.  Soit 
que  la  culture  n'ait  poli  on  rien  celte  première  et  rude  empreinte, 
soit  toute  autre  raison  qu'il  serait  facile  de  trouver,  il  demeure  cer- 
tain que  le  roumain  plus  que  toute  autre  langue  moderne  abonde  en 
mots,  en  inflexions,  en  locutions  romaines  déjà  surannées  au  temps 
d'Auguste.  On  sait  qu'avant  le  développement  littéraire  delà  langue, 
les  Latins  supprimaient  la  dernière  consonne  du  substantif  mascu- 
lin. Les  Moldo-Valaques  ont  gardé  cette  singularité  de  la  vieille  Ita- 
lie :  ils  disent  lupu,  nrsu,  albu,  absolument  comme  disaient  et  écri- 
vaient Ennius  et  Naevius  (1).  Sans  multiplier  ici  outre  mesure  ces 
détails,  il  s'ensuit  que  le  roumain  alTecte  certaines  propriétés  des 
dialectes  les  plus  anciens  de  l'Italie,  et  peut  même  servir  à  les  ma- 
nifester. Quoi  donc!  est-ce  un  montagnard  des  Carpathes  qui  nous 
aidera  à  déchiffrer  la  colonne  rostrale  et  les  vers  salions?  Pourquoi 
non?  Varron  signalait  dans  ces  mêmes  vers  saliens,  déjà  si  obscurs 
pour  lui,  le  mot  canle,  de  caito.  La  forme  salienne  ne  se  retrace- 
t-elle  pas  intégralement  dans  le  cnnt  des  Roumains?  J'ai  grande  en- 
vie d'ajouter  en  finissant  que  le  nom  le  plus  charmant  du  rossignol 
dans  toutes  les  langues  est  celui  qui  a  été  composé  d'une  ancienne 
racine  latine  par  les  paysans  moldo-valaques;  ils  l'appellent  d'un 
seul  mot  :  celai  qui  veille  toujours,  priviffitore,  du  pervigilium  des 
poètes.  C'est  une  beauté  rustique  qu'aurait  dû  trouver  Virgile. 

On  pourrait  commenter  la  langue  par  les  usages.  Il  ne  serait  pas 
sans  intérêt  de  retrouver  dans  le  peuple  moldo-valaque  quelques 
coutumes  toutes  latines,  lesquelles  ne  se  retrouvent  plus  aujour- 
d'hui, même  en  Italie.  Tel  est  l'usage  de  répandre  des  noix  (2)  sur 
les  pas  des  nouveaux  mariés,  coutume  romaine  s'il  en  fut,  et  qui 
s'est  perdue  là  où  elle  a  pris  naissance.  Qui  se  fût  attendu  à  retrou- 
ver les  épithalames  et  les  refrains  de  Catulle,  da  nuces,  chez  les 
moissonneurs  des  bords  du  Sereth  et  de  la  Bistritza?  Dans  les  funé- 
railles, les  femmes  coupent  leurs  cheveux  et  en  font  des  offrandes  sur 
les  tombeaux,  comme  au  temps  des  Sabines. 

(i)  On  tient  de  Varroii  que  les  Sabins  substituaient  partout  Vh  à  Vf.  Les  Transylvains 
du  district  de  Fogarash  (*)  disent  aussi  hieru  pour  fera,  Itieru  pour  ferrum,  etc.;,  et 
comme  Tespagnol  a  la  même  propriété,  sans  parler  d'une  multitude  d'autres  ressem- 
blances, on  pourrait  peut-être  en  induire  que  les  colonies  de  la  Dacie  ont  reçu  une 
partie  de  leurs  populations  des  mêmes  lieux  d'où  sont  sorties  les  vingt-cinq  colonies 
d'Espagne.  Dans  Tosquo,  le  q  se  change  en  p;  au  lieu  de  quatuor,  on  disait  pator. 
Même  singularité  chez  les  Roumains  :  pour  quatuor  ils  disent  patru,  pour  aqua,  apa. 
C'est  Quintilien  qui  établit  que  les  anciens  Latins  se  servaient  de  l'e  au  lieu  de  1'/. 
lis  disaient  :  intelkgo,  Sibe,  comme  les  Roumains  aujourd'hui  disent  inlzdegu,  sie. 

(2)  Démctrius  Cantcmir,  Description  de  la  Moldavie,  part,  ii,  c.  17,  Leipzig  1771. 

(*)  Pierre  /kijoi-,  Orlho<jraphia  Romana  sive  lalino-vitlacliicii,  tina  cum  elavi  qiiâ  peiielralia  origina- 
lioiiis  vociim  reseruntiir,  p.  2i. 


LES    ROUMAINS.  401 

Aux  usages  je  voudrais  qu'on  joignît  les  traditions,  les  supersti- 
tions, qui  restent  si  longtemps  la  seule  philosophie  des  peuples.  Qui 
peut  dire  quel  mélange  de  vieilles  divinités  rurales,  daces  ou  ro- 
maines, se  retrouvent  dans  les  croyances  populaires  des  Moldo-Yala- 
ques  d'aujourd'hui?  Lado  et  Mano,  qui  président  aux  noces  et  dont 
les  noms  sont  invoqués  par  les  matrones;  les  Zinéle,  fées  moldaves, 
^ierges  inunortelles  qui  donnent  la  beauté  aux  Lelîes;  Doïna,  l'âme 
de  tous  les  chants  populaires  historiques;  Brrifjaïcn,  la  Cérès  valaque 
dont  une  jeune  fille  couronnée  d'épis  et  de  bluets  joue  le  personnage 
dans  les  sillons,  en  dansant,  de  village  en  village,  à  l'approche  des 
moissons;  Stachh,  la  triste  gardienne  des  maisons  ruhiées  et  des  de- 
meures souterraines;  les  Frumosèle  (les  belles),  nymphes  aériennes 
qui  s'éprennent  d'amour  pour  les  jeunes  gens,  et  se  vengent  de  leurs 
dédains  en  leur  envoyant  la  lièvre  ou  la  goutte;  Miazartôpte,  le  génie 
qui  erre  à  minuit  sous  la  figure  changeante  d'un  animal;  Strigoie, 
les  sorcières  qui  ont  gardé  tous  les  secrets  des  magiciennes  d'Apulée: 
les  Uibilelle,  sœurs  capricieuses  qui  s'asseient  au  berceau  des  nou- 
veau-nés, et  leur  distribuent  l'heur  et  le  malheur;  la  Legatura,  puis- 
sance magique  qui  empêche  les  jeunes  hommes  d'embrasser  leurs 
épousées  et  les  loups  de  dévorer  le  troupeau;  Bislegaliira,  qui  délie 
le  charme?  Reçues  d'âge  en  âge,  conservées  par  la  peur,  respectées 
presque  à  l'égal  du  culte,  les  superstitions  des  peuples  sont  peut-être 
leurs  plus  anciennes  archives. 

Autre  caractère  de  l'idiome  roumain.  11  s'est  conservé  jusqu'à  nos 
jours  sans  le  secours  d'aucun  artifice  littéraire  proprement  dit,  et 
ce  n'est  pas  là  un  des  phénomènes  les  moins  extraordinaires  de  notre 
temps.  Partout  ailleurs,  des  génies  inspirés,  à  des  époques  de  repos 
ou  de  grandeur,  ont  prêté  leur  appui  à  des  idiomes  populaires,  les 
ont  empêchés  de  se  déformer,  les  ont  épurés,  ennoblis,  et  leur  ont 
donné  de  bonne  heure  la  consistance  de  l'art.  Ici,  rien  de  semblable: 
une  nuit  de  dix-sept  siècles,  ou  [)lutôt  un  combat  sans  trêve,  suivi 
d'un  silence  imposé  par  le  vainqueur,  et  dans  cet  intervalle,  à  peine 
quelques  années  pour  se  refaire  et  respirer.  Loin  qu'ils  aient  pu 
écrire,  étonnez-vous  qu'ils  aient  continué  de  vivre. 

Je  viens  de  dire  que  nul  artifice  littéraire  n'a  soutenu  pendant  ce 
temps  Finstinct  du  peuple.  Plût  à  Dieu  que  cela  lut  rigoureusement 
vrai!  Il  eût  été  peut-être  moins  funeste  pour  les  anciens  Moldo-Vala- 
ques  de  ne  pas  savoir  lire  que  d'avoir  appris  à  lire  avec  les  lettres 
slavones  du  moine  Cyrille.  Elles  ont  servi  longtemps  à  leur  voiler  à 
eux-mêmes  le  génie  indigène  de  leur  propre  idiome.  Gomment  recon- 
naître la  filiation  romaine  sous  ce  vêtement  russe  et  slovaque?  Ce  sont 
les  fers  de  l'étranger  dont  la  langue  est  garrottée.  Que  serait  devenu 
l'espagnol,  s'il  se  fût  caché  sous  des  caractères  arabes?  Croit-on  qu'il 

TOMK   I.  26 


^02  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

lût  resté  libre  dans  ses  développemens,  que  cette  différence  de  si- 
gnes, cette  enveloppe  mauresque,  ne  l'eussent  pas  longtemps  séparé 
du  reste  de  la  famille  latine?  Peut-être  aujourd'hui  même,  jugé  sur 
de  telles  apparences,  l'espagnol  passerait,  aux  yeux  du  plus  grand 
nombre,  pour  une  langue  africaine? 

Le  dernier  siècle,  qui  a  tant  parlé  de  l'importance  des  signes,  au- 
rait eu  un  beau  triomphe  en  voyant  un  peuple  garrotté  et  séparé  du 
monfle  par  un  alphabet,  car  telle  a  été  longtenips  la  destinée  des 
Roumains.  Si  ce  ne  fut  pas  un  trait  de  génie,  ce  fut  au  moins  une 
bien  heureuse  rencontre  pour  les  Slavons  que  d'avoir  imposé,  dès 
le  X'  siècle,  leur  système  d'écriture  à  une  langue  toute  latine,  puis- 
qu'ils réussirent  par  là  à  déguiser,  à  affaiblir  chez  les  indigènes  le 
sentiment  de  leur  fdiation,  à  le  détruire  entièrement  chez  les  autres. 
Que  l'on  montre  à  un  Français,  à  un  Italien,  à  un  Espagnol,  une  page 
de  pur  roumain,  écrite  avec  les  quarante-quatre  lettres  barbares  de 
Cyrille  :  jamais  il  ne  consentira  à  reconnaître  sous  ce  grimoire  une 
langue  parente  du  latin.  Je  le  crois  bien,  la  sienne  à  ce  prix  lui  sem- 
blerait barbare.  J'avoue  que  dans  les  longues  heures  stériles  que  j'ai 
obstinément  données  à  l'étude  du  roumain,  rien  ne  m'a  plus  fré- 
quemment arrêté  que  cette  barrière  artificielle.  A  mesure  que  je 
changeais  de  maître,  je  devais  changer  de  signes.  Autant  de  livres, 
autant  de  caractères  différens.  A  la  fin,  j'ai  cru  me  reconnaître  quand 
j'ai  lu  ces  lignes  d'un  Roumain  de  Transylvanie  (1)  :  «Ils  ont  recouvert 
d'une  si  laide  suie  les  nobles  formes  romaines,  qu'elles  sont  enseve- 
lies sans  espoir  de  salut.  Que  de  fois,  quand  je  commençais  à  écrire 
avec  des  lettres  latines,  je  voyais  soudainement  apparaître  devant 
moi  la  figure  antique!  Elle  brillait  de  tout  son  éclat,  et  semblait  me 
sourire  de  ce  que  je  l'avais  débarrassée  des  vils  haillons  de  Cyrille.  » 

Jugez  par  là  de  ce  qu'était  devenue  la  langue,  lorsqu  après  de 
telles  vicissitudes,  abandonnée  au  peuple,  méprisée  des  classes  su- 
périeures, il  se  trouva  des  hommes,  au  commencement  de  ce  siècle, 
Major  en  Transylvanie,  Asaky  en  Moldavie,  Héliade  en  "Valachie,  qui 
se  proposèrent  d'en  faire  un  instrument  national  de  régénération 
pour  tous.  11  était  arrivé  de  cette  langue  ce  qui  arrive  d'une  statue 
enfouie  sous  la  terre  depu-is  des  siècles  :  la  plupart  des  membres  es- 
sentiels étaient  intacts,  mais  plusieurs  parties  étaient  mutilées,  d'au- 
tres manquaient  absolument,  et  l'on  ne  savait  ce  qu'elles  étaient 
devenues.  Pour  refaire  de  ces  sortes  de  fragmens  un  tout  vivant, 
propre  à  exprimer  la  vie  moderne,  c'est  une  restauration  qu'il  fallait 
accomplir.  En  même  temps,  on  devait  se  proposer  un  problème 
unique  de  nos  jours,  qui  était  de  faire  passer  une  langue  vulgaire, 

^1)  Dicilogu  pentni'  incepuial  linlel  Romana,  p.  72^  BuJc  1825. 


LES   ROUMAINS.  403 

populaire,  au  rang  de  langue  littéraire  et  écrite.  Ce  que  Dante  a  fait 
pour  l'Italien  au  moyen  âge,  il  s'agissait  de  l'ébaucher  au  moins  pour 
les  Roumains  au  xix^  siècle. 

Tel  est  en  elTet  le  spectacle  que  l'on  a  pu  se  donner  en  regardant, 
depuis  un  demi-siècle,  les  populations  des  provinces  danubiennes; 
sous  l'apparence  superficielle  dont  on  se  contente  ordinairement,  au 
milieu  des  plaintes  des  partis  et  des  classes,  on  voit  se  passer  là  un 
phénomène  profond  dont  nous  n'avions  connaissance  que  par  l'his- 
toire déjà  reculée,  —  une  langue  qui  se  dégage  des  dialectes  po- 
pulaires, vulgaires  pour  devenir  une  langue  savante  et  cultivée. 
Ordinairement  caché  dans  le  berceau  ou  dans  les  antiquités  des 
peuples,  ce  phénomène  éclate  à  nos  yeux  avec  la  plupart  des  accidens 
qui  l'ont  accompagné  dans  le  passé,  sur  de  plus  grands  théâtres. 

Retrouver  sous  les  alluvions  étrangères  la  langue  nationale,  voilà 
la  question.  Pour  résoudre  ce  problème,  quels  élémens  possédaient 
les  Roumains?  Ils  en  ont  deux  principaux  :  la  Bible  et  le  peuple.  La 
seule  bonne  fortune  qu'ils  aient  rencontrée  jusqu'ici,  ils  la  doivent 
au  schisme.  Le  culte  est  célébré  dans  la  langue  populaire,  d'où  il 
résulte  qu'ils  ont  eu  de  bonne  heure  une  traduction  nationale  de  la 
Bible,  chose  qui  a  toujours  manqué  aux  autres  peuples  néo-latins. 
Cet  avantage  est  précieux  en  soi,  il  devient  considérable  si  l'on  exa- 
mine de  près  la  version  roumaine.  En  comparant  cette  traduction 
aux  nôtres  faites  à  des  époques  très  cultivées,  j'ai  cru  sentir  que  la 
langue  encore  nue  des  Carpathes  se  rapproche  mieux  que  nos 
idiomes  policés  de  la  langue  des  évangélistes.  N'est-ce  pas  que  des 
bergers  peuvent  plus  aisément  que  des  docteurs  servir  d'interprètes 
à  des  pêcheurs  de  Galilée?  Oserais-je  même  dire  qu'à  certains 
égards  le  latin  des  Roumains  me  semble  plus  ingénu  ou  plus  voisin 
de  sa  source  que  le  latin  autorisé  par  les  conciles,  et  que,  par 
exemple,  quand  il  s'agit  des  peuples  rassasiés  par  les  cinq  pains, 
j'aime  mieux  le  saturât  des  Moldaves  que  Yimpleli  de  la  Yulgate? 

Une  autre  source  vivante  est  le  peuple  lui-même,  non  celui  des 
villes,  mais  des  campagnes,  car  c'est  un  des  traits  marquans  de 
cette  renaissance  que  les  écrivains,  ne  trouvant  aucun  livre,  aucun 
modèle  à  suivre,  sont  obligés  d'aller  recueillir  de  la  bouche  même 
du  peuple  les  élémens  qu'eux-mêmes  ont  oubliés  à  moitié  dans  le 
commerce  des  nations  policées.  Pour  letrouver  la  source  vive  de  la 
parole,  il  faut  qu'ils  aillent  loin  des  villes,  où  le  mélange  des  idiomes 
et  des  races  se  fait  trop  sentir.  Les  lieux  les  plus  écartes,  les  pro- 
vinces les  plus  lointaines  sont  le  plus  propres  à  leurs  recherches. 
C'est  là,  sous  le  toit  de  roseau  du  paysan,  en  entendant  ses  plaintes, 
ses  doïnas,  qu'ils  prétendent  retrouver  la  véritable  empreinte  de  la 
langue  des  ancêtres,  non  altérée,  défigurée  par  les  néologismes  des 


llOll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grandes  villes,  et  il  est  indubitable  qu'ils  ont  déj.à  rapporté  de  ces 
communications  avec  les  pâtres,  les  laboureurs,  des  portions  ou- 
bliées de  leur  langue  qui  semblent  puisées  toutes  vives  dans  l'anti- 
quité. De  recherches  en  recherches,  ils  sont  presque  toujours  rame- 
nés à  ces  vallées  abruptes  des  Carpathes,  à  ces  plateaux  élevés  de 
la  Transylvanie,  h  ces  replis  de  terrain  où  nous  avons  vu  s'asseoir 
les  colonies  romaines,  comme  si  les  mêmes  lieux  avaient  protégé  à 
la  fois  les  races  et  les  idiomes.  C'est  de  Là  qu'a  été  rapporté  en  1825 
le  premier  dictionnaire  comparé  étymologique  des  Roumains  (1), 
ouvrage  dans  lequel  s'est  consumée  avec  une  admirable  piété,  une 
abnégation  incomparable,  la  vie  de  trente  écrivains  plus  ou  moins 
célèbres  en  Transylvanie,  auquel  il  est  aisé  sans  doute  de  reprocher 
des  étymologies  forcées  et  un  silence  trop  absolu  sur  les  emprunts 
slaves,  mais  qui,  par  la  nouveauté,  par  la  grandeur  du  plan,  car  il 
comprend  les  racines  de  sept  langues  (roumaine,  grecque,  latine, 
italienne,  espagnole,  hongroise,  allemande),  n'en  reste  pas  moins 
un  monument  unique,  dont  l'équivalent  n'existe  peut-être  pas  chez 
nous.  A  l'heure  où  j'écris  ces  lignes,  un  écrivain  roumain,  m'assure- 
t-on,  s'est  donné  pour  carrière  d'aller  dans  ces  mêmes  endroits 
reculés  interroger,  sonder  les  paysans,  afin  de  combler  les  vides  de 
la  langue  avec  les  mots  qu'il  surprendra  dans  la  bouche  des  descen- 
dans  de  la  Minervienne,  de  la  Jumelle,  de  la  Claudienne.  Qu'il  suive 
l'itinéraire  des  légions  indiquées  ci-dessus,  et  puisse-t-il  du  moins 
retrouver  les  deux  mots  de  liberté  et  d'espérance!  Ces  mots  en  effet 
sont  perdus  en  roumain. 

Ne  cherchez  pas  ici  des  monumens  littéraires  qui  attirent  du  pre- 
mier coup  d'œil  tous  les  regards.  L'œuvre  collective,  c'est  de  délier 
la  langue  d'un  peuple  muet,  et  puisque,  dans  ces  matières,  on  peut 
comparer  les  plus  petites  choses  aux  plus  grandes,  voyez  quelles  con- 
séquences ce  phénomène  a  entraînées  partout  ailleurs. 

Lorsque  le  latin  a  commencé  à  devenir  l'organe  d'une  société 
policée,  lettrée,  il  a  été  obligé  de  rompre  en  partie  avec  l'idiome 
populaire;  il  a  dû  emprunter.un  grand  nombre  de  formes  à  la  langue 
grecque,  ce  qui  l'a  rendu  d'abord  un  peu  artificiel.  Quelque  chose 
de  semblable  s'est  passé  en  Italie.  Lorsque  Dante  a  formé  son  trésor 
(lulique  des  richesses  de  tous  les  dialectes,  il  a  eu  besoin  d'abord  de 
commentateurs,  non-seulement  pour  les  choses,  mais  pour  les  mots. 
Chez  nous,  au  xvi«  siècle,  Rabelais,  au  nom  du  plus  grand  nombre, 
a  longtemps  protesté  contre  une  foule  de  mots  savans,  de  locutions 
étrangères  à  la  foule,  puisées  dans  les  langues  antiques,  et  qui  n'ont 
jias  laissé  de  s'établir  et  de  se  naturaliser  pleinement  dans  le  français. 

(1)  Lesicon  Romanc^cu-Latin^scu-Unguresru-Xomteocu,  Bu  Je  1823. 


LES   ROUMAINS.  /i05 

Voilà  justement  ce  que  l'on  peut  observer  aujourd'hui  dans  la  for- 
mation de  la  langue  roumaine.  A  mesure  qu'ils  trouvent  des  vides, 
des  lacunes  dans  le  langage  populaire,  les  écrivains  contemporains 
sont  forcés  d'innover.  Ils  le  font  en  empruntant  ce  qui  leur  manque, 
les  uns  au  latin,  les  autres  à  l'italien,  tous  à  l'Occident,  d'où  s'en- 
suit une  difficulté  aisée  à  prévoir  par  ce  que  je  viens  de  dire  :  c'est 
qu'avec  le  ferme  désir  de  rester  populaire,  on  se  forme  peu  à  peu 
une  langue  policée,  mais  artificielle,  et  que  le  peuple  a  toutes  les 
peines  du  monde  à  comprendre,  si  tant  est  qu'il  y  parvienne. 

J'ai  entre  les  mains  une  histoire  nationale  (1)  dont  l'auteur  a  dû 
faire  suivre  chaque  volume  par  un  vocabulaire  de  mots  nouveaux  qui 
sans  cela  seraient  inintelligibles  à  ses  lecteurs.  En  continuant  dans 
cette  voie  (et  le  moyen  qu'il  en  soit  autrement?),  nul  doute  qu'on 
n'aboutît  à  produire  un  idiome  des  classes  lettrées  dont  le  moldo- 
valaque  tel  que  nous  le  connaissons  ne  serait  plus  que  la  forme  pri- 
mitive et  rustique.  Dès-lors  il  y  aurait  pour  ainsi  dire  deux  langues, 
comme  sous  l'italien  de  la  Crusca  il  y  a  les  dialectes  de  l'Italie,  sous 
le  français  de  Racine  le  patois  des  campagnes,  sous  le  romain  de 
Virgile  le  latin  vulgaire.  On  saisirait  ainsi  dans  son  éclosion  le  prin- 
cipe mystérieux  de  la  germination  des  langues. 

N'oubliez  pas  que  la  difficulté  est  double  pour  les  Roumains. 
Outre  qu'ils  sont  obligés  d'innover,  ils  sont  invinciblement  entraînés 
à  extirper  les  élémens  slaves  qui,  comme  je  l'ai  dit  plus  haut,  leur 
rappellent  l'ennemi,  —  par  où  l'on  peut  mesurer  de  quelle  haine  ils 
le  poursuivent.  Tel  homme  politique  accuse  le  parti  adversaire  de  se 
servir  de  lettres  slavonnes,  comme  nous  nous  accuserions  de  porter 
la  cocarde  étrangère  !  Assurément  la  plus  grande  preuve  que  des 
hommes  puissent  donner  de  l'incompatibilité  des  races  serait  de 
rejeter  de  la  langue  et  de  vomir  tout  ce  qui  rappelle  l'oppresseur. 
Et  que  l'on  ne  dise  pas  que  nous  autres  Français,  nous  ne  nous 
tenons  pas  pour  déshonorés  pour  avoir  gardé  des  mots  allemands, 
ni  les  Espagnols  pour  avoir  gardé  des  mots  arabes.  Nous  en  parle- 
rions vraiment  trop  à  notre  aise.  Les  Germains  et  les  Arabes  sont 
de  l'histoire  pour  nous.  Quant  aux  Roumains,  ils  sentent  encore 
sur  leur  cou  l'étreinte  chaude  de  l'ancien  oppresseur;  ils  ne  savent 
s'ils  y  ont  vraiment  échappé  et  pour  combien  de  temps.  Ils  se  sou- 
viennent qu'à  chaque  intervention,  à  chaque  pas  du  protecteur,  la 
langue  slave  laissait  chez  eux  une  souillure  nouvelle,  que  les  géné- 
raux russes  faisaient  eux-mêmes  la  guerre  au  dictionnaire,  rempla- 
çant dans  les  livres,  dans  les  journaux  les  mots  les  plus  consacrés 
de  la  langue  des  ancêtres  par  des  mots  russes,  connue  on  remplace 

;1)  Laurianu.  Isto'-ia  Romaniloni,  Jassy  1833. 


hOQ  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

une  garnison  aiïamée   et  prisonnière  par  une  garnison  ennemie. 
Dans  ces  conjonctures,  ce  qui  n'est  que  pliilologie,  érudition, 
délicatesse  de  goût,  affaire  de  mots  pour  les  autres,  est  pour  les 
Roumains  une  œuvre  de  vie  et  de  salut.  Et  certes,  si  la  chose  était 
possible,  il  serait  beau  de  voir  une  nation  demi-morte  refuser  de 
prononcer  plus  longtemps  une  seule  des  paroles  qu'elle  tient  de  son 
meurtrier;  mais  les  Roumains,  même  en  cela,  auront  à  considérer 
s'il  n'y  a  pas  une  mesure  à  garder  qui  ne  laissera  pas  d'être  significa- 
tive, s'il  n'est  pas  de  différences  à  établir  entre  les  emprunts  déjà  an- 
ciens, légitimés  par  l'usage,  et  les  importations  récentes  qui  seules 
peuvent  compter  pour  des  stigmates.  Leur  langue  est  peut-être  la 
seule  qui  possède  un  grand  nombre  de  vrais  synonymes,  j'entends 
par  là  des  mots  doubles  dont  l'un  est  exactement  la  reproduction  de 
l'autre.  C'est  qu'alors  une  couche  slave  s'est  superposée  comme  une 
rouille  à  la  couche  latine.  Faire  disparaître  la  première  est,  dans  ce 
cas,  un  progrès  évident  et  facile,  c'est  rendre  à  une  médaille  fruste 
son  ancien  éclat;  mais  n'y  aurait-il  pas  quelque  danger  à  trop  ita- 
lianiser leur  langue,  à  la  faire  trop  occidentale?  Pour  moi,  il  me 
semble  que  j'aimerais  à  lui  voir  garder  son  caractère  :  latine  sans 
doute,  mais  en  même  temps  orientale,  naïve,  agreste,  un  peu  re- 
belle au  joug.  Les  mots  même  qu'elle  aurait  conservés  du  slave  la 
feraient  ressembler  à  une  captive  délivrée,  qui  se  souvient  de  sa  cap- 
tivité. Elle  entrerait  dans  l'étroite  intimité  de  ses  sœurs  d'Occident, 
mais  elle  garderait  dans  cette  alliance  je  ne  sais  quoi  d'étrange  qui 
marquerait  qu'elle  a  vécu  longtemps  séparée.  Pour  rien  au  monde, 
je  ne  consentirais  à  ce  qu'elle  se  fit  italienne,  française.  Qui  vou- 
drait aujourd'hui  que  l'Espagnol  eût  renoncé  à  son  intonation  arabe, 
à  ses  teintes  mauresques?  Seulement  à  l'entendre,  vous  voilà  forcés 
de  penser  au  soleil  d'Arabie.  De  même  de  la  langue  roumaine,  elle 
doit  porter  témoignage  d'un  monde  lointain.  Ne  lui  ôtez  pas  même 
ce  je  ne  sais  quoi  d'âpre,  de  guttural,  qui  ne  tient  en  rien  de  l'Eu- 
rope. C'est  peut-être  un  dernier  écho  étouffé  des  Daces?  et  pour- 
quoi les  renier?  pourquoi  les  rejeter?  Je  veux,  quand  je  l'entends, 
que  soudain  m'apparaissent  non-seulement  les  colons  latins,  les  pro- 
vinces d'Italie  et  de  Narbonne,  mais  dans  une  relation  que  je  ne 
puis  exactement  définir  les  steppes  inimenses,  les  monts  inacces- 
sibles, et  au  loin  le  ciel  orageux  de  la  Mer-Noire. 

Si  l'on  ne  craignait  d'être  accusé  de  trop  d'ambition,  le  moment 
où  nous  sommes  pourrait  faire  penser  au  premier  épanouissement 
de  l'italien  avant  la  Comédie  Divine,  avec  cette  différence  que  les 
écrivains  roumains  semblent  moins  poursuivre  une  gloire  privée 
qu'une  œuvre  politique  et  nationale.  Ce  qui  parmi  nous  se  perd  dans 
le  vague  de  nos  origines  littéraires  date  de  nos  jours  sur  le  Danube. 


LES    ROUMAINS.  407 

On  connaît  là  le  premier  qui  dans  ce  siècle  ait  modifié  l'alphabet  de 
Cyrille,  le  premier  qui  ait  apporté  les  nouvelles  lettres  comme  au 
temps  de  Cadmus  et  du  roi  fabuleux  Latinus,  le  premier  qui  ait  in- 
troduit un  mètre  régulier  dans  les  vers,  le  premier  qui  ait  appliqué 
la  prose  à  l'arithmétique,  à  la  géométrie,  le  premier  qui  ait,  comme 
Thespis,  fait  monter  des  acteurs  sur  un  théâtre,  le  premier  qui  ait 
publié  im  journal,  composé  une  ode,  une  fable,  une  histoire.  C'est 
un  crépuscule,  une  aube,  mais  rougissant  des  premières  lueurs  de 
la  vie,  où  flotte  l'image  déjà  très  reconnaissable  d'une  nationalité 
qui  s'éveille.  Dieu  fasse  que  la  lumière  s'accroisse,  que  l'aube  de- 
vienne le  jour!  et  moi  aussi,  puissé-je  du  fond  de  ma  nuit  être  un 
de  ceux  qui  salueront  ce  jour  attendu  ! 

Comment  une  pareille  attente  toute  seule  ne  réagirait-elle  pas  sur 
des  hommes  qui  peuvent  se  dire  les  premiers  instituteurs  de  leur 
peuple?  Comment  ne  seraient-ils  pas  fortifiés  et  ravis  pour  peu  que 
l'espérance  leur  soit  laissée  un  moment?  Pourquoi  ne  sortirait-il  pas 
quelque  chose,  sinon  de  grand,  au  moins  de  nouveau,  d'une  situa- 
tion si  nouvelle,  où  les  lettres,  par  un  concours  unique,  sont  forcé- 
ment ramenées  à  leur  destination  vraie,  seule  originale  et  féconde, 
—  la  formation,  l'éducation,  l'indépendance,  la  discipline  d'une  race 
d'hommes?  Qui  ne  désirerait  parmi  nous  avoir  une  tâche  pareille  à 
remplir?  Vînt-elle  des  Carpathes,  une  âme  nouvelle,  un  souffle  nou- 
veau dans  notre  humanité  flétrie,  qui  ne  les  accueillerait,  qui  ne  les 
fêterait  avec  joie?  Et  pour  que  ces  vœux  s'accomplissent,  que  manque- 
t-il  à  ces  hommes  qui  les  premiers,  à  travers  mille  obstacles,  dont 
l'indifl'érence  était  le  plus  grand,  ont  rendu  la  parole  à  des  nations 
muettes?  Que  leur  manque-t-il?  Un  peu  d'espoir,  ai-je  dit;  il  y  faut 
ajouter  la  certitude  que  leurs  paroles  ne  s'éteindront  pas  sans  écho 
au  milieu  de  races  sourdes.  Or  cette  certitude,  ils  la  possèdent;  ils 
savent  qu'à  cette  autre  extrémité  de  l'Europe  quelque  chose  de  leur 
voix  nous  arrive.  Nous  les  entendons,  nous  les  comprenons.  Plus 
d'un  écho  de  la  race  latine  a  déjà  répondu.  J'en  dirais  davantage,  si 
je  ne  savais  que  toutes  les  fois  que  l'âme  humaine  se  met  de  la  par- 
tie, les  hommes  de  nos  jours  entrent  en  défiance  comme  si  vous  leur 
tendiez  une  embûche. 

Je  maintiens  seulement  un  point  :  conserver  par  miracle  une  lan- 
gue nationale,  l'élever  en  dépit  de  tous  les  obstacles  au  rang  d'idiome 
cultivé,  donne  un  droit  aux  hommes  et  au  peuple  qui  font  ces  choses. 
J'ajoute  que  tant  que  le  mot  de  civilisation  conservera  le  sens  qui 
y  était  attaché  encore  hier  parmi  nous,  la  validité  de  ce  droit  sera 
reconnu,  que  la  permanence  ou  l'anéantissement  des  idiomes  natio- 
naux n'est  pas  un  jeu  de  la  Providence,  mais  bien  un  signe  de  sépa- 
ration entre  les  races  qu'elle   conserve  et  celles  qu'elle  abolit; 


/l08  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qLi'eii!iii  ce  serait  une  chose  toute  nouvelle  dans  le  monde,  et  peut- 
être  monstrueuse,  de  détruire  un  peuple  au  moment  où  il  revit  dans 
la  meilleure  portion  de  lui-même,  tn  enfant,  s'il  vient  de  naître  et 
s'il  a  crié,  vous  le  réputez  viable.  D'après  vos  propres  lois,  celui-là 
qui  le  tue  est  un  meurtrier,  et  celui  qui  le  laisse  tuer,  pouvant  le 
sauver,  n'a  pas  un  renom  meilleur,  puisque  souvent  il  encourt  le 
même  châtiment.  Un  peuple  qui  vient  au  monde,  s'il  a  parlé  aux 
autres  dans  sa  langue,  s'il  en  a  fait  un  instnuuent  cultivé  de  l'intel- 
ligence humaine,  est,  de  la  môme  façon,  un  peuple  viable;  il  a  tout 
ce  qu'il  faut  pour  respirer,  se  développer,  grandir.  Malheur  à  qui 
le  tue,  ou  qui,  pouvant  le  sauver,  le  laisse  périr!  Ce  n'est  pas  en  un 
jour  que  se  font  ces  prodigieux  instrumens  de  travail  et  de  vie  qu'on 
appelle  les  langues  cultivées.  11  faut  que  le  temps,  les  hommes,  les 
choses  y  aient  concouru,  que  le  passé  et  le  présent  y  aient  mis  la 
main.  Et  l'on  m'avouera  qu'il  serait  au  moins  extraordinaire  de  pen- 
ser que  dans  notre  société  moderne  toute  œuvre  est  garantie  à  celui 
qui  l'a  faite,  toute  propriété  est  respectée,  toute  production,  tout 
instrument,  toute  richesse,  tout  patrimoine,  excepté  la  propriété  la 
plus  sacrée,  la  production  la  plus  difficile  et  la  plus  ingénieuse,  l'in- 
strument le  plus  fécond,  la  richesse  la  mieux  acquise,  le  patrimoine 
le  plus  inaliénable,  à  savoir  :  la  langue  même,  qu'il  serait  toujours 
permis  au  plus  fort  de  trancher  et  d'extirper  violemment  dans  la 
bouche  du  peuple  qui  l'a  créée,  conservée,  cultivée! 

Savez-vous  donc  ce  que  cet  idiome  avait  à  dire?  Il  ne  faut  pas 
avoir  réfléchi  beaucoup  sur  ce  sujet  pour  comprendre  que  telle  pen- 
sée ne  peut  naître  que  dans  telle  langue.  Savez-vous  ce  que  celle-ci 
a  pour  tâche  d'exprimer?  Quelles  peintures,  quelles  relations,  quelles 
combinaisons  inconnues,  quels  accords  nouveaux  dans  l'intelligence 
humaine?  Et  tout  cela  serait  ravi  d'avance?  Oui,  cela  se  peut,  mais 
non  pas  sans  que  l'humanité  crie.  Quand  les  langues  sont  arrivées 
à  leur  état  de  virilité  ou  seulement  d'adolescence,  il  est  trop  tard 
pour  que  de  pareils  actes  se  consomment  sans  bruit.  Ils  laissent 
après  eux  une  plainte  qui  ne  finit  jamais,  car  les  hommes  jugent  de 
ce  qu'ils  ont  perdu  par  ce  qu'il  leur  était  permis  d'espérer.  Yoilà 
pourquoi  les  vrais  écrivains,  quelque  plaisir  qu'il  y  ait  à  les  ravaler, 
resteront  au  niveau  de  toute  grandeur.  Dès  qu'ils  ont  touché  à  une 
langue,  elle  devient  domaine  sacré,  propriété  nationale,  chose  ina- 
missible.  Ce  n'est  plus  la  lande  déserte,  banale,  abandonnée  au 
premier  occupant.  C'est  le  signe  que  là  habite  un  peuple,  une  con- 
science, une  personne,  un  droit. 

Edgar  Quinet. 


POÈTES 


ROMANCIERS  MODERNES 

DE  LA  FRANCE 


Lvin. 

M.    VICTOK   DE  LAPRVDE. 

Psyché.  —  Odes  et  Poèmes.  —  Poèmes  évangéliques.  —  Symphonies. 


Parmi  les  poètes  du  temps  présent,  M.  Victor  de  Laprade  se  dis- 
tingue par  la  gravité  constante  de  sa  pensée;  c'est  pourquoi  il  mérite 
une  étude  à  part.  On  peut  blâmer  chez  lui  quelques  expressions  pro- 
saïques et  l'alliance  trop  évidente  de  la  philosophie  et  de  la  poésie, 
mais  ce  défaut  est  trop  rare  de  nos  jours  pour  ne  pas  lui  assurer  le 
mérite  de  l'originalité.  Nous  avons  tant  de  poètes  qui  parlent  bien 
et  qui  n'ont  pas  grand' chose  à  dire,  que  nous  devons  saluer  avec 
bonheur  ceux  qui  expriment  des  idées  élevées  dans  une  langue  moins 
sonore.  Si  le  maniement  des  images  est  en  poésie  une  afiaire  de  pre- 
mière importance,  il  n'est  pas  permis  d'oublier  que  la  valeur  des 
idées  domine  la  valeur  des  images,  et  je  reconnais  avec  empresse- 
ment que  M.  de  Laprade  s'en  est  toujours  souvenu.  Qu'il  ait  parfois 
méconnu  le  côté  musical  de  son  art,  qu'il  ait  négligé  de  charmer 
l'oreille,  ou  de  séduire  l'imagination,  je  ne  le  nie  pas.  S'il  n'est  pas  à 
l'abri  de  tout  reproche  dans  la  partie  technique  de  la  poésie,  il  peut 
s'en  consoler  facilement  en  songeant  qu'il  soutient  la  comparaison 
avec  les  plus  habiles  par  l'émotion  et  la  pensée.  Il  n'a  donc  pas  à 
s'inquiéter  des  objections  soulevées  par  l'incorrection  du  langage. 


AlO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  le  choix  du  rhytlime  ou  Finsufllsance  de  la  rime.  La  pratique  du 
métier  lui  enseignera  ce  que  tant  d'autres  savent  si  bien  et  prennent 
pour  la  poésie  même.  Malgré  les  taches  que  je  signale  dans  son 
talent,  il  occupe  dès  à  présent  un  l'ang  élevé  dans  la  littérature  con- 
temporaine. Il  sent  et  il  pense  avant  de  pailer.  S'il  ne  possède  pas 
au  suprême  degré  l'art  de  bien  dire,  si  l'expression  trahit  parfois 
son  intention,  ou  ne  la  rend  que  d'une  manière  incomplète,  il  n'a 
pas  lieu  de  s'en  affliger,  puisque,  malgré  l'imperfection  de  la  forme, 
son  émotion  et  sapsnsée  arrivent  jusqu'à  l'àme  du  lecteur.  Quant  à 
l'alliance  trop  évidente  de  la  poésie  et  de  la  philosophie,  qui  se  révèle 
dans  tous  ses  ouvrages,  je  ne  la  signalerais  pas  à  l'attention,  s'il  eût 
pris  soin  en  toute  occasion  de  leur  attribuer  des  droits  égaux;  mais 
il  lui  est  arrivé  plus  d'une  fois  d'oublier  à  peu  près  complètement  la 
poésie  pour  la  philosophie  pure,  et  la  sympathie  que  m'inspire  son 
talent  m'oblige  à  lui  dire  qu'il  a  méconnu  la  condition  de  toute  so- 
lide aUiance,  la  parité.  Il  pense  librement,  il  s'élève  sans  effort  jus- 
qu'aux plus  hautes  régions  :  à  ne  considérer  que  le  développement  et 
l'essor  de  son  intelligence,  nous  lui  devons  le  tribut  de  notre  admi- 
ration; mais  si  nous  tenons  compte  de  la  forme  qu'il  a  choisie,  si 
nous  ne  perdons  pas  de  vue  sa  qualité  de  poète,  nous  sommes  forcé 
de  reconnaître  qu'il  ne  fait  pas  une  part  assez  large  à  l'imagination. 
Il  expose,  il  déduit  souvent  sa  pensée  à  la  manière  des  philosophes, 
et  ne  prend  pas  assez  de  souci  de  l'intelligence  de  la  foule;  il  atteint 
jusqu'aux  cimes  les  plus  hautes,  et  oublie  trop  volontiers  que  tous 
les  regards  ne  peuvent  le  suivre.  S'il  donnait  à  sa  pensée  une  forme 
plus  vive,  plus  animée,  elle  ne  perdrait  rien  de  sa  valeur  et  produi- 
rait une  impression  sinon  plus  profonde,  du  moins  plus  générale. 

Les  remarques  précédentes  s'appliquent  sans  distinction  à  toutes 
les  œuvres  de  M.  de  Laprade.  Sans  doute  on  pourrait  citer  de  lui 
plus  d'une  page  où  l'éclat  et  la  limpidité  de  l'expression  s'accordent 
merveilleusement  avec  la  hauteur  de  la  pensée;  mais  si  nous  envi- 
sageons l'ensemble  de  ses  conceptions,  nous  sommes  amené  à  dire 
que  depuis  quatorze  ans  il  n'a  pas  changé  de  méthode.  S'il  lui  est 
arrivé  de  rencontrer  une  forme  excellente,  on  peut  affirmer  en  pleine 
sécurité  qu'il  n'accorde  pas  assez  d'importance  à  la  forme,  ou  du 
moins  que  s'il  s'en  préoccupe,  il  ne  réalise  pas  toute  sa  volonté.  De- 
puis quatorze  ans,  l'horizon  de  sa  pensée  s'est  heureusement  élargi, 
je  ne  songe  pas  à  le  nier.  Certes  je  préfère  les  Symplionies,  publiées 
en  1855,  au  poème  de  Psyché,  publié  en  I8Z1I.  Cependant  je  re- 
trouve dans  les  Sijuiphonies  le  procédé  intellectuel  mis  en  usage 
dans  son  premier  poème.  M.  de  Laprade  ne  se  contente  pas  du 
côté  poétique  de  la  nature;  il  s'applique  en  toute  occasion  à  l'expli- 
cation du  côté  symbolique.  Excellente  pour  les  penseurs,  pour  les 
esprits  familiarisés  avec  la  réflexion,  cette  méthode  offre  plus  d'un 


POÈTES   ET   ROMANCIERS   MODERNES    DE    LA    FRANCE.  llH 

danger  lorsqu'il  s'agit  d'émouvoir  et  de  persuader.  Aux  poètes  et  à 
la  foule  qui  les  écoute  l'aspect  splendide  ou  sombre  de  la  nature, 
aux  philosophes  et  à  ceux  qui  recueillent  leurs  leçons  le  sens  sym- 
bolique des  scènes  qui  nous  charment  ou  nous  épouvantent.  Pour 
n'avoir  pas  compris  nettement  l'intervalle  qui  sépare  la  poésie  de  la 
philosophie,  M.  de  Laprade  a  souvent  rencontré  des  lecteurs  sévères, 
et  plus  d'une  fois  j'ai  entendu  nier  son  talent  poétique.  Je  crois  pour- 
tant que  tous  les  juges  éclairés  condamnent  cette  rigueur.  A  quoi 
se  réduit  en  effet  le  reproche  mérité  par  l'auteur  des  Symphonies? 
Il  s'attache  trop  à  convaincre  et  pas  assez  à  persuader.  11  prête  à  ses 
auditeurs  trop  d'intelligence  et  de  goût  pour  la  réflexion,  il  les  croit 
doués  d'une  attention  trop  puissante,  d'une  sagacité  trop  vive,  et  ne 
parle  pas  assez  souvent  à  leur  imagination.  C'est  un  tort  sans  doute, 
puisqu'il  s'adresse  à  la  foule  et  n'explique  pas  sa  pensée  dans  une 
chaire  de  philosophie;  mais  ce  reproche  même  se  traduit  en  éloge, 
si  l'on  pense  à  tous  les  parleurs  habiles  qui  savent  depuis  longtemps 
discipliner  les  mots,  qui  commandent  aux  images  les  évolutions  les 
plus  compliquées  et  se  font  obéir,  mais  qui  charment  l'oreille  sans 
émouvoir  le  cœur,  sans  élever,  sans  instruire,  sans  éclairer  l'intelli- 
gence. M.  de  Laprade  n'appartient  pas  à  cette  famille  de  parleurs 
habiles.  La  voie  qu'il  a  choisie,  sans  être  solitaire,  n'est  pourtant 
pas  très  fréquentée.  11  va  constamment  de  la  pensée  à  l'expression  et 
n'essaie  jamais  de  suivre  une  méthode  inverse,  c'est-à-dii-e  de  trouver 
dans  le  maniement  des  mots  un  semblant  de  pensée.  En  agissant 
ainsi,  il  n'accroît  pas  autant  qu'il  pourrait  le  faire  le  nombre  de  ses 
auditeurs;  mais  ceux  qui  l'ont  une  fois  entendu  reviennent  volon- 
tiers pour  l'entendre,  et  leur  empressem.ent  compense  l'indifférence 
et  l'inattention  des  esprits  moins  élevés. 

Il  s'agit  pour  moi  de  démontrer  l'exactitude  de  ces  observations 
par  l'analyse  des  œuvres  de  M.  de  Laprade,  de  prouver,  pièces  en 
main,  que  je  n'exagère  ni  ses  qualités  ni  ses  défauts.  J'espère  que 
le  lecteur  partagera  mon  opinion  quand  j'aurai  rappelé  à  sa  mémoire 
les  meilleures  pages  de  Psyché,  les  Odes  et  Poèmes,  les  Poèmes  évan- 
géliqnes  et  les  Symphonief^.  La  nature  même  des  sujets  ti'aités  par 
l'auteur  rend  cette  tâche  difficile;  mais  il  y  a  profit  à  se  nourrir  d'une 
telle  pensée,  et  les  bénéfices  de  l'enseignement  soutiennent  l'atten- 
tion et  raniment  le  courage.  M.  de  Lapi-ade  a  choisi  pour  son  début 
la  fable  de  Psyché,  une  des  plus  charmantes  de  l'antiquité  païenne. 
Il  y  a  certainement  dans  ce  premier  poème  beaucoup  de  grâce  e 
d'élévation,  lîien  des  pages  méritent  des  éloges  presque  sans  réserve. 
Cependant,  pour  peu  qu'on  ait  étudié  l'antiquité  païenne,  on  s'aper- 
çoit bien  vite  que  l'auteur  a  méconnu  complètement  la  nature  et  les 
conditions  du  sujet  qu'il  avait  choisi.  La  Psyché  de  M.  de  Laprade 
n'a  pas  grand' chose  à  démêler  avec  la  mythologie  grecque.  Ce  n'est 


A12  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  la  j(';iine  fille  que  nous  connaissons,  heureuse  dans  les  bras  de 
l'Amour  tant  qu'elle  se  résigne  à  ignorer  le  visage  de  son  mystérieux 
amant,  et  punie  de  sa  curiosité  par  l'abandon  et  le  désespoir.  C'est 
une  vierge  qui  converse  librement  et  familièrement  avec  toutes  les 
puissances  de  la  nature,  qui  s'entretient  avec  les  vents,  avec  les 
eaux,  avec  les  fleurs,  avec  les  chênes,  et  qui  analyse  ses  moindres 
sentimens,  ses  émotions  les  plus  fugitives,  avec  une  finesse,  une 
subtilité  dont  un  étudiant  de  Goettingue  ou  de  Heidelberg  serait  fier 
à  bon  droit.  Naïve  parfois,  elle  est  presque  toujours  trop  savante; 
elle  surveille,  elle  décompose  sa  pensée  avec  tant  d'attention  et 
d'adresse,  que  nous  sommes  sans  inquiétude  sur  le  sort  qui  l'attend.. 
Une  jeune  fille  qui  voit  si  clairement  ce  qui  se  passe  en  elle-même 
n'a  rien  à  redouter  de  l'avenir.  Quant  à  l'intervention  des  puissances 
de  la  nature,  quant  au  dialogue  de  Psyché  avec  les  torrens  et  les 
fleurs,  avec  la  mer  et  les  forêts,  je  n'ai  pas  besoin  de  démontrer  tout 
ce  qu'il  a  de  contraire  à  la  mythologie  grecque.  Chacun  comprend 
en  effet  que  cette  intervenlion  des  puissances  de  la  nature  ne  s'ac- 
corde ni  avec  Homère,  ni  avec  Hésiode,  ni  avec  Théocrite.  Les 
Grecs  avaient  divinisé  toutes  les  passions;  ils  avaient  même  divinisé 
les  puissances  de  la  nature;  mais  les  néréides  et  les  naïades,  les  ha- 
madryades  et  les  faunes,  n'avaient  rien  de  commun  avec  les  doc- 
trines de  Spinoza,  et  dans  la  Psyché  de  M.  Y.  de  Laprade  le  pan- 
théisme éclate  à  chaque  page.  Après  avoir  écouté  la  voix  des  roseaux 
et  des  forêts,  la  voix  des  ruisseaux  et  de  la  mer,  on  ne  prête  plus 
qu'une  attention  distraite  à  la  voix  de  Psyché.  L'héroïne  du  poème 
n'a  pas  plus  d'importance  que  les  interlocuteurs  invisibles  et  mys- 
térieux avec  qui  elle  s'entretient.  Or  je  ne  vois  rien  de  pareil  dans  la 
mythologie  grecque.  Minerve,  Junon  et  Vénus,  Jupiter,  Mars  et  Vul- 
cain  sont  animés  des  mêmes  passions  que  nous,  et  s'ils  dirigent  par 
leur  volonté,  s'ils  troublent  par  leurs  caprices,  les  phénomènes  ha- 
bituels de  la  nature,  on  ne  les  voit  jamais  s'entretenir  avec  les  chênes 
ou  les  rochers,  les  fleurs  ou  les  torrens.  La  doctrine  de  Spinoza,  que 
je  n'ai  pas  à  discuter  ici,  n'a  rien  de  poétique.  L'expression  la  plus 
savante,  les  images  les  plus  heureuses,  ne  sauraient  lui  prêter  le 
charme  de  l'émotion.  La  parole  une  fois  donnée  à  toutes  les  puis- 
sances de  la  nature,  l'importance  de  l'homme  s'amoindrit  singulière- 
ment, et  l'homme  une  fois  devenu  l'égal  des  choses,  il  devient  très 
difiicile  d'intéresser  en  racontant  ses  joies  et  ses  douleurs.  M.  de 
Laprade  ne  paraît  pas  avoir  pressenti  ce  danger.  Dans  son  poème  de 
Psyché,  la  nature  tout  entière  est  douée  de  facultés  lyriques  :  elle 
soupire  comme  Tibulle,  elle  s'anime  comme  Pindare;  elle  raconte, 
elle  prédit  à  la  manière  d'Homère  et  de  Calchas.  Et  quand  Psyché 
prend  la  parole,  on  refuse  de  la  prendre  pour  une  personne  vivante, 
capable  de  joie  et  de  souffrance.  Les  pensées  charmantes  ou  graves, 


POÈTES    ET   ROMANCIERS    MODERNES   DE    LA    FRANCE.  /il 3 

les  sentimeiis  gracieux  ou  élevés  que  l'auteur  a  seuiés  dans  la  pre- 
mière moitié  de  son  poème,  n'enlèvent  rien  à  la  vérité,  à  la  justesse 
de  ces  remarques.  Quand  tout  parle  autour  de  l'homme,  la  parole 
humaine  se  perd  dans  la  voix  universelle.  La  jeune  fille  qui  révèle 
ses  pudiques  émotions,  ses  inquiétudes  naïves,  se  confond  avec  la 
brise  qui  agite  le  feuillage  des  chênes,  avec  le  gazouillement  du  ruis- 
seau sur  son  lit  de  sable,  ce  qui  n'arriverait  pas  si  la  brise  et  le  ruis- 
seau n'avaient  pas  parlé. 

Dans  la  seconde  moitié  du  poème,  je  dois  signalerun  défaut  d'une 
autre  espèce  :  je  ne  me  trouve  plus  en  face  de  Spinoza,  je  me  trouve 
en  face  de  l'Évangile.  Jupiter,  assis  sur  son  trône  au  sommet  de 
l'Olympe,  ressemble  à  Jéhovah,  mais  à  Jéhovah  attendri  par  les 
prières  du  Rédempteur.  Les  Grâces,  qui  intercèdent  pour  Psyché, 
sont  nourries  de  la  doctrine  du  Christ  et  partagent  sa  divine  mansué- 
tude. Par  un  singulier  caprice,  M.  de  Laprade  voit  dans  les  Grâces, 
que  les  Grecs  appelaient  Charités,  l'expression,  la  personnification 
de  la  charité.  Je  ne  crois  pas  que  les  hellénistes  les  plus  complaisans 
consentent  à  lui  donner  raison.  Abstraction  faite  de  la  diflérence 
profonde  qui  sépare  la  religion  païenne  de  la  religion  chrétienne,  je 
pense  que  la  philologie  ne  saurait  accepter  une  telle  interprétation. 
Que  les  Grâces  intercèdent  en  faveur  de  Psyché,  belle  et  jeune 
comme  elles,  qu'elles  demandent  pardon  pour  sa  curiosité,  je  le 
comprends;  qu'elles  supplient  Jupiter  au  nom  de  la  charité,  qu'elles 
parlent  sur  l'Olympe  comme  Jésus-Christ  à  Nazareth,  à  Bethléem,  je 
ne  le  comprends  pas.  Étant  donné  le  sujet  païen  de  Psyché,  il  faut 
absolument  demeurer  dans  la  donnée  païenne.  L'Évangile  et  la  cha- 
rité qu'il  enseigne  li'ont  rien  à  voir  dans  le  développement  de  cette 
fable  ingénieuse.  Dès  que  les  Grâces,  en  plaidant  la  cause  de  la 
jeune  fille  séduite  par  Éros,  dont  les  dieux  et  les  déesses  recon- 
naissent la  toute-puissance,  invoquent  des  sentimens  inconnus  à 
l'antiquité  païenne,  le  lecteur,  troublé,  désorienté,  se  demande  où  se 
passe  la  scène,  et  ne  sait  plus  s'il  est  en  Grèce  ou  en  Judée.  Elles 
ont  beau  parler  une  langue  aussi  douce  que  le  miel,  marcher  d'un 
pas  harmonieux  et  cadencé  comme  les  jeunes  canéphores  des  Pana- 
thénées :  la  splendeur  de  leur  regard,  la  souplesse  et  la  pureté  de 
leur  corps,  qui  se  laissent  deviner  sous  les  plis  transparens  du  lin, 
le  son  mélodieux  de  la  voix,  ne  suffisent  pas  à  leur  donner  un  carac- 
tère païen;  je  ne  vois  en  elles  que  trois  vierges  chrétiennes  égarées 
sur  l'Olympe. 

Le  style  de  Psyché  n'est  pas  non  plus  le  style  qu'appelait  impé- 
rieusement le  sujet.  Tous  les  personnages  se  complaisent  dans  le 
développement  de  leur  pensée,  et  trouvent  pour  la  traduire  des 
images  abondantes  et  nombreuses.  Or,  quoique  la  Grèce  fût  éprise 
de  la  parole,  ses  plus  grands  poètes  n'ont  jamais  été  verbeux.  Ho- 


hlll  REYUE    DES    DEUX    .MONDES. 

mère,  Eschyle  et  Sophocle  se  contentent  de  quelques  traits,  et  n'é- 
puisent jamais  le  sentiment  qu'ils  veulent  exprimer.  Ils  en  accu- 
sent les  contours  par  un  petit  nom])re  de  lignes  précises,  et  laissent 
au  lecteur  le  soin  d'achever  par  lui-même  ce  qu'ils  ont  indiqué.  Si 
Euripide  procède  autrement,  s'il  insiste  sur  sa  pensée,  c'est  qu'il 
appartient  déjà,  malgré  son  génie,  à  la  décadence  de  la  poésie  grec- 
que. Je  voudrais  dans  le  poème  de  Psyché  plus  de  concision  et  de 
sobriété,  non  pas  seulement  parce  que  la  concision  et  la  sobriété  me 
plaisent,  mais  encore  et  surtout  parce  que  ces  deux  qualités  si  pré- 
cieuses caractérisent  la  poésie  grecque  du  bon  temps.  Dans  un  tel 
sujet,  la  sobriété  du  style  était  un  mérite  de  première  nécessité. 

Dans  le  second  recueil  de  M.  de  Laprade,  publié  trois  ans  après 
le  poème  de  Psyché,  il  y  a  trois  pièces  qui  méritent  une  attention 
spéciale  et  qui  révèlent  chez  lui  un  progrès  éclatant  :  Aima  parens, 
la  3Iort  d'un  chêne  et  les  Adieux  sur  la  montagne.  Chacune  de  ces 
trois  pièces  se  recommande  à  l'admiration  et  à  la  sympathie  de 
tous  les  esprits  élevés  par  la  gravité  des  pensées,  par  le  choi.x  des 
images,  par  la  clarté  constante  du  langage.  Il  est  évident  que  l'au- 
teur comprenait  dès  lors  la  nécessité  de  produire  ses  conceptions 
sous  une  forme  plus  précise.  Je  retrouve  dans  Aima  parens  les  qua- 
lités que  nous  révélait  déjà  le  poème  de  Psyché,  mais  la  manière  de 
l'auteur  s'est  agrandie.  S'il  n'abandonne  pas  complètement  sa  prédi- 
lection instinctive  pour  la  doctrine  de  Spinoza,  il  en  modère  l'expres- 
sion, et  l'homme  reprend  toute  l'importance  qui  lui  appartient  en  face 
de  la  nature.  De  grandes  pensées  noblement,  simplement  exprimées, 
donnent  aux  trois  pièces  que  j'ai  citées  un  caractère  d'originalité 
qu'on  chercherait  vainement  dans  le  plus  grand  nombre  des  compo- 
sitions contemporaines.  Aima  parens  est  un  hymne  à  la  solitude,  mais 
vm  hymne  sincère,  dont  toutes  les  strophes  traduisent  un  sentiment 
vrai.  Il  n'y  a  pas  une  ligne  qui  ne  respire  la  conviction  et  n'émeuve 
profondément  le  lecteur.  Le  poète  s'enfuit  loin  des  villes  et  gravit 
les  cimes  neigeuses  des  montagnes  pour  converser  plus  librement 
avec  lui-même  et  sonder  les  plaies  de  son  cœur.  Il  s'enivre  d'abord 
de  l'air  pur  et  vivifiant  des  hautes  cimes;  puis  bientôt,  saisi  d'une 
soudaine  tristesse,  il  comprend  le  danger  de  la  solitude  absolue,  il 
se  rappelle  la  parole  du  prophète  :  Vœ  soli,  et  il  s'efforce  de  sonder 
les  misèies  de  sa  condition.  La  solitude,  qui  l'enivrait  d'abord,  qui 
exaltait  son  orgueil,  lui  apparaît  dans  toute  sa  nudité.  Fouler  d'un 
pied  hardi  la  neige  qu'aucun  pied  n'a  foulée,  mesurer  d'un  œil  tran- 
quille les  abîmes  ouverts  dans  les  glaciers,  c'est  là  une  joie  qui 
s'épuise  bien  vite.  Pour  jouir  pleinement  du  spectacle  de  la  nature, 
il  n'est  pas  bon  que  l'homme  soit  seul.  Qu'il  respire  la  senteur  des 
prés,  qu'il  baigne  ses  regards  dans  l'ombre  des  forêts,  ou  qu'il  s'en- 
dorme sur  la  mousse,  il  lui  faut  un  cœur  ami  où  s'épanche  son  émo- 


POÈTES   ET    ROMANCIERS   MODERNES   DE    LA    FRANGE.  hiô 

tioii.  Voir  et  comprendre  sans  aimer  ne  saurait  donner  le  bonheur. 
A  cette  vérité  vieille  comme  le  monde,  M.  de  Laprade  a  prêté  un 
accent  nouveau.  Après  avoir  lu  et  médité  Âlmaparens,  on  peut  en- 
core chercher  la  solitude,  mais  on  n'attend  pas  d'elle  la  giiérison  de 
la  douleur  morale;  on  comprend  que  l'allection  est  seule  capable 
d'apaiser  les  troubles  du  cœur.  Il  y  a  donc  dans  cette  pièce  un  double 
mérite,  le  mérite  philosophique  et  le  mérite  poétique.  C'est  un  con- 
seil excellent,  exprimé  dans  une  langue  harmonieuse.  La  sagesse,  en 
passant  par  la  bouche  du  poète,  garde  son  autorité,  mais  la  beauté 
du  langage  adoucit  la  leçon.  Aussi  je  n'hésite  pas  à  dire  qu  Aima 
parens  est  une  des  meilleures  pièces  de  notre  poésie  lyrique. 

La  Mort  d'un  chêne  soutient  dignement  la  comparaison  avec  Aima 
parens.  Le  poùte,  en  voyant  le  géant  de  la  forêt  couché  sur  la  mousse, 
se  rappelle  ses  heures  de  rêverie,  le  gazouillement  des  nids  amou- 
reux, le  bourdonnement  des  abeilles;  il  maudit  la  cognée  qui  a 
frappé  le  vieux  chêne.  Cette  évocation  du  passé,  éloquente  et  spon- 
tanée, fait  de  la  Mort  d'un  chêne  un  deuil  qui  n'a  rien  de  puéril.  Le 
chêne  couvrait  de  son  ombre  un  arpent  de  terrain;  les  couples  amou- 
reux venaient  s'asseoir  à  ses  pieds  et  trouvaient  sous  ses  branches 
touflfues  un  asile  assuré.  Maintenant  qu'il  est  tombé,  c'en  est  fait  de 
la  solitude  et  du  silence.  La  cognée  sera-t-elle  sans  pitié  pour  les 
forêts?  Le  bruit  des  villes  ya-t-il  tout  envahir?  Les  oiseaux  et  les 
abeilles  n'auront-ils  plus  d'abri?  Inquiétude  sincère,  que  la  raison 
réussit  à  calmer.  Si  le  vieux  chêne  est  tombé,  si  les  hôtes  qu'il  avait 
recueillis  dans  son  ombre  ont  fui  d'une  aile  agile  aux  premiers  coups 
de  la  cognée,  la  nature  n'est  pas  épuisée;  elle  enferme  en  son  sein 
des  germes  féconds  et  sans  nombre.  Les  générations  nouvelles  auront 
pour  rêver,  pour  parler  d'amour,  des  ombrages  silencieux;  des  forêts 
nouvelles  leur  donneront  abri.  Un  chêne  tombe,  un  chêne  grandit. 
Pourquoi  l'avenir  vaudrait-il  moins  que  le  passé? 

Les  Adieux  sur  la  montagne  n'offriraient  qu'un  sens  assez  mysté- 
rieux, si  l'on  négligeait  d'en  chercher  l'explication  dans  la  dédicace 
placée  en  tête  du  recueil.  Je  ne  crois  pas  me  tromper  en  disant  que 
les  Adieux  ne  sont  qu'une  traduction  poétique  de  la  dédicace.  Heu- 
reux ceux  qui  inspirent,  heureux  ceux  qui  ressentent  de  telles  ami- 
tiés !  M.  Barthélémy  Tisseur,  à  qui  M.  de  Laprade  a  dédié  ce  volume, 
avait  été  pour  le  poète  un  guide  sûr  et  vénéré  malgré  sa  jeunesse. 
Enlevé  avant  Fâge,  il  a  laissé  dans  le  cœur  de  ses  amis  un  souvenir 
profond  qui  ne  s'eflacera  pas.  Les  Adieux  sur  la  montagne  ont  désor- 
mais consacré  sa  mémoire,  car  c'est  à  lui,  je  le  crois  du  nujins,  que 
ces  adieux  s'adressent.  Toute  cette  pièce  est  empreinte  d'un  senti- 
ment religieux  qui  donne  au  bonheur  goûté  par  les  trois  amis  une 
sérénité  singulière,  à  leur  séparation  quelque  chose  de  pathéti([ue. 
Ils  ont  vécu  ensemble  sous  l'œil  de  Dieu  quelques  jours  de  paix,  par- 


^16  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lant  du  ciel  et  d'une  vie  meilleure  au-delà  du  tombeau.  L'heure  ve- 
nue de  renoncer  à  ces  doux  entretiens,  à  ces  tendres  épanchemens 
de  l'intelligence  et  du  cœur,  le  poète  comprend  qu'il  ne  retrouvera 
peut-être  jamais  une  telle  joie,  et  quand  il  redescend  vers  la  plaine, 
il  salue  d'un  dernier  regard  le  compagnon  alTectueux,  le  guide  in- 
dulgent et  sage  qui  lui  a  révélé  les  plus  hautes  vérités  de  la  religion 
et  de  la  philosophie. 

Ce  que  j'ai  dit  de  ces  trois  pièces  suffît  pour  montrer  à  quel  point 
j'estime  le  second  recueil  de  M.  de  Laprade.  A  mes  yeux,  les  Odes 
et  Poèmes  sont  très  supérieurs  à  Psyché.  La  pensée  de  l'auteur  s'y 
épanouit  librement;  elle  se  présente  tour  à  tour  sous  une  forme 
sévère  ou  gracieuse,  et  les  aspects  variés  qu'elle  offre  à  notre  intelli- 
gence nous  charment  sans  jamais  nous  lasser.  Qu'il  me  soit  permis 
pourtant  de  regretter  que  M.  de  Laprade  n'ait  pas  ordonné  ses  pen- 
sées avec  plus  de  prévoyance.  Dans  Aima  porens,  dans  la  Mort  d'un 
chêne,  dans  les  Adieux  sur  la  montacfne,  on  trouverait  sans  peine  plus 
d'une  stance  qui  pourrait  être  impunément  déplacée.  L'intention  de 
l'auteur,  au  lieu  de  s'éclairer  d'une  lumière  de  plus  en  plus  abon- 
dante, semble  parfois  se  voiler.  Ce  n'est  pas  que  le  langage  manque 
de  précision;  mais  si  l'auteur  conçoit  puissamment,  il  lui  arrive  de 
négliger  la  composition,  et  l'expression  la  plus  nette  ne  rachète  pas 
toujours  ce  défaut.  Sans  vouloir  imposer  aux  poètes  une  méthode 
rigoureuse,  pareille  à  celle  du  géomètre,  je  crois  pourtant  que  la 
prévoyance  ne  leur  est  pas  inutile.  La  pensée  la  plus  abondante,  la 
conception  la  plus  heureuse  ne  peuvent  guère  se  passer  de  ce  puis- 
sant auxiliaire. 

Les  Poèmes  évangélif/ues,  empreints  d'une  vérit.able  grandeur,  où 
respire  une  foi  sincère,  soulèvent  à  peu  près  le  même  genre  d'objec- 
tions que  le  poème  de  Psyché  :  l'auteur  ne  tient  pas  compte  des 
temps.  Dans  le  poème  de  Psyché,  j'ai  dû  relever  le  mélange  des 
idées  païennes  et  des  idées  chrétiennes,  et,  pour  parler  plus  nette- 
ment, la  prédominance  des  idées  chrétiennes  sur  les  idées  païennes. 
Dans  les  Poèmes  évangéliques,  je  dois  relever  le  mélange  de  la  philo- 
sophie et  de  la  religion.  Dans  le  Précurseur,  l'accent  sincère  de 
chaque  page  montre  assez  clairement  que  l'auteur  croit  aux  ensei- 
gnemens  de  l'église,  qu'il  ne  révoque  en  doute  aucune  des  affirma- 
tions dont  se  compose  la  foi  catholique;  mais  s'il  croit,  il  ne  s'abs- 
tient pas  d'interpréter  sa  croyance,  et  c'est  là  que  commence  le 
danger,  dans  le  domaine  de  la  poésie  comme  dans  le  domaine  de 
l'orthodoxie.  Aux  lumières  de  l'église  il  ajoute  les  lumières  de  la 
philosophie.  Après  avoir  raconté  en  se  conformant  à  la  tradition, 
il  explique,  il  commente  son  récit  avec  le  secours  de  la  raison  mo- 
derne. Je  n'ai  point  à  examiner  jusqu'à  quel  point  la  foi  catholique 
s'accommode  de  tels  commentaires,  je  me  déclare  incompétent  dans 


POÈTES    ET   ROMANCIERS    MODERNES    DE    LA    FRANCE.  Al? 

une  pareille  matière.  Quant  à  la  question  poétique,  je  puis  la  traiter 
en  toute  liberté.  Or,  si  dans  toutes  les  conceptions  de  l'art  la  raison 
a  les  mêmes  droits  que  l'imagination,  il  n'est  pas  moins  vrai  qu'il 
faut  tenir  compte  des  temps  :  c'est  ainsi  qu'on  arrive  à  la  variété. 
Pour  avoir  négligé  cette  condition  impérieuse,  M.  de  Laprade  est 
plus  d'une  fois  tombé  dans  la  monotonie.  La  splendeur  de  la  mise 
en  scène,  la  vérité  des  sentimens  exprimés  par  les  personnages  du 
poème,  ne  suffisent  pas  à  déterminer  la  date  de  l'action,  car  trop 
souvent  le  poète  parle  en  son  nom,  et  lorsqu'il  intervient,  le  philo- 
sophe n'a  guère  moins  d'importance  que  le  croyant.  Malgré  le  nom 
<les  acteurs,  on  oublie  trop  facilement  que  le  drame  raconté  par  M.  de 
Laprade  remonte  aux  premières  années  de  la  religion  chrétienne. 
Si  l'on  prend  la  peine  de  relire  l'Evangile  après  avoir  lu  le  Précur- 
seur, on  s'aperçoit  que  la  tradition  évangélique  s'est  transformée 
dans  la  pensée  de  l'auteur.  Que  cette  transformation  se  soit  accom- 
plie à  son  insu,  je  le  crois  volontiers;  qu'il  ait  altéré  le  sens  de 
l'Évangile  avec  la  ferme  conviction  qu'il  le  respectait,  je  ne  songe 
pas  à  le  nier.  Dans  tous  les  cas,  il  est  hors  de  doute  que  la  mort  de 
saint  Jean-Baptiste  n'a  pas  dans  l'Évangile  le  sens  que  lui  prête 
M.  de  Laprade.  Les  personnages  de  cette  tragédie,  tels  du  moins 
que  nous  les  connaissons  par  la  tradition,  n'étaient  pas  si  habiles  à 
démêler  leurs  sentimens.  Ni  la  victime  ni  le  bourreau  ne  sondaient 
leur  âme  avec  une  si  vive  sagacité. 

Ce  n'est  pas  que  je  conseille  aux  poètes  de  s'effacer  complètement 
derrière  les  personnages  qu'ils  mettent  en  scène  :  un  tel  conseil  se- 
)-ait  d'ailleurs  inapplicable.  Pour  peu  qu'ils  aient  conscience  de  leur 
force,  il  est  impossible  qu'ils  renoncent  à  la  montrer,  mais  leur 
intervention  veut  être  déguisée  discrètement.  Qu'ils  aillent  au  fond 
«les  choses,  c'est  une  conséquence  toute  naturelle  de  leur  puissance. 
Seulement,  s'ils  ont  pour  comprendre  le  passé  l'avantage  de  la  dis- 
tance, ils  ne  doivent  jamais  oublier  que  les  acteurs  dont  ils  ra- 
content les  crimes  ou  les  sacrifices  obéissaient  à  des  passions,  à  des 
convictions,  et  ne  se  connaissaient  pas  eux-mêmes  comme  la  posté- 
rité les  connaît.  M.  de  Laprade,  en  écrivant  le  Précurseur,  s'est 
placé  trop  souvent  au  point  de  vue  de  la  postérité.  Et  ce  que  je  dis 
«lu  Précurseur,  je  puis  le  dire  aussi  justement  de  lo  Samnrilame  et 
de  la  Résurrection  de  Lazare.  Je  ne  m'étonne  pas  de  voir  une  foi  si 
vive,  si  ardente,  alliée  à  une  science  si  profonde.  Je  regrette  seule- 
ment que  l'auteur  n'ait  pas  compris  la  nécessité  de  voiler  une  partie 
de  sa  science  pour  donner  à  sa  foi  plus  de  relief  et  d'évidence.  Dans 
les  sujets  profanes,  on  a  souvent  reproché  aux  poètes  de  notre  pays 
d'altérer  la  physionomie  de  l'histoire.  Quoi  qu'on  ait  attribué  à  cette 
accusation  une  importance  exagérée,  il  en  faut  pourtant  tenir  compte. 

TOME   I.  27 


ZilS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Eh  bien  !  clans  un  sujet  qui  relève  de  la  foi,  la  couleur  historique  et 
locale  n'a  pas  moins  de  valeur  que  dans  un  sujet  profane.  Ce  qui 
manque  aux  poèmes  évangéliques  de  M.  de  Laprade,  ce  n'est  ni 
l'ampleur  de  la  pensée,  ni  l'harmonie  des  périodes  :  c'est  la  naïveté. 
Or  je  crois  que  les  traditions  chrétiennes,  transportées  dans  le  do- 
maine de  la  poésie,  ne  peuvent  se  passer  de  naïveté.  Nous  n'accep- 
tons plus  aujourd'hui  l'arrêt  prononcé  au  xvii^  siècle;  nous  ne  con- 
testons plus  à  l'imagination  le  droit  d'aborder  les  sujets  chrétiens 
aussi  librement,  aussi  hardiment  que  les  sujets  païens.  Le  passé 
tout  entier  appartient  à  l'imagination,  comme  à  la  mémoire,  comme 
à  la  raison;  le  poète  peut  en  disposer  au  même  titre  que  l'historien 
et  le  philosophe.  Nous  sommes  trop  loin  maintenant  de  la  révoca- 
tion de  l'édit  de  Nantes  pour  partager  les  scrupules  de  Boileau; 
mais  si  nous  croyons  que  la  poésie  peut  sans  impiété  demander  à 
la  Genèse,  à  l'Évangile  le  thème  de  ses  compositions,  nous  croyons 
aussi  qu'elle  doit  se  plier  à  l'esprit  des  temps,  et  ne  pas  prêter  aux 
patriarches  ou  aux  apôtres  des  pensées  toutes  modernes.  Que  les 
philosophes  trouvent  dans  Moïse  ou  dans  saint  Matthieu  le  germe  des 
vérités  qu'ils  enseignent,  un  tel  fait  ne  justifie  pas  les  poètes  qui 
méconnaissent  la  couleur  des  temps.  11  s'agit  pour  eux  de  ressus- 
citer le  passé,  et  non  de  le  commenter.  M.  de  Laprade,  en  nous  ra- 
contant la  fuite  au  désert  de  saint  Jean-Baptiste,  ses  prédications  et 
sa  mort,  ne  s'en  est  pas  tenu  à  la  résurrection  du  passé.  Volontai- 
rement ou  involontairement,  peu  importe,  il  a  substitué  les  senti- 
timens  qui  l'animent,  les  pensées  qui  le  guident,  aax  sentimens  et 
aux  pensées  de  ses  personnages.  Moins  savant  et  plus  naïf,  il  aurait 
gardé  Sa  grandeur  et  charmé  plus  sûrement. 

11  semble  donc  que  M.  de  Laprade  ne  soit  vraiment  à  l'aise  que 
lorsqu'il  n'a  pas  à  tenir  compte  des  temps.  En  effet,  quoique  son 
talent  ait  pris  de  bonne  heure  un  essor  très  élevé,  il  n'a  jamais 
trouvé  pour  la  peinture  d'une  époque  donnée  des  couleurs  aussi 
vives,  des  images  aussi  bien  assorties  que  pour  la  peinture  de  sa 
propre  pensée.  Habitué  à  sonder  les  profondeurs  de  son  âme,  mal- 
gré son  ardent  amour  pour  l'étude,  dont  la  preuve  se  trouve  à  chaque 
page,  il  se  complaît  trop  volontiers  dans  l'analyse  de  ses  sentimens 
pour  se  plier  aux  exigences  d'un  thème  choisi  en  dehors  de  lui- 
même.  Ce  que  j'ai  dit  de  son  premier  poème  et  de  ses  Poèmes  évan- 
(téliques  n'étonnera  personne.  Tous  ceux  qui  ont  lu  avec  attention 
le  Précurseur  et  Psyché  comprendront  la  justesse  de  mes  remarques. 
Qu'on  accepte  avec  soumission  ou  qu'on  discute  librement  les  tradi- 
tions chrétiennes,  qu'on  admire  ou  qu'on  dédaigne  les  fables  du 
polythéisme,  pour  peu  qu'on  les  possède,  il  est  impossible  de  mé- 
connaître l'infidélité  historique  de  M.  de  Laprade.  Sa  pensée,  qui 


POÈTES    ET   ROMANCIERS    MODERNES   DE    LA    FRANCE;  Z|  II) 

embrasse  sans  effort  tous  les  temps  et  tous  les  lieux,  accepte  difii- 
cilement  pour  limite  un  temps  ou  un  lieu  déterminé.  Ce  reproche 
n'enlève  rien  à  la  valeur  intellectuelle  des  Poèmes  évangéliques  et  de 
Psyché.  11  y  a  dans  ces  deux  livres  de  grandes  pensées  exprimées 
dans  un  beau  langage,  qui  ont  obtenu,  qui  garderont,  je  l'espère,  la 
sympathie  et  les  suffrages  des  amis  de  la  poésie;  mais  puisque  M.  de 
Laprade  n'a  jamais  mendié  la  faveur  publique,  puisqu'il  n'a  jamais 
sacrifié  à  la  mode,  estimer  sans  indulgence  tout  ce  qu'il  a  écrit  jus- 
qu'ici est  la  seule  manière  de  lui  prouver  l'état  que  nous  faisons.de 
lui.  Eh  bien  !  à  parler  franchement,  les  Odes  et  Poèmes,  qui  ne  relè- 
vent pas  de  l'histoire,  valent  mieux  que  Psyché,  que  les  Poèmes 
évangéliques.  S'il  y  a  dans  ces  trois  livres  la  même  élévation,  la 
même  sincérité,  nous  devons  tenir  compte  de  la  nature  des  sujets, 
et  dès  que  la  question  littéraire  est  posée  dans  ces  termes,  nous  ne 
pouvons  les  comprendre  dans  une  égale  approbation.  Se  peindre 
soi-même,  étudier  d'un  œil  vigilant  les  secrets  de  son  cœur,  épier 
ses  aspirations  et  ses  défaillances  est  sans  doute  une  tâche  glorieuse, 
et  celui  qui  l'accomplit  dignement  prend  un  rang  élevé  dans  la  poé- 
sie lyrique;  mais  dès  qu'il  veut  sortir  de  lui-même  et  peindre  le 
passé,  il  faut  absolument  qu'il  se  résigne  à  s'oublier.  S'il  persiste  à 
se  mettre  partout,  s'il  prête  aux  personnages  païens  ou  chrétiens 
des  pensées  et  des  passions  qu'ils  ont  toujours  ignorées,  il  dénature 
la  mission  qu'il  s'est  donnée,  il  s'éloigne  du  but  marqué  par  lui- 
même,  et  l'éclat  de  son  talent  ne  saurait  justifier  sa  méprise.  Qu'il 
soit  éloquent,  nous  applaudirons  à  son  éloquence;  qu'il  émeuve, 
nous  rendrons  justice  à  la  puissance  morale  de  sa  parole;  mais  nous 
gardons  le  droit  de  lui  dire  qu'il  s'est  trompé,  qu'il  a  méconnu  le 
vrai  caractère  de  ses  personnages. 

La  question  placée  sur  ce  terrain  devient  très  délicate.  S'il  est 
facile  en  effet  de  déterminer  la  date  des  événemens,  il  n'est  pas 
aussi  facile  de  déterminer  la  date  des  sentimens  et  des  pensées,  et 
cependant,  pour  ceux  qui  ont  pris  la  peine  d'étudier  l'histoire  avec 
soin,  cette  dernière  chronologie  n'est  pas  moins  évidente  que  la  pre- 
mière. Ainsi  la  mélancolie  était  complètement  inconnue  à  l'antiquité 
païenne.  Un  Grec  du  bon  temps,  un  Grec  du  temps  de  Phidias  et  de 
Périclès  aurait  grand'peine  à  comprendre  les  poèmes  de  Byron;  il  au- 
rait beau  lire  et  relire  ces  pages  admirables  où  les  âmes  élevées  de 
nos  jours  trouvent  l'image  de  leurs  pensées,  il  s'étonnerait  de  cette 
plainte  désespérée,  des  angoisses  de  cet  ennui,  comme  un  médecin 
en  présence  d'une  maladie  inconnue.  Avant  l'établissement  de  la  loi 
chrétienne,  avant  le  règne  de  l'Évangile,  l'humanité  connaissait  la 
tristesse,  caria  tristesse  est  aussi  vieille  que  le  monde;  mais  elle  igno- 
rait la  mélancolie.  11  fallait  que  les  apôtres  eussent  prêché  le  mépris 
de  la  chair  et  l'espérance  d'une  vie  meilleure  pour  que  l'humanité 


/|20  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

entreprît  d'imposer  silence  aux  passions,  et  qu'elle  comprît  le  néant 
des  félicités  enviées  jusque-là.  S'il  y  a  dans  les  poètes  païens  quel- 
que ti'ace  d'un  sentiment  pareil,  c'est  une  trace  à  peine  marquée, 
une  trace  sans  profondeur,  qui  n'infirme  pas  la  justesse  de  ma  pen- 
sée. Aussi,  quand  je  vois  Psyché  dans  le  premier  poème  de  M.  de 
Laprade  mélancolique  et  rêveuse  comme  Ophélie,  comme  Desde- 
mone,  je  suis  obligé  de  déclarer  que  l'auteur  eût  agi  plus  sagement 
en  n'abordant  pas  l'antiquité  païenne,  puisqu'il  ne  consentait  pas  à 
se  dépouiller  de  ses  sentimens  personnels.  Pareillement,  quand  je 
vois  le  précurseur,  celui  qui  a  baptisé  le  Christ,  s'enfuir  au  désert, 
non  pas  seulement  pour  se  dérober  à  la  corruption  des  villes,  pour 
méditer  sur  les  présages  qui  annoncent  le  renouvellement  moral  de 
l'humanité,  mais  pour  s'abreuver  de  sa  tristesse,  pour  savourer  son 
dégoût  de  la  vie,  pour  s'enivrer  de  sa  mélancolie,  je  m'étonne  à  bon 
droit  de  cette  nouvelle  méprise,  car  ce  sentiment  nouveau,  inconnu 
à  l'antiquité  païenne,  n'a  pas  précédé,  mais  suivi  l'établissement  de 
la  loi  chrétienne,  et  j'ai  le  droit  de  dire  que  dans  le  poème  de  M.  de 
Laprade  saint  Jean-Baptiste  n'est  pas  plus  vrai  que  Psyché.  Parfois 
attendrissant,  parfois  digne  d'admiration,  passionné  pour  la  doc- 
trine qu'il  a  embrassée,  plein  de  mépris  pour  le  vice,  d'éloquence 
contre  l'incrédulité,  il  laisse  trop  souvent  échapper  des  pensées  que 
nous  comprenons  sans  peine,  et  que  son  temps  n'aurait  pas  com- 
prises. Il  n'appartient  donc  pas  aux  premières  années  de  la  reli- 
gion chrétienne.  J'ai  tout  lieu  de  croire  que  M.  de  Laprade  connaît 
l'histoire  de  ces  premières  années,  et  qu'il  eût  facilement  trouvé 
dans  sa  mémoire  les  traits  caractéristiques  dont  il  avait  besoin  pour 
marquer  la  date  de  ce  personnage;  mais  absorbé  dans  la  contempla- 
tion de  ses  pensées  personnelles,  en  essayant  de  se  mettre  à  la 
place  de  saint  Jean,  il  n'a  réussi  qu'à  transformer  saint  Jean  en  un 
chrétien  moderne,  croyant  et  savant  tout  à  la  fois,  qui  rattache  le 
développement  de  la  foi  au  développement  général  de  l'humanité. 
Le  dernier  recueil  de  M.  Y.  de  Laprade,  publié  récemment,  nous 
montre  son  talent,  je  ne  dirai  pas  sous  un  aspect  nouveau,  mais  plus 
largement  développé.  Sa  pensée  a  plus  d'ampleur,  et  les  images, 
mieux  choisies,  lui  donnent  plus  de  relief  et  d'évidence.  Cependant, 
avant  d'entamer  l'examen  de  ce  dernier  recueil,  je  crois  devoir  sou- 
mettre à  l'auteur  une  observation  préliminaire.  Il  appelle  ses  poésies 
nouvelles  du  nom  de  Symphonies;  or  il  n'ignore  pas,  il  ne  peut  pas 
ignorer  que  ce  nom  ne  convient  qu'aux  morceaux  concertans,  et  la 
parole  humaine,  soumise  au  rhythme  et  à  la  rime,  de  quelque  façon 
qu'elle  soit  maniée,  ne  peut  avoir  la  prétention  de  lutter  avec  les  cent 
voix  de  l'orchestre.  Le  titre  de  ce  dernier  volume  a  donc  le  tort  très 
grave  d'éveiller  une  espérance  qui  ne  doit  pas  se  réaliser.  En  géné- 
ral il  est  toujours  fâcheux  de  chercher  dans  un  art  déterminé,  dont 


POÈTES   ET   ROMANCIERS   MODERNES    DE    LA    FRANCE.  421 

les  moyens  sont  connus  et  limités,  des  efïets  qui  n'appartiennent  qu'à  • 
une  autre  forme  de  l'imagination.  Ainsi  je  n'approuve  pas  les  poètes 
qui  essaient  de  reproduire  les  lignes  de  la  statuaire  ou  les  couleurs 
de  la  peinture.  Dans  le  premier  cas,  ils  arrivent  presque  toujours  à 
l'immobilité,  dans  le  second  au  chatoiement.  Sans  qu'il  soit  besoin  de 
désigner  personne,  le  lecteur  comprendra  à  quels  poètes  je  fais  allu- 
sion. Nous  avons  de  nos  jours  toute  une  école  vénitienne  qui  manie 
la  parole  au  lieu  de  manier  le  pinceau.  L'école  sculpturale  n'est  pas 
aussi  nombreuse;  cependant  il  ne  serait  pas  difficile  de  noter  dans  la 
littérature  contemporaine  plus  d'une  page  où  la  forme  est  exprimée 
pour  l'amour  seul  de  la  forme,  et  qui  par  cela  même  relève  de  la  sta- 
tuaire. Est-il  plus  sage,  est-il  plus  prudent  pour  la  poésie  de  vouloir 
lutter  avec  la  musique?  Je  ne  le  pense  pas.  Tenter  d'imiter  dans  une 
série  de  strophes  le  développement  mélodique  d'un  motif,  oflre  plus 
d'un  danger.  Le  moindre  malheur  qui  puisse  advenir  est  de  tomber 
dans  la  puérilité.  La  parole  humaine  demande  des  pensées  plus  pré- 
cises que  le  violon  ou  le  hautbois,  et  si  l'on  veut  réduire  la  poésie  au 
plaisir  de  l'oreille,  on  risque  fort  d'assembler  des  mots  sonores 
sur  des  pensées  à  peu  près  nulles.  Quant  au  développement  sympho- 
nique  d'un  thème,  quel  qu'il  soit,  il  faut  encore  moins  "y  songer; 
avec  les  ressources  dont  la  poésie  dispose,  une  telle  pensée  ne  peut 
pas  même  recevoir  un  commencement  d'exécution.  Dès  les  premières 
mesures,  c'est-à-dire  dès  les  premiers  vers,  la  volonté  du  poète  est 
réduite  à  néant.  La  musique  emploie  simultanément  cinquante  voix, 
cent  voix;  le  poète  n'a  qu'une  voix.  Inégal  au  musicien  s'il  essaie  de 
s'en  tenir  à  la  mélodie,  il  ne  peut  aborder  la  symphonie. 

Insister  sur  une  vérité  si  élémentaire  serait  un  pur  enfantillage,  et 
si  j'ai  pris  la  peine  de  la  rappeler,  quoiqu'elle  se  présente  naturelle- 
ment à  tous  les  esprits,  c'est  que  le  titre  choisi  par  M.  de  Laprade, 
quoique  inexact,  exprime  pourtant  d'une  manière  détournée  l'inten- 
tion qu'il  a  voulu  réaliser.  La  voix  humaine  ne  suffît  pas  à  l'expres- 
sion de  sa  pensée,  et  pour  dire  tout  ce  qu'il  éprouve,  pour  traduire 
les  sentimens  joyeux  ou  douloureux  dont  son  âme  est  assaillie,  il 
associe  à  la  voix  humaine  toutes  les  voix  de  la  nature,  c'est-à-dire 
qu'il  nous  ramène  à  la  colère  du  torrent,  à  la  rêverie  du  ruisseau,  au 
mugissement  de  la  forêt.  Je  n'approuve  pas  l'emploi  de  cette  méthode 
dans  le  poème  de  Psyché,  et  quoiqu'elle  présente  moins  d'inconvé- 
niens  dans  l'expression  d'une  pensée  toute  personnelle,  qui  n'est  limi- 
tée ni  par  le  temps  ni  par  le  lieu,  elle  soulève  encore  de  nombreuses 
objections.  De  tout  temps  les  poètes  ont  interprété  tous  les  bruits  qui 
frappent  l'oreille  humaine,  depuis  le  chuchottement  des  feuilles  agi- 
tées par  la  brise  jusqu'aux  menaces  des  flots  et  du  tonnerre.  Je  ne 
reprocherais  donc  pas  à  M.  de  Laprade  d'avoir  suivi  l'exemple  de  ses 
devanciers.  Qu'il  prétende  deviner  le  sens  mystérieux  de  tous  ces 


/t22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bruits,  c'est  son  droit,  et  j'aurais  mauvaise  grâce  à  le  chicaner  sur 
une  telle  prétention;  mais  qu'il  prête  la  parole  au  chêne  et  au  roseau, 
à  l'herbe  et  à  la  fleur,  à  l'avalanche  et  au  glacier,  c'est  une  prétention 
])ien  autrement  hardie.  Qu'il  en  fasse  de  vrais  personnages,  animés 
de  nos  passions,  éclairés  de  nos  pensées,  affligés  de  nos  douleurs, 
consolés  par  nos  espérances,  je  ne  crois  pas  que  la  poésie  ait  grand' 
chose  à  gagner  dans  cette  transformation.  Si  le  cadre  où  l'homme 
est  placé,  si  le  pré  qu'il  foule  aux  pieds,  si  la  forêt  qui  l'abrite  de 
son  ombre,  se  mettent  à  parler  comme  lui,  si  le  vent  et  la  rosée  de- 
vinent sa  pensée,  s'entretiennent  avec  lui  comme  un  ami  qui  aurait 
reçu  ses  confidences,  le  lecteur  démêle  à  grand'peine  l'intention  du 
poète.  Ou  je  m'abuse  étrangement,  ou  cette  méthode  ne  pourra  jamais 
s'acclimater  parmi  nous.  H  y  a  quelques  années,  M.  Quinet  avait 
essayé  de  l'appliquer,  et  quels  que  soient  les  mérites  qui  recomman- 
dent son  Ahasvérus,  malgré  les  pensées  élevées,  les  sentimens  vrais 
qu'il  a  prodigués,  toutes  les  fois  que  les  cathédrales  prenaient  la 
parole,  le  lecteur  le  plus  bienveillant  se  frottait  les  yeux  comme 
pour  s'assyrer  s'il  n'était  pas  dupe  d'un  songe.  Je  crains  bien  que 
pareille  chose  n'arrive  à  M.  de  Laprade.  Il  possède,  comme  M.  Qui- 
net, des  facultés  éminentes,  une  grande  richesse  d'imagination;  il 
aime  la  justice  d'un  amour  sincère  et  profond,  il  plaide  avec  élo- 
([uence  la  cause  du  malheur;  il  connaît  et  il  sait  peindre  les  mala- 
dies morales  de  notre  temps.  C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  exciter 
de  vives  sympathies;  mais  je  crois  que  sa  voix  serait  plus  puissante, 
qu'il  exercerait  sur  les  penseurs  et  sur  la  foule  une  action  plus  con- 
stante et  plus  sûre,  s'il  se  contentait  de  parler  en  son  nom  et  ne 
forçait  pas  la  nature  à  parler  après  lui.  Qu'il  se  laisse  attendrir  par 
les  plaintes  du  rossignol,  qu'il  rêve  au  murmure  du  ruisseau,  qu'il 
écoute  avec  épouvante  l'orage  qui  soulève  les  vagues  de  l'Océan, 
rien  de  plus  légitime;  que  toutes  ces  voix  soulèvent  dans  son  cœur 
un  écho  harmonieux,  que  la  joie  ou  la  douleur  s'échappent  de  ses 
lèvres  en  strophes  sereines  ou  effrayées,  jusque-là  le  goût  n'a  pas 
à  se  plaindre.  Que  le  poète,  au  lieu  de  s'en  tenir  à  cette  libre  inter- 
prétation, donne  la  parole  aux  choses  :  non-seulement  le  goût  s'en 
étonne,  mais  l'émotion  s' affaiblit.  En  cherchant  la  précision,  le  poète 
perd  la  trace  de  la  vérité. 

La  première  pièce  du  recueil,  la  Symphonie  des  Saisons,  justifie 
pleinement  les  idées  que  je  viens  de  développer.  Le  poète  en  effet, 
au  lieu  de  s'en  tenir  aux  différens  aspects  de  la  nature  pendant  le 
cours  de  l'année,  prête  une  voix  à  toute  chose.  L'homme  n'est  plus 
seul  à  sentir  l'épanouissement  du  printemps,  la  chaleur  de  l'été,  la 
monotonie  de  l'automne,  la  tristesse  de  l'hiver.  Les  plantes,  les 
oiseaux  s'associent  à  ses  pensées,  les  ffeurs  se  réjouissent  ou  se 
lamentent  avec  lui;  et  comme  il  cherche  constamment  dans  le  spec- 


POÈTES   ET   EO:^IANGlERS    MOUERINES    DE   LA    FRANCE.  h"2?i 

tacîe  du  monde  extérieur  un  sens  moral  net  et  défini,  il  mêle  aux 
saisons  de  l'année  les  saisons  de  la  vie  humaine,  ou  plutôt  il  essaie 
de  trouver  dans  les  premières  l'image  de  la  jeunesse,  de  la  maturité, 
de  la  décrépitude.  Cette  manière  d'envisager  la  nature  ne  manque 
certainement  pas  de  grandeur,  et  je  dois  reconnaître  que  M.  de 
Laprade  a  rencontré  plus  d'une  fois  pour  la  peinture  de  sa  pensée 
des  couleurs  tantôt  délicates,  tantôt  éclatantes,  qui  révèlent  chez  lui 
une  connaissance  profonde  de  son  art.  Cependant  j'aurais  aimé  aie 
voir  concentrer  son  attention  sur  un  plus  petit  nombre  d'objets.  Il 
touche  à  trop  de  choses,  et  ne  s'y  arrête  pas  assez  longtemps.  Pour 
exprimer  les  joies  et  les  douleurs  de  l'amour,  il  a  choisi  une  jeune 
fille,  qu'il  baptise  d'un  nom  biblique.  Adah  se  prend  de  passion  pour 
un  bel  étranger,  et  rêve  dans  ses  bras  un  bonheur  qui  ne  doit  jamais 
finir.  Les  premières  espérances  de  ce  cœur  virginal  sont  racontées 
avec  une  naïveté  charmante.  Il  serait  difficile  d'imaginer  un  choix 
d'expressions  plus  élégantes  et  plus  vraies.  Adah  veut  tout  quitter 
pour  suivre  l'étranger  dont  le  regard  l'a  éblouie.  Elle  ne  redoute  ni 
l'abandon  ni  le  désenchantement.  Près  de  lui,  la  nature  entière 
s'éclaire  et  s'embellit;  loin  de  lui,  la  nature  n'a  plus  de  fraîcheur  ni 
d'ombrages,  le  soleil  est  sans  chaleur  et  sans  éclat.  Toute  cette  pein- 
ture de  l'amour  naissant  est  traitée  avec  une  rare  habileté.  Pour  par- 
ler ainsi,  il  faut  avoir  connu  soi-même  la  plus  douce  des  passions. 
Quand  vient  l'heure  du  désenchantement,  M.  de  Laprade  ne  se  montre 
pas  moins  vrai,  moins  touchant.  Nous  assistons  à  la  fuite  des  espé- 
rances qui  remplissaient  le  cœur  de  la  jeune  fille.  L'ennui,  le  pâle 
ennui  s'est  assis  entre  les  deux  amans.  Leurs  baisers  n'ont  plus  de 
chaleur,  leurs  étreintes  n'ont  plus  de  force.  Ils  parlent  encore  de 
leur  bonheur  comme  s'ils  pouvaient  le  rappeler  en  le  célébrant-, 
mais  leur  bonheur  est  anéanti  sans  retour.  Le  regard  de  l'étranger 
a  perdu  sa  splendeur,  le  cœur  d'Adah  a  perdu  sa  confiance.  Adieu 
pour  jamais  aux  entretiens  enivrés,  aux  divines  extases,  à  l'oubli  du 
monde  entier!  Les  deux  amans  se  connaissent  trop  bien  pour  conti- 
nuer ensemble  un  voyage  dont  les  premières  journées  n'avaient  pas 
une  heure  de  langueur  et  d'abattement.  La  solitude  et  le  désespoir 
ont  pris  la  place  du  bonheur.  Toutes  les  joies  du  passé  se  sont  éva- 
nouies. En  proie  à  l'amertume  de  ses  souvenirs,  Adah  comprend 
trop  tard  que  ses  espérances  dépassaient  la  réalité,  qu'elle  avait  rêvé 
le  ciel  sur  la  terre,  que  le  bonheur  sans  limites,  l'amour  sans  larmes 
et  sans  regrets  n'appartiennent  pas  aux  vivans  :  elle  se  résigne  et  se 
console  en  Dieu,  et  sa  résignation  n'est  pas  moins  éloquente  que  son 
désespoir. 

La  destinée  de  cette  jeune  fdle,  retracée  avec  tant  de  vérité,  suffit 
pour  concilier  au  poète  la  sympathie  du  lecteur.  Je  regrette,  pour- 
tant que  fétranger  qui  a  fait  sa  joie  et  sa  douleur  ne  soit  pas  mis 


424  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

en  scène.  L'échange  des  aveux,  le  premier  enivrement  d'une  mu- 
tuelle possession,  les  heures  désenchantées  après  les  heures  ardentes, 
la  satiété  après  l'extase,  offraient  à  M.  de  Laprade  l'occasion  de  mon- 
trer sous  une  forme  dramatique  et  vivante  tout  ce  qu'il  sait,  tout  ce 
qu'il  a  senti.  Qnoiqu'Adah  nous  intéresse  et  nous  émeuve,  l'émo- 
tion serait  encore  plus  puissante  et  plus  profonde,  si  nous  avions 
devant  nous  l'homme  qui  a  cueilli  sa  virginité,  qui  l'a  dominée  du 
feu  de  son  regard,  qu'elle  a  aimé  d'un  amour  infini,  et  qui  pour  sa- 
laire ne  lui  laisse  que  des  regrets. 

Quand  Adah  se  tait,  c'est  la  nature  qui  parle  de  sa  jeunesse,  de 
sa  beauté,  de  sa  splendeur  joyeuse,  de  sa  mystérieuse  tristesse.  Mal- 
gré la  grâce  et  la  grandeur  qui  recommandent  tour  à  tour  les  pages 
où  la  voix  humaine  est  remplacée  par  le  chant  des  oiseaux  ou  la 
plainte  des  chênes  dépouillés,  je  préfère  la  partie  purement  hu- 
maine, car  c'est  la  seule  qui  présente  à  l'intelligence  une  suite  de 
pensées  facile  à  saisir.  Je  sais  bien  que  pour  peindre  les  saisons  il 
faut  faire  appel  à  tous  les  bruits,  à  toutes  les  couleurs  qui  expriment 
la  vie  des  plantes;  mais  la  parole  donnée  aux  fleurs  et  aux  forêts 
ne  me  semble  pas  une  heureuse  invention.  Ainsi,  tout  en  admirant 
la  Symphonie  des  Saisons,  où  se  révèle  un  talent  plein  de  grandeur 
et  de  délicatesse,  je  crois  que  l'auteur  n'a  pas  réalisé  sa  pensée. 
Il  voulait  nous  montrer  les  aspects  variés  de  la  nature,  il  n'a  réussi 
qu'à  nous  montrer  la  jeunesse,  la  maturité,  la  vieillesse  du  cœur. 
En  prêtant  à  la  rose,  au  rossignol,  les  espérances  et  les  regrets  de 
l'âme  humaine,  il  n'a  pas  agrandi  son  sujet,  il  l'a  transformé,  si 
bien  que  nous  avons  peine  à  le  suivre.  Le  printemps  et  l'été,  l'au- 
tomne et  l'hiver,  ne  sont  plus  pour  nous  des  sources  d'émotions, 
mais  des  personnages  qui  expriment  pour  leur  compte,  en  leur 
nom,  les  sentimens  de  notre  cœur.  Au  milieu  de  ces  voix,  que  de- 
vient le  rôle  humain?  Se  réjouir  ou  s'attrister  en  face  de  la  nature 
semble  désormais  inutile.  Les  oiseaux  et  les  fleurs  se  chargent  de 
traduire  nos  pensées.  L'éclat  de  leur  plumage  ou  de  leur  corolle 
n'est  plus  pour  nous  un  sujet  de  rêverie,  puisqu'ils  rêvent  comme 
nous.  Je  ne  voudrais  pas  me  montrer  trop  sévère,  et  pourtant  je  suis 
forcé  de  dire  que  M.  de  Laprade,  dans  les  chants  ingénieux  qu'il 
prête  à  la  rose,  au  rossignol,  n'a  pas  toujours  évité  la  puérilité.  Pou- 
vait-il se  dérober  à  ce  danger?  N'était-il  pas  condamné  fatalement  à 
commettre  la  faute  que  je  signale?  C'est  une  question  délicate  dont 
la  solution  embarrasserait  l'esprit  le  plus  pénétrant.  Ce  qui  demeure 
évident  pour  moi,  c'est  que  le  poète  eût  agi  plus  sagement  en  trai- 
tant la  donnée  qu'il  avait  choisie,  —  la  peinture  des  saisons,  —  selon 
la  méthode  consacrée  par  les  maîtres  de  l'antiquité,  par  les  maîtres 
modernes,  c'est-à-dire  en  ne  donnant  pas  aux  choses  un  rôle  aussi 
important  que  le  rôle  humain.  Qu'il  cherche  dans  le  spectacle  de  la 


POÈTES    ET    ROMANCIERS    MODERNES    DE    LA    FRANCE.  ii25 

nature  un  sens  moral,  un  sens  divin,  c'est  son  droit;  mais  n'a-t-il 
pas  dépassé  le  but  dans  la  Symphonie  des  Saisons?  Mettre  la  pensée 
partout,  la  pensée  qui  émane  de  Dieu,  n'est-ce  pas  porter  atteinte  à 
la  dignité  de  la  pensée?  Et  pourtant  AI.  de  Laprade  voulait  agrandir 
l'homme,  qu'il  amoindrit. 

La  Symphonie  du  Torrent  ne  soulève  pas  les  mêmes  objections 
que  la  Syinphonie  des  Saisons,  quoique  les  choses  y  prennent  par- 
fois la  parole.  Tout  l'intérêt  de  cette  composition  se  résume  en  effet 
dans  le  dialogue  du  pâtre  et  du  poète.  C'est,  à  mon  avis,  une  des 
meilleures  du  recueil.  Les  sentimens  exprimés  par  les  deux  interlo- 
cuteurs sont  pleins  de  vérité,  et  représentent  fidèlement  la  vie  des 
villes  et  la  vie  des  montagnes;  mais  si  j'accorde  aux  sentimens  pris 
en  eux-mêmes  des  éloges  sans  réserve,  je  ne  saurais  témoigner  la 
même  approbation  aux  paroles  dont  l'auteur  s'est  servi.  Le  poète 
parle  sa  langue,  et  le  pâtre  ne  parle  pas  la  sienne.  Or,  pour  donner  à 
cette  composition  le  mouvement  et  la  variété  que  le  lecteur  avait  le 
droit  d'attendre,  il  fallait  évidemment  prêter  au  pâtre  et  au  poète 
deux  langages  différens.  Que  le  poète  peigne  son  ennui,  son  dégoût, 
son  découragement  sous  des  couleurs  sombres,  je  ne  m'en  étonne 
pas,  car  pour  lui  l'art  de  la  parole  se  confond  avec  la  pensée  même  :  il 
habite  familièrement  la  région  des  images;  mais  quand  le  pâtre  parle 
de  sa  confiance  en  Dieu,  de  ses  espérances  permanentes,  de  la  paix 
qui  habite  sa  chaumière,  de  ses  promenades  joyeuses  dans  la  rosée, 
de  son  extase  en  face  du  soleil  levant,  il  ne  peut  pas,  il  ne  doit  pas 
employer  les  mêmes  expressions  que  le  poète.  S'il  possède  comme  lui 
tous  les  artifices  de  l'éloquence,  s'il  manie  les  tropes  avec  la  même 
habileté,  il  excite  en  nous  une  défiance  légitime.  Le  pâtre  que  nous 
écoutons  n'est  plus  pour  nous  qu'un  philosophe  caché  sous  un  vête- 
ment rustique.  Il  déduit  trop  bien  sa  pensée  et  la  révèle  sous  une 
forme  trop  séduisante  pour  que  nous  consentions  à  voir  en  lui  le  sage 
instruit  par  la  solitude  et  la  simplicité,  le  sage  formé  par  le  spectacle 
de  la  nature,  qui  n'a  jamais  ouvert  un  livre  écrit  de  main  humaine,  qui 
n'a  jamais  épelé  d'autre  parole  que  celle  de  Dieu  écrite  dans  la  splen- 
deur ou  la  tristesse  des  saisons,  dans  la  joie  du  bien,  dans  le  remords 
du  mal,  dans  la  paix  ou  le  trouble  de  la  conscience.  Le  pâtre  de 
M.  de  Laprade  est  trop  savant  pour  remplir  son  rôle.  De  strophe  en 
strophe,  sa  pensée  dépouille  sa  simplicité  primitive;  après  avoir  dit 
ce  qu'il  sent,  ce  quil  espère,  dans  une  langue  rude  et  familière,  que 
ses  compagnons  peuvent  comprendre,  il  se  laisse  aller  aux  ruses  les 
plus  délicates  de  l'éloquence;  il  se  transforme  et  oublie  l'accent  des 
montagnes.  Il  parle  comme  un  homme  instruit  par  les  leçons  de 
l'école.  Aussi  ne  m'étonné-je  pas  que  le  poète  ne  se  rende  point  aux 
premières  remontrances  du  pâtre.  L'excellence,  la  pureté  des  senti- 
mens exprimés  par  son  interlocuteur  sont  un  remède  impuissant  à 


h'2Q  RL\LE    DES    DEUX    MONDES. 

guérir  son  ennui;  il  retrouve  dans  le  conseiller  que  lui  offre  la  soli- 
tude le  souvenir  des  livres  qu'il  a  quittés.  Le  même  enseignement 
traduit  dans  un  autre  langage  ranimerait  son  cœur  désolé,  rendrait 
à  son  esprit  la  vigueur  des  premières  années,  à  sa  volonté  le  ressort 
brisé  par  l'inactive  rêverie;  mais  la  voix  qu'il  entend  n'est  pas  celle 
d'un  pâtre.  Il  résiste,  il  se  défend,  il  glorifie  son  découragement  et 
son  ennui  parce  qu'il  reconnaît  dans  son  interlocuteur  un  adversaire 
expérimenté,  qui  parle  trop  bien  pour  ne  pas  se  laisser  prendre  lui- 
même  au  charme  de  sa  parole.  L'habileté  se  déploie  aux  dépens  de 
la  force.  La  sagesse  parée  de  toutes  les  pompes  du  langage  trouve  le 
cœur  rebelle;  la  sagesse  rustique  y  porterait  la  persuasion.  La  dis- 
tinction que  j'établis  est-elle  facile  à  saisir?  Lors  même  qu'elle  se 
concevrait  sans  peine,  ne  serait-il  pas  malaisé  d'en  tenir  compte  dans 
la  pratique  de  la  poésie?  Tous  ceux  qui  connaissent  les  œuvres  les 
plus  pures  de  l'imagination  humaine,  depuis  la  Grèce  jusqu'àl'Ëcosse, 
depuis  Homère  jusqu'à  Burns,  savent  que  ni  l'aveugle  mendiant  né 
sur  les  bords  du  Mélès,  ni  le  berger  calédonien  n'ont  méconnu  la  dis- 
tinction que  j'établis.  Ils  trouvent  pour  l'homme  des  villes  et  pour 
l'homme  des  champs  des  accens  particuliers.  M.  de  Laprade,  dans  la 
Symphonie  du  Torrent,  oublie  le  caractère  des  personnages  qu'il  a 
chargés  de  traduire  sa  pensée.  A  peine  sont-ils  entrés  en  scène,  qu'ils 
argumentent  comme  deux  champions  altérés  de  gloire  et  d'applau- 
dissemens.  Ils  parlent  à  merveille,  et  la  splendeur  de  leur  langage, 
les  coideiu's  variées  dont  ils  revêtent  leurs  émotions,  feraient  envie 
aux  plus  habiles.  Si  je  pouvais  oublier  que  j'ai  devant  moi  un  pâtre 
et  un  poète,  que  je  n'écoute  pas  deux  hommes  élevés  dans  le  savoir 
et  la  corruption  des  villes,  je  battrais  des  mains;  si  je  tiens  au  con- 
traijre  compte  du  caractère  attribué  aux  personnages,  je  suis  obligé 
de  remarquer  qu'un  des  deux  au  moins  ne  demeure  pas  fidèle  à  la 
condition  que  l'auteur  lui  attribue. 

Envers  un  écrivain  d'un  talent  aussi  distingué,  je  ne  crains  pas  de 
me  montrer  sévère.  Quand  on  a  touché  depuis  longtemps  les  cimes  les 
plus  hautes  de  la  pensée,  on  doit  accueillir  sans  dépit,  sans  étonne- 
raent,  les  reproches  qui  s'adressent  à  la  forme.  A  ne  considérer  que 
la  substance  première  de  la  conception,  j'approuve  et  j'admire  la 
Symphonie  du  Torrent.  Le  découragement  du  savant  inutile  à  lui- 
même,  inutile  aux  compagnons  de  son  mystérieux  pèlerinage,  opposé 
à  la  sérénité  du  pâtre  confiant  et  résigné,  offre  à  coup  sûr  un  riche 
thème  de  poésie.  Je  regrette  seulement  que  M.  de  Laprade  ne  l'ait 
pas  développé  avec  plus  de  variété,  qu'il  ait  prêté  aux  deux  interlo- 
cuteurs une  langue  qui  ne  convient  qu'à  l'un  des  deux.  Tout  ce  qu'ils 
devaient  dire,  ils  le  disent;  tout  ce  qu'ils  devaient  sentir,  ils  le  sen- 
tent. Ce  qui  manque  à  l'effet  poétique  de  la  composition,  c'est  la 
diversité  des  accens.  Après  avoir  lu  une  première  fois  la  Symphonie 


POÈTES   ET    ROMANCIERS   MODERNES    DE    LA    FRANCE.  ll'll 

du  Torrent,  pour  peu  qu'on  prenne  la  peine  de  la  relire,  il  me  semble 
difficile  de  ne  pas  s'associer  à  ma  pensée.  L'identité  de  langage 
frappe  les  esprits  les  moins  exercés,  et  j'aime  à  croire  que  M.  de 
Laprade  n'a  pas  commis  volontairement  la  faute  que  je  signale.  Tout 
entier  à  l'expression  de  sa  pensée,  il  a  négligé  à  son  insu  le  dessin 
des  personnages,  qui  ne  pouvait  se  compléter  que  par  la  diversité 
des  accens. 

Dans  la  Symphonie  des  Morts,  la  tristesse  de  la  nature  répète 
comme  un  écho  fidèle  la  tristesse  du  poète.  C'est  une  femme  qui  est 
chargée  de  traduire  la  pensée  de  l'auteur,  Nous  sommes  en  novem- 
bre, et  l'hiver  a  déjà  glacé  l'atmosphère.  Le  promeneur  solitaire  qui 
veut  encore  revoir  les  allées  témoins  de  ses  jeunes  espérances  ne 
foule  aux  pieds  que  des  feuilles  mortes.  La  nature  entièie  est  en 
deuil.  C'est  la  fête  des  morts,  et  l'église  entonne  ses  prières  pour 
obtenir  de  la  clémence  divine  le  repos  de  leurs  âmes.  M.  de  Laprade, 
malgré  la  foi  qui  l'anime,  n'a  pas  insisté  sur  le  côté  religieux  du 
sujet.  Edith  eu  face  de  la  neige  et  de  la  brume,  seule  avec  ses  souve- 
nirs, parle  des  amis  qui  ne  sont  plus,  des  affections  brisées  par  la 
mort,  de  l'aïeul  assis  au  foyer,  bénissant  d'une  main  défaillante  le 
fils  qu'il  ne  verra  pas  grandir,  et  le  désespoir  domine  son  cœur 
presque  entier.  Si  elle  ne  se  laisse  pas  emporter  jusqu'au  doute  mo- 
queur, jusqu'à  l'impiété,  jusqu'au  blasphème,  les  paroles  qui  s'é- 
chappent de  ses  lèvres  sont  empreintes  pourtant  d'une  sinistre  amer- 
tume. Elle  pense  à  haute  voix  et  se  raconte  à  elle-même  toutes  les 
espérances  qui  ont  bercé  sa  jeunesse.  Maintenant  la  mort  a  fait  la 
solitude  autour  d'elle;  tout  ce  qu'elle  aimait,  tout  ce  qui  lui  donnait 
courage  s'est  évanoui  comme  une  ombre.  Elle  jette  sur  le  passé  un 
regard  morne  et  désolé,  car  l'avenir  n'éveille  pas  dans  son  cœur  de 
nouvelles  espérances.  Il  règne  dans  toute  cette  composition  un  ac- 
cent de  sincérité  que  j'ai  rencontré  rarement  dans  les  œuvres  du 
même  genre.  Les  vers  que  nous  lisons  aujourd'hui  se  rapportent 
sans  doute  à  des  souvenirs  personnels,  et  l'auteur  n'a  fait  que  poé- 
tiser ses  impressions.  Le  bruit  des  feuilles  sèches,  le  craquement  des 
branches  couvertes  de  givre,  la  brume  épaisse  qui  envahit  la  plaine, 
tout  est  retracé  avec  une  fidélité  qui  n'appartient  pas  à  la  pure  fan- 
taisie. Il  y  a  dans  ces  pages  un  accent  de  douleur  que  l'imagination 
la  plus  habile  n'inventera  jamais.  Les  artifices  de  la  parole  n'ont 
rien  à  démêler  avec  les  strophes  de  cette  symphonie  funèbre.  Ce  que 
le  poète  exprime  simplement,  avec  une  grandeur  austère,  sans  vains 
ornemens,  il  l'a  senti.  Edith,  qui  lui  sert  d'interprète,  ne  parle  pas 
comme  une  femme  qui  n'a  connu  d'autre  enseignement  que  la  souf- 
france, mais  comme  un  cœur  préparé  à  toutes  les  épreuves  par  la 
solitude  et  la  réflexion.  Ce  cœur  qui  déborde  et  qui  associe  sa  plainte 
à  la  plainte  universelle  de  la  nature  a  presque  autant  de  colère  que 


428  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'abattement;  aussi  je  pense  qu'Éditli  n'est  pas  un  personnage  libre- 
ment créé,  mais  un  écho.  Après  avoir  lu  la  Symphonie  des  Morts, 
on  peut  se  demander  si  ces  pages  poignantes  appartiennent  bien  à 
l'auteur  des  Poèmes  évungéliques,  si  l'intelligence  qui  a  choisi  pour 
thème  de  ses  prédications  les  travaux  et  la  mort  du  précurseur  est 
bien  la  même  à  qui  nous  devons  ce  tableau  désolé  de  la  nature  en 
novemljre.  Cependant,  au  milieu  des  images  funèbres  accumulées  à 
profusion  par  M.  de  Laprade,  il  est  facile  de  distinguer  plus  d'une 
image  dont  le  sens  est  tout  différent.  Il  comprend  et  il  exprime  avec 
une  impitoyable  fidélité  tous  les  murmures  mystérieux,  tous  les  sif- 
flemens  sinistres  qui  semblent  railler  l'espérance  et  dire  à  la  veuve, 
à  la  femme  délaissée,  à  l'amant  trahi  :  Ne  comptez  pas  sur  l'avenir! 
car  l'avenir  sera  pareil  au  passé,  s'il  n'est  pire  encore. 

Mais  une  idée  consolante  se  laisse  entrevoir  dans  cette  morne  élé- 
gie. L'aïeul  assis  au  foyer  solitaire,  malgré  les  rudes  coups  qu'il  a 
reçus,  malgré  la  mort  qui  lui  a  ravi  ceux  qui  devaient  lui  fermer  les 
yeux,  ne  doute  pas  de  la  sagesse  divine.  11  accepte  sans  colère  les 
conseils  qu'il  ne  lui  est  pas  donné  de  sonder.  Il  représente  avec  une 
majesté  sereine  la  religion  de  la  famille.  Cette  figure  de  l'aïeul  suffît 
pour  réconcilier  la  symphonie  funèbre  avec  les  Poèmes  évangéli- 
ques.  Je  ne  reprocheiai  pas  à  M.  de  Laprade  d'avoir  donné  à  Edith 
trop  de  sagacité,  ou  tout  au  moins  trop  de  subtilité.  Je  ne  lui  deman- 
derai pas  pourquoi  elle  parle  d'elle-même  et  de  ses  blessures  avec 
tant  de  précision.  Dès  les  premières  strophes  en  effet  il  est  facile  de 
deviner  qu'Edith  parle  pour  le  compte  du  poète.  Parmi  les  plaintes 
qu'elle  profère,  j'en  sais  plus  d'une  qu'une  femme  ne  saurait  trouver 
malgré  tous  les  enseignemens  de  la  douleur,  et  pourtant  je  ne  songe 
pas  à  blâmer  le  désaccord  du  personnage  et  de  l'accent  que  le  poète 
lui  a  prêté,  car  pour  saisir  ce  désaccord  il  faut  soumettre  les  pa- 
roles d'Edith  à  l'examen  le  plus  attentif;  elle  n'a  pas  de  condition 
déterminée,  et  le  lecteur  accepte  sans  étonnement  comme  une  dou- 
leur de  femme  la  douleur  qu'elle  traduit  en  strophes  éloquentes. 
Insister  sur  la  nuance  que  j'indiq'ie  serait  substituer  à  l'amour  de  la 
vérité  une  passion  puérile  pour  l'exactitude  littérale. 

Quant  à  la  partie  technique,  la  Symphonie  des  Morts  n'est  pas  à 
l'abri  de  tout  reproche.  L'auteur  fait  un  usage  trop  fréquent  des 
rimes  plates,  et  paraît  méconnaître  l'importance  des  rimes  croisées 
dans  la  forme  lyrique,  si  bien  que  sa  pensée,  lors  même  qu'elle  est 
grande  et  revêtue  d'images  bien  choisies,  prend  parfois  un  aspect 
prosaïque.  Pour  avoir  négligé  de  charmer  l'oreille  par  des  sons 
alternés,  il  lui  arrive  d'allanguir  l'expression  du  sentiment  qu'il 
veut  rendre.  Si  M.  de  Laprade  prend  la  peine  d'y  réfléchir,  il  ne 
commettra  plus  cette  faute.  Les  rimes  plates  ne  conviennent  qu'à 
l'alexandrin,  encore  faut-il  y  renoncer  dès  que  l'alexandrin  se  par- 


POÈTES   ET    ROMANCIERS   MODERNES   DE    LA    FRANCE.  Z|2i) 

tage  en  stances.  Dans  la  strophe  composée  de  vers  octosyllabiques 
OU  heptasyllabiqiies,  la  rime  plate  ne  peut  être  acceptée.  Cette  re- 
marque technique  n'est  pas  aussi  futile  qu'on  pourrait  le  croire. 
Puisqu'il  s'agit  pour  le  poète  d'arriver  au  cœur  en  charmant 
l'oreille,  tout  ce  qui  aide  au  succès  de  son  entreprise  mérite  de  sa 
part  une  sérieuse  attention.  L'arrangement  des  mots  n'est  pas  la 
poésie  :  toutes  les  fois  qu'on  s'est  mépris  à  cet  égard,  la  poésie  est 
devenue  un  jeu  d'enfant;  mais  c'est  pour  le  poète  le  plus  heureuse- 
ment inspiré  un  auxiliaire  ])uissant  comme  pour  le  peintre  le  choix 
des  couleurs.  Négliger  le  choix  des  rimes,  les  prendre  comme  elles 
viennent,  traiter  avec  dédain  le  rapprochement  ou  l'éloignement  des 
sons  qui  se  ressemblent,  est  une  imprudence  dont  le  poète  ne  tarde 
pas  à  se  repentir.  Ainsi,  dans  la  Symphonie  des  Morts,  plus  d'une 
page  n'obtient  pas  la  sympathie  qu'elle  mérité^  parce  que  l'auteur 
n'a  pas  songé  à  charmer  l'oreille.  Il  suffirait  de  changer  la  condition 
musicale  de  sa  pensée  pour  en  doubler  non  pas  la  valeur  intellec- 
tuelle, mais  la  valeur  poétique.  Il  y  a  dans  la  Symphonie  des  Morts 
tout  ce  qu'il  faut  pour  émouvoir,  pour  évoquer  de  touchans  souve- 
nirs :  la  forme  seule  n'est  pas  traitée  avec  un  soin  assez  scrupuleux. 
De  toutes  les  symphonies  poétiques  de  M.  de  Laprade,  celle  qui 
respire  le  plus  ardent  amour  de  la  solitude  est  certainement  la  Sym- 
phonie alpestre.  C'est  là,  je  crois,  qu'il  faut  chercher  la  pensée  intime 
de  l'auteur.  Il  savoure  avec  une  indicible  joie  l'air  pur  des  monta- 
gnes, et  songe  avec  un  orgueil  sauvage  que  personne  encore  n'a 
gravi  les  cimes  d'où  il  découvre  les  collines  et  les  vallées  habitées 
par  la  race  humaine.  Si  l'on  acceptait  dans  leur  sens  littéral  tous  les 
sentimens  exprimés  dans  cette  symphonie,  si  l'on  ne  faisait  pas  la 
part  de  l'exaltation  particulière  à  certains  momens  de  la  tristesse, 
tous  les  esprits  élevés  s'empresseraient  de  déserter  les  villes,  car 
M.  de  Laprade  ne  voit  dans  les  villes  que  souillure  et  corruption. 
Heureusement  cette  prédication  en  faveur  de  la  solitude  trouvera 
plus  d'une  oreille  incrédule.  Si  elle  se  popularisait,  le  développe- 
ment de  la  civilisation  s'arrêterait  dès  demain.  Abstraction  faite  de 
cette  réserve  morale,  je  reconnais  dans  la  Symphonie  alpestre  un 
accent  de  sincérité  qui  ne  permet  pas  le  sourire.  Si  je  n'accepte  pas 
les  chamois  comme  les  compagnons  les  plus  aimables  de  la  création, 
je  suis  disposé  à  croire  que  leur  société  n'est  pas  sans  charme, 
pourvu  qu'on  n'en  abuse  pas.  Si  la  vie  tout  entière  ne  doit  pas  se 
dépenser  dans  la  solitude,  il  n'est  pas  mauvais  pourtant  que  l'homme 
demeure  seul  avec  sa  pensée  pendant  quelques  jours,  parfois  même 
pendant  quelques  semaines,  qu'il  se  retrempe  et  se  rajeunisse  dans 
le  spectacle  des  montagnes,  dans  l'atmosphère  des  glaciers.  Quand 
il  a  vécu  de  cette  vie  active,  quand  il  a  pu  s'interroger,  quand,  à 
l'abri  de  toute  distraction  mondaine,  il  s'est  plongé  à  loisir  dans  la 


430  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

contemplation  de  lui-même,  il  revient  dans  l'enceinte  des  villes 
meilleur  et  plus  aflermi  dans  la  notion  du  juste  et  de  l'injuste.  11  a 
pour  le  droit  plus  de  respect»  pour  la  perversité,  pour  l'avilissement 
moral  plus  de  mépris  et  de  haine.  Aussi  je  ne  pense  pas  à  proscrire 
l'usage  de  la  solitude.  Le  séjour  des  montagnes  et  des  glaciers  donne 
aux  âmes  élevées,  aux  âmes  que  l'étude  a  préparées  à  l'intelligence 
de  la  nature,  au  sentiment  de  la  volonté  divine,  des  joies  exquises 
que  l'enceinte  des  villes  leur  refusera  toujours.  Qu'elles  s'abreuvent 
donc  à  cette  coupe  enivrante!  celui  qui  les  raillerait  s'accuserait  lui- 
même  d'infirmité;  mais  qu'elles  ne  prennent  pas  la  solitude  pour  le 
i)ut  de  la  vie,  qu'elles  ne  proclament  pas  la  perversité  comme  le 
fruit  unique  de  la  civilisation.  Que,  dans  le  champ  moissonné  par  les 
passions  humaines  qui  s'appelle  l'histoire,  l'ivraie  se  mêle  au  bon 
grain,  que  souvent  e^le  appauvrisse  les  épis  qui  promettaient  la  plus 
abondante  richesse,  je  le  reconnais  volontiers.  Pour  le  nier,  il  fau- 
drait avoir  les  yeux  couverts  d'un  triple  bandeau.  Est-ce  une  raison 
légitime  pour  déserter  la  cause  de  la  civilisation,  pour  abandonner 
à  l'inaction,  à  la  stérilité  le  sillon  creusé  par  nos  pères,  pour  nous 
croiser  les  bras  ou  nous  endormir  dans  l'immobilité  des  sphinx? 

M.  de  Laprade  n'est  sans  doute  pas  de  cet  avis,  et  cependant  sa 
Symphonie  alpestre,  si  on  le  prenait  au  mot,  mènerait  droit  au  mépris 
de  toute  activité  intellectuelle.  Il  parle,  il  est  vrai,  de  la  nature  et  de 
Dieu  en  termes  magnifiques,  il  abaisse  l'ambition  humaine  devant  les 
conseils  de  la  Providence;  mais  il  ne  laisse  vraiment  subsister  comme 
légitime  que  l'activité  musculaire.  Suivre  la  trace  des  chamois,  gra- 
vir les  cimes  qu'ils  ont  gravies,  serait  désormais  la  seule  gloire  que 
l'homme  dût  se  proposer.  Franchir  d'un  bond  vigoureux  les  abîmes 
que  l'œil  n'a  pas  sondés  serait  sa  plus  noble  ambition.  Les  affec- 
tions dévouées,  les  méditations  fécondes,  les  volontés  persévérantes, 
tous  les  mouvemens  généreux  dont  se  compose  la  vie  des  nations 
seraient  bientôt  réduits  à  néant.  Si  toutes  les  âmes  élevées  prenaient 
la  route  de  la  sohtude,  il  ne  resterait  plus  dans  les  villes  que  les 
âmes  livrées  aux  plus  sordides  intérêts,  aux  plus  viles  passions. 
L'amour  effréné  du  bien-vivre  dominerait  seul  dans  ces  enceintes, 
la  notion  du  droit  serait  abolie,  et  l'homme  vêtu  de  pourpre  et  de 
soie  retournerait  à  la  barbarie.  Que  M.  de  Laprade  n'ait  pas  prévu, 
n'ait  pas  souhaité  les  conséquences  de  sa  prédication  en  faveur  de 
la  solitude,  je  l'admets  sans  hésiter.  Il  n'est  pourtant  pas  inoppor- 
tun de  les  signaler.  Obermann  et  René  sont  aujourd'hui  estimés  à 
leur  juste  valeur.  L'éloquence  de  leurs  plaintes  n'enlève  rien  au 
danger  de  leurs  rêveries.  Plus  ils  trouvent  de  paroles  persuasives 
pour  peindre  les  angoisses  de  leur  inaction,  plus  il  est  périlleux  de 
leur  prêter  l'oreille.  M.  de  Laprade  n'appartient  pas  à  la  famille 
d'Obermann  et  de  René,  et  pourtant  à  son  insu  il  popularise,  il 


POÈTES    ET    ROMAiVCIERS   MODERNES    DE    LA    FRANCE.  ^31 

accrédite  leurs  maximes  impuissantes.  xVnimxé  de  sentimens  chi'é- 
tiens,  nourri  de  philosophie,  attaché  aux  progi'ès  de  la  civilisation 
par  une  foi  sérieuse,  il  glorifie  la  solitude  comme  le  ferait  l'orgueil 
qui  se  réfugie  dans  l'inaction  pour  échapper  à  la  risée  en  affirmant 
qu'il  dédaigne  la  gloire.  xMalgré  l'excellence  et  la  pureté  de  ses 
intentions,  je  crains  que  le  charme  de  ses  vers  n'égare  plus  d'un 
esprit  crédule.  Il  parle  de  la  corruption  des  villes  avec  tant  d'amer- 
tume et  de  colère,  il  célèbre  avec  tant  d'ivresse  et  de  fierté  la  gran- 
deur, la  sainteté  de  la  solitude,  que  la  rêverie  et  l'oisiveté  devien- 
nent, sans  qu'il  y  songe,  des  vertus  supérieures.  Aimer,  comprendre 
et  vouloir  ne  sont  plus  que  l'apanage  des  natures  vulgaires.  Con- 
templer les  premiers  rayons  du  soleil,  ou  suivre  d'un  œil  distrait 
l'ombra  qui  envahit  les  plaines  lointaines,  dédaigner  comme  une 
poussière  inutile  tous  les  liens  de  la  famille,  traiter  avec  un  mé- 
pris superbe  tous  les  élans  de  l'homme  vers  la  liberté,  ou  ne  voir 
■  la  liberté  que  dans  la  solitude,  demander  à  la  solitude  le  repos  et  le 
bonheur,  c'est  une  seule  et  même  chose.  M.  de  Laprade  ne  s'en  est 
pas  aperçu.  En  écrivant  sa  Symphonie  alpestre,  il  ne  songeait  pas  à 
maudire  la  civilisation;  il  ne  voulait  que  célébrer  les  délices  de  l'iso- 
lement pour  une  âme  contristée  par  le  vice  :  but  légitime,  mais  il  a 
dépassé  le  but. 

Après  avoir  étudié  toutes  les  œuvres  de  M.  de  Laprade,  il  nous 
reste  une  autre  tâche  à  remplir.  Il  s'agit  de  déterminer  son  rang 
dans  la  littérature  contemporaine.  Les  prémisses  que  nous  avons 
posées  sont  d'une  nature  assez  sévère  pour  qu'on  n'ait  pas  à  redou- 
ter une  conclusion  d'une  extrême  indulgence.  Nous  avons  dit  sans 
réserve,  sans  réticence,  tout  ce  que  nous  pensons  de  Psyché,  des 
Odes  et  Poèmes,  des  Poèmes  évangéliques,  des  Symphonies.  Nous 
avons  relevé  toutes  les  fautes  qui  blessent  le  goût.  Il  serait  possible 
qu'on  se  méprît  sur  le  sens  de  notre  blâme,  et  nous  tenons  à  ne  lais- 
ser aucun  doute  sur  la  portée  de  notre  pensée.  Malgré  toutes  les  ob- 
jections que  nous  avons  exposées  avec  une  complète  sincérité,  dont 
nous  ne  voulons  pas  atténuer  la  valeur,  M.  de  Laprade  est  à  nos 
yeux  un  des  poètes  les  plus  éminens  de  ce  temps-ci.  Nous  croyons 
seulement  qu'il  n'applique  pas  de  la  manière  la  plus  heureuse  les 
hautes  facultés  qu'il  a  reçues  en  naissant.  Avec  ce  qu'il  sait,  ce  qu'il 
sent  et  ce  qu'il  pense,  avec  les  paysages  qu'il  a  contemplés,  les 
épreuves  qu'il  a  traversées,  les  affections  dont  il  s'entoure,  il  lui  se- 
rait facile  d'écrire  des  œuvres  plus  claires,  qui  agiraient  plus  sûre- 
ment sur  la  foule  tout  en  gardant  l'estime  des  connaisseurs.  Pour 
comprendre  pleinement  la  légitimité  de  cette  affirmation,  il  est  né- 
cessaire d'examiner  l'emploi  poétique  de  la  religion  et  de  la  philo- 
sophie. Que  les  poètes  puissent  et  doivent  s'adresser  aux  traditioiis 


432  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

chrétiennes,  c'est  une  vérité  que  je  renonce  à  démontrer.  Quiconque 
a  lu  l'Evangile  sait  à  quoi  s'en  tenir  à  cet  égard.  Personne  ne  peut 
contester  qu'il  ne  se  trouve  dans  saint  Luc  et  dans  saint  Matthieu, 
dans  saint  Marc  et  dans  saint  Jean,  des  sources  fécondes  où  la  poé- 
sie a  le  droit  de  puiser;  mais  si  tous  les  bons  esprits  sont  d'accord 
sur  ce  point,  les  avis  se  partagent  quant  au  choix  à  faire.  Si  l'on 
prend  la  peine  d'étudier  la  question  à  loisir,  je  crois  que  tous  les 
avis  se  réuniront  en  un  seul  :  la  poésie  ne  peut  employer  avec  fruit 
que  la  partie  merveilleuse  des  traditions  chrétiennes.  Si  elle  s'aven- 
ture sur  le  terrain  de  la  théologie,  il  est  à  peu  près  certain  qu'elle 
trébuchera.  Elle  pourra  trouver  pour  les  dogmes  les  plus  mystérieux 
des  expressions  éloquentes,  obtenir  l'approbation  de  l'église,  éton- 
ner les  penseurs  les  plus  indépendans  par  la  forme  précise  qu'elle 
aura  su  donner  aux  décisions  des  conciles  :  elle  n'obtiendra  ni  popu- 
larité, ni  puissance;  elle  n'agira  pas  sur  la  foule;  elle  aura  dénaturé 
à  son  insu  la  mission  qui  lui  est  dévolue.  Si  elle  consent  au  con- 
traire à  se  renfermer  dans  la  partie  merveilleuse  des  traditions  chré- 
tiennes, tous  les  obstacles  s'aplanissent  devant  elle.  Lhie  foule  do- 
cile, attentive,  recueille  avidement  toutes  ses  paroles.  Toutes  les 
imaginations  sont  séduites,  toutes  les  intelligences,  depuis  les  plus 
ignorantes  jusqu'aux  plus  éclairées,  suivent  sans  distraction  le  dé- 
veloppement d'une  donnée  surnaturelle,  pourvu  que  cette  donnée 
ne  soit  pas  dogmatique.  Il  ne  s'agit  pas  ici  de  savoir  si  l'église  pres- 
crit avec  la  même  rigueur  l'acceptation  des  récits  merveilleux  et 
celle  des  dogmes  interprétés  par  les  conciles  :  cette  question  n'est 
jîas  de  celles  que  nous  avons  à  résoudre.  Notre  unique  devoir  est 
d'envisager  les  traditions  chrétiennes  au  point  de  vue  poétique.  Or 
je  crois  pouvoir  affirmer  que  si  la  partie  merveilleuse  de  ces  tradi- 
tions offre  à  l'imagination  un  thème  riche,  un  thème  splendide,  la 
j)artie  dogmatique  est  loin  de  présenter  les  mêmes  ressources.  C'est 
pour  avoir  négligé  cette  distinction  que  M.  de  Laprade  n'a  pas  tiré 
de  la  religion  tout  ce  qu'il  pouvait  tirer.  Il  a  dit  des  choses  excel- 
lentes dans  une  langue  harmonieuse,  et  la  foule  n'a  guère  compris 
que  la  moitié  de  sa  pensée.  Si  au  lieu  d'aborder  le  dogme  il  s'en 
fût  tenu  au  côté  merveilleux,  il  aurait  conquis  sans  effort  l'atten- 
tion unanime  de  ses  lecteurs. 

S'il  y  a  deux  parts  à  faire  dans  la  religion  dès  qu'on  veut  l'intro- 
duire dans  le  domaine  poétique,  la  philosophie  tout  entière  ne  se 
prête  pas  à  la  forme  lyrique,  épique  ou  dramatique.  Mettez -vous  en 
possession  des  plus  hautes  véiités  découvertes  par  la  raison  livrée 
à  ses  seules  forces,  devenez  savant  dans  la  plus  haute  acception  du 
mot  avant  d'aborder  l'apostolat  poétique,  je  ne  vous  blâmerai  pas; 
mais  sachez  que  la  philosophie,  malgré  tous  les  artifices  du  langage. 


POÈTES    ET    ROMANCIERS    MODERNES    DE    LA    FRANCE.  ZlSIi 

ne  peut  être  comprise  dans  son  entier  par  l'intelligence  de  la  foule. 
Vous  aurez  beau  appeler  à  votre  aide  les  images  les  plus  éclatantes, 
les  comparaisons  les  plus  ingénieuses,  vous  ne  réussirez  jamais  à 
faire  de  la  raison  pure  une  chose  populaire.  L'école  écossaise,  dont 
je  ne  mets  pas  en  doute  la  bonne  foi,  a  dit  et  répété  que  la  philoso- 
phie n'est  que  le  bon  sens  développé  par  la  réflexion.  J'accepte  sans 
réserve  cette  défmition,  qui  a  tout  l'attrait  de  la  nouveauté,  mais 
je  demande  Ja  permission  de  l'analyser.  Or  que  signifie  le  dévelop- 
pement du  bon  sens  par  la  réflexion,  sinon  l'étude  elle-même, 
sinon  la  science,  que  la  foule  ignore,  dédaigne,  ou  n'a  pas  le  temps 
d'aborder?  N'espérez  donc  pas  populariser  la  philosophie,  c'est-à- 
dire  la  science,  en  lui  prêtant  le  charme  de  la  forme  poétique.  Fus- 
siez-vous  doué  du  talent  le  plus  merveilleux,  vous  échouerez  dans 
cette  périlleuse  tentative.  Obscur  pour  la  foule,  qui  refusera  de  vous 
suivre,  vous  serez  pour  les  savans  inexact  ou  incomplet.  Mais  il  y  a 
dans  la  philosophie  une  part  bien  définie,  dont  la  poésie  peut  faire 
son  profit  :  c'est  l'étude  des  passions.  Que  le  po^te,  avant  de  sonder 
les  plaies  du  cœur  sur  le  vif,  étudie  une  à  une  nos  facultés,  qu'il 
s' affermisse  dans  la  connaissance  de  l'homme  avant  d'interroger  les 
angoisses  de  l'amour  et  de  la  jalousie,  les  tortures  de  la  haine,  les 
folles  espérances  ou  les  joies  égoïstes  de  l'ambition  :  quand  il  pren- 
dra la  parole,  il  sera  sûr  d'être  écouté.  Il  profitera  de  la  science,  et 
n'effraiera  pas  les  ignorans.  Ceux  mêmes  qui  n'ont  jamais  ouvert  un 
livre  de  philosophie  accepteront  sans  résistance  tous  les  enseigne- 
mens  que  le  poète  voudra  leur  offrir;  ils  ne  se  défieront  pas  d'une 
science  dont  ils  trouveront  en  eux-mêuies  tous  les  élémens.  Que  le 
poète  essaie  de  dérouler  à  leurs  yeux  les  transformations  morales 
de  l'humanité  en  tenant  compte  des  temps  et  des  lieux,  qu'il  tente 
de  mettre  en  vers  Herder  ou  Yico,  et  l'attention  de  la  foule  sera  bien- 
tôt fatiguée.  Or  je  ne  crois  pas  me  tromper  en  disant  que  M.  de 
Laprade,  en  parlant  de  philosophie  comme  en  parlant  de  religion, 
a  méconnu  la  portée  des  intelligences  auxquelles  il  s'adressait.  Reli- 
gieux et  savant,  il  oublie  que  la  foule  ne  peut  suivre  sans  lassitude, 
sans  découragement,  le  développement  de  sa  pensée. 

Cette  double  question  une  fois  élucidée,  nous  avons  à  discutei 
une  troisième  et  dernière  question,  celle  de  la  poésie  symbolique. 
Après  ce  que  nous  avons  dit  de  l'emploi  poétique  de  la  religion  et 
de  la  philosophie,  il  est  facile  de  pressentir  notre  opinion  sur  la 
poésie  symbolique,  dont  M.  de  Laprade  est  aujourd'hui  le  représen- 
tant le  plus  habile.  S'il  est  vrai  en  effet,  comme  nous  espérons  l'avoir 
démontré,  qu'il  y  a  deux  parts  à  faire  dans  la  foi  et  dans  la  science 
pour  les  offrir  à  la  foule  revêtues  du  charme  de  l'imagination,  le 
lecteur  comprendra  sans  peine  que  la  poésie  symbolique,  par  la 

TOME    I.  23 


h'^ll  RE\UE    DES   DEUX    MONDES. 

nature  même  de  la  mission  qu'elle  s'est  donnée,  s'expose  trop  sou- 
vent à  n'être  pas  comprise,  ou  bien  à  n'être  comprise  qu'à  demi.  De 
quel([ue  manière  qu'elle  s'y  prenne,  à  quelques  artifices  qu'elle  ait 
recours,  elle  n'arrivera  jamais  à  reiidre  populaire,  intelligible  à  tous, 
le  sens  de  toute  émotion  et  de  toute  pensée.  Cette  interprétation 
délicate  et  mystérieuse  de  tous  les  momens  de  la  vie  ne  sera  jamais 
accessible  qu'aux  intelligences  d'élite.  Il  ne  f;  ut  pas  espérer  qu'elle 
devienne  chose  familière  parmi  les  hommes  qui  ne  sont  pas  habi- 
tués à  la  réflexion.  Il  y  a  pourtant  dans  l'Évangile  des  paraboles  très 
claires,  très  faciles  à  saisir,  qui  passent  à  bon  droit  pour  des  types 
de  poésie  symbolique;  mais  il  est  malaisé  d'atteindre  à  cette  simpli- 
cité. J'ajouterai  que  ces  paraboles  sont  un  argument  de  plus  en 
faveur  de  la  théorie  que  j'ai  tâché  d'établir,  car  elles  supposent 
toutes  l'ignorance  des  auditeurs  :  il  n'y  en  a  pas  une  qui  présume 
la  science. 

La  poésie  symbolique  ne  doit  donc  pas  s'étonner  de  l'indifl'érence 
de  la  foule,  puisqu'elle  offre  à  la  foule  presque  autant  de  problèmes 
que  de  leçons.  Elle  ne  lui  fait  pas  assez  de  concessions  pour  exiger 
une  croyance  obéissante.  M.  de  Laprade  n'a  pas  encore  obtenu  la 
renommée  qu'il  mérite;  que  ses  amis  s'en  affligent  entre  eux,  je  le 
comprends;  ils  auraient  tort  cependant  de  s'en  plaindre  publique- 
ment, car  la  renommée  ne  se  fonde  pas  sur  l'approbation  de  quel- 
ques intelligences  d'élite.  La  part  faite  dès  à  présent  à  l'auteur  des 
Symphonies  est  assez  belle  pour  qu'il  s'en  contente.  S'il  n'est  pas 
populaire,  si  ses  vers  ne  sont  pas  répétés  par  toutes  les  bouches, 
tous  les  connaisseurs,  tous  ceux  qui  ont  vécu  dans  le  commerce  des 
philosophes,  tous  les  penseurs  l'honorent  comme  un  des  esprits  les 
plus  sincères,  comme  un  des  cœurs  les  plus  généreux  de  notre  temps. 
C'est  un  lot  assez  riche  pour  satisfaire  son  ambition. 

Si  pourtant  la  popularité  le  tente,  si  l'estime  et  l'approbation  d'un 
cercle  choisi  ne  lui  suffisent  pas,  si  la  renommée  bruyante  est  pour 
lui  un  besoin  impérieux,  il  faut  absolument  qu'il  change  de  route. 
Je  ne  lui  conseille  pas  d'imiter  les  poètes  applaudis  qui  descendent 
Jusqu'à  la  foule  au  lieu  de  l'élever  jusqu'à  eux;  ce  serait  faire  injure 
à  son  talent.  Qu'il  demeure  dans  les  régions  sereines  où  son  âme 
s'est  acclimatée,  mais  qu'il  prenne  l'auditoire  dont  il  veut  obtenir 
les  applaudissemens  tel  qu'il  est  et  non  tel  qu'il  l'a  rêvé;  qu'il  se 
mette  à  la  portée  de  tous,  s'il  souhaite  vraiment  que  tous  viennent 
l'entendre.  Le  conseil  que  je  lui  donne  n'a  rien  qui  puisse  le  blesser. 
Qu'il  ne  répudie  rien  de  son  passé,  puisque  les  plus  nobles  pensées 
remplissent  toutes  les  pages  qu'il  a  signées;  qu'il  se  résigne  à  pein- 
dre ses  émotions  dans  une  langue  plus  familière,  et  la  popularité  lui 
viendra.  Oui  sans  doute,  les  moindres  événemens  de  la  vie  humaine 


POÈTES    ET   ROMANCIERS   MODERNES   DE    LA    FRANCE.  Z|35 

offrent  au  philosophe,  au  poète,  un  sens  symbolique.  Le  seul  tort 
de  M.  de  Laprade  est  d'avoir  trop  compté  sur  la  pénétration  de  ses 
lecteurs.  A  mon  avis,  la  méthode  la  plus  sûre  pour  se  concilier  la 
sympathie  et  l'approbation  du  plus  grand  nombre  serait  d'indiquer 
et  non  d'exprimer  formellement  l'interprétation  trouvée.  De  cette 
façon  les  intelligences  les  plus  rétives,  les  plus  paresseuses,  une  fois 
mises  sur  la  voie,  s'achemineraient  d'elles-mêmes  vers  le  but  qu'elles 
croiraient  avoir  découvert.  Livrées  à  leurs  propres  forces,  elles  n'en 
sauraient  jamais  autant  que  le  poète  et  le  philosophe,  mais  du  moins 
elles  ne  seraient  ni  rebutées,  ni  découragées  par  l'austérité  de  la 
pensée.  La  part  de  vérité  qu'elles  posséderaient  contenterait  leur  or- 
gueil, et  chaque  leçon  nouvelle,  pourvu  qu'elle  fût  déguisée,  obtien- 
drait leuj*  attention  et  leur  assiduité. 

Que  M.  de  Laprade  ne  s'y  trompe  pas  :  s'il  n'a  pas  encore  conquis 
la  renommée  telle  qu'il  la  souhaite,  il  a  fait  pour  la  mériter  des 
efforts  dont  il  n'a  pas  à  se  repentir.  Les  pages  qu'il  a  écrites  sont 
souvent  égales  et  parfois  supérieures  à  bien  des  pages  applaudies. 
Il  dit  pour  émouvoir,  pour  persuader,  tout  ce  qu'il  faut  dire;  mais 
il  ne  s'arrête  pas  toujours  à  temps  et  ne  s'interdit  pas  avec  assez  de 
soin  les  paroles  superflues,  et  par  cette  expression  je  désigne  les 
paroles  qui  n'ajoutent  rien  à  l'effet  poétique.  Qu'il  resserre  sa  pen- 
sée dans  des  limites  plus  étroites,  qu'il  raconte  et  qu'il  peigne  ce 
qu'il  a  vu,  ce  qu'il  a  senti;  qu'il  s'adresse  au  cœur,  à  l'imagination, 
et  néglige  de  convaincre  à  la  manière  des  philosophes  :  le  plus  grand 
nombre  des  lecteurs  lui  saura  gré  de  sa  condescendance.  Parmi  les 
poètes  de  ce  temps-ci,  j'en  sais  bien  peu  à  qui  pourraient  s'appliquer 
ces  paroles.  Le  cœur  n'a  pas  grand'chose  à  démêler  avec  la  plupart 
des  livres  qui  se  publient  sous  le  nom  de  poèmes,  et  la  philosophie 
n'y  tient  pas  une  trop  grande  place.  Il  n'y  a  guère  que  l'imagination 
qui  puisse  y  trouver  son  compte,  pourvu  qu'elle  ne  soit  pas  conte- 
nue par  un  goût  trop  sévère.  A  quoi  se  réduit  le  conseil  que  j'adresse 
à  M.  de  Laprade?  Je  ne  lui  demande  pas  d'étendre  le  champ  de  sa 
pensée,  je  ne  l'invite  pas  à  viser  plus  haut,  je  ne  lui  propose  pas  un 
but  placé  plus  loin  de  lui.  Je  reconnais  dans  ses  œuvres  toutes  les 
facultés  dont  se  compose  le  vrai  poète.  Qu'il  se  contente  h  moindres 
frais,  qu'il  vise  plus  près  de  lui,  et  sous-entende  au  lieu  de  l'expri- 
mer le  sens  qu'il  attribue  aux  actions  humaines.  Qu'il  émeuve  sans 
essayer  de  convaincre,  et  la  renommée  ne  lui  manquera  pas. 

Gustave  Pl\nche. 


LES 


SAISONS  SUR  LA  TERRE 


DANS  LES  AUTRES  PLANÈTES 


C'est  une  opinion  maintenant  généralement  admise  que  notre  siècle  est 
éminemment  positif  et  utilitaire,  que  les  intérêts  matériels  de  la  grande 
société  humaine  des  deux  côtés  de  l'Océan-Atlantique  préoccupent  exclusi- 
vement le  génie  de  l'homme,  et  que  le  mérite  de  chaque  découverte  doit 
être  évalué  en  francs,  en  dollars  ou  en  livres  sterling.  L'Orient  lui-même, 
engourdi  et  dépeuplé  par  une  fainéantise  de  plusieurs  siècles,  semble  sortir 
de  sa  torpeur  apathique  et  vouloir  donner  un  démenti  à  cette  conclusion  de 
l'histoire,  que  la  civilisation  marche  toujours  vers  l'Occident  sans  jamais 
rétrograder.  La  vapeur,  les  chemins  de  fer,  l'électricité,  les  manufactures 
envahissent  l'Asie  par  ses  frontières  du  nord,  de  l'ouest  et  du  midi,  par  la 
Russie,  par  l'Egypte,  l'Inde  anglaise,  et  bientôt  sans  doute  ils  l'envahiront 
par  la  Turquie  et  par  la  Chine.  Le  monde  de  1956,  ou,  pour  parler  plus 
modestement,  la  terre  de  1956  ne  ressemblera  guère  à  celle  de  1856,  pas 
plus  que  l'Europe  d'aujourd'hui  ne  ressemble  à  l'Europe  du  milieu  du  siècle 
dernier.  Cependant  les  penseurs,  philosophes,  théologiens  et  métaphysiciens, 
n'en  ont  pas  moins  poursuivi  le  cours  de  leurs  spéculations  intellectuelles, 
et,  chose  étonnante,  dans  nos  vieilles  sociétés  européennes  comme  dans  les 
états  nés  d'hier  en  Amérique,  ils  ont  trouvé  des  oreilles  attentives,  avan- 
tage rare  dans  ce  siècle  préoccupé  de  tant  d'intérêts  divers.  Il  est  donc  bien 
certain,  suivant  une  parole  célèbre,  que  l'homme  ne  rit  pas  seulement  de 
pain.  Plusieurs  opinions  relatives  à  l'habitation  future  de  l'homme  dans 
d'autres  séjours  que  celui  de  notre  planète  ont  eu  du  retentissement  dans  le 
monde  des  idées.  Ayant  eu  moi-même,  en  une  circonstance  récente,  à  impro- 
viser une  conférence  sur  les  saisons  des  diverses  planètes  de  notre  monde 
solaire,  je  fus  étonné  de  voir  que  plusieurs  de  mes  auditeurs  semblaient 


LES    SAISONS    DANS    LES   PLANÈTES.  437 

trouver  quelque  attrait  à  des  recherches  sur  ces  planètes  où  les  hommes 
pouvaient  être  transplantés  un  jour  après  leur  vie  terrestre.  Les  écrits  de 
MM.  Whewhell,  David  Brewster  et  Jean  Reynaud  étaient  évidemment  pour 
beaucoup  dans  la  curiosité  de  ceux  qui  adoptaient  avec  faveur  le  sujet  de 
«:ette  conférence  astronomique. 

'  Mais,  indépendamment  de  toute  influence  préexistante,  rien  n'est  plus 
utile  que  de  porter  un  regard  d'ensemble  sur  les  opérations  de  la  nature, 
de  s'élever  au-dessus  des  idées  étroites  de  ceux  qui  n'ont  point  perdu  de 
vue  leur  clocher  natal,  pour  étendre  ses  regards  sur  le  pays  et  même  sur 
la  partie  du  monde  qu'on  habite.  L'Europe,  fière  de  sa  population  de  deux 
cent  cinquante  millions  d'hommes,  avec  sa  puissance  guerrière  et  intellec- 
tuelle, occupe  la  zone  tempérée,  et  par  les  deux  caps  extrêmes  de  l'Espagne 
et  de  la  Grèce,  n'atteint  même  pas  le  36"  parallèle,  laissant  encore  toute 
l'Afrique  septentrionale  et  toute  l'Egypte  entre  elle  et  la  zone  torride.  Aussi, 
d'après  la  tendance  naturelle  qui  nous  porte  à  donner  une  importance  ex- 
clusive à  ce  qui  nous  entoure,  il  nous  semble  toujours  bizarre  d'entendre 
parler  des  chaleurs  intolérables  de  décembre  et  de  janvier  qu'éprouvent 
les  habitans  de  l'autre  hémisphère,  au  cap  de  Bonne-Espérance,  dans 
l'Australie  ou  dans  le  Chili.  Les  froids  de  juillet  et  d'août  dans  les  mêmes 
contrées  ne  nous  paraissent  pas  moins  étranges.  Cependant,  puisque  les  sai- 
sons sur  la  terre  offrent  déjà  bien  des  circonstances  extraordinaires,  com- 
bien n'en  trouverons-nous  point,  non  pas  en  allant  de  notre  pôle  européen, 
asiatique  et  américain  au  pôle  opposé,  mais  bien  en  allant  de  la  région  ar- 
dente —  où  la  planète  Mercure  se  meut  sous  les  feux  d'un  soleil  sept  fois  plus 
chaud  qu'il  ne  l'est  pour  la  terre  —  jusqu'aux  confins  du  système  solaire 
où  Neptune  occupe  provisoirement  la  dernière  place,  recevant  des  rayons 
neuf  cents  fois  plus  froids  que  ceux  qui  sur  notre  globe  et  pour  notre  Eu- 
rope font  ces  grandes  divisions  de  l'année,  le  printemps,  l'été,  l'automne  et 
l'hiver,  dont  les  productions  sont  si  capitales  pour  l'homme  de  nos  climats, 
tandis  que  rien  de  semblable  n'existe  dans  les  latitudes  intertropicales! 

Toutes  les  planètes  qui,  comme  la  Terre,  suivent  leur  marche  circulaire 
autour  du  soleil,  peuvent  être  divisées  en  deux  catégories,  l'une  formée  par 
quatre  planètes  de  moyenne  grosseur  et  voisines  du  soleil,  savoir  :  Mercure, 
Vénus,  la  Terre  ou  Gybèle,  et  Mars.  Plus  loin  du  soleil,  les  quatre  grosses 
planètes,  Jupiter,  Saturne,  Uranus  et  Neptune,  occupent  un  espace  dont  les 
hmites  sont  trente  fois  plus  éloignées  du  soleil  que  la  Terre.  Entre  Mars 
et  Jupiter  est  un  espace  immense  qui  n'est  occupé  que  par  de  minimes 
planètes  dont  j'ai  donné  la  liste  et  les  noms  dans  la  Revue.  Au  l*'"'  jan- 
vier de  cette  année  l.So6,  il  y  en  avait  trente-sept  observées,  et  ce  nombre 
d'ici  à  quelques  années  sera  encore  grandement  augmenté.  Kepler,  le  cher- 
cheur des  lois  du  monde,  s'était  déjà  étonné,  il  y  a  deux  siècles,  qu'entre 
Mars  et  Jupiter  il  ij  eut  une  place  vide.  Depuis  le  1"  janvier  1801,  les  astro- 
nomes modernes  ont  peuplé  cette  place  vide  de  nombreuses  petites  masses 
planétaires  qui,  suivant  une  expression  connue,  ne  feraient  pas  même  la 
monnaie  d'une  planète  de  grosseur  moyenne  comme  Mars  ou  la  Terre.  Ce 
partage  des  planètes  en  moyennes  voisines  du  soleil,  en  intermédiaires 
d'une  petitesse  extrême,  et  enfin  en  grosses  planètes  occupant  la  région  la 
plus  éloignée  de  l'astre  central,  a  sans  doute  une  cause  physique.  Lagrange 


Zi38  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

a  entrevu  et  M.  Le  Verrier  a  suivi  encore  plus  loin  ce  résultat  des  lois  du 
mouvement,  savoir  que  dans  la  région  qu'occupent  ces  nombreuses  petites 
planètes,  la  condition  des  masses  destinées  à  devenir  ultérieurement  des  pla- 
nètes était  celle  d'un  mouvement  instable,  ce  qui  devait  ou  les  soulever  vers 
la  région  supérieure  où  prédomine  Jupiter,  ou  bien  les  précipiter  avec  le 
reste  de  la  matière  chaotique  vers  le  soleil.  Suivant  une  expression  parfaite- 
ment juste  de  M.  Le  Verrier,  ce  ne  sont  pas  les  petites  planètes  qui  doivent 
nous  sembler  quelque  chose  d'étonnant;  ce  sont  les  grosses  qui  ont  agglo- 
méré, on  ne  sait  comment,  toute  la  matière  qui  était  au-dessus  et  au-dessous 
d'elles. 

Il  y  a  donc  lieu  de  chercher  quelles  sont  les  saisons  de  quarante-cinq  pla- 
nètes, dont  quatre  grosses,  quatre  moyennes,  et  trente-sept  d'une  dimen- 
sion minime. 

Les  quatre  moyennes  ne  sont  pas,  à  beaucoup  près,  d'égale  grosseur. 
La  Terre  et  Vénus  sont  presque  pareilles  en  tout,  sauf  l'avantage  d'une  lune 
que  possède  notre  Cybèle.  Mercure  et  Mars  sont  beaucoup  plus  petits;  Mer- 
cure n'est  en  volume  que  le  seizième,  et  Mars  le  septième  de  la  Terre  et  de 
Vénus.  D'autre  part,  Jupiter  est  quatorze  cents  fois  plus  gros  que  la  Terre, 
Saturne  sept  ou  huit  cents  fois,  Uranus  quatre-vingts  fois,  et  enfin  Neptune 
cent  fois.  Avec  de  telles  disproportions  de  dimensions  et  de  distances  à  l'astre 
échaulTant,  on  doit  s'attendre  à  de  grandes  variétés  de  saison^,  puisqu'avec 
le  môme  soleil  toute  l'année  l'Europe  a  l'hiver  et  l'été,  qui  ne  se  ressem- 
blent guère.  Que  sera-ce  si  l'on  compare  entre  eux  Neptune  et  Mercure, 
celui-ci  ayant  un  soleil  six  mille  fois  plus  chaud  que  Neptune? 

Pour  étudier  les  saisons  des  planètes  du  monde  solaire,  nous  les  partage- 
rons en  trois  classes,  celles  qui,  comme  Saturne  et  Mars,  ont  des  saisons 
analogues  à  celles  de  la  Terre,  celles  qui,  comme  Uranus,  Mercure  et  Vénus, 
ont  des  saisons  et  des  climats  excessifs.  Enfin  nous  mettrons  à  part  l'im- 
mense Jupiter,  qui,  avec  son  printemps  perpétuel,  n'a  pour  ainsi  dire  point 
de  saisons.  Ses  divers  climats  sont  invariables  pendant  tout  le  cours  de  son 
année,  qui  est  en  durée  douze  fois  plus  longue  que  la  nôtre. 

En  appliquant  d'abord  à  notre  globe,  pour  être  plus  intelligible,  les  ques- 
tions que  nous  allons  faire  à  l'astronomie  sur  les  autres  planètes,  figurons- 
nous  la  Terre  accomplissant  en  un  an  sa  course  autour  du  soleil,  et  revenant 
à  la  même  position  après  avoir  présenté  successivement  ses  deux  pôles  aux 
rayons  de  l'astre  de  la  lumière  et  de  la  chaleur.  Si  nous  partons  du  prin- 
temps, nous  ayons  d'abord  dans  nos  régions  tempérées  des  jours  et  des  nuits 
de  douze  heures,  puis  le  jour  gagne  en  durée  et  la  nuit  se  raccourcit;  puis, 
à  Paris  du  moins,  les  jours  sont  de  seize  heures,  et  la  nuit  de  huit  seule- 
ment. Pendant  cette  saison,  qui  est  le  printemps,  les  neiges  qui  ont  recou- 
vert une  grande  partie  des  continens  septentrionaux  disparaissent  pour  faire 
place  à  une  active  végétation;  les  arbres  se  couvrent  de  verdure,  et  les  plantes 
que  l'hiver  a  fait  périr  renaissent  de  leurs  graines  pour  rivaliser  de  feuil- 
lage avec  les  végétaux  permanens;  les  fleurs,  les  graines,  les  rejetons,  assu- 
rent la  reproduction  des  espèces,  et  les  espèces  sociales,  tant  les  plantes  que 
les  arbres,  envahissent  le  sol  dans  les  localités  non  soumises  à  l'homme 
par  le  seul  bénéfice  de  la  force  d'association.  C'est  ainsi  que  nous  observons 
d'immenses  forêts  de  pins,  de  chênes  et  de  hêtres,  et  des  plaines  sans  bornes 


LES   SAISONS    DANS   LES   PLANÈTES.  A39 

couvertes  exclusivement  de  chardons,  de  trèfle  et  de  ])ruyères.  Une  des  plus 
curieuses  conséquences  de  la  marche  bien  observée  des  saisons,  c'est  que  les 
riches  moissons  qui  alimentent  en  Europe  le  quart  du  genre  humain  sont, 
quant  à  leur  cause,  dues  à  l'hiver  tout  autant  qu'au  printemps,  qui  déve- 
loppe les  céréales,  et  à  l'été,  qui  les  mûrit.  En  elTet,  si  le  blé  n'était  pas  as- 
treint à  périr  dans  l'hiver,  si  ce  n'était  pas,  suivant  l'expression  des  bota- 
nistes, une  plante  annuelle,  elle  ne  monterait  pas  en  épis  et  ne  produirait 
pas  les  utiles  récoltes  qui,  depuis  Cérès  et  Triptolème,  ont  assuré  l'alimen- 
tation des  populations  nombreuses  de  l'Europe,  et  même  ont  donné  nais- 
sance à  ces  populations.  Pour  se  convaincre  de  cette  vérité,  il  n'y  a  qu'à  des- 
cendre plus  au  midi,  dans  l'Afrique,  dans  l'Asie  et  dans  l'Amérique.  Dès  que 
l'on  arrive  dans  un  climat  où  l'hiver  ne  tue  point  nécessairement  les  céréales, 
la  plante  devient  vivace  comme  l'herbe  l'est  chez  nous;  elle  se  propage  de 
rejetons,  reste  constamment  verte,  et  ne  fait  ni  épis  ni  grain.  Là,  ce  sont 
d'autres  végétaux,  comme  le  millet,  le  maïs,  le  doura  et  diverses  racines, 
qui  donnent  les  fécules  nutritives.  Cet  effet  du  climat  est  surtout  frappant 
dans  les  contrées  équatoriales  qui ,  comme  le  Pérou ,  présentent  de  grands 
plateaux  dont  l'élévation  abaisse  la  température,  et  où  le  blé  monte  en  épis 
et  donne  des  moissons,  tandis  que  cela  n'arrive  jamais  dans  les  plaines  infé- 
rieures. L'organisme  de  la  plante,  par  un  inconcevable  miracle,  semble  pres- 
sentir la  nécessité  de  passer  par  l'état  de  graine  pour  ne  pas  périr  complè- 
tement pendant  la  saison  rigoureuse.  J'ai  remarqué  qu'une  cause  analogue 
produit  des  récoltes  de  céréales  dans  une  localité  intertropicale,  dans  l'île 
de  la  Jamaïque  :  là  toutes  les  parties  de  l'île  qui  ont  une  saison  sèche,  c'est- 
à-dire  une  saison  où  toutes  les  plantes  meurent  de  sécheresse,  ont  du  blé; 
car  cette  plante,  par  le  même  pressentiment  organique  que  nous  avons  déjà 
indiqué,  se  hâte  de  monter  en  graine  et  de  fructifier  aux  approches  de 
la  saison  qui  doit  la  dessécher.  Au  reste  c'est  une  expérience  que  tous  ceux 
qui  ont  un  jardin  peuvent  faire  pendant  l'été,  car  pour  bien  des  légumes, 
si  on  cesse  de  les  arroser  abondamment,  on  les  voit  en  quelques  jours  perdre 
leurs  qualités  alimentaires  pour  prendre  une  tige  ligneuse  et  arriver  promp- 
tement  à  la  maturation  de  leurs  semences. 

A  la  fin  du  printemps  et  au  commencement  de  l'été,  le  soleil,  qui  s'est 
avancé  vers  le  nord,  fait  pulluler  dans  notre  hémisphère  et  jusqu'auprès  du 
pôle  toutes  les  espèces  animales,  comme  il  fait  naître  et  se  développer  les  es- 
pèces végétales.  Quadrupèdes,  oiseaux,  poissons,  amphibies,  insectes,  mol- 
lusques, animaux  microscopiques,  peuplent  les  terres  et  les  mers  septentrio- 
nales, soit  par  naissance  locale,  soit  par  immigration.  A  voir  dans  ces  régions 
le  nombre  et  la  taille  des  êtres  vivans,  on  peut  douter  que  pour  la  vitalité 
l'équateur  puisse  rivaliser  avec  le  cercle  polaire.  Sans  compter  l'ours,  le  re- 
nard, le  lièvre,  le  bœuf  sauvage,  quelles  myriades  d'oiseaux  de  mer  et  de 
rivages!  quelle  masse  vivante  que  ces  bancs  migratoires  de  harengs  qui 
viennent  sur  nos  côtes  enrichir  nos  pêcheries  et  celles  de  l'Europe  septen- 
trionale ! 

Ubi  Scandia  dives 

Halecas  totum  inittit  piscosa  per  orbem. 

Ou  sait  que  les  Hollandais  ont  élevé  une  statue  à  celui  qui  le  premier  trouva 


A40  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

l'art  de  conserver  en  masse  ces  utiles  poissons,  ces  alecas  ou  halecas  dont  les 
Romains  n'avaient  su  tirer  qu'un  condiment  analogue  à  nos  sauces  d'an- 
chois, ou  plutôt  à  celles  de  l'Angleterre. 

Je  n'ai  pas  encore  fini  avec  la  vitalité  du  Nord,  je  n'ai  pas  nommé  les 
morses  et  les  phoques  qui  vivent  en  abondance  jusqu'au  80*  parallèle  sur 
les  plages  et  les  glaces  du  Spitzberg,  et  constituent  des  amphibies  énormes 
et  pleins  d'énergie.  Enfin  c'est  encore  vers  les  deux  pôles  de  la  terre  que 
les  baleines  et  autres  cétacés  font  leur  principale  résidence.  Lacépède  fait  la 
remarque  qu'on  a  vu  des  baleines  de  100  mètres  de  long,  et  par  suite,  si  l'on 
dressait  un  de  ces  cétacés  contre  les  tours  de  Notre-Dame,  qui  ont  plus  de 
60  mètres,  il  les  dépasserait  encore  de  30  ou  40  mètres.  Il  est  certains  ani- 
maux qui  croissent  toute  leur  vie.  Au  reste,  l'amiral  Smyth,  non  moins 
excellent  naturaliste  qu'astronome  distingué,  met  en  doute  qu'aucun  être 
vivant  dans  l'eau  meure  de  sa  mort  naturelle.  Par  leur  frai,  par  leurs  œufs, 
par  leurs  petits,  par  leurs  adultes,  par  leurs  individus  en  âge  de  maturité, 
les  poissons  semblent  faits  pour  alimenter  toutes  les  classes  d'animaux,  y 
compris  même  la  leur.  Dans  les  romans  de  chevalerie  de  nos  pères,  on  peut 
définir  un  géant  un  être  fait  pour  être  tué  par  un  chevalier  errant;  dans  la 
nature,  on  peut  définir  un  poisson  «  un  animal  destiné  à  être  dévoré  par 
un  autre  animal.  »  Souvent  sur  les  bords  de  l'Océan,  sur  des  points  peu 
fréquentés,  j'ai  observé  avec  étonnement  à  l'approche  de  la  tempête  les 
oiseaux  du  rivage,  agités  d'une  espèce  d'activité  fiévreuse,  courir  çà  et  là  en 
appelant  évidemment  l'agitation  des  flots,  non  pas,  comme  le  dit  Virgile, 
dans  le  désir  de  se  baigner. 

Et  studio  incassùm  videas  gestire  lavandi, 

désir  que  rien  ne  les  empêche  de  satisfaire,  mais  bien  dans  l'espoir  impa- 
tient de  voir  les  lames  qui  accostent  le  rivage  leur  jeter  une  proie  assurée. 
C'est  un  pronostic  de  tempête  des  plus  sûrs  que  cette  agitation  des  oiseaux 
de  rivage  qui  se  précipitent  vers  la  mer  quand  les  flots  vont  être  soulevés 
par  le  vent  ou  même  par  la  marée  ordinaire. 

Si  nous  suivons  le  soleil  dans  sa  marche  rétrograde  vers  le  sud,  nous 
voyons  la  chaleur  de  la  saison  baisser  avec  la  hauteur  du  soleil  à  midi,  les 
jours  de  douze  heures  reparaître,  puis  l'automne  finissant  avec  des  jours 
de  huit  heures  et  des  nuits  de  seize  heures,  et  enfin  l'hiver,  dont  les  jours 
sont  de  même  grandeur  que  ceux  d'automne,  mais  qui,  succédant  à  une 
saison  froide,  est  pour  cette  raison  encore  plus  froid  que  l'automne,  de 
même  que  l'été,  dont  les  jours  sont  semblables  à  ceux  du  printemps,  est 
bien  plus  chaud  que  celui-ci,  parce  qu'il  verse  ses  rayons  sur  une  terre  déjà 
échaulfée. 

Je  ne  partage  point  l'heureuse  disposition  d'esprit  de  ceux  qui  ont  le  bon- 
heur ou,  si  l'on  veut,  la  passion  de  l'admiration  dans  la  nature.  S'ils  trou- 
vent merveilleux  que  la  subsistance  de  certains  oiseaux  ait  été  assurée  aux 
dépens  des  poissons,  ils  devraient  blâmer  la  partialité  quia  désigné  ceux-ci 
comme  victimes  obligées  des  premiers.  A  cela  on  répond  qu'autrement  les 
poissons  seraient  en  trop  grand  nombre.  D'accord;  mais,  quoi  qu'il  en  soit 
de  ces  spéculations  métaphysiques,  je  remarquerai  dans  la  production  des 
saisons  et  des  chraats  planétaires  combien  est  simple  le  mécanisme  par 


LES    SAISONS   DANS    LES   PLANÈTES.  AAl 

lequel  se  produisent  ces  grands  effets.  Puisque  tout  dépend  de  ce  que  le  so- 
leil éclaire  plus  ou  moins  notre  hémisphère  ou  l'hémisphère  opposé,  il  est 
évident  que  toute  disposition  qui  rapprochera  le  soleil  successivement  de  l'un 
ou  de  l'autre  pôle  d'une  planète  produira  ce  que  nous  observons  annuelle- 
ment. Pour  vérifier  cela,  prenez  une  boule  qui  tourne  sur  deux  pointes  ou 
]»ivots,  comme  les  globes  géographiques  appelés  sphères,  et  présentez- la  à 
une  lampe  à  une  certaine  distance.  La  moitié  éclairée  aura  le  jour,  et  l'autre 
la  nuit.  En  faisant  tourner  le  globe  entre  ses  pivots,  le  jour  et  la  nuit  se  suc- 
céderont sur  ce  globe  comme  sur  la  terre,  et  si  on  le  fait  tourner  autour  de 
la  lampe,  le  temps  qui  sera  employé  à  en  faire  le  tour  sera  analogue  à  l'an- 
née, comme  le  temps  que  le  globe  met  à  tourner  sur  lui-même  est  analogue 
au  jour;  mais  ce  qui  fait  les  saisons,  ce  sera  la  position  des  deux  pivots  sur 
lesquels  tourne  le  globe.  En  effet,  tout  le  monde  voit  bien  que  si  ces  pivots 
sont  à  égale  distance  du  corps  éclairant  et  situés  l'un  au-dessus,  l'autre  au- 
dessous  et  symétriquement,  le  globe  en  tournant  présentera  toujours  les 
mêmes  points  à  la  lumière,  n'importe  dans  quelle  position  il  soit  à  l'entour 
de  la  flamme.  Il  n'en  sera  plus  de  même  si  les  deux  pivots  offrent  une  ligne 
inclinée  et  de  biais  par  rapport  au  point  éclairant  et  à  la  roule  circulaire 
que  suit  le  globe  autour  de  ce  point.  En  effet  il  est  évident  qu'alors  ce  sera 
tantôt  l'un,  tantôt  l'autre  des  pôles  ou  pivots  qui  sera  illuminé,  tandis  que 
l'opposé  sera  dans  l'ombre,  et  que  par  rapport  à  chaque  point  du  globe  le 
corps  lumineux  paraîtra  s'avancer  au-dessus  de  lui,  quand  il  arrivera  à  illu- 
miner de  plus  en  plus  le  pôle  placé  de  son  côté,  tandis  qu'il  s'abaissera  de  plus 
en  plus  quand,  d'après  la  position  contraire,  les  rayons  du  foyer  de  lumière 
se  porteront  vers  le  pôle  opposé.  Une  pomme,  une  orange,  une  bille  de  billard 
pincée  entre  le  pouce  et  le  doigt  du  milieu  et  promenée  circulairement  au- 
tour d'une  lampe  posée  sur  un  guéridon  ou  sur  une  table  ronde,  montre- 
ront convenablement  tous  ces  effets,  pourvu  que  les  doigts  qui  retiennent  le 
petit  globe  ne  soient  pas  l'un  au-dessus  de  l'autre,  et  que  les  points  d'appui 
offrent  une  ligne  inclinée.  Dans  ces  conditions,  on  verra  successivement 
l'illumination  atteindre  les  deux  points  ou  pôles  oîi  portent  les  doigts.  On 
complétera  l'analogie  en  faisant  tourner  le  petit  globe  sur  lui-même  à 
chaque  point  de  la  marche  circulaire  dont  la  durée  représentera  l'année, 
de  même  que  celle  de  la  rotation  du  globe  sur  lui-même  et  entre  les  doigts 
de  l'expérimentateur  représentera  la  durée  du  jour. 

Si  dans  cette  expérience  on  ne  plaçait  pas  le  petit  globe  obliquement, 
alors  il  se  présenterait  toujours  de  la  même  manière  au  centre  lumineux  : 
c'est  ce  qui  a  lieu  pour  l'immense  planète  Jupiter,  dont  la  grosseur  égale 
(juatorze  cents  fois  celle  de  la  Terre,  mais  qui,  n'étant  pas  aussi  compacte 
que  notre  globe,  n'est  guère  que  trois  cent  cinquante  fois  aussi  massive. 
Ainsi,  en  supposant  des  balances  d'une  dimension  suffisante,  il  ne  faudrait 
que  trois  cent  cinquante  masses  égales  à  celle  de  la  Terre  pour  équilibrer 
•Jupiter.  Quelles  saisons,  quels  climats  cette  énorme  planète  peut-elle  avoir? 

IJ'abord  il  n'y  a  point  là,  à  proprement  parler,  de  saisons,  puisque  le  soleil 
ne  varie  point  d'aspect  et  ne  va  point,  comme  pour  la  Terre,  tantôt  en  s'éloi- 
gnant  vers  le  pôle  opposé  à  une  localité,  tantôt  en  se  rapprochant  du  pôle 
voisin.  Comme  la  planète  cependant,  dans  son  année,  qui  dure  autant  que 


AA2  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

douze  de  nos  années  terrestres,  ne  reste  pas  strictement  à  la  même  distance 
du  soleil,  il  j^eut  y  avoir  quelque  variation  dans  la  force  de  la  lumière  qu'elle 
reçoit  de  cet  astre.  Ainsi,  pour  la  Terre,  le  soleil  est  un  peu  plus  près  de  nous 
au  mois  de  décembre  qu'en  juillet,  et  les  rayons  solaires,  pris  à  la  même 
hauteur  au-dessus  de  l'horizon  dans  les  deux  cas,  sont  iné.^alement  chauds- 
ils  sont  plus  forts  d'environ  un  quinzième  l'hiver  que  l'été.  Cependant  la 
Terre  dans  son  ensemble  ne  reçoit  pas  plus  de  chaleur  dans  une  saison  que; 
dans  l'autre,  car  si  le  soleil  est  plus  chaud  pendant  l'hiver,  par  compensa- 
tion cette  saison  dure  moins  que  l'été.  On  peut  en  dire  autant  de  l'hiver 
comparé  au  printemps.  Quand  il  y  a  pour  une  saison  avantage  dans  la  force 
échaufTante  de  l'astre  plus  voisin,  il  y  a  compensation  exacte  par  une  durée 
plus  grande  de  l'autre  saison  qu'on  lui  compare.  Ceci  est  une  déduction 
mathématique  et  infaillible.  Les  auteurs  anglais,  qui  ont  tant  écrit  sur  la 
théologie  naturelle,  ne  paraissent  pas  avoir  connu  cette  belle  loi,  qui  leur 
aurait  servi  à  plaider  ce  qu'ils  appellent  le  dessin  dans  la  nature,  c'est-à-dire 
l'intention  ou  le  fait  exprès.  Si  nous  joignons  à  la  faiblesse  des  variations 
de  réchauffement  solaire  dans  Jupiter  cette  circonstance,  que  les  rayons  de 
cet  astre  y  sont  vingt-sept  fois  moins  chauds  qu'ils  ne  le  sont  à  la  distance 
où  nous  nous  en  trouvons  sur  la  Terre,  on  jugera  qu'il  n'y  a  guère  de  va- 
riations thermométriques  à  la  surface  de  cette  vaste  planète,  et  commie  de 
plus  les  jours  et  les  nuits  n'y  sont  que  de  cinq  de  nos  heures,  le  refroidis- 
sement de  la  nuit  et  réchauffement  du  jour  y  sont  très  limités.  Pour  nous 
autres  habitans  de  la  Terre,  quelle  différence  entre  ce  qui  se  passe  chez  nous 
et  ce  qui  a  lieu  sur  cette  planète,  la  reine  du  système  planétaire!  Combien 
les  grands  phénomènes  de  notre  nature  terrestre,  les  saisons,  les  climats,  le 
soleil,  l'année,  le  jour  et  la  nuit,  jierdent  de  leur  importance  aux  yeux  de 
ceux  qui  voient  la  nature  opérer  tout  différemment  dans  une  autre  planète, 
laquelle  est  tant  de  centaines  de  fois  plus  grosse  que  la  Terre,  avec  une  année 
qui  dure  douze  fois  plus,  un  soleil  vingt-sept  fois  moins  ardent,  un  prin- 
temps perpétuel,  et  des  jours  et  des  nuits  de  cinq  de  nos  heures  seu'ement! 
11  est  fâcheux  que  Voltaire,  qui  tournait  en  dérision  notre  globe  parce  qu'il 
se  présentait  au  soleil  de  biais  et  gauche)nent,  n'ait  pomt  considéré  les  cli- 
mats de  Jupiter,  qui  présente  toujours  son  équateur  au  soleil  sans  aucun 
biais;  je  ne  sais  s'il  eut  été  complètement  satisfait.  Cependant  on  aurait  pu 
lui  faire  remarquer  que  le  ridicule  qu'il  jette  sur  notre  pauvre  planète,  qui 
suivant  lui  ii'est  pas  tout  à  fait  les  Petites- Maisons  de  l'nnirers,  mais  qui  en 
approche,  est  moins  fondé  qu'il  ne  semble  l'admettre,  car  cette  position 
gauche  qu'il  critique  est  précisément  ce  qui  porte  la  vie  chaque  année  aux 
deux  pôles  opposés.  Sans  cela,  nos  blés,  qui  demandent  2,000  degrés  de  cha- 
leur accumulée  pendant  un  nombre  suffisant  de  jours,  ne  pourraient  guère 
mûrir  en  Europe  avec  la  température  du  commencement  du  printemps,  c'est- 
à-dire  celle  du  21  mars.  Quanta  la  vigne,  il  n'y  faudrait  pas  penser.  L'orge, 
moins  exigeante  que  le  blé  et  qui  ne  demande  que  1,200  degrés  de  chaleur, 
ne  croîtrait  pas  à  l'extrême  nord  de  l'Europe,  comme  elle  le  fait  aujourd'hui 
pendant  les  rapides  étés  de  ces  tristes  contrées.  En  un  mot,  il  est  très  diffi- 
cile que  ce  qui  est  n'ait  pas  une  raison  d'être,  et  quoique  la  variété  de  la 
nature  dans  les  diverses  planètes  doive  un  peu  embarrasser  les  metteurs  en 


LES    SAISONS    DANS    LES    PLANÈTES.  Zj/lB 

œuvre  des  causes  finales  universelles,  il  est  dans  chaque  cas  tant  d'cfTets 
coordonnés  à  une  même  cause,  et  qui  en  dérivent  immédiatement,  qu'il  est 
fort  difficile  de  juger  ou  la  convenance  ou  la  non-convenance  de  ce  qui  est 
établi.  Au  siècle  de  Voltaire,  où  les  millionnaires  se  croyaient  obligés  de  se 
connaître  en  littérature  et  ne  traitaient  pas  encore  les  homm.es  d'état  et  les 
hommes  de  lettres  famillionnairement ,  suivant  l'heureuse  expression  de 
M.  Henri  Heine,  un  fermier-général  demandait  à  Fréron  des  conseils  sur 
l'art  de  juger  les  œuvres  littéraires  :  «  Dites  toujours  que  c'est  mauvais,  lui 
répondit  le  rude  critique;  c'est  un  moyen  assuré  d'avoir  presque  toujours 
raison.  »  On  peut  admettre  la  théorie  contraire  pour  ce  qui  s'observe  dans 
les  opérations  de  la  nature.  Admettre  que  ce  qui  est  a  de  bonnes  raisons 
d'être,  c'est  s'appuyer  sur  une  probabilité  qui  approche  bien  près  de  la  cer- 
titude; seulement  ce  qui  a  été  fait  dans  une  planète  pour  certaines  raisons 
peut  avoir  été  fait  différemment  dans  une  autre  pour  d'autres  raisons  non 
moins  bonnes  dans  cet  autre  monde.  Sempre  bene. 

J'ai  toujours  remarqué  que  ceux  qui  m'adressaient  des  questions  sur  les 
mondes  planétaires  étaient  inquiets  pour  les  planètes  supérieures  et  très 
éloignées  du  soleil  du  peu  de  chaleur  que  doivent  avoir  là  les  rayons  de 
notre  Phébus  terrestre.  Ce  mot  grec  qui  caractérise  le  soleil  par  le  mot  de 
brillant,  d'éclatant,  d'ardent,  de  lumineux  par  excellence,  parait  un  peu 
exagéré  pour  une  planète  comme  Jupiter,  où  il  est  vingt-sept  fois  moins 
brillant  que  pour  nous.  11  l'est,  avons-nous  dit,  cent  fois  moins  pour  Sa- 
turne, quatre  cents  fois  moins  pour  Uranus,  et  neuf  cents  fois  moins  pour 
Neptune.  Quelle  délicatesse  ne  faudrait-il  donc  point  admettre  dans  les  or- 
ganismes vivans  de  ces  planètes  pour  y  rendre  les  rayons  solaires  efficaces? 
Voici  ce  que  je  réponds  à  cette  question,  en  laissant  du  reste  au  question- 
neur toute  liberté  déjuger  lui-même  d'après  les  faits,  ou  d'examiner  toute 
autre  solution  qu'il  lui  plaira  d'imaginer. 

La  sensation  du  froid  et  de  la  chaleur  n'est  que  relative.  Dans  les  envi- 
rons de  Paris  et  dans  l'Europe  moyenne,  où  le  thermomètre  peut  varier 
entre  des  extrêmes  distans  de  SO  à  60  degrés  centigrades,  des  variations  de 
3  à  6  degrés  ne  nous  sont  guère  sensibles,  mais  les  Européens  qui  arrivent 
dans  les  régions  inter tropicales,  comme  au  Brésil,  aux  Antilles,  dans  l'Inde, 
s'habituent  tellement  à  cette  température  constante,  qu'en  peu  d'années 
les  plus  petites  variations  de  chaleur  leur  deviennent  insupportables,  et 
qu'il  n'y  a  point  pour  eux  assez  de  manteaux  et  de  fourrures  pour  les  en 
préserver.  Les  habitans  de  la  zone  torride  semblent,  par  leurs  amples  vête- 
raens,  avoir  pour  but  de  se  préserver  de  toute  participation  à  la  tempéra- 
ture extérieure  d'après  le  proverbe  espagnol,  que  ce  qui  préserve  du  froid 
préserve  tout  aussi  bien  de  la  chaleur.  Nos  sens  ne  jugent  et  ne  sont  im- 
pressionnés que  par  comparaison  et  par  contraste.  La  source  qui  nous  paraît 
froide  l'été  nous  parait  chaude  l'hiver.  Il  en  est  de  même  des  eaux  et  des 
lieux  peu  accessibles  aux  variations  thermiques  des  saisons.  Les  Latins  et 
les  Grecs  avaient  déjà  très  bien  noté  ces  effets  organiques.  Pour  ne  pas  re- 
monter si  haut,  je  citerai  une  observation  de  notre  savant  voyageur  fran- 
çais, M.  Antoine  d'Abbadie.  Étant  en  Abyssinie,  il  voulut  se  plonger  dans 
un  bain  qui  lui  parut  tellement  froid,  et  lui  causa  une  sensation  tellement 


hhk  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

douloureuse j  qu'il  ne  put  y  rester.  Curieux  de  voir  à  quel  degré  était  ce 
malencontreux  bain  froid,  il  y  plongea  le  thermomètre.  C'était  une  tem- 
pérature à  cuire  un  Européen  non  acclimaté  sur  les  bords  du  Nil  supérieur. 
On  sait  que  le  naïf  La  Fontaine,  après  une  discussion  sur  le  feu  de  l'enfer, 
prétendait  que  les  damnés  s'y  acclimateraient  si  bien  qu'ils  seraient  là 
comme  le  poisson  dans  l'eau,  et  dans  les  publications  récentes  des  œuvres 
astronomiques  de  M.  Arago,  on  trouve  que  si  une  comète  emportait  la  terre 
à  une  immense  distance  du  soleil,  la  vie  pourrait  bien  s'y  conserver  malgré 
les  grandes  variations  de  chaleur  qu'éprouverait  notre  terre.  A  part  l'im- 
possibilité qu'il  y  a  de  voir  une  fourmi  entraîner  un  éléphant  ou  une  ba- 
leine, comment  croire  que  nos  organismes  pourraient  supporter  de  pareilles 
épreuves?  Pour  faire  succéder  la  vie  au  dépeuplement  dans  les  champs  qui 
entourent  Paris,  il  suffit  de  10  à  12  petits  degrés  centigrades;  30  ou  40  de- 
grés suffisent  pour  tout  dessécher  dans  le  midi  de  la  France  :  comment 
donc  admettre  que,  sans  périr,  la  nature  vivante  de  notre  planète  pût  sup- 
porter de  tels  extrêmes  de  chaleur  et  de  froid?  Car  dans  leur  plus  grand 
éloignement  du  soleil,  les  comètes  ne  doivent  avoir  que  la  température  des 
espaces  célestes,  c'est-à-dire  quelque  chose  comme  80  ou  100  degrés  de  froid, 
tandis  que  près  du  soleil  certaines  comètes,  celle  de  1843  par  exemple,  re- 
çoivent des  rayons  du  soleil  cinq  ou  six  millions  de  fois  plus  chauds  qu'ils 
ne  le  sont  quand  ils  arrivent  à  notre  terre. 

Une  cause  de  réchauffement  peu  mentionnée  jusqu'ici  dans  les  livres  d'as- 
tronomie et  de  géologie,  c'est  l'atmosphère  même  des  planètes.  Dans  le  cas 
de  Jupiter,  nous  ne  pouvons  douter  que  cette  atmosphère  n'existe.  Les  bandes 
obscures  que  nous  voyons  sur  son  disque  et  qui  suivent  la  direction  de  nos 
vents  alises  sont  évidemment  des  phénomènes  d'atmosphère,  puisque  ces 
bandes  disparaissent  quelquefois,  et  qu'il  s'y  montre  des  taches  momenta- 
nées indiquant  des  perturbations  ou  des  orages  analogues  à  ceux  de  notre 
atmosphère.  C'est  une  curieuse  propriété  de  la  lumière  que  celle  qui  explique 
l'influence  que  peut  avoir  une  atmosphère  pour  aider  les  rayons  solaires  à 
échauffer  une  planète,  et  notre  terre  comme  toute  autre. 

Cette  propriété  consiste  en  ce  que  les  rayons  du  soleil,  après  avoir  tra- 
versé l'air,  une  vitre  ou  un  corps  transparent  quelconque,  perdent  la  faculté 
de  retraverser  ce  même  corps  transparent  pour  retourner  vers  les  espaces 
célestes.  C'est  par  un  procédé  fondé  sur  cette  loi  physique,  non  expliquée 
jusqu'ici,  que  les  jardiniers  accélèrent  au  printemps  la  végétation  des  plantes 
délicates  en  les  recouvrant  d'une  cloche  en  verre  qui  admet  les  rayons 
solaires,  mais  ne  les  laisse  ensuite  s'échapper  qu'avec  beaucoup  de  difficulté. 
Si  le  jardinier  met  deux  ou  trois  cloches  l'une  sur  l'autre,  il  fait  invariable- 
ment cuire  la  plante  ainsi  recouverte,  et  même  dans  les  jours  sereins  de  mars 
et  d'avril  il  est  souvent  obligé  de  relever  un  des  bords  de  la  cloche  de  verre 
pour  que  la  plante  ne  souffre  pas  du  soleil  de  midi.  Au  moyen  d'un  appareil 
composé  d'une  boîte  noircie  en  dedans  et  de  plusieurs  glaces  superposées, 
Saussure  a  pu  porter  de  l'eau  à  l'ébullition,  et  dans  son  séjour  au  cap  de 
Bonne -Espérance  dans  les  jours  brùlans  de  la  fin  de  décembre,  sir  John 
Herschel  a  pu  faire  cuire  un  bœuj  à  la  mode  de  grandeur  très  raisonnable 
au  moyen  de  deux  boîtes  noircies  placées  l'une  dans  l'autre  et  garnies  cha- 


LES    SAISO-\S    DANS   LES   PLANÈTES.  M5 

Cime  d'une  seule  vitre,  sans  aucune  autre  cause  de  chaleur  que  les  rayor.s 
solaires  qui  venaient  s'engouffrer  sans  retour  possible  dans  cette  espèce  de 
souricière.  11  y  eut  de  quoi  régaler  toute  sa  nombreuse  famille  et  les  invité^^ 
à  cette  cuisine  opérée  avec  un  fourneau  d'un  si  nouveau  genre.  Cette  même 
loi  nous  explique  le  froid  qui  règne  sur  les  hautes  montagnes.  C'est  que  là 
les  couches  d'air,  étant  moins  compactes  et  en  moindre  nombre,  n'opposent 
pas  au  retour  des  rayons  vers  l'espace  céleste  le  même  obstacle  que  l'atmo- 
sphère entière  quand  les  rayons  sont  arrivés  dans  la  plaine.  C'est  un  cas 
analogue  à  celui  où,  au  lieu  de  deux  vitres,  on  n'en  met  qu'une  sur  une  ca- 
pacité que  l'on  veut  échauffer  par  l'absorption  des  rayons  du  soleil.  Nos 
vitres  de  fenêtre  produisent  le  même  effet,  et  même  dans  les  appartemens 
non  habités  déterminent  une  grande  élévation  de  température  quand  elles 
sont  exposées  au  midi.  En  visitant  l'été  les  salles  des  vieux  châteaux  aban- 
donnés, on  peut  remarquer  que  celles  qui  ont  conservé  leurs  vitres  ont  quel- 
quefois par  un  beau  soleil  une  chaleur  insupportable. 

Il  suffit  donc  d'attribuer  à  une  planète  une  atmosphère  plus  ou  moins 
épaisse  pour  augmenter  ou  diminuer  la  chaleur  à  sa  surface.  C'est  proliable-- 
ment  un  effet  de  ce  genre  qui  a  eu  lieu  pour  la  Terre  dans  les  époques  qui 
ont  précédé  la  nôtre,  et  où  tout  indique  qu'une  atmosphère  moins  légère  et 
moins  pure,  contenant  surtout  une  grande  quantité  de  gaz  acide  carbonique, 
recevait  et  gardait  en  plus  grande  quantité  les  rayons  du  soleil.  Dans  les 
lieux  profonds  comme  le  bassin  de  la  Mer-Morte,  qui  est  à  400  mètres  au- 
dessous  du  niveau  de  l'Océan,  on  éprouve  par  l'action  des  rayons  solaires 
une  chaleur  formidable.  J'avouerai  cependant  que,  malgré  toutes  les  atmo- 
sphères du  monde  et  malgré  les  grands  succès  de  nos  sociétés  d'acclimata- 
tion tant  pour  les  poissons  que  pour  les  animaux  domestiques,  je  ne  me 
figure  pas  facilement  une  acclimatation  des  organismes  terrestres,  non  pas 
seulement  dans  le  cas  de  la  comète  d'Arago,  mais  même  dans  la  planèti^ 
Neptune  avec  un  soleil  qui  est  neuf  cents  fois  moins  chaud  que  sur  la  Terre. 

Après  la  planète  Jupiter  et  son  printemps  perpétuel  viennent  les  planètes 
Saturne  et  Mars,  qui,  comme  la  Terre,  voient  le  soleil  se  balancer  dans  le  ciel 
d'un  pôle  à  l'autre,  donnant  les  saisons  chaudes  à  l'hémisphère  voisin  du 
pôle  dont  il  se  rapproche,  et  les  saisons  froides  à  l'hémisphère  opposé.  Us 
saisons  sont  un  peu  plus  marquées  dans  Saturne  que  dans  Mars  d'après 
l'obliquité  de  la  ligne  de  ses  pôles,  et  ces  mêmes  saisons  sont  un  peu  plus 
prononcées  dans  Mars  que  sur  la  Terre.  Nous  ferons  pour  Saturne  la  même 
observation  que  pour  Jupiter  :  d'abord,  le  soleil  y  doit  être  bien  faible, 
puisqu'il  est  cent  fois  moins  fort  que  chez  nous,  et  ensuite,  comme  la  pla- 
nète tourne  sur  elle-même  en  dix  heures  et  demie,  les  jours  et  les  nuits  y 
ont  peu  de  durée  et  s'y  succèdent  très  rapidement.  Quant  à  l'année,  elle  y  est 
de  trente  de  nos  ans.  Pour  ne  plus  revenir  sur  ces  longues  années,  nous 
dirons  tout  de  suite  que  pour  Uranus,  l'année  est  d'un  peu  plus  de  quatre- 
vingts  ans,  et  que  pour  Neptune,  elle  est  d'un  siècle  et  demi.  Ainsi  un  cen- 
tenaire dans  Neptune  aurait  vécu  quinze  mille  ans! 

Je  n'ai  rien  à  dire  sur  les  saisons  de  cette  dernière  planète,  qu'on  ne  peut 
observer  que  difficilement  avec  les  détails  convenables  à  cause  de  sa  grande 
distance.  La  marche  de  son  satellite  indiquera  approximativement  sa  rota- 


hhQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tion  et  l'inclinaison  de  la  ligne  de  ses  pôles.  Je  n'ai  aucun  souvenir  que 
ce  sujet  ait  été  traité  par  quelque  obsorvatcur.  Il  est  toujours  permis  de 
dire  avec  Socrate  :  Tout  ce  que  je  sais,  c'est  que  je  ne  sais  rien,  pourvu  qu'au- 
cun autre  ne  puisse  dire  qu'il  sait  quelque  chose  de  plus. 

Je  prie  incidemment  le  lecteur  de  vouloir  bien  me  permettre  de  lui  faire 
remarquer  la  puissance  des  symboles  mathématiques  et  combien  est  vraie 
(îetie  assertion  de  Pythagore,  que  les  nombres  g-ouVernent  le  monde.  Un 
cosmographe  s'épuisera  à  énumérer  toui  ce  que  les  saisons  de  la  Terre  ou 
de  Mars  oiFrent  de  particulier;  il  montrera  les  deux  régions  polaires  de  ces 
planètes  tour  à  tour  couvertes  de  neige  et  tour  à  tour  rendues  à  la  végéta- 
tion et  à  la  vie.  Il  dira  la  longueur  des  jours  pour  chaque  latitude  et  la 
durée  de  chaque  saison  avec  chaque  climatologie.  Le  mathématicien  n'a 
besoin,  pour  dire  tout  cela,  que  d'un  seul  nombre.  Ainsi,  quand  à  côté  du 
nom  de  la  troisième  planète  à  partir  du  soleil,  la  Terre,  il  a  inscrit  l'angle 
23  degrés  27  minutes  et  demie,  tout  est  dans  ce  nombre,  saisons,  climats, 
longueur  des  jours,  aspects  célestes,  végétation,  vie  animale,  sans  compter 
les  marées  et  bien  d'autres  influences  que  le  génie  de  l'homme  n'a  point  en- 
core découvertes. 

La  Terre  se  trouvant  placée  dans  les  espaces  célestes  entre  Vénus  et  Mars, 
ce  sont  ces  deux  planètes  voisines  qui  nous  intéressent  le  plus  par  leurs 
analogies  ou  leurs  contrastes  avec  notre  globe.  Or,  pour  les  saisons,  rien  de 
plus  analogue  aux  saisons  de  notre  Cybèle  que  les  saisons  de  "Mars.  C'est 
en  deux  ans  environ  que  s'accompht  sa  révolution  autour  du  soleil,  ana- 
logue à  notre  année.  Le  jour  de  Mars  est  à  peu  près  comme  le  nôtre,  puis- 
qu'il est  de  24  heures  37  minutes.  Seulement  la  planète  est  beaucoup  plus 
petite  que  la  Terre,  dont  elle  n'est  que  le  septième  ou  le  huitième  en  masse 
et  en  volume.  J'ai  déjà  dit  et  redit  dans  la  Rev/ie  que  l'on  voyait  dans  l'hi- 
ver la  neige  couvrir  le  pôle  nord  de  Mars  et  s'étendre  sur  les  régions  po- 
laires, comme  on  l'observe  sur  la  Terre,  et  que  quand  le  soleil  arrive  vers 
chaque  pôle,  la  fusion  de  la  neige  laisse  un  espace  gris  et  sans  doute  boueux 
entre  la  partie  où  n'arrive  pas  la  neige  et  celle  où  les  glaces  polaires  sont 
permanentes.  Ces  glaces  polaires  sont  elles-mêmes  un  obstacle  à  la  mesure 
exacte  des  dimensions  de  la  planète,  car  comme  elles  forment  un  point  d'un 
grand  éclat  et  d'une  vive  blancheur,  elles  font  paraître  la  planète  plus 
épaisse  dans  ce  sens  qu'elle  ne  l'est  rcel'ement,  à  peu  près  comme  le  crois- 
sant de  la  nouvelle  lune  paraît  déborder  le  disque  obscur  qui  s'observe  au 
moyen  du  reflet  de  la  Terre,  lequel  porte  le  nom  de  lumière  cendrée.  J'ai 
moi-même  été  témoin  des  mesures  que  prenait  Arago  des  dimensions  de 
cette  planète  avec  un  appareil  d'une  force  insuflisante;  mais  son  coup  d'oeil 
d'aigle  lui  faisait  obtenir  des  déterminations  d'une  telle  concordance,  qu'avec 
des  grossissemens  dix  fois  plus  grands  un  observateur  ordinaire  n'eût  pas 
été  plus  sûr  de  son  résultat.  Il  faut  l'avoir  vu  à  l'œuvre  pour  comprendre 
tout  ce  qu'une  organisation  si  privilégiée  pouvait  tirer  des  instrumens. 

Tout  le  monde  sait  que  la  zone  torride  s'étend  entre  les  deux  points  ex- 
trêmes qui  ont  au  solstice  le  soleil  précisément  au-dessus  de  leur  tête,  et  où, 
suivant  l'expression  de  Lucain,  les  arbres  cessent  d'avoir  une  ombre  à  midi. 
tl  serait  î>!us  juste  de  dire  que  c'est  un  bîUon  qui,  à  cette  époque  de  l'année 


LES   SAISONS    DANS    LES   PLANÈTES.  Ilh7 

et  à  cette  lieure  du  jour,  n'a  poiut  d'ombre  du  tout.  Sur  notre  terre,  cette 
zone  torride  n'occupe  pas  tout  à  fait  la  moitié  de  la  surface  du  gloLe,  car  il 
faudrait  qu'au  lieu  de  s'arrêter  à  Syène,  à  la  frontière  sud  de  l'Egypte,  elle 
s'avançât  jusqu'au  Caire  ou  plutôt  jusqu'à  la  grande  pyramide.  Je  ne  sais 
Si  on  a  remarqué  avant  moi  que  les  Égyptiens  avaient  placé  ce  gigantesque 
monument  exactement  sur  le  parallèle  qui  partage  en  deux  parties  l'hémi- 
splière  nord,  en  sorte  que  du  parallèle  de  la  grande  pyramide  au  pôle  il  y  a 
juste  la  même  superficie  que  do  ce  parallèle  à  l'équaleur.  C'est  une  curieuse 
coïncidence,  et  qui  ne  peut  être  fortuite.  Une  des  importantes  conséquences 
que  l'on  en  déduit,  c'est  que  depuis  quarante  siècles  les  latitudes  terrestres 
n'ont  point  sensiblement  changé,  car  il  est  évident  que  les  constructeurs  de 
cette  pyramide  ont  voulu  la  placer  juste  à  30  degrés  de  latitude,  où  elle  est 
encore,  ijartageant  e:i  deux  parties  égales  notre  liénDisphère. 

Or  c'est  à  peu  près  vers  la  moitié  de  l'hémisphère  de  Mars  que  le  soleil  ar- 
rive au  solstice,  et  si  les  habitans  y  ont  construit  une  pareille  pyramide,  elle 
doit  avoir  le  soleil  au-dessus  d'elle  au  plus  grand  jour  de  ce  côté  de  l'équa- 
leur. Dans  Mars,  la  zone  torride  occupe  la  moitié  de  la  planète,  tandis  que 
sur  notre  terre  elle  n'en  possède  qu'un  peu  plus  des  trois  huitièmes.  Dans 
chaque  hémisphère  de  Mars,  la  zone  torride  occupe  30  degrés  de  latitude,  la 
zone  tempérée  30  degrés,  et  la  zone  glaciale  30  autres  degrés.  La  première 
de  ces  zones  occupant  à  elle  seule  autant  d'espace  superficiel  que  les  deux 
autres  réunies,  Mars  oîTre  une  teinte  rougeâtre  que  l'on  a  attribuée  à  la  cou- 
leur de  ses  terrains,  colorés  en  rouge  par  l'oxyde  de  fer;  d'autres  ont  voulu 
y  voir  une  végétation  de  plantes  de  cette  couleur.  Dans  ce  cas ,  sa  couleur 
serait  variable  avec  les  saisons  de  la  planète,  ce  qui  n'a  point  encore  été 
observé.  Le  soleil  pour  Mars  est  environ  deux  fois  moins  chaud  que  pour  la 
Terre,  et  par  suite,  c'est  de  toutes  les  planètes  celle  dont  les  influences  so- 
laires se  rapprochent  le  plus  de  la  Terre;  car  Vénus,  qui  a  le  soleil  deux  fois 
plus  chaud  que  la  Terre,  diilère  d'une  unité  entière,  dans  la  chaleur  qu'elle 
reçoit,  de  la  chaleur  que  reçoit  la  Terre,  tandis  que  Mars  n'en  diiTère  que 
d'une  demi-unité. 

Uranus,  Vénus  et  Mercure  font  une  catégorie  à  part  pour  les  saisons.  Dans 
chacune  de  ces  planètes,  le  soleil  s'avance  tellement  près  des  pôles,  qu'il  ne 
laisse  aucune  place  à  une  zone  tempérée.  Mettant  de  côté  Uranus,  où  les 
rayons  du  soleil  sont  quatre  cents  fois  plus  faibles  que  sur  la  Terre,  et  Mer- 
cure, qui  fait  sa  révolution  analogue  à  notre  année  en  88  jours  avec  un  so- 
leil sept  fois  plus  brûlant  que  le  nôtre,  et  des  jours  de  24  heures  5  minutes, 
il  nous  reste  à  voir  ce  que  la  théorie  et  l'observation  donnent  pour  les  sai- 
sons et  les  climats  de  cette  belle  planète,  ingens  sidus,  comme  dit  Pline. 

Les  diverses  mesures  de  l'inclinaison  de  l'axe  de  Vénus  ne  sont  guère  sus- 
ceptibles de  précision,  mais  toutes  s'accordent  à  nous  montrer  qu'à  chaque 
solstice  le  soleil  de  quatre  mois  en  quatre  mois  passe  du  voisinage  d'un  pôle 
à  celui  du  pôle  opposé.  On  trouve  dans  V Astronomie  de  M.  Arago  que  le 
soleil  arrive  jusqu'à  15  degrés  de  chaque  pôle  de  Vénus,  tandis  que  les 
observations  du  père  de  Vico  à  Rome,  dans  une  localité  unique  pour  la 
transparence  de  l'air,  donnent  au  moins  23  ou  25  degrés  pour  cette  distance. 
Si  l'on  compare  donc  Vénus  à  notre  terre  et  que  l'on  mette  cette  dernière  à 


fi/48  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sa  place,  on  verra  que  le  soleil  arrive  au  moins  jusqu'au  parallèle  qui  sur 
notre  terre  marque  le  cercle  polaire.  Arrivé  là,  il  éclaire  et  échauffe  le  pôle 
<le  Vénus  avec  les  feux  d'un  soleil  double  du  nôtre  en  force,  à  peu  près  aussi 
voisin  du  pôle  que  l'est  le  soleil  de  notre  tète  aux  plus  longs  jours  de  l'été, 
<i[.  de  plus  qui  ne  se  couche  jamais.  M.  de  Humboldt  a  observé  qu'à  La 
Havane,  au  solstice,  le  soleil,  suspendu  sur  la  tète  des  habitans  pendant 
plusieurs  jours,  produit  une  chaleur  supérieure  à  celle  de  l'équateur  même. 
Dr  les  circonstances  qui  accompagnent  le  solstice  dans  Vénus  sont  encore 
bien  plus  favorables  à  réchauffement  de  son  pôle  que  ne  le  sont  pour  La 
Havane  le  soleil  tropical  de  la  lin  de  juillet,  puisque  pour  le  pôle  de  Vénus 
le  soleil  ne  se  couche  point. 

11  résultera  de  toutes  ces  circonstances  les  saisons  et  les  climats  les  plus 
bizarres  et  les  plus  excessifs  que  l'on  puisse  imaginer.  D'abord  point  de  zone 
tempérée,  puisque  le  soleil  arrivera  tout  près  du  pôle  à  chaque  solstice.  Il 
fera  pour  chacun  de  ces  points  une  saison  des  pluies  comme  on  en  observe 
sur  la  Terre,  et  les  glaces  et  la  neige  n'auront  point  le  temps  de  se  former 
:\u  pôle,  dont  le  soleil  n'est  absent  que  pendant  quatre  mois ,  c'est-à-dire 
pendant  la  moitié  de  l'année  de  cette  planète,  qui  dure  huit  mois  en  tout.  Les 
agitations  des  vents,  des  pluies  et  des  orages  doivent  surpasser  tout  ce  qu'on 
peut  imaginer  sur  la  terre,  et  les  pôles  de  la  planète  doivent  se  montrer  de 
face  à  la  Terre  dans  sa  révolution  autour  du  soleil.  Ce  ne  peut  donc  être 
que  rarement  qu'une  atmosphère  aussi  agitée  doit  laisser  apercevoir  les  con- 
tinens  et  les  mers  qui  sont  à  la  surface  de  Vénus,  dont  les  jours  d'ailleurs 
ont  à  peu  près  la  même  durée  que  les  nôtres,  savoir  23  heures  21  minutes. 
Tout  nous  indique  donc  que  les  saisons  de  cette  planète  ne  ressemblent 
point  à  celles  de  la  Terre  et  de  Mars,  mais  que  son  atmosphère  et  ses  mers 
subissent  une  continuelle  évaporation  et  une  continuelle  précipitation  de 
pluies  torrentielles  avec  des  nuages  qui  ne  laissent  que  rarement  aperce- 
voir le  noyau  géographique  de  la  planète.  Il  reste  à  comparer  minutieuse- 
ment ces  données  théoriques  à  l'observation. 

Que  dire  des  jours  et  des  saisons  des  trente-sept  petites  planètes  que  l'an- 
née 18ao  nous  a  laissées  en  unissant?  Certainement  peu  de  chose.  La  seule 
détermination  accessible  semble  devoir  être  la  durée  de  leur  jour.  En  effet, 
^)n  a  remarqué  dans  plusieurs  de  ces  minimes  fragmens  de  la  création  un 
éclat  variable  qui  provient  sans  aucun  doute  de  ce  qu'elles  nous  tournent 
divers  côtés  inégalement  brillans.  L'intervalle  entre  deux  éclats  ou  doux 
états  obscurs  de  la  planète  nous  donnera  donc  le  temps  de  la  révolution 
ou  le  jour  de  ces  pygmées  planétaires.  Pour  faire  mieux  comprendre  cette 
idée,  imaginons  un  observateur  placé  dans  Jupiter  ou  dans  Mars,  et  obser- 
vant de  là  notre  terre  pendant  plusieurs  jours  consécutifs.  11  est  évident 
que,  quand  il  aura  de  son  côté  la  partie  continentale  de  la  Terre,  savoir 
l'Asie,  l'Afrique  et  l'Europe,  notre  planète  lui  paraîtra  beaucoup  plus  illu- 
minée que  quand  il  recevra  le  retlet  de  l'Océan-Pacifique,  dont  les  eaux 
renvoient  bien  moins  de  lumière  que  la  terre  sèche.  Ce  que  je  dis  là  n'est 
point  une  spéculation  hasardée.  Tout  le  monde  sait  que  vers  la  nouvelle 
lune  et  après  le  dernier  quartier,  époques  où  le  croissant  de  la  lune  est  très 
aigu  et  très  étroit,  on  aperçoit  le  reste  du  disque  de  la  lune  éclairé  d'une 


LES    SAISONS    DANS   LES    PLANÈTES.  hà9 

faible  lueur  provenant  du  reflet  de  la  terre.  Or,  ce  reflet,  quand  le  croissant 
mince  apparaît  à  l'orient  avant  le  lever  du  soleil,  en  vieille  lune,  est  beau- 
coup plus  prononcé  que  quand  ce  croissant  paraît  le  soir  suspendu  sur  l'ho- 
rizon occidental.  C'est  que,  dans  le  premier  cas,  où  le  croissant  est  à  l'orient, 
il  reçoit  le  reflet  de  l'hémisphère  oriental,  qui  est  bien  plus  riche  en  terres 
que  l'hémisphère  occidental  avec  les  plaines  liquides  de  l'Atlantique  et  du 
Paciiîque  et  le  peu  de  terre  de  l'Amérique  équatoriale.  On  attribue  ordinai- 
rement cette  théorie  à  Galilée,  mais  je  n'ai  pu  la  trouver  dans  ses  œuvres. 
Voilà  donc  ce  que  nous  savons  jusqu'ici  d'un  peu  positif  sur  les  saisons 
des  planètes  concitoyennes  de  la  Terre  dans  l'empire  du  soleil.  La  variété 
n'y  manque  pas,  comme  on  voit,  et  les  installateurs  d'êtres  vivans  ont  beau 
jeu  pour  exercer  leur  imagination  dans  un  si  grand  nombre  de  mondes  si 
diversement  partagés  pour  la  chaleur,  la  lumière,  la  durée  des  jours  et  des 
ans,  enfin  pour  tout  ce  qui  constitue  chez  nous  les  saisons  et  les  climats  et 
les  produits  de  la  vie  animale  et  végétale.  Une  seule  chose  pourrait  empê- 
cher d'admettre  des  habitans  vivans  dans  les  planètes  éloignées  du  soleil  : 
c'est  le  peu  de  chaleur  de  cet  astre  dans  ces  prodigieuses  distances;  mais 
sans  recourir  à  des  organismes  particuliers  (ce  que  la  nature  du  reste  paraît 
facilement  pouvoir  faire  pour  des  localités  exceptionnelles),  ne  voyons- 
nuus  pas  la  vie  subsister  près  des  pôles  de  la  Terre,  au  Spitzberg,  par 
exemple,  où  l'on  ne  peut  guère  compter  sur  l'influence  du  soleil,  qui  peut  à 
peine  fondre  l'été  une  partie  des  eaux  congelées  pendant  l'hiver?  N'avons- 
nous  pas  vu  les  puits  artésiens  forés  en  Egypte  ramener  avec  les  eaux  sou- 
terraines des  poissons  pour  lesquels  le  soleil  et  ses  rayons  étaient  mille  fois 
plus  étrangers  qu'aux  habitans  de  Neptune?  Plusieurs  autres  eaux  souter- 
raines, et  notamment  celles  de  la  Carniole  et  de  Laybach,  ne  nous  offrent- 
elles  pas  des  poissons  et  même  des  oiseaux  pêcheurs  vivant  sous  terre?  Pour 
prescrire  des  limites  à  la  faculté  productive  des  organismes  vitaux,  tant 
pour  les  animaux  que  pour  les  plantes,  il  faudrait  savoir  ce  que  c'est  que 
la  vie;  or  c'est  ce  que  nous  ignorons  complètement.  N'a-t-on  pas  vu  au 
commencement  de  ce  siècle  toutes  les  lois  d'Aristote  sur  l'organisation  ani- 
male échouer  devant  les  bizarres  habitans  de  la  terre  et  des  eaux  dans 
l'Australie?  N'y  a-t-on  pas  trouvé  des  quadrupèdes  couverts  de  poils  et  ayant 
un  bec  au  lieu  d'une  mâchoire  armée  de  dents,  de  grands  animaux  dont 
les  petits  ne  venaient  au  monde  ni  par  le  moyen  des  œufs  ni  par  enfante- 
ment d'êtres  nés  viables?  Je  ne  parle  pas  des  belles  organisations  gigan- 
tesques qui  ont  disparu  de  notre  terre,  ni  des  races  que  l'homme  a  détruites 
à  jamais,  quand  il  a  occupé  les  localités  entières  où  vivaient  ces  races. 
Malheureusement,  pour  l'honneur  de  l'humanité,  on  peut  compter  parmi 
ces  exterminations  plusieurs  races  d'hommes,  comme  celles  qui  occupaient 
les  îles  Canaries  ou  bien  Saint-Domingue  et  Cuba.  En  général  la  nature  ne 
s'arrête  que  devant  une  impossibilité  physique  absolue,  et  jusque-là  elle 
réalise  tout.  Une  fois  que  l'on  est  bien  convaincu  de  cette  vérité,  que  ks 
rayons  du  soleil  ne  sont  pas  indispensables  à  la  vie,  on  trouvera  toujours 
à  une  profondeur  suffisante  dans  chaque  planète  la  chaleur  d'origine  qui 
pourra  s'accommoder  aux  exigences  de  bien  des  organismes  végétaux  et 
animaux, 

TiniE  I.  I  29 


Zi50  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Les  notions  astronomiques  et  physiques  qui  servent  de  base  à  cette  étude 
sur  les  saisons  des  planètes  solaires  sont  de  celles  que  les  observateurs,  pré- 
occupés principalement  des  lois  du  mouvement  de  ces  planètes,  ont  presque 
entièrement  négligées.  L'astronomie  physique  exige  en  effet  des  télescopes 
très  puissans,  une  dextérité  spéciale  dans  le  maniement  de  ces  grands  in- 
strumens  et  une  assiduité  constante  à  saisir  toutes  les  heures  favorables  à 
la  vue  des  phénomènes,  malgré  les  caprices  météorologiques  de  l'atmosphère 
et  la  présence  souvent  gênante  de  Tillumination  lunaire  quand  on  observe 
de  très  faibles  objets.  Parmi  ceux  qui  ont  eu  le  courage  de  créer  des  téles- 
copes gigantesques  et  de  s'en  servir,  on  peut  citer  William  Herschel  et  lord 
Rosse,  quoique  ce  dernier  ait  encore  peu  fait  pour  l'astronomie  planétaire. 
Qu'il  me  soit  permis  de  répéter  ici,  après  Laplace,  qu'un  télescope  de  gran- 
deur moyenne  comme  ceux  de  sir  John  Herschel,  ou  comme  ceux  de  trois 
pieds  anglais  qu'on  se  propose  d'expédier  bientôt  au  cap  de  Bonne-Espé- 
rance, étant  transporté  dans  les  montagnes  de  l'équateur  ou  même  sur  nos 
Alpes  ou  sur  nos  Pyrénées,  au-dessus  des  couches  vaporeuses  de  l'air  des 
plaines,  nous  montrerait  sur  la  constitution  physique  de  la  lune  et  des  pla- 
nètes mille  particularités  qui  nous  seront  à  jamais  insaisissables  dans  le 
fond  de  l'atmosphère  épaisse  où  nous  gommes  relégués  ordinairement. Toutes 
les  questions  qui  se  rapportent  aux  jours  et  aux  atmosphères  des  planètes, 
à  l'état  de  leur  surface,  pourraient  obtenir  une  solution,  et  d'autres  points 
non  moins  importans,  savoir  l'existence  d'une  planète  plus  près  du  soleil 
que  Mercure,  celle  d'un  satellite  de  Vénus,  aussi  bien  que  la  détermination 
exacte  du  nombre  de  ceux  qui  circulent  autour  de  Saturne,  d'Uranus  et  de 
Neptune.  Je  ne  parle  pas  des  comètes,  des  nébuleuses  de  la  voie  lactée,  de 
la  lumière  zodiacale,  et  de  bien  d'autres  sujets  de  recherches. 

La  conclusion  naturelle  de  ce  qui  précède  serait  un  tableau  des  habitans 
de  ces  planètes  dont  nous  avons  indiqué  les  climats  et  les  saisons.  Ce  n'est 
pas  tout  de  bâtir  une  maison,  il  faut  encore  la  peupler.  Or  les  notions  posi- 
tives sur  les  habitans  des  planètes  autres  que  la  Terre  sont  de  celles  que  pro- 
bablement on  ne  pourra  jamais  obtenir  de  la  science  observatrice.  Le  champ 
reste  donc  ouvert  aux  spéculations  métaphysiques,  théologiques  ou  philo- 
sophiques, et  il  n'est  pas  besoin  d'études  très  profondes  dans  les  sciences 
pour  se  lancer  dans  cette  voie.  Il  suffit  que  les  créations  de  l'imagination 
ne  blessent  aucun  des  faits  constatés  par  l'observation.  On  peut  du  reste 
affirmer  que  dans  aucune  planète,  excepté  peut-être  dans  Mars,  l'organisme 
humain  ne  pourrait  continuer  à  vivre.  Les  habitans  de  ces  planètes  doués 
ou  non  d'intelligence  ne  sont  donc  point  des  hommes.  Que  sont-ils,  que 
peuvent-ils  être?  A  toutes  ces  questions,  si  l'on  ne  veut  pas  sortir  des  limites 
de  la  science  des  faits,  de  la  vraie  science  positive,  il  n'y  a  qu'une  réponse 
à  faire  :  il  faut  savoir  ignorer  ! 

BABINET,  de  l'instihit. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


14  janvier  1856. 

Les  affaires  du  monde  ne  marchent  point  évidemment  avec  la  netteté  et 
la  promptitude  que  l'impatience  de  l'esprit  public  se  croit  parfois  en  droit 
d'exiger.  Lorsqu'une  tentative  sérieuse  se  produit  pour  mettre  fin  à  un  con- 
flit aussi  redoutable  que  celui  qui  est  devenu  l'objet  de  toutes  les  perplexi- 
tés de  l'Europe,  il  semble  qu'on  ne  puisse  plus  attendre  dans  le  calme  le 
résultat  espéré  ou  redouté.  Un  jour,  on  croit  presque  à  la  paix  sans  autre 
motif  que  la  bonne  intention  de  la  voir  renaître;  le  lendemain,  toutes  les 
chances  sont  évanouies.  Le  silence  des  cabinets  est  commenté  comme  leur 
langage;  chacun  de  leurs  actes  et  de  leurs  mouvemens  est  interprété.  Pour 
une  certaine  opinion,  pour  l'opinion  des  grands  centres  politiques,  c'est 
une  succession  très  variée  d'émotions  de  circonstance  que  la  masse  de  la 
nation  française  ne  partage  pas,  nous  en  sommes  persuadés,  pas  plus  que 
le  peuple  anglais.  Si  on  va  au  fond  de  la  pensée  des  deux  pays,  l'un  et 
l'autre  désirent  la  paix  sans  nul  doute,  l'un  et  l'autre  adhèrent  intérieure- 
ment à  tout  ce  qui  peut  la  rendre  possible  avec  honneur  et  sûreté,  comme 
aussi  l'un  et  l'autre  envisagent  d'un  œil  ferme  l'obligation  de  porter  encore 
le  noble  et  héroïque  poids  de  cette  lutte  terrible,  si  la  résistance  obstinée  de 
la  Russie  à  toute  pacification  équitable  ne  leur  laisse  point  d'autre  alterna- 
tive. En  dehors  des  bruits  et  des  commentaires  souvent  contradictoires  qui 
se  succèdent,  le  fait  est  que  les  trois  peuples  sont  aujourd'hui  en  présence, 
la  main  sur  leur  épée,  si  l'on  peut  ainsi  parler,  s'interrogeant  par  l'organe 
de  leurs  gouvernemens,  entre  lesquels  l'Autriche  sert  d'intermédiaire,  pour 
savoir  si  la  paix  peut  enfin  se  conclure,  s'il  est  dans  la  volonté  de  tous  d'y 
adhérer  sérieusement,  ou  si  la  guerre  doit  continuer,  et  en  continuant 
redoubler  de  gravité  et  d'énergie,  ne  fût-ce  que  par  le  déplacement  et  l'ex- 
tension des  hostilités.  C'est  un  moment  critique,  personne  ne  peut  s'y 
tromper.  La  résolution  qui  va  être  prise  peut  réagir  singulièrement  sur 


A52  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  destinées  de  l'Europe  tout  entière,  cela  paraît  assez  clair.  Chose  à  re- 
marquer, sauf  les  événeraens  nouveaux  qui  ont  pour  effet  de  compliquer 
la  lutte,  d'aggraver  les  sacrifices  des  états  de  FOccident  et  de  leur  imposer 
des  obligations  plus  ctroiies,  les  conjonctures  actuelles  sont  la  reproduc- 
tion en  quelque  sorte  de  la  situation  où  se  trouva  un  moment  l'Europe  il 
y  a  une  année  à  pareille  époque.  Alors  aussi  une  grande  tentative  paci- 
fique fut  faite.  La  France,  l'Angleterre  et  l'Autriche  s'unissaient  diploma- 
tiquement pour  proposer  une  transaction  au  cabinet  de  Pétersbourg.  La 
Russie  de  son  côté,  dans  l'espoir  de  briser  dans  le  germe  l'alliance  des  trois 
puissances,  souscrivait  aux  quatre  points  de  garantie  d'abord  d'une  façon 
vague,  puis  plus  formellement,  —  le  traité  du  2  décembre  une  fois  signé.  De 
même  récemment,  dans  ses  rapports  avec  l'Allemagne,  elle  s'essayait  à  l'ac- 
ceptation d'un  des  principes  adoptés  en  commun  par  les  trois  puissances 
dans  leur  accord  nouveau.  Ce  qui  est  arrivé  l'an  dernier  est  dans  toutes  les 
mémoires.  La  Russie  obéira-t-elle  aujourd'hui  au  même  esprit?  Si  elle  re- 
fusait d'adhérer  à  la  transaction  nouvelle  qui  lui  est  offerte,  la  situation  se 
dessinerait  immédiatement  dans  sa  terrible  simplicité.  Si  elle  l'accepte  au 
contraire  sous  une  forme  quelconque,  sera-ce  sans  détour,  sans  subterfuge, 
ou  dans  le  dessein  d'atermoyer  encore  et  de  jeter  la  dissension  dans  les 
conseils  de  l'Europe?  Tout  est  dans  cette  question,  et  ici  les  conjectures  ne 
peuvent  se  fonder  que  sur  l'appréciation  exacte  de  l'état  réel  des  choses  et 
des  dispositions  respectives  de  tous  les  pays  directement  ou  indirectement 
mêlés  au  grand  conflit  contemporain. 

L'incident  qui  a  réveillé  im  moment  quelques  espérances  de  paix,  on  le 
connaît,  c'est  la  mission  qu'a  reçue  le  comte  Valentin  Esterhazy  de  porter  à 
Saint-Pétersbourg  des  propositions  formulées  et  stipulées  d'un  commun  ac- 
cord par  l'Angleterre,  la  France  et  l'Autriche.  Cette  mission  est  aujourd'hui 
un  fait  accompli,  en  ce  sens  du  moins  que  les  dépèches  dont  le  comte  Ester- 
hazy était  chargé  sont  entre  les  mains  du  tsar  depuis  le  28  décembre.  Le 
texte  même  des  propositions  que  l'Autriche  a  communiquées  à  Saint-Péters- 
bourg n'est  plus  le  mystère  des  gouvernemens;  il  a  été  livré  aux  commen- 
taires de  l'Europe.  Dans  leur  essence,  ainsi  que  nous  le  disions  récemment, 
ces  propositions  ne  sont  autre  chose  que  les  quatre  garanties  plus  nettement 
formulées,  précisées  sur  certains  points  et  interprétées  de  nouveau  après 
une  année  de  campagne.  Tout  protectorat,  toute  ingérence  de  la  Russie  doit 
cesser  dans  les  principautés,  qui  recevront  une  organisation  conforme  à 
leurs  vœux,  à  leurs  intérêts  et  à  leurs  besoins,  et  qui  devront  de  plus  adop- 
ter un  système  de  défense  permanent,  réclamé  par  leur  position  géogra- 
phique en  vue  de  toute  agression  étrangère.  La  Russie  devrait  consentir 
aussi  à  une  rectification  de  frontières  qui  compléterait  ce  système  de  dé- 
fense, et  dont  le  tracé  au  surplus  est  renvoyé  à  la  conclusion  définitive  de 
la  paix.  Des  institutions  européennes  où  seraient  représentées  les  puissances 
contractantes  garantiront  la  liberté  du  Danube  et  de  ses  embouchures.  Cha- 
cune des  puissances  aura  le  droit  de  faire  slationner  un  ou  deux  bàtimens 
légers  aux  embouchures  du  fleuve.  La  Mer-Noire  deviendra  désormais  une 
mer  neutre,  c'est-à-dire  ouverte  aux  bàtimens  marchands  et  fermée  aux 
marines  militaires.   11  n'y  sera  créé  ni  conservé  des  arsenaux  militaires 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  i|53 

maritimes.  Des  consuls  pourront  être  étaljlis  dans  tous  les  ports  pour  la 
protection  des  intérêts  commerciaux.  Les  deux  puissances  riveraines  déter- 
mineront le  nombre  de  bàtimens  Ircers  nécessaires  au  service  de  leurs  cotes 
par  une  convention  séparée  qui  sera  annexée  au  traité  crénéral,  et  ne  pourra 
être  annulée  ou  modifiée  sans  le  consentement  des  signataires  du  traité  de 
paix.  Entin  les  immunités  des  sujets  chrétiens  de  la  Porte  seront  toujours 
l'objet  d'une  garantie  collective  de  l'Europe,  combinée  et  exercée  de  façon  à 
ne  point  porter  atteinte  à  l'indépendance  et  à  la  souveraineté  du  sultan. 
Reste  une  dernière  clause  par  laquelle  les  puissances  belligérantes  se  réser- 
vent le  droit  de  stipuler  des  conditions  particulières  dans  un  intérêt  européen. 

Telles  sont  ces  propositions  dont  le  cabinet  de  Vienne  s'est  fait  l'organe  à 
Pétersbourg.  A  les  examiner  de  près,  il  est  facile  d'y  démêler  des  clauses  de 
diverse  nature.  Il  en  est  d'un  caractère  général  pour  ainsi  dire,  comme  la 
garantie  de  l'amélioration  du  sort  des  chrétiens  et  l'abolition  des  traités  qui, 
en  subordonnant  la  Turquie  à  la  Russie,  faisaient  de  cette  dernière  la  maî- 
tresse irrésistible  de  l'Orient.  Celles-ci  n'ont  point  subi  véritablement  de 
modifications  depuis  les  conférences  de  Vienne.  11  y  en  a  une  qu'on  pourrait 
appeler  spécialement  allemande,  bien  que  l'Allemagne  ait  si  peu  fait  jus- 
qu'ici et  semble  disposée  à  si  peu  faire  encore  pour  sa  propre  cause  et  ses 
propres  intérêts  :  c'est  celle  qui  concerne  le  Danube  et  la  cession  de  terri- 
toire aux  embouchures  de  ce  fleuve.  La  condition  principale  eniin,  celle  qui 
a  une  portée  essentiellement  européenne,  universelle,  c'est  la  neutralisation 
de  la  Mer-Noire.  En  renonçant  à  recomposer  une  flotte  menaçante,  en  ces- 
sant d'entretenir  des  arsenaux  où  semblait  toujours  couver  une  pensée  de 
conquête,  en  soumettant  ses  ports  aux  règles  et  aux  usages  du  droit  inter- 
national, en  consentant  à  placer  tous  ces  arrangemens  sous  l'autorité  collec- 
tive de  l'Europe,  la  Russie  otirirait  la  preuve  manifeste  de  l'abdication  de 
toute  vue  ambitieuse,  et  elle  ferait  véritablement  hommage  à  la  paix  pu- 
blique, à  l'équilibre  général,  de  ces  traditions  séculaires  dont  parle  encore 
M.  de  Nesselrode  dans  sa  dernière  circulaire.  Dans  cette  guerre  si  complexe 
et  si  vaste,  d'autant  plus  difficile  à  définir  qu'elle  embrasse  plus  de  ques- 
tions, s'il  est  un  but  précis,  immédiat  et  pratique  auquel  il  soit  utile  de  s'at- 
tacher avant  tout,  c'est  l'affranchissement  de  cette  mer  transformée  en  un 
lac  pacifique  ouvert  au  commerce  et  à  tous  les  intérêts  du  monde.  Et,  il 
faut  l'observer,  ce  n'est  point  par  une  voie  d'humiliation  pour  la  Russie  que 
le  problème  se  trouverait  résolu,  c'est  par  l'acquiescement  de  cette  puissance 
à  un  principe  de  civilisation.  Quant  à  l'efficacité  même  de  cette  grande  me- 
sure pour  la  sécurité  et  la  garantie  de  l'Europe,  c'est  là  manifestement  le 
point  essentiel.  Or,  si  l'on  remarque  l'importance  que  la  flotte  de  l'Euxin 
a  toujours  eue  dans  les  plans  d'envahissement  de  la  Russie,  il  n'est  point 
douteux  que  la  neutralisation  de  la  Mer-Noire,  sincèrement  acceptée  par  le 
cabinet  de  l'étersbourg,  ne  fût  la  garantie  la  plus  réelle  et  la  plus  solide 
pour  l'Occident. 

La  flotte  russe  était  après  tout  un  instrument  toujours  tenu  en  réserve 
pour  l'exécution  d'un  coup  de  main  de  nature  ù  décider  du  sort  de  la  Tur- 
quie, et  voici  à  ce  sujet  comment  raisonnait  avec  un  diplomate  français  un 
général  russe  chargé  en  1836  d'un  commandement  important  dans  la  Russie 


^bà  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

méridionale  :  «  Pour  entrer  sur  le  territoire  ottoman,  disait  ce  général,  pour 
nous  emparer  de  Constantinople  et  des  Dardanelles,  nous  avons  sur  toutes 
les  autres  puissances  l'avantage  de  la  proximité.  Notre  flotte  de  Sébastopol 
peut  conduire  eu  trois  jours  au  Bosphore  assez  de  troupes  pour  occuper  Con- 
stantinople et  les  Dardanelles,  et,  étant  maîtres  du  passage  du  Danube  par 
la  possession  de  Silistrie,  nous  pouvons  porter  en  peu  de  temps  une  armée 
nombreuse  dans  la  Bulgarie  et  au-delà  des  Balkans.  Le  point  principal  à  oc- 
cuper dans  l'hypothèse  où  des  événemens  obligeraient  l'empereur  à  interve- 
nir de  nouveau  en  Turquie  est  le  détroit  des  Dardanelles.  Aussi  est-ce  sur  ce 
point  que  se  dirigeraient  d'abord  nos  troupes  embarquées  à  Sébastopol,  et 
dès  qu'elles  y  seraient,  on  ne  les  en  délogerait  pas  facilement.  »  C'était  en 
effet  dans  ce  sens  qu'étaient  combmés  deux  plans  adoptés  peu  après  dans 
un  conseil  de  guerre  tenu  par  l'empereur  Nicolas  et  plusieurs  de  ses  géné- 
raux. La  flotte  était  toujours  le  pivot  principal  des  opérations,  le  moyen  de 
gagner  de  vitesse  les  flottes  anglo-françaises  aux  Dardanelles.  Sans  remon- 
ter si  haut,  ceux  qui  ont  pu  juger  de  l'état  des  choses  à  Constantinople,  au 
moment  où  le  prince  Menchikof  s'y  présentait  avec  tant  d'éclat,  savent  qu'il 
n'a  manqué  à  la  Russie  que  plus  de  netteté  dans  les  vues  et  plus  d'énergie 
pour  exécuter  l'un  des  plans  étudiés  en  1836.  C'est  là  le  danger  jusqu'ici 
permanent,  et  dont  la  neutralisation  de  la  Mer-Noire  préviendrait  radica- 
lement le  retour,  en  même  temps  que  l'absence  de  toute  force  militaire 
navale  diminuerait  pour  la  Russie  les  moyens  d'agression  par  terre  vis-à-vis 
de  l'empire  ottoman.  Cette  mesure  apparaît  comme  la  sanction  matérielle 
de  toutes  les  autres  garanties  morales  que  l'Europe  revendique. 

Ainsi  donc  se  présentent  dans  leur  ensemble  ces  propositions,  où  il  y  a 
nécessairement  quelques  points  importans,  et  d'autres  qui  le  sont  à  un 
moindre  degré. 

Le  cabinet  de  Pétersbourg  n'a  point  répondu  directement  au  comte  Ester- 
hazy.  Il  a  envoyé  sa  réponse  au  ministre  du  tsar  à  Vienne,  au  prince  Gort- 
chakof,  chargé  sans  doute  de  la  communiquer  au  gouvernement  de  l'emjje- 
reur  François-Joseph.  Est-ce  le  signe  d'un  refus  de  la  part  de  la  Russie? 
est-ce  l'indice  d'une  acceptation?  Il  est  probable  que  la  vérité  est  entre  ces 
deux  hypothèses,  et  que  la  Russie  a  répondu  à  son  tour  par  d'autres  propo- 
sitions. Or  il  y  a  ici  un  fait  à  considérer  pour  apprécier  exactement  les  pro- 
babilités ou  les  possibilités  de  la  paix  :  c'est  le  caractère  même  de  la  com- 
munication qui  a  été  transmise  à  Saint-Pétersbourg,  et  qui  a  évidemment 
toute  la  portée  d'une  communication  sérieuse  déterminant  des  bases  de 
négociation  auxquelles  la  Russie  n'est  point  libre  de  substituer  des  projets 
différens.  11  est  possible  que  sur  certains  points  les  puissances  ne  soient  pas 
portées  à  maintenir  la  rigueur  d'un  dernier  mot.  Il  en  est  sur  lesquels  elles 
ne  transigeront  pas  et  n'admettront  pas  de  modification  essentielle,  de  telle 
sorte  qu'une  demi-acceptation  équivaudrait  presque  à  un  refus,  ou  que  du 
moins  les  conditions  de  la  Russie  n'auraient  quelques  chances  que  si,  en  les 
rapprochant  de  celles  des  puissances  alliées,  il  suffisait  en  quelque  sorte  d'un 
trait  d'union  pour  faire  de  ces  propositions  diverses  un  traité  de  paix.  Le 
cabinet  de  Saint-Pétersbourg  a  paru  disposé  à  accepter  le  principe  de  la 
neutralisation  de  la  Mer-Noire;  pourquoi  ne  souscrirait-il  pas  aux  consé- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  Û55 

quences  de  ce  principe  telles  qu'elles  sont  précisées  et  formulées?  Ce  serait 
là  sans  nul  doute  un  grand  acheminement  vers  la  paix,  le  gage  d'une  con- 
ciliation possible.  Et  ce  point  une  fois  admis,  les  grandes  puissances  ne 
pourraient-elles  pas,  en  définitive,  se  dispenser  de  rechercher  en  dehors  de 
la  neutralisation  de  l'Euxin  de  nouvelles  garanties  matérielles?  Que  si  cette 
condition,  telle  qu'elle  est  stipulée,  semble  encore  rigoureuse,  qu'on  se  sou- 
vienne que  la  Russie  a  toujours  procédé  de  la  même  façon,  faisant  des  con- 
cessions tardives,  attendant  que  l'heure  fût  passée,  et  n'accédant  à  un  sys- 
tème de  transaction  que  quand  les  puissances  occidentales  avaient  acquis 
le  droit  de  raffermir  la  sécurité  de  l'Europe  sur  des  bases  plus  fortes.  M.  de 
Seebach,  qui  représente  la  Saxe  à  Paris  et  qui  vient  de  faire  un  voyage  à 
Pétersbourg,  aura  pu  éclairer  l'empereur  Alexandre  aussi  bien  que  le  vieux 
chancelier  de  Russie,  dont  il  est  le  gendre,  et  apporter  des  impressions 
exactes  sur  les  dispositions  réelles  de  l'Occident  à  l'appui  des  dernières  dé- 
cisions du  gouvernement  du  tsar. 

A  vrai  dire,  la  Russie  eût  moins  hésité  sans  doute,  elle  hésiterait  moins 
encore  en  ce  moment  peut-être,  si  elle  n'eût  trouvé  en  Allemagne  le  com- 
plaisant appui  d'une  politique  aussi  impuissante  à  se  définir  que  molle  à  se 
manifester.  Dans  ce  grand  et  singulier  pays  d'outre-Rhin,  il  semble  que 
tout  consiste  à  écrire  des  dépêches,  à  disserter  sur  l'intérêt  allemand  et  à 
ne  rien  faire.  L'Allemagne  a  eu,  il  y  a  quelque  temps,  un  moment  de  résolu- 
tion dans  la  mesure  de  son  inerte  tempérament,  elle  a  laissé  voir  la  volonté 
de  pré})arer  par  son  intervention  à  Saint-Pétersbourg  la  solution  des  diffé- 
rends de  l'Europe,  en  inclinant  l'esprit  de  la  Russie  vers  les  concessions  et 
la  paix.  Cette  résolution  n'a  point  tardé  à  s'évanouir,  et  après  s'être  un 
instant  rapprochés  de  l'Occidenl,  les  états  germaniques  ont  opéré  un  mou- 
vement de  retraite.  Le  roi  de  Bavière  se  félicitait  récemment,  dit-on,  de  ce 
que  son  premier  ministre,  M.  Von  der  Pfordten,  était  rentré  dans  la  vérité 
en  devenant  moins  occidental.  Ces  dispositions  des  cours  germaniques 
secondaires  ont  été  surtout  encouragées  par  la  Prusse,  qui  s'est  montrée 
assez  notoirement  défavorable  aux  dernières  propositions.  L'Autriche  est 
donc  restée  et  reste  seule  en  Allemagne  à  soutenir  naturellement  les  condi- 
tions qu'elle  a  elle-même  adoptées.  L'Autriche,  dit-on,  s'est  montrée  dans 
ces  derniers  temps  ferme  et  presque  belliqueuse.  C'est  à  elle  qu'on  attribue 
principalement  la  pensée  de  l'une  des  stipulations  les  plus  graves,  celle 
d'une  cession  de  territoire  au  bas  du  Danube.  Le  rôle  de  l'Autriche  dépend 
nécessairement  désormais  de  la  résolution  du  cabinet  de  Pétersbourg.  Si  la 
Russie  accepte  nettement  la  transaction  qui  lui  a  été  proposée,  le  cabinet  de 
Vienne  aura  certes  fait  preuve  d'une  dextérité  diplomatique  qui  ne  sera  pas 
d'ailleurs  sans  profits  positifs  inscrits  dans  le  traité  de  pacification.  Si  la 
Russie  déclinait  les  ouvertures  qu'on  vient  de  lui  faire,  ou  si  elle  n'avait 
d'autre  but  que  d'arriver  par  des  moyens  évasifs  à  des  négociations  inutiles, 
les  obligations  de  l'Autriche  deviendraient  alors  évidemment  d'autant  plus 
impérieuses,  d'autant  plus  invincibles,  L'Autriche  a  pu  mettre  jusqu'ici  son 
habileté  à  prolonger  un  état  où  elle  reste  libre  de  choisir  le  moment  de  l'ac- 
tion, tandis  que  la  Russie,  même  en  la  sachant  hostile,  ne  peut  prendre 
l'offensive  à  son  égard  sans  rencontrer  devant  elle  l'Alleniagnc  tout  entière; 


456  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mais  ce  moment  de  l'action  doit  forcément  arriver.  Aux  négociations  ré- 
centes suivies  entre  les  trois  puissances  signataires  du  traité  du  2  décembre 
iS5i  ont  dû  correspondre  des  engagemens  dont  la  conduite  ultérieure  du 
cabinet  de  Vienne  sera  l'inévitable  conséquence.  Dans  tous  les  cas,  il  y  a  un 
l'ait  qui  lie  indissolublement  l'Autriche  aux  puissances  occidentales,  ou, 
si  l'on  veut,  qui  l'éloigné  de  la  Russie,  et  ce  fait,  c'est  la  participation  du 
cabinet  de  Vienne  à  tous  les  actes  qui  ont  condamné  la  politique  des  tsars, 
c'est  la  demande  d'une  cession  de  territoire  faite  par  l'empereur  François- 
Joseph  à  l'empereur  Alexandre  II,  cession  qui,  après  tout,  importe  plus 
à  l'Allemagne  qu'aux  puissances  occidentales.  Voilà  ce  que  l'Autriche  ne 
peut  oublier,  parce  que  la  Russie  elle-même  ne  l'oubliera  pas. 

Alliée  de  plus  fraîche  date  avec  la  France  et  l'Angleterre,  la  Suède  de  son 
côté  ne  décline  nullement  les  conséquences  du  traité  qu'elle  a  récemment 
conclu.  Dans  une  circulaire  diplomatique,  le  ministre  des  affaires  étrangères 
de  Stockholm  maintient  toute  la  portée  de  cet  acte  et  laisse  entrevoir  le  rap- 
port qu'il  a  avec  la  grande  question  d'équilibre  qui  s'agite.  On  peut  donc  en 
conclure  que  la  Suède  a  marqué  d'avance  sa  place  dans  la  lutte,  au  cas  oii 
la  guerre  devrait  continuer. 

Maintenant  que  sera  cette  guerre  et  quel  caractère  devra-t-elle  prendre, 
si  elle  se  prolonge  ?  C'est  là  vraisemblablement  ce  que  le  grand  conseil  mili- 
taire, réuni  en  ce  moment  à  Paris,  a  pour  objet  d'examiner.  Quoi  qu'il  en 
soit,  au  moment  où  la  question  s'agite  encore,  il  est  bien  permis  d'envisager 
nettement  les  chances,  les  éventualités  et  même  les  difficultés  de  la  guerre, 
si  elle  doit  continuer.  Que  les  hostilités  se  poursuivent  en  Orient,  qu'elles 
soient  transportées  dans  la  Baltique,  il  faut  s'attendre  à  de  sérieux  obstacles; 
les  sacrifices  s'accroîtront  chaque  jour.  La  Russie  elle-même,  de  son  côté, 
après  avoir  éprouvé  des  pertes  immenses,  aura  encore  à  essuyer  des  coups 
terribles,  d'autant  plus  terribles  que  la  lutte  deviendra  X->lus  extrême  et  plus 
acharnée.  C'est  donc  un  moment  décisif  de  nature  à  faire  réfléchir  les  hommes 
d'état  qui  tiennent  dans  leurs  mains  les  destinées  de  trois  grands  peuples.  11 
est  vrai  qu'il  y  a  des  esprits  pour  qui  tous  ces  formidables  problèmes  sont 
d'une  solution  très  facile.  Il  est  de  ces  esprits  en  France,  et  il  en  est  en  An- 
gleterre, comme  vient  de  le  prouver  M.  Cobden  dans  une  brochure  sur  la 
paix  et  la  guerre.  M.  Richard  Cobden  est  un  partisan  très  convaincu,  très 
invariable  delà  paix,  qui  n'a  malheureusement  qu'un  tort,  celui  de  desser- 
vir cruellement  la  cause  qu'il  prétend  faire  triompher.  La  brochure  du  cé- 
lèbre Anglais  ressemble  un  peu  à  un  programme  de  gouvernement;  c'est  le 
résumé  de  ce  que  l'auteur  ferait  et  ne  ferait  pas,  s'il  était  appelé  au  mi- 
nistère. Ce  que  n'eût  point  fait  à  coup  sûr  M.  Cobden,  même  dès  l'origine, 
c'est  la  guerre;  il  eût  obtenu  sans  nul  doute  de  l'empereur  Nicolas  l'abdi- 
cation de  ses  desseins,  et,  s'il  n'avait  point  réussi,  il  aurait,  ce  nous  semble, 
laissé  envahir  la  Turquie.  Voilà  pour  le  passé.  Ce  que  M.  Cobden  se  hâte- 
rait de  faire  aujourd'hui,  s'il  était  premier  ministre  de  la  Grande-Bretagne, 
c'est  la  paix.  La  proposition  est  très  concevable  de  la  part  d'un  homme  qui 
n'eût  jamais  fait  la  guerre;  par  malheur,  elle  n'olTre  point  une  très  claire 
solution  des  problèmes  qui  pèsent  en  ce  moment  sur  l'Europe.  La  Russie, 
selon  toute  probabilité,  ne  demanderait  pas  mieux  que  d'avoir  à  traiter  avec 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  457 

un  négociateur  tel  que  M.  Cobden,  qui  se  montre  si  facile,  quand  il  s'agit 
pourtant  des  plus  grands  intérêts  du  monde. 

Si  la  guerre  est  en  Angleterre  un  sujet  de  vive  et  persistante  émotion,  elle 
ne  l'est  pas  moins  en  France,  et  cette  préoccupation  n'a  été  un  moment 
balancée  que  par  la  diversion  tout  intérieure  et  inattendue  qu'est  venu 
causer  un  article  du  Moniteur  sur  les  institutions  fondées  en  1852,  sur  le 
rôle  des  grands  pouvoirs  publics  et  du  sénat  eu  particulier.  11  serait  facile 
d'en  conclure,  il'  nous  paraît,  que  les  corps  politiques  n'entrent  pas  tout 
d'un  coup  dans  l'esprit  de  leur  rôle  et  qu'ils  risquent  de  se  tromper,  même 
quand  ils  évitent  le  plus  possible  de  faire  parler  d'eux.  Le  sénat,  selon  le 
publiciste  officiel,  est  avant  tout  une  grande  autorité  politique  et  morale, 
qui,  dans  les  temps  réguliers,  peut  suggérer  toutes  les  grandes  mesures 
d'utilité  publique  et  donner  le  signal  de  réformes  attendues  par  l'opinion, 
qui  arrête  le  pouvoir  quand  il  s'égare  et  le  stimule  quand  il  s'endort.  C'est 
cet  idéal  que  le  sénat  actuel  ne  semble  pas  avoir  entièrement  compris,  et 
qu'il  a  peut-être  confondu  avec  les  habitudes  de  l'ancienne  pairie.  Si  le 
sénat  a  imité  l'ancienne  pairie,  c'est  certainement,  selon  ce  qu'on  en  peut 
voir,  aussi  peu  que  possible,  et  comme  d'un  autre  côté  il  ne  paraît  pas  s'être 
complètement  conformé  à  la  pensée  de  son  institution,  son  rôle  ne  laisse 
point  d"ctre  assez  particulier.  Cela  peut  prouver  tout  au  moins  que  les  insti- 
tutions ne  marchent  pas  toutes  seules,  et  qu'elles  ne  sont  en  définitive  que 
ce  que  les  hommes  les  font  :  elles  tendent  invinciblement  à  garder  le  carac- 
tère que  les  temps  leur  impriment. 

Voilà  comment  les  époques  et  les  régimes  se  succèdent  sans  se  ressem- 
bler. On  rappelle  aujourd'hui  aux  corps  politiques  qu'ils  ne  fout  point 
assez,  comme  on  leur  reprochait  autrefois  de  trop  remplir  la  scène  de  leur 
bruit,  d'usurper  les  prérogatives  du  pouvoir  souverain  et  de  substituer  l'agi- 
tation au  mouvement  régulier  d'une  vie  féconde.  Chaque  époque  a  son  em- 
preinte ineffaçalde.  Le  caractère  de  celle  qui  a  précédé  à  peu  d'intervalle  le 
moment  où  nous  vivons,  c'est  la  lutte  en  toute  chose,  la  lutte  des  systèmes 
et  des  partis,  et  même  des  passions,  une  émulation  universelle  d'activité, 
souvent  utile,  parfois  périlleuse,  toujours  ardente  et  singulièrement  propre 
à  entretenir  l'humeur  militante  des  intelligences.  Comme  bien  d'autres, 
M.  Léon  Faucher  datait  de  ce  temps  par  les  idées  et  les  habiludes  d'esprit, 
quoiqu'il  ait  grandi  surtout  comme  homme  public  dans  la  révolution  qui 
est  brusquement  survenue.  Il  y  a  un  an  à  peine,  il  mourait  jeune  encore, 
au  milieu  d'une  carrière  parcourue  avec  honneur,  et  qu'il  était  de  trempe 
à  suivre  jusqu'au  bout.  Aujourd'hui  on  rassemble  et  on  publie  les  œuvres 
qu'il  a  laissées,  —  œuvres  qui  sont  à  la  fois  les  témoignages  survivans  de 
sa  pensée  active  et  un  des  élémens  de  l'histoire  des  hommes  et  des  opinions 
de  notre  temps.  L'ensemble  de  ces  travaux  maintenant  réunis  laisse  bien 
voir  la  vraie  nature  de  ce  talent.  C'est  un  économiste  sans  doute  qui  écrit 
ces  pages  sur  des  matières  si  diverses;  mais  quand  il  cherche  à  démêler  les 
ressorts  de  la  civilisation  anglaise,  ou  quand  il  aborde  tous  ces  problèmes 
de  l'industrie  et  du  travail  sous  lesquels  la  France  a  été  près  de  fléchir,  il 
écrit  moins  en  économiste  théorique  qu'en  homme  politique  qui  observe 
les  faits,  rapproche  toutes  les  conditions  de  l'existence  d'un  pays,  et  ne  se 


/j58  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sert  des  lumières  de  la  science  que  pour  les  transformer  en  vue  du  gouver- 
nement. L'action  politique  était  évidemment  la  destination  de  M.  Léon  Fau- 
cher. 11  en  avait  les  qualités,  —  la  décision,  la  vigueur,  le  caractère,  —  de 
mcrae  qu'il  avait  les  qualités  de  l'observateur  des  faits  économiques.  Son 
originalité  consistait  dans  un  mélange  de  sagacité,  de  sens  pratique,  de  net- 
teté tranchante  et  incisive.  Ainsi  il  se  montre  dans  les  Éludes  sur  l'Angle- 
terre^ aussi  bien  que  dans  les  Mélanges  d'économie  politique  et  de  finances, 
qui  ont  trait  particulièrement  à  la  France.  Les  sujets  n'indiquent-ils  pas  les 
penchans  de  l'esprit? 

L'Angleterre  est  l'éternel  attrait  des  esprits  politiques.  Ce  qui  attire  en  elle, 
ce  n'est  pas  seulement  sa  puissance,  le  savant  équilibre  de  ses  institutions  : 
c'est  surtout  peut-être  le  caractère  à  demi  mystérieux  de  cette  société  oîi 
vivent  tous  les  contrastes,  où  à  côté  de  tant  de  grandeurs  se  retrouvent  tant 
de  faiblesses,  de  lacunes  et  d'incohérences.  Voici  un  peuple,  en  effet,  dont 
l'existence  semble  une  contradiction  permanente.  11  ne  reculera  devant  au- 
cune nouveauté,  devant  aucun  progrès,  et  il  continuée  se  gouverner  par  des 
lois  et  des  coutumes  qui  datent  de  Guillaume  le  Conquérant  ou  de  Henri  P""; 
il  a  le  goût  le  plus  entier  de  la  liberté,  et  ses  mœurs  sont  intolérantes.  Nul  ne 
pousse  plus  loin  le  respect  de  l'individu,  et  il  maintient  dans  ses  codes  des 
peines  corporelles  avilissantes.  Il  a  dépensé  300  millions  pour  affranchir  les 
noirs,  et  il  traitera  au  besoin  les  blancs  comme  des  esclaves.  Enfin,  si  nulle 
part  il  n'y  a  plus  d'opulence  aristocratique,  nulle  part  aussi  la  misère  n'est 
plus  affreuse  tout  à  côté,  ainsi  que  le  montre  l'auteur  des  Études  sur  V An- 
gleterre dans  ses  vigoureuses  descriptions  des  villes  manufacturières.  Cette 
société  est  donc  un  chaos,  mais  dans  ce  chaos  règne  l'activité.  L'esprit  d'in- 
novation est  tempéré  par  le  culte  des  traditions  et  le  sentiment  énergique 
de  la  réalité.  Les  révolutions  n'éclatent  pas  parce  que  les  réformes  s'accom- 
plissent, et  l'aristocratie,  âme  et  tête  de  cette  étrange  nation,  reste  au  gou- 
vernail, conduisant  le  navire.  Depuis  que  M.  Léon  Faucher  écrivait,  les  cir- 
constances ont  quelque  peu  changé;  par  une  coïncidence  inattendue,  la 
guerre  actuelle  a  créé  peut-être  un  péril  intérieur  pour  l'Angleterre,  en 
mettant  à  nu  les  lacunes  de  son  état  social.  L'Angleterre  fera  ce  qu'elle  a 
toujours  fait,  elle  réformera  ce  qu'elle  ne  peut  plus  maintenir,  elle  n'abdi- 
quera pas  le  principe  de  sa  force. 

Certes,  il  n'est  point  de  tableau  plus  opposé  à  celui  de  l'Angleterre  que  le 
tableau  de  la  France  pendant  la  dernière  révolution.  C'est  là  ce  que  remet- 
tent encore  sous  les  yeux  les  Mélanges  d'économie  politique  et  de  finances 
de  M.  Faucher.  Ici,  on  peut  le  dire,  chaque  étude,  chaque  essai  est  un  acte 
politique.  Tous  ces  articles  recueillis  aujourd'hui  et  liés  par  une  pensée 
commune  sont  autant  de  fragmens  d'histoire,  depuis  les  pages  que  l'auteur 
écrivait  ici  même  au  mois  d'avril  1848,  pour  lever  la  bannière  contre  le 
socialisme  du  Luxembourg,  jusqu'à  l'étude  sur  les  Finances  de  la  guerre. 
Adversaire  du  socialisme,  M.  Léon  Faucher  ne  l'était  jias  seulement  comme 
conservateur,  il  l'était  aussi  comme  libéral,  et  c'est  la  double  inspiration 
qui  se  reflète  dans  les  discours  et  les  articles  dont  se  composent  ces  Mélanges. 
M.  Léon  Faucher  disait  un  jour  un  mot  profond;  il  disait  qu'il  ne  craignait 
pas  le  socialisme  avoué,  marchant  ouvertement  à  son  but,  qu'il  redoutait 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  A59 

bien  plus  le  socialisme  indirect,  inconséquent,  et  pour  ainsi  dire  involon- 
taire. «  Le  socialisme!  s'écriait  un  membre  du  gouvernement  provisoire 
en  1848,  le  socialisme,  c'est  la  peste!  »  A  quoi  M.  Léon  Faucber  répondait: 
a  Oui,  vous  avez  raison,  c'est  la  peste;  mais  vous  êtes  tous  malades  de  la 
peste.  »  C'était  justement  dit.  Le  socialisme  le  plus  dangereux  et  le  plus 
menaçant  n'est  point  celui  qui  s'affiche  et  s'annonce  comme  une  destruc- 
tion violente;  c'est  celui  qui  se  cache  et  s'insinue,  qui  prend  toute  sorte  de 
déguisemens  rassurans,  et  se  croit  au  besoin  conservateur  et  libéral.  Dans 
le  monde  même,  il  y  a  une  multitude  de  gens  qui  frémiraient  si  le  socia- 
lisme grondait  à  leur  porte,  et  qui  ne  s'en  émeuvent  guère,  pourvu  que  la 
Bourse  tienne  ses  séances,  que  l'industrie  fleurisse,  et  que  les  affaires  sui- 
vent leur  cours.  C'est  l'indice  d'une  société  mal  affermie  dans  sa  foi,  qui  ne 
porte  plus  dans  son  sein  cette  vigoureuse  défense  d'une  puissante  convic- 
tion morale,  et  ne  se  sent  pas  suffisamment  soutenue  par  l'intelligence, 
troublée  elle-même  et  affaiblie  quand  elle  n'est  pas  la  première  complice 
de  ses  erreurs  ou  de  ses  penchans. 

Aussi  bien  n'est-ce  point  là  le  signe  réel  et  caractéristique  d'une  époque 
dont  les  agitations  se  résolvent  dans  une  indécision  universelle?  L'intelli- 
gence, il  serait  bien  inutile  de  le  nier,  a  contribué  singulièrement  à  inocu- 
ler à  la  société  moderne  bien  des  faiblesses  dont  elle  souffre.  Par  ses  théo- 
ries, par  ses  peintures,  par  ses  travestissemens  de  tout  genre,  elle  a  jeté 
dans  l'âme  de  la  société  contemporaine  le  doute  sur  ses  propres  principes  et 
ses  propres  lois.  Dans  ce  jeu  redoutable,  l'intelligence  n'a  trouvé  ni  la  su- 
prématie ni  une  force  nouvelle;  elle  s'est  affaiblie  au  contraire,  comme  s'af- 
faiblit tout  pouvoir  qui  perd  le  gouvernement  de  lui-même;  elle  a  laissé 
s'altérer  la  notion  de  ce  qui  faisait  sa  puissance  en  la  réglant.  Si  on  exa- 
mine de  près,  il  est  visible  que  depuis  quelques  années  il  y  a  dans  la  vie 
intellectuelle  un  déclin  ou,  si  l'on  veut,  une  halte,  un  moment  d'incertitude 
et  d'attente.  Bien  des  œuvres,  offrant  un  intérêt  élevé  à  l'esprit  ou  un  attrait 
à  la  curiosité,  ont  été  mises  au  jour  et  sont  publiées  encore  sans  doute;  mais, 
qu'on  l'observe  bien ,  parmi  ces  œuvres,  les  unes  ont  été  conçues  et  com- 
mencées dans  un  autre  temps,  et  elles  sont  aujourd'hui  simplement  conti- 
nuées; d'autres  sont  les  fruits  nouveaux  d'esprits  formes  également  dans 
une  autre  atmosphère  et  restés  fidèles  à  eux-mêmes,  à  leur  jeunesse,  à  leurs 
idées.  11  y  en  a  eu  enfin  dans  les  dernières  années,  et  celles-là  n'ont  point 
été  les  moins  curieuses,  qui  étaient,  à  vrai  dire,  des  collections  de  docu- 
mens  :  révélations  nouvelles  et  éclatantes  sur  un  événement,  un  caractère 
ou  un  personnage  de  l'histoire.  Mirabeau  s'est  montré  avec  une  physiono- 
mie à  peine  entrevue  jusque-là.  Napoléon  s'est  peint  dans  ses  lettres  avec  le 
relief  étrange  et  inflexible  de  sa  nature  d'airain.  Les  œuvres  n'ont  donc  pas 
manqué.  Ce  qui  a  manqué,  ce  qui  manque  encore,  c'est  l'œuvre  actuelle, 
c'est  la  génération  nouvelle,  sérieuse  et  bien  inspirée,  venant  recueillir  le 
souffle  et  les  traditions  de  la  génération  antérieure,  c'est  la  spontanéité  et 
la  fécondité  de  l'intelligence  contemporaine.  A  travers  le  torrent  des  choses 
humaines,  la  pensée  semble  contempler  du  rivage  un  mouvement  auquel 
elle  n'est  certes  point  étrangère,  mais  dont  la  direction  lui  échappe,  et  où 
sa  place  semble  diminuer  chaque  jour.  Une  année  vient  de  s'écouler  encore; 


liQO  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

il  seml)lc  qu'elle  n'ait  fait  que  mieux  préciser  cette  situation.  Tandis  que 
la  littérature  se  débat  dans  les  conditions  pénibles  qui  lui  ont  été  faites, 
le  goût  et  les  mœurs  de  l'industrie  l'envahissent  de  plus  en  plus,  c'est-à-dire 
que  là  ou  une  inspiration  morale  serait  le  seul  levier  capable  de  relever  la 
pensée  à  sa  juste  hauteur,  de  lui  rendre  sa  puissance  indépendante  et  salu- 
taire, on  fait  de  l'intelligence  la  servante  et  la  complice  de  l'esprit  de  spécu- 
lation, on  l'assimile  à  une  denrée  dans  le  monde  universel  des  producteurs 
et  des  consommateurs,  on  la  soumet  à  toutes  les  règles  et  à  toutes  les  com- 
binaisons de  l'industrie. 

Depuis  quelque  temps  surtout,  il  s'est  élevé  dans  certaines  régions  une 
étrange  émulation  de  bon  marché,  une  concurrence  véritable  de  l'intelli- 
gence au  rabais.  Comme  on  veut  établir  la  vie  matérielle  à  bon  marché,  ce 
qui  ne  semble  pas  si  facile  jusqu'ici,  on  veut  avoir  aussi  la  littérature  à  bon 
marché,  une  littérature  fort  mêlée,  terne  et  vulgaire  quand  elle  n'est  pas 
périlleuse,  qui  se  plie  à  tous  les  besoins  et  à  toutes  les  curiosités,  prend 
toutes  les  formes  et  vous  suit  en  voyage.  Oui,  on  a  inventé  la  littérature 
qui  supplée  aux  guides  du  voyageur.  Do  toutes  parts  se  multiplient  les 
l>!]jiio!hrques  qui  semblent  avoir  pour  but  de  remplacer  la  qualité  par  la 
quantité.  Et  ce  ne  sont  point  seulement  des  livres,  des  bibliothèques,  ce 
sont  des  journaux  aussi,  des  journaux  littéraires  résolvant  le  grand  pro- 
blèiiie  de  la  vie  intellectuelle  au  rabais.  Du  reste  c'est  à  peu  près  au  hasard, 
sans  choix  et  sans  direction,  que  se  composent  ces  singulières  encyclopédies. 
Qu'importent  l'esprit,  la  pensée,  la  vérité  même?  Ce  seront  des  lambeaux 
d'histoire  ou  des  romans,  des  mémoires  de  toute  sorte  ou  des  traductions 
équivoques,  de  la  philosophie  ou  des  récits  de  voyage.  Dans  ces  amalgames 
bizarres,  il  y  a  un  caractère  particulier  :  c'est  que  le  relief  des  meilleurs 
esprits  s'efface  et  que  les  talens  du  dernier  ordre  ont  autant  de  prix  que  les 
talens  les  plus  rares.  Sur  tous  s'étend  le  même  niveau.  N'est-on  pas  frappé 
de  ce  qu'il  y  a  de  trois  fois  dangereux  dans  ces  entraînemens?  A  l'égard  du 
public,  des  lecteurs  de  toute  classe  auxquels  on  s'adresse,  c'est  une  sorte  de 
prosélytisme  organisé  de  la  vulgarité  ou  de  la  corruption.  Quelles  sont  en 
effet  la  plupart  de  ces  publications  qui  ont  le  souverain  mérite  du  bon  mar- 
ché, comme  s'il  était  de  l'essence  de  la  littérature  de  se  mettre  au  plus  bas 
prix?  Ce  sont  surtout  des  récits  sans  originalité  et  sans  goût,  des  fictions 
insignifiantes,  toutes  les  inventions  en  un  mot  qui  ont  énervé  le  sens  moral 
de  ce  temps.  Est-ce  là  la  diffusion  de  la  lumière  intellectuelle?  y  a-t-il  là  rien 
de  semblable  à  ce  qu'on  pourrait  appeler  une  littérature  poiralaire?  Pour  les 
écrivains,  le  triste  résultat  de  ces  mœurs  envahissantes  est  de  les  détourner 
d'un  travail  sérieux  et  fortifiant,  de  les  transformer  en  ouvriers  d'une  spé- 
culation et  de  les  contraindre  à  un  labeur  ingrat,  énervant  et  é])hémère. 
L'industrie  matérielle  des  livres  n'y  g'agne  point  davantage.  La  fabrication 
des  œuvres  littéraires  finit  par  perdre  de  son  prix;  elle  se  fait  hâtivement. 
Dans  les  livres  classiques  eux-mêmes,  l'absence  de  soin  est  de  plus  en  plus 
sensiiile,  outre  qu'on  peut  apercevoir  un  autre  symptôme  dans  la  diminu- 
tion de  la  vente  de  ce  genre  d'ouvrages.  Autrefois  l'industrie  des  livres  s'éle- 
vait jusqu'à  la  hauteur  d'un  art  libéral,  d'une  profession  intellectuelle;  au- 
.lourd'hui  l'inteiligence  descend  jusqu'à  l'industrie.  C'est  ainsi  que  tout 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  à61 

s'abaisse,  et,  par  une  sorte  de  progrès  fatal,  il  se  forme  un  milieu  vague  et 
iudélinissable  où  tout  s'imprime,  parce  que  le  public  accepte  tout  ce  qu'on 
lui  ofTre,  où  les  courtisanes  ont  écrit  aussi  leurs  mémoires,  et  où  s'affaiblit  la 
notion  des  lois  de  l'intelligence  aussi  bien  que  la  notion  des  choses  morales. 
Que  faudrait-il  donc  pour  raviver  ces  notions,  relever  l'empire  de  ces  lois  et 
rendre  aux  influences  intellectuelles  la  place  qui  leur  est  due  au  milieu  du 
mouvement  de  la  civilisation  contemporaine?  Ainsi  que  nous  le  disions,  ce 
n'est  point  le  talent  qui  manque  (jamais  peut-être,  à  un  certain  point  de 
vue,  il  n'y  en  eut  davantage),  c'est  plutôt  une  direction,  c'est  trop  souvent 
aussi  par  malheur  un  sentiment  énergique  de  la  dignité  de  l'esprit  et  cette 
forte  discipline  du  travail  et  de  la  méditation  qui  retrempe  les  inteUigences. 
C'est  surtout  aujourd'hui  pour  les  esprits  qui  se  forment  et  s'élèvent  qu'il 
y  aurait  un  effort  nouveau  à  tenter.  Ils  viennent  dans  un  temps  où  il  y  au- 
rait à  renouer  de  grandes  et  vigoureuses  traditions.  Ils  ont  sous  les  yeux 
les  excès  et  les  déviations  de  tant  de  talens  qui  trouvent  une  irrémédiable 
décadence  au  milieu  d'une  carrière  plus  agitée  que  féconde.  Ils  peuvent  voir 
où  conduisent  les  idées  fausses  ou  chimériques  dans  tous  les  genres,  soit 
qu'elles  prétendent  refondre  la  société,  soit  qu'elles  visent  à  faire  des  philo- 
sophies  nouvelles,  soit  qu'elles  aient  l'ambition  de  créer  un  art  littéraire 
indépendant  de  toute  loi  morale.  Le  spectacle  de  notre  siècle  est  la  plus  élo- 
quente leçon  en  faveur  des  pures  et  sévères  traditions  de  l'intelligence,  celles 
dont  tous  les  esprits  justes  doivent  s  efforcer  de  maintenir  le  lustre,  de  même 
que  dans  la  politique  tous  les  efforts  doivent  se  réunir  pour  faire  prévaloir 
l'ascendant  tutélaire  du  droit  et  des  principes  qui  sont  la  sauvegarde  des 
peuples. 

La  politique  de  l'Europe  se  montre  sous  plus  d'un  aspect.  Pendant  que 
tous  les  yeux  se  tournent  de  plus  en  plus  vers  la  Baltique  et  les  états  qui 
l'environnent  dans  la  prévision  d'une  lutte  redoutable,  une  négociation 
d'un  caractère  essentiellement  pacifique,  comme  les  intérêts  qui  l'ont  pro- 
voquée, s'ouvre  à  Copenhague  avec  les  principales  puissances,  y  compris 
la  Russie  elle-même,  riveraines  ou  étrangères,  qu'alTectent  les  conditions 
du  commerce  maritime  dans  cette  profonde  méditerranée  du  Nord.  On  sait 
que  l'objet  de  ces  conférences  est  de  préparer,  s'il  est  possible,  une  solu- 
tion satisfaisante  des  difficultés  auxquelles  la  perception  des  droits  connus 
sous  le  nom  de  péage  du  Sund,  et  levés  pour  ainsi  dire  de  temps  immémo- 
rial par  le  Danemark,  a  donné  lieu  dans  ces  dernières  années;  mais,  par 
une  singularité  très  caractéristique  du  système  américain,  le  gouvernement 
des  États-Unis,  qui  a  soulevé  cette  question  assez  intempestivement,  il  faut 
l'avouer,  et  qui  a  forcé  le  Danemark  à  s'en  occuper  avec  les  puissances  inté- 
ressées, a  refusé  de  se  faire  représenter  dans  la  conférence,  et  s'en  tient  à  la 
résolution  qu'il  a  plusieurs  fois  annoncée,  de  considérer  le  péage  du  Sund 
et  des  Belts  comme  n'existant  plus  pour  son  pavillon  à  partir  du  26  avril 
de  cette  année,  date  de  l'expiration  de  son  traité  avec  le  Danemark.  Pour 
justifier  son  abstention,  le  cabinet  de  "Washington  allègue  que,  niant  for- 
mellement le  droit  en  principe,  il  ne  peut  logiquement  acquiescer  à  aucune 
des  combinaisons  de  rachat  ou  d'indemnité  qui  paraissent  être,  au  moins 
dans  la  pensée  du  gouvernement  danois,  le  véritable  objet  des  négociations 


A62  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

entamées.  Voilà  pour  le  côté  financier  et  en  quelque  sorte  technique  de  la 
question.  En  ce  qui  touche  le  côté  politique,  les  États-Unis  prétendent  que 
toutes  leurs  traditions  leur  défendent  de  s'en  préoccuper;  qu'ils  ne  sont  point 
garans  de  l'équilibre  européen,  que  la  considération  de  raffaihlissement  et 
des  embarras  qui  peuvent  résulter  pour  le  Danemark  de  la  perte  du  revenu 
du  Sund  leur  est  étrangère,  que  par  conséquent  ils  figureraient  mal  dans  une 
assemblée  où  de  pareils  motifs  pèseraient  plus  ou  moins  ouvertement  sur  les 
délibérations  de  ses  membres,  et  qu'il  ne  leur  convient  pas  de  courir  la 
chance  de  se  trouver  entraînés  dans  une  sphère  d'idées  et  d'intérêts  en  de- 
hors desquels  ils  se  sont  toujours  tenus  avec  le  plus  grand  soin. 

11  y  aurait  sans  doute  plus  d'une  observation  à  faire  sur  la  conduite  du 
gouvernement  fédéral  dans  ce  débat  qu'il  a  provoqué  par  une  résolution 
adoptée  sans  ménagement  pour  une  puissance  relativement  faible,  et  qui 
a  pris  d'urgence  les  proportions  d'une  affaire  européenne.  Quand  on  se 
demande  s'il  avait  quelque  autre  grief  contre  le  Danemark,  on  trouve  que 
non,  et  qu'au  contraire,  jusqu'à  ce  qu'il  ait  soulevé  cette  question,  il  n'avait 
eu  qu'à  se  louer  de  ses  relations  avec  le  cabinet  de  Copenhague,  notam- 
ment dans  le  règlement  des  réclamations  américaines  pour  prises  d'une  léga- 
lité douteuse  pendant  le  blocus  continental.  Quand  on  cherche  quel  intérêt 
tout  particuher  il  a  pu  avoir  à  l'alTranchissement  immédiat  de  son  pavillon 
des  droits  du  Sund,  on  trouve  que  la  moyenne  de  sa  navigation  annuelle 
dans  la  Baltique  est  bien  inférieure  à  celle  de  l'Angleterre,  des  Pays-Bas,  de 
la  Suède  et  de  la  Norvège,  du  Zollverein,  de  la  Russie,  de  la  France  même, 
et  que  par  conséquent  les  droits  payés  par  son  commerce  sont  presque  insi- 
gnifians.  Il  est  donc  très  difficile  de  s'expliquer  pourquoi  les  États-Unis,  qui  ne 
sont  pas  chevaleresques  et  qui  ne  font  guère  que  de  la  politique  utiUtaire,  se 
sont  déclarés  les  champions  du  principe  absolu  et  théorique  de  la  liberté  des 
mers,  —  mare  liberum,  —  en  vertu  duquel  seul  ils  attaquent  une  institution 
respectée  jusqu'à  présent  par  les  puissances  les  plus  intéressées  à  la  détruire. 
Si  le  cabinet  de  Washington  n'affectait  pas  autant  d'éloignement  pour  se 
mêler  aux  affaires  de  l'Europe,  on  pourrait  le  soupçonner  de  s'être  entendu 
pour  cette  campagne  diplomatique  avec  le  gouvernement  prussien,  qui 
gagnera  le  plus,  directement  et  indirectement,  à  la  suppression  du  péage 
du  Sund;  mais  il  est  plus  vraisemblable  qu'on  s'est  proposé  de  faire  un  peu 
d'effet  à  bon  marché,  dans  un  intérêt  de  parti  et  en  vue  de  la  prochaine 
élection  présidentielle.  On  a  voulu  ainsi  faire  en  quelque  sorte  la  leçon  aux 
puissances  européennes  sans  se  soucier  des  convenances  de  leur  politique; 
on  s'est  placé  sur  un  terrain  habilement  choisi  pour  y  trouver  des  auxi- 
liaires par  la  force  des  choses,  sans  avoir  l'air  de  les  chercher,  et  en  décla- 
rant à  l'Europe  qu'on  veut  demeurer  étranger  à  ses  affaires,  à  ses  intérêts, 
à  ses  ménagemens  de  toute  espèce,  on  lui  donne  à  entendre  qu'elle  ne  doit 
pas  davantage  s'occuper  des  affaires  du  Nouveau-Monde,  où  les  États-Unis 
ont  la  prétention  de  se  réserver  une  entière  liberté  d'action,  sans  avoir  à 
rendre  compte  de  leurs  agrandissemens  territoriaux  ou  de  l'extension  de 
leur  influence. 

Voilà,  si  nous  ne  nous  trompons,  toute  la  question  du  Sund  pour  le  cabi- 
net de  Washington.  Aussi,  satisfait  de  s'être  donné  cette  importance  et 


REVUE.  —  CHRONIQUE,  AôS 

d'avoir  forcé  la  main  au  Danemark  et  à  toutes  les  puissances  maritimes 
pour  leur  faire  résoudre  à  son  heure  une  difficulté  que  l'Europe  aurait 
abordée  à  un  autre  moment,  se  montrera-t-il  de  bonne  composition  sur  les 
arrang-emens  qu'on  prendra  sans  lui  pour  conserver  quelques  débris  du 
péage  du  Sund,  sous  le  nom  de  droits  de  phares  et  de  pilotage;  mais  ralTairc 
est  très  sérieuse  pour  le  trésor  danois,  qui  remplacera  malaisément  un 
revenu  de  6  à  7  millions  de  francs  sur  un  budget  d'à  peu  près  40.  Le  cabinet 
de  Copenhague  a  donc  proposé  de  renoncer  au  péage,  moyennant  un  rachat 
par  voie  de  capitalisation  du  montant  annuel  des  droits.  Il  a  évalué  le 
produit  annuel  à  2,100,000  rixdalers  (5,880,000  francs),  dont  le  pavillon 
des  États-Unis  ne  supporte  que  90,300,  c'est-à-dire  une  proportion  de 
200  pour  100  du  produit  total,  et  il  demande  que  la  capitalisation  ait  heu 
sur  le. pied  de  vingt-cinq  années  ou  de  4  pour  100,  ce  qui  donnerait  une 
somme  d'à  peu  près  1 50  millions  de  francs  à  répartir  entre  toutes  les  puis- 
sances dont  le  commerce  maritime  profiterait  de  la  suppression  du  péage. 
Malheureusement  cette  combinaison  soulève,  en  théorie  comme  en  pratique, 
des  objections  graves  et  nombreuses.  Nous  ignorons  si  les  gouvernemens 
représentés  à  la  conférence  de  Copenhague  sont  préparés  à  l'accueillir  favo- 
rablement, et  si  même,  une  fois  la  question  de  droit  posée,  ils  admettront  le 
principe  du  rachat  ou  de  l'indemnité.  Quant  aux  États-Unis,  après  avoir,  il 
y  a  quelques  années,  pensé  à  offrir  au  Danemark  une  somme  de  250,000  dol- 
lars pour  se  libérer  du  péage,  ils  ont  résolu  de  décliner  toute  demande  de 
cette  nature,  et  ne  se  prêteront  qu'à  l'établissement  d'un  tarif  de  navigation 
pour  l'entretien  des  fanaux  et  pour  le  pilotage.  Les  finances  du  Danemark 
auront  donc  probablement  à  subir  une  pénible  épreuve,  et  si  l'on  envisage 
dans  son  ensemble  la  situation  de  cette  monarchie,  le  sourd  mécontente- 
ment du  Holstein,  où  depuis  quelque  temps  les  esprits  sont  fort  agités,  les 
tiraillemens  de  l'opinion  dans  le  royaume  proprement  dit,  toutes  les  diffi- 
cultés enfin  qui  se  rattachent  à  la  question  de  succession  au  trône,  on  ne 
peut  se  défendre  du  pressentiment  que  l'avenir  de  cette  partie  de  la  famille 
Scandinave  n'est  pas  définitivement  fixé. 

Le  premier  mois  de  la  session  du  congrès  des  États-Unis  se  sera  terminé 
sans  que  l'opiniâtreté  des  partis  à  soutenir  leurs  candidats  pour  la  prési- 
dence de  la  chambre  des  représentans  ait  cédé  devant  le  besoin  de  faire  les 
affaires  du  pays.  Après  une  foule  de  ballottages  et  de  tentatives  de  rappro- 
chement qui  n'ont  servi  qu'à  mettre  plus  en  relief  les  dissidences  des  trois 
grandes  fractions  de  l'assemblée,  le  candidat  des  knoiv-nolhings  du  nord, 
des  abolitionistes  démocrates  et  des  free-suilers,  M.  Banks,  n'a  pas  encore 
réuni  la  majorité  légale;  le  candidat  de  l'administration,  c'est-à-dire  des 
démocrates,  M.  Richardson,  qui  vient  après  lui,  n'a  pas  perdu  de  terrain; 
enfin  celui  des  knoiu-nothings  du  sud  et  de  la  Pensylvanie,  M.  Fuller,  a  aussi 
conservé,  à  peu  de  chose  près,  les  votes  qui  s'étaient  dès  l'abord  portés  sur 
lui.  On  ne  prévoit  pas  le  dénoûment  de  cette  lutte  extraordinaire,  qui  conti- 
nue à  retarder  l'envoi  du  message,  et  qui  ne  laisse  pas  de  mettre  à  une 
épreuve  assez  déhcate  la  solidité  des  institutions  fédérales.  L'administration 
de  ]M.  Pierce  n'a  donc  pas  encore  eu  l'occasion  de  faire  connaître  avec  la 
dangereuse  solennité  d'une  déclaration  gouvernementale  ses  vues  et  ses 


AG/l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mtentioiis  au  sujet  du  différend  avec  TAns-'-leteiTe;  mais  plus  on  réflérhit  à 
celle  quesLion  el  à  l'élat  des  esprits  de  part  et  d'autre,  plus  il  paraît  prol)able 
qu'on  fera  des  deux  côtés  les  concessions  nécessaires  pour  éviter  une  rup- 
ture. Cependant  à  Washington  on  pourrait  être  entraîné  assez  loin  par  des 
calculs  de  parti  qui  nulle  part  ne  dominent  la  politique  comme  aux  ii^tats- 
Unis,  par  le  sentiment  de  la  fausse  position  où  se  sont  mis  plusieurs  mem- 
bres du  cabinet  fédéral  dans  la  conduite  de  cette  affaire,  et  par  l'opinion 
répandue  en  Amérique,  à  tort  ou  à  raison,  que  des  deux  peuples  c'est  le 
peuple  anglais  qui,  dans  les  circonstances  actuelles,  appréhenderait  le  plus 
une  guerre  avec  l'Union.  On  doit  reconnaître  d'ailleurs  que  le  gouvernement 
fédéral,  soit  modération  sincère,  soit  effet  de  l'afTaiblissement  qui  résulte 
pour  le  pays  tout  entier  de  la  division  des  esprits,  désavoue  de  plus  en  plus 
les  tendances  envahissantes  pour  lesquelles  sa  diplomatie  avait  montré  tant 
de  complaisance,  et  dont  elle  avait,  de  son  propre  mouvement  sans  doute, 
favorisé  les  plus  audacieuses  manifestations.  L'expédition  de  "Walker  au  Ni- 
caragua est  formellement  réprouvée;  les  renforts  qui  se  préparaient  à  l'aller 
rejoindre  sont  arrêtés  ou  dispersés;  l'envoyé  du  prétendu  gouvernement 
des  flibustiers,  un  sieur  French,  est  nettement  refusé,  et  aura  peut-être  à 
répondre  devant  la  justice  des  méfaits  qu'il  aurait  commis  autrefois,  et  aux 
suites  desquels  il  aurait  échappé  en  allant  se  jeter  dans  cet  asile  de  tous  les 
aventuriers  du  monde,  la  Cahfornie.  On  ne  peut  qu'applaudir  à  ces  résolu- 
tions et  féliciter  le  cabinet  de  Washington  d'avoir  secoué  l'influence  de  celte 
compagnie  du  transit,  qui  est  au  fond  de  l'entreprise  de  Walker,  et  qui, 
après  avoir  eu  le  crédit  de  faire  incendier  Grey-Town,  comptait  sur  la  con- 
nivence secrète  du  gouvernement  fédéral  pour  se  rendre  maîtresse  du  Nica- 
ragua. 

Les  États-Unis  prennent  la  même  attitude  envers  le  Mexique,  et  rien  n'an- 
nonce qu'ils  pensent  à  l'inquiéter  en  profitant  de  l'anarchie  qui  y  règne. 
Néanmoins  le  général  Gadsden  s'y  livre  impunément  pour  son  compte  aux 
excentricités  qui  en  font  un  diplomate  à  part,  même  dans  une  diplomatie 
indisciplinée  et  personnelle  comme  celle  de  l'Union.  De  Mexico  et  sous  les 
yeux  du  président  de  la  répubhque,  il  entretient  une  correspondance  officielle 
avec  M.  Vidaurri,  comme  si  ce  dictateur  improvisé  de?  provinces  du  nord 
était  le  chef  légal  d'un  état  indépendant.  Ces  irrégularités,  que  ne  tolé- 
rerait pas  un  gouvernement  sérieux,  se  passent  au  milieu  du  désordre,  de 
la  misère  croissante  et  de  la  profonde  désorganisation  d'un  pays  où  la  dé- 
magogie ré  volutionnaire  continue  sans  pitié  le  cours  de  ses  ruineuses  expé- 
riences. C'est  un  tableau  qu'il  nous  répugne  de  tracer,  et  où  l'on  ne  voit 
qu'un  trait  moins  sombre,  la  réapparition  du  parti  conservateur  dans  la 
presse  politique,  tandis  que  les  radicaux  et  les  clubs  se  discréditent  chaque 
jour  davantage  et  par  les  excès  de  leurs  alliés  les  Indiens  du  sud,  et  par 
leur  ineptie  déclamatoire,  et  par  leur  impuissance  à  remonter  la  machine 
gouvernementale  dont  ils  ont  brisé  ou  faussé  tous  les  ressorts. 

CH.    DE   MAZAnE. 


V.  DE  Mars. 


EMINA 


RÉCITS  TURCO-ASIATIQUES 


I. 


Dans  une  des  innombrables  vallées  de  l' Asie-Mineure  vivait,  il  y  a 
quelques  années,  une  pauvre  famille  turque.  Le  chef  avait  épousé 
au  sortir  de  l'enfance  une  petite  fille  qui,  n'étant  pas  si  pressée,  folâ- 
trait encore,  accroupie  sur  les  cendres  du  foyer  domestique.  Cette 
verte  jeimesse  devint  bientôt  une  ruine  précoce,  une  vieille  de  vingt 
ans,  jaune,  ridée,  édentée,  mère  de  deux  enfans  dont  elle  ne  de- 
vait pas  voir  l'adolescence.  Elle  mourut  au  bout  de  cinq  ou  six  ans 
de  martyre  conjugal,  laissant  son  seigneur  et  maître  assez  triste, 
mais  surtout  embarrassé  de  son  veuvage.  Cette  sorte  d'embarras  ne 
se  prolonge  pourtant  guère  en  Orient,  où  le  célibat  est  rangé  parmi 
les  choses  impossibles.  A  peine  la  défunte  fut-elle  enterrée,  que  le 
bonhomme  Hassan  reçut  plusieurs  propositions,  et  qu'il  s'occupa 
sérieusement  d'un  nouveau  choix.  Les  Turcs  ont  si  peu  l'habitude 
devoir  les  femmes,  que  leur  visage  est  devenu  pour  eux  une  affaire 
<le  très  peu  d'importance.  En  dépit  de  la  coutume  qui  permet  aux 
filles  de  montrer  leur  visage,  l'homme  à  la  recherche  d'une  com- 
pagne ne  s'en  inquiète  guère,  et  s'en  remet,  soit  à  ses  parens,  soit 
à  ses  amis,  du  soin  de  choisir  pour  lui.  Ainsi  fit  Hassan,  qui  savait 
d'ailleurs  par  expérience  ce  que  durent  les  roses  et  les  lis  au  train 
de  la  vie  domestique.  —  Je  veux  une  femme  bien  portante,  disait-il  à 
ses  amis,  et  si  elle  m'apportait  quelques  centaines  de  piastres,  cela 
ne  gâterait  rien.  —  Quelques  centaines  de  piastres  !  cela  ne  se  trouve 
pas  sous  le  pas  d'un  cheval,  lui  répondait-on,  et  si  tu  lencontres  une 

TOME   I.   —  1er  FÉVRIER   I806.  30 


hGQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

femme  qui  possède  une  vigne  et  quelques  chèvres,  tu  feras  bien  de 
t'en  contenter.  — Quelques  centaines  de  piastres  vaudraient  mieux, 
reprenait  Hassan  avec  un  soupir,  mais  à  l'impossible  nul  n'est  tenu. 
Allons,  va  pour  les  chèvres  et  la  vigne! 

Dans  un  hameau  peu  éloigné  de  la  vallée  vivait  une  orpheline, 
héritière  des  susdits  trésors,  vôire  d'tine  vigne  et  de  quelques  chè- 
vres, au  nombre  de  huit.  Jusque-là,  à  vrai  dire,  le  produit  de  la 
vente  des  raisins  était  passé  tout  entier  en  frais  de  culture;  jus- 
que-là aussi,  il  avait  fallu  chaque  année,  lorsque  les  colhnes  envi- 
ronnantes étaient  couvertes  de  neige,  ou  lorsque  les  rayons  du  soleil 
Cl' Asie  en  avaient  changé  l'herbe  en  paille,  confier  le  troupeau  à  un 
berger  qui  l'emmenait  paître  au  loin,  et  auquel  on  n'avait  jamais  pu 
faire  entendre  que,  le  lait  des  chèvres  n'étant  pas  sa  propriété,  il 
devait  en  rendre  compte  à  sa  jeune  maîtresse.  —  Rendre  compte  de 
quelques  jattes  de  lait  que  je  trais  à  huit  ou  dix  jours  du  village! 
qu'entend-on  par  là?  Quand  je  le  trais,  je  le  bois,  et  que  voulez-vous 
que  j'en  fasse?  Que  je  le  garde  pour  le  donner  à  ma  maîtresse,  quand 
je  retourne  auprès  d'elle  au  printemps?  Mais  alors  il  me  faudrait  de 
grands  pots  pour  l'y  renfermer,  des  ânes  pour  le  porter...  —  Cet 
habile  administrateur  n'ignorait  pourtant  pas  qu'il  avait  droit  à  des 
gages,  et  que  les  gages  payés  à  l'avance  font  double  profit.  Aussi,  de 
peur  d'avoir  à  les  attendre,  se  payait-il  sur  la  laine  du  troupeau,  et 
la  petite  dame  n'avait  jamais  pu  amasser  suffisamment  de  toison 
pour  s'en  faire  une  paire  de  bas.  On  me  demandera  peut-être  à  quoi 
sert  d'être  propriétaire  en  ce  pays,  et  je  répondrai  qu'en  thèse  gé- 
nérale la  propriété  est  ici  la  mère  de  la  mendicité;  mais,  en  ce  cas 
particulier  la  vigne  et  le  troupeau  rapportèrent  un  mari  à  leur  jeune 
maîtresse.  Je  ne  prétends  pas  qu'elle  n'en  eût  pas  trouvé  sans  cela, 
car  personne  en  Turquie  ne  vieillit  dans  le  célibat;  mais  enfin  ce  fu- 
rent ces  richesses  qui  décidèrent  Hassan  ou  Hassan- A gha,  ce  qui 
signifie  le  capitaine  Hassan,  à  épouser  l'orpheline.  Le  brave  homme 
n'était  pas  capitaine  du  tout;  mais  il  n'existe  guère  de  mendiant  en 
Turquie  qui  ne  soit  décoré  de  ce  titre  de  copitaine  au  moins  dans  le 
sein  de  sa  propre  famille,  et,  vu  la  nature  laconique  de  la  langue 
turque,  le  mot  ayha  s'élide  si  bien  qu'il  n'en  reste  que  la  lettre  A, 
par  laquelle  on  termine  le  nom  propre  de  l'individu  titré. 

Le  raisonnement  que  la  vigne  et  les  chèvres  de  la  petite  avaient 
suggéré  à  Hassana  était  fort  simple.  —  Cette  vigne  ne  rend  rien, 
parce  qu'il  faut  payer  les  bras  qui  la  cultivent;  ces  chèvres  ne  ren- 
dent pas  davantage,  parce  qu'il  faut  donner  des  gages  au  berger  qui 
en  prend  soin;  mais  moi  et  mes  enfans  nous  remplacerons  le  vigne- 
ron et  le  berger,  et  de  cette  façon  nous  aurons  du  profit. 

Les  préliminaires  ne  furent  pas  longs.  Il  n'y  eut  pas  à  attendre  la 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  hQ7 

fin  du  deuil  d'Hassana,  vu  qu'il  n'y  a  pas  de  deuil  en  Turquie  pour 
la  mort  d'une  femme,  h  moins  que  le  mari  ne  le  porte  dans  son 
cœur,  ce  qui  se  voit  encore  quelquefois  ;  mais  Hassana  était  trop  oc- 
cupé pour  se  donner  le  loisir  de  pleurer  la  défunte.  Il  chargea  l'un 
de  ses  amis  de  demander  pour  lui  la  main  de  l'héritière.  J'ai  dit 
qu'elle  était  orpheline,  j'ajoute  qu'elle  n'avait  pas  de  proches  pa- 
rens,  et  que  son  tuteur  n'était  rien  moins  que  le  moijlar  (comme 
qui  dirait  le  maire)  du  village,  lequel  tuteur  ne  savait  seulement 
pas  si  sa  pupille  était  encore  parmi  les  vivans,  ou  si  elle  était  trépas- 
sée. Il  agréa  sur-le-champ  la  proposition  d'Hassana,  et  dès  le  soir 
du  même  jour,  s'étant  arrêté  un  instant  devant  la  cabane  de  Fatma 
(c'était  le  nom  de  l'héritière),  il  1  appela  à  haute  voix;  puis,  lors- 
qu'elle parut  sur  le  seuil  de  sa  chétive  demeure,  il  lui  dit,  d'un  ton 
moitié  paternel  et  moitié  rogue  :  «  Fatma ,  vous  allez  épouser  Has- 
sana de  la  vallée.  »  La  foudre  eût  éclaté  aux  pieds  de  la  petite,  qu'elle 
n'eût  pas  été  plus  surprise.  — Moi!  fit-elle...  Hassana!  —  Oui,  vous 
et  Hassana  vous  allez  devenir  mari  et  femme.  —  Ah!  et  quand  cela? 
fit-elle  encore.  —  Dans  huit  jours,  allez.  —  Et  la  fiancée  rentra  chez 
elle. 

Fatma  n'étant  pas  l'héroïne  de  cette  véridique  histoire,  je  ne  suis 
pas  tenue  de  dire  quelle  impression  cette  nouvelle  produisit  sur  elle, 
ni  comment  se  passèrent  les  huit  jours  qui  précédèrent  celui  du  sa- 
crifice. Je  dirai  seulement  qu'IIassana  se  trouva  pour  la  seconde  fois, 
depuis  six  ans,  l'heureux  époux  d'une  petite  fille  de  douze  ans,  tan- 
dis que  celle-ci  se  vit  transformée  comme  par  enchantement  en  mère 
de  famille  de  deux  enfans  tout  éclos,  dont  l'un,  la  petite  Emina,  avait 
cinq  ans,  et  l'autre,  le  petit  Halil,  fils  d'Hassana,  quatre.  Les  marâ- 
tres, —  je  veux  dire  les  méchantes  belles-mères,  —  sont  rares  en  ce 
pays,  où  les  femmes,  quoi  qu'on  puisse  en  penser,  n'ont  d'autre 
affaire  que  de  s'entr'aider  à  passer  le  temps.  Emina  et  sa  belle-mère 
jouèrent  à  cache-cache  et  dansèrent  de  toutes  leurs  forces  pendant 
les  courts  instans  de  loisir  dérobés  aux  soins  du  ménage,  car  le  sur- 
croît de  richesse  apporté  par  Fatma  exigeait  de  rudes  labeurs.  La 
culture  de  la  vigne  devint  la  grande  affaire  d'Hassana,  qui  ne  tarda 
pas  à  réclamer  la  collaboration  du  petit  Halil.  Il  fallait  émonder, 
arroser  les  ceps,  car  en  Asie-Mineure  la  terre  et  le  soleil  sont  si  ar- 
dens,  que  la  vigne  même,  privée  d'eau,  y  brûle  et  se  dessèche  comme 
du  chanvre  ou  du  riz.  Puis  venait  la  saison  des  vendanges,  tâche 
assez  rude,  vu  surtout  le  peu  de  profit  qui  en  résultait.  En  effet, 
dans  un  pays  où  personne  ne  fait  ni  ne  boit  de  vin,  où  chaque  famille 
récolte  plus  de  raisin  qu'elle  ne  peut  en  manger  dans  l'année,  que 
faire  de  ces  grappes  pesantes  et  dorées  qui  feraient  la  richesse  du 
vigneron  des  bords  du  Rhin  ou  delà  Moselle?  A  une  certaine  époque 


/il)8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  Tannée,  Hassana  et  son  fils  couchaient  dans  les  champs  pour 
laisser  aux  raisins  de  la  vigne  leur  part  d'espace  sous  le  toit  domes- 
tique, les  femmes  s'employaient  en  même  temps  à  la  confection  du 
bekmess,  sorte  de  sirop  fait  avec  le  jus  de  la  treille,  et  dont  les 
Turcs  sont  fort  gourmands;  mais  après  tout  il  restait  encore  un  pro- 
digieux excédant  du  fruit  précieux  découvert  par  Noé.  Il  fallait  le 
colporter  petit  à  petit  aux  divers  marchés  qui  se  tenaient  à  jour  fixe 
à  six  ou  huit  lieues  à  l'entour.  Malheureusement  le  raisin  étant  tou- 
jours en  abondance  sur  ces  marchés,  les  acheteurs  faisaient  défaut; 
aussi  c'est  tout  au  plus  si  le  produit  de  la  vente  couvrait  les  frais  de 
chaussure  exigée  pour  ces  voyages;  mais  Hassana  et  son  fils  paraient 
à  cet  inconvénient  en  marchant  ns-pieds. 

Quant  au  troupeau,  il  formait  à  la  fois  l'occupation  et  le  supplice 
d'Emina,  qui  n'habitait  plus  la  maison,  si  ce  n'est  à  de  longs  inter- 
valles, condamnée  qu'elle  était  à  suivre  ses  chèvres  le  long  des 
montagnes  et  des  vallées,  pendant  les  jours  et  les  nuits.  On  com- 
prendrait difficilement  dans  nos  pays  civilisés  qu'une  petite  fille, 
voire  une  grande  fille,  pût  sans  inconvénient  s'absenter  toute  seule 
de  la  maison  paternelle,  pour  aller  pendant  des  semaines  entières  à 
travers  champs,  couchant  à  la  belle  étoile,  sans  autre  gardien  que 
son  dogue  et  son  innocence.  En  Asie,  les  choses  se  passent  autrement 
qu'en  Europe,  et  la  jeune  fille  qui  suit  son  troupeau  n'excite  pas  plus 
de  surprise  qu'elle  ne  court  de  dangers.  Disons  encore,  pour  être  sin- 
cère, que  dans  le  cas  où  un  malheur  lui  arriverait,  le  public  n'en 
serait  guère  ému,  et  lesparens  s'en  consoleraient  aussi  aisément  que 
la  victime  elle-même. 

Quoi  qu'il  en  soit  des  petites  bergères  d'Asie  en  général,  rien  de 
fâcheux  ne  vint  troubler  la  vie  calme  jusqu'à  la  monotonie  de  notre 
héroïne.  —  Légèrement  vêtue  d'un  pantalon  d'indienne  suisse  im- 
primée retenu  par  une  coulisse  au-dessus  de  ses  chevilles  nues, 
d'une  chemise  en  calicot  blanc  retombant  sur  le  pantalon  rem- 
i:)lissant  l'office  de  jupe,  d'une  veste  de  calicot  rayé  rouge  et  jaune 
descendant  jusqu'au  bas  des  reins  et  serrée  à  la  taille  par  une 
écharpe  de  même  étoffe;  les  bras  couverts  d'abord  par  les  larges 
manches  de  sa  chemise,  et  ensuite  par  celles  plus  étroites  et  plus 
courtes  de  sa  veste;  les  cheveux  tressés  et  tombant  sur  ses  épaules, 
la  tête  couverte  d'un  fez,  sur  lequel  un  mouchoir  en  mousseline 
fond  vert,  bigarré  de  couleurs  éclatantes,  flottait  carrément  par  der- 
rière à  la  façon  d'un  voile;  un  gi-and  bâton  à  la  main,  et  ses  provi- 
sions serrées  dans  une  serviette  passée  en  sautoir  :  —  telle  était 
Emina,  lorsqu'elle  s'éloignait  de  la  vallée  suivant  ses  chèvres,  et 
suivie  par  son  chien. 

En  se  voyant  élevée  à  la  dignité  de  bergère,  la  petite  fille  éprouva 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  ^69 

comme  une  velléité  de  révolte.  Elle  avait  alors  neuf  ans,  et  s'était 
accoutumée  à  ne  rien  faire  que  rire,  chanter,  danser,  cueillir  des 
fleurs  et  manger  du  raisin.  Passer  les  jours  et  les  nuits  sur  les  mon- 
tagnes sans  autre  société  que  ses  bêtes,  cela  était  un  peu  triste  pour 
une  jeune  personne  élevée  dans  l'ignorance  de  tout  devoir  et  de 
toute  contrainte.  Peu  à  peu  cependant  elle  se  fit  à  sa  nouvelle  con- 
dition. Ses  chèvres  ne  furent  plus  à  ses  yeux  une  seule  chèvre  mul- 
tipliée vingt  fois,  sans  cœur  ni  discernement;  son  chien  ne  fut  plus 
une  laide  machine  à  japper  et  à  mordre,  ni  la  nature  une  série  mo- 
notone de  montagnes  et  de  vallées  enfermées  sous  une  calotte  d'ai- 
rain embrasé.  D'abord  Emina  fit  plus  amplement  connaissance  avec 
son  troupeau  :  elle  remarqua  que  certaine  chèvre  rouge  aimait  ten- 
drement son  chevreau,  qui  de  son  côté  ne  se  faisait  aucun  scrupule 
de  planter  là  son  excellente  mère  pour  aller  gambader  avec  ses  ca- 
marades sans  s'inquiéter  du  bêlement  plutôt  désespéré  que  plaintif 
de  la  pauvre  chèvre  rouge.  —  L'ingrat  !  se  disait  Emina  en  le  sui- 
vant des  yeux.  Si  ma  mère  gémissait  ainsi  lorsque  je  la  q«uitte,  je 
n'aurais  jamais  le  courage  de  m'éloigner.  Après  tout,  poursuivit-elle 
après  un  moment  de  silence,  il  se  peut  que  ma  véritable  mère  eût 
été  ainsi;  mais  Fatma  n'est  pas  ma  mère,  et,  quoiqu'elle  m'aime 
bien,  ce  n'est  pas  de  cette  façon-là. 

Ce  qui  attirait  surtout  l'attention  d' Emina,  c'était  le  chien  du 
troupeau.  —  11  n'est  pas  beau,  mon  pauvre  Ac-Ciâq  (1),  se  disait- 
elle,  et  presque  toutes  mes  chèvres  sont  infiniment  plus  belles  que 
lui.  Pourquoi  le  préféré-je  au  troupeau  tout  entier?  C'est  sans  doute 
que  lui  aussi  me  préfère  à  tout,  et  que  je  ne  suis  pas  ingrate  comme 
ce  vilain  petit  chevreau  que  je  ne  puis  souffrir  malgré  sa  beauté. 
Ah!  ce  n'est  donc  pas  tout  que  la  beauté!  —  Et  Emina  se  trouvait 
faire  ainsi,  quoique  à  son  insu,  une  réflexion  plus  sensée  que  n'en 
fit  oncques  aucune  de  ses  sœurs  en  Mahomet. 

Mais  plus  que  ses  chèvres,  ses  chevreaux  et  son  chien,  le  spec- 
tacle du  ciel,  de  la  terre  et  des  eaux  exerçait  petit  à  petit  un  charme 
chaque  jour  plus  puissant  sur  la  bergère.  Elle  en  était  venue  à  con- 
naître la  position  de  chaque  étoile,  à  attribuer  aux  unes  une  influence 
favorable,  et  aux  autres  de  mauvaises  intentions,  si  bien  que,  pen- 
dant les  nuits  qu'elle  passait  dans  la  campagne,  elle  s'arrangeait  de 
façon  à  se  placer  sous  le  rayonnement  des  bonnes  étoiles  et  à  se 
cacher  des  autres  sous  un  arbre  ou  un  taillis.  Les  plantes  aussi,  et 
surtout  les  fleurs,  ravissaient  Emina.  Elle  les  examinait  avec  soin, 
comptait  leurs  pétales  et  leurs  pistils,  et  n'oubliait  rien,  —  A  quoi 
bon  tout  cela?  —  se  demandait-elle.  Et  il  ne  faudrait  pas  lui  en  vou- 

(l)  Ferblanc  :  c'est  un  nom  de  chien  très  commun  en  Asie. 


/470  REVUE   DES  DEUX   MONDES. 

loir  de  considérer  la  nature  sous  un  point  de  vue  trop  utilitaire,  car 
la  pauvre  enfant  n'avait  vu  dans  le  jardin  de  son  père  que  des  plantes 
à  l'usage  de  la  cuisine  :  tout  le  reste  était  condamné  sous  le  nom  gé- 
néral et  collectif  de  mauvaises  herbes.  Aussi,  malgré  ses  aperçus  phi- 
losophiques sur  la  beauté,  Emina  se  demandait-elle  si  toutes  ces 
jolies  choses  n'avaient  été  créées  que  pour  être  ramassées  et  jetées 
sur  un  tas  de  fumier.  —  Peut-être  bien,  se  disait-elle  encore,  qu'elles 
servent  à  quelque  usage  que  j'ignore,  et  je  voudrais  bien  en  avoir  le 
cœur  net. 

Il  arriva  un  jour  qu'une  de  ses  chèvres,  étant  malade,  mangea 
avec  avidité  d'une  petite  fleur  bleue,  et  parut  aussitôt  soulagée.  — 
Ah!  petite  fleur  bleue!  s'écria  Emina  ravie,  je  sentais  bien  que  vous 
deviez  être  bonne  à  quelque  chose  !  —  Et  dès  lors,  chaque  fois  qu'une 
de  ses  chèvres  paraissait  souffrante ,  Emina  cueillait  de  ces  petites 
fleurs  bleues  et  les  offrait  à  la  patiente,  qui  ne  se  faisait  pas  prier 
pour  les  brouter. 

Une  fois  son  intelligence  éveillée,  Emina  ne  borna  pas  ses  études 
aux  propriétés  merveilleuses  de  la  petite  fleur  bleue.  Avec  quelque 
empressement  que  certaines  chèvres  la  recherchassent,  il  en  était 
d'autres  qui,  malades  d'une  autre  façon,  broutaient  des  fleurs  jaunes 
ou  rouges,  ou  bien  encore  des  touffes  d'herbes  festonnées  et  aroma- 
tiques. Emina  observait  tout  et  se  souvenait  de  tout.  Elle  parvint, 
à  force  d'observations  et  de  raisonnemens,  à  se  dire  que  telle  plante 
devait  convenir  en  certains  cas,  et  telle  fleur  en  certains  autres,  et 
lorsqu'elle  aussi  se  sentait  indisposée,  elle  s'administrait  la  plante 
qui  devait,  selon  elle,  la  soulager.  Elle  alla  plus  loin  encore,  car 
ayant  éprouvé  quelque  difficulté  à  avaler  des  bouquets  de  fleurs  dont 
ses  chèvres  ne  faisaient  qu'une  bouchée,  elle  imagina  de  les  faire 
cuire  dans  de  l'eau,  comme  on  faisait  à  la  maison  pour  le  café;  elle 
ramassa  des  branches  sèches,  en  fit  un  tas,  frotta  deux  pierres  l'une 
contre  l'autre,  et  mit  le  feu  aux  branches;  puis,  ayant  rempli  sa 
gourde  de  l'eau  pure  et  limpide  qui  jaillissait  entre  deux  rochers,  à 
peu  de  distance  du  lieu  dont  elle  avait  fait  son  laboratoire,  elle  mit  la 
gourde  sur  le  feu  (1) ,  et  jeta  dans  l'eau  qui  commençait  à  bouillir  les 
plantes  dont  elle  voulait  faire  l'essai.  La  tisane  eut  un  beau  succès, 
et  Emina,  tout  en  trouvant  la  boisson  bien  am-lre,  ne  tarda  pas  à  en 
éprouver  de  salutaires  effets.  —  Ceci  doit  être  ce  qu'on  appelle  une 
médecine,  dit-elle,  et  les  gens  qui  connaissent  un  grand  nombre  de 
plantes  et  leurs  propriétés  doivent  être  des  médecins.  —  Emina  son- 
gea bientôt  à  se  faire  de  petites  provisions  de  ses  drogues,  qu'elle 

(1)  Les  gourdes,  après  avoir  été  exposées  aux  rayons  d'un  soleil  de  quarante-cinq  ou 
cinquante  degrés,  peuvent  subir  l'action  du  feu,  et  on  voit  souvent  les  Turcs  s'en  servir 
pour  faire  leur  cuisine  en  plein  air. 


RÉCITS    TURCO-ASIATIQUES.  Ml 

enferma  dans  des  boîtes  en  papier,  et  elle  se  composa  en  peu  de 
temps  une  espèce  de  pharmacie  qui  n'était  pas  sans  valeur.  Une 
fois  convaincue  que  ces  plantes  faisaient  autant  de  bien  aux  créa- 
tures humaines  qu'aux  animaux,  elle  les  administra  à  quelques  en- 
fans  malades  qu'elle  rencontra  dans  la  montagne,  et  elle  devint 
ainsi  un  petit  docteur,  tout  empirique  à  la  vérité,  mais  dont  le  trai- 
tement n'en  avait  pas  moins  de  succès 

Occupée  de  la  sorte,  il  n'est  pas  étonnant  qu'Emina  ne  trouvât  pas 
le  temps  long.  Elle  grandissait  à  vue  d'œil,  sous  l'influence  d'un 
exercice  continu  et  quelque  peu  violent.  Si  elle  fût  demeurée  dans 
l'étroite  enceinte  de  la  maison  paternelle,  enchaînée  aux  soins  acca- 
blans  d'un  pauvre  ménage,  les  dons  naturels  qu'elle  avait  reçus  de 
Dieu  se  seraient  desséchés  et  flétris  faute  d'alimens  et  de  culture. 
Livrée  à  elle-même,  soutenue  par  la  contemplation  des  œuvres  im- 
mortelles et  divines,  elle  devint  une  petite  personne  fort  différente 
des  êtres  qui  l'entouraient;  elle  acquit  un  peu  de  science,  exerça 
son  esprit  et  éleva  son  cœur  à  la  source  du  beau  et  du  vrai.  Les 
accidens  les  plus  communs  éveillèrent  en  elle  des  pensées  d'un  ordre 
supérieur,  ce  qui  est  un  des  dons  les  plus  précieux  que  Dieu  dis- 
pense à  ses  élus.  Un  jour,  par  exemple,  une  de  ses  chèvres  mourut. 
C'était  un  malheur  domestique,  et  Emina  ne  put  penser  sans  chagrin 
au  dommage  que  cette  mort  allait  causer  à  la  famille;  mais  elle  ne  s'en 
tint  pas  à  ces  réflexions  économiques.  — Gela  est  étrange!  se  dit-elle 
d'un  air  grave  en  contemplant  les  restes  de  la  pauvre  bête.  11  n'y  a 
qu'un  instant,  elle  me  regardait  comme  si  elle  voulait  me  parler,  et 
maintenant  ses  yeux,  qui  sont  encore  les  mêmes,  que  j'ouvre,  que  je 
vois  tels  qu'ils  étaient  naguère,  ne  me  disent  plus  rien.  Est-ce  là  ce 
qui  est  arrivé  à  ma  pauvre  mère  quand  elle  est  morte?  Je  me  sou- 
viens que  dans  les  premiers  temps  après  sa  mort,  mon  père  disait 
toujours  en  parlant  d'elle  :  u  Que  Dieu  la  bénisse  !  »  Il  croyait  donc 
qu'elle  existait  encore  quelque  part  avec  sa  volonté  et  ses  sentimens, 
car  il  n'aurait  pas  dit  u  Dieu  la  bénisse  !  »  d'une  pierre  ou  de  quelque 
chose  qui  ne  sentirait  pas?  Mon  père  croyait  donc  que  Dieu  pouvait 
lui  faire  du  bien  s'il  le  voulait,  et  certes  il  doit  le  vouloir,  car  elle 
était  bonne,  et  la  bonté  sait  se  faire  aimer.  Morte!  Mourir!  comme 
ma  mère  et  comme  ma  chèvre!  C'est  une  chose  étrange!  Qu'est-ce 
qui  reste  et  qu'est-ce  qui  s'en  va?  Et  où.  donc  va-t-elle,  cette  chose 
qui  s'en  va?  Dieu  le  sait,  puisqu'on  lui  recommande  les  morts.  Je 
me  souviens  que  ma  mère  a  beaucoup  soufl'ert  ici,  car  je  l'ai  souvent 
vue  pleurer  :  soufTre-t-elle  encore?  Si  Dieu  aime  les  bons,  comme 
cela  est  juste  et  naturel,  s'il  peut  tout  ce  qu'il  veut,  comme  cela  doit 
être,  puisqu'il  a  fait  toutes  les  belles  choses  de  ce  monde,  il  doit  se 
complaire  à  rendre  heureux  après  la  mort  ceux  qui  ont  souffert  sans 
l'avoir  mérité  pendant  la  vie,  et  cela  doit  lui  être  facile. 


A72  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

De  raisonnement  en  raisonnement,  Emina  en  était  arrivée  à  la 
croyance  dans  une  vie  future  et  éternelle  composée  de  récompenses 
et  de  bonheur  pour  les  bons,  et  d'abandon  sinon  de  châtiraens  pour 
les  pervers.  N'oubliez  pas  de  grâce  qu'Emina  est  femme  et  Turque, 
qu'on  ne  lui  a  rien  enseigné  de  la  religion,  des  devoirs  qu'elle  im- 
pose, ni  des  vertus  qu'elle  inspire,  car  s'il  est  faux  que  Mahomet  ait 
explicitement  refusé  une  âme  aux  femmes,  toujours  est-il  qu'il  a  dé- 
daigné de  s'expliquer  à  ce  sujet,  d'où  ses  sectateurs  ont  conclu  qu'il 
n'avait  rien  à  en  dire. 

II. 

J'ai  dit  qu'Emina  rencontrait  parfois  dans  la  montagne  d'autres 
enfans  isolés  comme  elle,  comme  elle  consacrés  à  la  garde  des  trou- 
peaux. Parmi  ces  enfans,  il  en  était  un  pâle  et  chétif  qui  la  recher- 
chait plus  que  les  autres,  et  auquel,  sans  s'en  douter,  elle  avait 
déjà  sauvé  la  vie  par  ses  médicamens.  Plus  âgé  qu'elle  d'un  an  et 
fils  d'un  habitant  du  village  où  la  belle-mère  d'Emina  était  née, 
cet  enfant,  qui  s'appelait  Saed  et  qui  gardait  les  chèvres  de  son 
père,  avait  une  jolie  figure,  quoique  faible  et  souffreteux.  Un  jour 
Emina  l'avait  trouvé  étendu  au  pied  d'un  arbre,  grelottant  la  fièvre 
et  si  abattu  qu'à  peine  s'était-il  aperçu  de  sa  présence.  — Saed,  lui 
avait-elle  dit,  que  fais-tu  là  et  où  souffres-tu?  —  Je  ne  puis  atteindre 
cette  branche,  avait  répondu  l'enfant  en  proie  aux  rêvasseries  de  la 
fièvre,  et  pourtant  elle  effleure  mon  visage,  et  je  sais  qu'elle  porte 
un  fruit  qui  apaiserait  ma  soif.  —  Emina  leva  les  yeux,  vit  que  l'ar- 
bre était  un  chêne,  et  que  la  branche  la  plus  rapprochée  du  visage 
de  l'enfant  était  encore  à  plus  de  quinze  pieds  au-dessus  de  sa  tète. 
—  Il  ne  sait  ce  qu'il  dit,  pensa-t-elle,  et  cela  doit  tenir  à  son  mal.  — 
Elle  courut  aussitôt  à  la  source  voisine  et  en  rapporta  de  l'eau  bien 
fraîche  qu'elle  versa  goutte  à  goutte  sur  les  lèvres  brûlantes  et  des- 
séchées du  petit  malade  en  lui  disant  :  —  Tiens  et  bois;  ceci  te  sou- . 
lagera.  —  Puis  elle  examina  la  peau,  les  yeux,  le  teint,  le  son  de 
voix  du  pauvre  enfant,  réfléchit  quelque  peu,  et,  prenant  son  parti, 
elle  tira  d'une  espèce  de  sac  dont  elle  avait  fait  sa  pharmacie  des 
boulettes  d'un  extrait  qui  pouvaient  à  la  rigueur  passer  pour  des 
pilules,  et  qu'elle  plaça  sur  la  langue  de  Saed.  S' asseyant  ensuite 
près  de  lui,  elle  lui  prit  la  main,  posa  sa  tête  appesantie  et  doulou- 
reuse sur  ses  genoux,  et  attendit  patiemment  l'effet  du  remède. 

Pendant  le  reste  du  jour,  la  nuit  suivante  et  une  partie  du  lende- 
main, elle  ne  quitta  son  poste  que  pour  aller  chercher  l'eau  fraîche 
que  le  malade  demandait  sans  cesse.  Au  bout  de  ce  temps,  le  rideau 
qui  paraissait  tiré  sur  les  prunelles  de  Saed  se  souleva,  et  la  com- 
munication suspendue  entre  l'esprit  du  dedans  et  son  organe  exté- 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  A/S 

rieur  se  rétablit.  Emina  s'aperçut  de  ce  changement,  et  s' adressant 
sans  préambule  au  convalescent,  elle  lui  dit  :  i—  Tu  me  reconnais 
maintenant,  Saed  ?  Te  voilà  de  retour;  tu  vois  où  tu  es,  et  auprès  de 
qui?  C'est  bien,  et  comment  te  trouves-tu? 

—  Est-ce  que  je  suis  malade?  répondit  l'enfant  avec  effroi.  Pour- 
quoi ne  puis-je  remuer?  Oh!  que  je  suis  faible!  Que  m'est-il  donc 
arrivé,  Emina? 

—  Tu  as  été  malade,  mais  je  crois  que  te  voilà  guéri.  Qu'as-tu  fait 
de  tes  chèvres? 

—  Mes  chèvres?  répéta  Saed  de  l'air  d'abord  de  quelqu'un  qui 
cherche  en  vain  à  rappeler  ses  souvenirs,  et  bientôt  avec  une  vive 
inquiétude.  Ah  !  mon  Dieu  !  qxie  seront-elles  devenues  ?  Je  me  sou- 
viens maintenant  que,  me  sentant  faible  et  tremblant,  je  me  suis 
couché  à  terre  et  j'ai  fermé  les  yeux;  mais  c'est  tout  ce  que  je  sais. 
Ai-je  dormi  longtemps?  est-il  arrivé  malheur  à  mon  troupeau? 

—  Rassure-toi,  Saed;  ton  troupeau  est  là-bas  avec  le  mien,  sous 
la  garde  de  nos  chiens,  et  sous  la  mienne  aussi,  car,  tout  en  te  soi- 
gnant, je  n'ai  pas  perdu  de  vue  nos  chèvres.  Essaie  de  te  lever  main- 
tenant. 

Saed  obéit  et  ne  parvint  qu'à  se  mettre  sur  son  séant;  il  ne  souf- 
frait pourtant  plus,  et  il  sentait  que  la  santé  lui  était  revenue.  —  Je 
suis  sûr  que  c'est  toi  qui  m'as  guéri,  disait-il  à  Emina.  Merci, 
Emina,  merci,  je  ne  l'oublierai  pas, 

—  Est-ce  bien  moi  qui  t'ai  guéri?  reprit  Emina,  qui,  selon  sa  cou- 
tume, partait  d'un  point  quelconque  pour  s'élever  à  des  considéra- 
tions d'un  ordre  peu  accessible  en  apparence  à  un  enfant  de  son  âge 
et  dans  sa  position.  C'est  moi  qui  ai  trouvé  une  herbe  salutaire, 
mais  qui  donc  m'a  parlé  un  jour  que  je  l'admirais,  cette  fleur  si  jolie, 
et  m'a  dit  :  Il  y  a  là-dedans  de  quoi  guérir  de  la  fièvre?  Non,  non,  ce 
n'est  pas  moi.  J'ai  entendu  la  voix,  j'ai  obéi  à  ses  ordres;  mais  cette 
voix  n'était  pas  la  mienne,  et  ce  n'est  pas  moi  qui  ai  commandé, 
puisque  c'est  moi  qui  ai  obéi.  Ah  !  Saed,  celui  qui  comprendrait  toute 
chose  serait  bien  heureux  !  Celui  que  nous  nommons  Allah  jouit  sans 
doute  de  ce  bonheur-là. 

Le  fait  est  que  Saed,  lui,  ne  comprenait  pas  le  premier  mot  de  ce 
qu'Emina  lui  disait  là.  Il  n'avait  saisi  que  le  nom  d'Allah,  et  il  ne 
trouva  rien  de  mieux  à  répondre  que  la  banale  exclamation  si  fré- 
quemment employée  par  les  Orientaux  :  hich  Allah  !  (  plaise  à  Dieu  !  ) 
Emina  le  regarda  un  moment  avec  étonnement,  puis  elle  secoua  dou- 
cement sa  jolie  tête  et  se  mit  à  tracer  quelques  figures  sur  la  terre 
avec  son  bâton. 

Saed  pourtant  ne  ressemblait  pas  au  petit  chevreau  de  la  chèvre 
rouge,  il  n'était  pas  ingrat  :  aussi  voua-t-il  à  sa  bienfaitrice  quelque 

\ 


/i7/l  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

chose  qui  ressemblait  plutôt  à  un  culte  qu'à  tout  autre  sentiment. 
Partout  où  il  croyait  la  trouver,  il  s'y  dirigeait;  partout  où  il  pou- 
vait la  suivre,  il  la  suivait;  tout  ce  qu'elle  disait  était  pour  lui  article 
de  foi;  ses  opinions  devenaient  aussitôt  les  siennes,  même  lorsqu'il 
ne  les  comprenait  pas;  ses  goûts,  il  les  partageait;  ses  moindres 
désirs  étaient  des  lois  pour  lui;  rien  enfin  n'était  à  ses  yeux  aussi 
beau,  aussi  parfait  qu'Emina.  Et  ceci  me  rappelle  que  je  n'ai  rien 
dit  encore  de  la  beauté  de  ma  bergère,  et  que  je  dois  réparer  cet 
oubli,  car  on  ne  s'intéresse  jamais  parfaitement  qu'à. ceux  que  l'on 
connaît. 

Que  l'on  ne  m'accuse  pas  de  fausser  la  couleur  locale,  si  je  dis 
qu'Emina  avait  de  grands  yeux  d'un  bleu  clair,  un  nez  finement 
ciselé,  une  bouche  vermeille  modelée  dans  le  goût  de  certaines  belles 
statues  grecques,  des  dents  semblables  à  de  petites  perles,  un  teint 
délicat  que  le  soleil  d'Asie  n'avait  pas  encore  bruni,  de  longs  che- 
veux soyeux  de  cette  nuance  que  les  Anglais  appellent  cMhurn,  qu'elle 
était  grande  pour  son  âge,  svelte  et  élancée.  Ce  genre  de  beauté  est 
beaucoup  moins  rare  en  Orient  qu'on  ne  le  croit,  et  l'on  cessera  de 
s'en  étonner,  si  l'on  réfléchit  d'une  part  que  l'ancienne  population 
de  ces  contrées  était  de  race  grecque,  de  l'autre  qu'un  grand  nom- 
bre de  Gircassiennes  ont  donné  et  donnent  encore  leur  sang  aux 
enfans  des  conquérans  turcs.  Quant  aux  mains  d'Emina,  c'étaient 
de  vraies  mains  orientales,  petites,  fines,  potelées,  aux  ongles  taillés 
en  amandes  et  colorés  par  une  légère  couche  de  henné.  Ses  pieds 
étaient  des  pieds  d'enfant,  ce  qui  est  beaucoup  dire,  car  qui  n'a  pas 
remarqué  que  tous  les  enfans  ont  des  pieds  charmans  jusqu'à  l'âge 
où  le  cordonnier  vient  en  aide  àla  nature  ?  Mais  Emina  n'avait  jamais 
confié  son  pied  à  un  cordonnier.  Sa  démarche  était  gi-acieuse,  un 
peu  lente,  un  peu  ondulée,  mais  naturelle  et  aisée.  C'était,  à  tout 
prendre,  une  charmante  personne,  et  de  meilleurs  connaisseurs  que 
Saed  l'eussent  trouvée  fort  à  leur  goût.  Ce  qui  rendait  sa  beauté  à 
la  fois  plus  piquante  et  plus  touchante,  c'était  son  ignorance  totale 
à  ce  sujet.  Jamais  elle  n'avait  vu  de  glace,  et  jamais  l'idée  ne  lui 
était  venue  de  se  mirer  dans  l'eau  des  fontaines  ou  des  ruisseaux, 
ce  qui,  soit  dit  en  passant,  ne  lui  eût  pas  appris  grand'chose,  car 
l'eau  mobile  est  un  mauvais  miroir,  et  si  Narcisse  mounit  d'amour 
pour  son  image  telle  qu'il  la  vit  au  fond  d'un  étang,  je  soupçonne 
que  les  agaceries  et  les  complimens  de  ses  voisines  l'avaient  prédis- 
posé à  ce  singulier  accident. 

Le  fait  est  qu'Emina  fut  fort  étonnée  d'entendre  Saed  lui  dire  un 
jour  et  à  brûle-pourpoint  :  Que  te  voilà  belle,  Emina  !  Et  en  effet  ce 
jour-là  Emina  était  encore  plus  jolie  que  d'ordinaire.  Ce  n'était  pas 
qu'elle  eût  une  robe  neuve,  d'une  coupe  plus  élégante  ou  d'une  cou- 


RÉQTS   TURCO-ASIATIQUES.  475 

leur  mieux  seyante.  J'ai  déjà  avoué  qu'Emina  ne  i^ortait  au  lieu  de 
robe  qu'une  chemise  de  toile,  et  quand  elle  changeait  de  toilette, 
c'était  à  l'insu  de  tout  le  monde,  vu  que  ses  deux  costumes  avaient 
été  taillés  dans  la  même  pièce  d'étoffe,  et  ne  se  distinguaient  l'un  de 
l'autre  par  aucun  ornement.  Ce  jour-là  toutefois,  Emina  avait  réflé- 
chi plus  longtemps  que  de  coutume,  et  le  sujet  de  ses  méditations 
n'était  ni  plus  ni  moins  qu'un  couple  de  jolies  tourterelles  sauvages 
qu'elle  avait  vu  déjouer,  en  se  réfugiant  dans  un  taillis,  les  manœu- 
vres d'un  faucon.  —  Qui  leur  a  appris,  se  demandait-elle,  que  cet 
oiseau  n'est  pas  un  oiseau  comme  tous  les  autres,  un  ami,  un  indiffé- 
rent? La  voix  qui  a  averti  les  tourterelles  n'est-elle  pas  la  même  qni 
m'arrête  devant  telle  ou  telle  plante,  et  semble  me  dire  qu'il  y  a  en 
elle  de  quoi  guérir  tel  ou  tel  mal?  Cette  voix  qui  parle  à  chacun 
son  langage,  c'est  sans  doute  la  voix  de  Dieu;  mais  alors  Dieu  doit 
être  sans  cesse  auprès  de  nous,  auprès  de  tous  et  de  chacun,  veiller 
sur  nous,  s'occuper  de  nous,  mettre  sa  toute-puissance  au  service 
de  notre  faiblesse.  Je  me  sens  forte  maintenant,  je  ne  suis  plus  seule 
au  milieu  des  bois.  Quel  bonheur!  Dieu  est  avec  moi,  et  je  le  sais! 
Et  le  joli  visage  d'Emina  s'était  éclairé  d'une  joie  si  pure  et  si 
sublime,  que  Saed,  qui  s'était  approché  d'elle  tout  doucement  et 
qui  l'observait  depuis  quelques  instans  en  silence,  avait  eu  raison 
de  s'écrier  :  —  Que  tu  es  belle  aujourd'hui,  Emina! 

—  Suis-je  belle?  répondit-elle  en  entendant  ce  compliment  pour 
la  première  fois  de  sa  vie.  Tu  me  fais  plaisir  de  me  dire  cela,  Saed, 
quoique  je  ne  sache  pas  à  quoi  cela  peut  me  servir  d'être  belle. 

—  Oh!  je  te  le  dirai,  moi,  reprit  Saed,  qui  sur  certaines  institu- 
tions sociales  était  beaucoup  plus  avancé  que  son  amie,  cela  peut  te 
servir  d'abord  à  trouver  un  mari. 

—  Si  ce  n'est  que  cela,  je  ne  m'en  soucie  guère.  Ma  mère  Fatma 
était  bien  gaie  lorsque  mon  père  l'a  épousée;  mais  à  présent  toute 
sa  gaieté  a  disparu,  d'où  j'ai  conclu  que  le  mariage  n'était  pas  la 
plus  belle  chose  du  monde. 

—  C'est  selon  le  mari,  Emina.  Ton  père  est  vieux  (il  avait  vingt- 
huit  ans,  ce  qui  est  un  grand  âge  en  Asie-Mineure,  oh.  l'homme  se 
marie  presqu'au  sortir  de  l'enfance),  il  est  sérieux,  de  mauvaise 
humeur  quelquefois,  et  il  ne  rend  pas  sa  jeune  femme  heureuse;  mais 
suppose  un  moment  que  je  devienne,  moi,  ton  mari!  Hein!  qu'en 
dis-tu  ? 

Emina  se  préparait  à  répondre,  lorsque  d'affreux  hurîemens  re- 
tentirent. Ils  se  levèrent  brusquement,  regardèrent  du  côté  d'où  par- 
tait le  bruit,  et  aperçurent  un  loup  aux  prises  avec  le  fidèle  Ac-Cîâq. 
Emina  fit  un  pas  en  avant,  Saed  la  retint  par  le  pan  de  sa  robe,  en  lui 
disant  d'une  voix  étranglée  par  la  peur  :  —  Sauvons-nous,  Emina, 


h76  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

car,  après  avoir  dévoré  le  chien,  le  loup  se  jettera  sur  nous.  —  Me 
sauver!  s'écria  Emina.  Abandonner  le  troupeau  de  mon  père!  aban- 
donner mon  pauvre  chien  !  —  Et  se  rappelant  les  conclusions  rassu- 
rantes auxquelles  elle  était  arrivée  un  moment  auparavant,  elle  leva 
machinalement  les  yeux  au  ciel;  puis,  s' armant  du  bâton  ferré  qui 
l'aidait  à  gravir  les  montagnes  et  ramassant  des  pierres,  elle  s'élança 
en  poussant  de  grands  cris  vers  le  lieu  du  combat.  Ac-Ciâq  était  un 
dogue  féroce  et  vigoureux,  il  portait  en  outre  un  collier  en  fer  hé- 
rissé de  pointes  et  de  crocs  contre  lesquels  le  loup  se  blessait  chaque 
fois  qu'il  essayait  de  l'attaquer.  Les  dents  du  chien  avaient  déjà 
entamé  en  plusieurs  endroits  la  peau  du  loup,  et  celui-ci  eût  peut- 
être  battu  en  retraite,  s'il  eût  su  comment  se  débarrasser  du  terrible 
collier  en  fer  qui  s'était  accroché  à  son  poil.  Aussi,  lorsqu'il  entendit 
le  son  menaçant  d'une  voix  humaine  et  qu'il  aperçut  un  bâton  levé 
au  bout  de  deux  bras,  il  ne  s'anêta  pas  à  examiner  si  la  voix,  les 
bras  et  le  bâton  représentaient  un  ennemi  vraiment  formidable;  mais, 
se  dégageant  par  un  effort  désespéré  des  dents  du  collier,  auquel  il 
abandonna  une  grosse  touffe  de  sa  crinière,  il  prit  la  fuite. 

Emina  n'avait  pas  eu  peur;  elle  fut  très  étonnée  lorsqu'on  se  re- 
tournant pour  adresser  quelques  mots  à  Saed,  elle  ne  l'aperçut  pas 
à  ses  côtés.  Sa  première  pensée  fut  qu'il  avait  fait  un  détour  pour 
surprendre  l'animal  dans  la  montagne,  la  seconde  la  ramena  plus 
près  du  vrai  :  Emina  ne  savait  pas  encore  qu'un  poltron  est  un  être 
ridicule,  mais  elle  sentit  confusément  que  la  peur  peut  être  aussi 
mauvaise  conseillère  que  l'ingratitude.  —  Après  tout,  se  dit-elle,  il 
ne  sait  pas  que  Dieu  veille  sur  lui.  Et  moi  aussi,  j'aurais  peur  sans 
cette  pensée-là;  il  faut  que  je  l'avertisse.  —  En  cela,  elle  se  ca- 
lomniait, la  chère  petite,  car  ce  n'est  que  sur  les  cœurs  naturelle- 
ment braves  que  le  raisonnement  peut  exercer  quelque  influence  au 
moment  du  danger.  Si  Saed  avait  su,  pour  parler  comme  Emina, 
que  Dieu  ne  le  quittait  point  dans  le  péril,  il  est  probable  qu'il 
l'eût  oublié  à  la  vue  du  loup.  Quoi  qu'il  en  soit,  les  premiers  soins 
d'Emina  furent  pour  son  chien,  qui  n'avait  reçu  que  de  légères  égra- 
tignures,  et  les  seconds  pour  Saed,  qu'elle  trouva  à  la  place  où  elle 
l'avait  laissé,  à  demi  mort  de  peur.  —  Dieu  soit  loué  [moch  Allali)\ 
te  voilà  !  s'écria-t-il  tout  tremblant  du  plus  loin  qu'il  la  vit.  Le  loup 
est- il  parti?  N'as-tu  pas  de  mal? 

—  Non,  répondit  Emina,  et  le  loup  est  loin  d'ici;  mais  s'il  s'était 
tourné  contre  moi,  ce  n'est  pas  toi  qui  m'aurais  défendue,  Saed. 

L'enfant  sentit  le  reproche ,  que  sa  conscience  lui  avait  déjà 
adressé,  et  de  blême  qu'il  était,  il  devint  cramoisi.  —  Pardonne- 
moi,  Emina,  dit-il  lorsqu'il  eut  recouvré  la  voix;  mais  que  pourrais-je 
contre  un  loup?  Il  m'eût  dévoré  ainsi  que  toi,  et...  le  beau  profit! 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  /i77 

—  NoTi,  Saed,  repiit  Emina  d'un  air  grave  et  quelque  peu  sé- 
vère, ce  n'est  pas  cela  que  tu  dois  dire  et  ce  n'est  pas  cette  ré- 
llexion  qui  t'a  retenu,  ou  bien  il  me  serait  impossible  de  t'aimer;  îa 
vérité  est  que  tu  as  eu  peur.  Eh  bien  !  viens  ici,  je  vais  te  dire  quel- 
que chose  qui  te  donnera  du  cœur  à  l'avenir.  Je  t'entends  souvent 
«lire  :  hich  Allah  1  mach  Allah!  comme  mon  père,  comme  ma  mère, 
comme  tout  le  monde  enfin  ;  mais  as-tu  jamais  réfléchi  à  ce  que  ces 
mots  signifient?  Je  parierais  que  non,  ou  bien  tu  les  prononcerais 
d'une  autre  façon.  Quand  tu  dis  :  Que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite! 
tu  crois  que  Dieu  veut  ton  bien  ;  quand  tu  dis  :  Dieu  soit  loué  !  tu 
reconnais  que  Dieu  t'a  accordé  un  don,  un  bienfait.  Tu  ne  t'en  rends 
pas  compte,  mais  ces  mots  n'ont  pas  d'autre  sens.  Sache  donc  qu'en 
effet  Dieu  ne  nous  perd  pas  de  vue  une  seule  minute,  ni  toi,  ni  moi, 
ni  aucune  créature  humaine,  ni  aucun  animal  petit  ou  grand,  beau 
ou  laid.  Les  arbi'es,  les  rivières,  les  champs,  les  étoiles,  tout  est  dans 
l'œil  et  dans  le  cœur  de  Dieu;  mais  plus  une  de  ses  créatures  est 
bonne  et  plus  le  cœur  de  Dieu  est  tendre  pour  elle,  ce  qui  se  com- 
prend de  soi-même,  car  il  est  naturel  d'aimer  ce  qui  est  bon  et  de 
préférer  ce  qui  est  meilleur. 

—  Qui  donc  t'a  enseigné  tout  cela?  fit  Saed. 

—  Personne,  répliqua  Emina;  mais  si  je  suis  convaincue  que 
Dieu  nous  vient  en  aide  dans  nos  dangers  et  qu'il  nous  suggère  les 
moyens  de  les  éviter,  c'est  que  moi-même  j'ai  reçu  ses  avis,  et  aussi 
parce  que  j'ai  vu  comment  il  fait  parvenir  à  d'autres  êtres  ces  mêmes 
conseils  et  ces  mêmes  leçons.  M'entends-tu,  Saed?  Pourquoi  me  re- 
garder avec  des  yeux  qui  te  sortent  de  la  tête?  Me  comprends-tu? 

—  Je  crois  que  oui,  et  en  tout  cas  je  t' écoute.  Mais  comment  sais-tu 
({ue  ces  avis  dont  tu  parles  te  viennent  de  Dieu?  Je  sais  bien  que  les 
derviches  adressent  des  questions  à  Dieu,  qui  leur  répond  et  qui. 
fait  d'ailleurs  tout  ce  qu'ils  désirent;  mais  toi,  Emina,  tu  es  une 
femme  et  non  pas  un  derviche;  tu  n'as  pas  le  sel  de  la  Mecque,  ni  la 
pierre  verte,  ni... 

—  Je  ne  sais  ce  que  font  les  derviches,  reprit  Emina,  et  je  com- 
prends que  certains  hommes  entendent  la  voix  de  Dieu  plus  souvent 
que  d'autres.  Pour  ce  qui  est  de  moi,  je  sais  que  certains  avis  me 
sont  venus  de  Dieu,  parce  qu'ils  ne  pouvaient  me  venir  d'ailleurs, 
et  aussi  parce  qu'ils  étaient  si  sages,  si  opportuns,  si  nécessaires, 
que  nul  autre  que  le  Dieu  tout-puissant  et  tout  miséricordieux  ne 
pouvait  me  les  envoyer.  Toi-même,  si  jamais  un  péril  te  menace, 
adresse-toi  à  Dieu,  tu  l'écouteras,  et  tu  le  laisseras  faire.  Je  ne  te 
demande  que  cela!  Écoute  la  voix  qui  te  parle  dans  ton  cœ.ur,  c'est 
]a  voix  de  Dieu. 

Malgré  les  avertissemens  d'Emina  et  la  bonne  volonté  de  Saed, 


â78  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mon  rôle  d'historiographe  m'oblige  à  avouer  que  Saed  ne  fit  pas  de 
grands  progrès  dans  l'art  de  communiquer  avec  celui  dont  Emina 
disait  de  si  jolies  choses  avec  un  si  joli  visage.  Dans  deux  ou  trois 
occasions  importantes,  il  s'étudia  à  écouter  les  voix  confuses  qui 
s'élevaient  dans  son  cœur,  mais  sans  pouvoir  reconnaître  celle  qui 
lui  avait  été  annoncée.  Il  entendait  bien,  outre  la  voix  de  ses  pas- 
sions ou  de  ses  instincts,  une  autre  voix  plus  mélodieuse  et  plus 
puissante  qui  disait  juste  tout  le  contraire  des  premières;  mais  cette 
voix,  il  n'y  avait  pas  à  s'y  méprendre,  et  Saed  ne  s'y  méprit  pas: 
c'était  la  voix  d'Emina.  Faute  de  mieux,  Saed  se  décida  à  écouter 
celle-ci,  et  il  fit  bien.  Plus  d'une  fois,  lorsque  sa  paresse  l'invitait 
à  se  reposer  à  l'ombre  des  grands  chênes  et  à  laisser  ses  chèvres 
devenir  ce  qu'elles  pourraient,  il  se  rappela  les  leçons  d'Emina,  et 
résista  à  la  tentation.  Il  fit  aussi  de  louables  efforts  pour  vaincre  sa 
timidité  naturelle,  car  Emina  lui  avait  dit  :  —  J'ai  toujours  entendu 
dire  que  l'homme  étant  fort  et  la  femme  faible,  c'est  à  celui-là  qu'il 
appartient  de  défendre  et  de  soutenir  celle-ci.  Cependant  si  nous 
étions  mari  et  femme,  Saed,  si  nous  avions  de  petits  enfans,  et  qu'un 
danger  nous  menaçât,  que  ferais-tu?  Te  sauverais-tu,  et  nous  lais- 
serais-tu nous  en  tirer  comme  nous  pourrions? 

Ce  reproche  piqua  si  fort  Saed,  qu'à  partir  de  ce  jour  il  se  promit 
de  devenir  aussi  brave  qu'un  Osmanlis  des  anciens  temps.  De  son 
côté,  la  petite  bergère  se  complaisait  dans  un  double  sentiment,  ce- 
lui de  l'affection  qu'elle  éprouvait  pour  Saed  et  de  l'ascendant  qu'elle 
venait  de  conquérir  sur  lui;  mais  à  l'époque  même  où  les  exemples 
et  les  paroles  d'Emina  commençaient  à  exercer  sur  Saed  une  salu- 
taire influence,  un  grand  changement  se  préparait  dans  la  destinée 
de  la  fille  d'Hassan.  Le  sort  tenait  en  réserve  à  ces  deux  enfans  une 
catastrophe  qui  devait  bouleverser  leur  existence,  si  peu  agitée  jus- 
que-là. 

III. 

Comme  tous  les  Turcs  de  l' Asie-Mineure  (je  veux  croire  qu'il  en 
est  autrement  dans  le  reste  de  l'empire) ,  Hassan-Agha  était  criblé  de 
dettes.  Quand  un  créancier  le  pressait  un  peu  trop,  il  se  mettait  en 
campagne,  frappait  à  toutes  les  portes,  et  ne  s'arrêtait  pas  qu'il  n'eût 
ramassé,  sinon  la  totalité  de  la  somme  due,  du  moins  un  à-compte 
considérable.  C'est  ainsi,  et  jamais  autrement,  que  l'on  paie  ses  dettes 
en  Asie-Mineure,  en  en  contractant  de  nouvelles,  et  l'intérêt  légal 
y  étant  de  36  à  liO  pour  100,  il  en  résulte  que  les  prêteurs  amateurs 
exigent  quelquefois  le  double,  et  que  le  malheureux,  une  fois  dans 
la  carrière  des  emprunts,  n'a  plus  la  moindre  chance  de  salut.  Il  ne 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  /i79 

meurt  pas  de  faim  pour  cela,  car  tant  qu'il  a  des  bras,  de  la  terre 
devant  lui,  et  des  bois  par  derrière,  il  est  assuré  de  récolter  assez 
d'orge,  de  blé,  de  millet  et  de  courges  pour  suffire  à  sa  consom- 
mation, et  d'abriter  sa  tête  sous  les  poutres  et  sous  les  planches 
qu'il  a  coupées  dans  la  forêt.  Reste  le  chapitre  de  la  toilette,  et  je 
mets  en  fait  que  tous  les  accoiitremens  à  l'usage  des  deux  sexes  ne 
sont  jamais  achetés  qu'avec  de  l'argent  emprunté;  j'en  dirais  volon- 
tiers autant  des  instrumens  de  labour  et  dti  bétail.  Hassana  n'était 
pas  homme  à  échapper  à  la  loi  générale.  Il  s'était  endetté  à  la  mort 
de  son  père,  à  son  premier  mariage,  lors  de  son  veuvage  et  lors  de 
son  second  mariage,  sans  compter  les  cas  extraordinaires,  les  acci- 
dens,,  les  maladies,  les  mauvaises  années,  les  bêtes  mangées  par  les 
loups,  etc.  Aussi  devait-il  de  l'argent  à  son  voisin  de  droite,  à  son 
voisin  de  gauche,  au  mocjtar  de  son  village,  et  surtout  au  banquier 
du  gouvernement,  sorte  de  receveur  chargé  de  percevoir  le  tribut  et 
de  le  transmettre  à  la  capitale;  mais  le  créancier  qui  à  lui  tout  seul 
inquiétait  Hassana  plus  que  tous  les  autres  réunis,  c'était  un  certain 
bey  des  environs,  qui  avait  eu  soin  d'assurer  sa  créance  sur  les 
terres  d'Hassana.  Ce  bey  s'était  tenu  tranquille  pendant  plusieurs 
années.  Néanmoins  cette  réserve  discrète  des  temps  passés  rendait 
ses  exigences  actuelles  encore  plus  effrayantes,  car  on  n'avait  pas 
la  consolation  de  se  dire  :  Il  se  calmera,  comme  cela  lui  est  arrivé 
déjà  tant  de  fois  ! 

Hamid-Bey  avait  depuis  j)eu  prévenu  Hassana  que  son  argent 
lui  étant  nécessaire,  il  était  décidé  à  ne  rien  négliger  pour  ren- 
trer dans  ses  fonds.  L'avertissement  avait  été  réitéré  plus  d'une 
fois,  et  Hassana  était  au  désespoir.  Malgré  ses  courses  multipliées 
et  ses  tentatives  incessantes,  il  n'avait  pu  compléter  la  somme  duo. 
à  Hamid-Bey,  et  les  quelques  piastres  qu'il  avait  récoltées  lui  avaient 
été  octroyées  à  quelque  chose  comme  80  pour  100  d'intérêt.  Ce  fut 
sur  ces  entrefaites,  et  lorsque  le  désespoir  d'Hassana  était  à  son 
comble,  qu'Hamid-Bey  se  présenta  chez  lui,  et  lui  tint  à  peu  près  ce 
langage. 

—  Noble  Hassana,  mon  cher  ami,  mon  âme,  v^oulez-vous  ou  ne 
voulez-vous  pas  me  payer?  Yoilà  bien  des  fois  que  je  vous  adresse 
la  même  question. 

—  Votre  excellence  peut-elle  douter  de  mes  bonnes  et  loyales  in- 
tentions? Que  votre  excellence  me  rende  la  justice  de  croire  que 
mon  vœu  le  plus  ardent  est  d'accord  avec  le  sien  à  ce  sujet.  Je  suis, 
grâce  à  Dieu,  en  mesure  aujourd'hui  de  conformer  mes  actions  h 
mes  discours. 

Hamid-Bey  ouvrit  de  très  grands  yeux. 

—  Oui,  excellence,  quoique  je  ne  sois  pas  encore  en  état  de  m'ac- 


hSO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quitter  entièrement,  je  puis  du  moins  alléger  le  poids  dont  mon 
âme  reconnaissante  est  chargée.  J'ai  là  pour  votre  excellence... 

—  Qu'avez-vous  pour  mon  excellence,  noble  effendi?  repartit  le 
bey,  qui  avait  remarqué  l'hésitation  d'Hassana,  et  qui  n'en  augurait 
rien  de  bon. 

—  J'ai...  cent  piastres... 

—  Cent  piastres!  noble  Hassana!  Et  vous  m'en  devez  deux  mille? 
Y  pensez-vous?  Autant  vaut  ne  rien  m' offrir  du  tout. 

—  Mais,  excellence,  ce  n'est  qu'un  petit  à-compte  pour  vous  faire 
prendre  patience.  Après  la  récolte. . . 

—  Bon,  parlez-moi  de  la  récolte  maintenant!  Et  vous  n'avez  pas 
encore  semé.  Ah!  ces  terres-là  ont  bien  l'air  de  venir  à  moi!  Leur 
étendue  n'est  pas  considérable,  mais  vous  êtes  un  bon  cultivateur, 
Hassana,  et  votre  raisin  est  excellent.  Je  ne  serais  pas  fâché  d'ail- 
leurs d'avoir  dans  cette  vallée  un  petit  coin  de  terre  à  moi,  où  je 
viendrais  passer  les  mois  d'hiver,  car  il  fait  froid  sur  ma  montagne. 
Yoyons,  noble  Hassana!  Vous  voilà  tout  abasourdi!  Comme  vous 
j)âlissez!  Vous  y  tenez  donc  beaucoup  à  votre  propriété? 

Le  pauvre  homme  ouvrit  la  bouche  pour  répondre  qu'en  effet  il 
y  tenait  infiniment,  mais  la  voix  lui  manqua,  et  il  garda  un  morne 
silence,  faisant  de  louables  efforts  pour  ressaisir  cette  apparence  de 
tranquillité  stoïque  que  les  Turcs  considèrent  comme  indispensable 
à  la  dignité  humaine.  Après  s'être  livré  quelques  instans  à  ses  ré- 
flexions, le  bey  reprit  :  —  Je  vois  que  la  pensée  de  renoncer  à  ces 
lieux  vous  afflige,  et  je  voudrais  vous  épargner  ce  chagrin.  Peut-être 
y  aurait-il  moyen  de  tout  arranger.  Vous  avez  une  fille? 

—  Oui,  excellence,  répondit  Hassana,  qui  crut  voir  le  paradis 
s'ouvrir  devant  lui, 

—  Quel  âge  a-t-elle? 

—  Bientôt  treize  ans,  excellence. 

—  Diable!  c'est  beaucoup...  Et  avez-vous  songé  à  la  marier? 

—  Pas  encore,  excellence;  elle  ma  sert  à  garder  mes  chèvres,  et 
partant,  je  ne  suis  pas  pressé. 

—  Vous  avez  tort,  vous  avez  grand  tort,  car  à  treize  ans  une 
fille  n'a  déjà  plus  de  temps  à  perdre.  Voyons,  voulez-vous  me  la 
donner? 

—  A  vous?  A  votre  excellence?  Mais  assurément.  Ma  fille  ne  vaut 
pas  sans  doute  le  prix... 

—  Un  moment,  un  moment!  Vous  ne  m'avez  pas  compris.  Je  ne 
veux  pas  payer  votre  fille  deux  mille  piastres.  Si  je  l'épouse,  votre 
dette  subsistera  comme  auparavant,  si  ce  n'est  que  je  consentirai 
à  en  attendre  le  remboursement  pendant  cinq  ans.  Vous  me  donne- 
rez en  outre,  votre  vie  durant,  quatre  chevreaux,  cent  oques  de  rai- 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  ASl 

siu,  dix  mesures  d'orge  et  trois  voitures  de  paille  par  an.  Voilà  mes 
conditions. 

Qu'on  me  permette  une  courte  digression  au  sujet  de  ce  mariage. 
Hassana  avait  espéré  d'abord  qu'il  s'agissait  de  vendre  sa  fille  pour 
deux  mille  piastres  à  un  grand  seigneur,  ce  qui  ne  blessait  aucune- 
ment les  susceptibilités  paternelles  de  son  cœur  turc.  Pareilles  choses 
ont  lieu  tous  les  jours  parmi  les  personnages  les  plus  considérables 
de  l'empire.  La  femme,  en  tant  que  femme,  y  est  cotée  si  bas  sur 
l'échelle  des  mœurs  et  du  sentiment,  qu'elle  ne  peut  guère  déchoir. 
L'esclavage  d'ailleurs  n'a  rien  de  dur  ni  d'humiliant  dans  ces  con- 
trées, et  la  concubine  se  trouve  matériellement  et  moralement  dans 
la  même  condition  à  peu  près  que  l'épouse  légitime.  Hassana  eût 
donc  été  le  plus  heureux  des  Turcs  s'il  eût  pu  échanger  sa  fille  contre 
un  reçu  de  deux  mille  piastres  signé  Hamid-Bey.  Reste  à  expliquer 
maintenant  pourquoi  le  bey  préférait  une  femme  à  une  esclave,  et 
la  raison  en  est  si  simple  que  j'ose  à  peine  la  dire  :  c'est  que  l'une 
lui  revenait  meilleur  marché  que  l'autre.  Non-seulement  il  conser- 
vait par  son  mariage  tous  ses  droits  sur  la  terre  d'Hassana,  et  il  im- 
posait à  ce  dernier  une  redevance  assez  considérable,  mais  il  ne  se 
chargeait  pas  d'une  esclave,  qui  est  souvent  un  meuble  fort  dispen- 
dieux. Si  elle  est  mécontente  de  sa  destinée,  si  son  maître  lui  in- 
spire une  aversion  insurmontable,  si  les  épouses  légitimes  de  celui-ci 
lui  rendent  la  vie  par  trop  dure,  l'esclave  a  le  droit  de  forcer  son 
maître  à  l'établir  quelque  part  à  son  gré,   à  lui  faire  un  présent 
que  le  cadi  ou  le  juge  se  réserve  de  fixer,  et  qu'il  grossit  de  son 
mieux  afin  que  sa  part  soit  meilleure.  La  femme  légitime  ne  jouit 
pas  des  mêmes  avantages;  elle  peut,  à  la  vérité,  réclamer  le  divorce, 
qu'elle  obtient  même  sans  de  trop  grandes  diflicultés,  mais  cela  ar- 
rive rarement.  Le  mari  se  borne  dans  ce  cas  à  restituer  la  dot,  quand 
il  en  a  reçu  une,  et  comme  en  même  temps  il  se  fait  rendre  par  les 
parens  de  la  femme  la  somme  qu'il  leur  a  donnée  lorsqu'il  a  épousé 
leur  fille,  chacun  rentre  dans  ses  déboursés,  sans  se  trouver  ni  plus 
riche  ni  plus  pauvre  qu'avant  le  mariage.  Ici  par  exemple  la  dot 
était  nulle,  et  le  pi'ix  payé  par  Hamid-Bey  à  Hassana  pour  l'achat 
d'Emina  se  montait  à  cinquante  piastres.  De  semblables  mariages 
sont  très  communs  en  Turquie.  On  croit  généralement  qu'une  jeune 
fille  élevée  dans  la  pauvreté  coûte  moins  cher,  si  elle  ne  rapporte  pas, 
qu'une  demoiselle  élevée  et  nourrie  dans  des  habitudes  de  luxe  et 
d'oisiveté.  Hamid-Bey  savait  bien  qu'Emina  ne  le  ruinerait  ni  en 
frais  de  toilette,  ni  en  essences,  ni  en  cosmétiques,  ni  même  en  confi- 
tures ou  sucreries.  D'ailleurs  il  était  marié  depuis  plusieurs  années 
à  la  veuve  de  son  frère  aîné,  qui,  plus  âgée  que  lui  de  deux  ans, 
ne  lui  avait  donné  que  cinq  enfans,  dont  le  plus  jeune  comptait  alors 

TOME   I.  31 


A82  REYUE   DES   DEUX    MONDES. 

six  printemps.  Il  avait  donc  fait  preuve  d'une  longanimité  admira- 
ble, et  il  devenait  urgent  pour  lui  de  s'unir  à  une  autre  femme,  qui, 
plus  jeune  et  plus  robuste,  pût  compléter  sans  retard  ni  interruption 
sa  douzaine  d'héritiers. 

Le  contrat  de  mariage  ou  de  vente  entre  Hassana  et  Hamid-Bey 
fut  bientôt  signé,  et  les  parties  contractantes  se  séparèrent  fort  sa- 
tisfaites l'une  de  l'autre,  tout  en  se  promettant  in  petto  de  se  duper 
réciproquement  et  de  toute  leur  finesse  lors  de  la  mise  à  exécution 
des  stipulations  pécuniaires. 

Il  faut  maintenant  faire  connaissance  avec  Hamid-Bey.  Il  était  à 
peu  près  du  même  âge  qu'Hassana,  qui  passait,  lui,  pour  un  vieil- 
lard; mais  le  riche  étant  toujours  d'une  dizaine  d'années  plus  jeune 
que  le  pauvre,  Hamid-Bey  tenait  encore  sa  place  parmi  les  jeunes 
gens.  D'une  taille  un  peu  au-dessus  de  la  moyenne  et  bien  prise,  la 
vigueur  de  ses  formes  nuisait  pourtant  à  leur  élégance,  et  un  obser- 
vateur un  peu  attentif  y  eût  découvert  tout  d'abord  des  menaces 
d'obésité.  Son  visage  était  plutôt  rond  qu'ovale,  et  son  teint  parlait 
tout  haut  des  ardeurs  du  soleil  d'Asie.  Ses  yeux  noirs,  très  grands  et 
à  fleur  de  tête,  souriaient  tantôt  avec  la  voluptueuse  douceur  d'un 
mangeur  d'opium,  tantôt  ils  s'allumaient  du  sombre  feu  du  Tartare. 
Il  avait  le  nez  fin,  bien  modelé,  aussi  éloigné  du  type  grec  que  du  ro- 
main; sa  bouche,  grande,  bien  découpée,  aux  lèvres  un  peu  épaisses, 
mettait  à  découvert  des  dents  longues  et  aiguës  d'une  blancheur  sans 
tache.  Une  moustache  bien  tenue  ombrageait  seule  ce  beau  visage, 
qui  paraissait  dédaigner  l'ornement  réputé  indispensable  d'une  lon- 
gue barbe:  tel  était  l'époux  que  l'on  préparait  à  Emina,  tel  était  le 
seigneur  et  le  maître  auquel  on  allait  livrer  cette  créature  naïve  et 
inculte,  ce  corps  accoutumé  à  un  exercice  constant  et  au  grand  air, 
cette  âme  fière,  forte  et  contemplative. 

Hassana  eut  quelque  peine  à  lui  faire  comprendre  et  accepter  sa 
nouvelle  position.  — Je  t'ai  mariée,  Emina,  —  lui  dit-il  un  jour  qu'elle 
revenait  de  la  montagne.  La  première  pensée  d'Emina  fut  que  Saed 
s'était  expliqué  avec  son  père,  et  que  ce  mariage,  auquel  elle  n'avait 
pas  encore  réfléchi  bien  sérieusement,  allait  véritablement  avoir  lieu. 
—  Nous  avions  le  temps  d'attendre,  lui  répondit-elle;  mais,  jDuisque 
ce  mariage  vous  convient  et  que  Saed  est  si  pressé,  je  le... 

—  Saed?  Quel  rapport  y  a-t-il  entre  Saed  et  ton  mariage?  Réponds 
vite,  parleras-tu? 

—  Je  croyais,  mon  père,  que  vous  parliez  de  mon  mariage  avec 
Saed.  Qui  donc  songe  à  moi,  si  ce  n'est  lui? 

—  Celui  qui  t'a  demandé  en  mariage  est  bien  un  autre  person- 
nage que  ce  petit  idiot  de  Saed!  Ce  n'est  rien  moins  qu'Hamid-Bey. 

—  Hamid-Bey!  Vous  plaisantez,  mon  père. 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  ASS 

— Je  ne  plaisante  pas,  ni  lui  non  plus.  Ton  mariage  est  arrêté,  et 
tu  seras  sa  femme  dans  trois  semaines. 

—  Gomme  vous  voudrez,  mon  père.  Irai-je  toujours  dans  la  mon- 
tagne avec  le  troupeau? 

—  Jusqu'au  jour  de  ton  mariage  assurément,  mais  après,  non. 
Tu  habiteras  le  liarem  de  son  excellence,  et  tu  n'en  sortiras  jamais. 
Oh!  tu  auras  le  temps  d'engraisser;  tu  seras  bien  heureuse,  tu  n'au- 
ras rien  à  faire. 

—  Pardon,  mon  père,  si  je  vous  parle  encore  de  Saed.  Je  ne  songe 
plus  à  l'épouser,  puisque  vous  en  avez  décidé  autrement;  mais  com- 
ment m'y  prendrai -je  pour  le  voir  et  causer  avec  lui,  si  je  ne  dois 
pas  quitter  le  harem,  où  il  n'entrera  pas  sans  doute? 

—  Mais  tu  n'as  que  faire  de  Saed;  tu  ne  dois  plus  jamais  ni  le  voir, 
ni  lui  parler,  ni  songer  à  lui.  Tu  ne  verras  plus  d'autre  homme  que 
ton  mari.  Tu  sais  bien  que  cela  se  passe  ainsi  dans  tous  les  pays  du 
monde  à  l'égard  des  femmes  mariées. 

—  Mais  Saed  est  un  enfant,  mon  père;  nous  sommes  accoutumés 
l'un  à  l'autre,  et  nous  ne  nous  résignerons  jamais  à  nous  séparer 
ainsi,  lui  surtout. 

—  Je  me  soucie  bien  de  sa  résignation  !  Ce  qui  m'importe,  c'est 
que  tu  ne  fasses  pas  de  sottises  et  que  tu  comprennes  bien  tes  de- 
voirs. Ton  mari  n'est  pas  un  modèle  de  patience,  tiens-toi-le  pour  dit, 
et  si  tu  le  fâches,  tu  t'en  repentiras.  Saed  aussi  fera  bien  de  ne  pas 
se  trouver  sur  son  chemin. 

—  Mais  qu'est-ce  que  cela  fait  à  Hamid-Bey  que  j'aille  dans  la 
montagne  avec  Saed?  J'y  suis  bien  allée  jusqu'ici,  et  vous  n'y  avez 
rien  trouvé  à  l'edire.  Pourquoi  le  bey  ne  ferait -il  pas  de  même?  Je 
resterai  à  la  maison  quand  il  y  aura  de  l'ouvrage. 

—  Allons,  je  vois  que  tu  as  pris  de  mauvaises  habitudes.  Si  tu 
avais  vécu  plus  souvent  à  la  maison,  tu  ne  serais  pas  si  ignorante,  et 
tu  ne  dirais  pas  tant  de  sottises.  Sache  donc  qu'en  prenant  un  mari 
une  jeune  fille  prend  un  maître,  qu'elle  doit  lui  obéir  en  toute  chose,  le 
servir  de  même,  ne  voir  que  lui,  n'être  vue  que  de  lui,  ne  parler  et 
ne  penser  qu'à  lui.  La  femme  d'un  bey  surtout  ne  sort  du  harem  que 
huit  ou  dix  fois  par  an  pour  aller  au  bain,  et  encore  sort-elle  le  visage 
couvert  et  entourée  de  gardes  qui  ne  permettent  à  personne  de  l'ap- 
procher ni  de  la  regarder.  Et  si  la  femme  mariée  manque  à  quel- 
ques-uns de  ses  devoirs,  il  lui  arrive  malheur. 

—  Et  que  lui  arrive-t-il,  mon  père? 

—  Ah  !  il  lui  arrive,  par  exemple,  qu'on  n'entend  plus  parler  d'elle. 
Je  me  souviens,  lorsque  j'étais  encore  enfant,  que  j'admirais  de  loin 
les  esclaves  noirs  et  tout  le  cortège  qui  suivait  au  bain  la  femme 
d'Osman-Bey,  père  d'Haraid-Bey.  On  la  disait  fort  belle,  et  rien 


hS!l  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

qu'à  la  voir  marcher,  on  devinait  qu'elle  n'était  pas  gaie.  Un  mois, 
deux  mois,  trois  mois  s'écoulèrent  sans  que  le  cortège  passât, 
comme  il  le  faisait  d'ordinaire,  devant  ma  porte.  Je  me  risquai  un 
jour  à  demander  à  un  de  mes  voisins  si  la  femme  du  bey  ne  se  bai- 
gnait plus.  —  Chut!  me  répondit-il,  elle  a  pris  un  bain  qui  lui  suf- 
fira jusqu'au  jour  du  jugement  dernier.  J'insistai  pour  qu'il  m'ex- 
pliquât le  mystère,  et  voici  ce  que  j'ai  appris  :  Osman-bey  s'était 
aperçu  que  sa  femme  pleurait  beaucoup,  cela  lui  avait  donné  des 
soupçons.  Il  l'avait  questionnée,  et  la  pauvre  fille  lui  avait  avoué 
avoir  aimé  avant  son  mariage  un  sien  cousin,  lequel  était  parti  dé- 
sespéré, et  dont  elle  n'avait  plus  reçu  de  nouvelles.  Après  avoir 
écouté  ce  bel  aveu,  Osman-Bey  quitta  la  chambre  sans  mot  dire; 
mais  il  y  rentra  bientôt,  suivi  de  deux  esclaves  noirs  qui  prirent  la 
femme  dans  leurs  bras,  lui  lièrent  les  mains,  les  pieds  et  la  tête, 
l'enfermèrent  dans  un  sac  et  jetèrent  le  sac  dans  la  rivière.  Voilà 
mon  histoire,  Emina,  et  je  crois  (quoique  je  n'en  sois  pas  sûr)  que 
c'est  de  cette  femme-là  qu'Osman-Bey  a  eu  le  fils  que  tu  vas  épou- 
ser. Prends  bien  garde  à  toi.  Je  t'ai  avertie;  j'ai  fait  mon  devoir  de 
père;  le  reste  te  regarde.  Ah  !  encore  un  mot...  Le  bey  a  déjà  une 
femme,  c'est  la  veuve  de  son  frère  amé;  elle  est  vieille,  ne  lui  donne 
plus  d'enfans,  et  c'est  pour  cela  qu'il  s'est  décidé  à  prendre  une 
autre  femme.  On  dit  qu'Ansha  (c'est  ainsi  qu'on  la  nomme)  a  été 
fort  belle,  qu'elle  est  très  habile,  et  qu'Hamid-Bey  ne  fait  rien  sans 
la  consulter.  Tâche  donc  de  t'en  faire  une  amie;  c'est,  je  crois,  le 
meilleur  moyen  de  vivre  en  paix  avec  le  bey.  Et  maintenant,  va 
rejoindre  tes  chèvres. 

Elle  y  alla;  mais  à  peine  avait-elle  fait  quelques  pas  vers  l'étable, 
que,  s' arrêtant  soudainement  et  tournant  vers  son  père  son  visage 
pâle,  elle  lui  dit  d'une  voix  ferme,  quoique  triste  :  —  Mon  père,  si 
les  choses  se  passent  comme  vous  venez  de  me  le  dire,  je  ne  reste- 
rai pas  longtemps  dans  le  harem  du  bey. 

—  Et  où  donc  iras-tu,  malheureuse  enfant? 

—  Là  où  sont  allées  ma  mère  et  la  mère  du  bey. 
Et  elle  retourna  à  ses  chèvres. 

—  Bah!  bah!  propos  de  petite  fille,  marmotta  Hassana.  Après 
tout,  cette  enfant  a  été  mal  élevée;  elle  n'est  pas  comme  tout  le 
monde,  et  elle  aura  de  la  peine  à  se  tirer  d'affaire.  Elle  ne  m'a  pas 
même  demandé  si  sa  robe  de  noce  serait  en  satin  de  Damas... 

Je  n'essaierai  pas  de  dépeindre  le  désespoir  de  Saed,  lorsqu'il 
apprit  la  grande  nouvelle.  11  ne  parlait  de  rien  moins  que  d'attendre 
le  bey  au  coin  d'un  bois,  de  lui  tirer  un  coup  de  fusil,  de  mettre  le 
feu  à  la  maison,  d'enlever  Emina;  mais  celle-ci  n'eut  pas  grand'- 
peine  à  lui  faire  comprendre  qu'Hamid-Bey  appartenait  à  une  famille 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  585 

puissante,  qu'on  ne  l'ofienserait  pas  impunément,  que  les  fugitifs 
seraient  poursuivis,  traqués,  puis  séparés  et  punis.  Elle  n'eut  pas 
grand'peine  à  lui  faire  entendre  cela,  parce  que  Saed  savait  très  bien 
au  fond  du  cœur  qu'il  proposait  des  choses  impraticables,  mais  cela 
le  soulageait  de  former  des  projets  fous  qu'il  n'avait  pas  le  dessein 
d'exécuter  et  de  combattre  ensuite  les  raisonnemens  que  hasardait 
Emina  pour  le  ramener  à  de  plus  sages  pensées.  Emina  de  son  côté 
lisait  assez  couramment  dans  le  cœur  de  son  petit  ami;  mais,  voyant 
que  cette  gymnastique  de  l'âme  allégeait  sa  peine,  elle  s'y  prêtait 
de  bonne  grâce,  oubliant  pour  un  moment  ses  propres  chagrins, 
bien  plus  vifs,  quoique  moins  bruyans.  Elle  s'étonnait  de  cette 
manière  de  sentir  si  différente  de  la  sienne,  elle  ne  la  condamnait 
pas.  C'est  qu'il  y  a  du  bon  chez  les  femmes,  même  parmi  les  moins 
civilisées.  Chose  étrange  toutefois,  cette  abnégation  féminine  déplaît 
toujours  à  l'homme  en  faveur  duquel  elle  s'exerce.  Saed  en  effet 
s'avisa  de  chercher  querelle  à  Emina  siu'  la  façon  dont  elle  oubliait 
sa  propre  peine  pour  ne  s'occuper  que  de  la  sienne  à  lui,  et  de  dé- 
clarer qu'une  douleur  sur  laquelle  on  possède  autant  d'empire  n'est 
pas  de  celles  dont  on  meurt.  —  Après  tout,  dit-il  dans  un  intervalle 
de  sanglots  et  de  gémissemens,  j'ai  tort  de  t'importimer  ainsi  d'un 
désespoir  que  tu  ne  partages  pas.  Il  est  facile  de  voir  que  ce  ma- 
riage te  sourit.  Tu  vas  devenir  une  grande  dame,  tu  ne  garderas  plus 
les  chèvres,  tu  boiras  ton  café,  tu  fiuneras  ton  chibouk  ou  ton  nar- 
ghilé depuis  le  matin  jusqu'au  soir.  Ah!  qui  me  l'.eût  dit  il  y  a  huit 
jours,  qui  me  l'eût  dit  hier  encore  que  tu  changerais  de  la  sorte  et 
si  vite?  Moi  qui  t'aime  tant!  Ah  !  c'est  bien  mal,  Emina,  c'est  bien 
mal!  —  Et  il  se  reprit  à  sangloter  et  à  s'arracher  les  cheveux. 

Emina  lui  répondit  de  sa  douce  voix,  un  peu  tremblante  :  —  Je 
ne  t'en  veux  pas  de  ton  injustice,  mon  pauvre  Saed;  c'est  la  souffrance 
qui  te  rend  injuste,  et  tu  souffres  à  cause  de  moi.  Crois-moi,  Saed, 
je  suis  la  plus  à  plaindre  des  deux.  Tu  me  perds,  mais  que  de  choses 
te  restent  !  Tu  reviendras  dans  ces  lieux  que  nous  avons  si  souvent 
parcourus  ensemble;  tu  t'asseoiras,  à  l'ombre  de  ces  arbres,  sur  ce 
frais  gazon  que  nous  aimons  tant.  Tes  chèvres  viendront  encore  te 
lécher  les  mains,  tes  chiens  accourront  toujours  à  ta  voix,  tu  boiras 
l'eau  limpide  de  la  fontaine,  tu  te  baigneras  dans  la  rivière  qui  coule 
à  nos  pieds,  tu  penseras  à  moi,  tu  te  rappelleras  nos  beaux  jours,  et 
tu  seras  libre  de  pleurer  à  ton  aise.  Moi,  je  passerai  les  jours  et  les 
nuits  dans  une  chambre  dont  il  ne  me  sera  pas  permis  d'ouvrir  les 
fenêtres  à  ma  fantaisie,  j'étoufferai  entre  quatre  murailles!  Je  ne  serai 
entourée  que  d'inconnus,  d'indifférens,  d'ennemis,  et  Dieu  sait  de 
combien  de  rivales!  Heureusement  je  sais  un  remède  aux  plus  grands 
maux.  Ce  remède  me  sera  administré  tôt  ou  tard  par  mon  créateur  : 


A80  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

si  je  suis  malheureuse ,  je  le  supplierai  de  se  liâter:  si  je  suis  con- 
tente, je  verrai  l'heure  suprême  approcher  avec  effroi;  mais  heu- 
reuse ou  affligée,  cette  heure  viendra,  et  cela  me  console. 

—  Pauvre  Emina!  dit  alors  naïvement  Saed,  est-il  bien  vrai  que 
tu  souffres?  Puisqu'il  en  est  ainsi,  je  te  rends  toute  mon  estime  et 
tout  mon  amour.  Oh  !  je  t'aime  bien,  Emina  !  je  t'aime  bien,  et  c'est 
la  pensée  de  te  perdre  qui  me  rend  si  méchant. 

Les  deux  enfans  passèrent  une  triste  journée.  Ils  étaient  assis  l'un 
à  côté  de  l'autre,  dans  un  des  sites  que  préférait  Emina.  C'était  sur 
les  bords  d'un  torrent  qui  roulait  au  fond  d'une  étroite  vallée,  entre 
des  prairies  et  des  bosquets  de  saules  qui  trempaient  leurs  rameaux 
recourbés  dans  l'eau  courante.  A  quelques  pas  plus  loin,  la  scène, 
de  riante  et  paisible  qu'elle  était,  devenait  soudainement  sombre  et 
effrayante.  Des  rochers  taillés  à  pic,  sortis  comme  par  enchantement 
de  ces  vertes  prairies,  formaient  d'immenses  arceaux  sous  lesquels 
le  torrent  se  précipitait  avec  bruit,  se  heurtant  et  se  brisant  aux 
énormes  pierres  qui  tapissaient  son  lit.  La  route,  suivie  d'ordinaire 
par  les  voyageurs  peu  nombreux  qui  traversaient  ce  canton,  se  per- 
dait dans  le  torrent,  et  ce  n'était  qu'en  marchant  dans  l'eau  jusqu'à 
mi-corps  ou  jusqu'au  poitrail  des  chevaux  que  l'on  atteignait  l'issue 
de  ce  défilé,  dans  lequel  la  lumière  du  soleil  pénétrait  à  peine.  C'était 
sur  le  seuil  de  cette  sombre  nature,  sur  les  dernières  limites  de  ce 
paysage  calme  et  serein,  qu'Emina  se  plaisait  à  contempler  les  chocs 
et  les  ténèbres  qui  venaient  expirer  à  ses  pieds.  —  Hélas  !  se  disait- 
elle  ce  jour-là,  je  vais  marcher  en  avant.  Adieu,  frais  ombrages,  eaux 
tranquilles,  je  vais  entrer  dans  le  sombre  défdé,  lutter  contre  les 
vagues,  déchirer  mes  pieds  aux  pierres  du  torrent  !  Qui  sait  si  je 
reverrai  jamais  la  lumière,  ou  si,  sanglante  et  brisée,  je  serai  jetée 
sur  le  rivage  lointain  ? 

Inutile  de  dire  que  les  deux  enfans  formèrent  des  projets  pour 
l'avenir,  ou  pour  mieux  dire  ce  fut  Saed  qui  les  fit  et  Emina  qui  y 
prit  part,  pour  ne  pas  le  replonger  dans  son  désespoir.  Cette  entre- 
vue ne  fut  pas  la  dernière.  Pendant  les  trois  semaines  qui  s'écou- 
lèrent avant  le  mariage,  Emina  et  Saed  se  rencontrèrent  tous  les 
jours  et  passèrent  le  temps  à  se  répéter  les  mêmes  choses.  Je  dois 
avouer  qu'Emina  éprouvait  quelque  lassitude  de  ces  scènes  cent  fois 
renouvelées  et  qui  n'aboutissaient  à  rien.  Elle  eût  préféré  employer 
ces  derniers  beaux  jours  à  puiser  des  forces  contre  l'avenir;  mais 
Saed  avait  besoin  de  gémir,  cela  lui  faisait  du  bien,  et  comme  entre 
deux  malheureux  celui  qui  souffre  le  moins  est  celui  qui  crie  le  plus 
fort,  Saed  usait  de  son  droit  en  poussant  des  hurlemens  à  en  assour- 
dir les  échos  et  à  fendre  les  rochers. 

Depuis  que  le  monde  est  monde,  ni  ceux  qui  supplient  le  temps  de 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  /i87 

ralentir  sa  marche,  ni  ceux  qui  le  conjurent  de  la  hâter  n'ont  ob- 
tenu le  moindre  succès.  Saed  subit  la  loi  commune,  et  malgré  ses 
larmes,  malgré  ses  prières  et  certaine  visite  à  un  iman  fort  renommé 
pour  son  savoir  et  sa  puissance  surnaturelle,  le  jour  des  fiançailles, 
voire  celui  des  noces,  arrivèrent  comme  si  de  rien  n'était. 

IV. 

La  veille  de  ce  jour  funeste,  Emina  fut  remise  dès  l'aube  aux  ma- 
trones du  village  voisin,  auxquelles  appartenait  le  privilège  de  la 
faire  belle.  La  toilette  des  fiancées  turques  peut  être  considérée 
comme  un  premier  degré  de  torture,  apprentissage  utile  et  salutaire 
sans  doute  à  la  jeune  fille  qui  va  entrer  dans  un  harem.  Emina  fut 
donc  revêtue  :  —  d'une  chemise  en  soie  blanche,  —  d'un  énorme 
pantalon  de  satin  de  Damas  rayé  jaune,  noir,  rouge,  vert,  —  d'une 
seconde  chemise  en  calicot  blanc,  — d'une  petite  veste  en  satin  rose, 
—  d'une  veste  plus  ample  et  plus  longue,  en  satin  de  Damas  rouge 
à  petites  fleurs,  —  d'une  énorme  écharpe  en  cachemire  français  qui 
faisait  huit  ou  dix  fois  le  tour  de  sa  taille,  —  d'une  longue  robe,  que 
nous  nommerions  volontiers  robe  de  chambre,  traînant  jusqu'à  terre, 
ouverte  sur  les  côtés  et  sur  le  devant,  en  satin  de  Damas  pareil  à 
celui  du  pantalon.  Quant  à  la  coiffure,  elle  consistait  dans  une  ca- 
lotte de  coton  blanc,  dans  un  mouchoir  roulé  plusieurs  fois  autour  de 
la  calotte,  dans  un  fez  très  élevé,  en  laine  rouge,  placé  sur  la  calotte 
et  le  mouchoir,  donnant  à  la  coiffure  la  forme  d'un  pot  en  terre 
cuite  renversé.  Elle  se  complétait  par  un  voile  de  crêpe  vert,  brodé 
en  paillettes  d'or,  flottant  sur  le  fez,  et  par  un  mouchoir  de  coton 
rouge  qui,  posé  carrément  sur  la  tête,  couvrait  le  visage  et  descen- 
dait jusque  sur  la  poitrine.  Venait  enfin  une  sorte  de  drap  de  lit 
qu'on  nomme  un  voile  en  Asie,  et  qui  enveloppait  de  la  tète  aux 
pieds  la  pauvre  fille.  On  était  alors  à  la  mi-juin.  Quant  aux  bijoux, 
nous  parlerons  d'abord  de  deux  ou  trois  pendans  d'oreilles  fichés  en 
différens  points  des  oreilles  d'Emina,  et  rattachés  sous  son  menton 
pai-  plusieurs  chaînettes  en  or,  en  argent  ou  en  perles,  d'un  médail- 
1er  complet  cousu  sur  une  pièce  d'étoffe  et  placé  sur  la  poitrine  de 
la  victime,  de  quelques  fleurs  en  diamans  piquées  sur  le  fez,  et  qui 
étaient,  on  s'en  doute  bien,  un  présent  du  futur. 

C'est  à  regret  que  je  poursuis  la  description  rigoureusement  exacte 
de  cette  toilette.  Dire  que  les  beaux  sourcils  châtains  d'Emina  étaient 
entièrement  couverts  par  une  ligne  noire  qui,  paï^tant  d'une  tempe, 
atteignait  l'autre  sans  solution  de  continuité,  et  ne  tenait  aucun 
compte  du  nez,  si  ce  n'est  par  un  petit  crochet  géométrique  destiné 
à  en  indiquer  la  naissance  ;  dire  que  son  visage  était  enduit  d'une 


A88  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

couche  blanche  sur  laquelle  se  détachaient  au-dessous  des  pom- 
mettes des  plaques  d'un  rouge  de  brique,  et  serpentaient  à  tort  et  à 
travers  des  zigzags  bleuâtres  imitant  des  veines,  qu'un  coup  de 
brosse  de  laque  masquait  les  lèvres,  qu'un  cercle  aussi  noir  que  la 
ligne  des  sourcils  encadrait  les  yeux,  que  l'intérieur  des  mains  et  les 
ongles  des  pieds  et  des  mains  étaient  badigeonnés  en  orange  foncé, 
ce  sont  là  des  horreurs  que  je  voudrais  effacer  de  ma  mémoire.  Que 
sera-ce  quand  il  me  faudra  ajouter  que  toute  cette  peinture  était 
parsemée  de  petites  étoiles  de  papier  doré,  fixées  sur  le  visage  de  la 
pauvre  enfant  avec  de  la  colle!  J'oubliais  le  pire  :  —  les  beaux  che- 
veux d'Emina  ayant  été  rasés  la  veille  afin  de  la  rendre  plus  di- 
gne de  la  couche  d'un  bey,  on  les  avait  remplacés  par  des  queues 
de  chèvre  peintes  en  rouge  et  pendantes  sur  ses  épaules  î  Dieu  soit 
loué,  j'ai  fini  ! 

J'ai  fini  de  décrire  ce  qui  est  laid,  mais  non  ce  qui  est  barbare. 
L'étiquette  musulmane  exige  que  la  fiancée  demeure  ainsi  affublée 
depuis  le  lever  jusqu'au  coucher  du  soleil,  que  pendant  ces  longues 
heures  elle  ne  soulève  jamais  son  voile,  qu'elle  pleure  toutes  les 
larmes  de  son  corps  (l'obligation  est  opportune),  et  qu'elle  ne  pro- 
nonce pas  un  mot.  Emina  n'exécuta  pourtant  pas  à  la  lettre  le  pro- 
gramme des  fiançailles,  car  elle  ne  poussa  pas  un  seul  cri.  Pour 
morne  et  abattue,  elle  l'était  dans  la  perfection,  mais  elle  l'était 
trop  véritablement  pour  faire  du  fracas.  Lorsqu'une  voisine  entrait 
dans  l'appartement  des  femmes,  la  fiancée,  sortant  du  coin  où  elle 
était  accroupie  sur  ses  talons,  allait  droit  à  elle,  lui  baisait  silen- 
cieusement la  main,  et  retournait  aussitôt  dans  son  coin  sans  faire 
plus  de  bruit  qu'une  souris.  Plus  d'une  larme  roula  le  long  de  ses 
yeux  sur  son  poitrail  à  sequins,  plus  d'une  mouche  en  papier  doré 
fut  décollée  par  les  pleurs;  mais  tout  cela  se  passait  dans  l'intérieur 
des  draperies.  Plusieurs  matrones  crurent  donc  pouvoir  aflîrmer,  en 
rentrant  chez  elles,  que  la  fiancée  montrait  effrontément  un  excès  de 
joie  malséant  dans  sa  position. 

Lorsque  la  nuit  fut  venue  (c'était  la  dernière  qu'Émina  dût  passer 
sous  le  toit  paternel) ,  l'on  voudrait  croire  qu'il  lui  fut  permis  de  dé- 
poser son  lourd  attirail,  et  de  chercher  dans  la  solitude  et  sur  son 
propre  matelas  quelque  repos  et  quelques  forces  pour  le  lende- 
main. Il  n'en  fut  rien.  On  l'avait  parée  pour  la  noce  du  lendemain, 
et  sa  parure  devait  tenir  bon  jusque-là.  On  ne  lui  fit  pas  même  grâce 
d'une  de  ses  mouches  ni  d'un  de  ses  voiles.  Assise  à  terre  devant  le 
feu  (il  y  a  toujours  du  feu  dans  les  maisons  turques),  entourée  de 
ses  parens  et  des  amis  de  sa  belle-mère ,  la  nuit  ne  fut  pour  elle 
que  le  prolongement  d'une  journée  déjà  trop  longue.  Aussi,  lorsque 
le  jour  reparut,  Emina,  quoique  naturellement  forte,  pouvait  à  peine 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  589 

se  soutenir.  Pendant  ce  long  supplice,  pensa-t-elle  à  Saed?  Quel- 
quefois.. Quoiqu'elle  connût  son  caractère ,  elle  s'était  surprise 
d'abord  à  s'inquiéter  de  ce  qu'il  pouvait  devenir  et  à  craindre  un 
coup  de  tête,  fruit  de  son  désespoir;  mais  ses  craintes  s'étaient  bien- 
tôt dissipées,  car  non  loin  de  la  porte,  qu'une  voisine  avait  laissée 
entr' ouverte  en  entrant,  Emina  avait  aperçu  Saed  au  milieu  d'un 
groupe  d'enfans  de  tout  âge,  venus  à  la  fête  pour  avoir  leur  part  de 
gâteaux,  lait  caillé,  thé  de  mauve  et  autres  friandises  qui  devaient 
être  distribuées  au  public.  Les  gâteaux  n'étaient  pas  l'aimant  qui 
attirait  Saed  à  la  noce,  cela  va  sans  dire.  S'il  en^  mangea  (ce  que 
j'ignore),  ce  ne  fut  que  par  prudence,  pour  ne  pas  attirer  sur  lui 
l'attention,  toujours  malveillante,  et  ne  pas  nuire  à  la  réputation  im- 
maculée d'Emina.  Toujours  est-il  que,  rassurée  sur  le  sort  de  son 
ami,  les  pensées  d'Emina  prirent  une  direction  dans  laquelle  elle 
n'était  pas  exposée  à  rencontrer  Saed.  Elle  s'occupa  de  son  avenir. 

Vint  enfin  le  grand  jour,  le  jour  des  noces.  Avant  que  le  soleil 
parût  au-dessus  de  la  colline  qui  faisait  face  à  la  maison  d'Hassana, 
une  musique  bruyante,  composée  d'un  tambour,  d'une  grosse  caisse, 
de  deux  fifres  et  d'une  guitare  ou  mandoline  au  long  manche,  re- 
tentissait dans  la  plaine.  Quelques  instans  plus  tard,  un  long  cortège 
d'hommes  et  de  femmes  à  cheval  descendait  le  sentier  qui  menait 
du  village  d'Hamid-Bey  à  la  vallée.  A  peine  les  cavaliers  avaient-ils 
mis  pied  à  terre,  qu'on  leur  offrit  des  tartes  au  miel,  des  boulettes 
d'avoine  bouillie  enveloppées  dans  des  feuilles  de  vigne,  de  petits 
morceaux  de  viande  rôtie  enfilés  dans  de  petites  broches  en  fer,  et 
une  énorme  montagne  àepilaff.  Tous  plongèrent  à  l'envi  leurs  doigts 
dans  le  beurre  ou  la  sauce,  et  leur  appétit,  excité  par  tant  de  bonnes 
choses,  se  satisfit  à  plaisir;  mais  comme  il  est  impossible  de  tou- 
jours manger  sans  jamais  boire,  quelque  bon  musulman  que  l'on 
soit  d'ailleurs,  on  apporta  dans  une  coupe  homérique  un  sherhet 
composé  d'eau,  de  miel,  de  poires  cuites  et  d'orge,  et  tous  les  con- 
vives trinquèrent  à  la  ronde.  L'un  d'eux,  prenant  à  part  Hassana,  lui 
demanda  ensuite  à  voix  basse  s'il  n'avait  pas  une  goutte  d'eau-de-vie 
à  la  maison,  et  sur  la  réponse  affirmative  de  l'amphitryon,  chacun 
passa  à  son  tour  dans  un  réduit  intérieur,  où  l'on  but  plusieurs  litres 
de  cette  boisson  exhilarantë,  si  bien  qu'en  rentrant  dans  la  pièce 
commune,  tous  les  convives  avaient  le  visage  allumé,  l'œil  trouble, 
et  décrivaient  en  marchant  les  courbes  les  plus  irrégulières.  Per- 
sonne n'en  fit  la  remarque  néanmoins,  et  c'était  là  le  point  essentiel. 

L'heure  arrivée,  on  se  disposa  au  départ.  Plus  morte  que  vive, 
Emina  reçut  sur  sa  tête  et  sur  son  dos  une  courte-pointe  piquée; 
puis,  quand  elle  eut  embrassé  père,  mère,  frère,  parentes  et  amies, 
Hassana  la  hissa  à  califourchon  sur  un  cheval  du  bey,  magnifique- 


/iOO  REVUE    DES    DEUX    MOî^DES. 

ment  liarnachc  et  caparaçonné;  chacun  reprit  sa  monture,  et  l'on  se 
mit  en  marche  pour  quitter  la  ^  allée.  Je  ne  puis  dire  qu'Emina  donna 
un  dernier  regard  à  ces  lieux  témoins  de  sa  vie  paisible  et  de  son 
bonheur  évanoui  :  elle  était  séparée  du  monde  entier  par  sa  courte- 
pointe, et  elle  n'aperçut  pas  même  Saed,  qui,  blotti  derrière  un 
buisson,  la  guettait  pour  la  voir  une  dernière  fois.  Tout  ce  qu'elle 
put  faire,  ce  fut  de  deviner,  à  l'épaisseur  plus  ou  moins  grande  des 
ténèbres  qui  l'environnaient,  qu'elle  traversait  un  bosquet  bien  connu 
et  peu  éloigné  de  la  maison  paternelle,  et  ensuite  qu'elle  quittait  ce 
vert  abri  pour  rentrer  dans  la  plaine  découverte.  Ce  ne  furent  pas 
les  distractions  du  voyage  qui  en  abrégèrent  pour  elle  la  durée;  mais 
elle  redoutait  si  fort  le  but  vers  lequel  elle  marchait,  que  la  route 
lui  parut  fort  courte.  Elle  comprit  qu'elle  s'avançait  au  milieu  de  la 
foule;  elle  entendit  un  murmure  confus  de  voix  sur  les  deux  côtés 
du  chemin;  les  chevaux  ralentirent  le  pas  comme  s'ils  marchaient 
au  milieu  des  obstacles;  on  s'arrêta  enfin.  Un  petit  enfant  de  deux 
ou  trois  ans  fut  présenté  à  Emina,  qui,  instruite  à  l'avance  de  son 
rôle,  le  reçut  dans  ses  bras,  le  posa  un  instant  devant  elle  sur  son 
cheval,  et  lui  donna  une  pomme  dont  sa  belle-mère  l'avait  munie 
pour  la  circonstance.  Le  bambin  redescendit  fier  et  enchanté.  Ce  fut 
ensuite  le  tour  d'Emina  de  mettre  pied  à  terre.  Cette  évolution  heu- 
reusement accomplie,  une  main  amie  entrebâilla  la  courte-pointe 
afin  qu'Emina  pût  apercevoir  la  porte  ouverte  pour  la  recevoir  et  la 
grand' mère  d'Haraid-Bey  (nous  avons  vu  que  sa  mère  était  morte) 
se  tenant  sur  le  seuil  de  la  maison  pour  faire  accueil  à  sa  belle-fiile. 
Ce  fut  à  ses  pieds  qu'Emina  se  prosterna,  baisant  à  trois  reprises, 
selon  la  coutume,  le  tapis  qu'une  esclave  noire  avait  étendu  expres- 
sément devant  la  vieille  dame;  celle-ci  la  releva,  la  prit  dans  ses  bras, 
pénétra  un  moment  sous  ses  voiles  pour  déposer  un  baiser  sur  les 
joues  brûlantes  et  badigeonnées  de  la  pauvre  enfant,  puis  elle  l'en- 
trahîa  tout  doucement  dans  l'intérieur  du  harem.  Là  les  scènes  de 
la  veille  se  répétèrent.  Em.ina  devait  crier;  elle  se  contenta  de  pleu- 
rer silencieusement.  On  la  plaça  debout  dans  un  coin  de  la  pièce 
d'honneur,  on  ramena  sur  son  visage  le  voile  de  tulle  vert,  le  mou- 
choir de  coton  rouge  et  le  drap  de  calicot  blanc,  et  on  l'abandonna 
à  ses  propres  réflexions,  tandis  que  la  nombreuse  société  féminine 
rassemblée  pour  lui  faire  honneur  s'entretenait  des  incidens  du 
voyage,  de  la  chaleur  du  jour,  des  fêtes  de  la  veille  et  des  événe- 
mens  du  lendemain,  absolument  comme  en  Europe.  On  examina  la 
toilette  d'Emina,  qui  fut  officielkment  déclarée  irréprochable,  quoi- 
que chacune  de  ces  dames  la  trouvât  in  petlo  ridicule.  Le  dîner  fut 
servi,  la  compagnie  mangea  de  bon  appétit,  après  quoi  jeunes  et 
vieilles  se  mirent  à  danser.  La  danse  turque  est  curieuse  à  voir 


RÉCITS   TDRCO-ASIATIQUES.  491 

malgré  sa  monotonie.  Deux  femmes,  ou  deux  hommes  habillés  en 
femmes,  se  placent  au  centre  des  spectateurs,  qui  font  entendre  une 
espèce  de  plain- chant.  Les  danseurs  ou  danseuses  agitent  leurs 
doigts  comme  s'ils  jouaient  des  castagnettes,  ce  qui  leur  arrive  bien 
quelquefois;  quelquefois  aussi,  à  défaut  de  castagnettes,  on  se  sert 
de  deux  cuillères  de  bois,  qui,  il  faut  bien  l'avouer,  font  absolument 
le  même  effet.  De  toute  façon  le  mouvement  des  mains  et  des  doigts 
y  est.  On  ne  fait  point  de  pas.  Les  danseuses  se  bornent  à  se  pour- 
suivre l'une  l'autre,  à  tourner  sur  elles-mêmes  et  à  remuer  rapide- 
ment les  hanches,  tandis  que  le  haut  du  corps  est  rejeté  tantôt  en 
arrière  et  tantôt  de  côté.  La  danse  continue  ainsi  pendant  des  heures 
sans  autre  interruption  que  l'arrivée  des  rafraîchissemens,  la  pipe 
et  le  café. 

Le  soleil  s'était  couché  i)ourtant,  et  le  muphti  était  prêt  pour  la 
cérémonie.  Qu'était  devenu  le  fiancé,  et  pourquoi  ne  l'ai-je  pas  seule- 
ment nommé?  C'est  que,  selon  l'étiquette  turque,  le  fiancé  demeure 
caché  pendant  toute  la  journée  des  noces.  Il  ne  doit  être  aperçu  ni 
de  près  ni  de  loin,  ni  par  ses  parens,  ni  par  ses  amis.  Sa  toilette  est 
des  plus  simples,  car  pareil  jour  n'est  pas  un  jour  de  fête  pour  lui, 
ce  n'est  pas  même  un  jour  mémorable.  Ainsi  le  veut  la  dignité  virile. 
La  femme  reçoit  un  honneur  qu'elle  ne  peut  trop  reconnaître  ni  cé- 
lébrer trop  haut;  mais  le  mariage  est  pour  l'homme  un  fait  sans 
importance.  Quand  les  acteurs  et  les  spectateurs  sont  au  complet, 
quand  tout  le  monde  a  mangé,  bu,  fumé  et  dansé  à  satiété,  quand 
le  muphti  a  préparé  sa.  pâte  (on  verra  tout  à  l'heure  de  quoi  il  s'agit), 
et  surtout  lorsque  le  soleil  est  couché,  on  appelle  l'époux,  qui  paraît 
enfin,  triste  et  soucieux  comme  pour  un  enterrement.  S'il  lui  arrivait 
de  prononcer  un  mot,  de  laisser  entrevoir  un  sourire,  le  monde 
entier  crierait  à  l'oubli  des  convenances.  Hamid-Bey  n'avait  garde 
de  s'exposer  à  ce  reproche  :  il  se  respectait  assez  pour  savoir  être 
maussade  lorsque  les  circonstances  l'exigeaient,  et  plus  souvent 
encore. 

L'époux  arrive,  ai-je  dit,  tenant  par  la  main  un  jeune  garçon  qui 
représente  la  fiancée  absente.  Le  muphti  prononce  quelques  paroles 
sacramentelles,  et  on  lui  apporte  un  plat  sur  lequel  est  du  lieiiné  dé- 
layé dans  de  l'eau.  L'époux  tend  la  main  au  muphti,  qui  la  prend, 
la  ferme  comme  pour  la  mettre  en  mesure  de  donner  un  coup  de 
poing,  puis  avec  son  index  glisse  dans  ce  poing  fermé  une  bou- 
lette de  henné  qu'il  fixe  sur  la  paume  de  la  main.  Retirant  ensuite  le 
doigt  de  cet  étau  vivant  et  prenant  une  seconde  boulette  de  la  même 
pâte,  il  s'en  sert  pour  coller'  en  quelque  sorte  le  pouce  de  l'époux 
sur  le  poing  toujours  fermé.  11  enveloppe  la  main  ainsi  empâtée  dans 
un  mouchoir  qu'il  roule  autour  du  poignet  à  plusieurs  reprises,  et, 


592  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

abandonnant  l'époux,  il  procède  de  la  même  manière  avec  la  main 
du  jeune  garçon.  La  cérémonie  est  alors  achevée,  les  rites  sont  ac- 
complis, le  mariage  est  célébré.  Emina,  qui  est  demeurée  à  quelques 
toises  de  là,  parfaitement  étrangère  à  tout  ce  qui  s'est  passé,  n'est 
plus  la  jeune  fille  de  tout  à  l'heure;  elle  est  femme,  elle  a  un  mari, 
im  maître,  et  le  muphti  s'en  va  souper.  Pendant  ce  temps,  deux 
jeunes  filles  ont  préparé  la  couche  nuptiale  avec  tous  les  témoi- 
gnages extérieurs  de  respect  qu'exige  un  semblable  autel.  En  posant 
à  terre  le  matelas,  elles  se  sont  inclinées;  en  plaçant  les  oreillers, 
elles  se  sont  agenouillées;  en  étendant  les  draps,  elles  ont  baisé  la 
terre;  en  défaisant  la  couverture,  elles  ont  recommencé  à  s'agenouil- 
ler et  à  se  prosterner.  Ceci  achevé,  elles  quittent  la  chambre  à  recu- 
lons et  vont  chercher  Emina,  qu'elles  conduisent  au  lieu  du  sacrifice, 
dans  les  bras  de  son  heureux  époux. 

On  me  pardonnera  de  ne  point  suivre  pas  à  pas,  comme  je  l'ai  fait 
jusqu'ici,  Emina  à  partir  de  ce  moment  suprême.  La  petite  bergère 
heureuse  et  innocente  a  cessé  d'exister.  On  va  faire  connaissance 
avec  la  jeune  femme  esclave,  avec  ces  agitations,  ces  tristesses  de 
la  vie  de  harem  qui  sont  le  vrai  sujet  de  notre  récit.  Comment  la 
première  phase  de  son  existence  avait-elle  préparé  la  fille  d'Hassan  à 
la  seconde?  Avant  de  répondre  et  d'aller  plus  loin,  il  faut  dire  quel- 
ques mots  de  la  famille  dans  laquelle  Emina  devait  vivre  désormais. 

V. 

J'ai  dit  qu'Hamid-Bey  avait  une  première  femme,  que  cette  femme 
avait  été  d'abord  sa  belle-sœur,  qu'elle  était  plus  âgée  que  lui,  et 
qu'elle  ne  lui  donnait  plus  d'enfans  depuis  cinq  ans.  11  ne  faudrait 
pourtant  pas  en  conclure  qu'Ansha  fût  une  vieille  femme,  dépouillée 
de  toute  beauté.  Ansha  avait  peut-être  passé  la  trentaine,  mais  elle 
était  encore  fort  belle,  plub  jjelle  qu'elle  ne  l'était  à  quinze  ans, 
beaucoup  plus  belle  qu'Emina.  Elle  était  grande  et  puissante,  mais 
point  obèse  ni  lourde.  Elle  était  belle  de  la  beauté  de  Junon,  et  c'est 
une  beauté  qui  a  son  prix.  Ses  grands  yeux  noirs,  largement  fendus 
en  amande,  avaient  conservé  tout  le  feu  de  la  jeunesse  et  de  la  pas- 
sion. Son  nez  aquilin  donnait  à  son  visage  cette  expression  ferme  et 
hautaine  qu'on  attribue,  je  ne  sais  pourquoi,  aux  impératrices  ro- 
maines, les  plus  légères  et  les  moins  inhumaines  des  femmes,  si 
Tacite  et  Suétone  n'en  ont  pas  menti.  11  fallait  que  sa  bouche  fût 
bien  gracieuse  et  son  sourire  bien  doux  pour  tempérer  l'expression 
impérieuse  de  ce  nez  et  de  ce  regard;  mais,  quelque  difficile  que  fût 
l'entreprise,  la  bouche  et  le  sourire  d' Ansha  étaient  en  mesure  de 
la  mener  à  bonne  fin.  Un  teint  éblouissant  complétait  cette  beauté, 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  A93 

devant  laquelle  les  charmes  d'Emina  pâlissaient  un  peu;  mais  cette 
beauté  si  fièie  était  bien  connue  d'Hamid-Bey,  et  si  bien  connue 
qu'il  ne  la  reconnaissait  plus  du  tout.  Ansha  avait  cessé  d'être  belle 
aux  yeux  de  son  seigneur,  et  elle  le  savait.  Aussi,  lorsque  sa  stérilité 
lui  en  fournit  un  prétexte  (s'il  est  permis  d'appliquer  Tépitliète  de 
stérile  à  une  femme  qui  avait  eu  huit  enfans),  elle  s'empressa  de 
faire  remarquer  au  bey  qu'il  avait  besoin  d'une  femme  plus  jeune 
qu'elle,  se  réservant  ainsi  la  consolation  de  se  dire  et  de  dire  à  ses 
amies  :  —  C'est  moi  qui  l'ai  voulu;  Hamid-Bey  ne  se  fût  jamais  dé- 
cidé de  lui-même  à  me  donner  une  rivale. 

Quoiqu'elle  ne  fut  plus  belle  aux  yeux  de  son  mari,  Ansha  n'était 
pourtant  pas  sans  influence  sur  son  esprit.  Elle  possédait  les  titres 
de  la  partie  la  plus  considérable  des  biens  de  Hamid,  c'est-à-dire 
qu'elle  était  légalement  en  possession  de  la  maison,  des  meilleures 
terres  et  des  troupeaux  du  bey,  celui-ci  les  ayant  hérités  de  son 
frère  aîné,  qui,  pour  se  mettre  à  l'abri  de  certains  accidens  politiques 
dont  il  était  menacé,  avait  placé  sur  la  tête  de  sa  femme  le  plus 
clair  de  ses  propriétés.  Hamid-Bey,  lui,  n'avait  jamais  rien  eu  à  dé- 
mêler avec  la  politique,  mais  il  avait  en  revanche  des  créanciers 
qui,  n'étant  pas  les  créanciers  de  sa  femme,  ne  pouvaient  faire  ven- 
dre ses  biens.  Hamid  avait  donc  besoin  d' Ansha  :  première  cause 
d'influence.  En  second  lieu,  il  est  juste  de  reconnaître  qu" Ansha 
était  ce  qu'on  appelle  dans  un  certain  monde  une  femme  supérieure. 
Elle  avait  une  forte  tête,  et  c'était  merveille  de  voir  comment,  sans 
quitter  le  coin  de  son  ottomane,  elle  savait  à  point  nommé  le  mo- 
ment où  tel  ami  d'Hamid-Bey  était  en  fonds,  où  tel  créancier  perdait 
patience,  où  tel  débiteur  se  trouvait  en  mesure  de  s'acquitter.  Elle 
avait  rendu  à  son  mari  des  services  signalés  en  lui  fournissant  de 
précieux  renseignemens;  aussi  avait-il  coutume  de  dire  à  ses  amis  : 
—  Ansha  sait  où  est  l'argent  de  tout  le  monde,  et  personne  ne  la 
surpasse  dans  l'art  de  trouver  des  fonds. 

Ainsi  cuirassée,  Ansha  n'avait  rien  à  craindre  de  la  rivalité  d'Emina, 
et  d'autant  moins  qu'elle  se  souciait  fort  peu  du  cœur  de  son  bey. 
n  lui  suffisait  d'être  et  de  demeurer  maîtresse  au  logis,  et  c'était 
elle-même  qui  avait  conseillé  à  son  mari  d'épouser  la  fdle  d'IIas- 
sana,  en  l'assurant  que  c'était  le  seul  moyen  pour  lui  de  rentrer 
dans  sa  créance  ou  d'en  obtenir  l'équivalent.  Il  faut  avouer  néan- 
moins que,  tout  en  étant  sans  crainte  au  sujet  d'Emina,  Ansha  ne 
l'aimait  guère.  Elle  la  dédaignait  comme  une  enfant  sans  consé- 
quence, n'ayant  d'autre  mérite  que  sa  beauté  délicate  et  fragile;  or 
les  femmes  de  la  trempe  d' Ansha  n'aiment  pas  ce  qu'elles  dédaignent, 
et  ce  n'est  qu'en  se  rendant  redoutable  qu'on  parvient  à  éveiller  leur 
intérêt.  Eniina  était  loin  de  se  douter  de  cette  vérité  philosophique. 


h9h  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

et  elle  espérait  au  contraire  gagner  les  bonnes  grâces  de  sa  devan- 
cière par  sa  soumission  et  son  humilité.  Elle  faisait  fausse  route,  la 
pauvre  petite,  mais  ce  ne  devait  pas  être  la  dernière  fois. 

Si  le  fameux  adjectif  d'incomprise  peut  s'appliquer  à  une  femme 
quelconque,  c'est  bien  assurément  à  Emina.  11  est  juste  de  recon- 
naître cependant  que  sa  rivale  la  comprit  mieux  que  personne.  A 
peine  eut-elle,  du  haut  de  sa  suprématie,  jeté  un  regard  scrutateur 
sur  les  traits  réguliers,  mais  délicats  d' Emina,  dont  les  yeux,  si  lim- 
pides malgré  leur  expression  de  timidité,  se  fixaient  calmes  et  sereins 
sur  tous  ceux  à  qui  elle  avait  affaire,  qu'Ansha  se  dit  :  —  Il  y  a  dans 
cette  petite  quelque  chose  que  je  dois  surveiller.  —  Elle  remarqua 
aussi  qu'Emina  pâlissait  plus  souvent  qu'elle  ne  rougissait,  ce  qui, 
nous  le  savons,  nous  autres  civilisés,  ne  dénote  après  tout  qu'une 
anomalie  dans  le  système  de  la  circulation  du  sang.  Ansha  n'avait 
pas  lu  Bichat,  et  elle  conclut  de  son  observation  qu'Emina  sentait 
avec  plus  de  force  que  cela  n'était  à  souhaiter  dans  sa  position.  Elle 
s'ajDpliqua  donc  à  étudier  la  nouvelle  venue,  et  cette  étude  eut  les 
résultats  les  plus  satisfaisans.  —  S'il  y  a  quelque  chose  de  singulier 
dans  cette  enfant,  se  dit-elle,  ce  n'est  rien  du  moins  dont  je  doive 
m'inquiéter.  Elle  n'est  bonne  à  rien,  elle  ne  sait  pas  se  faire  valoir, 
elle  ne  songe  pas  même  à  flatter  ceux  à  qui  elle  a  bonne  envie  de 
plaire;  elle  n'aura  jamais  la  moindre  influence  sur  Hamid-Bey,  et 
elle  demeurera  toujours  en  mon  pouvoir.  — Ansha  était  donc  rassu- 
rée, mais  non  radoucie.  Elle  allait  jouer  avec  Emina  comme  le  chat 
joue  avec  l'oiseau  captif,  et  lorsqu'elle  jugerait  le  moment  favorable, 
elle  l'achèverait  d'un  coup  de  dent. 

Les  deux  enfans  du  premier  lit  d' Ansha,  deux  jeunes  gens  de 
seize  à  dix-sept  ans,  avaient  leurs  entrées  dans  le  harem,  où  leurs 
épouses  demeuraient  en  assez  bonne  harmonie  sous  la  présidence 
d' Ansha.  Ces  deux  couples  ne  méritent  pas  d'être  présentés  au  lec- 
teur, et  une  simple  mention  honorable  est  tout  ce  que  je  puis  leur 
accorder.  Venaient  ensuite  les  cinq  enfans  d'Hamid  et  d' Ansha.  C'était 
d'abord  une  jemie  fille  de  treize  ans,  jalousant  à  double  titre  Emina, 
—  premièrement  parce  que  c'était  la  rivale  de  sa  mère,  —  en  se- 
cond lieu  parce  que  sans  être  ni  son  aînée,  ni  la  fille  d'un  bey,  elle 
avait  trouvé  un  bey  pour  mari,  tandis  qu'elle,  issue  d'une  noble  fa- 
mille et  parfaitement  en  âge  d'être  établie,  attendait  encore  le  bey 
qui  n'arrivait  pas.  Puis  c'étaient  deux  garçons  de  dix  à  onze  ans, 
insupportables  comme  le  sont  tous  les  garçons  de  cet  âge  en  Tur- 
quie, traitant  leur  mère  et  toutes  les  femmes  du  harem  comme  les 
dernières  des  esclaves,  se  glissant  à  toute  heure  dans  toutes  les 
chambres  sans  qu'on  eût  le  droit  de  les  envoyer  promener.  Venait 
encore  une  petite  fille  assez  douce  et  assez  gentille  jasque-là  (elle 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  /i95 

n'avait  que  huit  ans),  mais  qui  commençait  pourtant  à  ouvrir  les 
yeux  sur  sa  propre  importance,  et  menaçait  par  conséquent  de  de- 
venir sous  peu  aussi  désagréaJDle  que  sa  sœur  aînée.  Enfin  le  Ben- 
jamin d'Ansha  (c'était  d'ailleurs  son  nom)  entrait  dans  sa  sixième 
année.  Il  était  gâté  au  possible,  mais  son  charmant  naturel  avait 
tenu  bon  contre  les  cajoleries  sans  fin,  les  monceaux  de  dragées  et 
les  flatteries  colossales  que  chacun  lui  prodiguait.  Le  petit  bon- 
homme se  prit  tout  d'abord  d'un  goût  effréné  pour  Emina,  qui  ne  le 
gâtait  pas,  mais  qui  en  revanche  l'aimait  fort,  ce  dont  il  eut  la  ma- 
lice de  s'apercevoir  et  de  lui  savoir  gré.  La  mère  lui  pardonna  ce 
penchant  dépravé,  elle  se  félicita  même  de  ce  qu'il  lui  fournissait  un 
prétexte  pour  commencer  les  hostilités  contre  Emina,  qui,  disait- 
elle,  s'efforçait  de  lui  enlever  le  cœur  de  ses  enfans.  Hamid-Bey  lui- 
même  ne  pourrait  lui  refuser  son  appui  dans  cette  lutte  toute  ma- 
ternelle. 

Au-dessous  des  grandes  dames  et  des  filles  du  bey,  il  y  avait  dans 
le  harem  tout  un  monde  d'esclaves  de  couleurs  diverses,  tenues  en 
respect  par  l'autorité  d'Ansha.  Une  fille  d'Afrique,  au  teint  luisant 
et  noir  comme  l'ébène,  aux  formes  puissantes  et  rebondies,  au  sou- 
rire grimaçant,  se  plaignait  hautement  du  joug  détesté,  qu'elle  ne  su- 
bissait pas  moins.  Une  Circassienne  aux  joues  roses  et  aux  yeux 
biens,  au  nez  tant  soit  peu  camard,  aux  contours  frêles  et  délicats, 
mtriguait  de  toutes  ses  forces  depuis  son  entrée  dans  le  harem  contre 
ce  pouvoir  illimité,  qu'elle  n'avait  su  pourtant  ni  miner  ni  contreba- 
lancer. Seule,  une  Ahassa  (Abyssinienne)  au  teint  olivâtre  mais  uni, 
aux  traits  larges  mais  réguliers,  aux  yeux  noirs  bien  fendus  et  par- 
faitement veloutés,  acceptait  sans  murmure,  faute  d'intelligence  et 
d'énergie,  la  monarchie  absolue  telle  qu'Ansha  l'avait  établie.  C'était 
vers  Hamid  que  gravitaient  tous  ces  astres,  c'était  à  lui  que  s'adres- 
saient tous  les  regards  partis  de  ces  prunelles  noires  ou  bleues;  mais 
Hamid  lui-même  subissait  la  royauté  qu'il  avait  créée,  et  ce  n'était 
qu'à  la  dérobée,  et  pendant  l'absence  d'Ansha,  qu'il  osait  payer  de 
quelques  faveurs  insignifiantes  les  agaceries  sans  nombre  dont  il 
était  l'objet. 

Une  jeune  fille  tout  récemment  descendue  de  ses  montagnes  et 
jetée  sans  instruction  préalable  dans  un  pareil  guêpier  (que  l'on  me 
pardonne  cette  expression  vulgaire)  devait  se  sentir  mal  à  l'aise.  Par 
bonheur  pourtant,  Emina  n'apprécia  pas  tout  d'abord  à  leur  juste 
valeur  tous  les  embarras  de  sa  position.  Selon  elle,  Ansha  était  une 
mère  de  famille,  jusque-là  maîtresse  absolue  dans  le  harem,  et  qui 
ne  pouvait  voir  sans  peine  qu'on  lui  eût  donné  une  rivale  dans  l'af- 
fection de  son  seigneur.  Son  bon  sens  lui  apprit  cela,  mais  rien  que 
cela,  et  son  bon  cœur  lai  suggéra  la  pensée  d'adoucir  autant  qu'il 


596  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

était  en  elle  des  regrets  si  légitimes  en  occupant  la  plus  petite  place 
possible  dans  cette  aflection  si  vivement  convoitée.  Ce  plan  était 
t\xcellent  sans  doute;  il  n'avait  qu'un  tout  petit  défaut,  celui  d'être 
impraticable. 

Et  d'abord,  les  regrets  d'Ansha  n'étaient  pas,  comme  Emina  le  pen- 
sait, de  nature  amoureuse,  puis  Ansha  n'était  pas  d'humeur  à  agréer 
les  adoucissemens  qu'Emina  lui  réservait.  Enfin  la  pauvre  fille  pré- 
sumait vraiment  trop  de  ses  propres  forces,  quand  elle  se  promet- 
tait d'éviter  le  combat  et  de  ne  pas  disputer  à  sa  rivale  le  cœur  de 
leur  époux.  Ces  combats-là  sont  dans  la  nature  des  choses,  et  il  n'ap- 
partient à  personne  de  les  refuser.  Les  enfans  d'Hamid  étaient,  aux 
yeux  d'Emina,  des  personnages  sacrés  auxquels  elle  ne  se  permet- 
tait pas  de  trouver  le  plus  petit  mot  à  dire;  mais  cette  fois  encore 
l'abnégation  était  exorbitante,  et  devait  nécessairement  faire  place 
à  une  appréciation  mieux  justifiée.  Les  deux  plus  jeunes  conservè- 
rent leur  place  dans  le  sanctuaire  qu'Emina  avait  élevé  tout  exprès 
pour  eux,  mais  les  deux  aînés  en  furent  expulsés.  Quant  aux  esclaves, 
Emina  ne  s'en  occupa  que  pour  tâcher  de  ne  pas  leur  rendre  la  vie 
plus  dure  que  cela  n'était  absolument  indispensable.  De  leurs  pré- 
tentions et  de  la  haine  que  ces  créatures  lui  avaient  vouée  à  pre- 
mière vue,  elle  n'en  conçut  pas  le  plus  léger  soupçon.  La  négresse 
était  la  seule  qui  éprouvât  quelque  sympathie  pour  sa  nouvelle  maî- 
tresse, sympathie  qui  n'était  peut-être,  après  tout,  qu'une  forme  de 
sa  perpétuelle  révolte  contre  la  tyrannique  Ansha.  La  Gircassiemie 
enveloppa  dans  ses  toiles  d'araignée  la  seconde  comme  la  première 
épouse;  quant  à  l'Abassa,  elle  subissait  sans  résistance  l'impulsion 
donnée  par  sa  maîtresse,  et  cette  impulsion  n'était  pas  favorable  à 
Emina. 

Je  n'ai  rien  dit  encore  de  la  grand'mère  d'Hamid-Bey,  de  celle  qui 
avait  reçu  Emina  sur  le  seuil  du  harem.  C'était  une  bonne  vieille 
dame  qui  ne  se  mêlait  plus  des  intrigues  féminines,  et  qui  eût  sou- 
haité de  bon  cœur  en  préserver  Emina:  elle  ne  l'essaya  pourtant  pas* 
tant  l'entreprise  était  hérissée  d'obstacles;  elle  se  contenta  de  témoi- 
gner quelque  tendresse  à  la  pauvre  enfant,  sans  se  constituer  ni  son 
champion  ni  sa  protectrice,  ce  qui  était,  après  tout,  la  meilleure 
marche  à  suivre  dans  l'intérêt  même  d'Emina.  Aussi  la  jeune  femme 
s'attacha-t-clle  profondément  à  cette  prudente  amie. 

Tels  étaient  les  habitans  du  harem.  Il  en  est  un  cependant  qui 
était  appelé  plus  qu'aucun  autre  à  exercer  une  influence  décisive  sur 
la  destinée  d'Emina.  C'était  Hamid-Bey  lui-même.  Quels  rapports  al- 
laient s'établir  entre  le  bey  et  sa  jeune  femme?  Nous  savons  qu'Emina 
n'avait  jamais  vu  le  bey  avant  le  soir  de  ses  noces,  et  Hamid-Bey 
n'était  pas  plus  avancé  en  ce  qui  la  concernait.  La  première  impres- 


KÉCiTS    TURCO-ASIATIQUES.  h^M 

sion  que  la  beauté  de  sa  jeune  épouse  produisit  sur  lui  fut  tout  ù  fait 
à  son  avantage.  Malgré  le  badigeonnage  et  les  mouches  de  papier 
doré,  qui  ne  produisent  pas  sur  les  Turcs  le  môme  effet  que  sur 
nous,  Emina  était  réellement  jolie,  et  devait  surtout  le  paraître  à  un 
homme  blasé  sur  la  beauté  non  moins  réelle,  mais  complètement 
opposée  d'Ansha.  Hamid  vit  d'abord  dans  sa  jeune  femme  un  joli 
hochet,  un  meuble  élégant,  qu'il  avait  acheté,  comme  on  dit,  chat  en 
poche,  et  la  satisfaction  qu'il  éprouva  du  marché  conclu  tourna  à  la 
plus  grande  gloire  d'Ansha,  instigatrice  de  ce  mariage.  —  Ansha  a 
un  tact  extraordinaire  pour  les  bons  marchés,  se  dit  Hamid;  décidé- 
ment je  ne  puis  mieux  faire  que  de  m'en  rapporter  à  elle  lorsqu'il 
s'agit  de  vendre  ou  d'acheter. 

Quoique  fort  ignorante  en  choses  de  cœur,  Emina  eut  comme  un 
vague  soupçon  du  jugement  que  son  mari  portait  sur  elle,  et, 
quoique  accoutumée  à  ne  compter  pour  rien  dans  sa  propre  famille, 
ce  jugement  marital,  confusément  pressenti,  lui  causa  une  impres- 
sion pénible.  Les  Turcs  ont  des  manières  fort  douces  avec  leurs 
femmes;  mais  cette  douceur  extrême  témoigne  trop  qu'ils  ne  les  con- 
sidèrent que  comme  des  enfans  auprès  desquels  il  ne  faut  pas  ap- 
porter les  soucis  et  les  préoccupations  que  l'on  partage  avec  ses 
semblables.  Hamid  complimenta  sa  jeune  femme  sur  ses  petites 
mains,  sur  ses  pieds  mignons,  sur  sa  taille  souple  et  gracieuse,  sur 
son  gentil  sourire,  et  ces  complimens  causèrent  à  la  pauvre  Emina 
un  malaise  indéfinissable.  Il  ne  lui  dit  pas  un  mot  d'amour,  il  ne 
s'informa  pas  de  ce  qu'elle  avait  éprouvé  en  quittant  sa  vallée,  de 
l'effet  qu'avait  produit  sur  elle  sa  nouvelle  maison.  H  ne  lui  parla  ni 
de  son  père,  ni  de  sa  belle-mère,  ni  de  son  frère,  ni  de  lui.  î\on, 
non,  rien  que  des  complimens,  accompagnés  d'un  regard  et  d'un  ac- 
cent fort  gracieux  sans  doute,  parfaitement  conformes,  à  coup  sûr, 
au  code  de  là  galanterie  musulmane,  mais  qu'Emina  eût  souhaité 
)ie  jamais  voir  ni  entendre.  Elle  ne  comprenait  pas  nettement  d'où 
lui  venait  ce  mécontentement,  mais  elle  savait  que  ce  regard,  cet 
accent,  et  les  complimens  même  dont  ils  étaient  comme  les  pré- 
ludes lui  causaient  une  souffrance  bien  positive. 

Plus  tard,  lorsqu'elle  vit  son  mari  auprès  d'Ansha,  et  qu'elle  re- 
marqua l'air  sérieux  avec  lequel  il  l'entretenait  d'affaires,  elle  se  prit 
à  regarder  d'un  œil  d'envie  l'espèce  d'affection  que  sa  rivale  inspirait 
à  son  époux,  a  H  ne  la  regarde  pas  avec  cette  expression  qui  me 
fait  monter  le  sang  au  visage  et  courir  un  frisson  dans  la  moelle  des 
os,  »  se  dit-elle,  et  en  effet  il  y  avait  dans  la  manière  d'être  d'Ha- 
mid  pour  Ansha  comme  un  reflet  lointain,  quelque  chose  de  celle 
de  Saed  pour  Emina  :  c'était  l'expression  de  la  confiance,  de  l'es- 
time et  de  la  déférence.  La  source  de  ces  sentimens  n'était  pas  ht 

TOHE   1.  32 


A98  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

niênie  chez  les  deux  musulmans;  mais  la  pensée  d'Emina  n'allait  pas 
aussi  loin.  Elle  ne  se  rendait  pas  môme  compte  de  la  ressemblance, 
mais  elle  la  sentait.  Hamid  entrait-il  dans  le  harem,  l'air  sombre  et 
préoccupé  :  si  Ansha  s'y  trouvait,  il  la  prenait  à  part,  causait  quel- 
ques instans  avec  elle  à  voix  basse  et  paraissait  aussitôt  soulagé. 
Si  au  contraire  Ansha  était  absente,  Hamid  la  cherchait  du  regard, 
après  quoi,  poussant  un  soupir  ou  faisant  un  geste  d'impatience, 
il  prenait  un  air  riant  de  commande  et  se  mettait  à  débiter  des 
fadaises  à  Emina.  Évidemment  ni  son  esprit  ni  son  cœur  n'étaient 
de  la  partie,  et  quoique  je  ne  puisse  dire  ce  qu'il  faisait  de  son 
cœur,  je  sais  bien  que  son  esprit  était  auprès  d' Ansha.  —  Je  dois 
être  pour  lui  une  source  d'ennui  et  d'aversion,  se  disait  Emina,  puis- 
qu'il juge  nécessaire  de  se  contraindre  avec  moi,  et  je  vois  bien  que 
son  perpétuel  sourire  en  me  parlant  ne  part  pas  d'un  cœur  satisfait! 
—  Et  en  cela  elle  se  trompait,  car  Hamid-Bey  savait  se  plaire  dans 
la  société  des  femmes  lors  même  qu'il  ne  les  honorait  pas  de  beau- 
coup d'estime. 

Mais  elle,  Emina,  qu'éprouvait-elle  pour  cet  époux  improvisé  qui 
était  venu  brusquement  couper  court  aux  rêves  de  ses  treize  ans? 
Le  premier  regard  qu'elle  avait  levé  sur  Hamid  lui  avait  appris  qu'il 
était  beau,  plus  beau  que  le  joli  Saed;  le  second  l'avait  convaincue 
que  la  porte  de  communication  entre  la  pensée  et  l'organe  extérieur 
de  la  vue  était  pour  elle  fermée  à  double  tour.  Elle  avait  essayé  de 
percer  le  voile  tendu  derrière  sa  prunelle;  mais  son  propre  regard 
s'était  émoussé  à  la  peine,  et  la  communication  n'avait  pas  été 
établie.  Hamid  avait  pourtant  remarqué  la  fixité  du  regard  d'Emina 
s'efforçant  de  pénétrer  le  sien,  et  cette  remarque  avait  amené  sui' 
ses  lèvres  ce  sourire  terne  et  froid  qui  faisait  tant  de  mal  à  la  petite. 

—  Pourquoi  me  regardes-tu  ainsi,  Emina?  lui  avait-il  dit.  Trou- 
ves-tu en  moi  quelque  chose  qui  te  déplaise  ?  Mon  teint  est-il  trop 
brun,  mon  front  trop  ridé?  Tu  as  le  droit  d'être  difficile,  toi  dont 
les  joues  sont  si  fraîches  et  le  front  si  uni  ! 

—  Je  ne  regarde  ni  la  couleur  de  ton  visage  ni  les  plis  de  ton 
front,  seigneur,  et  je  ne  suis  pas  assez  sotte  pour  y  trouver  à  re- 
dire. 

—  Tant  mieux  s'il  en  est  ainsi,  reprit  le  bey,  car  avec  la  meil- 
leure volonté  du  monde  il  m'eût  été  impossible  d'y  rien  changer. 

—  Il  est  beau,  se  dit-elle  lorsqu'il  se  fut  éloigné,  mais  il  ne  me 
plaît  guère.  J'éprouve  en  sa  présence  de  l'embarras  et  de  l'impa- 
tience. Ahl  mon  pauvre  Saed,  que  tu  étais  différent!  Comme  je  me 
sentais  à  l'aise  et  paisible  auprès  de  toi  ! 

C'est  une  vérité  bien  connue  que  nulle  femme  n'éprouve  impu- 
nément auprès  d'un  homme  de  l'embarras  ou  de  l'impatience,  sur- 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  h99 

tout  si  cet  homme  est  beau,  et  si  elle  ne  peut  se  soustraire  à  sa  pré- 
sence. Emina  n'échappa  point  à  la  loi  commune.  Peu  à  peu  l'image 
du  froid  et  moqueur  Hamid  s'empara  exclusivement  de  sa  pensée. 
Son  sourire  lui  faisait  toujours  mal,  et  pourtant  elle  éprouvait  le 
besoin  de  souffrir  de  ce  mal,  et  à  peine  était-elle  seule,  qu'elle  se 
demandait  si  ce  sourire  ne  disparaîtrait  jamais.  Elle  imaginait  cent 
moyens  de  le  mettre  en  fuite,  et  elle  eût  voulu  se  retrouver  en  pré- 
sence de  celui  dont  le  cœur  lui  semblait  une  énigme  qu'il  eût  été 
beau  de  deviner.  Elle  arrangeait  dans  son  imagination  des  circon- 
stances extraordinaires  qui  devaient  la  mettre  en  possession  de  cette 
clé  introuvable,  lui  ouvrir  les  portes  du  palais  mystérieux,  l'initier 
à  des  secrets  précieux.  Que  pense-t-il?  que  pense-t-il  de  moi?  Pour- 
quoi me  traite-t-il  toujours  comme  une  enfant?  Pourquoi  est-ce 
Ansha  toute  seule  qui  connaît  ses  pensées?  Pourquoi  n'est-il  sérieux 
qu'avec  elle,  et  qu'ai~je  donc  de  si  risible,  qu'il  ne  puisse  me  regar- 
der comme  il  la  regarde?  A  force  de  se  répéter  tous  les  jours  ces 
questions,  il  arriva  qu'Hamid  devint  l'unique  objet  de  ses  rêveries  et 
de  ses  rêves,  et  que  Saed  lui-même  fut  presque  oublié.  Elle  ne  s'en 
souvenait  que  pour  comparer  son  regard  attentif  et  passionné  au 
regard  sans  âme  qu'Hamid  lui  réservait. 

Une  fois  cependant  l'occasion  se  présenta  pour  Emina  d'occuper 
enfin  la  position  qu'elle  ambitionnait;  mais  cette  occasion,  elle  ne 
sut  pas  la  saisir.  Un  jour  qu'Hamid,  resté  seul  avec  elle,  avait  épuisé 
le  vieux  thème  de  ses  petites  mains,  de  ses  pieds  mignons,  de  ses 
roses  et  de  ses  lis,  il  s'avisa,  après  un  silence  embarrassant  pour 
tous  les  deux,  de  la  questionner  sur  son  enfance,  sur  les  lieux  qu'elle 
parcourait  avec  son  troupeau,  et  sur  la  manière  dont  elle  passait  son 
temps. 

—  Tu  devais  bien  t' ennuyer,  pauvre  petite,  de  n'avoir  personne 
à  qui  parler?  Tu  devais  avoir  peur  aussi,  la  nuit,  toute  seule,  dans 
ces  montagnes?  N'as-tu  jamais  rencontré  de  loup? 

—  Plus  d'une  fois,  seigneur,  mais  je  n'ai  jamais  eu  peur. 

—  En  vérité?  Et  d'où  te  vient  ce  beau  courage?  Te  crois-tu  de 
force  à  terrasser  un  loup  ?  Avec  ces  petites  mains,  ce  n'est  guère 
croyable. 

Et  les  petites  mains  et  les  pieds  mignons  allaient  rentrer  en  scène, 
si  Emina,  qui  comprit  le  danger,  ne  l'eût  conjuré  en  ajoutant  :  —  Je 
n'avais  pas  peur,  parce  que  je  savais  que  Dieu  était  auprès  de  moi, 

—  Tu  le  savais,  dis-tu?  Tu  es  bien  savante  en  ce  cas!  Et  qui 
donc  t'avait  appris  de  si  belles  choses? 

—  Personne  que  Dieu  lui-même.  Je  savais  qu'il  était  auprès  de 
moi,  parce  que  j'avais  entendu  sa  voix. 

La  superstition  est  si  naturelle  et  si  générale  en  Orient,  qu'en  en- 


500  REVUE    DES    DEUX    ]MO^DES. 

tendant  ces  mots,  Hamid-Bey,  qui  n'était  rien  moins  qu'un  illuminé, 
s'imagina  qu'Emina  avait  des  visions,  et  qu'elle  était  tant  soit  peu 
pi'ophétesse.  —  Je  savais  bien  que  cette  petite  n'était  pas  comme 
tout  le  monde,  —  se  dit-il  en  ouvrant  de  grands  yeux;  puis  il  ajouta 
tout  haut  : — Tu  avais  entendu  la  voix  de  Dieu?  En  vérité  !  Et  quand? 
Et  que  te  dit-il? 

Emina  pouvait  en  ce  moment  établir  son  empire  plus  solidement 
qu'Anslia  n'avait  assuré  le  sien  :  elle  n'avait  qu'à  confirmer  son  bey 
<]ans  sa  méprise,  ou  seulement  à  ne  pas  la  détruire;  mais  Emina  ne 
comprenait  rien  ni  à  sa  position,  ni  au  caractère  de  son  mari,  et  elle 
lie  se  douta  seulement  pas  qu'elle  touchait  au  but  de  tous  ses  efforts. 
Elle  se  hâta  donc  de  répondre  :  —  Quand  je  dis  que  j'ai  entendu  la 
Toix  de  Dieu,  je  ne  prétends  pas  l'avoir  entendue  comme  j'entends  la 
tienne,  noble  seigneur.  Dieu  parlait  à  mon  cœur,  et  je  savais  que 
cette  voix  était  la  sienne,  parce  qu'elle  me  disait  des  choses  qui  ne 
pouvaient  venir  que  de  lui. 

—  Hum!  se  dit  Hamid  rassuré  et  refroidi,  ce  ne  sont  après  tout 
que  des  enfantillages;  elle  ne  doit  pas  avoir  la  tête  bien  forte. 

—  Au  reste,  ajouta  Emina,  qui  ne  se  doutait  aucunement  de  l'im- 
pression qu'elle  venait  de  produire,  la  voix  de  Dieu  ne  s'adressait 
pas  à  moi  seule,  et  je  voyais  bien  que  les  animaux  étaient  aussi  favo- 
risés que  moi. 

—  Elle  est  tout  à  fait  divertissante,  cette  petite,  pensa  Hamid,  et 
sa  physionomie,  jusque-là  assez  attentive,  prit  tout  à  coup  et  d'une 
façon  si  brusque  son  expression  habituelle  de  moquerie,  qu'Emina 
devint  muette  comme  la  tombe.  —  Tu  ne  dis  plus  rien  ?  dit  le  bey 
après  un  moment  de  silence.  Tu  n'as  plus  d'histoires  à  me  conter? 
C'est  dommage,  car  elles  sont  assez  drôles;  mais  tu  en  trouveras 
d'autres,  j'espère.  Où  donc  est  Ansha? 

Ansha  n'était  pas  loin;  elle  attendait  avec' impatience  dans  la  pièce 
Toisine  la  fin  d'une  conférence  dont  la  durée  commençait  à  l'inquié- 
ter. A  peine  son  nom  eut-il  été  prononcé  (Ansha  avait  l'habitude 
d'écouter  aux  portes),  qu'elle  se  hâta  de  paraître.  Un  coup  d'œil 
aussi  rapide  que  perçant  lui  apprit  qu'elle  n'avait  rien  à  craindre, 
et  Hamid  ayant  laissé  entendre  qu'il  désirait  causer  avec  elle,  Emina, 
qui  comprenait  ce  genre  d'insinuation  à  demi-mot,  se  retira  en  silence. 

Cette  lois  l'entretien  des  deux  époux  roula  sur  Emina.  Hamid  avoua 
qu'elle  lui  paraissait  singulière,  et  qu'il  ne  savait  trop  si  son  cerveau, 
n'était  pas  un  peu  dérangé;  il  s'enquit  naïvement  près  d' Ansha  si  elle 
n'avait  pas  fait  la  même  remarque.  Ansha  l'avait  faite,  qu'on  n'en 
doute  pas.  Elle  prit  un  air  hypocrite  qui  lui  alla  fort  bien,  et  elle 
avoua  en  soupirant  que  cette  enfant  ne  répondait  pas  exactement 
à  l'idée  qu'elle  s'en  était  formée.  Elle  avait  des  distractions  nom- 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  501 

breiises,  et  passait  la  plus  grande  partie  de  la  journée  à  rassembler 
des  touffes  d'herbes  sèches  ou  à  effeuiller  des  bouquets  de  fleurs  flé- 
tries. —  Je  lui  ai  proposé,  ajouta  Ansha,  de  faire  des  confitures  de 
coing  et  de  mûres,  de  la  pâte  de  noix  et  du  sirop  de  raisin  :  elle  s'y 
est  prêtée  d'assez  bonne  grâce;  mais  hélas!  je  n'oserais  jamais  pré- 
senter à  ta  seigneurie  le  résultat  de  son  travail,  les  servantes  elles- 
mêmes  n'en  ont  pas  voulu,  et  cependant  elle  a  usé  plus  de  miel  que  je 
n'en  emploie  dans  le  courant  d'une  année.  (Hamid  était  à  la  fois  gour- 
mand et  économe.)  Je  croyais  que  cette  petite  m'aiderait  à  préparer 
tes  sucreries  et  qu'elle  te  ferait  économiser  ce  que  te  volent  tes  ser- 
vantes; mais  elle  ne  sait  rien  faire  que  regarder  les  étoiles  et  se  tenir 
auprès  de  sa  fenêtre  ouverte  pour  respirer  le  grand  air,  qui,  dit-elle, 
lui  fait  du  bien.  Après  tout,  peu  importe  qu'elle  possède  ou  non  cer- 
tains talens  que  je  puis  exercer  à  sa  place.  Je  me  fatigue  quelquefois, 
mais  c'est  pour  ton  service,  et  cette  fatigue  m'est  plus  douce  que  le 
repos.  Quant  à  Emina,  tu  l'as  prise  afin  d'en  avoir  des  enfans,  et 
pourvu  qu'elle  t'en  donne,  le  reste  importe  peu;  mais  aurons -nous 
bientôt  ce  bonheur,  cher  seigneur?  Dois-je  préparer  la  layette?  car 
Emina  ne  saurait  comment  s'y  prendre,  et  je  m'en  félicite;  je  tiens 
à  soigner  et  à  parer  son  enfant  comme  s'il  était  à  moi. 

—  Rien  ne  presse,  répondit  le  bey  légèrement  piqué;  Emina  çst 
encore  très  jeune,  trop  jeune,  et  il  est  probable  qu'il  nous  faudra 
attendre  quelque  temps  encore. 

—  Tu  es  plus  patient  que  moi,  noble  Hamid,  car  chaque  jour  qui 
s'écoule  sans  te  donner  (permets-moi  de  dire  sans  nous  donner) 
d'enfant  me  semble  un  jour  perdu  pour  notre  bonheur  à  tous.  Et 
Anife,  et  Ismaël,  et  Aassan,  et  jusqu'à  Fatma  et  à  Benjamin,  tous 
ces  enfans  souhaitent  de  si  bon  cœur  avoir  un  petit  frère  !  Oh  !  le 
jour  où  Emina  comblera  tous  ces  vœux,  je  l'aimerai  bien  ! 

—  Pauvre  bonne  Ansha!  répondit  le  bey  ému  jusqu'aux  larmes; 
je  sais  bien  que  tu  n'as  de  soucis  que  les  miens!  Aussi  es-tu  et  se- 
ras-tu toujours  ma  bien-aimée,  quelque  sacrifice  que  je  sois  d'ail- 
leurs obligé  de  faire  à  ma  famille  et  à  ma  parenté. 

L'arrivée  des  enfans  coupa  court  à  ces  tendres  épanchemens,  et  la 
vue  de  ses  cinq  rejetons  aida  peut-être  Hamid  à  endurer  patiem- 
ment le  retard  qu'apportait' Emina  à  l'arrivée  du  sixième. 

Il  n'y  a  en  toutes  choses,  dit-on,  que  le  premier  pas  qui  coûte, 
et  lorsque  le  premier  pas  n'a  rien  coûté,  les  suivans  se  succèdent  à 
plus  forte  raison  avec  une  incalculable  rapidité.  Ansha  avait  évité 
jusque-là  de  se  placer  officiellement  entre  le  bey  et  sa  jeune  épouse; 
mais,  à  partir  de  ce  jour,  elle  profita  de  la  liberté  qu'Hamid,  en  la 
questionnant  sur  le  compte  d'Emina,  venait  de  lui  accorder  implici- 
tement. Dès-lors  elle  répondit  sans  même  attendre  les  questions. 


502  REYUE   DES    DEUX    MONDES. 

—  Emiiia  est  une  bonne  fille,  disait-elle  par  exemple,  et  elle  n'a 
que  de  bons  sentimens  envers'  mes  en  fans;  mais  je  voudrais  qu'elle 
s'abstînt  de  tenir  toute  sorte  de  propos  étranges  aux  deux  plus  jeunes, 
qui  sont  devenus  indomptables  depuis  qu'elle  s'en  occupe.  —  Et 
Hamid  répondait  qu'en  effet  Eniina  devait  laisser  les  deux  enfans 
sous  la  direction  de  leur  mère,  et  qu'elle  avait  grand  tort  de  se  mêler 
de  leur  éducation.  La  négresse  avait-elle  cassé  une  tasse  ou  un  verre 
en  cristal  (sortes  d'accidens  auxquels  Hamid  se  montrait  plus  sen- 
sible qu'on  n'était  en  droit  de  l'attendre),  Ansha  remarquait  tout 
simplement  que  depuis  l'avènement  d'Emina  la  négresse  empirait 
de  jour  en  jour,  assurée  qu'elle  se  sentait  de  la  protection  de  sa 
jeune  maîtresse.  — J'hésite  maintenant,  ajoutait-elle,  à  me  mêler  du 
gouvernement  du  harem,  car  je  m'aperçois  qu'Emina  prétend  l'exer- 
cer exclusivement,  et  pour  rien  au  monde  je  ne  voudrais  lui  dé- 
plaire; mais  il  me  semble,  seigneur,  que  tu  étais  satisfait  de  la  ma- 
nière dont  ta  maison  était  tenue  lorsque  le  soin  m'en  était  confié, 
et  je  voudrais,  dans  ton  seul  intérêt,  que  les  choses  marchassent 
comme  par  le  passé  sous  la  nouvelle  dame  du  logis.  — Hamid  s'em- 
pressait alors  de  l'assurer  qu'il  n'avait  jamais  songé  à  la  dépouiller 
d'une  autorité  qu'elle  exerçait  avec  tant  de  supériorité,  et  la  suppliait 
de  défendre  ses  droits  contre  la  nouvelle  venue.  Y  avait-il  une  tache 
sur  un  coussin  de  l'ottomane  ou  un  accroc  aux  rideaux  des  fenêtres, 
c'était  Emina  qui  avait  versé  une  tasse  de  café  sm^  le  coussin  ou  ar- 
raché le  rideau  en  ouvrant  brusquement  la  fenêtre.  Un  cheval  était-il 
fourbu,  Emina  aimait  tant  à  galoper!  En  un  mot,  tout  accident  fâ- 
cheux, toute  révolte  intérieure,  tout  dommage,  tout  dégât  était  le  fait 
d'Emina. 

n  ne  faudrait  pas  croire,  en  jugeant  les  mœurs  orientales  d'après 
les  mœurs  européennes,  qu' Ansha  se  flattât  un  seul  moment  d'attirer 
sur  sa  jeune  rivale  la  mauvaise  humeur  et  les  mauvais  traitemens  du 
seigneur  Hamid.  Il  n'y  a  peut-être  pas  un  seul  Turc  qui  se  permette 
de  maltraiter  une  femme,  et  je  connais  des  femmes-  de  toutes  les 
classes  de  la  société  musulmane  qui  tirent  leurs  maris  par  la  barbe 
sans  que  ceux-ci  usent  de  représailles  sur  la  chevelure  de  celles-là. 
On  pourrait  remplir  un  volume  d'anecdotes  curieuses  qui  témoigne- 
raient du  respect  et  de  la  condescendance  du  sexe  fort  envers  le 
sexe  faible  :  je  n'en  rapporterai  que  deux.  Pendant  que  j'étais  à 
Constantinople,  le  gouvernement  de  la  Sublime-Porte  imagina  de 
reléguer  les  femmes  de  mauvaise  vie  dans  un  vaste  édifice  oii  les 
amateurs  chrétiens  étaient  invités  à  aller  faire  leur  choix,  à  la  con- 
dition qu'avant  d'emmener  l'une  des  recluses,  l'acquéreur  déposerait 
une  légère  somme  et  s'engagerait  à  garder  son  acquisition  au  moins 
pendant  quelques  mois.  Tout  avait  été  prévu  par  la  loi,  et  le  loge- 


RÉCITS    TURCO-ASIATIQUES.  503 

ment  destiné  à  ces  clames  était  prêt;  il  ne  s'agissait  plus  que  de  les 
y  parquer.  En  traversant  une  des  rues  de  Péra,  je  fus  arrêtée  par 
un  rassemblement  d'une  vingtaine  de  personnes  attroupées  autour 
d'un  gavas  (sorte  de  garde  urbaine)  qui  pérorait  pour  persuader  à 
une  négresse  de  se  laisser  conduire  dans  le  palais  qui  l'attendait, 
et  où  elle  trouverait  tous  les  agrémens  imaginables.  La  négresse 
ne  répondait  que  ces  mots  :  «Tuez-moi  plutôt!  »  et  elle  sanglotait. 
Et  le  gavas  de  recommencer  ses  descriptions  fantastiques  et  enthou- 
siastes du  bon  lit,  de  la  bonne  chère,  des  beaux  vêtemens,  de  la 
pipe  sans  cesse  allumée,  du  café  coulant  à  grands  flots,  de  toutes  les 
délices  qui  feraient  de  cette  prison  un  vrai  paradis.  J'assistai  à  la 
discussion  pendant  près  d'une  demi-heure,  et  lorsque  je  continuai 
ma  route,  rien  n'était  encore  décidé.  Je  demandai  pourtant  à  une 
espèce  de  valet  de  place  qui  m'accompagnait  pourquoi  le  gavas  per- 
dait son  temps  à  convaincre  la  négresse,  au  lieu  de  l'emmener  de 
force  à  sa  destination.  —  Une  femme  !  me  répondit-il  complètement 
scandalisé  de  ma  question,  et  je  commençai  à  soupçonner  que  les 
Turcs  ne  sont  pas  aussi  butors  qja'on  veut  bien  le  dire  en  Europe. 

La  seconde  anecdote  se  rapporte  aussi  à  mon  séjour  à  Constanti- 
nople.  Une  femme  d'origine  marseillaise,  mais  mariée  à  un  musul- 
man, avait  un  procès  à  je  ne  sais  plus  quel  sujet;  ce  que  je  sais,  c'est 
que  ses  adversaires  fondaient  leurs  prétentions  et  leurs  espérances 
sur  un  document  qu'ils  avaient  déposé  entre  les  mains  du  juge. 
Instruite  de  cette  circonstance,  la  Marseillaise  se  rend  chez  le  juge 
et  le  prie  de  lui  donner  connaissance  de  ce  titre.  Rien  de  plus  juste. 
Le  juge  prend  le  papier  et  se  met  en  mesure  d'en  donner  lecture  à 
la  dame;  mais  à  peine  a-t-il  fixé  ses  lunettes  sur  son  nez,  que  la 
dame  s'élance,  lui  saute  à  la  gorge,  lui  arrache  le  papier,  le  met 
dans  sa  poche,  fait  sa  révérence  et  sort  tranquillement  en  traversant 
le  vestibule ,  rempli  de  soixante  esclaves  ou  serviteurs.  La  Marseil- 
laise défia  ses  adversaires  de  produire  aucun  document  écrit  en  leur 
faveur,  et  elle  gagna  son  procès.  Quand  on  me  raconta  cette  histoire, 
je  fis  remarquer  que  le  juge  était  sans  doute  gagné  par  la  Marseil- 
laise, puisqu'il  lui  eût  été  on  ne  peut  plus  facile,  s'il  l'avait  voulu, 
de  la  faire  arrêter  par  ses  gens  et  de  lui  enlever  le  papier  qu'elle 
avait  dérobé  avec  tant  d'eftronterie.  On  me  répondit  encore  :  «  Une 
femme  !,  n 

Ansha  se  contentait  donc  de  mettre  obstacle  au  développement  de 
l'amour  d'Hamid  pour  sa  jeune  femme,  et  en  cela  elle  réussit  passa- 
blement. Hamid  demeura  à  l'égard  d'Emina  tel  qu'il  était  le  jour 
même  de  ses  noces,  poli,  souriant;  mais  de  progrès  dans  son  affec- 
tion, la  pauvire  enfant  n'en  fit  guère.  J'ai  dit  que  les  façons  glaciales 
et  moqueuses  du  bel  Hamid  causaient  à  Emina  un  malaise  doulou- 


504  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

reiix,  dont  l'effet  déplorable  était  de  comprimer  en  elle  tout  élan  de 
passion  ou  seulement  même  de  tendresse.  Les  dehors  d'Emina  étaient 
encore  plus  froids  que  ceux  d'Hamid,  car  pour  celui-ci  Emina  était 
toujours  une  femme,  et  une  très  jolie  femme  encore,  tandis  que  pour 
elle  Ilamid  n'était  qu'un  maître,  et  la  différence  du  sexe  ne  faisait 
qu'ajouter  à  l'embarras  qu'il  lui  causait.  Hamid  passait-il,  en  sou- 
riant d'un  air  protecteur,  la  main  sous  le  menton  d'Emina,  celle-ci 
se  redressait  soudain,  pâlissait  et  rougissait,  dévorant  les  larmes 
qui  roulaient  dans  ses  yeux. 

Étant  entré  un  jour  à  l'improviste  dans  la  pièce  où  la  famille  se 
rassemblait  d'ordinaire,  Hamid  trouva  Emina  à  demi  couchée  par 
terre  au  milieu  des  enfans,  riant  aux  éclats  et  jouant  avec  eux. 
—  Bon!  dit-il,  les  trois  enfans  s'amusent;  continue,  Emina,  c'est 
ainsi  que  j'aime  à  te  voir.  —  Mais  la  jeune  fdle  folâtre  avait  dis- 
paru, et  la  jeune  femme  décontenancée  avait  pris  sa  place.  Elle  se 
leva  brusquement,  repoussa  les  enfans  et  se  tint  un  instant  debout 
devant  Hamid  sans  rien  dire;  puis,  s' apercevant  qu'il  la  considé- 
]-ait  avec  étonnement,  elle  fit  volte-face  et  courut  se  cacher  dans  les 
profondeurs  du  harem.  Alors,  se  voyant  seule  et  réfléchissant  à  ce 
qui  venait  de  se  passer,  elle  fondit  en  larmes.  —  Suis-je  assez  mal- 
heureuse! s'écria-t-elle  en  sanglotant,  et  faut-il  que  tout  tourne 
contre  moi!  Pourquoi  suis-je  si  craintive,  et  Dieu  lui-même  m'a-t-il 
oubliée?  Que  doit  penser  de  moi  le  noble  Hamid?  Sans  doute  il  croit 
que  je  ne  l'aime  pas,  qu'il  me  déplaît,  que  je  suis  une  enfant  capri- 
cieuse et  d'un  mauvais  caractère...  Que  ne  puis-je  me  montrer  une 
fois  à  lui  telle  que  je  suis,  ou  du  moins  telle  que  j'étais,  car  je  ne  me 
reconnais  plus!  Si  j'osais  lui  dire,  ce  qui  est  vrai  pourtant,  que  je 
suis  malheureuse  de  son  absence,  que  je  pense  à  lui  nuit  et  jour,  que 
le  bruit  de  ses  pas  me  fait  battre  le  cœur,  peut-être  comprendrait-il 
combien  je  l'aime  et  m'adresserait-il  un  de  ces  doux  regards  qui 
feraient  mon  bonheur!  Ah!  si  Dieu  me  venait  en  aide,  si  une  cir- 
constance imprévue  me  déliait  la  langue,  que  mon  sort  serait  dif- 
férent ! 

Et  Emina  se  mit  à  rêver,  à  combiner  des  événemens  romanesques 
et  invraisemblables,  à  bâtir  des  châteaux  en  Espagne,  sans  se  douter 
au  prix  de  quelles  épreuves  suprêmes  la  lumière  se  ferait  un  jour 
dans  l'âme  de  son  époux. 

Christine  Trivulce  de  Belgiojoso. 

{La  2c  partie  au  prochain  n".) 


LES 


JÉSUITES  EN  CHINE 


1.  Voyages  et  Missions  du  père  Alexandre  de  Rhodes,  de  la  compagnie  de  Jésus,  en  la  Chine  et  autres 
royaumes  de  l'Orient,  1854;  réimpression  de  la  première  édition  de  1653.  — II.  Mémoire  sur  l'état 
actuel  de  la  Mission  du  Kiang-nan  (1842-1855),  par  le  R.  P.  BrouUion,  de  la  compagnie  de  Jésus. 


Ce  fut  dans  le  courant  du  xvi^  siècle  que  les  missionnaires  <;atlio- 
liques  pénétrèrent  en  Chine.  Après  avoir  prêché  la  foi  au  Japon, 
saint  François-Xavier,  le  grand  apôtre,  vint  mourir  en  1552  à  San- 
cian,  sur  le  seuil  même  de  ce  vaste  empire,  qui  recueillit  de  ses  lè- 
vres expirantes  le  premier  souffle  du  catholicisme.  A  sa  suite,  les 
vaillans  disciples  de  Loyola  se  précipitèrent  sur  cette  terre  nouvelle, 
ouverte  désormais  à  leur  intrépide  génie  de  propagande.  Bientôt  on 
les  vit  à  Pékin,  dans  l'enceinte  même  du  palais  impérial,  admis  à  la 
cour,  et  contribuant  par  leur  science  et  par  leurs  vertus  aux  splen- 
deurs naissantes  de  la  dynastie  tartare.  Les  Mémoires  concernant  les 
Chinois  attestent  les  immenses  travaux  des  jésuites;  c'est  un  monu- 
ment impérissable  de  leur  séjour  dans  ce  pays  merveilleux,  que  les 
premiers  ils  ont  fait  connaître  à  l'Europe,  et  auquel  ils  ont  en  même 
temps  porté  les  premières  notions  de  la  civilisation  occidentale.  Les 
jésuites  cependant  furent  expulsés  du  Céleste  Empire.  L'implacable 
loi  d'exil  qui  leur  ferma  successivement  l'accès  des  principaux  états 
européens  les  poursuivit  jusqu'en  Chine,  et  ces  vigoureux  soldats 
de  Rome  durent  abandonner  la  conquête  promise  à  leur  drapeau; 
mais  les  jésuites,  on  le  sait,  ne  connaissent  point  les  exils  éternels, 
et  leurs  milices,  parfois  dispersées,  se  sont  toujours  retrouvées, 
après  les  plus  terribles  orages,  debout  et  prêtes  à  affronter  de  nou- 


506  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

veaux  périls.  Partout  chassés,  ils  sont  rentrés  partout.  Les  voici  qui 
reparaissent  en  Chine,  non  plus,  comme  autrefois,  par  la  grande  et 
libre  route  qu'avait  ouverte  à  leur  ordre  la  faveur  impériale,  non 
plus  pour  siéger  dans  les  académies  de  lettrés  ou  pour  diriger  les 
travaux  de  l'observatoire  de  Pékin  ;  ce  ne  sont  que  de  simples  mis- 
sionnaires, franchissant  en  contrebande  les  frontières  interdites  à 
leur  foi,  et  cherchant  à  découvrir  dans  un  immense  empire  les  ré- 
gions fidèles  où  ils  pourront  ressaisir  la  trace,  déjà  bien  effacée, 
des  anciennes  prédications.  C'est  dans  la  province  de  Kiang-nan  que 
les  jésuites  modernes  ont  entrepris  d'inaugurer  la  nouvelle  propa- 
gande. L'un  d'eux,  le  père  Brouillon,  vient  de  rendre  compte  du  ré- 
sultat de  leurs  premiers  efforts.  En  même  temps  la  compagnie  de 
Jésus  a  fait  réimprimer,  sur  une  édition  qui  date  de  1653,  la  narra- 
tion des  voyages  accomplis  en  la  Chine  et  autres  royaumes  de  l'Orient 
par  le  père  Alexandre  de  Rhodes,  de  1619  à  1649.  La  publication 
simultanée  de  ces  deux  ouvrages  fournit  la  matière  de  comparaisons 
intéressantes  et  de  curieux  rapprochemens.  On  se  le  figure  aisément 
rien  que  d'après  les  dates,  que  deux  siècles  séparent!  Les  voyages 
en  Chine,  que  le  moindre  touriste  peut  se  permettre  aujourd'hui,  ne 
ressemblent  guère  aux  voyages  en  la  Chine  exécutés  au  xvii''  siècle. 
La  Chine  elle-même,  quelque  immuable  qu'on  la  suppose,  n'est  pas 
demeurée  absolument  telle  qu'elle  était  il  y  a  deux  cents  ans.  Et  les 
jésuites!  On  s'attend  bien  à  ne  pas  trouver  dans  le  père  BrouUion, 
notre  contemporain,  l'exacte  copie  du  père  de  Rhodes  :  le  même 
habit  ne  saurait,  à  deux  siècles  de  distance,  faire  le  même  moine. 
Le  père  de  Rhodes  nous  reporte  au  temps  de  la  première  campagne 
des  jésuites  dans  le  Céleste  Empire;  le  père  Brouillon  nous  raconte 
les  débuts  de  la  seconde  croisade  entreprise  par  les  soldats  de  saint 
Ignace  :  ce  sont  deux  périodes  également  remarquables  dans  l'his- 
toire du  catholicisme  et  dans  la  vie  de  cette  compagnie  fameuse, 
dont  le  nom  seul,  aujourd'hui  encore,  passionne  les  âmes  et  remue 
les  empires!  —  Que  l'on  se  rassure  pourtant  :  les  deux  jésuites  dont 
nous  allons  suivre  les  pérégrinations  n'ont,  en  vérité,  rien  de  terri- 
ble; ils  n'emportent  dans  leur  mince  bagage  ni  manuels  de  politique 
ni  instrumens  d'inquisition.  Commençons  par  le  père  Alexandre  de 
Rhodes. 

I. 

En  ce  temps-là,  on  ne  songeait  pas  encore  à  percer  l'isthme  de 
Suez,  et  pour  se  rendre  de  Rome  dans  l'Inde  il  fallait  non-seulement 
faire  le  tour  de  l'Afrique  et  affronter  le  cap  des  Tempêtes,  mais  en- 
core se  rendre  par  terre  jusqu'à  Lisbonne.  Or  ce  voyage  par  terre  offrait 
de  grandes  difficultés.  Parti  de  Rome,  au  mois  d'octobre  1618,  avec 
la  bénédiction  du  pape  Paul  "V  et  un  très  grand  nombre  d'indulgences. 


LES  JÉSUITES  EN  CHINE.  507 

l'âme  fortifiée  par  un  pèlerinage  à  Notre-Dame  de  Lorette,  le  jeune 
missionnaire  traversa  en  plein  hiver  les  neiges  des  Alpes,  échappa, 
près  de  Lyon,  à  un  groupe  de  calvinistes  qui  voulaient  le  jeter  dans 
le  Rhône,  coupa  «  allègrement  »  par  le  Languedoc,  fit  son  entrée  à 
Saragosse  le  1"  janvier  1619,  et  fuyant  Madrid,  oii  peut-être  on 
l'eût  empêché,  en  sa  qualité  de  Français ,  de  passer  aux  Indes,  se 
dirigea  en  toute  hâte  sur  Lisbonne.  Il  n'avait  pas  mis  moins  de  quatre 
mois  et  demi  pour  accomplir  cette  première  partie  du  voyage.  A  Lis- 
bonne, il  se  reposa  de  ses  fatigues.  Le  père  de  Rhodes  nous  fait  con- 
naître qu'à  cette  époque  les  jésuites  possédaient  dans  la  capitale  du 
Portugal  quatre  maisons  «  où ,  dit-il ,  nos  pères  travaillent  fort  uti- 
lement en  toutes  les  choses  qui  sont  propres  à  notre  compagnie,  la- 
quelle embrasse  tout  ce  qui  peut  servir  au  salut  des  âmes.  »  L'uni- 
versité de  Coïmbre  brillait  également  du  plus  vif  éclat;  elle  renfermait, 
lors  de  la  visite  du  missionnaire,  trois  cents  jésuites,  riche  pépinière 
de  savans  et  d'apôtres,  d'où  la  société  expédiait  par-delà  les  mers  ses 
inépuisables  rejetons. 

Le  Portugal  était  alors  dans  toute  sa  splendeur.  La  mer  lui  appar- 
tenait, et  avec  la  mer  le  commerce  du  Nouveau-Monde  et  la  propa- 
gande catholique.  De  Lisbonne  partaient  plusieurs  fois  l'an  les  pa- 
quebots de  la  foi  chrétienne,  avec  leurs  chargemens  de  moines  pour 
les  églises  naissantes  de  l'Asie.  On  voyait  dans  son  port,  non  plus 
les  caravelles  du  temps  de  Colomb,  ni  ces  frêles  barques  sur  les- 
quelles avaient  pâli  les  équipages  de  Gama,  mais  de  grands  et  solides 
vaisseaux,  que  les  progrès  de  l'art  nautique  avaient  faits  dignes  de 
porter  le  pavillon  du  Portugal  et  de  commander  aux  deux  Océans, 
Ce  fut  sur  le  navire  la  Sainte-Thérèse  que  le  père  de  Rhodes  s'embar- 
qua le  h  avril  1619.  Il  y  avait  à  bord  quatre  cents  personnes,  parmi 
lesquelles  on  comptait  six  jésuites,  trois  prêtres  et  a  trois  autres  qui 
étudiaient  la  philosophie.  »  Le  capitaine  du  navire,  François  de  Li- 
rea,  était  un  personnage  de  grande  condition,  car  il  n'y  avait  pas 
pour  la  noblesse  portugaise  de  profession  plus  enviée  que  celle  d'offi- 
cier de  marine.  Le  père  de  Rhodes  se  loue  beaucoup  de  son  capi- 
taine, qui  était  fort  pieux,  assistait  au  catéchisme  après  dîner,  faisait 
dire  la  messe  tous  les  jours,  pourvu  qu'il  n'y  eût  point  de  tempête,  ' 
et  présidait  aux  communions  générales,  de  telle  sorte  que,  suivant 
l'expression  du  missionnaire,  la  Sainte-Thérèse  semblait  être  un  mo- 
nastère flottant.  —  Le  20  juillet,  le  cap  de  Ronne-Espérance,  ce  pas- 
sage tant  redouté,  fut  doublé  sans  péril,  et  l'on  célébra  une  messe 
solennelle  pour  remercier  la  Providence  de  cette  visible  marque  de 
protection;  mais  le  25  survint  une  tempête  qui  ne  dura  pas  moins 
de  dix-huit  jours,  tempête  si  violente,  que  les  passagers,  désespé- 
rant de  revoir  jamais  la  terre,  «  ne  pensaient  plus  qu'au  paradis.  » 
Les  nuages  ne  furent  dissipés  que  le  jour  de  Sainte-Glaire,  et  sans 


<^08  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

doute  par  une  grâce  particulière  de  cette  douce  patronne.  A  peine 
échappé  à  ce  danger,  le  navire  faillit  se  perdre  dans  le  détroit  de  Ma- 
dagascar, puis  le  scorbut  se  mit  dans  l'équipage.  Il  était  temps  d'ar- 
river à  Goa,  où  la  Sainte-Thérèse  aborda  le  9  octobre  1619,  après 
six  mois  de  traversée. 

Le  voyageur  qui  visite  aujourd'hui  Goa  ne  peut  se  défendre  d'un 
profond  sentiment  de  tristesse,  lorsque,  après  avoir  remonté  la 
rivière  et  passé  devant  la  ville  neuve,  il  aperçoit  sur  sa  droite  la 
place  où  fut  le  vieux  Goa.  Ce  ne  sont  que  ruines  d'églises  et  de  cou- 
vens.  Trois  églises  seulement  sont  encore  entretenues.  L'une  d'elles 
conserve  pieusement  le  tombeau  de  saint  François-Xavier.  Un  petit 
nombre  de  fidèles,  quelques  moines  viennent  prier  sous  leurs  dômes, 
où  l'on  voit  encore  étinceler  par  intervalles  l'or  des  vieux  lambris. 
Dans  un  arsenal  qui  avoisine  ces  édifices,  autrefois  splendides,  gisent 
à  terre  plusieurs  canons  de  bronze  du  temps  d'Albuquerque.  J'ai 
parcouru  il  y  a  peu  d'années  ces  espaces  désolés  où  l'on  foule  à 
chaque  pas  de  grands  souvenirs  et  où  revivent  en  quelque  sorte,  à 
travers  la  brume  de  deux  siècles,  la  gloire  militaire  et  les  religieuses 
traditions  du  Portugal.  En  lisant  dans  le  récit  du  père  de  Rhodes  la 
description  de  Goa  tel  qu'il  était  en  1619,  et  en  me  reportant  à  mes 
souvenirs  de  voyage,  il  me  semble  que  je  découvre  une  ville  nou- 
velle; les  églises  s'animent  et  retentissent  de  chants  sonores,  de 
blanches  files  de  moines  remplissent  les  vastes  corridors  des  cou- 
vens;  l'arsenal  se  repeuple  de  soldats,  les  canons  brillent  sur  leurs 
affûts;  le  long  du  lleuve  se  presse  une  population  nombreuse  qui 
charge  et  décharge  les  navires  aux  sons  cadencés  des  chants  indiens. 
Ici  est  le  palais  du  vice-roi,  là  celui  de  l'archevêque,  —  deux  puis- 
sans  personnages,  dont  l'un  envoie  ses  flottes  et  l'autre  ses  mission- 
naires jusqu'aux  rives  les  plus  reculées  de  l'Asie.  Tel  était  Goa  aux 
yeux  du  père  de  Rhodes,  ville  «  pleine  de  toutes  les  plus  grandes 
délices  de  l'Europe  et  de  plusieurs  autres  qui  lui  sont  propres.  »  La 
compagnie  des  jésuites  y  possédait  trois  maisons,  érigées  sous  les 
auspices  de  saint  François-Xavier,  qui  prêclia  la  foi  dans  trois  cents 
royaumes,  accomplit  tant  de  miracles  et  baptisa  plus  de  trois  cent 
mille  chrétiens.  Dans  son  zèle  à  marcher  sur  les  traces  de  ce  grand 
saint,  le  père  de  Rhodes,  tout  en  se  livrant  avec  ardeur  à  l'étude  de 
la  langue  canarine,  commença  l'exercice  actif  de  son  apostolat  par 
((la chasse  des  enfans  païens.  nLes  rois  de  Portugal  s'étaient  réservé  le 
droit  de  prendre  les  petits  enfans  orphelins  et  de  les  faire  baptiser, 
puis  de  les  recueillir  dans  un  établissement  où  on  leur  enseignait 
la  religion  chrétienne.  Chaque  année,  à  la  Saint-Paul,  s'accomplis- 
sait la  cérémonie  du  baptême  pour  les  orphelins  que  les  jésuites 
avaient  pu  découvrir.  Le  père  de  Rhodes  en  vit  ainsi  baptiser  six 
cents,  ce  qui  était,  dit-il,  une  assez  heureuse  chasse.  Beaucoup  de 


LES   JÉSUITES    EN    CHINE.  500^ 

conversions  à  cette  époque  ne  s'opéraient  pas  autrement;  on  n'était 
pas  difficile  sur  le  choix  des  moyens,  et  les  missionnaires  catholi- 
ques procédaient  avec  une  facilité  singulière  à  la  multiplication  des 
chrétiens.  Cela  expliquerait,  indépendamment  des  miracles  de  la. 
grâce,  les  énormes  chiffres  de  conversions  dont  s'enorgueillissaient 
les  jésuites.  —  Le  père  de  Pdiodes  allait  donc  à  la  chasse  avec  la 
plus  sincère  dévotion  :  c'est  le  plus  hel  exercice  qu'il  ait  eu  à  Goa. 
Peut-être  ne  verra-t-on  dans  ce  procédé,  qui  après  tout  sauve  sou- 
vent les  corps  en  même  temps  que  les  âmes,  rien  qui  ne  soit  con- 
forme aux  sentimens  d'humanité  comme  aux  inspirations  de  la  foi  la 
pbis  vraie;  toutefois  il  est  aisé  de  conclure  des  récits  du  père  de 
Hhodes  que  parfois  l'amour  du  gibier  menait  trop  loin  les  pieux 
chasseurs,  et  qu'on  se  laissait  aller  à  prendre  violemment  et  jusque 
dans  les  hras  de  leurs  mères  des  enfans  qui  eussent  vécu  heureux 
et  aimés  au  foyer  de  la  famille.  Ce  n'est  pas  tout  :  le  père  de  Pdiodes 
nous  confessera  que  «  l'on  fait  ordinairement  grand  honneur  et  beau- 
coup de  caresses  à  ceux  qui  sont  encore  païens,  et  puis,  quand  ils 
sont  baptisés,  on  ne  daigne  pas  les  regarder,  et  de  plus,  quand  ils 
se  convertissent,  on  les  oblige  à  quitter  l'habit  du  pays,  et  Ton  ne 
saurait  croire  combien  cela  leur  est  rude,  »  En  racontant  ces  détails, 
le  missionnaire  ne  dissimule  pas  qu'ils  lui  ont  causé  un  déplaisir 
bien  sensible;  aussi  ne  faut-il  pas  abuser  d'un  secret  si  honnêtement 
révélé,  ni  demander  un  compte  trop  sévère  à  ce  prosélytisme  mi- 
litant qui,  au  xvii^  siècle,  s'était  donné  la  tâche  de  conquérir  par 
tous  les  moyens  l'Asie  à  la  foi  romaine.  N'oublions  pas  non  plus  que 
sur  ces  terres  lointaines,  où  l'audacieux  génie  de  quelques  aventu- 
riers avait  enlevé  à  la  pointe  de  l'épée  de  si  vastes  royaumes,  il  sem- 
blait naturel  que  la  croix  fût  plantée  avec  une  égale  audace,  et  ne 
nous  étonnons  pas  de  voir  les  premiers  missionnaires  catholiques, 
jésuites  en  tête,  apporter  dans  l'œuvre  de  la  conversion  ces  allures 
expéditives  et  violentes  qui  trop  souvent  firent  de  leur  croix  une  épée. 
Le  père  de  Rhodes  demeura  deux  ans  et  demi  à  Goa  ou  à  Saîset, 
et  le  12  avril  1622  il  s'embarqua  pour  le  Japon.  Le  capitaine  dir 
navire  étant  mort  à  Cochin,  il  prit  un  autre  bâtiment  sur  lequel  iî 
eut  à  essuyer  aux  abords  du  cap  Gomorin  une  horrible  tempête  : 
heureux  incident,  car  tout  l'équipage,  face  à  face  avec  la  mort,  de- 
manda le  baptême.  Le  cap  fut  enfin  doublé,  et  le  capitaine  longea 
la  côte  dite  de  la  Pêcherie,  ainsi  nommée  à  cause  de  la  pêche  des 
perles.  ((  Ses  habitans,  dit  le  père  de  Rhodes,  savent  le  temps  de 
l'année  propre  à  trouver  ces  belles  larmes  du  ciel  qui  sont  recueil- 
lies et  endurcies  dans  les  huîtres.  C'est  pour  lors  que  les  pêcheurs 
s'avancent  en  mer  sur  des  barques;  l'un  d'eux  se  plonge  dedans,  at- 
taché sous  les  aisselles  avec  une  corde,  ayant  la  bouche  pleine 
cl'hui-e  et  un  sac  au  cou;  il  va  jusqu'au  fond  et  ramasse  les  huîtres 


510  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'il  trouve,  il  les  met  dans  le  sac,  et  quand  il  ne  peut  plus  tenir 
son  soufïle,  il  fait  signe,  tirant  la  corde  avec  laquelle  il  est  attaché. 
Ceux  qui  sont  au  bateau  le  tirent  incontinent  en  haut;  on  ouvre  les 
huîtres  qui  sont  dans  le  sac,  où  l'on  trouve  ordinairement  plusieurs 
perles.  »  C'était  à  Tutucurin  que  du  temps  du  père  de  Rhodes  on 
péchait  les  plus  belles  perles  de  l'Orient;  les  Portugais  y  avaient  une 
citadelle  et  les  jésuites  un  collège  fondé  par  saint  François-Xavier. 
Un  jour,  les  jésuites  furent  chassés  de  leur  collège,  et  avec  eux,  par 
un  juste  châtiment  du  ciel,  les  huîtres  se  retirèrent;  plus  de  perles. 
Plus  tard,  les  jésuites  ayant  été  réintégrés  dans  leur  collège,  les 
perles  revinrent.  Du  reste,  toute  cette  région  était  pleine  du  nom  et 
de  la  puissance  des  jésuites;  ils  avaient  des  missions  dans  l'île  de 
Manar,  à  Geylan,  sur  la  côte  de  Coromandel  comme  sur  celle  de 
Malabar,  missions  que  le  père  de  Rhodes,  dans  son  cabotage  apos- 
tolique, visite  successivement,  avant  de  s'embarquer  pour  Malacca, 
où  il  n'arrive  que  le  28  juillet  162*2  à  la  faveur  d'un  miracle.  Le  na- 
vire étant  échoué  en  vue  du  cap  Bachado  et  presque  perdu,  il  eut 
la  pieuse  idée  de  prendre  dans  un  scapulaire  un  des  cheveux  de  la 
sainte  "Vierge  et  de  le  plonger  dans  la  mer  en  le  liant  avec  une 
longue  corde;  le  bâtiment  sortit  immédiatement  du  sable  où  il  était 
enfoncé,  et  le  lendemain  il  entrait  au  port. 

La  ville  de  Malacca  a  subi  de  nombreuses  vicissitudes.  Fondée  par 
les  Portugais,  attaquée  et  prise  par  les  Hollandais,  elle  est  aujour- 
d'hui au  pouvoir  de  la  Grande-Bretagne.  Comme  Goa,  c'est  une 
grandeur  déchue;  on  n'y  voit  point  de  ruines  cependant  :  les  églises 
et  les  couvens  sont  encore  debout,  plusieurs  édifices  remontent  au 
temps  de  la  domination  portugaise  et  rappellent  de  nobles  souve- 
nirs; mais  la  croix  ne  surmonte  plus  les  anciens  temples,  une  géné- 
ration hollandaise  et  une  génération  britannique,  c'est-à-dire  deux 
générations  protestantes,  ont  peu  à  peu  fait  disparaître  le  catholi- 
cisme, jadis  si  florissant  sur  cette  côte.  Puis  sont  venus  les  Chinois, 
qui  se  sont  établis  en  maîtres  dans  la  ville,  et  qui  forment  le  gros 
de  la  population.  Du  Portugal  et  des  Portugais,  il  ne  reste  plus 
qu'un  petit  nombre  de  familles,  dont  quelques-unes  ont  mêlé  leur 
sang  avec  celui  de  la  race  indigène.  Lorsque  je  suis  débarqué  à  Ma- 
lacca, porté  sur  le  dos  d'un  Malais  (car  à  la  mer  basse  les  canots  ne 
peuvent  accoster  la  plage),  j'avais  peine  à  croire  que  ce  port  sans 
vaisseaux,  que  cette  rive  presque  déserte  eussent  acquis  au  xvn''  siè- 
cle lin  si  grand  renom.  Quelques  barques  de  pêcheurs  étaient  cou- 
chées dans  la  vase,  un  cypaye  ennuyé  montait  la  garde  pour  l'An- 
gleterre auprès  d'une  batterie  de  vieux  canons  :  tout  était  silencieux  et 
triste.  Après  avoir  franchi  un  petit  pont  de  pierre,  j'entrai  dans  la  prin- 
cipale rue,  bordée  d'habitations  chinoises  qui  se  reconnaissent  à  leurs 
boiseries  vernissées,  à  leurs  lanternes  rondes  et  au  cercueil  en  bois 


LES   JÉSUITES   EN    CHINE.  511 

de  teck  qui  attend,  près  de  la  porte,  que  le  chef  de  la  famille  y  soit 
étendu  pour  le  dernier  sommeil.  Un  Portugais  qui  me  servait  de 
guide  m'indiqua  l'établissepient  des  missions  catlioliques,  et  pen- 
dant que  je  cherchais  à  saisir  dans  les  détails  de  cet  édifice  quelques 
vestiges  du  passé,  je  fus  distrait  par  des  marchands  de  joncs,  de 
bambous,  de  singes,  de  perroquets.  Il  n'y  a  plus  d'autre  commerce 
à  Malacca.  Les  Anglais  n'ont  pas  songé  à  ranimer  cette  ville  morte. 
Combien  était  différente  la  physionomie  de  Malacca  lorsque  le  père 
de  Rhodes  y  fit  son  entrée!  11  trouva  «  une  fort  belle  ville  avec 
une  citadelle  bien  forte  et  bien  garnie,  plusieurs  églises  richement 
ornées,  oii  la  dévotion  des  peuples  était  admirable,  cinq  paroisses 
seulement,  mais  de  nombreux  monastères,  enfin  le  collège  des  jé- 
suites, rempli  de  plusieurs  grands  personnages.  »  Notre  mission- 
naire vécut  neuf  mois  à  Malacca  en  attendant  que  le  renversement 
de  la  mousson  lui  permît  de  continuer  sa  route  vers  la  Chine;  il  em- 
ploya pieusement  son  temps  à  seconder  les  jésuites  dans  leurs 
travaux. à  la  ville  comme  à  la  campagne,  et  baptisa  deux  mille  ido- 
lâtres. Heureuse  chasse  !  comme  on  aurait  dit  à  Goa.  Le  père  de 
Rhodes  recueillit  de  son  séjour  à  Malacca  les  souvenirs  les  plus 
agréables  :  il  vante  la  fécondité  du  sol,  l'abondance  et  l'excellent 
goût  des  fruits,  le  bel  aspect  des  forêts  de  cocotiers,  et  à  l'occasion 
du  coco  il  fait  une  remarque  qui  mérite  d'être  citée.  «  C'est  que 
pour  rendre  les  cocotiers  bien  fertiles,  il  faut  que  les  hommes  habi- 
tent dessous  leurs  branches  :  je  ne  sais,  ajoute-t-il,  si  c'est  le  souffle 
des  hommes  qui  leur  sert  ou  s'il  y  a  quelque  secrète  sympathie  que 
la  nature  nous  a  cachée.  »  Le  père  de  Rhodes  avoue  que  peu  de 
gens  avant  lui  avaient  observé  cette  chose  vraiment  admirable  :  bien 
peu  sans  doute  l'auront  observée  après  lui;  mais  pourquoi  cette 
sympathie  cachée,  cette  harmonie  mystérieuse  n'existerait-elle  pas? 
N'est-il  pas  vrai  que  sous  le  soleil  tropical  le  cocotier  a  été  donné  k 
l'homme  par  la  Providence  comme  un  compagnon  presque  insépa- 
rable, comme  un  abri  qui  le  couvre  de  son  ombrage,  qui  le  désaltère 
de  son  lait,  qui  l'habille  de  ses  filamens,  et  qui  lui  donne  son  bois, 
ses  feuilles,  ses  fruits,  tout  ce  qu'il  a  pour  le  lu.te  et  la  commodité 
de  la  vie?  Auprès  de  la  plus  pauvre  case  veille  le  génie  tutélaire  à 
l'ombre  duquel  se  repose  le  père  de  famille  et  s'ébattent  les  enfans 
demi-nus.  Voulez-vous  apprécier  les  richesses  d'un  village,  comptez 
le  nombre  de  ses  cocotiers.  J'ai  vu  une  razzia  en  pays  malais;  les 
habitans  avaient  fui;  on  ne  songeait  même  pas  à  brûler  leurs  misé- 
rables cabanes;  ce  fut  aux  cocotiers  que  l'on  fit  la  guerre,  et  les 
pauvres  arbres,  après  une  "longue  résistance,  tombaient  en  gémis- 
sant sous  les  coups  répétés  de  la  hache.  Oui,  le  cocotier  est  le  bien- 
faiteur de  l'habitant  des  tropiques,  et,  rassuré  par  l'orthodoxie  évi- 
dente d'une  opinion  émise  par  le  père  de  Rhodes,  je  veux  supposer 


^12  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

îivec  lui  cette  sympathie  secrète  qui  me  permet  la  reconnaissance, 
même  envers  un  arbre  ! 

Le  père  de  Rhodes  partit  enfin  pour  la  Chine.  Après  avoir  heureu- 
i;ement  échappé  à  la  poursuite  des  Hollandais,  qui  étaient  alors  en 
guerre  avec  le  Portugal,  il  arriva  à  Macao  le  29  mai  1623.  Il  y  avait 
près  de  cinq  ans  qu'il  était  parti  de  Rome;  il  lui  avait  fallu  plusieurs 
fois  changer  de  navire,  s'arrêter  presque  dans  chaque  port  pour 
attendre  le  vent,  courir  mille  dangers,  affronter  les  ouragans,  les 
écueils,  les  infidèles,  les  Hollandais  enfin,  «  ces  grands  ennemis  de 
loute  piété  »  pour  aborder  aux  rives  de  ce  grand  royaume  après 
lequel  il  avait  longtemps  soupiré.  Sans  doute  cette  longue  tra- 
versée n'avait  pas  été  stérile  pour  le  missionnaire.  H  avait,  che- 
min faisant,  versé  sur  des  milliers  de  fronts  l'eau  du  baptême.  La  vue 
des  tombeaux  de  saint  François-Xavier  et  de  saint  Thomas  avait  re- 
trempé son  ardeur  évangélique.  Un  miracle  authentique  avait  récom- 
pensé sa  foi  en  arrachant  aux  écueils  le  navire  qui  le  portait.  La 
Chine  lui  était  bien  due,  et  nous  sommes  impatiens  d'y  entrer  avec 
lui.  Que  d'observations  intéressantes,  que  de  notions  nouvelles  ne 
va-t-il  pas  nous  révéler  sur  cet  empire,  qu'il  visitait  au  milieu  du 
XVII*  siècle  et  où  il  a  vécu  plus  de  dix  ans!  H  y  a  en  effet,  dans  les 
vieilles  descriptions  des  pays  lointains,  de  ceux-là  même  que  les 
voyageurs  modernes  nous  ont  fait  connaître,  un  charme  particulier 
de  nouveauté.  Malheureusement  notre  curiosité  sera  déçue.  Par  un 
•  étrange  excès  de  modestie,  le  père  de  Rhodes  juge  superflu  de 
s'étendre  sur  les  «  beautés  et  les  grandes  raretés  du  royaume  de  la 
Chine  après  tant  de  bons  auteurs  qui  les  ont  écrites  au  long  avant 
lui,  »  et  il  ne  consacre  à  cette  partie  de  son  voyage  que  quelques 
chapitres  d'une  brièveté  désespérante.  Il  vante  beaucoup  d'ailleurs 
la  Chine  et  les  Chinois;  il  exalte  la  richesse  du  sol,  l'intelligence  et 
l'esprit  des  habitans.  La  plupart  des  missionnaires  pendant  les  deux 
derniers  siècles,  notamment  les  jésuites,  se  sont  montrés  très  favo- 
rables aux  Chinois,  et  on  leur  a  reproché  l'exagération  de  leur  ojd- 
limisme.  Pourquoi  blâmer  cette  impression  à  la  fois  si  naturelle  et  si 
charitable?  Le  prêtre  indulgent  qui  dissimule  les  défauts  et  met  en 
relief  les  vertus  des  peuplés  qu'il  veut  convertir  n'inspire-t-il  pas 
plus  de  sympathie  et  de  respect  que  ce  missionnaire  morose  qui, 
par  dépit  sans  doute,  médit  orgueilleusement  des  âmes  dont  il  n'a 
pas  su  trouver  le  chemin?  Le  père  de  Rhodes  reconnaît  que  les  Chi- 
nois sont  matérialistes,  qu'ils  adorent  de  faux  dieux,  parmi  lesquels 
il  range  «  un  certain  Confucius,  )>  qu'ils  croient  aux  sorciers,  secte 
très  nombreuse;  mais  cela  ne  l'empêche  pas  d'établir,  avant  tout, 
qu'ils  sont  «  pleins  d'esprit,  »  ni  d'espérer  leur  conversion  à  la  vraie 
foi.  En  même  temps  il  saisit  l'occasion  de  déclarer  qu'on  a  calomnié 
les  jésuites  quand  on  leur  a  imputé  pour  le  culte  des  images  chi- 


LES   JÉSUITES    EN    CHINE.  bi% 

noises  une  tolérance  coupable,  et  j'avoue  que,  clans  la  bouche  d'un 
tel  homme,  cette  déclaration,  faite  en  termes  simples  et  nets,  doit 
être  tenue  pour  décisive.  Est-ce  à  dire  que  le  père  de  Rhodes  ne  se 
laisse  pas  aller  parfois  à  d'innocentes  exagérations?  A-t-il  bien  vu, 
par  exemple,  à  Canton,  «  une  rivière  de  deux  grandes  lieues  de 
large,  couverte  de  vingt  mille  bateaux?  »  Ce  serait  beaucoup  :  il  n'a 
cependant  aucun  intérêt  à  flatter  les  rivières.  Peut-être  a-t-il  seule- 
ment entendu  parler  de  l'espace  qui,  devant  Canton,  est  occupé  par 
la  ville  flottante,  et  qui,  mesuré  dans  le  sens  du  cours  du  fleuve, 
IDOurrait  avoir  à  peu  près  l'étendue  qu'il  signale.  Quoi  qu'il  en  soit, 
ce  ne  serait  qu'une  erreur  vénielle  qui  ne  fait  de  tort  à  personne,  et 
qu'il,  faut  certainement  pardonner  à  un  jésuite  qui  a  tant  voyagé  ! 

La  population  de  la  Chine  est  un  véritable  problème,  dont  la  solu- 
tion se  balance  entre  les  chiffres  de  150  à  300  millions.  Au  temps  du 
père  de  Rhodes,  le  chiffre  le  plus  généralement  admis  était  celui  de 
250  millions;  on  le  conjecturait  d'après  le  produit  de  l'impôt  payé 
pour  l'entretien  de  l'armée.  Or  l'armée  se  composait  de  sept  cent 
mille  hommes,  et  la  taxe,  dont  le  taux  était  évalué  à  six  sous  par 
tête,  procurait  au  trésor  une  somme  de  75  millions  de  francs  envi- 
ron (soit  107  francs  par  soldat).  En  rapportant  ce  calcul,  le  père  de 
Rhodes  ne  se  préoccupe  que  du  grand  nombre  d'âmes  qui  chaque 
année  descendent  aux  enfers  et  que  les  missions  doivent  conquérir  à 
l'église;  vers  IQliO,  il  y  avait  en  Chine  120,000  catholiques,  et  la 
compagnie  des  jésuites  y  comptait  trente  pères,  répartis  entre  dix- 
sept  résidences. 

On  sait  que,  dans  la  langue  nationale,  l'empire  chinois  s'intitule 
V Empire  du  3filieu.  L'origine  de  cette  dénomination  a  donné  lieu  à 
de  vives  controverses.  D'après  M.  l'abbé  Hue,  qui  a  publié  récem- 
ment un  ouvrage  sur  la  Chine,  elle  remonte  au  xri^  siècle  avant  notre 
ère,  à  une  époque  où  la  Chine  était  divisée  en  plusieurs  principau- 
tés :  le  nom  d'Empire  du  Milieu  fut  alors  attribué  à  celle  de  ces  pro- 
vinces qui  se  trouvait  placée  au  centre  et  où  résidait  habituellement 
l'empereur.  M.  Hue  estime  que  telle  est  la  véritable  et  seule  origine 
du  terme  dont  les  Chinois  se  servent  encore  aujourd'hui;  il  invoque 
le  témoignage  de  Klaproth,  et,  comme  en  général  il  est  très  absolu 
dans  la  défense  des  idées  qu'il  a  et  même  de  celles  qu'il  prend  à 
d'autres  (ce  cas  est  fréquent) ,  il  traite  fort  durement  la  plupart  des 
livres  européens  qui  ont  indiqué  une  étymologie  différente.  Je  de- 
mande grâce  au  moins  pour  le  père  de  Rhodes,  qui,  dès  1653,  s'est 
exposé  à  être  d'un  avis  contraire  à  celui  du  père  Hue  :  «  La  Chine, 
écrit-il,  est  divisée  en  quinze  provinces  qui  sont  chacune  un  bien 
grand  royaume;  aussi  la  grande  étendue  de  leur  pays  et  l'abon- 
dance des  biens  que  l'on  y  possède  a  rendu  les  Chinois  si  présomp- 

TOilE   I.  33 


51 Û  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tueux,  qu'ils  se  persuadent  que  la  Chine  est  tout  ce  qu'il  y  a  de  plus 
beau  dans  toute  la  terre,  et  ils  sont  bien  étonnés  quand  ils  voient 
nos  mappemondes,  où  leur  pays  paraît  si  petit  en  comparaison  du 
reste  de  la  terre.  Ils  en  usent  bien  autrement,  car  en  leurs  cartes 
ils  dépeignent  le  monde  carré,  mettent  la  Chine  au  milieu  (aussi 
r appellent-ils  Chon-Choc,  qui  veut  dire  royaume  du  milieu) ,  peignent 
la  mer  au-dessous,  en  laquelle  ils  sèment  quelques  petites  îles; 
l'une  est  l'Europe,  l'autre  l'Afi'ique,  l'autre  le  Japon;  en  quoi  nous 
leur  avons  bien  fait  voir  qu'ils  étaient  bien  moins  savans  que  nous.  » 
Voici  un  autre  voyageur  qui,  en  1716,  écrivait  dans  le  même  sens; 
c'est  Le  Gentil,  auteur  d'un  Nouveau  voyage  autour  du  Monde:  a  L'em- 
pereur Kamhi  a  tout  l'orgueil  et  le  faste  des  princes  asiatiques.  Sa 
vanité  ne  peut  souffrir  que  dans  les  cartes  géographiques  on  ne 
mette  pas  son  empire  dans  le  centre  du  monde,  et  quoique,  par  les 
conversations  fréquentes  qu'il  a  eues  avec  nos  missionnaires  les  plus 
habiles,  il  soit  bien  convaincu  que  ses  états  ne  sont  non-seulement 
pas  situés  dans  lé  centre  du  monde,  comme  tous  ses  prédécesseurs 
l'ont  prétendu,  mais  encore  qu'ils  ne  font  qu'une  très  petite  partie 
de  ce  monde,  il  s'obstine  par  un  trait  de  politique,  où  l'orgueil  a 
beaucoup  de  part,  à  vouloir  que,  dans  les  cartes  qu'on  dresse  par 
son  ordre,  on  mette  la  Chine  et  les  états  qui  en  dépendent  au  centre 
du  monde.  Il  fallut  même  autrefois  que  le  père  Mathieu  Ricci,  dans 
la  carte  chinoise  du  monde,  qu'il  dressa  à  Pékin,  renverscât  l'ordre 
pour  plaire  à  l'empereur  et  pour  se  conformer  à  ses  idées.  »  Il  serait 
facile  de  citer  d'autres  autorités;  mais  pourquoi  cette  opinion  serait- 
elle  si  ridicule?  L'ignorance  des  Chinois,  en  fait  de  géographie,  éclate 
de  la  façon  la  plus  grotesque  sur  les  cartes  les  plus  modernes.  Il 
n'est  personne  qui  ne  connaisse  ces  charmans  dessins  qui  repré- 
sentent la  mappemonde  en  usage  à  Canton.  Les  géographes  du 
Céleste  Empire  sont  de  véritables  fantaisistes;  leurs  produits  mé- 
ritent de  figurer,  et  figurent  en  effet,  parmi  les  curiosités  que  les 
touristes  rapportent  d'un  voyage  en  Chine.  Les  jésuites  mêmes, 
comme  on  l'a  vu  dans  le  passage  extrait  de  la  narration  de  Le  Gen- 
til, auraient  quelque  peu  sacrifié  aux  manies  orgueilleuses  de  l'em- 
pereur Kanghi,  pensant  qu'après  tout  la  concession  était  assez  inno- 
cente. Le  père  de  Uhodes  affirme,  de  son  côté,  que  les  jésuites  ont 
rectifié  les  idées  erronées  qui  avaient  cours  à  Pékin  sur  la  situation 
de  l'Empire  du  Milieu;  mais  peu  importent  ces  contradictions,  qui 
n'incriminent  la  bonne  foi  de  personne.  Ce  que  j'ai  tenu  surtout  à 
établir,  c'est  que  l'opinion  vulgaire,  au  sujet  du  titre  que  prend  la 
Chine,  peut  être  maintenue,  n'en  déplaise  à  Klaproth  et  au  père  Hue  ! 
A  l'époque  où  le  père  de  Rhodes  visitait  la  Chine,  le  thé  était  à 
peine  connu  en  Europe;  on  le  vendait  à  Paris  30  francs  la  livre,  et 


LES  JÉSUITES    EN    CHINE.  515 

il  ne  coûtait  aux  Hollandais  qui  faisaient  le  commerce  que  8  ou 
10  sous.  «  C'est  ainsi,  dit  le  jésuite  missionnaire,  que  nos  braves 
François  laissent  enrichir  les  étrangers  dans  le  négoce  des  Indes 
orientales,  d'où  ils  pourraient  tirer  toutes  les  plus  belles  richesses 
du  monde,  s'ils  avaient  le  courage  de  l'entreprendre  aussi  bien  que 
leurs  voisins,  qui  ont  moins  de  moyens  d'y  réussir  qu'eux.  »  Cette 
réflexion  n'a  pas  cessé  d'être  vraie,  et  j'aime  à  la  retrouver  dans 
le  récit  de  ce  missionnaire ,  qui ,  parti  à  la  conquête  des  âmes,  ne 
dédaigne  pas  de  signaler  sur  sa  route  les  élémens  de  commerce  et 
d'échange  avec  autant  de  soin  que  pourrait  le  faire  un  consul.  Le 
thé  est  d'ailleurs  pour  le  père  de  Rhodes  l'objet  d'une  prédilection 
particulière;  il  lui  consacre  tout  un  chapitre,  et  il  décrit  avec  une 
sorte  d'enthousiasme  les  vertus  de  ce  précieux  remède,  auquel  il 
doit,  entre  autres  bienfaits,  d'avoir  pu  ajourner  le  sommeil  lorsqu'il 
était  obligé  de  passer  la  nuit  à  confesser  ses  bons  chrétiens.  Le  thé 
alors,  ainsi  que  l'opium,  n'était  qu'un  remède,  et  c'est  seulement  à 
ce  titre  que  le  père  de  Rhodes  en  recommande  l'usage. 

Le  missionnaire  demeura  près  d'un  an  à  Macao,  dans  le  collège 
que  la  compagnie  des  jésuites  y  avait  établi  dès  l'origine  de  l'occu- 
pation portugaise,  et  qui  fournissait  des  apôtres  et  des  martyrs  à 
toutes  les  missions  de  l'Orient.  Il  rappelle  l'origine  de  cette  petite 
colonie,  et  le  nom  de  l'un  de  ses  fondateurs,  Pierre  Veillo,  a  qui  mé- 
rita par  sa  charité  que  saint  François-Xavier  lui  promît  qu'il  saurait 
le  jour  de  sa  mort.  »  Les  Portugais  payaient  à  l'empereur  de  la 
Chine  un  tribut  annuel  de  22,000  écus.  Dans  les  premiers  temps,  il 
leur  était  interdit  d'ériger  des  fortifications,  mais  ils  surent  profiter 
d'une  attaque  des  Hollandais  pour  obtenir  la  permission  de  con- 
struire des  forts,  où  ils  placèrent  deux  cents  pièces  de  canon.  Macao 
fut  longtemps  le  centre  d'un  grand  commerce;  il  entretenait  de  fré- 
quentes relations  avec  le  Japon  et  avec  les  îles  Philippines.  Proté- 
gées par  le  pavillon  du  Portugal,  les  missions  catholiques  y  étaient 
florissantes  :  de  nombreuses  et  vastes  églises  attestaient  la  ferveur 
des  fidèles.  Ces  souvenirs  ne  sont  pas  effacés  par  les  temps  :  les 
forts  bâtis  au  xvii^  siècle  dominent  les  hauteurs  de  Macao,  les  édi- 
fices catholiques  sont  debout,  et  le  père  de  Rhodes  reconnaîtrait  en- 
core la  charmante  petite  ville  où  il  s'était  préparé  à  entreprendre  la 
périlleuse  mission  du  Japon. 

C'était  en  effet  pour  évangéliser  le  Japon  que  le  père  de  Rhodes 
avait  fait  ce  long  voyage;  mais  les  persécutions  en  décidèrent  autre- 
ment. Les  martyrs  s'étaient  tellement  multipliés  au  Japon,  qu'il  n'y 
restait  pour  ainsi  dire  plus  de  chrétiens.  Les  supérieurs  des  missions 
jugèrent  que  la  Providence  leur  commandait  de  céder  devant  l'orage, 
et  qu'il  convenait  de  laisser  quelque  temps  en  friche  cette  terre  in- 
grate où  les  confesseurs  de  la  foi  catholique  ne  trouvaient  plus  que 


616  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  tombeaux.  Le  père  de  Rhodes  fut  donc  envoyé  dans  les  contrées 
qui  s'étendent  au  sud  de  la  Chine;  il  visita  ainsi  à  plusieurs  reprises 
la  Cochinchine  et  le  Tonkin,  et  ce  fut  là  que  s'accomplirent  les  œu- 
vres les  plus  brillantes  et  les  plus  méritoires  de  son  apostolat. 

Au  temps  du  père  de  Rhodes,  les  géographes  européens  ne  se  sou- 
ciaient guère  de  ces  deux  royaumes  :  doit-on  les  en  blâmer?  ?sos 
géographes  d'aujourd'hui  ne  sont  guère  plus  avancés  sur  la  configu- 
ration du  Tonkin,  et  bien  que  la  Cochinchine  soit  un  peu  moins  in- 
connue, on  trouverait  difficilement  encore  dans  les  ouvrages  modernes 
une  description  approximative  de  ce  curieux  pays.  Les  missionnaires 
catholiques  furent  probablement  les  premiers  voyageurs  qui  péné- 
trèrent en  Cochinchine.  Le  père  de  Rhodes  signale  un  Napolitain,  le 
])ère  François  Rusomi,  et  un  Portugais,  le  père  Diego  Carvalo,  qui 
arrivèrent  dans  le  pays  en  1615.  Il  s'y  rendit  lui-même  en  162/j,  et 
l'année  suivante  la  jeune  église  de  Cochinchine  ne  comptait  pas 
moins  de  dix  missionnaires,  dont  les  prédications  obtinrent  d'iibord 
un  grand  succès.  Il  en  fut  de  même  au  Tonkin,  où  le  père  de  Rhodes 
arriva  en  1627,  et  fut  immédiatement  accueilli  à  la  cour.  Il  faut  voir 
comment  l'habile  missionnaire  s'insinue  dans  les  bonnes  grâces  du 
roi.  Dès  sa  première  audience,  il  lui  présente  un  beau  livre  de  ma- 
thématiques ((  fort  bien  doré,  »  ce  qui  amène  naturellement  la  conver- 
sation sur  le  ciel  et  sur  les  astres,  puis,  par  une  pente  insensible,  sur 
le  Seigneur  du  ciel.  Le  roi  l'écoute  deux  heures  durant,  et,  charmée 
de  ses  discours,  il  l'invite  souvent  à  dîner.  Un  jour  il  le  mande  auprès 
de  lui  pour  se  faire  expliquer  le  mécanisme  d'une  horloge  à  roues  et 
d'un  poudrier  qui  lui  avaient  été  donnés  en  cadeau.  Le  père  de 
Rhodes  monte  l'horloge,  installe  le  poudrier,  et  annonce  que  l'heure 
sonnera  lorsque  toute  la  poussière  sera  descendue  dans  le  compar- 
timent inférieur.  Je  laisse  le  père  de  Rhodes  raconter  lui-même  la 
scène,  a  Le  roi  trouva  cela  beau  et  voulut  voir  si  je  disais  vrai.  Je  me 
retirai  loin  de  l'horloge,  crainte  que  l'on  ne  crût  que  je  la  touchais. 
Je  commençai  à  faire  un  discours  des  éclipses  en  attendant  l'heure. 
Le  roi  avait  toujours  l'œil  au  poudrier,  et  quand  il  le  vit  quasi  tout 
passé,  il  le  prit  en  main.  «  Le  voilà,  dit-il,  coulé,  et  votre  horloge  ne 
sonne  point.  »  Comme  il  dit  cela,  l'heure  sonne.  Le  roi  en  fut  ravi,  et 
me  dit  que  si  je  voulais^demeurer  avec  lui  une  couple  d'ans,  il  serait 
bien  aise  de  me  voir  souvent.  »  Ce  fut  ainsi  que  sonna  au  Tonkin  la 
première  heure  du  catholicisme.  Quel  effet  ne  produiraient  pas  au- 
jourd'hui à  la  cour  de  tant  de  souverains  si  prompts  à  s'étonner  les 
merveilles  de  la  science  moderne?  J'ai  vu  l'ébahissement  d'un  man- 
darin chinois  soumis  à  l'action  d'une  petite  pile  voltaïque.  Tout  ré- 
cemment, lors  de  la  conclusion  de  leur  traité  de  commerce  avec  le 
Japon,  les  Américains  ont  donné  aux  ambassadeurs  de  la  cour  de 
Yédo  le  spectacle  d'une  locomotive  glissant  sur  des  rails,  et  ils  ont 


LES   JÉSUITES    EN    CHINE.  5i7 

fait  merveille.  Pour  frapper  ces  imaginations  asiatiques,  il  faut  leur 
paraître  quelque  peu  sorcier,  et  le  père  de  Rhodes  attribue  très  vo- 
lontiers à  la  scène  de  l'horloge  la  bienveillance  particulière  dont  le 
roi  du  Tonkin  honora  ses  premiers  sermons.  En  trois  ans,  il  fit  plus 
de  sept  mille  chrétiens;  mais  ce  triomphe  fut  malheureusement  de 
courte  durée.  Le  catholicisme  avait  dans  le  pays  deux  ennemis  irré- 
conciliables :  les  femmes  et  les  eunuques.  Malgré  tout  leur  désir  de 
respecter  autant  que  possible  les  mœurs  et  les  coutumes,  et  de  se 
plier  à  d'innocentes  concessions  qu'on  leur  a  parfois  reprochées 
comme  étant  des  accommodemens  coupables,  les  jésuites  ne  de- 
vaient point  évidemment  se  prêter  à  la  polygamie;  or  le  roi  avait 
cent  femmes,  et  les  seigneurs  suivaient  l'exemple  du  roi.  Les  femmes 
répudiées  par  les  nouveaux  chrétiens  se  plaignirent  hautement,  et 
les  économistes  de  la  cour  plaidèrent  leur  cause  en  faisant  observer 
que  la  foi  chrétienne  allait  arrêter  les  progrès  de  la  population  et 
diminuer  le  nombre  des  sujets  de  sa  majesté.  De  leur  côté,  les  eunu- 
ques, craignant  de  se  trouver  sans  emploi,  se  prononcèrent  contre 
les  jésuites.  La  lutte  entre  les  deux  influences  dura  quelque  temps, 
mais  elle  se  termina  par  un  édit  de  proscription  contre  les  mission- 
naires, qui  furent  obligés  de  prendre  le  large  sur  un  navire  portugais. 
D'après  le  récit  du  père  de  Pdiodes,  le  Tonkin  était  alors  un  puis- 
sant royaume,  presque  aussi  grand  que  la  France,  arrosé  par  cin- 
quante rivières,  riche  en  produits  naturels  de  toute  espèce.  Il  avait 
deux  rois,  luxe  que  se  permettent  encore  plusieurs  empires  de  l'Asie, 
notamment  le  Japon  et  Siam;  mais,  selon  l'usage,  l'un  de  ces  rois 
(Bua)  n'avait  qu'une  autorité  nominale,  l'autre  (Ghoua)  était  le  sou- 
verain réel.  Celui-ci  avait  une  garde  de  cinquante  mille  soldats  vêtus 
d'un  uniforme  violet,  armés  du  mousquet,  de  la  lance  ou  du  cime- 
terre, et  d'une  bravoure  éprouvée;  de  plus,  il  entretenait  cinq  cents 
galères  bien  équipées,  montées  par  des  soldats  et  non  point  par  des 
forçats,  comme  c'était  alors  l'usage  en  Europe.  Quand  le  roi  sortait, 
il  était  accompagné  de  dix  à  douze  mille  hommes  et  de  trois  cents 
éléphans.  Il  s'occupait  assidûment  des  affaires  de  l'état,  donnait 
chaque  jour  audience  à  ses  sujets  et  veillait  avec  le  plus  grand  soin 
à  la  bonne  administration  de  la  justice.  Bref,  s'il  faut  en  croire  le 
père  de  PJiodes,  le  royaume  du  Tonkin  n'avait  rien  à  envier  aux 
principaux  états  de  l'Europe.  La  Gochinchine  n'était  peut-être  point 
aussi  florissante;  cependant  elle  mettait  en  ligne  une  belle  armée, 
une  flotte  de  cent  cinquante  galères;  son  sol,  arrosé  par  vingt-quatre 
rivières,  était  des  plus  fertiles  et  recelait  même  des  mines  d'or-.  Le 
l'oi,  entouré  d'une  cour  brillante,  résidait  à  Kehué  (1).  La  ville  était 
bâtie  en  bois,  mais  la  population  avait  des  goûts  de  luxe,  et  les  sci- 

(Ij  La  capitale  actuelle  se  nomme  Huéfoiij  c'est  sans  doute  la  même  ville  qae  Kelmé. 


518  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

gneurs  portaient  des  habits  superbes.  Si  après  avoir  lu  dans  le  livre 
du  père  de  Rhodes  ces  descriptions  presque  pompeuses,  on  envisage 
dans  leur  état  actuel  la  Cochinchine  et  le  Tonkin,  on  voit  que  ces 
deux  royaumes  ont  depuis  le  xvif  siècle  singulièrement  dégénéré. 
Sans  contester  la  véracité  du  pieux  missionnaire,  il  est  permis  de 
penser  que  peut-être  sa  narration  se  ressent  à  un  certain  degré  des 
impressions  trop  bienveillantes  que  laisse  souvent  au  voyageur  le 
souvenir  d'un  pays  lointain;  mais,  alors  même  qu'il  y  aurait  un  peu 
d'exagération  dans  les  détails,  on  doit  admettre  que  le  fond  du  ta- 
bleau est  vrai,  et  que  ces  régions  à  peine  connues  aujourd'hui  ont 
eu  leur  temps  de  prospérité  et  de  grandeur.  N'est-ce  point  d'ailleurs 
un  fait  général  que  la  décadence  des  empires  de  l'extrême  Oiient? 
Ce  fait  ne  s'est-il  pas  également  manifesté  en  Chine,  où  l'on  sait  que 
pendant  des  siècles,  qui  sont  déjà  bien  loin  de  nous,  le  génie  humain 
a  brillé  du  plus  vif  éclat?  Les  missionnaires  duxvir  siècle  ont  vu  les 
dernières  lueurs  de  la  civilisation  qui  a  éclairé  ces  contrées  de  l'Asie  : 
ce  n'est  pas  leur  faute  si  leurs  peintures  ont  cessé  d'être  exactes. 

Le  père  de  Rhodes  fit  cinq  voyages  en  Cochinchine.  Là,  comme 
au  Tonkin,  il  eut  à  subir  les  fortunes  les  plus  diverses.  Tantôt  il 
jouissait  de  la  faveur  des  princes,  auxquels  il  enseignait  en  retour 
{(  quelques  secrets  de  la  mathématique;  »  il  baptisait  et  prêchait 
librement;  il  obtenait  même  des  prosélytes  parmi  les  dames  de  la 
cour,  conquêtes  précieuses  pour  la  fol  :  c'étaient  les  beaux  jours  de 
la  mission.  Tantôt  le  vent  de  la  persécution  s'élevait  contre  l'église 
naissante  et  dispersait  les  fidèles  :  il  fallait  que  le  missionnaire  ren- 
trât dans  l'ombre;  alors  recommençaient  pour  lui  les  prédications 
secrètes,  les  confessions  et  les  messes  nocturnes,  les  fuites  précipi- 
tées à  l'approche  des  satellites,  et  les  sereines  anxiétés  d'une  âme 
partagée  entre  l'ardeur  du  martyre  et  la  crainte  d'être  enlevée  avant 
l'heure  au  troupeau  qui  vit  de  son  souffle.  Touchantes  épreuves  que 
le  père  de  Rhodes  raconte  non  comme  un  homme  qui  a  souffert, 
mais  comme  un  apôtre  qui  aurait  voulu  souffrir  plus  encore  !  Mais 
enfin  combien  il  est  récompensé  par  les  conversions  qu'il  accom- 
plit, par  les  actes  de  courage  dont  il  est  témoin  et  que  la  foi  inspire, 
par  les  miracles  visibles  qui  viennent  aux  momens  de  crise  appuyer 
sa  parole  et  attester  le  Dieu  qu'il  prêche  !  Les  miracles  abondent 
dans  le  livre  du  père  de  Rhodes;  des  malades  à  l'agonie  guérissent 
par  la  vertu  du  baptême,  des  morts  ressuscitent,  des  âmes  possédées 
du  démon  sont  délivrées  par  la  grâce,  des  apparitions  surnaturelles 
soutiennent  la  piété  chancelante  ou  déconcertent  les  rébellions  or- 
gueilleuses. On  croirait  lire  les  récits  de  la  première  église,  on  re- 
trouve presque  les  scènes  mystérieuses  des  catacombes,  l'appareil 
émouvant  des  persécutions  romaines,  le  gracieux  dévouement  des 
femmes,  la  foi  des  riches  et  des  puissans  attiédie  par  le  respect  hu- 


LES  JÉSUITES  EN  CHINE.  519 

main  et  par  l'iiitérôt^la  foi  vigoureuse  qui  prend  jusque  dans  les 
rangs  les  plus  humJjles  de  la  foule  les  âmes  d'élite,  et  les  exalte  à 
d'héroïques  martyres.  Tout  ce'a  s'est  reproduit  au  xvn''  siècle  en 
Cochinchine,  au  Tonkin,  en  Chine,  au  Japon,  et  ce  n'est  pas  un  mé- 
diocre sujet  d'orgueil  pour  le  christianisme  que  cette  similitude  de 
faits,  de  sentimens,  de  miracles  dans  tous  les  temps  et  en  tous  pays. 
Je  me  figure  que  certains  lecteurs  ne  pourront  s'empêcher  de  sou- 
rire aux  prodiges  que  le  père  de  Rhodes  se  plaît  à  enregistrer  dans 
son  édifiante  relation.  Le  temps  n'est  plus  aux  miracles,  et  à  cet 
égard  je  n'ai  point  mission  pour  convertir  les  incrédules;  mais  ce 
qui,  même  aux  yeux  de  ces  derniers,  défendrait  le  père  de  Pdiodes 
s'il  avait  besoin  d'être  défendu,  ce  qui  le  place  au-dessus  de  toutes 
les  moqueries  des  esprits  forts  et  des  sceptiques,  c'est  l'entière  bonne 
foi,  l'ardente  conviction,  la  simplicité  pénétrante  de  son  récit.  On 
peut  croire,  si  l'on  veut,  qu'il  s'est  parfois  exagéré  les  effets  de  la 
grâce,  que  ses  regards  sans  cesse  tournés  vers  un  seul  et  même  ob- 
jet ont  eu  à  certaines  heures  de  pieux  éblouissemens,  et  que  son 
imagination,  ce  sixième  sens  ou  plutôt  cet  unique  sens  des  enthou- 
siastes, l'a  trop  légèrement  emporté  dans  les  régions  du  surnaturel 
et  dans  la  patrie  clés  miracles.  On  reconnaîtra  du  moins  qu'il  n'y  a 
là  rien  qui  ne  soit  fort  respectable.  En  tout  cas,  il  n'est  point  néces- 
saire que  le  père  de  Rhodes  recoure  au  merveilleux  pour  animer  sa 
narration.  Laissons  là  ses  miracles,  et  retournons  avec  lui  à  la  cour 
de  Cochinchine,  où  il  se  passait  en  16Zi5  de  curieuses  choses.  Un 
navire  espagnol  poussé  par  la  tempête  dans  le  port  de  Cham  avait  à 
bord  quatre  religieuses  dont  la  venue  mettait  en  émoi  tout  le  pays. 
Bien  que  le  christianisme  ne  fût  pas  alors  en  faveur,  le  roi  et  la  reine 
voulurent  absolument  voir  ces  saintes  filles,  et  l'on  me  saura  gré, 
j'en  suis  sûr,  d'emprunter  au  père  de  Rhodes  le  récit  de  cette  sin- 
gulière audience. 

a  Ce  fut  environ  vers  les  deux  heures  après  midi  que  les  religieuses 
allèrent  au  palais  toujours  bien  voilées,  en  compagnie  de  deux  pères 
religieux,  du  capitaine  espagnol  et  d'environ  cinquante  soldats  de  sa 
garde,  qui  étaient  tous  fort  bien  couverts,  et  ne  manquaient  pas 
d'avoir  cette  belle  gravité  ordinaire  à  la  nation.  Le  roi  les  attendait, 
appuyé  sur  une  fenêtre  qui  regardait  sur  la  grande  basse- cour  du 
palais;  la  reine  était  sur  une  autre  proche  du  roi.  L'on  avait  préparé 
dans  cette  belle  salle  un  réduit,  environné  de  tapisseries  et  fort  bien 
orné,  où  les  religieuses  pouvaient  demeurer  à  couvert,  sans  être 
exposées  aux  yeux  de  toute  cette  grande  cour.  Le  roi  et  la  reine 
étaient  magnifiquement  vêtus;  les  principaux  du  royaume  s'y  trou- 
vèrent pour  faire  leur  cour.  La  garde  était  alors  de  quatre  mille 
hommes,  divisés  en  quatre  compagnies  de  mille  hommes  chacune, 
si  bien  rangés  en  divers  quartiers,  qu'ils  ne  couvraient  aucunement 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  places  du  roi,  de  la  reine,  et  l'endroit  où  les  religieuses  avaient 
leurs  places.  Les  deux  compagnies  qui  étaient  plus  proches  du  roi 
étaient  vêtues  de  grandes  robes  de  damas  violet,  avec  des  lames 
d'or  sur  l'estomac;  les  deux  autres  portaient  de  longues  casaques, 
tirant  sur  le  noir,  et  chaque  soldat  avait  un  grand  cimeterre  tout 
garni  d'argent;  ils  étaient  tous  en  leur  rang,  et  pas  un  d'eux  ne 
bougeait  et  ne  disait  mot.  —  Quand  les  religieuses  entrèrent  en  la 
salle,  on  les  conduisit  en  ce  lieu  couvert,  à  la  main  gauche  du  roi; 
le  capitaine  espagnol,  les  deux  principaux  seigneurs  de  sa  suite  et 
les  deux  religieux  s'approchèrent  du  roi,  et  lui  firent  toutes  les  ré- 
vérences à  l'espagnole,  la  tète  découverte,  et  n'oubliant  rien  de  leurs 
graves  cérémonies.  Le  roi  ne  manqua  pas  de  leur  rendre  libérale- 
ment pour  le  moins  autant,  avec  plusieurs  belles  paroles  d'estime 
et  de  courtoisie;  puis  les  fit  tous  asseoir  en  des  sièges  élevés,  qu'on 
avait  préparés  pour  eux,  et  commanda  à  tous  les  soldats  de  s'asseoir 
à  terre,  les  pieds  croisés,  ce  qu'ils  firent  en  un  instant  et  sans  bruit. 
—  La  cérémonie  commença  par  une  belle  collation,  que  l'on  apporta 
sur  plusieurs  tables  rondes,  vernissées  et  dorées;  chacun  avait  la 
sienne;  elles  étaient  pleines  de  fort  bonne  viande,  avec  une  magni- 
ficence royale;  le  roi  les  invitait  à  manger,  et  priait  de  loin  les  dames 
religieuses  de  faire  bonne  chère  ;  pendant  la  collation ,  les  demoi- 
selles de  la  cour  dansèrent  un  beau  ballet,  et  messieurs  les  Espagnols 
avouaient  qu'en  leur  pays  on  ne  faisait  pas  mieux,  ni  même  peut-être 
si  bien.  —  La  collation  finie,  le  roi  voulut  que  les  religieuses  sortissent 
hors  de  leur  enclos  et  passassent  vers  la  fenêtre  où  était  la  reine  : 
elles  sortirent,  toujours  bien  voilées,  passèrent  devant  le  roi,  et  le 
saluèrent;  puis  elles  allèrent  auprès  de  la  reine,  où  elles  s'assirent. 
La  première  chose  que  cette  princesse  leur  demanda  fut  qu'elles 
posassent  leur  voile,  parce  qu'elle  voulut  voir  s'il  était  bien  -\rai 
qu'elles  rasassent  leurs  cheveux,  ce  que  personne  ne  voulait  croire 
en  cette  cour.  Les  religieuses  dirent  qu'elles  ne  pouvaient  pas  mettre 
bas  leur  voile,  particulièrement  à  la  vue  de  tant  d'hommes;  mais 
elles  le  levèrent  devant  la  reine,  et  lui  firent  voir  leur  visage.  Le  roi 
en  fut  un  peu  offensé,  et  dit  que,  puisqu'il  leur  montrait  son  visage, 
il  ne  savait  pas  pourquoi  elles  refusaient  de  se  découvrir.  —  La 
reine,  qui  aime  fort  les  idoles,  leur  demanda  quelle  était  leur  loi,  et 
quelles  sortes  de  prières  elles  chantaient;  ces  bonnes  religieuses 
répondirent  constamment  ce  qu'elles  devaient,  mais  la  femme  qui 
leur  servait  d'interprète  ne  rapporta  pas  fidèlement  leurs  réponses. 
Lors  la  reine  commanda  à  l'une  de  ses  dames  de  mettre  la  main  sur 
la  tête  des  religieuses,  et  de  voir  si  elles  étaient  rasées  comme  l'on 
disait;  cette  dame  toucha  la  tête  de  la  plus  âgée,  et  n'y  ayant  point 
trouvé  de  cheveux,  s'écria  tout  haut  qu'il  était  bien  vrai  :  cela  fut 
tenu  comme  une  très  grande  merveille.  —  Cet  entretien  dura  plu- 


LES   JÉSUITES   EN    CHINE.  521 

sieurs  heures,  pendant  lesquelles  on  fit  plusieurs  jeux  à  la  mode  du 
pays,  avec  une  magnificence  véritablement  royale.  Quand  la  nuit 
commença,  le  roi  fit  allumer  par  tout  le  palais  grande  quantité  de 
flambeaux,  et,  après  que  tout  fut  achevé,  il  donna  bonne  escorte  de 
ses  gens  aux  religieuses  et  aux  Espagnols,  qui,  après  avoir  remercié 
le  roi  de  ses  faveurs,  allèrent  passer  la  nuit  dans  leurs  galères,  où  ils 
croyaient  d'être  plus  en  repos,  n  —  Voilà  certes  un  charmant  tableau 
de  genre.  Je  n'ai  pu  résister  au  plaisir  de  le  détacher  de  son  cadre, 
et  de  donner  en  quelque  sorte  une  seconde  représentation  de  cette 
audience  cochinchinoise  au  xvii*'  siècle.  Le  roi  et  la  reine  avec  leur 
garde  silencieusement  rangée,  le  capitaine  espagnol  et  ses  soldats 
pleins  de  leur  belle  gravité,  les  deux  pères  rehgieux  vêtus  de  leurs 
longues  robes,  puis  les  héroïnes  de  la  cérémonie,  les  quatre  reli- 
gieuses toujours  «  bien  voilées,  »  —  tous  ces  personnages  sont  grou- 
pés avec  un  art  infini;  on  croirait  voir  de  vieux  portraits  dont  les 
couleurs  solides  ressortent  à  travers  la  poussière  du  temps.  La  cour 
de  Cochinchine  ne  donne  plus  aujourd'hui  dépareilles  fêtes,  ni  de  si 
beaux  ballets;  on  n'y  accueillerait  plus  avec  tant  d'égards  et  de  res- 
pect la  visite  de  pauvres  religieuses.  Le  christianisme  est  fraj^pé 
de  proscription,  l'entrée  du  pays  est  interdite  aux  missionnaires; 
enfin,  quand  le  capitaine  d'un  navire  de  guerre  obtient  une  au- 
dience des  mandarins,  ce  sont  des  troupes  déguenillées  qui  portent 
les  armes  (une  lance  rouillée  ou  un  vieux  mousquet) ,  et  non  plus, 
comme  en  1645,  ces  magnifiques  soldats  au  cimeterre  garni  d'ar- 
gent! La  Cochinchine  telle  que  l'a  vue  le  père  de  Rhodes  est  donc 
bien  loin  de  nous. 

Il  faut  avoir  un  corps  de  fer  pour  résister  aux  perpétuelles  fati- 
gues d'une  mission  apostolique  ;  on  use  ses  forces  et  on  perd  \4te 
sa  santé  à  guérir  tant  d'âmes.  Le  père  de  Rhodes  tomba  malade,  et 
cet  incident,  très  fâcheux  sans  doute,  nous  procure  quelques  détails 
assez  curieux  sur  la  médecine  et  sur  les  médecins  du  pays.  En  géné- 
ral, les  missionnaires  se  sont  montrés  fort  indulgens  pour  les  méde- 
cins chinois.  M.  Hue,  on  s'en  souvient,  a  déclaré  qu'ils  n'étaient  pas 
plus  mauvais  que  les  autres,  il  leur  a  même  décerné  des  brevets 
pour  la  guérison  de  plusieurs  maladies  qui  en  Europe  sont  réputées 
incurables.  Le  père  de  Rhodes  rend  également  hommage  aux  méde- 
cins cochinchinois  de  son  temps;  il  leur  reconnaît  une  habileté  par- 
ticulière à  connaître  le  pouls  et  à  deviner  les  maladies  (car  dans  ce 
singulier  pays  c'est  le  médecin  qui  doit  dire  au  malade  ce  que  ce- 
lui-ci éprouve,  et  s'il  se  trompe,  il  passe  pour  un  âne);  les  drogues 
ne  sont  pas  désagréables  au  goût  et  elles  ne  coûtent  pas  cher;  bien 
mieux,  on  ne  paie  le  médecin  qu'après  guérison,  et  on  obtient  un 
rabais  quand  le  malade  est  vieux.  Voilà  de  grands  avantages;  aussi 


522  IVE\UE    DES    DEUX    MONDES. 

le  père  de  Rhodes  penche-t-il  décidément  en  faveur  des  médecins  de 
Cochinchine,  qui,  avec  leurs  médicamens  simples  et  économiques, 
«  chassent  la  fièvre  pour  le  moins  aussi  souvent  que  l'on  fait  en  Eu- 
rope avec  tant  de  purgations,  de  lavemens  et  de  saignées.  »  En  com- 
parant les  renseignemens  fournis  par  les  deux  missionnaires  à  deux 
siècles  de  distance,  je  remarque  que  la  médecine  chinoise,  telle  que 
l'a  expérimentée  M.  Hue,  ne  diffère  point  de  la  médecine  cochinchi- 
noise  qui  excitait  à  un  si  haut  degré  l'admiration  du  père  de  Rhodes. 
Il  y  a  même  une  autre  similitude  à  signaler  :  c'est  l'égale  résistance 
opposée  par  les  médecins  des  deux  pays  à  toute  idée  de  conversion. 
Enfin,  si  le  père  Hue  indique  les  traitemens  employés  avec  succès 
en  Chine  contre  la  rage  et  la  surdité,  le  père  de  Rhodes  nous  donne 
de  son  côté  une  recette  cochinchinoise  contre  le  mal  de  mer  :  «  Il 
faut  prendre  un  de  ces  poissons  qui  ont  été  dévorés  et  qui  sont  dans 
le  ventre  des  autres  poissons,  le  bien  rôtir,  y  mettre  un  peu  de  poi- 
vre et  le  prendre  en  entrant  dans  le  navire;  cela  donne  tant  de  vi- 
gueur à  l'estomac  qu'il  va  sur  la  mer  sans  être  ébranlé.  »  Le  mis- 
sionnaire ajoute  que  ce  remède  fit  merveille  sur  lui  et  le  délivra  à 
tout  jamais  du  mal  de  mer.  On  peut  en  essayer. 

Le  père  de  Rhodes  était  d'ailleurs,  on  doit  le  reconnaître,  fort  in- 
téressé dans  la  question.  Outre  son  voyage  en  Chine  et  ses  cinq 
voyages  en  Cochinchine,  il  visita  les  îles  Philippines  et  opéra  son  re- 
tour en  Europe  par  Malacca,  Jacatra  (aujourd'hui  Batavia),  Macas- 
sar,  Surate  et  Ormuz,  où  il  prit  terre  pour  traverser  la  Perse,  l'Ar- 
ménie et  l'Anatolie;  il  s'embarqua  à  Smyrne  pour  Rome.  Pour  un 
homme  qui  s'était  condamné  à  voyager  sur  tant  d'océans,  l'exemp- 
tion du  mal  de  mer  avait  certes  un  grand  prix.  Je  voudrais  pouvoir 
suivre  cet  intrépide  missionnaire  dans  ses  pérégrinations  du  retour, 
raconter  sa  captivité  à  Jacatra,  «  les  discours  qu'il  eut  avec  le  gou- 
verneur du  royaume  de  Macassar,  »  son  séjour  à  Aspaan  (Ispahan), 
({ une  des  plus  grandes  et  des  plus  belles  villes  du  monde,  »  son  pas- 
sage à  travers  les  Turcs  qui  tremblaient  au  seul  nom  de  \enise,  enfin 
sa  rentrée  dans  Rome  le  27  juin  16^7  (nous  l'avons  vu  partir  en 
1619),  après  avoir  affronté,  comme  il  le  dit  lui-même,  «tant  de  dan- 
gers par  terre  et  par  mer,  tant  de  tempêtes,  tant  de  naufrages,  tant 
de  prisons,  tant  de  lieux  déserts,  tant  de  barbares,  tant  de  païens, 
tant  d'hérétiques  et  tant  de  Turcs.  »  De  cette  dernière  partie  de  son 
voyage,  il  résulte  avec  la  dernière  évidence  qu'au  xvii'  siècle  les 
peuples  de  l'Asie  étaient  plus  puissans,  plus  riches,  plus  civilisés 
qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui,  que  la  foi  catholique  comptait  dans  les 
îles  de  l'Inde  et  dans  l'Asie  centrale  des  établissemens  nombreux  et 
florissans,  enfin  que  le  nom  français,  porté  là-bas  par  les  mission- 
naires et  par  quelques  aventuriers,  y  était  grandement  honoré.  A  ces 


LES   JÉSUITES    EN    CHINE.  523 

divers  points  de  vue,  la  relation  du  père  de  Pdiodes  présente  un 
intérêt  réel;  mais  on  me  permettra  de  ne  point  m'y  arrêter  pour  le 
moment,  et  de  demeurer  en  Chine  avec  le  père  Brouillon. 

II. 

Il  y  a  treize  ans  à  peine  que  les  jésuites  sont  rentrés  en  Chine.  En 
18/iO,  un  décret  de  la  propagande  leur  confia  le  soin  d'évangéliser 
la  province  du  Kiang-nan,  où  leurs  missions  avaient  été  autrefois 
très  florissantes,  et  en  18Zi2  trois  prêtres  de  la  compagnie  de  Jésus 
débarquèrent  à  Shanghai.  Les  années  suivantes,  d'autres  mission- 
naires vinrent  partager  leurs  travaux.  Ainsi  fut  fondée  la  mission  du 
Kiang-nan,  dont  le  père  Broulhon  a  retracé  l'origine  et  les  déve- 
loppemens  dans  un  Mémoire  qui  mérite  de  fixer  l'attention. 

Le  rappel  des  jésuites  en  Chine  comblait  les  vœux  de  l'illustre 
compagnie.  C'était  un  acte  de  légitime  réparation.  Les  jésuites 
avaient,  aux  xvir  et  xviii^  siècles,  pris  une  trop  large  part  à  la  propa- 
gation du  catholicisme  dans  le  Céleste  Empire  pour  ne  pas  être  dé- 
sireux de  s'associer  aux  travaux  des  lazaristes  et  de  la  congréga- 
tion des  missions  étrangères,  qui  leur  avaient  succédé.  La  Chine  était 
pour  eux  pleine  de  souvenirs  dont  ils  avaient  droit  de  se  montrer 
fiers,  et  de  traditions  que  l'esprit  même  de  leur  institution  leur  com- 
jnandait  de  renouer.  Le  pape  Grégoire  XVI  rouvrit  donc  à  leur  propa- 
gande le  territoire  de  la  Chine.  Là  du  moins  la  présence  des  jésuites 
ne  paraissait  pas  devoir  être  redoutable  pour  l'équilibre  européen  ni 
pour  la  paix  intérieure  des  états. 

On  ne  trouve  pas  dans  le  Mémoire  du  père  Brouillon  les  récits 
émouvans,  les  élans  enthousiastes  qui  donnent  tant  d'intérêt  à  la 
l'elation  du  père  de  Rhodes.  Le  missionnaire  du  xix*"  siècle  n'a  point 
à  nous  l'aconter  les  mille  incidens  d'un  long  voyage.  C'est  sur  un 
navire  de  l'état,  et  dans  des  conditions  presque  comfortables,  qu'il 
est  transporté  en  Chine;  il  n'a  à  craindre  ni  la  rencontre  des  pirates 
ni  l'apparition  d'une  voile  ennemie.  Peut-être  son  rôle  à  bord  est-il 
réduit  à  des  proportions  plus  modestes  qu'autrefois  :  il  ne  dit  plus  la 
messe  tous  les  jours,  comme  on  avait  coutume  sur  la  Sainte-Thé- 
rèse; il  ne  confesse  guère  les  matelots,  et  les  miracles  sont  devenus 
plus  rares;  aussi  le  père  Brouillon  ne  parle-t-il  même  pas  de  sa  tra- 
versée; il  pénètre  tout  de  suite  dans  la  province  de  Kiang-nan. 

La  situation  d'un  missionnaire  à  l'intérieur  de  la  Chine  a  été  si 
souvent  décrite,  qu'il  est  superflu  de  rappeler  les  prodiges  d'adresse 
et  de  courage  à  l'aide  desquels  cet  obscur  soldat  de  la  foi  par- 
vient à  s'introduire  et  à  résider  mystérieusement  au  milieu  d'une 
immense  population  qui  lui  est  le  plus  souvent  hostile.  Ce  qui  est 
moins  connu,  c'est  l'organisation  hiérarchique  d'une  mission,  c'est 


b'2^  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

le  système  adopté  par  les  congrégations  pour  administrer  les  églises 
chinoises  et  pour  propager,  en  dépit  de  tant  d'obstacles,  la  reli- 
gion chrétienne.  A  en  juger  par  le  mémoire  du  père  Broullion,  les 
jésuites  ont  dès  l'origine  solidement  établi  les  fondemens  de  leur 
nouvelle  mission.  On  est  tout  surpris  de  voir,  en  si  peu  de  temps, 
des  séminaires,  des  collèges,  des  écoles  créés  par  eux  dans  le 
Kiang-nan,  et  formant,  pour  l'avenir,  des  prêtres  indigènes,  des 
catéchistes  et  des  élèves  qui ,  disséminés  dans  les  rangs  épais  de  la 
vieille  société  chinoise,  y  creuseront  un  jour  à  la  civilisation  comme 
aux  croyances  occidentales  de  larges  sillons.  Sans  doute  les  jésuites 
des  derniers  siècles  avaient  laissé  des  traditions  précieuses  dont  le 
souvenir  n'était  pas  complètement  effacé.  Us  avaient  fondé,  sons 
les  noms  de  confréries,  de  conférences,  de  congrégations,  plusieurs 
associations  indigènes,  où  leur  influence  avait  résisté  aux  persécu- 
tions, et  les  nouveaux  missionnaires  pouvaient  espérer  de  se  voir 
accueillis,  dès  leur  arrivée ,  par  quelques  pieuses  familles  de  caté- 
chistes, qui  conservaient  fidèlement  le  dépôt  des  idées  chrétiennes; 
mais  ces  familles,  isolées,  éloignées  les  unes  des  autres,  condam- 
nées à  dissimuler  leur  croyance  à  tous  les  yeux,  ne  devaient  être 
que  d'un  bien  faible  secours  pour  la  reprise  des  prédications.  Les 
difficultés  étaient  immenses  pour  arriver  jusqu'à  elles,  et  l'instinct 
même  de  la  foi  devinait  à  peine  ces  rares  foyers  sous  la  cendre  qui 
les  couvrait.  Il  s'agissait  donc  d'entreprendre  réellement  une  œuvre 
nouvelle.  La  province  du  Kiang-nan  est  presque  aussi  grande  que  la 
France;  elle  compte  50  millions  d'habitans.  La  compagnie  de  Jésus 
n'a  point  calculé  le  nombre  de  ces  infidèles,  et  elle  s'est  mise  réso- 
lument en  campagne. 

Ce  fut  dans  le  village  de  Zi-ka-wei ,  voisin  de  Shanghai ,  qu'elle 
établit  son  quartier-général.  De  ce  point,  ses  missionnaires  rayonnè- 
rent dans  le  diocèse,  partagé  en  circonscriptions  ou  districts  aposto- 
liques. Chaque  prêtre  visite  au  moins  une  fois  par  an  les  chrétientés 
de  son  district,  et  c'est  alors  jour  de  fête  pour  les  modestes  bâti- 
mens  {kum-sou)  qui  sont  consacrés  aux  prières  de  la  communauté. 
((  Les  kum-sou,  dit  le  père  Broullion,  sont  de  larges  granges,  bâties 
au  fond  d'un  carré  de  maisons  chrétiennes,  dont  un  espace  vide  les 
sépare;  masquée  par  cette  enceinte  d'habitations,  la  chapelle  échappe 
aux  regards  malveillans,  qui  n'y  découvrent  rien  qu'on  ne  voie  éga- 
lement danè  les  autres  fermes  du  pays.  En  certains  lieux,  quand  les 
aumônes  recueillies  parmi  les  pauvres  membres  de  la  communauté 
permettent  d'accorder  un  peu  de  luxe  à  la  piété,  un  vestibule  vous 
introduit  dans  la  cour,  et  des  galeries  couvertes,  à  droite  et  à  gau- 
che, vous  mènent  jusqu'aux  longues  portes  qui  forment  toute  la 
façade  mobile  de  l'église.  Les  colonnes  sont  d'une  seule  pièce,  les 
ornemens  en  bois  sculpté  ou  verni,  les  poutres  et  chevrons  peints, 


LES  JÉSUITES  EN  CHINE.  525 

les  tuiles  badigeonnées,  les  murs  blanchis,  et  toutes  les  briques  de 
la  bâtisse  soutenues  par  de  longs  poteaux  chevillés  à  des  traverses 
horizontales.  S'il  y  a  un  pavé,  il  n'est  que  de  briques.  Presque  nnlle 
part  on  ne  voit  forme  de  sanctuaire,  car  il  importe  qu'on  puisse,  en 
une  demi-heure,  convertir  l'église  en  salle  de  réception,  quand 
l'orage  gronde  et  que  les  satellites  font  irruption.  Naguère,  un  prêtre, 
ayant  célébré  la  messe  de  Pâques  dans  le  faubourg  d'une  grande 
ville,  n'eut  que  le  temps  d'ôter  son  aube  et  d'enlever  les  vases  sa- 
crés :  le  kum-sou,  envahi  par  les  païens,  fut  pillé  tout  entier.  L'ar- 
chitecture chrétienne  nous  est  donc  interdite  par  la  prudence  non 
moins  que  par  la  pauvreté.  »  —  Aussitôt  que  l'arrivée  du  mission- 
naire est  annoncée,  les  chrétiens  accourent  des  points  les  plus  éloi- 
gnés du  district,  et  se  réunissent  dans  le  kum-sou.  On  célèbre  la 
messe  :  sauf  le  tsi-kin,  coiffure  chinoise  qui  était  réservée  aux  doc- 
teurs impériaux  sous  la  dynastie  des  Mings,  et  que  les  missionnaires 
catholiques  ont  obtenu  du  saint-siége  l'autorisation  de  porter,  le 
costume  du  prêtre  est  le  même  qu'en  Europe.  Les  chrétiens  se  coti- 
sent pour  subvenir  aux  frais  de  la  mission.  Dès  qu'il  a  visité  un  kum- 
sou,  le  missionnaire  passe  à  un  autre,  et  il  ne  se  repose  que  pendant 
les  mois  de  juillet  et  août,  saison  des  grandes  chaleurs.  Sur  cinq 
points  seulement,  un  prêtre  réside  à  poste  fixe  :  partout  ailleurs  le 
missionnaire  est  nomade,  et  consacre  dix  mois  de  l'année  à  parcourir 
les  églises  du  district  fort  étendu  qui  lui  est  confié.  De  1851  à  185*2, 
le  père  Brouillon  visita  ainsi  trois  cent  soixante-neuf  chrétientés. 

j'ai  vu  en  18A5,  près  de  Shanghai,  trois  paroisses  chinoises,  fon- 
dées par  les  jésuites.  Më^'  de  Besi  était  heureux  de  montrer  à  l'am- 
bassade française  les  premiers  résultats  de  la  nouvelle  mission.  Les 
états-majors  des  navires  de  guerre  qui,  depuis  cette  époque,  se  sont 
arrêtés  à  Shanghai  ont  été  également  accueillis  dans  ces  jeunes 
chrétientés,  et  on  peut  lire  dans  le  voyage  de  M.  Jurien  de  la  Gra- 
vière  un  intéressant  récit  de  l'excursion  faite  à  Zi-ka-wei  par  les  ofli- 
ciers  de  la  Bayomiaise  (1).  Ce  qui  me  frappa  surtout  en  18Zi5,  ce  fut 
la  liberté  absolue  dont  semblaient  jouir  ces  villages  catholiques  pour 
la  pratique  de  leur  religion.  On  nous  introduisit  dans  deux  églises 
décorées  de  tous  les  ornemens  du  culte.  Ces  églises  étaient  desser- 
vies par  des  prêtres  chinois,  assistés  de  plusieurs  catéchistes.  Evi- 
demment elles  n'avaient  point  échappé  à  la  surveillance  des  man- 
darins, peut-être  même  y  avait-il  de  la  part  des  jésuites  un  peu  de 
bravade  et  beaucoup  de  politique  dans  cette  occupation,  très  paci- 
fique au  reste,  d'un  territoire  dont  les  lois  du  pays  leur  interdisaient 
l'accès.  Ils  se  sentaient  forts  du  voisinage  de  Shanghai,  où  résidaient 

(1)  Voyez  la  Uevue  des  Deux  Mondes  du  15  mars  185-2. 


526  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

plusieurs  consuls;  ils  comptaient  sur  la  protection  de  l'escadre  fran- 
çaise, et  je  ne  crois  pas  me  tromper  en  ajoutant  qu'ils  abusaient  à 
dessein  des  concessions  que  l'ambassade  de  M.  de  Lagrené  venait 
d'obtenir  du  gouvernement  chinois  en  faveur  du  catholicisme.  Au 
risque  de  compromettre  le  succès  des  négociations  encore  pendantes 
et  de  créer  des  embarras  à  notre  pavillon,  ils  semblaient  prendre  à 
tâche  de  révéler  avec  ostentation  leur  présence  illicite,  de  défier  les 
mandarins  par  la  solennité  de  leurs  cérémonies,  et  d'amener  ainsi 
entre  le  gouvernement  chinois  et  l'ambassade  de  nouveaux  débats 
dans  lesquels  ils  savaient  bien  que  le  représentant  de  la  France 
n'abandonnerait  point  les  concessions  acquises.  Ils  n'avaient  donc 
rien  à  perdre,  et  ils  pouvaient  gagner  beaucoup  en  multipliant  au- 
tour de  Shanghai  leurs  œuvres  de  propagande.  La  création  d'un 
consulat  français  dans  cette  ville  vint  bientôt  augmenter  leur  con- 
fiance et  favoriser,  grâce  à  l'énergique  attitude  du  consul,  M.  de 
Montigny,  les  audacieuses  entreprises  de  leur  apostolat.  Depuis  lors, 
le  catholicisme  est  professé  et  pratiqué  plus  ouvertement  que  jamais 
dans  les  villages  où  il  a  été  introduit  par  Ms^'  de  Besi,  et  les  manda- 
rins ne  disent  mot.  La  même  tolérance,  on  le  pense  bien,  n'existe 
pas  dans  les  autres  districts  de  la  mission  du  Kiang-nan.  Dès  qu'ils 
s'éloignent  de  Shanghai,  les  jésuites  ne  peuvent  visiter  leurs  pa- 
roisses qu'en  évitant,  avec  les  plus  grandes  précautions,  d'éveiller 
les  soupçons  des  mandarins. 

Depuis  1851,  les  jésuites  ont  construit  deux  églises,  l'une  à  Zi- 
ka-wei,  dédiée  à  saint  Ignace;  l'autre,  à  Shanghai,  sous  l'invocation 
de  saint  François-Xavier.  Le  père  Hélot  fut  l'architecte,  et  le  père 
Ferrer  le  sculpteur  de  ces  édifices,  dont  les  coupoles,  surmontées  de 
la  croix,  s'aperçoivent  au  loin  et  dénoncent  en  quelque  sorte  l'am- 
bition et  les  espérances  du  catholicisme.  Le  père  Broullion  décrit 
avec  soin  la  cathédrale  de  Shanghai  et  l'église  plus  modeste  de  Zi- 
ka-wei.  Il  rappelle  que  le  prêtre  chargé  de  diriger  les  travaux  «  fit 
de  curieuses  observations  sur  les  procédés  employés  par  les  Chinois 
pour  la  cuite  et  la  trempe  de  la  brique,  sur  leur  chaux  qu'il  dit  hy- 
draulique, sur  la  manière  de  se  passer  de  pilotis...  Plus  d'une  fois 
le  père  Hélot  put  constater  que  l'art  de  bâtir  est,  en  Chine,  plus 
avancé  qu'on  ne  se  le  figure  communément.  Ainsi,  lorsqu'il  entre- 
prit la  coupole  (de  Zi-ka-wei) ,  travail  très  délicat,  il  remarqua  que 
plusieurs  coupes  de  charpente,  accueillies  en  Europe  comme  des  dé- 
couvertes ou  d'admirables  traditions  romaines,  sont  tout  aussi  bien 
des  routines  chinoises.  »  Curieuse  remarque,  en  effet,  qu'il  faut 
joindre  aux  témoignages  déjà  si  nombreux  qui  attestent  l'habileté 
des  Chinois  en  toutes  choses  et  l'antiquité  de  leurs  procédés.  Je  ne 
suis  point  surpris  d'ailleurs  de  l'observation  du  père  Hélot  :  je  me 


LES   JÉSUITES   EN    CHIKE.  527 

souviens  d'avoir  vu  une  ogive  percée  sur  la  façade  d'une  pauvre  mai- 
son chinoise;  l'architecte,  à  coup  sûr,  ne  savait  pas  le  premier  mot 
du  genre  gothique. 

En  même  temps  qu'ils  construisaient  des  églises  sur  le  sol  chinois 
et  qu'ils  élevaient,  en  face  des  pagodes  bouddhiques  et  des  temples 
dédiés  à  Gonfncius,  les  cathédrales  du  catholicisme  dans  le  Kiang- 
nan,  les  jésuites  préparaient  habilement  leurs  armes  de  propagande. 
Les  missionnaires,  qui,  dans  le  Nouveau-Monde,  se  sont  voués  à  la 
conversion  de  tribus  à  demi  sauvages,  ont  pu  souvent  faire  de  nom- 
breux prosélytes  en  s' adressant  à  l'imagination;  les  croyances  mys- 
térieuses, la  solennité  du  culte,  l'accent  d'autorité  que  donne  la  foi 
et  les  élans  du  dévouement  qu'elle  inspire  doivent  nécessairement 
agir  avec  une  grande  jouissance  sur  des  âmes  simples,  qui  s'ouvrent 
sans  résistance  aux  enseignemens  d'une  religion  nouvelle;  mais  en 
présence  d'une  société  déjà  vieillie,  très  civilisée,  imbue  de  princi- 
pes philosophiques,  il  ne  suffit  point  de  parler  à  l'imagination  popu- 
laire :  il  faut  recourir  au  raisonnement  et  s'emparer  des  esprits.  Les 
jésuites  comprirent  que  la  société  chinoise  méritait  cette  attaque  en 
règle;  ils  virent  que  ce  peuple  de  lettrés  ne  céderait,  si  jamais  il  doit 
céder,  qu'à  une  science  supérieure,  et  qu'il  résisterait  à  toute  pro- 
pagande qui  ne  s'appuierait  point  sur  un  bon  système  d'éducation 
et  d'instruction.  De  là  les  efiorts  qu'ils  tentèrent,  surtout  à  partir  de 
1850,  pour  multiplier  les  écoles  à  côté  des  kum-sou.  En  1853,  ils 
comptaient  dans  le  Kiang-nan  cent  quarante-quatre  écoles  de  gar- 
çons et  trente  de  filles.  De  plus,  un  collège  fut  établi  à  Zi-ka-wei  et 
reçut  en  peu  de  temps  quarante  élèves.  Dans  ce  collège,  les  catho- 
liques ne  sont  pas  seuls  admis;  les  fils  de  «  quelques  honnêtes  infi- 
dèles »  figurent  siu-  les  bancs,  où  l'on  enseigne  non-seulement  les 
matières  qui  conviennent  au  parfait  chrétien,  mais  encore  celles  qui 
conviennent  à  tout  bon  Chinois.  11  y  a  même  parmi  les  professeurs 
des  (c  bacheliers  infidèles.  »  En  cela,  les  jésuites  ont  fait  preuve  d'un 
grand  tact.  S'ils  n'avaient  voulu  donner  aux  élèves  qu'une  instruc- 
tion européenne  et  chrétienne,  les  familles  chinoises  ne  leur  au- 
raient point  confié  leurs  enfans.  Au  collège  de  Zi-ka-wei,  comme  dans 
les  écoles  païennes,  on  apprend  les  quatre  livres  canoniques  des 
Chinois,  on  commente  Gonfucius  et  Mencius,  on  s'exerce  aux  ampli- 
fications et  dissertations  exigées  dans  les  concours,  et  on  peut  se 
présenter  aux  examens  du  district  ou  de  la  province  pour  obtenir 
les  grades  littéraires;  <(  car,  dit  le  père  Brouillon,  il  faut  être  ba- 
chelier, licencié  et  docteur,  ou  du  moins  porter  à  la  cime  de  son 
chapeau  un  bouton  de  cristal  ou  de  cuivre  doré,  pour  être  quelque 
chose  dans  le  pays,  pour  s'assurer  des  droits  nobiliaires,  lesquels 
ne  sont  autres  que  les  privilèges  des  lettrés,  pour  s'élever  aux  em- 
plois, et  quand  même  on  n'y  parviendrait  pas,  avoir  au  moins,  grâce 


528  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

aux  diplômes,  ses  entrées  chez  le  mandarin,  lui  parler  assis,  trou- 
Ijler  son  repos  en  cas  d'urgence,  bref  accuser  et  se  défendre  sans 
s'exposer,  autant  que  les  plébéiens,  aux  brutalités  vénales  de  ce  ma- 
gistrat... »  Que  les  élèves  des  jésuites  obtiennent  des  succès  dans 
les  concours,  qu'ils  sachent  expliquer  Gonfucius  aussi  bien  que  les 
évangiles  chinois  du  père  Emmanuel  Diaz,  et  qu'ils  parviennent 
ainsi  aux  honneurs  du  mandarinat,  ce  sera  pour  le  collège  et  pour 
les  écoles  de  la  mission  le  meilleur  prospectus,  et  en  même  temps 
on  aura  trouvé  le  plus  sûr  moyen  de  convertir  les  Chinois.  Les  pro- 
sélytes ne  se  recruteront  plus  alors  dans  les  couches  inférieures  de 
la  société  :  on  verra  des  conversions  dans  les  classes  moyennes  et 
même  dans  les  familles  opulentes.  Les  catholiques  deviendront  plus 
influens,  ils  auront  la  main  dans  l'administration  du  pays.  Ce  ne 
sera  certainement  pas  l'œuvre  d'un  jour,  bien  des  années  s'écoule- 
j'ont  avant  que  les  jésuites  récoltent  les  fruits  qu'ils  ont  semés  ainsi 
en  pleine  terre  chinoise;  mais  le  système,  tel  qu'il  est  exposé  dans 
le  mémoire  du  père  Broullion,  est  sans  contredit  le  mieux  approprié 
aux  habitudes  de  la  nation  et  de  toute  manière  le  plus  honorable. 
Les  divers  établissemens  d'éducation  fondés  par  les  jésuites  dans  le 
Kiang-nan  comptaient  en  1853  près  de  treize  cents  élèves. 

A  ces  institutions,  il  faut  ajouter  un  séminaire,  établi  à  Tsam-ka- 
leu.  C'est  la  pépinière  des  prêtres  indigènes.  Là  encore  l'instruction 
€st  d'abord  chinoise  :  l'étude  de  la  langue  de  Confucius  ne  prend 
pas  moins  de  sept  à  huit  ans  au  séminariste  qui,  avant  d'entrer  dans 
les  ordres,  doit  être  apte  à  passer  l'examen  du  baccalauréat;  puis 
viennent  l'enseignement  du  latin,  le  cours  de  philosophie  et  le  cours 
de  théologie,  de  telle  sorte  que  l'on  ne  peut  guère  arriver  à  la  prê- 
trise avant  l'âge  de  trente  ans.  Les  prêtres  indigènes  sont  encore 
peu  nombreux  en  Chine.  Ils  doivent  rendre  plus  tard  de  grands  ser- 
vices, et  ils  remplaceront  peu  à  peu  les  missionnaires  européens  qui 
ne  seront  plus  que  leurs  auxiliaires.  Toutefois  les  congrégations  se 
montrent  très  difficiles  pour  les  ordinations,  et  le  père  Broullion 
annonce  que  les  jésuites  ne  procéderont  à  ces  actes  solennels  qu'avec 
une  extrême  prudence.  Je  rapporte  ces  détails,  parce  qu'ils  per- 
mettent d'apprécier  sous  un  nouveau  jour  la  politique  religieuse 
adoptée  en  Chine  par  la  compagnie.  On  sait  que  les  jésuites  ont  été 
souvent  accusés  de  se  préoccuper  plutôt  du  nombre  que  de  la  qua- 
lité de  leurs  convertis,  et  de  ne  point  regarder  de  trop  près  à  la  par- 
faite orthodoxie  des  chrétiens  inscrits  sur  leurs  registres.  N'avons- 
nous  pas  vu  le  père  de  Rhodes  baptiser  les  infidèles  par  milliers  et 
((  aller  à  la  chasse  aux  païens?  »  L'accusation  pouvait  avoir  à  une 
autre  époque  quelque  fondement  :  elle  tombe  aujourd'hui  devant 
les  faits.  Après  plus  de  dix  ans  de  propagande  active  et  intelligente, 
le  père  Broullion  ne  déclare  que  72,000  chrétiens  environ  dans 


LES   JÉSUITES   EN    CHINE.  529 

toute  la  mission  du  Kiang-nan,  peuplée  de  50  millions  d'habitans. 

Le  chiflre  de  l'eiïectif  catholique  est  donc  encore  bien  modeste; 
mais  si  on  considère  que  la  mission  est  à  peine  entrée  dans  la  pé- 
riode militante,  les  premières  années  ayant  été  nécessairement  con- 
sacrées au  travail  d'organisation,  si  l'on  se  rend  compte  des  obstacles 
de  toute  espèce  que  les  jésuites  ont  rencontrés  à  leur  début  sur  un 
terrain  nouveau  pour  eux,  si  enfin  il  est  avéré  que  les  72,000  chré- 
tiens sont  solidement  acquis  à  l'église,  on  demeurera  convaincu  que 
la  mission  n'a  pas  été  stérile.  Ces  résultats  sont  dus  non-seulement 
à  une  administration  intelligente  et  libérale,  mais  encoie  à  l'infa- 
tigable charité  dont  les  prêtres  européens  ont  fait  preuve  pendant 
les  famines  de  18Zi9  et  1850.  Ces  famines  furent  terribles.  Les  dé- 
bordemens  du  fleuve  Yang-tse-kiang  et  des  nombreux  canaux  qui 
sillonnent  l'intérieur  de  la  province  inondèrent  une  vaste  étendue  de 
pays;  les  récoltes  de  riz  furent  perdues;  dans  certains  districts,  la 
population  se  vit  obligée  d'émigrer  sur  des  barques.  La  faim  et  la 
peste  enlevèrent,  sur  tous  les  points,  des  milliers  de  victimes.  Nous 
ne  pouvons  plus,  grâce  à  Dieu,  dans  nos  contrées  d'Europe,  nous 
faire  une  idée  des  ravages  causés  par  une  famine.  Les  nations  asia- 
tiques, l'Inde,  la  Chine,  connaissent  encore  ce  genre  de  fléau,  qui 
décime  presque  périodiquement,  comme  si  c'était  par  une  loi  de  la 
Providence,  les  rangs  trop  pressés  de  leurs  populations.  Le  père 
Broullion  retrace  l'affreux  spectacle  que  présentèrent,  à  la  suite  des 
inondations  de  1849,  les  villes  et  les  campagnes  du  Kiang-nan.  En 
présence  de  cette  calamité,  les  missionnaires  ne  faillirent  pas  à  leur 
devoir;  par  leurs  soins,  des  secours  furent  organisés  dans  les  dis- 
tricts voisins  du  siège  de  la  mission.  On  distribua  à  Zi-ka-wei  quatre 
mille  rations  de  riz  par  jour.  Païens  et  chrétiens  étaient  assistés  sans 
distinction;  les  jésuites  se.  gardèrent  bien  de  dénaturer  cet  acte  de 
pure  charité  par  une  propagande  intempestive,  et  de  vendre  leur 
obole  contre  une  conversion  arrachée  à  la  misère.  On  faisait,  il  y  a 
deux  siècles,  beaucoup  de  chrétiens  de  cette  espèce;  ceux-ci  étaient 
appelés  «  chrétiens  de  riz.  »  Mieux  avisés,  les  jésuites  n'exploitèrent 
ni  la  famine  ni  le  typhus;  ils  épuisèrent  leurs  modestes  ressources; 
plusieurs  moururent  au  chevet  des  malades,  et,  le  péril  passé,  la 
reconnaissance  publique  s'attacha  au  souvenir  de  leur  dévouement. 
Si  donc  la  mission  ne  compte  pas  un  plus  grand  nombre  de  chré- 
tiens, ce  n'est  pas  que  l'occasion  de  multiplier  les  baptêmes  ait  fait 
défaut  :  on  doit  y  voir  au  contraire  une  preuve  de  la  réserve  appor- 
tée par  les  missionnaires  dans  le  choix  de  leurs  prosélytes,  et  cette 
réserve  mérite  d'autant  plus  d'être  signalée  qu'elle  forme  un  con- 
traste plus  frappant  avec  les  pratiques  usitées  en  d'autres  époques. 

Le  père  Broullion  ne  dissimule  pas  les  difiîcultés  qui  s'opposent 

TOME   I.  34 


530  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

en  Chine,  et  notamment  dans  le  Kiang-nan,  à  la  propagation  du  ca- 
tholicisme. Il  consacre  tout  un  chapitre  à  représenter  sous  les  cou- 
leurs les  plus  sombres  la  situation  morale  du  Céleste  Empire.  Sui- 
vant lui,  la  nation  entière  est  vouée  au  matérialisme  le  plus  abject. 
Quelles  ressources  peuvent  offrir  pour  la  foi  une  population  avide  de 
riz  et  de  sapèques,  des  mandarins  fumeurs  d'opium  et  rapaces,  «  qui 
s'engraissent  des  sueurs  du  peuple,  »  des  lettrés  pour  lesquels  l'exer- 
cice des  charges  publiques  n'est  qu'un  brigandage?  La  Chine,  telle 
que  la  peint  le  père  Broullion,  serait  la  plus  méprisable  nation  de  la 
terre,  et  le  vernis  de  littérature  et  de  politesse  dont  elle  est  encore 
parée  aux  yeux  des  gens  superficiels  ne  serait  qu'un  masque  vaine- 
ment appliqué  sur  les  rides  de  sa  misérable  décrépitude!  JNous  con- 
naissons déjà  ce  portrait  :  nous  l'avons  vu,  tracé  de  main  de  maître, 
dans  le  livre  de  M.  Hue,  et  malgré  l'accord  parfait  qui  existe  entre 
les  impressions  des  deux  missionnaires,  nous  ne  pouvons  nous  em- 
pêcher de  solliciter  en  faveur  de  ces  pauvres  Chinois  un  peu  d'indul- 
gence et  de  charité.  Le  père  Broullion  prévoit  bien  que  ses  jugemens 
paraîtront  peut-être  trop  rigoureux,  et  il  s'efforce  d'expliquer  com- 
ment un  peuple  dont  les  anciens  jésuites  ont  vanté  l'heureux  naturel 
et  les  qualités  estimables  inspire  aux  jésuites  modernes  tant  de  mé- 
pris. 11  rappelle  qu'autrefois  les  hauts  emplois  n'étaient  donnés  qu'au 
mérite,  que  les  lettrés  obtenaient  légitimement  leurs  grades,  que  les 
magistrats  savaient  rendre  la  justice,  que  l'autorité  était  respectable 
et  respectée.  Il  n'en  est  plus  de  même  aujourd'hui  :  les  grades  litté- 
raires se  vendent  au  plus  offrant;  il  n'y  a  plus  de  justice,  plus  d'ad- 
ministration, plus  de  gouvernement.  Tout  s'est  métamorphosé  depuis 
deux  siècles,  l'âge  d'airain  a  succédé  à  l'âge  d'or,  et  la  révolution 
qui  s'est  déchaînée  sur  la  Chine,  et  qui  en  si  peu  de  temps  y  a  fait  de 
si  rapides  progrès,  atteste  le  désordre  et  la  confusion  qui  régnent 
dans  ce  malheureux  pays.  —  Telle  est  la  thèse  que  soutiennent  les 
missionnaires.  Il  nous  semble  qu'elle  est  trop  absolue.  Que  l'admi- 
nistration en  Chine  soit  déplorable,  et  que  le  pays  se  trouve  dans 
une  période  marquée  de  décadence,  on  ne  pourrait  en  douter;  mais 
que  les  Chinois  depuis  les  plus  élevés  jusqu'aux  plus  humbles,  que 
la  société  chinoise  tout  entière  soit  dégradée,  avilie  au  point  de  mé- 
riter les  flétrissures  qu'on  lui  inflige  dans  les  récens  écrits  apostoli- 
ques, c'est  ce  qu'on  admettra  difficilement.  Les  Européens  qui  ont 
longtemps  résidé  en  Chine  se  louent  en  général  de  leurs  lelations 
avec  les  habitans.  Les  négocians  anglais  et  américains  rendent  hom- 
mage à  la  probité  et  à  la  délicatesse  des  principaux  marchands  de 
Canton  et  de  Shanghai.  Dans  les  boutiques  de  détail,  l'étranger  n'est 
certainement  pas  plus  rançonné  que  ne  le  serait  dans  les  magasins 
de  Paris  ou  de  Londres  un  mandarin  du  Céleste  Empire.  Les  vertus 


LES  JÉSUITES  EN  CHINE.  531 

qui  charment  le  foyer  domestique  ne  sont  pas  inconnues  des  Chi- 
nois, La  grande  majorité  de  la  nation  respecte  u  la  famille  et  la  pro- 
priété. »  Si  l'on  descend  dans  les  basses  classes,  on  voit  des  agricul- 
teurs et  des  artisans,  non  pas  seulement  pleins  d'intelligence  et 
d'adresse,  mais  encore  patiens,  laborieux,  infatigables.  On  les  attire, 
on  les  transporte  à  grands  frais  dans  les  colonies  européennes.  Quel 
est  le  gouvernement  qui  voudrait  de  cette  nouvelle  population,  si 
elle  n'introduisait  à  sa  suite  que  des  habitudes  vicieuses  et  des  in- 
stincts corrompus?  Partout  où  les  Chinois  sont  établis,  ils  se  sont 
placés  peu  à  peu  au  premier  rang,  grâce  à  leur  esprit  d'ordre,  à  leur 
économie,  à  leur  honnêteté  dans  les  transactions.  Ce  n'est  cependant 
pas  l'élite  de  la  nation  qui  émigré.  Enfin  je  cherche  vainement  dans 
mes  propres  souvenirs  des  faits,  des  incidens,  qui  justifient  l'ana- 
thème  prononcé  par  le  père  Broullion.  Sans  avoir  la  ridicule  préten- 
tion de  connaître  la  Chine  et  les  Chinois  autant  que  doit  les  connaître 
un  missionnaire  qui  a  passé  plusieurs  anuées  dans  le  Riang-nan,  je 
demande  la  permission  d'exprimer,  sur  le  compte  d'anciens  hôtes 
avec  lesquels  nous  lie  un  traité  de  paix  et  d'amitié  au  moins  pour 
dix  mille  ans,  l'opinion  plus  indulgente  d'un  laïque.  Notre  pauvre 
humanité  n'est  certainement  pas  plus  vertueuse  en  Chine  qu'ail- 
leurs; mais  je  déclare  n'avoir  rencontré,  ni  à  Canton,  ni  à  TNing-po, 
ni  à  Shanghai,  en  un  mot  nulle  part,  les  types  monstrueux  qui  ont 
excité  à  un  si  haut  degré  la  verve  railleuse  ou  indignée  du  père 
Broullion  et  du  père  Hue,  et  je  ne  sache  pas  que  les  personnes  avec 
lesquelles  j'ai  voyagé  les  aient  davantage  aperçus  (1). 

On  se  demande  sans  doute  dans  quelle  pensée  les  missionnaires 
prendraient  plaisir  à  attaquer  ainsi  la  réputation  de  tout  un  peuple, 
car  leur  bonne  foi  est  incontestable  :  ils  disent  et  écrivent  ce  qu'ils  pen- 


(1)  Voici  comment  le  père  Brouillon  apprécie  (chapitre  v)  la  vie  sociale  des  Chinois  : 

« C'est  lin  art  sans  perspective,  une  doctrine  sans  hase  et  sans  méthode.  Chez  les 

hommes,  la  passion  sans  amour;  chez  les  femmes,  la  soumission  aux  lois  du  mariage 
sans  affection  véritahle,  et  le  respect  des  enfans  pour  leurs  parens  dénué  de  toute  ten- 
dresse. Des  transactions  commerciales  où  la  confiance  n'est  pour  rien;  des  magistrats 
qui  jugent  contrairement  aux  règles  de  la  justice  et  du  droit;  un  gouvernement  qui 
fonctionne  dans  le  faux,  non  moins  lâche  que  cruel;  des  lettrés,  véritables  machi  es 
mnémotechniques,  vous  récitant  sans  hroncher  les  sentences  décousues  de  Kam-fou-tsé 
ou  les  périodes  sonores  de  Men-tsé;  mais  des  pensées,  de  la  logique,  il  ne  faut  pas  en 
attendre  d'eux.  Enfin  une  culture  polie,  qui  n'est  ni  la  science  ni  la  bonne  éducation; 
une  finesse  d'esprit  qui  n'a  rien  à  démêler  avec  la  conscience;  une  perspicacité  étroite, 
des  intelligences  mortes,  des  cœurs  abâtardis.  Et,  si  vous  passez  à  l'extérieur,  des  corps 
sans  uerfs  qui,  à  l'instant  d'arcomplir  un  rit,  s'empèsent  comme  ime  étoffe  ou  s'enrai- 
dissent  comme  une  momie ,  et  dont,  le  cérémonial  une  fois  terminé,  vous  voyez  les 
muscles  se  détendre  et  tous  les  membres  se  disloquer  :  véritable  chair  sans  os,  articula- 
tions sans  jeu  libre,  vie  d'ordonnance  d'où  est  absente  toute  spontanéité.  Telle  est  la 
nation  que  nous  avons  entrepris  de  réformer »  Le  Mémoire  du  père  Brouillon  con- 
tient d'autres  portraits  du  même  genre.  Quels  Chinois! 


532  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

sent;  mais  d'autre  part  ils  ne  sont  pas  exempts  des  faiblesses  ni  des 
passions  humaines.  Pourquoi  ne  seraient-ils  point,  comme  tant  d'au- 
tres, enclins  à  exagérer  les  obstacles  qu'ils  ont  à  vaincre,  les  périls 
qu'ils  doivent  braver?  Ce  n'est  là  qu'une  tentation  fort  naturelle,  à 
laquelle  les  missionnaires,  à  l'instar  des  plus  grands  guerriers  an- 
ciens et  modernes,  peuvent  fort  bien  avoir  cédé.  En  outre,  habitués 
à  juger  tout,  hommes  et  choses,  au  point  de  vue  religieux,  est-il 
étonnant  qu'ils  s'exaltent  et  se  passionnent  contre  un  peuple  qui, 
rebelle  à  leur  propagande,  persiste  à  adorer  Confucius,  à  s'agenouil- 
ler devant  de  hideuses  divinités,  et  à  commettre  ainsi,  aux  yeux  de 
tout  bon  catholique,  les  plus  coupables  profanations  !  S'il  s'agissait 
de  sauvages,  les  missionnaires  n'exprimeraient  sans  doute  que  des 
sentimens  de  commisération  et  de  pitié;  mais  il  s'agit  des  Chinois, 
c'est-à-dire  d'une  nation  très  civilisée,  qui  raisonne  et  discute  à  la 
façon  des  philosophes,  et  qui  pèche  à  la  fois  par  pensée,  par  parole 
et  par  action  :  dès-lors  plus  d'indulgence;  la  charité  est  lasse;  la 
notion  du  juste  s'altère;  c'est  le  mépris,  et  le  mépris  le  plus  énergi- 
que, qui  domine  l'âme  de  ces  hommes  ardens,  dont  la  volonté,  irritée 
par  les  obstacles,  s'acharne  vainement  à  la  conversion  des  infidèles. 
L'excommunication  religieuse  devient  en  même  temps  une  excom- 
munication morale.  La  Chine  tout  entière  est  mise  à  l'index,  et  son 
peuple  dénoncé  sans  miséricorde  à  l'animadversion  du  monde  chré- 
tien. —  Je  ne  puis  m'exphquer  autrement  le  pessimisme  outré  du 
père  Brouillon  et  l'impitoyable  rigueur  de  ses  jugemens  sur  les  Chi- 
nois. Les  missionnaires  modernes  ont  parfois  reproché  aux  jésuites 
du  xviii*  siècle  une  indulgence  excessive  pour  les  sujets  de  l'empe- 
reur Kang-hi  :  je  ne  pense  donc  pas  commettre  une  irrévérence 
en  constatant,  dans  les  écrits  des  jésuites  modernes,  l'exagération 
du  sentiment  contraire. 

Je  comprendrais  mieux,  tout  en  les  regrettant,  les  expressions  peu 
charitables  dont  le  père  Brouillon  se  sert  à  l'égard  des  missions  pro- 
testantes. Ce  sont  les  protestans  qui  ont  ouvert  le  premier  feu  :  dès 
l'origine  de  l'insurrection  actuelle,  ils  ont  imprimé  dans  leurs  jour- 
naux que  les  prêtres  catholiques  étaient  les  instigateurs  du  mouve- 
ment, que,  pour  le  triomphe  de  leur  foi,  ils  prêchaient  partout  la 
révolte  et  soudoyaient  une  armée  de  bandits.  Ces  accusations,  no- 
toirement calomnieuses,  pouvaient  avoir  pour  effet  de  déconsidérer 
nos  missionnaires  aux  yeux  des  gens  paisibles,  d'exciter  contre  le 
catholicisme  la  haine  soupçonneuse  des  mandarins  et  de  donner 'le 
signal  de  nouvelles  persécutions.  Par  leurs  correspondances  avec 
l'Europe,  par  leur  conduite  en  Chine,  les  jésuites,  de  même  que  les 
autres  congrégations,  ont  protesté  contre  les  perfides  insinuations 
de  leurs  adversaires.  J'aurais  préféré  que  le  père  Brouillon  s'en  tînt 
là.  Si  les  jésuites  étaient  condamnés  à  se  défendre  toutes  les  fois 


LES  JÉSUITES  EN  CHINE.  533 

qu'on  les  attaque,  ils  auraient  vraiment  trop  à  faire,  et  leur  person- 
nel, si  nombreux  et  si  habile  qu'il  soit,  n'y  suflirait  pas.  Il  est  dou- 
teux d'ailleurs  que  les  querelles  entre  catholiques  et  protestans  ser- 
vent beaucoup  en  Chine  la  cause  du  christianisme.  J'aime  mieux  le 
père  de  Rhodes  louant  avec  effusion  les  façons  courtoises  d'un  ca- 
pitaine anglais  qui  l'avait  reçu  à  son  bord,  et  dans  ce  temps-là  les 
catholiques  ne  frayaient  guère  avec  les  huguenots.  —  Les  repré- 
sailles contre  les  pasteurs  protestans,  outre  qu'elles  sont  parfaite- 
ment inutiles,  pourraient  indisposer  contre  les  missionnaires  catho- 
liques en  Chine  le  gouvernement  anglais,  ses  fonctionnaires,  ses 
officiers  de  marine,  qui  ont,  en  diverses  circonstances,  prêté  l'appui 
de  leur  influence  à  nos  missions.  Ainsi  un  autre  jésuite,  le  père 
Clavelin,  attestait,  en  18/i3,  les  bons  offices  dont  l'église  naissante 
de  Shanghai  était  redevable  au  consul  anglais,  M.  Balfoui-;  il  citait 
avec  plaisir  les  marques  d'égards  que  les  autorités  britanniques 
prodiguaient  à  Ms^  de  Besi,  au  point  qu'un  jour  les  officiers  d'un 
navire  de  guerre  offrirent  à  l'évêque  un  dîner  servi  tout  en  maigre, 
bien  que  ce  fût  un  mardi.  Le  bon  vouloir  des  Anglais  s'est  manifesté 
par  des  preuves  plus  solides.  Il  vaut  mieux,  je  crois,  et  il  est  plus 
habile  d'entretenir  ces  relations  amicales  que  de  les  compromettre 
par  une  polémique  inopportune  avec  quelques  méthodistes. 

Le  dîner  maigre  par  lequel  les  Anglais  pensaient  honorer  leur 
hôte  me  fournit  une  transition  toute  naturelle  pour  arriver  aux 
mangeurs  d'herbe,  secte  chinoise  qui  se  rencontre  dans  la  presqu'île 
d'Haï-men  et  dont  le  père  BrouUion  décrit  les  singulières  pratiques. 
Bien  que  les  Chinois  soient  en  général  très  indifférons  en  matière  de 
religion,  il  y  a  parmi  eux  de  nombreuses  sectes  dont  le  fanatisme 
crée  de  puissans  obstacles  aux  prédications  des  missionnaires.  Les 
mangeurs  d'herbe  croient  que  les  animaux  sont  doués  d'une  âme  ; 
ils  s'abstiennent  donc  de  viande,  de  poisson,  de  laitage,  et  ne  se 
nourrissent  que  de  végétaux,  ainsi  que  l'indique  leur  nom.  Ils  sont 
divisés  en  compagnies  dont  les  directeurs  se  réunissent  chaque  an- 
née pour  délibérer  sur  les  affaires  qui  intéressent  la  communauté. 
Chaque  année  aussi  les  directeurs  visitent  leur  compagnie  :  «  ils 
soumettent  à  la  correction  du  bâton  tous  ceux  dont  la  conduite  n'est 
pas  exemplaire,  et,  faute  d'amendement,  après  trois  corrections,  ils 
les  bannissent  de  la  société;  ensuite  ils  donnent  trois  avis  aux  asso- 
ciés :  1°  d'avoir  le  cœur  droit,  d'en  chasser  toute  mauvaise  volonté, 
tout  désir  coupable;  2"  de  régler  leur  conduite  par  la  raison  et  par 
la  justice;  3°  de  composer  leur  extérieur,  évitant  de  tourner  la  tète 
sans  motif.  »  Après  cet  exposé,  le  père  Brouillon  reproduit  quelques 
prières  qui  sont  récitées  par  les  adeptes  et  qui  sont  extraites  des 
cinq  mille  quarante-huit  volumes  dont  se  compose  la  bibliothèque 
religieuse  de  la  secte.  —  Il  existe  en  Angleterre  une  société  de  lé- 


53Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

(fumistes,  qui  se  réunit  de  même  une  fois  l'an  clans  un  festin  dont 
les  journaux  ne  manquent  jamais  de  publier  le  menu,  assaisonné 
de  mille  commentaires  sur  l'originalité  de  ces  vertueux  convives. 
Les  légumistes  de  Londres  n'ont  rien  inventé  :  ce  ne  sont  que  de 
serviles  imitateurs  des  mangeurs  d'herbe.  —  Après  tout,  la  secte 
est  assez  innocente.  Les  jésuites  opèrent  dans  son  sein  de  fréquentes 
conversions,  dont  le  premier  acte  se  passe  nécessairement  à  table. 
Le  père  Brouillon  cite  un  néophyte  qui,  pendant  vingt-sept  ans,  avait 
fidèlement  suivi  le  régime  de  la  secte,  et  qui,  après  ce  long  jeûne,  a 
embrassé  la  foi  chrétienne. 

Les  autres  sectes,  qui  pullulent  dans  le  Céleste  Empire,  sont  plus 
rebelles  à  l'action  du  catholicisme  et  plus  dangereuses  pour  le  gou- 
vernement. Elles  se  confondent  avec  les  sociétés  secrètes,  qui,  là 
comme  ailleurs,  appellent  volontiers  à  leur  aide  la  superstition  et  le 
fanatisme  religieux  pour  mieux  couvrir  leurs  projets  de  révolutions 
politiques  ou  de  rénovation  sociale.  11  est  probable  que  les  sectaires 
de  toute  espèce  ont  fourni  un  fort  contingent  à  l'insurrection  ac- 
tuelle, et  que,  sans  se  préoccuper  d'abord  de  la  diversité  et  de  la 
contradiction  de  leurs  croyances  respectives,  ils  se  sont  coalisés 
contre  le  gouvernement  tartare,  sauf  à  se  retourner  ensuite  les  uns 
contre  les  autres  après  la  chute  de  l'ennemi  commun.  L'opinion  des 
missionnaires  catholiques  sur  le  caractère  de  ce  mouvement  est  in- 
téressante à  connaître  ;  le  père  Brouillon  exprime  à  cet  égard  un 
avis  conforme  à  celui  du  père  Hue.  Les  deux  prêtres,  l'un  de  la 
compagnie  de  Jésus,  l'autre  de  la  congrégation  de  Saint-Lazare, 
celui-ci  ayant  parcouru  le  nord-est  de  la  Chine,  celui-là  les  provinces 
de  l'ouest  et  du  sud,  sont  d'accord  pour  attribuer  à  la  corruption  et 
à  l'incurie  du  gouvernement  tartare  l'origine  de  l'insurrection,  et 
pour  déclarer  que  les  doctrines  religieuses  prêchées  dans  les  procla- 
mations des  chefs  ne  procèdent  directement  ni  du  catholicisme,  ni 
du  protestantisme,  comme  on  l'avait  pensé  au  début  de  la  lutte.  Ce 
n'est  point  que  les  idées  chrétiennes,  introduites  depuis  trois  siècles 
à  l'intérieur  de  l'empire,  aient  été  absolument  sans  influence  sur  les 
événemens  :  on  en  retrouve  l'empreinte,  plus  ou  moins  vague,  dans 
les  brochures  qui  ont  été  distribuées  aux  soldats  de  Tae-ping,  et  il 
est  certain  que  les  rédacteurs  de  ces  livres  bizarres  ont  eu  sous  les 
yeux  de  nombreux  fragmens  de  la  Bible;  mais  le  travestissement 
des  dogmes  est  si  grossier,  qu'il  n'y  aurait  ni  honneur  ni  profit  pour 
le  christianisme  à  s'attribuer  une  part  considérable  d'initiative  ou 
d'impulsion  dans  le  mouvement  révolutionnaire.  La  question  paraît 
aujourd'hui  décidée.  La  prétendue  religion  des  rebelles  n'est  qu'un 
mélange  confus  de  croyances  empruntées  aux  différentes  religions 
qui  ont  été  prêchées  en  Chine,  —  au  judaïsme  et  au  mahométisme 
comme  au  christianisme.  Il  y  a  de  tout,  mais  ce  n'est  rien.  Seule- 


LES    JÉSUITES    EN    CHINE.  535 

ment  le  père  Broullion  n'hésite  pas  à  dire  qu'il  fonde  sur  la  crise 
actuelle  l'espoir  d'une  époque  glorieuse  pour  les  missions  :  il  pense 
que  le  renversement  du  vieil  ordre  de  choses  aplanira  les  voies  au 
catholicisme,  et  que  sur  les  ruines  du  paganisme  oriental,  ébranlé 
par  cette  dernière  secousse,  la  croix  s'élèvera  triomphante.  Il  se  peut 
qu'il  en  soit  ainsi.  La  Chine  s'agite,  et,  suivant  le  langage  de  la  foi, 
Dieu  la  mène.  Malheureusement  il  faut  songer  qu'après  de  nom- 
breuses crises,  analogues  à  celles  dont  nous  sommes  aujourd'hui 
témoins,  et  malgré  les  efforts  d'une  éneigique  propagande,  l'im- 
mense population  du  Céleste  Empire  ne  compte  pas  encore  un  mil- 
lion de  chrétiens. 

Si  le  catholicisme  doit  un  jour  régner  sur  la  Chine,  la  mission  du 
Kiang-nan  aura  sans  doute  à  revendiquer  une  grande  part  dans 
l'honneur  de  la  conquête.  On  a  vu  comment  les  jésuites  se  sont  éta- 
blis et  organisés  dans  le  diocèse  que  le  saint-siége  leur  a  rendu. 
Arrivés  d'hier,  ils  sont  déjà  prêts  à  la  lutte.  Sans  méconnaître  l'ha- 
bileté ni  le  dévouement  des  autres  congrégations,  on  peut  dire  que 
nul  ordre  religieux  ne  possède  au  même  degré  que  celui  de  saint 
Ignace  la  science  apostolique.  C'est  par  la  domination  des  esprits  que 
les  jésuites  arrivent  à  la  conversion  des  âmes.  Il  ne  leur  suffit  pas  de 
prêcher  l'Évangile,  de  baptiser,  de  prier;  ils  savent  que  les  intérêts 
matériels  tiennent  ime  large  place  dans  l'économie  de  toute  société, 
et  ils  se  mêlent  hardiment  aux  affaires  du  monde  pour  mieux  servir 
la  cause  du  ciel.  En  Chine,  où  le  culte  des  lettres  est  pour  ainsi  dire 
une  institution,  ils  ouvrent  des  écoles,  des  collèges  dans  lesquels  la 
génération  qu'ils  veulent  convertir  trouvera  parmi  les  livres  classi- 
ques les  écrits  de  Confucius.  Ce  n'est  pas  tout  :  ils  observent  atten- 
tivement la  marche  de  la  politique  européenne,  que  peut-être  ils 
aspireraient  à  diriger  dans  ses  rapports  avec  le  Céleste  Empire,  et 
ils  n'ont  garde  de  négliger,  comme  choses  secondaires,  les  investi- 
gations commerciales.  Ce  qu'ils  ne  peuvent  faire  par  eux-mêmes,  ils 
le  conseillent  aux  autorités  temporelles;  quand  l'action  directe  leur 
est  interdite,  ils  ont  recours  à  l'influence.  Nous  lisons  par  exemple 
dans  le  mémoire  du  père  Broullion  des  réflexions  très-intéressantes 
sur  la  politique  française  en  Chine,  sur  le  rôle  de  notre  navigation 
et  de  notre  commerce,  sur  les  fautes  commises  dans  le  passé,  sur  la 
conduite  à  tenir  désormais.  Le  père  Broullion  rappelle  avec  raison 
que  la  France  doit  aux  missions  catholiques  le  haut  renom  dont  elle 
jouit  encore  dans  les  pays  de  l'extrême  Orient;  il  demande  qu'elle 
s'y  montre  plus  hardie  dans  sa  politique,  plus  entreprenante  dans 
son  commerce.  Les  missions  profiteraient  à  leur  tour  des  progrès 
accomplis  par  la  France  dans  des  pays  où  la  prépondérance  commer- 
ciale et  maritime  appartient  aujourd'hui  presque  exclusivement  aux 
nations  protestantes.  En  donnant  des  conseils  sur  de  pareils  sujets , 


636  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

le  père  Broullion  ne  s'écarte  point  de  ses  devoirs  de  missionnaire, 
tels  que  les  jésuites  les  comprennent  et  les  pratiquent.  Il  provoque 
les  intérêts  matériels  à  seconder  les  efforts  du  catliolicisme,  et  il 
spécule  très  légitimement  sur  le  concours  que  prêteraient  aux  mis- 
sions l'apparition  plus  fréquente  du  pavillon  français  et  l'échange 
de  nos  produits  contre  ceux  de  la  Chine.  On  peut  être  assuré  que  les 
jésuites  du  Kiang-nan  useront  largement  de  ce  moyen  d'influence, 
et  je  ne  serais  pas  étonné  d'apprendre  que  les  renseignemens  re- 
cueillis par  eux  et  leur  intervention  active  auprès  des  négocians  ou 
des  consuls  eussent  pour  résultat,  dans  un  avenir  prochain  ,  de  dé- 
velopper les  relations  de  nos  ports  avec  Shanghai.  Dira-t-on  qu'en 
prenant  un  tel  souci  des  affaires  temporelles  et  même  mercantiles, 
la  compagnie  demeure  fidèle  à  ses  traditions  ambitieuses,  et  qu'elle 
veut  réaliser  jusqu'en  Chine  ses  plans  de  domination  universelle? 
Les  plus  défians  n'auraient  pas  à  s'eifrayer  de  cette  tentative  :  on 
peut,  sans  le  moindre  inconvénient,  livrer  la  Chine  aux  jésuites. 

Sauf  quelques  correspondances  insérées  dans  les  Annales  de  la 
propagation  de  la  foi,  les  nouveaux  missionnaires  du  Kiang-nan 
n'avaient  publié  jusqu'ici  aucun  document  qui  indiquât  d'une  ma- 
nière précise  la  direction  et  l'état  de  leurs  travaux.  La  compagnie 
tiendra  sans  doute  à  honneur  de  continuer  l'œuvre  entreprise  avec 
tant  de  succès  par  les  anciens  jésuites  de  Pékin,  et  c'est  ainsi  que 
le  père  Broullion  vient  d'ouvrir  une  seconde  série  de  mémoires  con- 
cernant la  Chine.  Il  y  a  encore  tant  à  dire  sur  ce  pays  si  vaste,  si 
singulier,  que  l'on  connaît  si  peu!  On  a  beaucoup  écrit,  après  le  père 
de  Rhodes,  sur  les  mœurs  et  sur  les  institutions  du  Céleste  Empire; 
mais  depuis  quelques  années  la  Chine  a  bien  changé  de  face  :  elle  a 
subi,  à  la  suite  de  la  guerre  contre  les  Anglais  et  du  traité  de  Man- 
kin  (18/i2),  une  révolution  profonde  dans  sa  politique  à  l'égard  des 
étrangers  :  en  ce  moment  même,  elle  est  livrée  à  toutes  les  agitations 
d'une  révolution  intérieure.  Pendant  que  les  Européens,  pénétrant 
plus  avant  sur  son  territoire,  s'établissent  dans  ses  ports  et  remontent 
ses  larges  fleuves,  elle  voit  ses  habitans  se  répandre  par  grandes 
masses  au  dehors,  peupler  l'Australie,  la  Californie,  l'Inde,  les  An- 
tilles, et  se  mettre  peu  à  peu  en  contact  avec  le  monde  entier.  Pour- 
rait-elle aujourd'hui  demeurer  immobile  et  s'ensevelir  dans  le  lin- 
ceul de  sa  vieille  civilisation?  D'irrésistibles  influences  la  poussent 
désormais  dans  des  voies  nouvelles.  Les  jésuites  arrivent  donc  à 
l'instant  favorable  pour  reprendre,  avec  l'habileté  et  l'audace  qu'on 
leur  connaît,  l'œuvre  de  la  propagande.  La  science,  comme  la  foi, 
est  intéressée  au  succès  de  leur  mission  du  Kiang-nan. 

C.  Lavollée. 


ÉCONOMIE  RURALE 


LES  OUVRIERS  EUROPEENS. 


On  remarquait  à  l'exposition  universelle  de  1855  un  magnifique 
volume,  sorti  des  presses  de  l'imprimerie  impériale  et  ayant  pour 
titre  :  les  Ouvriers  européens,  études  sur  les  travaux,  la  vie  domesti- 
que et  la  condition  morale  des  populations  ouvrières  de  l'Europe,  par 
M.  Le  Play,  ingénieur  en  chef  des  mines.  Ce  livre  se  compose  de 
trente-six  monographies  ou  descriptions  de  familles  ouvrières  appar- 
tenant à  des  nations  différentes,  avec  une  introduction  sur  la  méthode 
suivie  par  l'auteur  et  une  conclusion  en  forme  d'appendice.  Gomme 
la  plupart  des  familles  qui  ont  été  l'objet  des  recherches  de  M.  Le 
Play  sont  plus  ou  moins  agricoles,  et  que  les  faits  qu'il  a  recueillis, 
les  déductions  qu'il  en  a  tirées,  appartiennent  le  plus  souvent  à  cette 
partie  de  la  science  économique  qui  traite  de  la  propriété  et  de  la 
culture  du  sol,  je  crois  pouvoir  terminer  par  l'examen  de  ce  grand 
travail  mes  études  sur  l'économie  rurale  à  l'exposition  de  1855. 

Je  vais  commencer  par  le  résumé  des  faits,  je  finirai  par  l'apprécia- 
tion des  doctrines.  Le  tout  est  également  digne  d'attention.  Les  doc- 
trines sont,  à  mon  sens,  un  singulier  mélange  de  vérités  et  d'er- 
reurs. Quant  aux  faits,  il  suffira  de  dire,  pour  donner  une  idée  de 
leur  importance  et  de  leur  variété,  que  cinq  de  ces  monographies 
sont  relatives  à  des  Russes,  une  à  des  Bulgares  ou  sujets  turcs,  deux 
à  des  Suédois,  cinq  à  des  Autrichiens,  quatre  à  des  Allemands,  deux 
à  des  Suisses,  deux  à  des  Espagnols,  quatre  à  des  Anglais,  onze  à  des 
Français.  On  y  passe  bien  réellement  en  revue  la  plus  grande  partie 
de  l'Europe. 


538  REVUE    DES   DEUX    MOJVDES. 

I. 

Un  mot  d'abord  sur  la  méthode.  M.  Le  Play  s'appuie  sur  cette 
idée  éminemment  juste,  que  les  sciences  sociales  comme  les  sciences 
naturelles  doivent  procéder  par  la  méthode  d'observation,  et  qu'a- 
vant d'échafauder  des  théories  il  faut  commencer  par  bien  connaître 
les  faits.  Jusque-là  rien  que  de  conforme  à  la  vérité,  mais  M.  Le  Play 
va  plus  loin.  Il  donne  à  entendre  que  jusqu'à  lui  les  faits  sont  restés 
inconnus,  inexplorés,  et  que  de  là  viennent  les  controverses  sur  les 
questions  économiques;  puis  il  fait  une  distinction  entre  les  deux 
procédés  communément  employés,  selon  lui,  poiu'  observer  les  faits, 
les  enquêtes  directes  et  les  recherches  statistiques,  et  il  n'hésite  pas 
à  donner  la  préférence  aux  premières  sur  les  secondes.  Que  faut-il 
entendre  par  recherches  statistiques  et  par  enquêtes  directes?  Lui- 
même  va  en  donner  les  définitions. 

((  Les  statistiques,  dit-il,  ont  eu  jusqu'à  ce  jour  pour  bases  princi- 
pales les  documens  fournis  par  l'autorité  publique  touchant  le  sys- 
tème financier,  la  défense  du  pays,  l'administration  de  la  justice,  etc. 
L'origine  officielle  de  ces  documens,  recueillis  surtout  dans  les  états 
où  la  centralisation  administrative  a  pris  un  grand  développement, 
leur  communique  un  cachet  spécial  d'authenticité.  Les  statisticiens 
se  sont  donné  la  mission  de  coordonner  ceux  de  ces  résultats  qui 
peuvent  s'exprimer  en  chiffres,  et  ils  en  ont  déduit  des  moyens  assez 
exacts  de  comparer,  sous  divers  rapports,  la  puissance  relative  des 
états.  Cependant  ces  comparaisons  n'ont  pas  toujours  la  justesse  et 
l'étendue  désirables.  Les  statisticiens  ne  disposent  pas  des  moyens 
d'observation,  et  ils  doivent  se  contenter  de  ceux  qui  sont  mis  en 
œuvre  dans  un  but  étranger  à  la  science;  ils  ne  peuvent  donc  em- 
brasser les  branches  les  plus  essentielles  de  l'activité  sociale.  Les  ten- 
tatives faites  pour  rattacher  à  la  statistique  les  opérations  de  l'agri- 
culture, de  l'industrie  et  du  commerce,  ont  ordinairement  échoué.  » 

Voyons  maintenant  les  enquêtes  directes.  «  On  ne  s'y  propose  pas, 
dit-il,  d'embrasser  dans  un  cadre  général  toutes  les  questions  so- 
ciales, on  étudie  chaque  question  séparément,  en  la  circonscrivant 
autant  que  possible.  x\u  lieu  de  considérer  d'un  point  de  vue  unique 
l'ensemjjle  d'un  pays,  on  s'attache,  autant  que  le  comporte  le  sujet, 
à  des  cas  particuliers  ou  à  des  localités  spéciales  qu'on  envisage  sous 
tous  les  aspects.  L'observation  n'est  plus  confiée  à  une  multitude 
d'agens  chargés  d'exécuter  un  acte  matériel  ou  de  constater  un  fait 
avec  une  rigueur  méthodique,  mais  à  quelques  hommes  spéciaux 
versés  dans  la  connaissance  du  sujet.  On  n'est  plus  obligé  d'arriver 
aux  faits  spéciaux  par  des  inductions  plus  ou  moins  éloignées,  on  les 
constate  directement  aux  sources  de  l'observation.  » 


ÉCONOMIE    RURALE.  53{> 

Même  en  acceptant  ces  définitions,  il  me  paraît  évident  que  ces 
deux  modes  d'investigation  se  complètent  l'un  par  l'autre.  Les  re- 
cherches statistiques  accomplies  par  les  agens  de  l'autorité  publique 
ont  sans  aucun  doute  leurs  chances  d'erreur;  les  enquêtes  directes 
faites  par  des  observateurs  isolés  ont  les  leurs  aussi.  Ce  n'est  pas 
trop  de  la  réunion  des  deux  moyens  pour  arriver  à  la  connaissance 
même  approximative  de  la  vérité.  Il  est  bon  surtout  que  les  statisti- 
ques générales  servent  de  contrôle  aux  observations  personnelles, 
sinon  on  risque  de  s'égarer  à  la  poursuite  de  chimères,  ou  de  décou- 
vrir avec  beaucoup  de  peine  ce  que  d'autres  avaient  découvert  aupa- 
ravant, 11  s'en  faut  d'ailleurs  que  tout  soit  également  vrai  dans  ce 
que  M.  Le  Play  dit  des  statistiques  officielles.  Sans  doute  il  arrive 
quelquefois  que  les  statisticiens  soient  obligés  de  grouper,  pour  en 
tirer  certaines  conséquences,  des  chiffres  recueillis  pour  un  autre 
objet;  mais  ces  études,  qui  ont  leur  utilité,  n'ont  qu'un  crédit  pro- 
portionné au  degré  de  probabilité  qu'elles  présentent.  Tout  ce  qu'on 
peut  conclure,  c'est  qu'il  faut  engager  les  gouvernemens  à  les  faire 
eux-mêmes,  et  c'est  en  effet  ce  que  font  déjà  quelques-uns. 

En  ce  qui  concerne  la  France,  la  Belgique  et  à  beaucoup  d'égards 
l'Angleterre,  les  statisticiens  ne  sont  pas  réduits  à  des  inductions 
pour  apprécier  le  développement  de  l'agriculture,  de  l'industrie  et 
du  commerce.  Des  recherches  très  dii'ectes  sur  ces  trois  ordres  de 
faits  ont  été  entreprises  par  ces  trois  gouvernemens.  On  peut  dire 
qu'elles  pèchent  par  quelques  côtés,  et  indiquer  les  moyens  de  les 
perfectionner;  on  ne  peut  pas  nier  qu'elles  n'existent,  qu'elles  ne 
soient  même  poussées  quelquefois  jusqu'à  l'excès.  Il  n'est  pas  exact 
non  plus  que  les  renseignemens  dont  elles  se  composent  soient  pui- 
sés ailleurs  qu'aux  sources  mêmes  de  l'observation.  Toute  recherche 
statistique  se  fait  au  moyen  d'enquêtes  locales,  dans  les  formes  qui 
paraissent  les  plus  propres  à  faire  connaître  la  vérité;  ces  renseigne- 
mens sont  ensuite  réunis,  coordonnés  de  manière  à  présenter  des 
tableaux  généraux,  mais  le  point  de  départ  est  une  collection  de 
monographies.  Il  a  été  constaté  que  cent  mille  personnes  avaient  pris 
part  en  France  à  la  grande  enquête  agricole  de  18/iO;  celle  qui  vient 
de  s'accomplir,  et  dont  nous  ne  connaissons  pas  encore  les  résultats, 
aura  probablement  recueilli  encore  plus  de  témoignages. 

Je  ne  puis  donc  admettre  que  M.  Le  Play  ait  fait  aucune  révolu- 
tion dans  la  méthode  suivie  avant  lui;  il  a  enrichi  la  science  de 
trente-six  nouvelles  monographies,  recueillies  avec  beaucoup  de 
peine  et  de  soin;  voilà  son  mérite,  il  est  assez  grand.  Je  ne  puis 
lui  en  reconnaître  d'autre.  Il  n'a  pas  plus  inventé  la  forme  que  l'idée 
première.  Nous  trouvons  dans  une  foule  de  documens  ce  qu'il  ap- 
pelle le  budget  de  l'ouvrier,  c'est-à-dire  l'indication  des  recettes  et 
des  dépenses  annuelles  d'une  famille.  M.  Ducpétiaux,   avec  des 


bhO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

documens  recueillis  par  la  commission  centrale  de  statistique  de 
Bruxelles,  vient  de  faire  un  bon  livre  qui  a  précisément  pour  titre  : 
Budgets  économiques  des  classes  ouvrières  en  Belgique,  et  il  n'a  nul- 
lement la  prétention  d'être  le  premier.  M.  de  Gasparin,  dans  son 
Cours  d' agriculture ,  publié  en  18/i7,  présente  le  tableau  des  re- 
cettes et  des  dépenses  d'un  ménage  de  cultivateurs  français.  "Vingt 
ans  auparavant,  Sismondi  avait  fait  le  même  travail  pour  les  culti- 
vateurs toscans.  Les  économistes  anglais  sont  pleins  de  semblables 
recherches.  On  peut  dire  que  c'est  l'objet  constant  et  pour  ainsi  dire 
l'élément  banal  de  toute  étude  économique  un  peu  sérieuse.  Ce  qui 
serait  nouveau  serait  la  suppression  des  statistiques  générales,  mais 
je  ne  crois  pas  qu'il  soit  nécessaire,  pour  y  voir  plus  clair,  d'éteindre 
un  flambeau  quand  on  cherche  à  en  allumer  un  autre. 

Passons  donc  à  l'examen  des  renseignemens  nouveaux  qu'a  ras- 
semblés M.  Le  Play.  Cet  examen  nous  a  donné  quelque  peine.  Le 
livre  est  admirablement  imprimé,  mais  du  format  le  plus  incommode. 
Quand  on  s'occupe  de  ce  genre  d'études,  on  est  habitué  à  manier 
de  grands  volumes,  à  parcourir  de  gigantesques  tableaux,  mais 
cette  fois  c'est  vraiment  trop.  Puisque  l'occasion  s'en  offre,  je  ne  suis 
pas  fâché  de  signaler  en  passant  cette  mauvaise  habitude ,  dont  se 
plaignent  tous  les  faiseurs  de  recherches,  et  qui  ne  contribue  pas 
peu  à  éloigner  le  public  de  ces  sortes  de  documens.  Les  blue-books 
anglais  n'ont  pas  cette  exagération  typographique,  et  ce  sont  cer- 
tainement les  mieux  conçus.  A  l'incommodité  du  format  vient  se 
joindre  un  autre  genre  de  difficulté,  qui  tient  à  la  composition.  Cha- 
que tableau  est  comme  hérissé  de  renvois;  il  faut  à  tout  moment 
recourir  à  la  clé  pour  se  retrouver  au  milieu  des  chiffres  romains, 
des  chiffres  arabes,  des  lettres  majuscules  et  minuscules,  qui  ren- 
voient tantôt  à  une  note,  tantôt  à  une  page,  tantôt  à  un  paragraphe. 
J'ai  peine  à  croire  que  ce  luxe  d'annotations  fût  inévitable. 

Quand  on  a  triomphé  de  ces  dragons,  qui,  comme  dans  les  contes 
de  fées,  gardent  l'entrée  du  temple,  on  n'est  pas  au  bout.  Chaque 
description  prise  à  part  a  assurément  son  intérêt;  mais  si  l'on  veut 
les  comparer  entre  elles,  on  s'aperçoit  que  leur  uniformité  n'est 
qu'apparente,  et  qu'elles  n'ont  au  fond  rien  de  commun.  C'est  ici 
que  le  système  exclusif  des  monographies  fait  voir  ses  côtés  faibles; 
on  aimerait  à  trouver  l'auteur  plus  familier  avec  les  procédés  les  plus 
élémentaires  des  statisticiens  de  profession,  qui  savent  rendre  les 
comparaisons  plus  faciles  en  ramenant  à  un  type  commun  les  élé- 
mens  les  plus  divergens,  et  épargnent  ainsi  à  leurs  lecteurs  des 
peines  infinies. 

Je  prends  pour  exemple  les  deux  premières  monographies,  dont 
l'une  s'applique  à  une  famille  de  Baschkirs  à  demi  nomades  du  ver- 
sant asiatique  de  l'Oural,  et  l'autre  à  des  paysans  agriculteurs  des. 


ÉCONOMIE   RURALE.  541 

steppes  de  terre  noire  d'Orembourg.  En  examinant  le  budget  de  leurs 
dépenses  annuelles,  je  trouve  pour  la  première  un  total  de  6/i3  fr., 
et  pour  la  seconde  de  2,551.  J'en  conclus  que  le  revenu  de  l'une 
est  le  quadruple  environ  de  l'autre;  mais  je  ne  tarde  pas  à  m' aper- 
cevoir que  je  commettrais  une  lourde  bévue  en  tirant  si  vite  cette 
conclusion.  D'abord  la  famille  de  Baschkirs  se  compose  de  huit  per- 
sonnes, deux  hommes,  deux  femmes  et  quatre  enfans,  tandis  que 
celle  des  paysans  des  steppes  se  compose  de  dix ,  quatre  hommes, 
trois  femmes  et  trois  enfans.  Ensuite  je  vois  que,  dans  le  premier 
cas,  toutes  les  denrées  alimentaires  sont  comptées  à  un  prix,  et  dans 
le  second  à  un  autre  complètement  difi'érent.  Enfin  je  découvre  que, 
dans  les  dépenses  des  paysans  des  steppes,  on  a  porté  1,113  fr. 
/t5  cent,  de  corvées  exécutées  pour  le  seigneur,  h  fr.  57  c.  pour  un 
mouton  de  redevance,  23  fr.  76  c.  pour  la  capitation,  tandis  que, 
dans  celles  des  Baschkirs,  on  n'a  fait  figurer  que  8  fr.  69  c.  pour 
tout  impôt.  Au  lieu  d'une  idée  nette  de  la  condition  respective  des 
deux  familles,  je  n'ai  plus  qu'une  idée  confuse,  et  si  je  veux  me 
rendre  compte,  je  suis  obligé  de  prendre  la  plume  pour  faire  le  tra- 
vail que  l'auteur  n'a  pas  fait  pour  moi. 

Ce  travail  fait,  il  me  reste  un  scrupule  :  M.  Le  Play  ne  me  dit  pas 
s'il  a  choisi  ces  deux  familles  dans  les  conditions  moyennes  du  pays. 
Si,  par  exemple,  il  a  pris  des  Baschkirs  pauvres  et  des  paysans 
d'Orembourg  aisés,  tout  le  laborieux  échafaudage  de  ma  comparai- 
son s'écroule,  et  ses  propres  chifi"res  ne  signifient  rien.  Voilà  l'incon- 
vénient capital  des  monographies  quand  elles  ne  sont  pas  appuyées 
par  des  recherches  de  statistique  générale.  On  peut  sans  doute  fa- 
cilement abuser  des  moyennes,  et  on  en  a  souvent  abusé;  il  est 
cependant  impossible  de  rien  conclure  sans  cette  notion  fondamen- 
tale. J'aurais  besoin,  pour  savoir  si  la  famille  qu'on  me  présente  est 
réellement  un  type,  de  connaître  le  budget  de  plusieurs  familles  du 
même  peuple,  et  même  l'ensemble  de  la  production  et  de  la  con- 
sommation de  la  contrée.  Ce  n'est  qu'en  discutant  ces  chiffres  les 
uns  par  les  autres  que  je  pourrais  me  faire  une  opinion  raisonnée, 
et  ma  conviction  serait  plus  ou  moins  profonde  suivant  que  j'aurais 
eu  plus  ou  moins  de  moyens  pour  la  former.  M.  Le  Play  ayant  eu 
soin  de  circonscrire  son  sujet  le  plus  possible,  ou  d'étudier  une  seule 
famille  à  l'exclusion  de  toutes  les  autres,  je  ne  puis  me  débarrasser 
d'un  doute  sur  la  portée  scientifique  des  faits  qu'il  m'expose. 

Le  doute  s'accroît  quand  on  pénètre  dans  les  détails.  Ainsi  l'on 
trouve  que  la  famille  de  paysans  d'Orembourg  consomme  tous  les 
ans  7,177  kilog.  de  grains,  dont  la  moitié  environ  en  froment,  et 
sans  compter  le  seigle  qui  sert  à  fabriquer  le  c/vas,  123  kilog.  de 
corps  gras,  1,000  kilog.  de  lait  de  vache,  618  kil.  de  viande,  557  kil. 
de  pois  secs,  etc.;  c'est  beaucoup.  Cette  famille  se  compose  de  dix 


542  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

personnes;  mais,  comme  en  comptant  deux  femmes  ou  deux  en- 
fans  de  tout  âge  pour  une  tète  d'homme,  l'ensemble  ne  forme  que 
l'équivalent  de  sept  hommes,  la  ration  par  tête  d'homme  devient 
énorme.  Je  ne  puis  m' empêcher  de  soupçonner  ici  quelque  erreur. 
M.  Payen  nous  apprend  que,  pour  donner  à  un  homme  adulte  fort 
travailleur  sa  ration  complète,  il  faut  1  kilog.  de  pain  par  jour  et 
un  tiers  de  kilog.  de  viande  ou  autres  matières  animales.  Or,  d'après 
M.  Le  Play,  la  ration  moyenne  des  hommes  adultes,  dans  sa  famille 
de  paysans  d'Orembourg,  est  de  plus  du  double,  au  moins  en  cé- 
réales et  légumineuses.  Et  remarquez  que  je  la  compaie,  non  à  ce 
qu'elle  serait  chez  nous,  mais  à  ce  qu'elle  devrait  être,  car,  si  on  la 
comparait  à  la  véritable  ration  moyenne  des  Français,  la  différence 
serait  bien  plus  grande. 

Quand  on  lit  avec  attention  cette  histoire  des  j^aysans  d'Orem- 
bourg, on  croit  comprendre  que  la  plupart  des  renseignemens  ont 
été  donnés  par  le  seigneur  du  lieu,  qui  a  eu  soin  de  présenter  les 
choses  sous  le  jour  le  plus  favorable.  Ce  n'est  pas  une  raison  suffi- 
sante pour  tout  nier,  c'en  est  une  pour  se  défier  un  peu,  surtout 
quand  on  connaît  l'art  des  Russes  en  général  pour  enguirlander  les 
étrangers.  Il  y  a  loin  d'ici  au  versant  occidental  de  l'Oural;  les  voya- 
geurs y  vont  peu,  et  le  gouvernement  russe  partage  les  répugnances 
de  M.  Le  Play  pour  les  recherches  statistiques.  Quand  le  premier 
congrès  de  statistique  s'est  réuni  à  Bruxelles  en  1853,  toute  l'Eu- 
rope y  était  représentée,  excepté  la  Piussie.  11  est  clair  qu'une  mo- 
nographie dont  on  fournit  soi-même  les  élémens,  et  qui  ne  peut  être 
contrôlée  par  personne,  est  beaucoup  plus  commode  pour  ce  qu'on 
veut  prouver  qu'une  suite  d'études  de  détail  coordonnées  pour  four- 
nir des  vues  d'ensemble.  Nous  avons  cependant  quelques  essais  de 
statistique  russe.  Ceux  de  M.  Tegoborski  lui-même,  si  disposé  à 
tout  voir  en  beau,  sont  loin  de  nous  offrir  d'aussi  magnifiques  ré- 
sultats que  l'étude  spéciale  de  M.  Le  Play.  Que  dirai-je  de  M.  Schnitz- 
1er  et  surtout  de  ce  témoin  muet,  mais  éloquent,  qu'on  a  trouvé  dans 
les  forts  évacués  par  l'armée  russe,  ce  pain  du  soldat  qui  semble 
indiquer  une  alimentation  bien  différente? 

Quoi  qu'il  en  soit,  d'après  l'ensemble  des  documens  présentés 
par  M.  Le  Play,  la  condition  matérielle  de  certains  paysans  russes 
ne  paraît  pas  mauvaise.  Quant  à  leur  condition  morale,  l'auteur  a 
inventé  un  mot  adouci  pour  désigner  le  servage  :  il  l'appelle  le  sys- 
tème des  engagemens  forcés.  Il  attribue  à  ce  système,  combiné  avec 
la  jouissance  en  commun  d'une  partie  du  sol,  une  influence  heu- 
reuse; il  n'a  négligé  que  ce  côté  de  la  question,  qui  se  résume  en 
un  mot  fort  court,  mais  fort  expressif,  le  knout.  A  cela  près,  les  dé- 
tails qu'il  donne  sont  curieux,  bien  qu'il  y  en  ait  peu  de  nouveaux. 
i\ous  connaissions  déjà  par  M.  de  Haxthausen  et  par  d'autres  l'orga- 


ÉCONOMIE    RURALE.  5^3 

nisation  de  la  commune  russe,  ainsi  que  les  deux  systèmes  de  rede- 
vance, la  corvée  et  l'obi'ok;  M.  Le  Play  dit  abrok,  mais  tous  ceux 
qui  ont  écrit  sur  la  Russie,  y  compris  M.  Tegoborski,  disent  obrok. 
L'obrok  donc  est  une  capitation  que  le  paysan  russe  paie  à  son  sei- 
gneur pour  se  racheter  de  la  corvée;  la  corvée  est  un  certain  nombre  de 
jours  de  travail  dus  au  seigneur  sur  ses  propres  terres  pour  payer  le 
loyer  de  celles  qu'il  abandonne.  L'obrok  est  évidemment  un  progrès 
sur  la  corvée,  soit  dans  l'intérêt  du  propriétaire,  soit  dans  celui  du 
tenancier;  mais  il  n'est  pas  toujours  possible,  surtout  dans  les  con- 
trées exclusivement  agricoles  où  la  transformation  des  denrées  en 
argent  est  difficile.  Dans  les  deux  cas,  la  famille  est  garantie,  dit 
M.  Le  Play,  contre  la  vieillesse  et  les  maladies  par  les  secours 
qu'elle  reçoit  du  maître,  et  l'indigence  est  inconnue.  Je  crois  cepen- 
dant avoir  entendu  dire  que  les  serfs  se  révoltent  quelquefois  contre 
ces  seigneurs  si  compatissans  et  les  font  rôtir,  mais  passons. 

Le  sujet  turc  qui  succède  aux  paysans  russes  est  un  forgeron 
bulgare  des  usines  à  fer  de  Samakotva,  Turquie  centrale.  Encore 
le  système  des  engageruens  forcés  avec  ses  heureuses  conséquences. 
Les  riches  pachas  turcs  qui  possèdent  les  forges  de  la  Bulgarie, 
n'employant  que  des  moyens  imparfaits  de  fabrication,  ne  peuvent 
soutenir  la  concurrence  des  fers  étrangers  que  par  le  bas  prix  des 
bois  et  de  la  main-d'œuvre.  La  population  de  Samakowa  se  compose 
d'ouvriers  forgerons,  qui  concourent  aussi  en  été  aux  travaux  agri- 
coles. En  principe,  les  ouvriers  sont  attachés  aux  chefs  d'industrie 
volontairement  et  pour  un  temps  limité;  en  fait,  ce  sont  des  engagés 
à  vie.  Ils  sont  tous  liés  au  patron  par  une  dette  héréditaire,  aucun 
d'eux  ne  peut  s'attacher  à  un  autre  sans  l'avoir  remboursé.  D'excel- 
lentes relations  existent  encore,  selon  M.  Le  Play,  entre  les  deux 
classes.  Les  ouvriers,  satisfaits  de  leur  sort,  n'ont  pas  le  désir  de 
s'élever  à  une  condition  supérieure;  chacun  d'eux  possède  une  mai- 
son d'habitation  avec  un  petit  jardin  et  une  vache.  La  nourriture  est 
médiocre,  mais  suffisante;  le  travail  n'a  rien  d'excessif.  Le  patron 
vient  au  secours  de  la  famille,  quand  elle  en  a  besoin.  S'il  en  est 
ainsi,  j'ai  peine  à  comprendre  les  griefs  des  chrétiens  d'Orient  contre 
les  Turcs;  j'ai  peur  qu'il  n'y  ait  encore  là  quelque  revers  de  médaille 
qu'on  n'ait  pas  voulu  voir. 

Les  deux  familles  suédoise  et  norvégienne  nous  font  faire  un  pas 
vers  la  liberté;  elles  n'en  paraissent  pas  plus  à  plaindre.  Elles  ne 
consomment,  en  fait  de  céréales,  que  du  seigle  et  de  l'orge,  mais  en 
quantité  suffisante;  elles  ont  de  plus  des  corps  gras,  de  la  viande, 
du  gibier,  du  poisson,  et  surtout  du  lait  en  abondance.  Leur  condi- 
tion morale  est  très  supérieure  à  celle  des  paysans  russes,  et  l'étude 
de  ces  ouvriers,  dit  M.  Le  Play  lui-même,  offre  un  grand  intérêt,  en 
ce  qu'elle  présente  la  transition  du  système  des  engagemens  forcés  de 


b!lll  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  Russie  au  système  d'engagemeiis  volontaires  en  usage  dans  l'Oc- 
cident. Tous  les  ouvriers  de  la  Suède  ont  la  libre  disposition  de  leurs 
personnes;  ils  sont  en  principe  complètement  indépendans  du  pro- 
priétaire et  du  chef  d'industrie.  En  fait  cependant,  ils  sont  toujours 
liés  à  ces  derniers  par  la  tradition.  De  là,  entre  les  diverses  classes, 
une  solidarité  qui  entretient  chez  les  ouvriers  le  respect  et  l'afîèction 
pour  leurs  maîtres,  et  qui,  en  leur  assurant  le  bienfait  du  patronage, 
les  garantit  contre  les  éventualités  provenant  des  maladies,  de  la 
vieillesse,  des  chômages,  des  disettes  et  des  autres  calamités  publi- 
ques. Sous  cette  impulsion  salutaire,  les  ouvriers  suédois  se  sont 
élevés  à  un  degré  remarquable  de  moralité;  ils  puisent  souvent  dans 
l'épargne  les  moyens  de  parvenir  à  la  propriété.  Ainsi  se  recrute  une 
classe  de  paysans-propriétaires  qui  forme  un  des  quatre  ordres  de 
la  constitution,  et  dont  l'influence  s'accroît  chaque  jour. 

Ce  tableau  flatteur  doit  être  un  peu  exagéré;  je  ne  comprends  pas 
qu'un  système  quelconque  puisse  garantir  les  populations  contre  la 
disette,  c'est-à-dire  l'insuffisance  de  récolte.  Je  pourrais  signaler 
aussi  chez  M.  Le  Play  quelques  contradictions  :  ainsi  il  parle  de  la 
facilité  qu'ont  les  paysans  suédois  de  s'élever  par  l'épargne  à  la 
propriété,  et  dans  ses  deux  monographies  il  dit  formellement  que  la 
famille,  étant  défendue  par  le  patronage  contre  toutes  les  éventua- 
lités malheureuses,  ne  fait  jamais  d'épargnes;  les  épargnes  ne  sont 
faites  que  par  les  ouvriers  qui  suivent  le  système  des  engagemens 
momentanés,  et  qui  ne  participent  pas  aux  bienfaits  du  patronage. 
Bornons-nous  à  constater  avec  lui  que  la  condition  du  paysan  suédois 
est  en  général  assez  bonne,  bien  qu'il  soit  libre.  Cette  supériorité  se 
manifeste  surtout  chez  les  femmes;  les  femmes  suédoises  appartenant 
à  la  classe  ouvrière  se  distinguent  par  des  manières  polies  et  par  un 
ajustement  de  bon  goût;  les  ouvriers  de  plusieurs  provinces  ont  pour 
leurs  femmes  et  leurs  filles  des  prévenances  qu'on  ne  remarque  ail- 
leurs que  chez  les  classes  élevées;  on  voit  rarement  les  femmes  porter 
d'énormes  charges  comme  en  Allemagne  et  en  France.  Cette  obser- 
vation est  fine  et  vraie. 

Parmi  les  cinq  monographies  autrichiennes,  la  plus  brillante  est 
celle  des  Jobajjy,  ou  paysans  agriculteurs  à  corvée  des  plaines  de  la 
Theiss,  llongrie  centrale.  iNous  rentrons  ici  dans  le  système  des 
engagemens  forcés.  La  commune  qu'habite  l'ouvrier  est  située  à  la 
naissance  des  vastes  plaines  d'alluvion  qui  séparent  la  Theiss  du 
Danube.  Le  territoire  tout  entier  est  la  propriété  d'une  famille  jouis- 
sant des  droits  seigneuriaux  sur  les  terrains,  sur  les  maisons  et  sur 
les  personnes.  Un  grand  domaine  est  cultivé  en  régie  pour  le  compte 
du  seigneur;  le  reste  du  sol,  concédé  aux  habitans  depuis  une  épo- 
que fort  reculée,  moyennant  des  redevances  en  travail  et  en  pro- 
duits, est  exploité  par  eux,  en  partie  dans  le  système  de  la  propriété 


ÉCONOMIE    RURALE.  545 

privée,  en  partie  dans  le  système  de  la  communauté.  Chaque  famille 
possède  par  droit  d'héritage  le  terrain  qui  lui  est  attribué;  celle  dont 
il  est  question  a  pour  sa  part  ce  qu'on  appelle  un  quart  de  sessio  ou 
de  concession;  l'unité  dite  sessio  équivaut  à  10  hectares  36  ares. 
D'autres  possèdent  deux  sessio,  une  sessio,  une  demi-sessio.  D'autres 
sont  dits  inquilini,  et  possèdent  une  maison  sans  terre  arable;  d'au- 
tres enfin,  subinquiUm  et  tiennent  à  loyer  la  maison  qu'ils  habitent. 
Celle  de  la  monographie  doit  au  seigneur  vingt-six  journées  de  tra- 
vail ou  corvées,  réduites  à  treize  quand  le  paysan  travaille  avec  ses 
bœufs;  elle  se  procure  le  surplus  de  terre  qui  lui  est  nécessaire  en 
le  louant  au  seigneur.  La  nourriture  de  ces  paysans  est,  quant  à 
l'abondance  et  à  la  qualité,  la  meilleure  que  M.  Le  Play  ait  observée 
parmi  les  ouvriers  européens;  ils  ne  font  point  d'épargnes. 

Les  quatre  autres  monographies  autrichiennes  sont  moins  favo- 
rables. Une  surtout,  qui  est  relative  à  un  compagnon  de  la  corpora- 
tion fermée  [ïnnung)  des  ouvriers  de  la  ville  de  Vienne,  présente  une 
situation  tout  à  fait  voisine  de  l'indigence.  Il  est  vrai  que  l'ouvrier 
dont  il  s'agit  a  cinq  enfans;  l'aisance  est  partout  peu  conciliable 
avec  une  si  nombreuse  famille.  Toujours  est-il  que  le  système  des 
corporations  fermées,  tel  qu'il  existe  encore  à  Yienne  et  qu'il  exis- 
tait autrefois  en  France,  ne  défend  pas  de  la  misère  les  ouvriers  qui 
en  font  partie.  L'auteur  insiste  à  ce  sujet  sur  les  causes  qui  mena- 
cent d'une  dissolution  prochaine  les  anciennes  corporations  d'arts  et 
métiers  partout  où  elles  ont  survécu.  Ces  causes  sont  précisément 
les  mêmes  qu'en  France  et  en  Angleterre;  elles  tiennent  à  l'établis- 
sement des  grandes  manufactures,  qui  tendent  partout  à  se  substituer 
aux  petits  ateliers,  par  suite  des  découvertes  modernes.  Cette  révo- 
lution est  devenue  inévitable  dans  les  contrées  où,  comme  en  Au- 
triche, on  a  conservé  jusqu'ici  le  principe  des  maîtrises.  A  propos 
d'une  autre  famille,  celle  d'un  mineur  de  la  corporation  des  mines 
de  mercure  de  la  Carniole,  qui  n'est  pas  beaucoup  plus  heureuse, 
M.  Le  Play  fait  la  même  observation. 

A  mesure  qu'on  avance  dans  cette  lecture,  on  s'attend,  d'après  le 
début,  à  voir  l'existence  des  ouvriers  de  l'Occident  peinte  des  plus 
sombres  couleurs  en  comparaison  de  ceux  de  l'Orient;  on  est  agréa- 
blement surpris  en  trouvant  le  contraire.  Il  est  vrai  que  l'auteur  pa- 
raît attribuer  quelquefois  le  bien-être  dont  ils  jouissent  pour  la  plu- 
part à  des  coutumes  particulières  qui  ont  quelques  analogies  avec 
les  institutions  orientales.  Ainsi,  quand  il  s'agit  des  mineurs  du  Hartz, 
il  fait  connaître  toute  une  organisation  métallurgique  et  forestière 
qui  a  pour  but  de  prévenir  les  effets  de  la  concurrence.  Il  y  a  du 
vrai  dans  ses  observations,  notamment  en  ce  qui  concerne  l'excel- 
lent régime  des  forêts  domaniales  en  Allemagne,  mais  lui-même 

TOJIF.   T.  33 


Ôh&  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

reconnaît  que  les  procédés  suivis  dans  les  mines  du  Hartz  sont  moins 
perfectionnés  qu'ailleurs,  sous  l'influence  beaucoup  plus  féconde  de 
l'intérêt  privé. 

A  côté  de  cet  exemple,  on  en  trouve  d'autres  plus  favorables  au 
régime  de  la  libre  concurrence.  Non-seulement  la  plupart  des  ou- 
vriers soumis  à  ce  régime  vivent  aussi  bien  et  mieux  que  les  autres, 
mais  on  voit  naître  parmi  eux  un  nouvel  élément  inconnu  aux  pre- 
miers, l'esprit  d'épargne  et  de  prévoyance.  J'aime  à  voir  M.  Le  Play 
reconnaître  la  supériorité  morale  des  ouvriers  suisses.  «  C'est  sur- 
tout, dit-il,  par  la  profondeur  du  sentiment  religieux  et  par  les  con- 
séquences morales  qui  s'y  rattachent  que  l'ouvrier  de  Genève  et  plu- 
sieurs autres  types  d'ouvriers  de  l'Occident  l'emportent  sur  ceux  de 
l'Orient.  Les  qualités  qu'on  observe  chez  les  populations  laborieuses 
de  la  Russie  sont  le  résultat  de  conditions  indépendantes  du  libre 
arbitre  des  individus.  L'ouvrier  genevois  n'est  lié  par  aucune  en- 
trave; sa  vertu  moins  passive  ne  dépend  pas  d' autrui;  c'est  en  lui- 
même,  dans  sa  raison  et  sa  conscience,  qu'il  puise  la  force  néces- 
saire pour  contenir  ses  passions  et  pour  remplir  ses  devoirs.  »  Je  me 
garderai  bien  de  rien  reprendre  à  ce  portrait.  Ces  nobles  qualités 
ont  leur  récompense.  Un  des  premiers,  Sismondi  a  peint  en  termes 
éloquens  la  vie  heureuse  des  paysans  suisses,  leurs  maisons  de  bois 
si  commodes  et  si  bien  sculptées,  leurs  armoires  remplies  d'un  beau 
linge  blanc,  le  jardin  plein  de  fleurs,  l'étable  pleine  de  bétail,  la 
laiterie  nette  et  bien  aérée,  les  grands  approvisionnemens  de  blé, 
de  viande  salée,  de  fromage  et  de  bois,  les  livres  et  les  instrumens 
de  musique  qui  attestent  des  goûts  élevés,  le  costume  antique  et 
pittoresque  en  même  temps  que  chaud,  propre  et  sain.  Après  lui, 
plus  d'un  observateur  a  reproduit  le  même  tableau  en  insistant  sur 
l'amour  du  travail,  qui  est  la  cause  première  de  cette  aisance.  «  La 
population  de  Zurich,  dit  un  voyageur  anglais,  est  sans  rivale  pour 
la  culture.  Lorsque  j'ouvrais  ma  fenêtre  entre  quatre  et  cinq  heures 
du  matin,  pour  considérer  dans  le  lointain  le  lac  et  les  Alpes,  j'aper- 
cevais le  travailleur  dans  les  champs;  lorsque  je  revenais  de  ma 
promenade  du  soir,  longtemps  après  le  coucher  du  soleil,  le  travail- 
leur était  encore  là,  fauchant  son  pré  ou  liant  sa  vigne.  Il  est  impos- 
sible d'arrêter  ses  regards  sur  un  champ,  un  jardin,  une  haie,  à  peine 
sur  un  arbre,  une  fleur,  un  seul  végétal,  sans  remarquer  les  preuves 
du  soin  le  plus  assidu.  »  Je  doute  fort  qu'il  en  soit  de  même  sur  les 
bords  du  Volga  et  de  la  Theiss. 

Les  deux  monographies  espagnoles,  le  métayer  de  la  Vieilh-Castille 
etV agriculteur  émigrant  de  la  Galice,  nous  ramènent  à  d'autres  idées. 
Les  plaines  à  céréales  de  l'Andalousie,  de  la  Manche  et  de  la  Castille 
appartiennent  à  de  grands  propriétaires;  les  prairies  de  l'Estrama- 


ÉCONOMIE    RURALE,  547 

dure,  les  pâturages  des  montagnes  de  Léon,  constituent  également 
de  grandes  propriétés  exploitées  au  moyen  de  troupeaux  voyageurs. 
Partout  s'étendent  ou  plutôt  s'étendaient  de  vastes  communaux  qui 
donnaient  à  l'Espagne  de  grands  rapports  avec  l'orient  de  l'Europe. 
M.  Le  Play  paraît  attribuer  à  ces  conditions  économiques  le  bien- 
être  relatif  qu'il  constate  chez  ces  cultivateurs,  mais  il  ne  dit  pas  si, 
par  hasard,  leur  existence  ne  devient  pas  meilleure  encore  par  le 
changement  de  ces  conditions,  tel  qu'on  le  voit  se  poursuivre  depuis 
quelques  années.  Dans  d'autres  provinces  de  l'Espagne,  comme  le 
pays  basque,  la  Navarre,  une  partie  de  la  Catalogne  et  du  royaume 
de  Valence,  la  terre  est  très  divisée  :  ce  sont  les  plus  peuplées  et 
les  plus  riches. 

Les  quatre  familles  à' ouvriers  anglais  appartiennent  à  l'industrie 
proprement  dite;  ce  sont  des  couteliers,  des  menuisiers  et  des  fon- 
deurs. Je  regrette  que  M.  Le  Play  n'ait  pris  pour  sujet  de  ses  études 
aucune  famille  agricole;  il  eût  été  curieux  et  instructif  de  faire  la 
comparaison.  Les  quatre  qu'il  a  choisies  sont  toutes  dans  une  situa- 
tion prospère;  il  en  est  une,  celle  d'un  menuisier  de  Sheffield,  qui 
trouve  le  moyen,  tout  en  vivant  bien,  de  faire  plus  de  200  francs 
d'épargnes  par  an.  M.  Le  Play  entre  à  ce  sujet  dans  des  détails 
intéressans  sur  les  institutions  de  prévoyance  qui  se  sont  dévelop- 
pées en  Angleterre  par  la  libre  initiative  des  ouvriers.  La  famille  de 
son  menuisier  est  affiliée  à  trois  sociétés  d'assurances  mutuelles 
garantissant,  moyennant  un  faible  versement  hebdomadaire,  des 
secours  médicaux  en  cas  de  maladie  et  des  allocations  d'argent.  En 
outre,  au  moyen  de  souscriptions  régulières  à  une  caisse  dite  land 
Society,  la  famille  va  prochainement  devenir  propriétaire  d'un  lot 
de  terre  et  d'une  habitation  qui  feront  de  son  chef  un  électeur;  une 
autre  partie  de  son  petit  capital  va  en  s' accumulant  à  la  caisse 
d'épargne,  et  elle  se  propose  de  souscrire  encore  aune  société  d'as- 
surances sur  la  vie.  Elle  est  ainsi  garantie  contre  toutes  les  éventua- 
lités, beaucoup  plus  que  ne  le  sont  sans  doute  les  serfs  de  la  Russie 
et  de  la  Bulgarie,  et  elle  ne  doit  rien  qu'à  son  travail.  Il  faut  savoir 
gré  à  M.  Le  Play  d'avoir  présenté  avec  cette  franchise  un  exeiT^ple 
aussi  décisif  en  faveur  de  la  société  occidentale. 

Les  onze  familles  françaises  se  divisent  en  trois  catégories,  les 
lU'baines,  les  intermédiaires  et  les  rurales.  Les  premières  sont  au 
nombre  de  trois.  Celle  d'un  tisserand  de  Mamers  (Sarthe)  est  très 
pauvre.  Depuis  trente  ans,  la  population  locale  augmente  toujours, 
tandis  que  les  moyens  de  travail  diminuent.  L'essor  imprimé  aux 
ateliers  qui  élaborent  le  lin  et  le  chanvre  au  moyen  de  machines 
ruine  les  fabriques  de  toile  qui  reposent  uniquement  sur  le  travail 
des  bras.  L'émigration  n'étant  pas  encore  entrée  dans  les  mœurs  du 
pays,  on  n'a  trouvé  jusqu'à  présent  d'autre  remède  que  la  bienfai- 


5/i8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sance;  mais  ce  palliatif  contribue  à  aggraver  le  mal  en  affaiblissant 
l'énergie  morale  de  la  population.  En  revanche,  le  chiffonnier  pari- 
sien que  M.  Le  Play  a  choisi  jouit  d'une  certaine  aisance  et  même 
d'une  certaine  élévation  intellectuelle  qui  se  manifeste  par  le  goût 
de  lectures  religieuses.  Quant  au  maître  blanchisseur  de  la  banlieue 
de  Paris,  ce  n'est  pas  à  proprement  parler  un  ouvrier,  mais  un  chef 
de  métier,  ayant  près  de  5,000  fr.  de  revenu  et  en  épargnant  2,000, 
ce  qui  lui  a  déjà  fait  un  petit  capital  de  16,000  fr.  «  L'amour  du 
travail  et  la  moralité  ne  sont  pas  développés  au  même  degré,  dit 
M.  Le  Play,  dans  toutes  les  familles  de  blanchisseurs  parisiens;  ce- 
pendant on  peut  admettre  que  sur  cent,  vingt-cinq  environ  obtien- 
nent le  même  succès,  cinquante  se  maintiennent  dans  l'aisance  sans 
arriver  à  la  propriété,  vingt -cinq  seulement  s'endettent.  La  classe 
des  maraîchers  offre  des  types  supérieurs  en  plus  grand  nombre; 
soixante  au  moins  sur  cent  arrivent  à  la  propriété.  » 

Le  maréchal  ferrant  et  propriétaire  cultivateur  du  canton  de  Marner  s 
(Sarthe)  participe  de  l'ouvrier  urbain  et  du  cultivateur.  11  présente 
un  contraste  consolant  avec  le  tisserand  du  même  pays.  Bien  qu'il  ait 
commencé  comme  domestique,  il  possède  une  maison  de  1,500  fr., 
un  petit  jardin,  un  champ  de  80  ares  qu'il  cultive  lui-même,  un 
mobilier  agricole  et  industriel  de  l,ZiOO  fr.,  un  mobilier  personnel 
de  800,  le  tout  provenant  de  ses  économies.  Bien  qu'il  ait  quatre 
enfans  et  un  aide  qu'il  nourrit,  il  fait  300  fr.  d'épargnes  par  an,  et 
vit  convenablement  avec  le  reste.  Les  deux  autres  familles  intermé- 
diaires offrent  peu  d'intérêt. 

Viennent  maintenant  les  familles  purement  rurales.  Quatre  sur 
cinq  sont  dans  une  condition  presque  misérable;  c'est  un  journalier 
agriculteur  du  Morvan,  \m  journalier  agriculteur  du  Maine,  un  jour- 
nalier des  vignobles  de  l'Armagnac  et  un  journalier  de  la  Basse-Bre- 
tagne; le  dernier,  qui  a  femme  et  enfans,  ne  gagne  dans  son  année 
que  liGi  francs.  Le  propriétaire  cultivateur  du  Soissonnais  est  plus 
heureux;  on  peut  le  considérer  comme  le  type  du  très  petit  proprié- 
taire français;  il  possède  une  maison  d'habitation  avec  une  étable, 
un  petit  jardin  et  un  champ  de  25  ares;  il  ne  mange  de  la  viande  que 
deux  fois  par  an,  mais  il  se  nourrit  suffisamment,  avec  sa  femme  et 
ses  trois  enfans,  de  pain  mêlé  de  froment  et  de  seigle,  et  au  bout 
de  l'année  il  a  mis  de  côté  200  francs.  Son  revenu  total  s'élève  en- 
viron à  1,000  francs.  Ajoutons,  pour  être  tout  à  fait  dans  le  vrai, 
que  l'auteur  aurait  pu  trouver  sur  d'autres  points  de  la  France,  en 
Normandie  par  exemple,  d'autres  types  tout  aussi  satisfaisans  que 
celui-là. 

On  peut  reprocher  à  ces  observations  d'être  un  peu  anciennes; 
peu  importe  au  fond.  A  part  les  exagérations  probables  signalées 
dans  quelques-unes,  la  plupart  nous  paraissent  assez  exactes.  Il  est 


ÉCONOMIE    RURALE.  5^9 

à  croire  que  les  monographies  françaises  en  particulier  donnent  une 
idée  assez  juste  des  faits  généraux.  Parmi  les  ouvriers  de  ville,  quel- 
ques-uns souffrent;  d'autres,  et  surtout  ceux  de  Paris,  font  d'excel- 
lentes affaires,  quand  ils  ont  de  l'ordre.  La  condition  des  ouvriers 
ruraux  est  bien  plus  mauvaise  :  la  moitié  d'entre  eux  a  tout  juste  de 
quoi  vivre  misérablement,  l'autre  moitié  s'élève,  à  force  d'économie, 
vers  la  propriété;  mais  leur  alimentation,  même  quand  ils  sont  pro- 
priétaires, est  inférieure  à  celle  des  ouvriers  des  villes.  Les  choses 
n'ont  pas  sensiblement  changé  depuis  que  M,  de  Gasparin  évaluait 
ainsi  le  budget  moyen  d'une  famille  de  cultivateurs  français,  com- 
posée de  cinq  personnes  : 

Nourriture 478  fr. 

Logis 30 

Habillemeut 100 

Chauffage  et  éclairage 10 

Outils  et  ustensiles 20 

Total 638  fr. 

ou  1  franc  75  cent,  par  jour,  représentant  le  salaire  du  père,  de  la 
mère  et  des  enfans.  Les  chiffres  de  M.  Le  Play  sont  même  au-des- 
sous, et  avec  raison;  la  moyenne  donnée  par  M.  de  Gasparin  m'a 
toujours  paru  un  peu  élevée. 

Somme  toute,  les  monographies  de  M.  Le  Play  sont  loin  de  pré- 
senter sous  un  mauvais  jour  l'existence  des  ouvriers  européens.  Sur 
36,  18  au  moins  vivent  bien,  12  passablement,  6  seulement  sont  à 
plaindre.  La  palme  du  bien-être  appartient  au  blanchisseur  parisien; 
les  plus  pauvres  de  tous  sont  parmi  les  journaliers  de  nos  campa- 
gnes; la  France  présente  ainsi  les  deux  termes  extrêmes.  Les  pay- 
sans hongrois,  russes,  suédois,  espagnols,  sont  infiniment  au-dessus 
de  la  plupart  des  nôtres,  comme  vie  matérielle.  Parmi  les  ouvriers 
de  ville,  les  Anglais  viennent  au  premier  rang  après  le  blanchisseur 
parisien;  les  plus  malheureux  sont  le  menuisier  de  Vienne  (Autriche) 
et  le  tisserand  de  Mamers  (Sarthe).  La  situation  intermédiaire  est 
occupée  par  ces  catégories  qui  n'appartiennent  complètement  ni  à  la 
vie  rurale  ni  à  la  vie  industrielle.  Il  est  à  regretter  que  l'auteur  n'ait 
pas  complété  son  tableau  par  des  Belges,  des  Hollandais  et  des  Ita- 
liens. On  doit  regretter  encore  plus  qu'il  ne  soit  pas  sorti  d'Europe 
et  qu'il  n'ait  pas  étudié  le  far  mer  américain,  ce  représentant  extrême 
de  l'indépendance  individuelle. 

Gomme  condition  morale,  l'avantage  revient  aux  Suisses,  aux  Sué- 
dois, aux  Anglais  et  aux  Français.  Le  plus  pauvre  paysan  de  l'Eu- 
rope, le  pentfj  bas-breton,  uniquement  nourri  d'orge  et  de  sarrazin, 
trouve  encore  le  moyen  de  faire  des  économies.  11  n'y  a  rien  de  plus 
admirable  dans  cette  longue  série,  le  plus  grand  honneur  appartient 


550  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

à  cette  noble  race  des  paysans  français  qui,  placée  trop  souvent  dans 
les  conditions  les  plus  défavorables,  porte  sans  fléchir  presque  tout 
le  poids  de  la  production  agricole  comme  de  la  défense  nationale. 

lï. 

J"ai  essayé  de  résumer  aussi  exactement  que  possible  les  faits 
présentés  par  M.  Le  Play;  que  faut -il  en  conclure?  Si  l'on  prenait 
au  pied  de  la  lettre  quelques-unes  de  ses  opinions,  la  réponse  serait 
facile  :  rien.  Il  répète  en  eflet  à  plusieurs  reprises  que,  sans  enquêtes 
nouvelles,  la  science  sociale,  comme  il  l'appelle,  ne  peut  rien  affir- 
mer. Il  demande  ces  enquêtes  et  il  a  raison,  car  une  observation  in- 
fatigable peut  seule  suivre,  dans  son  mouvement  continu,  le  dé- 
veloppement des  peuples  modernes;  mais  en  même  temps,  infidèle 
à  son  propre  principe,  il  pose  dès  à  présent  des  conclusions  très  af- 
firmatives. Je  ne  le  chicanerai  pas  sur  cette  inconséquence;  elle  était 
inévitable.  Le  tort  est  d'avoir  dit  qu'il  n'y  avait  rien  à  tirer  des  faits 
connus;  ces  faits  sont  déjà  suffisamment  nombreux  pour  donner  ma- 
tière à  des  doctrines.  J'ai  de  plus  sérieuses  objections  à  faire  au  fond 
même  des  conclusions.  Ici  encore  M.  Le  Play  se  contredit.  Ce  qui 
paraît  résulter  évidemment  de  ses  monographies,  c'est  que  l'orga- 
nisation occidentale  n'exige  aucune  réforme  radicale  dans  l'intérêt 
des  classes  ouvrières,  et  il  arrive,  après  bien  des  détours  et  des  mé- 
nagemens,  à  exprimer  Topinion  contraire. 

La  première  des  réformes  qu'il  indique  porte  sur  la  loi  française 
de  succession;  il  s'élève  contre  le  principe  du  partage  égal  et  ré- 
clame ouvertement  la  liberté  illimitée  de  tester  et  le  droit  de  substi- 
tution. Il  établit  sous  ce  rapport  une  comparaison  entre  la  loi  an- 
glaise et  la  loi  française,  et  attribue  à  la  première  la  supériorité 
de  Fagriculture  anglaise  sur  la  nôtre.  J'ai  déjà  contesté  cette  théo- 
rie souvent  répétée,  je  la  conteste  encore.  La  loi  de  succession  n'a 
pas  dans  les  deux  pays  la  portée  qu'on  lui  suppose.  La  terre  est 
plus  divisée  en  Angleterre  et  moins  divisée  en  France  qu'on  ne  croit. 
La  diflerence  réelle  ne  tient  que  très  peu  à  la  loi  de  succession;  elle 
est  le  résultat  d'une  foule  d'autres  causes  qui  dérivent  de  l'histoire 
entière  des  deux  peuples.  Telle  qu'elle  est,  elle  n'a  qu'une  action 
très  limitée  sur  le  développement  agricole.  Il  faut  chercher  une 
autre  explication  pour  rendre  compte  de  notre  infériorité,  et  par 
conséquent  pour  indiquer  le  véritable  remède. 

Il  est  très-facile  de  soutenir  que  la  loi  de  succession  ne  contri- 
bue que  très-peu  en  France  à  la  division  du  sol  et  même  de  le  prou- 
ver mathématiquement.  La  population  ne  s'accroît  pas  vite,  la 
moyenne  des  familles  est  tout  au  plus  de  deux  enfans  et  demi. 
Or,  comme  la  moitié  seulement  de  la  nation  est  propriétaire  d'im- 


ÉCONOMIE    RURALE.  6Ô1 

meubles  et  que  cette  moitié  est  généralement  moins  prolifique  que 
l'autre,  on  peut  hai'diment  ne  compter  que  deux  enfans  par  famille 
de  propriétaires.  Cela  étant,  la  conséquence  est  rigoureuse,  les  deux 
enfans  représentent  exactement  le  père  et  la  mère,  la  propriété  ne  se 
divise  pas  par  la  succession.  Quelques-unes  se  divisent  sans  doute 
quand  le  nombre  des  enfans  est  au-dessus  de  la  moyenne,  d'autres 
se  recomposent  quand  le  nombre  des  enfans  est  au-dessous.  Que 
chacun  regarde  autour  de  soi;  on  trouvera  des  familles  qui  n'ont  pas 
d'enfans,  d'autres  qui  n'en  ont  qu'un,  le  plus  grand  nombre  n'en  a 
que  deux;  voilà  une  première  considération. 

En  voici  une  autre.  Il  faut  distinguer  entre  l'étendue  et  la  va- 
leur; cent  hectares  en  bon  état  peuvent  valoir  mieux  que  cinq  cents 
mal  tenus.  L'expérience  démontre  qu'en  temps  ordinaire  la  valeur 
des  immeubles  ruraux  s'accroît  au  moins  d'un  pour  cent  par  an  par 
le  progrès  de  la  culture  et  des  communications;  il  faut  y  ajouter  les 
maisons  nouvellement  bâties;  on  trouve  alors  que  la  valeur  totale  de 
la  propriété  immobilière  s'accroît  d'environ  douze  pour  cent  tous  les 
dix  ans,  tandis  que  la  population  ne  s'accroît  dans  le  même  laps  de 
temps  que  de  six  pour  cent.  Ajoutez  le  progrès  des  valeurs  mobi- 
lières, qui  est  bien  autrement  considérable,  et  vous  verrez  que,  même 
en  supposant  dans  toutes  les  fimilles  deux  enfans  et  demi  et  le  par- 
tage égal,  la  part  des  enfans  doit  être  en  moyenne  plus  forte  que 
celle  des  parens.  Que  chacun  regarde  encore  autour  de  soi,  et  on 
verra  si  la  moyenne  des  fortunes  ne  tend  pas  à  s'accroître  plus  qu'à 
diminuer,  et  si  une  dot  de  20,000  fr,  par  exemple  est  regardée  au- 
jourd'hui comme  aussi  considérable  qu'autrefois. 

Je  viens  de  prononcer  le  mot  de  dot,  c'est  par  là  que  l'effet  réel 
du  système  français  se  rapproche  beaucoup  de  l'effet  réel  du  sys- 
tème anglais.  Peu  importe  quant  au  résultat  final  que  les  filles  héri- 
tent ou  n'héritent  pas,  puisqu'elles  forment  nécessairement  la  moitié 
tle  toutes  les  familles  :  elles  rapportent  d'un  côté  ce  qu'elles  prennent 
de  l'autre,  et  quand  elles  ne  prennent  rien,  elles  n'ont  rien  à  rappor- 
ter. Deux  autres  causes  agissent  encore  pour  rapprocher  les  résul- 
tats des  deux  législations  :  l'une  est  la  distinction  que  la  loi  établit 
en  Angleterre  entre  les  meubles  et  les  immeubles;  si  les  immeubles 
ne  sont  pas  soumis  au  partage  égal,  les  meubles  le  sont,  et  comme 
les  valeurs  mobilières  forment  au  moins  la  moitié  des  fortunes,  la 
condition  des  héritiers  s'égalise  d'autant.  L'autre  cause  est  la  mar- 
che plus  rapide  de  la  population  en  Angleterre  qu'en  France,  qui 
fait  que  la  valeur  des  parts  diminue,  au  moins  pour  les  valeurs  mo- 
bilières, en  proportion  du  nombre  des  co-partageans. 

Je  suppose  que  deux  pères  de  famille  viennent  à  mourir,  laissant 
chacun  un  fils  et  une  fille,  et  deux  cent  mille  francs  de  fortune,  dont 
moitié  en  immeubles  et  moitié  en  valeurs  mobilières,  Yoici  ce  qui 


552  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrivera  d'après  les  deux  législations.  En  Angleterre,  chacun  des 
deux  fils  aura  tous  les  immeubles  et  la  moitié  des  meubles,  soit  en 
tout  150,000  fr.;  chacune  des  deux  filles  aura  la  moitié  des  meu- 
bles, ou  50,000  fr.  En  France,  chacun  des  quatre  enfans  aura  la 
moitié  de  la  succession  totale,  ou  100,000  francs,  sans  distinction 
de  sexe.  Supposons  maintenant  que  la  fille  de  l'une  épouse  le  fils 
de  l'autre  et  réciproquement;  la  situation  définitive  sera  la  même 
dans  les  deux  pays.  Chacun  des  deux  ménages  aura  une  valeur  de 
200,000  fr.  Je  ne  dis  pas  que  cette  hypothèse  soit  la  seule  qu'il  soit 
possible  de  faire,  mais  je  dis  que  c'est  une  de  celles  qui  se  réalisent 
le  plus  fréquemment,  et  je  n'ai  pas  supposé  que  la  famille  anglaise 
fût  plus  nombreuse  que  la  française,  ce  qui  arrive  pourtant  le  plus 
souvent. 

La  grande  propriété  a  disparu  chez  nous,  et  la  petite  s'est  déve- 
loppée par  d'autres  causes.  La  plus  récente  est  la  révolution;  ce 
n'est  ni  la  première,  ni  la  plus  puissante.  La  petite  propriété  ne  date 
pas  en  France  de  1789.  Arthur  \oung,  qui  a  visité  la  France  alors, 
dit  formellement  que  les  petits  propriétaires  possédaient  un  tiers  du 
sol;  c'était  une  exagération  sans  doute,  car  ils  n'en  possèdent  pas 
davantage  aujourd'hui.  Comment  s'était  formée  sous  l'ancien  régime 
cette  multitude  de  petits  propriétaires?  Premièrement,  parle  gas- 
pillage des  seigneurs  qui  aimaient  mieux  vendre  en  lambeaux  les 
terres  paternelles  et  en  dépenser  le  prix  à  la  guerre  ou  à  la  cour 
que  faire  fructifier  leurs  domaines  en  y  résidant;  secondement,  par 
l'intervention  de  l'autorité  royale,  qui  avait  attribué  à  plusieurs 
reprises,  au  moyen  d'ordonnances  et  d'arrêts  du  conseil,  une  partie 
des  terres  incultes  aux  paysans  cultivateurs.  Même  de  nos  jours, 
la  petite  propriété  s'augmente  beaucoup  plus  par  des  ventes  parcel- 
laires que  par  l'eftet  de  la  loi  de  succession.  M.  Le  Play  a  même 
remarqué,  et  c'est  là  un  de  ses  aperçus  les  plus  vrais,  que  le  partage 
égal  est  surtout  nuisible  à  la  petite  propriété,  en  ce  qu'il  entraîne 
des  morcellemens  excessifs,  des  frais  démesurés,  des  dettes  usu- 
raires,  des  liquidations  onéreuses,  qui  finissent  par  faire  disparaître 
la  propriété  elle-même. 

En  Angleterre,  la  grande  propriété,  fondée  par  la  conquête  au 
xr  siècle,  s'est  accrue  au  xvi*  par  le  partage  des  biens  ecclésias- 
tiques, et  plus  tard  par  l'attribution  des  terres  incultes  aux  sei- 
gneurs; elle  s'est  maintenue  par  l'attachement  héréditaire  des  pro- 
priétaires au  sol.  Tout  a  tendu  à  réunir  la  propriété  à  la  seigneurie, 
tandis  qu'en  France  tout  a  tendu  à  les  séparer.  Il  y  avait  autrefois 
en  Angleterre  beaucoup  de  petits  propriétaires  ou  yeomen.  D'après 
Macaulay,  on  en  comptait  sous  les  Stuarts  160,000,  ayant  en 
moyenne  60  liv.  sterl.  ou  1,500  fr.  de  revenu.  Ils  ont  disparu  depuis 
à  peu  près  complètement;  la  plupart  ont  peu  à  peu  vendu  leurs 


ÉCONOMIE    RURALE.  553 

propriétés  pour  se  faire  fermiers.  Le  mode  de  culture  généralement 
adopté  et  favorisé  par  le  climat,  en  multipliant  les  pâturages,  avait 
rendu  l'exploitation  par  grandes  fermes  plus  profitable  que  par 
petites.  Aujourd'hui  un  mouvement  en  sens  contraire  semble  se  pro- 
duire, d'abord  par  les  land  socielies  qui  achètent  des  terres  pour  les 
diviser  en  petits  lots,  ensuite  par  la  révolution  agricole,  qui  réduit 
les  pâturages  pour  augmenter  les  terres  arables;  mais  l'une  et  l'autre 
de  ces  deux  causes  n'agissent  encore  qu'insensiblement,  et  les  cou- 
rans  généraux  portent  toujours  vers  la  grande  culture,  profondé- 
ment enracinée  dans  les  traditions,  les  conditions  économiques,  et 
même  les  préjugés  de  la  nation. 

■  En  France,  le  contraire  arrive,  au  moins  jusqu'ici.  C'est  la  petite 
propriété  et  la  petite  culture  qui  tirent  chez  nous  le  meilleur  parti 
du  sol.  Tant  que  les  capitaux  fuiront  les  champs,  tant  que  l'impôt 
leur  prendra  sans  leur  rendre,  tant  que  les  propriétaires  aisés  con- 
sacreront leur  revenu  à  des  dépenses  de  luxe,  tant  que  l'esprit  d'en- 
treprise restera  indifférent  ou  hostile  à  la  production  rurale,  tant 
que  l'application  des  sciences  à  la  culture  sera  considérée  comme 
une  utopie  ruineuse,  la  petite  propriété  et  la  petite  calture  feront 
des  progrès;  c'est  inévitable  et  même  désirable;  où  la  science  et  le 
capital  manquent,  le  travail  doit  l'emporter.  Depuis  18Zi8,  ces  pro- 
grès se  sont  arrêtés,  le  découragement  a  gagné  les  rangs  populaires, 
le  paysan  n'achète  plus,  n'entreprend  plus,  et  comme  en  même  temps 
la  grande  culture  n'a  pas  fait  un  pas  sensible,  le  mouvement  en 
avant  est  suspendu.  Cette  stagnation  ne  sera  sans  doute  qu'acciden- 
telle :  on  peut  affirmer  que,  si  l'agriculture  nationale  se  remet  en 
marche,  le  petit  cultivateur  y  aura  toujours  la  plus  grande  part. 
C'est  lui  qui  donne  de  la  terre  la  rente  la  plus  forte  ou  le  prix  le 
plus  élevé;  c'est  donc  à  lui  que  la  terre  doit  revenir.  Le  seul  moyen 
de  la  lui  disputer,  c'est  de  la  rendre  plus  productive  dans  d'autres 
mains,  et  non  d'avoir  recours  à  des  combinaisons  surannées  qui 
n'auraient  absolument  aucune  efiicacité,  et  qui,  impuissantes  à  nous 
faire  remonter  le  cours  des  temps,  ne  seraient  bonnes  qu'à  soulever 
de  nouveaux  orages.  La  loi  du  partage  égal  est  la  chair  et  le  sang 
de  la  France,  on  ne  peut  y  toucher  sans  danger. 

M.  Le  Play  ne  demande  pas  précisément  le  droit  d'aînesse,  bien  que 
ce  soit  le  fond  de  sa  pensée:  il  se  borne  au  droit  illimité  de  tester. 
Pour  mon  compte,  je  n'y  verrais  pas  précisément  d'objection  fonda- 
mentale; ce  dr(3it  a  de  bons  effets  en  Angleterre  et  en  Amérique.  Si  la 
législation  française  était  à  faire,  ce  serait  une  doctrine  à  examiner; 
mais  à  quoi  bon  soulever  de  pareils  problèmes,  quand  on  a  les  faits 
contre  soi?  Si  nous  n'avons  pas  en  France  le  droit  illimité  de  tester, 
nous  en  avons  un  dont  nous  ne  faisons  presque  pas  usage,  et  qui  au 
fond  équivaut  à  peu  de  chose  près  à  ce  qu'on  demande.  Pouvoir 


bôli  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

disposer  de  la  moitié  de  son  bien  quand  on  n'a  qu'un  enfant,  du  tiers 
quand  on  en  a  deux,  du  quart  quand  on  en  a  davantage,  ce  serait 
suffisant,  si  les  mœurs  étaient  favorables  à  l'inégalité  des  partages. 
Le  droit  illimité  ne  ferait  pas  plus,  parce  qu'on  n'en  userait  pas.  Il 
n'y  a  donc  rien  à  faire  de  sérieux  et  de  pratique  dans  ce  sens,  il  faut 
en  prendre  son  parti.  —  M.  Le  Play  oublie  également  que  la  substi- 
tution existe  dans  le  droit  français  comme  dans  le  droit  anglais;  elle 
est  permise  dans  l'un  comme  dans  l'autre  pour  la  quotité  disponible 
jusqu'au  second  degré.  Seulement  la  loi  qui  l'autorise  est  chez  nous 
une  lettre  morte  et  en  Angleterre  un  fait  vivant;  j'ajoute  que  chez  nos 
voisins  elle  est  plutôt  en  décadence  qu'en  progrès.  Outre  qu'elle  cesse 
de  plein  droit  après  une  génération  quand  elle  n'est  pas  renouvelée, 
des  actes  du  parlement  ont  récemment  autorisé  les  détenteurs  de 
biens  substitués  à  emprunter  sur  ces  biens,  soit  à  l'état,  soit  à  des 
compagnies  spéciales,  des  sommes  remboursables  par  annuités  et  des- 
tinées à  des  travaux  de  drainage,  des  constructions,  des  irrigations, 
des  plantations,  des  clôtures,  en  un  mot  toutes  les  améliorations 
foncières  d'un  effet  permanent,  et  un  comité  de  la  chambre  des  lords 
a  exprimé  l'année  dernière  le  vœu  que  cette  autorisation  fût  éten- 
due pour  d'autres  prêteurs  que  les  compagnies.  Or  permettre  d'em- 
prunter par  hypothèque,  c'est  jusqu'à  un  certain  point  permettre 
d'aliéner  :  le  principe  de  la  substitution  est  atteint,  et  par  des  actes 
officiels;  il  me  serait  facile  de  montrer  en  même  temps  la  substitu- 
tion plus  sérieusement  attaquée  dans  les  écrits  des  hommes  les  plus 
compétens  et  dans  les  journaux  les  plus  accrédités. 

Est-ce  à  dire  que  tout  soit  pour  le  mieux  et  qu'il  n'y  ait  absolu- 
ment rien  à  faire  pour  améliorer  la  loi  française?  Je  ne  le  pense  pas: 
mais  il  faut  commencer  par  débarrasser  la  question  de  toute  consi- 
dération contraire  au  principe  d'égalité  :  en  passionnant  inutilement 
le  débat,  on  le  rend  insoluble,  voilà  tout  ce  qu'on  obtient.  Je  suis 
très  frappé  des  inconvéniens  du  partage  forcé  pour  la  petite  et  la 
moyenne  propriété;  je  crois  que  cette  secousse  périodique  contribue 
beaucoup  au  malaise  général  qu'elles  éprouvent,  aux  dettes  qui  les 
grèvent,  aux  ventes  forcées  qu'elles  subissent.  J'attribue  la  plupart 
de  ces  souffrances  à  l'article  826  du  code,  qui  permet  à  chacun  des 
héritiers  de  demander  sa  part  en  nature  des  meubles  et  immeubles 
de  la  succession.  J'aimerais  mieux  qu'on  donnât  aux  garçons  un 
droit  de  préférence  sur  les  immeubles,  et  qu'on  n'en  autorisât  le 
partage  qu'autant  que  celui  des  meubles  ne  suffirait  pas,  les  droits 
des  fdles  sur  les  immeubles  constituant  sans  contredit  un  des  plus 
grands  embarras  de  la  propriété  française.  Je  voudrais  que  l'un  des 
cohéritiers  pût  se  charger  d'un  immeuble  excédant  sa  part,  pour  évi- 
ter les  licitations,  en  payant  aux  autres  3  pour  100  d'intérêt  et  2  pour 
100  d'amortissement,  avec  faculté  de  remboursement  à  volonté, 


ÉCONOMIE    RURALE.  555 

comme  au  crédit  foncier.  Je  voudrais  enfin  que,  quand  le  père  de 
famille  juge  à  propos  de  disposer  par  acte  entre-vifs  ou  par  testa- 
ment en  faveur  de  l'un  de  ses  en  fans,  les  immeubles  qui  excéde- 
raient la  quotité  disponible  ne  fussent  sujets  à  réduction  qu'au- 
dessus  d'un  certain  minimum  de  valeur,  10,000  francs,  je  suppose; 
l'Allemagne  pourrait  fournir  sur  ce  point  des  exemples  utiles,  sinon  à 
suivre,  du  moins  à  consulter.  Je  n'ai  pas  la  prétention  d'indiquer  ici 
tout  ce  qui  est  possible;  j'ai  voulu  seulement  montrer  que,  sans  rien 
changer  aux  fondemens  de  notre  droit,  on  peut  atténuer  les  fâcheuses 
conséquences  qu'il  amène  quelquefois.  J'accepte  le  principe  du  par- 
tage égal,  je  n'en  ai  pas  le  fanatisme;  le  code  est  évidemment  tombé 
dans  l'excès,  combattons  l'excès  et  non  le  principe.  Aucun  change- 
ment ne  devrait  avoir  lieu,  dans  tous  les  cas,  qu'après  une  enquête 
solennelle  qui  comprendrait  tous  les  intérêts.  En  attendant,  la  ju- 
risprudence, qui  depuis  quelques  années  semble  avoir  pris  à  tâche 
d'aggraver  encore  les  conséquences  du  droit  rigoureux  en  proscri- 
vant jusqu'aux  lots  d'attribution  autrefois  usités,  suffirait  presque, 
si  elle  suivait  d'autres  principes,  pour  empêcher  une  grande  partie 
du  mal,  en  s' appuyant  sur  les  articles  du  code  les  moins  favorables 
à  la  division  des  immeubles,  car  il  y  en  a. 

Parmi  les  effets  de  la  loi  de  succession,  il  en  est  un  qu'on  ne  saurait 
condamner  trop  énergiquement  :  c'est  la  division  parcellaire.  Ici  je 
suis  tout  à  fait  de  l'avis  de  M.  Le  Play,  quand  il  mentionne  avec  éloges 
les  mesures  légales  prises  dans  quelques  états  allemands  pour  y  por- 
ter remède.  Une  commission  locale  présentant  toutes  les  garanties 
désirables  est  chargée  d'estimer  la  valeur  de  chaque  parcelle  et  d'opé- 
rer ensuite  une  nouvelle  répartition,  en  lots  aussi  peu  nombreux  que 
le  permettent  les  droits  de  chacun,  la  nature  du  sol  et  des  cultures. 
L'expérience  démontre  qu'après  ce  remaniement,  chaque  propriété, 
devenue  plus  compacte,  exige  moins  de  frais  de  culture,  et  que  la 
valeur  vénale  en  est  augmentée.  Quand  un  pareil  jubilé  aurait  lieu 
en  France  tous  les  vingt  ans,  je  n'y  verrais  que  des  avantages;  on 
a  fait  déjà  chez  nous,  avant  1789,  plusieurs  opérations  semblables 
qui  ont  parfaitement  réussi.  Il  n'y  aurait  non  plus,  ce  me  semble,  au- 
cune objection  sérieuse  à  dispenser  de  tous  frais  l'échange  des  par- 
celles dont  l'étendue  n'excéderait  pas  un  demi -hectare,  ou  même 
leur  acquisition  pure  et  simple  par  les  propriétaires  contigus;  ce  ne 
serait  que  le  retour  vers  un  principe  qui  a  été  déjà  posé  une  fois 
par  la  loi. 

Les  autres  réformes  désirées  par  M.  Le  Play  sont  plus  difficiles  à 
saisir,  parce  qu'elles  sont  plus  confusément  exprimées;  elles  peu- 
vent se  réduire  à  trois  :  le  développement  du  principe  d'associa- 
tion, la  répression  de  la  mauvaise  concurrence,  le  patronage. 


556 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


L'esprit  d'association  est  à  coup  sûr  un  des  élémens  les  plus  fé- 
conds du  progrès  général,  mais  je  ne  vois  pas  qu'il  soit  aujourd'hui 
le  moins  du  monde  comprimé.  Il  crée  sous  nos  yeux  de  puissantes 
compagnies  qui  réunissent  des  capitaux  énormes.  Dans  un  ordre  plus 
modeste,  mais  non  moins  utile,  il  a  produit  l'excellente  institution 
des  sociétés  de  secours  mutuels.  On  pourrait  même  dire  qu'à  cer- 
tains égards  il  arrive  jusqu'à  l'excès;  à  force  de  s'associer,  de  se 
fondre,  les  compagnies  tendent  à  constituer  de  véritables  mono- 
poles, et  nous  avons  vu  bien  des  associations  ouvrières,  organisées 
après  18/i8  avec  tous  les  encouragemens  possibles,  dans  l'impossi- 
bilité de  marcher.  Ces  exagérations  ne  font  rien  au  principe  :  en 
toute  chose,  l'abus  ne  prouve  pas  contre  l'usage;  mais  il  en  résulte 
tout  au  moins  que  l'esprit  d'association  a  sa  pleine  liberté  d'action. 
M.  Le  Play  en  convient,  il  reconnaît  en  outre  que  les  anciennes 
formes  de  l'association,  comme  les  corporations,  ne  sont  pas  à  re- 
gretter, et  qu'elles  disparaissent  tous  les  jours  de  plus  en  plus  de- 
vant l'esprit  d'entreprise  individuelle,  principe  de  la  civilisation  mo- 
derne. Que  veut-il  donc? 

Quelques  mots  épars  çà  et  là  semblent  faire  entendre  qu'il  est 
favorable  à  la  jouissance  indivise  des  biens  communaux,  a  L'exis- 
tence de  ces  biens,  dit-il,  et  la  conservation  de  la  vaine  pâture  doi- 
vent être  placées,  dans  l'état  actuel  de  l'Europe,  au  nombre  des 
moyens  d'assistance  les  plus  efficaces,  en  faveur  des  populations 
rurales;  souvent  même  elles  y  ont  trouvé  le  moyen  d'échapper  aux 
atteintes  du  paupérisme  et  de  se  maintenir  dans  un  état  prononcé 
de  bien-être  et  d'indépendance.  »  Il  est  vrai  que  quelques  lignes 
plus  bas  il  reconnaît  la  supériorité  de  l'exploitation  privée  sur  la 
jouissance  indivise,  et  il  exprime  le  vœu  de  voir  les  biens  commu- 
naux aliénés,  à  mesure  que  le  progrès  des  masses  permettra  d'adop- 
ter un  meilleur  régime;  mais  ce  n'est  là  qu'une  concession  d'avenir. 
Pour  le  présent,  il  penche  visiblement  vers  l'indivision,  et  ne  laisse 
échapper  aucune  occasion  de  montrer  en  quoi  l'étendue  des  biens 
communaux  contribue  au  bien-être  des  populations  orientales.  Selon 
moi,  c'est  une  erreur  :  au-delà  d'une  certaine  proportion  de  popu- 
lation, les  communaux  ne  font  que  du  mal,  ils  entretiennent  la  pau- 
vreté, l'oisiveté,  l'ignorance,  l'incurie,  et  partout  où  il  s'en  trouve  en 
grande  étendue,  les  masses  ne  font  et  ne  peuvent  faire  aucun  pro- 
grès. Si  l'on  attend  pour  les  partager  ou  les  aliéner  le  moment  où  les 
populations  rurales  seront  dans  une  condition  meilleure,  on  attendra 
toujours,  car  ce  sont  eux  qui  sont  la  cause  principale  du  mal. 

La  jouissance  en  commun  du  sol  n'a  rien  de  particulier  à  la  race 
turque  ou  slave  ;  elle  se  retrouve  à  toutes  les  origines  de  la  société 
occidentale  comme  de  la  société  orientale.  Nous  avions  en  France  au- 


ÉCONOMIE    RURALE.  557 

trefois,  nous  avons  même  encore,  sur  beaucoup  de  points,  de  vastes 
étendues  de  terres  communes.  Le  même  fait  existait  et  existe  encore 
en  Angleterre,  en  Allemagne,  en  Belgique.  Seulement  la  jouissance 
en  commun  disparaît  peu  à  peu  partout.  Pourquoi?  Parce  que  l'ex- 
périence universelle  a  démontré  que  ce  mode  de  jouissance  n'était 
pas  assez  favorable  à  la  production.  Il  faut  dix  fois,  cent  fois  plus  de 
terres  communes  que  de  terres  appropriées  pour  nourrir  une  tête 
liumaine.  Voilà  la  loi,  personne  n'a  jamais  pu  lui  échapper.  Exa- 
minez les  villages  français  qui  possèdent  encore  de  grands  commu- 
naux :  ils  sont  tous,  sans  exception,  moins  peuplés  et  plus  pauvres 
que  ceux  qui  n'en  ont  plus.  Dès  que  ces  communaux  sont  soustraits 
d'une  façon  quelconque  à  la  jouissance  indivise,  soit  par  des  par- 
tages, soit  par  des  ventes,  soit  par  de  simples  amodiations,  la  pro- 
duction s'élève,  la  condition  des  habitans  s'améliore,  et  la  popula- 
tion s'accroît.  —  La  vaine  pâture  a  quelques  avantages  apparens,  mais 
au  fond  elle  n'est  pas  moins  nuisible  que  tous  les  autres  modes  de 
jouissance  en  commun.  Partout  où  elle  existe,  elle  est  un  obstacle 
an  progrès  des  cultures,  en  rendant  à  peu  près  impossible  toute  mo- 
dification partielle  de  l'assolement. 

Faut-il  attacher  un  grand  prix  à  ce  que  M.  Le  Play  appelle  les 
subventions  forestières?  Il  entend  par  là  l'enlèvement  des  bois  morts, 
des  végétaux  sous-ligneux,  des  fruits  de  toute  sorte,  glands,  châ- 
taignes, noix,  noisettes,  des  feuilles  employées  comme  litières,  des 
herbes  destinées  à  la  nourriture  des  animaux  domestiques.  En  accor- 
dant cesdifférens  droits  aux  populations  circonvoisines,  on  ne  cause, 
dit-il,  à  la  propriété  forestière  aucun  dommage  appréciable,  et  on 
augmente  le  bien-être  des  usagers.  Je  nie  l'une  et  l'autre  de  ces 
deux  affirmations.  On  cause  au  contraire  à  la  propriété  forestière 
d'énormes  dommages.  En  enlevant  les  fruits,  les  usagers  empêchent 
l'ensemencement  naturel;  l'extraction  inconsidérée  des  feuilles  laisse 
le  sol  sans  abri,  et  en  amène  le  dessèchement  progressif.  Le  pâtu- 
rage entraîne  d'autres  abus  plus  graves  encore,  et  sous  prétexte  de 
prendre  seulement  les  bois  morts,  on  se  porte  aux  maraudages  les 
plus  nuisibles.  Avec  les  droits  d'usage,  toute  sylviculture  est  impos- 
sible. Il  n'est  pas  pas  plus  exact  de  dire  que  les  populations  usagères 
s'en  trouvent  bien.  On  favorise  parmi  elles  des  habitudes  de  vaga- 
bondage, incompatibles  avec  une  vie  régulière,  et  on  diminue,  avec 
le  produit  total  des  bois,  la  demande  de  travail.  Ces  produits  acces- 
soires ne  sont  pas  d'ailleurs  perdus  pour  n'être  pas  livrés  au  pillage; 
ce  qui  peut  être  enlevé  sans  inconvénient  fait  l'objet  de  concessions 
renfermées  dans  de  justes  limites. 

Rien  n'est  assurément  plus  désirable  que  de  voir  réprimer  la 
mauvaise  concurrence,  mais  comment  s'y  prendre  sans  nuire  à  la 


558 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


bonne?  M.  Le  Play  parle  des  lois  de  police  sur  le  travail  des  femmes 
et  des  enfans  dans  les  manufactures  et  sur  les  marques  de  fabrique  : 
ces  idées  n'ont  rien  de  nouveau,  elles  sont  aujourd'hui  partagées 
par  tout  le  monde.  Comment  faire  pour  aller  plus  loin?  «  Il  serait  à 
désirer,  dit-il,  que  sous  la  pression  de  mesures  réglementaires  sa- 
gement exprimées,  des  fabricans  inhabiles  ou  sans  scrupules  n'eus- 
sent plus  le  pouvoir  de  compromettre  par  d'imprudentes  créations 
la  sécurité  publique.  Les  juges  naturels  de  l'opportunité  d'un  nou- 
vel établissement  entraînant  un  surcroît  de  population  industrielle 
devraient  être  ceux  qui,  en  cas  d'impuissance  du  chef  d'industrie, 
seraient  obligés  de  subvenir  aux  besoins  des  ouvriers  qu'il  laisse- 
rait dans  le  dénûment.  Les  lois  relatives  à  la  distribution  des  ate- 
liers industriels  devraient  donc  provoquer  à  la  fois  l'intervention  de 
l'état,  des  communes  et  des  principaux  contribuables  de  la  localité. 
La  législation  actuelle  de  la  France  fournirait  à  cet  égard  d'utiles 
précédens.  On  trouverait,  par  exemple,  des  analogies  naturelles 
dans  les  règlemens  relatifs  à  la  création  des  ateliers  qui  peuvent 
offiir  un  danger  matériel  ou  même  une  simple  incommodité  pour  les 
propriétés  voisines.  »  Qu'est-ce  que  cela  veut  dire?  Ne  pourra-t-on 
ouvrir  un  nouvel  atelier  qu'avec  l'autorisation  du  gouvernement  et 
du  consentement  des  atehers  existans?  Ceci  ressemble  beaucoup  aux 
anciennes  maîtrises. 

Je  ne  sriis  pas  de  ceux  qui  opposent  à  toute  innovation  un  prin- 
cipe absolu.  J'approuve  complètement  les  Anglais,  qui  font  ce  qui 
leur  paraît  bon  et  pratique  sans  s'inquiéter  du  système,  et  qui  ne 
craignent  ni  l'accusation  de  socialisme,  ni  celle  de  réaction,  ni  au- 
cune autre,  à  propos  d'une  mesure  utile.  J'attendrai  donc  que  M.  Le 
Play  formule  plus  nettement  son  idée  pour  savoir  ce  que  j'en  dois 
penser.  Tout  ce  que  je  pais  dire,  c'est  que,  sous  sa  forme  actuelle, 
elle  me  paraît  inadmissible.  Il  est  très  frappé  des  inconvéniens  des 
grandes  agglomérations  ouvrières;  je  le  suis  plus  que  lui,  s'il  est 
possible.  Seulement  il  fera  bien  de  chercher  d'autres  moyens  de  les 
prévenir.  Je  serais  porté  à  croire,  pour  mon  compte,  qu'il  suffirait 
de  ne  pas  les  favoriser.  Tout  contribue,  dans  notre  organisation  na- 
tionale, aux  grandes  agglomérations.  Les  hommes  suivent  les  ca- 
pitaux, et  tout  accumule  les  capitaux  dans  les  grandes  villes;  l'ac- 
tion de  l'impôt  est  surtout  incessante  dans  ce  sens.  La  bienfaisance 
même,  en  donnant  aux  indigens  des  villes  un  privilège  qui  frappe 
tous  les  yeux,  attire  de  plus  en  plus  les  classes  pauvres  vers  les  cen- 
tres de  population.  Il  n'en  est  heureusement  pas  de  même  partout. 
En  Suisse,  par  exemple,  où  l'équilibre  n'est  pas  rompu  artificielle- 
ment entre  les  villes  et  les  campagnes,  l'atelier  s'élève  souvent  à 
côté  de  la  ferme,  et  la  vie  industrielle  se  développe  à  peu  près  éga- 


ÉCONOMIE    RURALE.  551> 

lement  sur  la  surface  entière  du  territoire;  il  suffit  donc,  à  beaucoup 
d'égards,  de  ne  pas  troubler  l'ordre  naturel  pour  que  ce  fait  salutaire 
se  produise,  sans  rien  changer  à  la  liberté  du  travail. 

Reste  le  patronage.  S'agit-il  de  prêcher  aux  maîtres  des  rapports 
affectueux  avec  leurs  subordonnés,  une  sollicitude  vigilante  sur 
leurs  besoins,  une  application  continue  à  les  éclairer,  à  les  dé- 
fendre le  plus  possible  contre  les  mauvaises  chances,  à  leur  don- 
ner à  la  fois  de  bons  conseils,  de  bons  appuis  et  de  bons  exemples? 
Rien  de  mieux  assurément,  mais  rien  de  plus  connu.  Une  autorité 
plus  haute  a  dit  depuis  longtemps  :  Aimez -vous  les  uns  les  autres . 
S'agit-il  au  contraire  d'une  institution  légale  imposant  au  chef  d'in- 
dustrie des  obligations  définies?  Ici  recommence  la  difficulté;  le  chef 
d'industrie  hésitera  toujours  à  prendre  un  engagement  qu'il  peut 
être  dans  l'impossibilité  de  remplir;  il  est  soumis  lui-même  aux 
chances  de  la  concurrence.  Ne  voyez-vous  pas  d'ailleurs  que  vous 
étouffez  dans  son  germe  l'esprit  de  prévoyance?  Yous  voulez  déve- 
lopper cet  esprit,  dites-vous;  il  est  incompatible  avec  le  patronage 
obhgatoire.  Vous  nous  l'avez  prouvé  vous-même;  tous  ceux  de 
vos  ouvriers  qui  se  croient  garantis  par  une  cause  ou  par  une  autre 
contre  les  chômages,  les  maladies  et  la  vieillesse,  ne  font  pas 
d'épargnes;  la  plupart  des  autres  en  font  au  contraire  et  acquiè- 
rent, en  devenant  propriétaires,  un  rang  plus  élevé  dans  l'état. 
Est-ce  à  dire  encore  qu'il  n'y  ait  rien  à  faire  pour  venir  au  secours 
de  ceux  qui,  par  la  faute  des  circonstances  ou  même  par  leur  propre 
faute,  tombent  dans  la  misère?  Non,  sans  doute;  la  bienfaisance  pu- 
blique et  privée  est  là  pour  y  pourvoir,  et  nous  voyons  qu'elle  ne 
fait  pas  défaut. 

La  liberté  a  ses  inconvéniens  :  qui  en  doute?  Tout  en  a  dans  ce 
monde.  Voyez  cependant  ces  deux  armées  en  présence,  l'une  com- 
posée de  paysans  français,  l'autre  de  serfs  russes;  à  qui  la  victoire? 
L'une  défend  pourtant  le  sol  natal,  la  sainte  Russie,  la  croix  du  Sau- 
veur; l'autre  marche  en  avant  sans  savoir  pourquoi,  pour  un  intérêt 
vague,  confus,  éloigné;  mais  elle  a  l'habitude  de  l'énergie,  de  l'initia- 
tive, de  l'audace  :  elle  sait  entreprendre  et  oser.  D'oii  lui  viennent  ces 
qualités  précieuses?  Du  sentiment  qu'elle  a  de  sa  force  pour  l'avoir 
éprouvée  ailleurs,  dans  les  combats  du  travail.  On  y  peut  succom- 
ber, et  ce  danger  toujours  présent  tient  l'âme  en  éveil;  on  y  peut 
vaincre  aussi,  et  cette  perspective  entretient  l'émulation.  Combien 
de  soldats  devenus  officiers  sur  ce  champ  de  bataille  comme  sur 
l'autre! 

Si  l'on  cherche  donc  ce  que  sont  devenues  toutes  les  réformes  an- 
noncées, on  ne  trouve  rien.  Les  grands  principes  de  la  société  occi- 
dentale, la  liberté  et  la  responsabilité  personnelles,  sortent  triom- 


560  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

phans  de  cette  épreuve  comme  de  toutes  les  autres.  L'erreur  prin- 
cipale de  M.  Le  Play,  comme  de  tous  les  réformateurs,  consiste  à 
faire  laborieusement  ce  qui  se  fait  tout  seul  dans  la  société  hu- 
maine telle  que  Dieu  l'a  constituée.  La  solidarité  des  intérêts  n'est 
pas  un  principe  à  introduire  par  les  lois;  c'est  un  fait  que  les  erreurs 
et  les  passions  des  hommes  peuvent  quelquefois  obscurcir,  mais  non 
détruire.  Le  capital  ne  peut  être  fécondé  que  par  le  travail,  le  travail 
que  par  le  capital;  il  suffit  que  la  législation  et  l'administration 
publique  aident  au  cours  naturel  des  choses,  elles  n'ont  pas  à  le 
changer  pour  créer  une  harmonie  qui  est  essentielle. 

Un  autre  caractère  distinctif  des  erreurs  économiques  consiste  à 
négliger  le  principal  pour  l'accessoire.  Le  principal  aux  yeux  de  la 
plupart  des  novateurs,  c'est  le  mode  de  distribution  des  richesses. 
Il  n'y  a  pas  de  méprise  plus  grave.  La  distribution  n'est  que  l'ac- 
cessoire, c'est  la  production  qui  est  le  principal.  Avant  de  distribuer, 
il  faut  produire.  Qu'on  partage  un  sou  en  mille  portions  égales,  ce 
ne  sera  jamais  qu'un  sou;  l'important,  pour  que  les  parts  soient 
meilleures,  c'est  d'avoir  plus  d'un  sou  à  partager.  Ceci  paraît  évident 
par  soi-même;  rien  n'est  pourtant  plus  généralement  méconnu.  On 
sacrifie  à  tout  instant  la  production  à  la  distribution,  ce  qui  aggrave 
forcément  la  pauvreté.  La  science  économique,  ou,  pour  parler 
comme  M.  Le  Play,  la  science  sociale,  est  beaucoup  plus  simple  et 
beaucoup  moins  à  faire  qu'il  ne  croit.  Ses  applications  peuvent  va- 
rier, ses  bases  sont  inébranlables;  elles  se  composent  de  quelques 
axiomes  mis  en  lumière  par  de  grands  esprits  et  aussi  certains  que 
les  lois  qui  président  au  mouvement  des  corps;  le  difficile  n'est  pas 
de  les  trouver,  mais  de  les  faire  accepter,  comme  il  a  été  difficile 
dans  d'autres  temps  de  faire  croire  à  la  rotation  de  la  terre  autour 
du  soleil. 

Ainsi  le  salaire  n'est  pas  précisément  une  quantité  arbitraire  ; 
comme  il  se  fixe  par  le  rapport  de  l'offre  à  la  demande,  librement 
débattu  entre  les  intéressés,  et  que  l'offre  et  la  demande  elles- 
mêmes  sont  gouvernées  par  les  besoins  réciproques,  le  salaire  est 
en  général  tout  ce  qu'il  peut  être.  Il  y  a  des  exceptions  sans  doute, 
il  y  en  a  partout,  mais  telle  est  la  règle.  C'est  le  rapport  de  la  pro- 
duction à  la  population  qui,  en  fin  de  compte,  est  la  mesure  du  sa- 
laire. Si  le  salaire  est  bas,  c'est  que  la  production  est  faible  relati- 
vement à  la  population;  s'il  est  élevé,  c'est  que  la  proportion  s'élève. 
Je  prends  pour  exemple  la  population  agricole  française.  Son  salaire 
est  bas;  pourquoi?  Parce  qu'elle  ne  produit  pas  assez.  Partout  où  la 
production  descend,  vous  voyez  le  salaire  descendre;  partout  où  elle 
monte,  vous  le  voyez  monter.  Il  arrive  même  assez  généralement 
que  le  salaire  ne  descende  pas  aussi  vite  que  la  production  ou  qu'il 


ÉCONOMIE    RURALE.  561 

monte  plus  vite  qu'elle.  Les  salariés  agissent  par  leur  nombre,  par 
leurs  besoins,  et  font  presque  toujours  pencher  la  balance  de  leur 
côté.  Il  y  a  en  France  des  contrées,  il  y  a  partout  des  momens,  où  le 
produit  brut  est  absorbé  presque  complètement  par  les  salaires;  il 
ne  reste  rien  ou  à  peu  près  rien  pour  les  intérêts  du  capital  et  les 
profits  de  l'entrepreneur.  C'est  une  des  causes  qui  agissent  le  plus 
pour  arrêter  chez  nous  les  progrès  de  l'agriculture;  on  hésite  à  y 
consacrer  ses  capitaux  et  son  temps,  parce  que  les  salaires  absor- 
bent une  telle  part  des  produits,  qu'on  craint  de  n'être  pas  rému- 
néré de  ses  dépenses  et  de  ses  peines. 

De  même  l'alimentation  moyenne  d'un  pays  se  mesure  à  la  quan- 
tité de  matières  alimentaires  qu'il  renferme;  c'est  une  loi  toute  ma- 
thématique. Les  classes  les  plus  riches  ne  peuvent  pas  en  consommer 
plus  que  leur  part  :  l'estomac  a  ses  limites.  On  peut  même  dire  qu'en 
fait,  plus  on  est  riche,  moins  on  mange;  la  vie  calme  et  sédentaire  des 
hommes  de  salon  et  de  cabinet  exige  moins  de  nourriture  que  la  vie 
active  des  champs  ou  des  ateliers.  La  part  de  ceux  qui  se  livrent  à 
un  travail  manuel  en  devient  nécessairement  plus  grande.  Cette  har- 
monie que  la  Providence  a  établie  entre  les  ressources  et  les  besoins 
se  réalise  au  moyen  des  prix.  Comme  il  faut  que  toutes  les  denrées 
alimentaires  se  consomment,  les  prix  se  maintiennent  d'eux-mêmes 
au  taux  où  ils  doivent  être  pour  qu'elles  se  répartissent  aussi  égale- 
lement  que  possible  entre  les  consommateurs.  Quand  une  denrée 
hausse,  c'est  qu'il  n'y  en  a  pas  assez  pour  que  chacun  en  ait  sa  part; 
quand  elle  baisse,  c'est  que  la  quantité  s'accroît  de  manière  à  la 
rendre  accessible  à  un  plus  grand  nombre. 

Il  n'est  nullement  nécessaire  d'avoir  recours  à  l'apologie  du  ser- 
vage et  de  pis  encore  pour  expliquer  la  différence  d'alimentation 
que  M.  Le  Play  a  signalée  entre  certaines  populations  de  l'Orient  et 
celles  de  l'Occident;  cette  différence  s'explique  tout  naturellement 
par  la  proportion  de  la  population  et  de  la  production,  par  l'abon- 
dance et  la  fertilité  du  sol  et  par  la  nature  des  cultures. 

Si  la  moitié  seulement  des  Français  mange  du  froment,  la  cause 
n'est  pas  difficile  à  trouver  :  c'est  que  la  France  n'en  produit  pas 
assez  pour  tout  le  monde;  il  faut  de  toute  nécessité  que  l'autre  moitié 
se  nourrisse  de  seigle,  d'orge,  de  maïs  et  de  sarrazin,  parce  qu'il  n'y 
a  pas  autre  chose.  Arrangez  les  salaires  comme  vous  voudrez,  vous 
ne  changerez  rien  à  l'alimentation  moyenne,  tant  qu'il  n'y  aura  pas 
un  grain  de  froment  de  plus.  En  fait  de  viande,  nous  ne  produisons 
que  le  tiers  environ  de  ce  qui  nous  serait  nécessaire  pour  donner  à 
chacun  sa  demi-livre  par  jour.  La  conséquence  est  forcée,  un  tiers 
seulement  de  la  population  peut  en  avoir  assez.  Plus  les  ouvriers 
des  villes  en  mangent,  moins  il  en  reste  pour  ceux  des  campagnes. 

TOME  I.  36 


562  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pour  que  tout  le  monde  en  ait,  il  faut  en  faire  ou  en  importer  davan- 
tage, et  pour  en  importer,  il  faut  produire  ce  qui  doit  être  donné 
en  échange;  il  n'y  a  pas  d'autre  moyen.  En  Hongrie,  en  Espagne,  en 
Russie,  l'alimentation  peut  être  meilleure,  parce  que  la  production 
est  plus  grande  relativement  à  la  population.  Ce  surcroît  tient-il  à  la 
supériorité  de.  la  culture?  Non;  il  tient  uniquement  à  la  rareté  des 
habitans.  La  population  de  la  Russie  est  comme  densité  le  cinquième 
de  celle  de  la  France,  le  dixième  de  celle  de  l'Angleterre,  le  douzième 
de  celle  de  la  Belgique,  et  les  parties  les  plus  peuplées,  comme  la 
Pologne,  tout  en  restant  fort  au-dessous  du  reste  de  l'Europe,  le 
sont  dix  fois  plus  que  le  gouvernement  d'Orembourg.  Ce  gouverne- 
ment fait  partie  de  la  plus  fertile  région  du  monde,  le  fameux  pays 
de  terre  noire,  et  il  ne  contient  que  290  habitans  par  mille  carré; 
la  même  étendue  qui  nourrit  en  Belgique  9,200  individus,  en  Angle- 
terre 7,/iOO,  en  France  3,700,  en  nourrit  là  290.  Gomment  s'étonner 
qu'ils  jouissent  d'une  certaine  aisance?  Ne  faut-il  pas  s'étonner  au 
contraire  qu'ils  ne  soient  pas  plus  riches  et  qu'ils  ne  multiplient  pas 
davantage?  D'après  M.  Tegoborski,  la  population  s'accroît  en  Rus- 
sie de  un  pour  cent  par  an.  Aux  États-Unis,  le  seul  point  du  globe 
qui  soit  dans  des  conditions  analogues  quant  à  l'étendue  et  à  la 
fertilité  du  sol  disponible,  l'augmentation  annuelle  est  de  quatre 
pour  cent.  D'oii  vient  cette  énorme  différence?  Apparemment  de  ce 
que  le  développement  de  la  population  trouve  plus  de  facilités  aux 
États-Unis  qu'en  Russie.  On  peut  dire,  je  le  sais,  que  dans  le  gou- 
vernement d'Orembourg  l'augmentation  est  plus  rapide  que  dans 
le  reste  de  l'empire;  mais  une  supériorité  encore  plus  marquée  se 
retrouve  dans  les  parties  les  plus  fertiles  et  les  moins  peuplées  des 
États-Unis  :  l'Ohio  a  passé  en  cinquante  ans  de  Zi5,000  âmes  à  2  mil- 
lions. Or  quelle  est  la  différence  fondamentale  entre  les  États-Unis  et 
la  Russie?  Précisément  le  régime  économique  et  politique.  Dans  la 
république  américaine,  la  liberté  individuelle  avec  ses  rudesses, 
mais  avec  ses  avantages;  dans  l'empire  slave,  la  combinaison  du 
communisme  et  de  la  servitude  avec  ses  douceurs,  mais  avec  ses 
misères.  En  Europe  même,  quand  nous  comparons  l'ouvrier  de  Shef- 
field  au  serf  d'Orembourg,  nous  voyons  combien  le  système  occi- 
dental est  plus  productif.  L'ouest  du  Yorkshire  a  un  sol  des  plus 
stériles,  il  est  cent  fois  plus  peuplé  que  la  plaine  de  l'Oural,  et  la 
condition  même  matérielle  de  l'ouvrier  y  est  meilleure.  Ce  n'est  pas 
qu'à  Sheffield  l'ouvrier  soit  protégé  par  des  institutions  spéciales; 
non,  c'est  qu'il  produit  davantage.  S'il  produisait  moins,  il  aurait 
moins,  et  ici  ce  n'est  plus  l'étendue  et  la  fertilité  du  sol,  c'est  l'ac- 
cumulation du  capital  qui  fait  la  puissance  de  la  production,  elle 
est  bien  plus  indéfinie. 


ÉCONOMIE    RURALE.  563 

Avant  tout  donc,  il  faut  produire,  et  pour  produire,  il  faut  faire 
du  capital.  Voilà  ce  que  M.  Le  Play  a  trop  négligé.  S'il  avait  eu  cette 
simple  vue,  que  la  moindre  étude  des  maîtres  de  la  science  lui  au- 
rait donnée,  il  ne  se  serait  pas  égaré  dans  une  foule  d'assertions 
confuses  et  contradictoires;  son  curieux  livre  y  aurait  beaucoup  ga- 
gné. Toute  atteinte  portée  à  la  propriété  individuelle,  toute  tentative 
violente  pour  élever  la  part  des  salaires  dans  la  répartition  des  pro- 
duits, toute  institution  contraire  à  l'esprit  de  prévoyance,  à  l'épargne, 
à  la  formation  du  capital,  nuit  à  la  production,  et,  par  voie  de  con- 
séquence nécessaire,  au  salaire  et  à  la  population.  Nous  en  avons 
eu  la  preuve  en  18/i8;  nous  l'aurons  encore  toutes  les  fois  que  de 
pareilles  circonstances  se  reproduiront.  Si  par  exemple  il  était  pos- 
sible d'étendre  sensiblement  la  jouissance  en  commun  du  sol  aux 
dépens  de  la  propriété  privée,  le  châtiment  ne  se  ferait  pas  long- 
temps attendre;  une  partie  de  la  population  mourrait  de  faim.  Je 
ne  crois  nullement  que  l'extinction  progressive  de  la  misère  soit  un 
problème  insoluble,  mais  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui,  par  un  sin- 
gulier abus  de  mots,  le  socialisme,  et  en  général  tous  les  systèmes 
qui  ne  tiennent  pas  suffisamment  compte  des  nécessités  de  la  pro- 
duction, sont  les  principaux  obstacles  à  la  solution.  Elle  est  tout 
entière  dans  la  cond^inaison  de  ces  deux  moyens,  qui  au  fond  n'en 
sont  qu'un  :  accélérer  le  progrès  de  la  production,  développer  l'es- 
prit de  prévoyance;  elle  n'est  pas  ailleurs. 

Quand  cette  conviction  aura  pénétré  les  esprits,  on  marchera  vite 
vers  le  but;  pas  avant.  11  en  résultera  à  la  fois  une  grande  sécurité 
pour  les  uns  et  une  grande  patience  pour  les  autres,  puisqu'il  sera 
évident  pour  tous  que  les  commotions,  les  tentatives  de  réforme  ra- 
dicale, font  reculer  au  lieu  d'avancer  ceux  même  qui  s'y  croient  le 
plus  intéressés.  Ceci  me  rappelle,  et  c'est  par  là  que  je  veux  finir, 
deux  mots  également  justes  qui  ont  été  dits  de  notre  temps  sur  ce 
sujet  :  l'un  est  cette  parole  si  profonde  et  si  souvent  justifiée  depuis, 
de  M.  Guizot  aux  électeurs  de  Lisieux  en  18^7  :  Toutes  les  politiques 
vous  promettront  le  progrès,  la  politique  conservatrice  seule  vous  le 
donnera;  l'autre  est  la  réponse  faite  en  1848  par  un  personnage  con- 
sidérable, de  l'autre  côté  du  détroit,  à  quelqu'un  qui  redoutait  l'in- 
vasion des  idées  révolutionnaires  parmi  les  ouvriers  anglais  :  «  Non, 
dit-il,  il  n'y  a  pas  de  danger;  ils  savent  trop  d'économie  politique.  » 

Léonce  de  Lavehgne. 


LA 


STATUAIRE  D'OR  ET  D'IVOIRE 


LA  MINERVE  DE  M.  SIMART 


Quel  voyageur  n'a  point  évoqué  par  la  pensée  la  Minerve  de  Phi- 
dias au  milieu  des  ruines  silencieuses  du  Parthénon,  à  la  place 
même  où  le  colosse  a  laissé  son  empreinte  magnifique,  sous  nn  ciel 
transparent  dont  les  yeux  bleus  de  la  déesse  étaient  réputés  le  sym- 
bole, tandis  que  du  haut  de  l'Acropole  on  domine  les  lieux  les  plus  cé- 
lèbres de  la  Grèce,  tandis  que  les  souvenirs  remplissent  l'oreille  de  leur 
éloquent  murmure,  tandis  qu'avec  la  brise  on  croit  respirer  le  souffle 
du  passé?  Autour  de  vous  vivent  les  débris  des  frontons  et  des  frises; 
sur  le  portique  du  couchant,  les  cavaliers  des  Panathénées  n'ont 
point  interrompu  leur  immortelle  procession.  Ils  sont  tombés  avec 
les  trois  autres  portiques;  une  main  étrangère  les  a  ravis,  et  l'éclat 
de  leurs  marbres,  que  le  soleil  d'Athènes  ne  dore  plus,  s'éteint  cha- 
que jour  sous  les  brumes  de  l'Angleterre;  mais  à  quelques  pas,  dans 
une  mosquée  voisine  de  l'Aréopage,  sont  réunis  tous  les  moulages 
en  plâtre,  ombres  fidèles  et  saisissables  des  chefs-d'œuvre  exilés.  De 
cette  foule  créée  par  Phidias  et  ses  élèves  se  dégage  peu  à  peu  un 
type  idéal,  auquel  le  Parthénon  sert  de  piédestal.  Les  témoignages 
des  auteurs  anciens  concourent  à  lui  donner  plus  de  netteté  :  là  doit 
briller  l'or,  ici  s'arrondit  l'ivoire.  Minerve  est  debout,  vêtue  d'une 
longue  tunique.  L'égide  couvre  sa  poitrine  :  deux  pierres  précieuses 
donnent  à  son  regard  la  profondeur  et  la  lumière.  Une  des  mains 
porte  la  Victoire  aux  ailes  d'or;  l'autre  main  tient  la  lance,  auprès 
de  laquelle  se  dresse  le  serpent  Erechthée,  tandis  que  le  bouclier 


LA    STATUAIRE    d"OR    ET    d'iVOIRE.  565 

rehaussé  de  reliefs  repose  aux  pieds  de  la  déesse.  Le  casque  est  sur- 
monté d'un  sphinx  et  orné  de  griffons  sur  les  côtés. 

L'attitude  et  l'ajustement  de  la  statue  une  fois  déterminés,  l'ima- 
gination poursuit  son  effort  et  s'applique  aux  détails.  Quel  sera  le 
mouvement  des  draperies,  la  forme  du  casque,  l'expression  des 
traits,  la  disposition  de  la  chevelure?  Quelle  action  piêter  à  la  Vic- 
toire, quelle  importance  à  l'égide,  quel  caractère  au  serpent?  Alors 
on  se  prend  à  parcourir  de  nouveau  par  le  souvenir  les  musées  de 
Paris  et  de  Londres,  de  l'Allemagne  et  de  l'Italie.  Florence  ou  Rome, 
Naples  ou  la  Sicile  n'ont-elles  point  offert  tel  morceau  qui  avait  paru 
soit  une  imitation,  soit  une  réminiscence  de  Phidias?  Les  terres 
cuites,  les  bronzes,  les  vases  peints,  les  pierres  gravées,  les  mon- 
naies antiques  ont  reproduit  Minerve  sous  des  aspects  innombrables  : 
ne  trouve-t-on  nulle  part  une  copie  de  la  vierge  du  Parthénon  ?  Ne 
reconnaît-on  du  moins  dans  aucune  œuvre  un  style  voisin  du  style 
de  Phidias  et  une  beauté  digne  de  lui  être  attribuée  ?  Ainsi  se  com- 
plète un  rêve  plein  de  jouissances  téméraires  qui  se  dissipent  lors- 
qu'on essaie  de  les  communiquer.  En  face  du  papier  que  de  difficul- 
tés! que  de  scrupules!  quelle  pudeur  d'oser  prêter  à  un  tel  génie  les 
préférences  de  son  propre  goût  !  Les  poètes  nous  montrent  les  fan- 
tômes se  jouant  de  qui  les  veut  saisir  :  telle  la  Minerve  de  Phidias, 
dès  qu'on  prétend  la  décrire.  Quelques  traits  demeurent  certains  : 
les  Grecs  eux-mêmes  nous  les  ont  retracés  ;  mais  les  lignes,  les 
formes,  les  ornemens,  les  couleurs,  tout  se  dérobe;  on  obtient  à 
peine  un  crayon  décevant,  qui  ne  se  sauve  qu'en  s' entourant  d'un 
nuage. 

Une  statue  de  Phidias  ne  se  refait  pas  plus  qu'une  tragédie  perdue 
de  Sophocle,  à  l'aide  de  quelques  citations  tirées  des  auteurs.  Les 
plus  grands  sculpteurs  de  la  renaissance  eussent  succombé  devant 
une  pareille  épreuve.  Aussi,  lorsque  j'ai  appris  que  M.  le  duc  de  Luynes 
et  31.  Simart  nous  promettaient  une  image  réduite  de  la  Minerve  du 
Parthénon,  j'ai  cru  d'abord  que  ce  n'était  qu'un  détour  ingénieux  pour 
faire  accepter  au  public  la  statuaire  chryséléphantine.  Sous  un  but 
apparent,  qu'ils  savaient  bien  n'être  qu'une  chimère,  j'ai  cru  qu'ils 
cachaient  un  but  réel  et  voisin  de  l'application  pratique.  L'archéo- 
logie n'est  qu'une  érudition  stérile,  si  dans  le  passé  elle  ne  dé- 
mêle point  l'enseignement  de  l'avenir,  si  dans  le  génie  antique,  à 
côté  des  secrets,  elle  ne  cherche  point  sans  cesse  des  modèles.  Toute- 
fois ces  modèles  mêmes,  il  appartient  à  la  sculpture  de  les  mettre  en 
lumière  par  ses  effets  matériels  et  de  les  consacrer  par  l'épreuve  de 
l'exécution.  Dès  lors  Phidias  n'est  qu'un  prétexte;  c'est  la  statuaire 
elle-même  qui  est  en  jeu.  Il  ne  s'agit  plus  de  deviner  dans  tous  ses 
détails  la  pensée  du  maître  à  travers  une  nuit  de  vingt-quatre  siè- 
cles :  il  faut  retrouver  les  traditions  de  l'art  qu'il  avait  conduit  à  sa 


566  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

perfection;  il  faut  montrer  quel  est  l'éclat  de  l'or,  quelle  est  la  dou- 
ceur de  l'ivoire,  comment  leur  alliance  est  possible,  combien  elle 
est  harmonieuse;  il  faut  prouver  que  le  bronze  n'est  pas  plus  favo- 
rable aux  ondulations  des  draperies,  que  le  marbre  ne  rend  pas  avec 
plus  de  vraisemblance  les  tons  chauds  et  la  fermeté  des  chairs,  que 
les  yeux  mornes  de  nos  statues  ne  sont  point  préférables  aux  pierres 
transparentes  d'où  semble  rayonner  la  vie,  que  la  couleur  n'est  point 
interdite  à  la  sculpture,  ainsi  que  le  veulent  nos  théories  abstraites, 
mais  que  la  peinture,  soumise  à  d'idéales  conventions,  peut  con- 
courir à  un  effet  plus  complet;  il  faut  enfin,  par  une  expérience 
décisive,  forcer  nos  sens  à  des  émotions  inconnues  et  notre  jugement 
à  des  formules  moins  étroites.  Là  est  l'intérêt  suprême,  la  lutte, 
le  danger,  là  est  le  digne  emploi  d'une  munificence  princière;  Phi- 
dias est  déjà  bien  loin,  ou  plutôt  il  ne  fait  que  prêter  aux  novateurs 
le  patronage  de  son  grand  nom  et  l'autorité  des  textes. 

Est-ce  dans  cet  esprit  que  l'artiste  chargé  de  restituer  la  Minerve 
d'or  et  d'ivoire  a  conçu  son  œuvre?  Hélas!  non.  Il  a  été  érudit  plu- 
tôt qu'artiste  :  il  s'est  efforcé  de  construire  une  idole,  rien  qu'une 
idole,  et  il  a  maintenu,  autant  que  cela  était  possible,  les  traditions 
delà  sculpture  monochrome;  sa  conviction  bu  sa  prudence  a  résisté 
aux  inspirations  de  M.  de  Luynes,  qui  lui  disait  jusqu'oii  l'archéo- 
logie avait  poussé  ses  conquêtes  et  jusqu'où  l'art  pouvait  pousser 
l'audace.  Le  problème,  tel  que  je  viens  de  le  poser,  a  deux  faces, 
l'une  qui  regarde  l'avenir,  l'autre  qui  regarde  le  passé.  M.  Simart 
l'a  tourné  vers  le  passé,  c'est-à-dire  vers  les  difficultés  insolubles. 
Il  a  tenté  de  refaire  Phidias  et  il  a  renoncé  à  devenir  le  représentant 
des  idées  nouvelles,  à  frapper  les  imaginations,  à  heurter  même  le 
goût  et  à  soulever  les  tempêtes  dont  le  retentissement  s'appelle  la 
popularité.  Me  pardonnera-t-on  une  comparaison  que  notre  époque 
a  rendue  familière?  M.  Simart  est  un  conservateur  que  l'on  charge 
d'une  révolution  :  peut-être  la  révolution  se  fera-t-elle,  mais  à  son 
insu,  tant  il  en  est  innocemment  complice. 

Avant  d'entrer  dans  la  véritable  question,  il  convient  de  se  placer 
au  point  de  vue  que  l'auteur  de  la  Minerve  a  choisi.  L'intérêt  général 
de  l'art  a  été  sacrifié  :  on  ne  nous  présente  plus  qu'une  restauration 
scientifique.  Oublions,  pour  y  revenir  plus  tard,  la  sculpture  poly- 
chrome, et  voyons  d'abord  comment  le  statuaire  moderne  a  fait  re- 
vivre Phidias. 

I. 

J'ai  entendu  beaucoup  de  personnes  critiquer  les  proportions  ré- 
duites de  la  statue  de  M.  Simart.  La  Minerve  de  Phidias  avait  vingt-six 
coudées  de  hauteur,  c'est-à-dire  environ  trente-sept  pieds.  —  Espérez- 
vous,  disait-on,  qu'une  figure  cinq  ou  six  fois  plus  petite  produira  le 


LA    STATUAIRE    d'oR    ET    d'iVOIRE.  567 

même  effet?  —  Il  y  a  deux  choses  que  l'on  est  porté  à  confondre  :  la 
grandeur  relative  et  la  grandeur  absolue,  la  dimension  et  la  propor- 
tion. Telle  statue  de  cinquante  pieds  est  d'une  dimension  gigan- 
tesque, et  ses  proportions  sont  mesquines;  tel  bronze  antique  est 
d'une  proportion  grandiose,  et  n'a  pas  un  pied  de  haut.  Je  fais  appel 
aux  souvenirs  de  ceux  qui  ont  vu  le  Saint  Charles  Borromée  ou  la 
Bavaria  de  Munich  :  qu'ils  leur  comparent,  toujours  par  le  souvenir, 
le  Thésée  du  Parthénon  ou  la  Vénus  de  Milo.  Lesquels  apparaissent 
vraiment  grands,  d'une  grandeur  absolue  et  sans  limites?  La  Vierge 
de  Saint-Sixte  écrase  les  plus  vastes  compositions  de  l'école  bolo- 
naise; un  temple  grec,  qui  n'a  point  l'immensité  d'une  cathédrale 
gothique,  ne  me  paraît  point  pour  cela  moins  imposant.  L'énormité 
n'est  qu'une  fausse  grandeur  qui  frappe  d'étonnenient  plutôt  que 
d'admiration.  Les  peuples  de  l'Orient,  en  créant  des  êtres  fantasti- 
ques, ont  échappé  aux  règles  de  la  raison  :  il  était  juste  que  dans 
les  monstres  tout  fût  surnaturel,  jusqu'aux  dimensions;  mais  quand 
les  Grecs  firent  leurs  dieux  à  l'imitation  de  l'homme,  le  genre  co- 
lossal présentait  des  dangers  sur  lesquels  les  maîtres  n'ont  pu  se 
faire  illusion.  Us  n'en  obéissaient  pas  moins  au  vote  populaire  ou 
aux  croyances  religieuses  :  dès  le  temps  d'Homère,  on  considérait 
la  grandeur  matérielle  comme  l'enveloppe  nécessaire  de  la  gran- 
deur morale,  de  même  que  plus  tard  la  beauté  du  corps  parut  le 
reflet  de  la  beauté  de  l'âme.  Pour  moi,  je  suis  resté  mal  converti 
au  charme  des  colosses,  et  les  groupes  de  la  place  du  Quirinal  me 
sembleraient  encore  plus  beaux,  s'ils  étaient  moins  énormes.  Les 
récits  de  Gulliver  dans  le  pays  des  géans  ne  peuvent  manquer  de 
suggérer  sur  ce  sujet  des  réflexions  pleines  d' à-propos.  L'art  gagne 
à  exagérer  d'une  manière  idéale  les  dimensions  humaines,  mais  il 
rencontre  une  limite  qu'il  ne  franchit  point  impunément  :  cette 
limite,  je  la  crois  tracée  moins  encore  par  les  exigences  de  nos  sens 
que  par  une  loi  dont  le  secret  remonte  à  la  création.  Évidemment, 
lorsqu'une  statue  ne  doit  être  vue  que  de  loin,  comme  la  Minerve 
de  Phidias  au  fond  du  Parthénon,  la  perspective  conseille  de  grossir 
les  objets,  tandis  que  leur  image  décroît.  Tel  n'était  pas  le  cas  de 
M.  Simart;  il  a  donc  eu  raison  de  choisir  cette  heureuse  mesure,  qui 
dépasse  la  vérité  sans  dépasser  la  vraisemblance.  Une  figure  de  sept 
ou  huit  pieds  pouvait  revêtir  une  grandeur  incomparable  par  le  pres- 
tige des  proportions.  Il  est  regrettable  que  M.  Simart  n'ait  point  su 
obtenir  ce  prestige  ? 

Après  les  proportions  vient  le  style,  qui  est  le  sceau  des  œuvres 
auxquelles  est  promise  l'immortalité.  Le  style,  c'est  l'artiste  tout 
entier.  On  imite  le  style  de  Phidias  comme  on  imite  le  style  de 
Corneille  ou  de  Bossuet  :  c'est  dire  qu'on  ne  l'ionte  point,  mais  on 
en  approche.  Un  esprit  nourri  par  la  contemplation  des  sculptures 


^QS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

(lu  Pai'thénon,  qui  s'est  pénétré  de  toutes  leurs  formes,  qui  s'est 
rendu  familiers  les  principes  qu'elles  recèlent,  les  procédés  d'exé- 
cution qu'elles  trahissent,  peut  approcher  du  style  de  Phidias,  de 
même  qu'un  élève  approche  du  style  de  son  maître,  de  même  que 
les  Grecs  fabriquaient  de  faux  poèmes  orphiques,  les  sculpteurs 
d'Adrien  du  faux  éginétique,  de  même  que  nous  imitons  le  xiir  ou 
le  XV''  siècle,  et  que  certains  artistes  en  littérature  s'assimilent  les 
tours  naïfs  du  moyen  âge.  Il  est  plus  aisé,  j'en  conviens,  de  prendre 
le  ton  général  d'une  époque  que  de  s'approprier  la  manière  d'un 
seul  homme,  quand  cet  homme  s'appelle  Phidias.  Tout  le  monde  n'a 
pas  la  facilité  singulière  du  peintre  Dietrich,  qui  imitait  en  se  jouant 
les  écoles  les  plus  opposées.  Aussi  n'oserais-je  me  plaindre  parce 
que  M.  Simart  n'a  point  réussi  à  nous  rappeler  le  style  de  Phidias; 
mais  qu'il  ait  emprunté  aux  monumens  les  plus  divers  les  élémens 
de  sa  Minerve,  qu'il  se  soit  inspiré  tour  à  tour  des  monnaies  du 
siècle  des  Ptolémées  et  des  pierres  gravées  du  siècle  d'Auguste, 
qu'il  ait  confondu  les  époques  sans  autre  motif  que  la  beauté  des 
objets  ou  leur  analogie  lointaine  avec  les  descriptions  des  auteurs, 
qu'on  ait  accepté  ensuite  ce  mélange  de  styles  pour  du  Phidias,  voilà 
ce  qui  m'arrachera  les  plaintes  les  plus  vives.  C'est  Phidias  qu'il 
faut  maintenant  défendre,  c'est  le  maître  dont  la  grande  figure  n'au- 
rait point  dû  être  altérée  par  celui-là  même  qui  lui  voulait  élever 
un  monument  magnifique. 

Qui  n'a  point  été  frappé  d'abord,  en  considérant  la  Minerve  expo- 
sée au  palais  des  Beaux- Arts,  par  la  profusion  des  ornemens  ajoutés 
au  casque?  Un  sphinx  et  deux  griffons  s'étendent  sur  le  sommet  ar- 
rondi; ils  supportent  trois  vastes  panaches,  sans  légèreté  et  sans 
couleur.  Deux  tètes  d'Apollon  à  la  chevelure  rayonnante  ornent  les 
garde-joues.  Huit  chevaux,  engagés  à  mi-corps,  s'élancent  de  la 
visière;  ils  forment  un  épais  bourrelet,  plein  de  trous  et  de  saillies, 
qui  écrase  le  front  de  la  déesse  et  en  écarte  la  lumière;  les  boucles 
mêmes  de  la  chevelure,  en  or  comme  le  casque,  se  massent  avec  lui 
pour  charger  davantage  la  tête  et  le  cou  d'ivoire.  Est-ce  donc  là, 
s'est-on  demandé,  l'exquise  sobriété  du  génie  grec?  Où  est  cette  sim- 
plicité idéale  qui  se  parait  de  sa  nudité,  loin  d'appeler  le  secours 
des  vains  étalages?  Phidias  préférait-il  le  luxe  des  ajustemens  à  une 
ligne  pure  ou  à  un  contour  délicieux?  Les  auteurs  ont-ils  pu  célébrer 
un  semblable  casque?  —  Les  auteurs  parlent  d'un  casque  surmonté 
d'un  sphinx;  sur  chacun  des  côtés  était  sculpté  un  grifïbn  :  ils  n'ont 
rien  ajouté  de  plus. 

Cependant  le  goût  des  modernes  ne  s'est  point  tenu  pour  satisfait 
d'une  décoration  riche  avec  tant  de  mesure.  On  a  voulu  trouver  sur  des 
monnaies  et  des  pierres  gravées  un  type  plus  pompeux,  plus  digne 
d'être  attribué  à  Phidias.  On  ne  s'est  même  pas  refusé  à  croire,  sans 


LA    STATUAIRE    d'oR    ET   d'iVOIRE.  569 

preuves,  que  ces  monumens  offraient  une  copie  de  la  Minerve  du 
Parthénon.  M.  Quatrenière  de  Quincy  a  rendu  populaire  cette  opi- 
nion, que  M.  le  duc  de  Luynes  et  M.  Simart  ont  adoptée.  Le  premier, 
il  a  fait  concourir  à  la  restitution  de  sa  Minerve  les  tétradrachmes 
athéniens  et  l'intaille  signée  du  graveur  Aspasius.  Aucun  fait  néan- 
moins n'a  encore  permis  d'imputer  à  Phidias  des  types  créés  par  des 
époques  postérieures,  en  opposition  manifeste  avec  ses  œuvres.  Je 
me  hâte  de  dire  que  M.  Quatremère  de  Quincy  ne  connaissait  point 
les  sculptures  du  Parthénon  lorsqu'il  écrivit  son  livre  sur  le  Jupiter 
Olympien;  il  ne  les  vit  à  Londres  que  neuf  ans  plus  tard;  les  lettres 
qu'il  adressait  alors  à  Canova  montrent  avec  quelle  sincérité  il  ab- 
jura ses  préjugés  pour  se  faire  l'apôtre  de  la  lumière  nouvelle.  Il  n'y 
avait  donc  aucune  témérité  à  combattre,  ainsi  que  je  le  faisais  au 
milieu  des  marbres  d'Athènes,  les  théories  de  M.  Quatremère  sur 
Phidias.  J'ignorais  même  dans  ce  temps  quelle  entreprise  M.  Simart 
conduisait  dans  le  silence  de  l'atelier.  Si  j'ai  été  prophète  sans  le  sa- 
voir en  signalant  les  écueils  contre  lesquels  M.  Simart  devait  échouer, 
ce  n'est  pas  pour  abandonner  les  vrais  principes,  aujourd'hui  qu'ils 
viennent  d'être  confirmés  par  une  expérience  éclatante  et  par  le  sen- 
timent public. 

Soutenu  seulement  par  ses  conclusions  historiques  et  par  l'in- 
fluence secrète  de  son  époque,  M.  Quatremère  s'était  formé  de  Phi- 
dias une  idée  que  les  monumens  encore  inconnus  n'avaient  point 
contredite.  Il  lui  prêtait  un  style  voisin  de  l'archaïsme;  il  voulait 
qu'il  fût  resté  étroitement  attaché  aux  vieilles  traditions,  copiant  les 
mannequins  habillés  somptueusement  par  les  prêtres ,  s' efforçant 
d'en  surpasser  la  richesse  toute  matérielle,  n'employant  l'or  et  l'ivoire 
que  pour  arriver  plus  sûrement  à  un  luxe  étincelant.  En  un  mot,  Phi- 
dias créait  bien  des  types,  et  des  types  admirables,  mais  avant  tout 
il  fabriquait  des  idoles.  Or,  si  ces  idoles  étaient  adorées  des  artistes 
parce  qu'elles  étaient  belles,  elles  étaient  adorées  de  la  multitude 
parce  qu'elles  étaient  magnifiques,  de  sorte  que  la  condition  de  la 
toreutique  pour  M.  Quatremère,  c'est  d'arriver  par  la  magnificence 
à  la  beauté.  La  conviction  de  M.  Quatremère  est  si  forte ,  qu'elle 
l'entraîne  même  à  écarter  les  textes  les  plus  précis  pour  chercher 
dans  les  musées  une  figure  qui  réponde  à  son  idéal.  Ainsi  Pausa- 
nias  avait  dit  expressément  que  la  lAIinerve  du  Parthénon  était  vêtue 
d'une  longue  tunique  qui  lui  tombait  sur  les  pieds.  Telle,  en  effet, 
la  déesse  est  représentée  sur  les  monumens  innombrables  de  l'art 
athénien  :  elle  n'a  que  la  tunique,  et  M.  Simart  cette  fois  s'est  con- 
formé scrupuleusement  au  témoignage  de  Pausanias.  Mais  M.  Qua- 
tremère le  juge  insuffisant;  il  va  chercher  un  modèle  tout  différent 
à  la  villa  Albani,  et  choisit  une  Minerve  qui  porte,  outre  la  tunique, 
le  manteau  deux  fois  enroulé  autour  d'elle.  Il  obtient  ainsi  trois 


570  P.ETUE    DES    DEtX    MONDES. 

étages  de  draperies,  où  l'or  change  autant  de  fois  de  couleur.  De 
même,  au  lieu  de  s'en  tenir  aux  paroles  de  Pausanias  et  de  Pline, 
M.  Quatremère  emprunte  au  cabinet  de  Vienne  le  jaspe  gravé  par 
Aspasius.  Il  y  voit  une  copie  de  la  Minerve  de  Phidias,  ou  du  moins 
de  son  buste.  Est-il  déterminé  par  le  caractère  puissant  du  type, 
par  la  majesté  des  formes,  par  quelqu'une  des  qualités  héroïques 
qui  peuvent  trahir  l'inspiration  du  grand  siècle?  Non.  M.  Quatre- 
mère est  séduit  par  tout  ce  qui  nous  rendrait  au  contraire  suspecte 
la  prétendue  copie  de  Phidias,  par  l'abondance  des  ornemens  et  par 
un  style  plein  de  recherche. 

Le  hasard,  qui  préside  aux  ruines  comme  aux  découvertes,  se  joue 
souvent  de  la  science  en  confondant  les  opinions  les  mieux  établies. 
Ce  n'est  point  moi  qui  conteste  ce  que  M.  Quatremère  croyait  incon- 
testable. Je  ne  fais  que  traduire  le  muet  témoignage  des  œuvres  de 
Phidias,  révélées  depuis  quarante  ans  à  l'Europe.  Dans  cette  longue 
série  de  sculptures  que  des  mains  d'élèves  ont  en  partie  exécutées, 
où  trouve-t-on  rien  qui  ressemble  à  la  recherche  ou  à  une  richesse 
voisine  de  l'ostentation?  Où  reconnaît-on  l'asservissement  aux  anti- 
ques formules  et  la  gêne  de  la  tradition  sacrée?  ]N'y  voit- on  pas 
plutôt  une  liberté  qui  serait  infinie,  si  elle  ne  se  mesurait  elle-même? 
L'art  arrivé  à  sa  perfection  n'est  pas  seulement  indépendant,  il  est  le 
maître,  car  la  religion  demande  aux  sculpteurs  de  créer  des  types 
plus  beaux  et  de  lui  donner  des  dieux.  En  même  temps  quelle  gran- 
deur par  la  proportion  !  quel  tempérament  exquis  de  qualités  oppo- 
sées, la  force  et  la  souplesse,  la  fantaisie  et  l'étude,  la  noblesse 
et  le  sentiment,  l'austérité  et  le  charme,  une  fécondité  inépuisable 
unie  à  cette  sagesse  qui  se  résigne  parfois  à  se  répéter  plutôt  que 
d'outrer  l'originalité!  Quel  naturel  rencontrant  sans  effort  les  traits 
les  plus  saisissans!  Surtout  quel  génie  de  grâce  et  de  simplicité!  Si 
les  lieux  et  le  ciel  ont  quelque  influence  sur  l'esprit  d'un  peuple,  la 
nature  n'enseignait-elle  pas,  en  Grèce,  aux  artistes  combien  la  dis- 
tinction est  ennemie  du  luxe,  comment  les  beautés  sobres  et  la  nu- 
dité même  produisent  les  plus  vifs  effets  et  des  impressions  toujours 
neuves  ? 

Ce  caractère  éminent  du  génie  de  Phidias  ne  pouvait  disparaître 
tout  à  coup,  parce  que  l'or  se  substituait  au  bronze,  l'ivoire  au  mar- 
bre. La  matière  fait  l'artisan,  elle  ne  fait  point  l'artiste.  Un  esprit 
affecté  restera  affecté  devant  la  pierre  la  plus  grossière;  un  talent 
puissant  ne  tombe  pas  dans  la  minutie,  parce  qu'il  s'apprête  à  façon- 
ner un  lingot  d'or.  Il  est  vraisemblable  qu'à  ses  débuts  la  statuaire 
chryséléphantine  copia  trop  servilement  les  habillemens  et  les  pa- 
rures des  statues  en  bois;  elle  s'attachait  peut-être  à  en  reproduire 
la  variété,  la  profusion,  me  permettra- t-on  ce  mot?  le  clinquant.  Ce 
fut  le  rôle  de  Phidias  de  la  ramener  à  un  goût  sévère  et  au  mépris  de 


LA    STATUAIRE    1)'0R    ET   d'iVOIRE.  571 

ces  étalages  :  j'en  ai  pour  garant  la  manière  grave,  idéale,  de  celui 
que  l'antiquité  proclamait  digne  de  créer  des  dieux.  L'or  et  l'ivoire 
n'étaient  point  à  ses  yeux  des  trésors  dont  il  fallût  multiplier  les 
éblouissemens,  c'étaient  les  plus  belles  substances  où  pût  s'incarner 
la  pensée  humaine.  Pour  la  multitude,  leur  poids  dans  la  balance 
était  une  pieuse  satisfaction;  pour  l'artiste,  elles  n'avaient  que  la 
valeur  que  son  génie  leur  donnait.  Assurément  l'ivoire  ne  veut 
point  être  travaillé  comme  le  marbre,  l'or  ofire  des  ressources  que 
n'offrent  point  les  autres  métaux;  mais  la  science  qui  met  en  un 
jeu  favorable  ces  matières  précieuses  est  une  science  toute  tech- 
nique. Quant  à  la  pensée  qui  leur  donne  la  vie,  elle  demeure  ce 
qu'elle  eût  été  sous  le  bronze  ou  sous  la  pierre,  et,  lorsque  c'est  la 
pensée  du  maître  athénien,  elle  demeure  simple  et  sublime. 

Voilà  pourquoi  je  ne  saurais  me  figurer  sa  Minerve  semblable 
aux  madones  d'Italie,  accablée  d'or  et  de  joyaux.  Voilà  pourquoi 
le  style  d'Aspasius  me  paraît  tout  ce  qu'on  peut  concevoir  de  plus 
contraire  au  style  de  Phidias.  J'examinais  récemment  dans  le  cabi- 
net impérial  de  Vienne  ce  beau  jaspe,  où  un  talent  plein  de  finesse 
a  multiplié  les  difficultés  à  plaisir.  C'est  un  prodige  de  gravure 
sur  pierre,  et  les  connaisseurs  ne  sauraient  trop  le  vanter  à  ce 
titre;  mais  y  voir  un  chef-d'œuvre  de  sculpture,  y  reconnaître  les 
caractères  du  grand  art,  et  surtout  un  reflet  du  siècle  de  Périclès 
dérobé  par  l'imitation,  cela  m'est  impossible.  Loin  de  diminuer  le 
mérite  d'Aspasius,  je  le  rehausse  en  considérant  l' intaille  qu'il  a 
signée  de  son  nom  comme  une  création  originale,  et  non  comme  une 
copie.  Seulement  il  est  de  son  temps,  et  plus  il  fait  paraître  une  ha- 
bileté consommée,  plus  il  nous  avertit  qu'après  plusieurs  siècles 
l'art  grec  a  été  entraîné  bien  loin  de  ses  divines  sources,  si  loin 
qu'on  a  pu  l'appeler  l'art  alexandrin  et  l'art  romain.  Alors  les  rafn- 
nemens  d'exécution  étaient  parvenus  à  un  degré  à  peine  croyable; 
la  glyptique  notamment  fournissait  aux  rois,  et  plus  tard  aux  empe- 
reurs, des  œuvres  d'une  délicatesse,  d'une  subtilité  telles  que  ni 
Polycrate,  ni  Cimon,  ni  Périclès  n'en  avaient  possédé  d'aussi  re- 
marquables; mais  ia  largeur  du  style,  mais  le  sentiment  gran- 
diose, mais  le  modelé  puissant,  mais  ce  soufîle  propre  aux  époques 
privilégiées  et  qui  anime  tout  ce  qu'elles  produisent,  que  sont-ils 
devenus?  Je  ne  crains  point  de  paraître  un  barbare  si  j'avoue  que 
les  camées  de  Paris  et  de  Vienne,  aussi  bien  que  les  intailles  d'Aulus 
et  de  Dioscoride,  me  paraissent  bien  humbles  auprès  d'un  bas-relief 
du  Parthénon.  Cependant  ils  charment  davantage  les  connaisseurs 
par  la  rareté  de  la  matière,  par  le  travail  précieux,  par  l'intérêt 
d'un  sujet  circonscrit,  par  la  finesse  des  contours  et  la  pureté  étu- 
diée des  lignes.  On  les  manie,  on  les  regarde  à  la  loupe,  on  les  com- 
pare; ils  prêtent  à  de  savantes  dissertations;  ils  se  gravent  mieux 


572  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

dans  la  mémoire,  ainsi  que  les  petits  cadres  de  Gérard  Dow  ou 
de  Miéris.  L'attention  qu'on  est  forcé  de  leur  accorder  et  le  plaisir 
qu'ils  causent  finissent  par  faire  oublier  qu'un  abîme  les  sépare  des 
œuvres  qui  ont  assuré  à  la  sculpture  grecque  l'empire  éternel  de 
l'art;  cet  abîme,  c'est  le  progrès  continu,  qui  finit  bientôt  par  se 
changer  en  décadence.  Hélas!  l'art,  non  plus  que  la  vie,  ne  remonte 
point  son  cours  :  la  maturité  a  beau  se  charger  de  parure,  elle  ne 
se  refait  point  une  jeunesse  envolée  pour  jamais.  On  place  la  pierre 
d'Aspasius  vers  le  premier  siècle  de  l'ère  chrétienne.  Supposez-la 
plus  ancienne  encore,  remontez  jusqu'aux  Ptolémées  :  je  dirai  que  le 
siècle  des  Ptolémées  aussi  bien  que  celui  d'Auguste,  comparés  au 
siècle  de  Périclès,  sont  la  décadence. 

Des  preuves  positives  peuvent  donc  seides  permettre  de  confondre 
les  époques  et  de  demander  à  Aspasius  le  secret  de  Phidias.  Les 
auteurs  nous  apprennent-ils  qu' Aspasius  ait  copié  la  Minerve  du 
Parthénon?  Ils  ne  disent  rien  de  semblable.  —  Aspasius  était-il  Athé- 
nien? On  l'ignore.  —  A-t-il  du  moins  vécu  à  Athènes?  On  l'ignore 
également.  —  Dès  longtemps  les  artistes  grecs  s'étaient  accoutumés 
à  vivre  à  la  cour  des  rois  de  l'Orient,  puis  dans  la  Rome  des  empe- 
reurs. Non,  rien  dans  l'histoire  n'autorise  cette  conjecture,  cpii 
repose  uniquement  sur  un  rapprochement.  On  a  remarqué  que  les 
monnaies  d'Athènes  oOrent  un  type  analogue  au  type  d'Aspasius. 
Or  on  supposait  déjà  que  les  monnaies  athéniennes  reproduisaient 
la  tête  de  la  Minerve  de  Phidias.  Il  était  naturel  de  conclure  que  la 
tête  d'Aspasius  était  elle-même  une  copie. 

Les  questions  se  trouvent  ainsi  reculées,  mais  elles  ne  changent 
pas.  Quelle  preuve  a-t-on  que  les  graveurs  de  monnaies  athéniennes 
aient  répété  la  vierge  du  Parthénon?  Aucune.  —  Pourquoi  n'au- 
raient-ils pas  créé,  eux  aussi,  un  type  monétaire,  de  même  qu'on 
trouve  sur  les  monnaies  des  villes  grecques  des  types  innombrables 
de  Minerve?  Rien  ne  s'y  oppose,  et  les  chevaux  ajustés  sur  la 
visière  étaient  peut-être  destinés  à  rappeler  le  premier  quadrige 
attelé  par  Minerve.  —  Au  moins  cette  innovation  remonte-t-elle 
au  temps  de  Phidias?  Tant  s'en  faut  :  les  médailles  du  beau  siècle 
conservent  toujours  l'ancien  type,  avec  la  bouche  souriante,  l'œil 
présenté  de  face,  et  un  simple  casque  conronné  de  feuilles  d'olivier. 
11  semble  cependant  que  l'enthousiasme  excité  par  le  chef-d'œuvre 
récemment  créé  aurait  dû  plutôt  alors  se  traduire  sur  les  tétra- 
drachmes,  tandis  qu'après  un  ou  deux  siècles  d'habitude,  l'idée  de 
copier  sur  les  monnaies  la  déesse  de  Phidias  est  bien  tardive.  D'ail- 
leurs ce  nouveau  type  n'a  rien  que  de  médiocre;  la  fabrique  dénote 
une  négligence  que  ne  peuvent  s'expliquer  les  admirateurs  du  génie 
attique.  La  forme  des  lettres  ne  permet  point  de  croire  les  premiers 
coins  de  cette  fabrique  antérieurs  aux  successeurs  d'Alexandre.  Cent 


LA   STATUAIRE    d'OR    ET    d'iVOIRE.  573 

cinquante  ans  s'étaient  écoulés  depuis  Phidias  :  qu'était  l'école  de 
Raphaël  ou  l'école  de  Titien  cent  cinquante  ans  après  le  maître? 
Enfin,  si  le  casque  figuré  sur  ce  tétradrachme  répondait  aux  des- 
criptions de  Pausanias,  il  faudrait  bien  se  faire  violence  et  recon- 
naître que  Phidias  a  eu  de  tristes  interprètes;  mais  au  contraire  le 
tétradrachme  ne  présente  ni  le  sphinx  ni  les  griffons  dont  parle 
Pausanias  :  en  échange,  il  porte  deux  pégases  et  quatre  chevaux  (1), 
dont  il  ne  parle  pas. 

Laissons  une  conjecture  sur  laquelle  je  me  suis  peut-être  trop 
longuement  étendu.  On  ne  saurait  trop  regretter  que  M.  Simart 
ait  consacré  à  une  idée  malheureuse  plus  de  temps  et  de  talent  que 
n'en  eût  demandé  une  idée  simple  qui  eût  été  conforme  au  témoi- 
gnage des  auteurs,  car  je  regarde  comme  un  tour  de  force  d'avoir 
traduit  en  ronde-bosse  le  travail  minutieux  d'une  intaille.  L'es- 
prit grec,  esprit  philosophique  par  excellence,  avait  bien  compris 
les  exigences  des  différentes  branches  de  l'art.  Le  même  sujet 
était  traité  d'une  manière  souvent  opposée  par  le  peintre  ou  par  le 
sculpteur,  par  le  graveur  en  médaille  ou  par  le  graveur  en  pierre 
dure.  Quand  les  artistes  se  copiaient  les  uns  les  autres,  ils  imi- 
taient librement.  Parmi  tant  de  statues  antiques  qui  se  répètent, 
il  est  rare  de  ne  pas  trouver  des  changemens  dans  le  style,  dans 
les  gestes  et  surtout  dans  les  attributs.  A  proprement  parler,  on 
ne  copiait  point  un  chef-d'œuvre,  on  s'en  inspirait,  tandis  qu'aujour- 
d'hui nos  copies  sont  mises  au  point.  Combien  la  liberté  ne  deve- 
nait-elle pas  plus  grande,  lorsque  l'imitateur  se  proposait  en  même 
temps  de  faire  valoir  les  couches  inégales  d'un  camée,  ou  de  mon- 
trer sa  subtilité  à  creuser  la  cornaline  et  le  jaspe,  ou  d'assurer  à  son 
coin  un  beau  relief  et  un  facile  dépouillement!  C'est  ce  que  ne  con- 
sidèrent point  assez  ceux  qui  cherchent  sur  les  petits  objets  de  ce 
genre,  non  pas  seulement  des  indications,  mais  des  modèles  pour 
la  grande  sculpture.  Encore  les  indications  elles-mêmes  sont-elles 
contradictoires. 

J'ai  sous  les  yeux  une  planche  que  M.  le  duc  de  Luynes  a  bien 
voulu  me  communiquer;  il  y  a  réuni  les  monnaies  d'époques  et  de 
pays  divers,  sur  lesquelles  est  représentée  Minerve  en  pied,  portant 
une  "Victoire  dans  sa  main  étendue.  Il  est  permis  d'y  voir  une  ré- 
miniscence du  célèbre  type  de  Phidias.  Eh  bien  !  ici  la  Victoire  est 
tournée  vers  la  déesse,  là  vers  la  foule;  plus  loin  elle  se  présente 
de  face.  Tantôt  la  pointe  de  ses  ailes  est  dressée  vers  le  ciel,  tantôt 

(1)  Dans  l'intention  du  gra-veur  ancien,  la  visière  ne  devait  être  vraisemblablement 
surmontée  que  de  quatre  chevaux,  le  quadrige  panathénaïque ;  mais,  par  un  pjocédé 
familier  aux  graveurs  grecs,  il  a  supposé  sa  visière  tournée  de  trois  quarts  :  au  lieu  de 
montrer  seulement  deux  chevaux  en  profil,  il  les  montrait  tous  les  quatre.  11  ne  fallait 
donc  pas  doubler  ce  nombre  et  en  faire  huit. 


574  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

elle  est  baissée  vers  la  terre,  ou  bien  elle  offre  une  couronne,  ou  bien 
elle  étend  une  simple  guirlande  qui  doit  ceindre  le  front  de  Minerve. 
Le  serpent,  qui  se  voit  sur  la  monnaie  d'Athènes,  a  été  omis  ail- 
leurs. Les  boucliers  sont  indifféremment  à  côté  de  la  déesse,  devant 
elle,  derrière  elle,  tenus  ou  abandonnés,  décorés  au  centre  d'une  tête 
de  Méduse,  ou  tout  unis.  Ainsi  les  graveurs  de  monnaies  variaient 
un  même  motif  au  gré  de  leur  fantaisie.  Qu'était-ce  donc  lorsque 
l'artiste  maniait  une  pierre  précieuse  sur  laquelle  sa  science  voulait 
briller  sans  mesure,  et  multiplier  les  détails  tant  qu'il  y  avait  place 
pour  un  trait!  C'est  l'histoire  d'Aspasius,  qui  s'était  peut-être  inspiré 
du  tétradrachme  athénien,  comme  nos  graveurs  de  pièces  d'or  se 
sont  inspirés  en  18Zi8  des  médaillons  syracusains;  mais  lorsque  M.  Si- 
mart  a  tenté  de  copier  en  ronde-bosse  tous  les  attributs  du  casque 
d'Aspasius,  lorsqu'il  lui  a  fallu  déterminer  les  saillies,  disposer  les 
plans,  calculer  la  perspective,  agencer  onze  animaux  sur  une  tête, 
il  a  dû  rencontrer  des  difficultés  inouies.  Je  le  répète,  si  l'idée  est 
fâcheuse,  l'exécution  est  un  tour  de  force. 

M.  Simart  a  encore  emprunté  à  la  pierre  d'Aspasius  le  riche  col- 
lier qui  couvre  la  poitrine  de  sa  statue  et  les  pendans  d'oreilles.  Que 
les  écrivains  anciens  aient  négligé  de  parler  de  cette  parure,  si  tou- 
tefois Phidias  l'avait  employée,  cela  n'aurait  rien  de  surprenant. 
Cependant  ils  rapportent  tantôt  qu'on  a  volé  le  bouclier  d'or,  tantôt 
que  les  ailes  de  la  Victoire  ont  été  coupées  par  des  sacrilèges  :  il 
semble  que  des  joyaux  d'une  dimension  colossale  auraient  dû  attirer 
avant  tout  l'attention  des  malfaiteurs.  Sur  les  monnaies,  les  têtes 
féminines  portent  fréquemment  des  ornemens  de  ce  genre,  quoique 
plus  simples.  Le  collier  forme  une  transition  si  heureuse  avant  que 
le  cou  ne  soit  brusquement  tranché!  le  pendant  s'attache  si  natu- 
rellement à  l'oreille  qui  se  présente  de  face,  et  l'unit  si  bien  à  la 
courbe  du  menton  !  La  gravure  en  médaille,  selon  les  règles  que 
nous  constations  tout  à  l'heure,  gagnait  singulièrement  à  maintenir 
un  ajustement  semblable.  Cet  ajustement  convient-il  aux  statues? 
Minerve  sera-t-elle  parée  comme  Proserpine  ou  comme  Vénus?  Le 
collier  est-il  en  harmonie  avec  l'aspect  sévère  du  casque,  de  la 
lance  et  de  l'égide?  On  en  trouve  des  exemples.  Aussi  ne  verrais-je 
point  d'objection  sérieuse  à  la  restitution  de  M.  Simart,  si  là  en- 
core n'apparaissait  une  tendance  contre  laquelle  je  ne  cesserai  point 
de  protester,  le  respect  des  traditions  religieuses  substitué  au  res- 
pect de  l'art,  l'idole  habillée  que  l'on  veut  montrer  plutôt  que  le 
type  créé  par  Phidias.  M.  Simart  ressemble  à  un  panégyriste  nommé 
d'office  qui  n'est  pas  assez  convaincu  des  vertus  de  son  héros.  Son 
œuvre  paraît  nous  dire  :  «  Oui,  le  grand  sculpteur  a  sacrifié  au  goût 
de  son  temps;  oui,  il  a  cédé  aux  exigences  des  prêtres;  oui,  il  a  dû 
copier  les  mannequins  en  bois  que  les  siècles  avaient  successive- 


LA.    STATUAIRE    D  OR    ET   D  IVOIRE.  575 

ment  vénérés.  De  là  le  luxe  d'attributs,  de  là  l'excès  d'ornemens, 
de  là  les  pendans  d'oreille  et  les  colliers.  Excusez-le,  excusez-moi, 
je  suis  forcé  de  l'imiter  :  voici  ce  qu'il  avait  fait.  »  L'accent  d'une 
conviction  forte  eût  été  au  contraire  :  «  Phidias  a  imprimé  à  l'art 
grec  un  mouvement  plein  de  grandeur  et  d'audace.  L'or  et  l'ivoire 
étaient  pour  lui  des  matières  de  prédilection;  sa  pensée  y  trouvait 
le  plus  splendide  des  vêtemens.  Loin  de  les  employer  par  un  esprit 
de  servile  imitation,  il  en  faisait  sortir  des  chefs-d'œuvre  incompa- 
rables, —  dédaigneux  du  passé,  accusé  d'impiété  à  plusieurs  re- 
prises, et  ne  voulant  relever  que  d'Hésiode  et  d'Homère.  Ses  con- 
ceptions étaient  si  hautes,  que  les  Grecs,  et  plus  tard  les  Romains, 
avouaient  qu'il  leur  avait  révélé  Jupiter  et  Minerve;  elles  étaient  si 
belles,  qu'elles  apprirent  à  l'antiquité  païenne  à  adorer  la  beauté 
divinisée  avant  la  divinité  même.  » 

Me  suis-je  trompé,  ou  bien  M.  Siraart,  dans  son  désir  de  prêter 
au  style  de  Phidias  quelque  chose  d'archaïque,  n'a-t-il  pas  été  en- 
traîné en  effet  vers  la  Minerve  des  frontons  d'Égine?  Je  parle 
maintenant  du  visage  de  la  déesse;  ri  m'a  frappé  par  un  mélange 
bizarre  du  style  d'Aspasius  et  du  style  éginétique.  Le  profil  est  imité 
de  la  pierre  gravée,  les  lignes  ont  la  pureté  et  le  caractère  que  tout 
artiste  grec  rencontrait  dès  que  sa  main  était  assez  habile  pour  tra- 
duire les  modèles  dont  sa  mémoire  était  nourrie.  Voilà  bien  le  nez 
droit,  la  bouche  peu  saillante,  le  menton  fortement  accusé,  les  traits 
principaux  de  ce  type  universel  qu'offraient  à  Aspasius  des  milliers 
de  monnaies  et  de  vases,  productions  des  époques  qui  l'avaient  pré- 
cédé. Seulement  un  artiste  du  beau  siècle  eût  présenté  l'œil  un  peu 
de  trois  quarts,  afin  de  lui  donner  plus  de  grandeur  et  d'en  faire 
sentir  le  globe  arrondi;  il  eût  surtout  prolongé,  en  la  rabaissant 
davantage,  l'arcade  sourcilière,  afin  de  donner  aux  tempes  plus  de 
dégagement.  La  hauteur  du  front  nous  parait  le  signe  extérieur  de 
l'intelligence  :  les  Grecs  au  contraire  tenaient  le  front  bas,  mais  ils 
en  développaient  la  convexité;  ils  obtenaient  ainsi  sur  les  tempes  ces 
beaux  plans  où  se  joue  la  lumière,  symbole  de  la  pensée. 

Si  le  trait  m'a  semblé  emprunté  à  Aspasius,  le  modelé  m'a  rappelé 
la  Minerve  d'Égine,  une  des  richesses  du  musée  de  Munich.  Une  cer- 
taine naïveté,  un  parti  pris  de  simplification ,  la  raideur  même  des 
contours,  sans  le  sourire  éginétique  qui  tempère  la  raideur,  ont 
éveillé  en  moi  ce  souvenir.  M.  Simart  me  répondra  peut-être  que  je 
lui  prête  des  intentions  qui  n'ont  pas  été  les  siennes,  et  je  le  croirai; 
mais  pour  les  impressions  de  ce  genre  le  spectateur  est  meilleur 
juge  que  l'auteur.  Dites  à  un  compositeur  moderne  que  tel  et  tel  de 
ses  motifs  sont  imités  de  Mozart  ou  de  Haydn;  il  se  récriera,  et  ses 
protestations  seront  sincères,  car  c'est  à  son  insu  qu'il  a  pris  une 
réminiscence  pour  une  inspiration  originale.  M.  Simart  a  étudié  de 


576  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

trop  près  les  antiques  pour  n'être  point  sujet  à  des  réminiscences. 
Du  reste,  ce  n'est  point  le  lieu  d'exposer  quelle  différence  profonde 
séparait  l'école  éginétique  de  l'école  attique,  dont  Phidias  était  le 
chef:  il  me  suffit  d'avoir  indiqué  les  principes  de  l'histoire  et  de  l'art 
que  j'estime  les  véritables.  Quelques  détails  seulement  me  forcent  en- 
core ta  défendre  Phidias.  Qui  reconnaîtra  son  style,  par  exemple,  dans 
l'égide,  courte  et  sans  ampleur,  tirée  symétriquement  comme  la 
guimpe  d'une  jeune  fdle?  La  tête  de  Méduse  est  copiée  sur  les  vases 
et  les  terres  cuites,  mais  ce  monstre  grimaçant  n'avait-il  pas  été  idéa- 
lisé par  Phidias  ?  Il  me  faut  du  courage  pour  ne  pas  admirer  sans  ré- 
serve la  petite  Victoire,  car  elle  est  charmante.  Elle  est  charmante,  et 
pourtant  ce  n'est  pas  du  Phidias.  Le  torse  entièrement  nu,  la  tunique, 
que  la  saillie  des  hanches  ne  peut  déjcà  plus  retenir,  sont  contraires 
à  la  tradition  athénienne  du  beau  siècle.  Pour  les  Athéniens,  la  Vic- 
toire n'était  point  un  être  allégorique,  c'était  une  forme  différente  de 
Minerve,  c'était  Minerve  elle-même  :  elle  avait  un  temple  sous  le 
nom  de  Minerve-Victoire.  11  était  donc  naturel  qu'elle  fût  entièrement 
vêtue  :  telle  on  l'a  retrouvée  au  fronton  occidental  du  Parthénon. 
C'était  là  qu'il  convenait  de  chercher  un  modèle,  et  non  pas  en 
Sicile,  sur  les  monnaies  du  roi  Agathocle.  Le  serpent  est  beau  :  ses 
plis  sont  largement  enroulés,  son  attitude  a  quelque  chose  de  gran- 
diose et  de  mystérieux;  toutefois  Pausanias  nous  dit  que  Phidias 
l'avait  placé  auprès  de  la  lance.  Pourquoi  mépriser  de  nouveau  son 
témoignage  et  préférer  des  médailles  ou  des  bas-reliefs  qui  le  con- 
tredisent et  perdent  par  là  toute  autorité?  Partout  je  reconnais  cette 
timide  sagesse,  que  le  besoin  d'appui  a  rendue  téméraire;  les  monu- 
mens  ont  été  écoutés  plutôt  que  les  textes,  les  petits  objets  d'art 
confondus  avec  les  créations  de  la  grande  sculpture,  parce  qu'il  était 
aisé  de  les  copier  littéralement,  tandis  que  s'inspirer  uniquement 
des  sculptures  du  Parthénon  était  un  labeur  redoutable.  Aussi  est-ce 
au  nom  de  Phidias  que  l'opinion  récuse  l'œuvre  de  M.  Simart,  au 
nom  de  Phidias,  dont  les  marbres  toujours  vivans  protestent  par 
leur  muette,  mais  invincible  éloquence.  Au  nom  de  l'art,  dont  les 
espérances  ont  été  déçues,  j'aurai  peut-être  le  droit  d'être  plus 
sévère  encore. 

IL 

Nous  quittons  Phidias  et  les  secrets  que  le  temps  a  rendus  impé- 
nétrables. Les  questions  qui  intéressent  le  progrès  de  l'art  moderne 
ont  une  tout  autre  importance.  La  statuaire  qui  emploie  les  ma- 
tières précieuses  et  les  couleurs  variées,  la  statuaire  polychrome, 
était  au  fond  le  véritable  problème.  Méritait-elle  de  renaître  ou  de 
rester  oubliée?  Quelle  que  fût  la  statue,  l'effet  matériel  devait  tout 


LA   STATUAIRE    d'oR    ET    d'iYOIRE.  577 

décider;  tout  dépendait  de  l'exécution.  Par  l'exécution,  M.  Simart 
pouvait  gagner  la  plus  belle  des  batailles,  soit  qu'il  dût  faire  un  pas- 
tiche d'après  l'antique,  soit  qu'on  le  laissât  libre  de  traiter  un  sujet 
original.  Fallait-il  donner  à  l'or  tous  ses  feux,  le  rehausser  d'émaux 
et  revêtir  l'ivoire  de  teintes  conventionnelles,  ou  bien  devait-on  se 
contenter  des  nuances  adoucies  du  métal  et  des  tons  naturels  de 
l'ivoire?  Dans  les  deux  cas,  la  polychromie  était  toujours  en  jeu  :  il 
convenait  d'établir  l'harmonie  entre  des  matières  diversement  colo- 
rées; mais  assurément  M.  Simart  a  trouvé  une  solution  des  plus 
imprévues,  en  enlevant  à  l'une  et  à  l'autre  substance  sa  couleur 
propre  et  sa  splendeur. 

Je  considère  d'abord  le  visage  de  la  Minerve,  et  je  cherche  en 
vain  les  contours  moelleux  et  l'épiderme  vivant  de  l'ivoire.  Sa  fleur 
a  disparu,  sa  teinte  est  blême  ;  les  colliers  et  les  pendans  d'oreilles 
rendent  plus  sensible  encore  cette  pâleur.  Je  me  suis  rappelé  in- 
volontairement les  cadavres  de  jeunes  femmes  que  les  Allemands 
exposent  dans  leur  plus  riche  parure.  Un  premier  tort  est  d'avoir 
choisi  de  Y  ivoire  mort,  c'est-à-dire  une  défense  tombée  après  sa  ma- 
turité, tandis  que  Y  ivoire  vert,  c'est-à-dire  la  défense  arrachée  avant 
sa  complète  croissance,  est  plus  favorable  au  travail  du  sculpteur. 
Un  second  obstacle,  c'était  l'inexpérience  de  l'artiste.  La  matière  en 
effet  était  rebelle,  et  la  main  qui  la  façonnait  ne  possédait  point  la 
science  nécessaire  pour  la  dompter.  M.  Simart  n'a  point  l'habitude 
de  creuser  l'ivoire,  c'est  le  cas  de  tous  nos  artistes,  je  le  suppose. 
Les  praticiens  exercés  qu'il  a  pu  appeler  à  son  secours  ne  savaient 
eux-mêmes  travailler  que  de  très  petits  objets;  d'ailleurs  les  praticiens 
ne  font  que  ti'aduire  servilement  le  modèle  du  maître.  Or  l'ivoire  est 
une  substance  dont  le  grain,  dont  les  veines,  dont  le  poli,  exigent  des 
procédés  spéciaux,  et,  ce  qui  est  bien  supérieur  aux  procédés,  une 
intelligence  spéciale.  La  matière  ne  fait  pas  l'artiste,  disais-je  tout 
à  l'heure,  non,  pas  plus  que  la  langue  ne  fait  l'écrivain;  mais  l'écri- 
vain, selon  la  langue  dans  laquelle  il  s'exprime,  luttera  contre  des 
obstacles  différens  et  devra  deviner  des  richesses  nouvelles.  Il  y  a  eu 
dans  les  temps  modernes  des  artistes  auxquels  le  travail  de  l'ivoire 
était  familier.  Qui  n'a  vu  de  ces  christs,  d'une  dimension  déjà  nota- 
ble, que  le  xv^  et  le  xvr  siècle  ont  légués  à  notre  admiration?  Qui  n'a 
remarqué  combien  l'ivoire  est  attaqué  vigoureusement,  tourmenté 
même,  combien  le  modelé  est  plein  de  mouvement  et  de  saillies? 
Autant  que  la  vérité  le  permet,  les  contours  sont  brefs,  les  surfaces 
nombreuses  et  variées.  Le  jeu  des  muscles  est  accusé  avec  une  légère 
exagération ,  comme  dans  la  sculpture  en  bois.  Partout  la  lumière 
glisse  et  se  brise,  afin  de  pénétrer  une  substance  dont  le  tissu  serré 
la  repousse,  et  dont  l'éclat  tend  à  rapprocher  tous  les  plans.  Les 

TOME    I.  37 


578  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ivoires  antiques  qui  nous  sont  parvenus,  quand  l'épiderme  n'est  pas 
complètement  exfolié,  révèlent  aussi  un  travail  dur  qui  a  voidu  cor- 
riger la  douceur  de  l'ivoire. 

Lorsque  les  dimensions  s'agrandissent,  les  dangers  aussi  bien  que 
les  ressources  croissent  en  proportion.  Ne  faut-il  pas  à  la  fois  fouil- 
ler plus  vivement  l'ivoire  et  compter  sur  ses  effets  plus  mous,  sur 
ses  reflets  plus  larges?  Ne  faut-il  pas  forcer  le  modelé  de  peur  qu'il 
ne  paraisse  plat,  ménager  des  ombres  plus  profondes  de  peur  que 
la  lumière  ne  s'étende  avec  uniformité?  Ne  faut-il  pas  surtout  obte- 
nir cette  couleur  que  le  ciseau  sait  obtenir  du  marbre?  J'ignore  les 
procédés;  je  pose  seulement  des  questions  que  M.  Simart  ne  paraît 
point  s'être  posées  à  lui-même.  Du  moins,  s'il  a  voulu  les  résoudre, 
l'exécution  l'a  trahi.  Un  autre  sculpteur  eût  peut-être  deviné  d'in- 
spiration les  secrets  de  l'ivoire;  mais  le  plus  sage  était  d'étudier  les 
œuvres  des  maîtres,  afin  d'apprendre  comment  on  lutte  avec  la 
matière  et  comment  on  dégage  toute  sa  beauté. 

Ce  qui  est  vrai  pour  le  visage  ne  l'est  pas  moins  pour  les  bras  de 
la  Minerve.  Ils  offrent  de  bonnes  parties,  par  exemple  les  parties 
pleines  et  arrondies,  où  l'office  naturel  de  l'ivoire  concourt  à  faire 
valoir  le  talent  de  l'artiste.  Assurément  le  haut  des  bras  a  une  grâce 
pleine  d'ampleur;  leurs  attaches  avec  les  épaules  sont  puissantes 
et  d'un  caractère  vraiment  noble.  Malgré  son  indécision,  le  bras  qui 
porte  la  Victoire  a  d'heureux  contours.  Au  contraire  les  parties  où 
le  travail  est  compliqué,  où  les  détails  délicats  doivent  paraître,  les 
muscles  se  dessiner  sous  la  chair,  les  articulations  se  nouer  finement, 
tout  cela  est  vide,  paralysé,  sans  vraisemblance.  Les  mains  sont 
lourdes,  les  poignets  sans  liberté  ;  les  faces  antérieures  des  avant- 
bras  paraissent  aplanies  au  rabot  et  d'une  simplicité  toute  primitive. 
Est-ce  à  dire  que  M.  Simart  n'a  point  appliqué  les  principes  de  l'art 
qu'il  possède  si  bien?  A-t-il  commis  des  erreurs  aussi  sensibles?  Non 
certes,  quoique  l'on  ne  puisse  méconnaître  une  affectation  d'ar- 
chaïsme et  une  naïveté  éginétique  qui  n'a  rien  de  commun  avec 
Phidias  :  les  frontons  du  Parthénon  protestent  hautement.  Non,  c'est 
toujours  la  matière  qui  s'est  jouée  du  talent  qui  la  pensait  dompter. 
Approchez-vous,  tout  près,  plus  près  encore,  et  vous  distinguerez  les 
preuves  d'une  science  qui  se  dérobe  à  quelques  pas.  L'ivoire,  par 
la  délicatesse  de  ses  tons  et  la  faible  valeur  de  ses  ombres,  efface 
des  détails  que  le  marbre,  plus  fidèle,  eût  transmis.  Si  vous  pouviez 
atteindre  au  visage  de  la  déesse,  vous  reconnaîtriez  que  le  nez  a 
assez  de  saillie,  que  la  bouche  est  bien  creusée,  que  les  paupières 
sont  étoffées  et  moelleuses.  Qui  sait?  le  front,  de  loin,  semblait  plat; 
peut-être  reprendrait-il  aussi  la  proéminence  qu'il  a  d'ordinaire  sur 
les  bustes  antiques,  d'autant  que  les  huit  chevaux  du  casque  l'écra- 


LA    STATUAIRE    d'oR    ET    d'iVOIRE.  579 

sent  en  condamnant  à  une  triste  obscurité  le  siège  de  la  pensée. 

Qu'une  première  expérience  ait  été  contraire  à  M.  Simart,  rien  de 
plus  naturel.  Les  bons  juges  étaient  tout  disposés  à  oublier  une  exé- 
cution inégale,  à  la  condition  que  l'elîet  général  de  l'œuvre  répondît  à 
leur  attente.  Quel  est  l'effet  de  l'ivoire?  Quel  charme,  quelle  richesse 
nouvelle  prôte-t-il  à  la  statuaire?  Pourquoi  l'antiquité  le  préférait- 
elle  au  marbre?  Ce  n'était  point  une  suîjstance  tellement  précieuse, 
que  sa  cherté  seule  la  fît  offrir  aux  dieux,  surtout  si  l'art,  ce  dieu 
suprême  de  la  Grèce,  en  eût  réprouvé  l'usage.  L'ivoire  était-il  plus 
propre  à  recevoir  les  nuances  idéales  de  la  polychromie,  ou  bien  sa 
couleur  même  paraissait-elle  approcher  des  tons  de  la  chair  et  de  sa 
pâleur  dorée?  car  M.  Simart  pouvait  opter  entre  ces  deux  systèmes. 

Le  parti  le  plus  hardi,  le  plus  favorable  peut-être  aux  progrès  de 
la  science,  c'était  de  colorer  l'ivoire.  M.  Simart  eût  repoussé  ces 
couleurs  vraies  qui  copient  la  nature;  l'imitation,  quand  elle  arrive 
à  l'exactitude  des  figures  de  cire,  n'excite  que  le  dégoût.  11  eût  choisi 
des  teintes  de  convention  parce  que  l'art  est  quelque  chose  de  plus 
que  la  nature,  des  teintes  d'une  épaisseur  inappréciable,  afin  de  ne 
point  nuire  aux  formes,  d'une  vigueur  ou  d'une  finesse  de  ton  cal- 
culée, afin  de  les  faire  valoir  :  il  eût  protégé  par  cette  cire,  que  les 
procédés  encaustiques  rendent  plus  pénétrante,  l'épiderme  d'une 
substance  animale  qui  se  dégradera  promptement.  Déjà,  si  toute- 
fois je  ne  me  suis  point  fait  illusion,  une  fente  menace  de  se  décla- 
rer sur  le  cou  de  la  Minerve.  Une  grande  surface  d'ivoire  jaunit  par 
places,  se  salit,  s'écaille.  Les  Grecs  prenaient  des  précautions  inouies 
pour  conserver  les  statues  de  ce  genre.  Ils  les  entouraient  d'eau  de 
peur  que  la  sécheresse  ne  les  fit  éclater,  d'huile  de  peur  que  l'humi- 
dité des  lieux  marécageux  ne  hâtât  leur  décomposition.  La  couleur, 
ce  voile  éclatant  qu'ils  appliquaient  au  marbre  de  leurs  temples,  ne 
serait-elle  pas  un  secours  aussi  efficace?  Otera-t-elle  beaucoup  au 
prix  de  l'ivoire,  dont  on  sentira,  à  travers  l'enduit  subtil,  briller 
l'éclat  harmonieux  et  la  douceur  charmante?  J'en  appelle  aux  pein- 
tres de  miniatures.  Dès  lors  les  lèvres,  les  joues,  que  le  bronze  an- 
tique lui-même  savait  quelquefois  laisser  rougir,  les  sourcils,  dont 
l'absence  est  une  difformité,  ne  se  pourraient-ils  distinguer  par  un 
trait  plus  vif,  et  les  yeux  bleus  ne  cesseraient-ils  pas  de  paraître 
deux  taches  sur  la  blancheur  du  visage?  En  un  mot,  car  je  ne  puis 
énumérer  ici  tous  les  problèmes  de  la  statuaire  polychrome,  M.  Si- 
mart avait  une  occasion  unique  d'éclairer  son  siècle  sur  cette  ques- 
tion tant  débattue.  La  science  n'a  que  des  affirmations  timides,  parce 
que  souvent  les  preuves  lui  échappent.  L'art  peut  tout  oser,  parce 
qu'il  a  une  démonstration  décisive  :  une  belle  œuvre.  Textes  an- 
ciens, témoignages  des  voyageurs,  monumens  retrouvés  sous  le  sol, 


580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

temples  peints,  statues  peintes,  terres  cuites  et  vases  couverts  de 
couleur,  Pompéi  et  Herculanum,  qui  ne  sont  qu'une  immense  pein- 
ture, l'art  de  l'Egypte  et  de  l'Asie  qui  précède  l'art  grec,  l'art  byzan- 
tin qui  le  continue,  tout  a  été  produit  par  les  savans,  mais  le  goût 
moderne  ne  s'est  point  laissé  fléchir.  Le  public,  j'entends  le  public 
d'élite,  est  demeuré  incrédule  ou  railleur.  Nos  théories  abstraites  sur 
les  trois  branches  de  l'art  nous  défendent  de  les  confondre,  et  l'on 
craint  la  peinture  appliquée  par  l'architecte  ou  par  le  sculpteur.  On 
ose  railler  le  goût  des  anciens,  de  nos  maîtres  en  toutes  choses;  on 
]ie  peut  se  figurer  que  la  forme  et  la  couleur  aient  pu  s'unir  par  une 
convention  idéale;  on  nie  qu'il  y  ait  jamais  eu  là  un  principe  de 
beauté.  Ce  sont  les  sens,  en  effet,  qui  nous  persuadent  la  beauté  :  il 
appartient  donc  au  sculpteur  d'éprouver  les  sens  par  un  spectacle 
qu'ils  ne  connaissent  point  encore.  Plus  il  est  commandé  aux  savans 
d'être  réservés,  plus  il  est  permis  au  sculpteur  d'être  téméraire  et 
de  séduire  les  esprits  qu'ils  n'ont  pu  convaincre.  La  Canéphore  en- 
voyée à  l'exposition  universelle  par  M.  Wolff,  de  Berlin,  n'a  rien  qui 
doive  décourager.  Malgré  sa  petite  proportion,  malgré  la  médiocrité 
des  draperies  dorées,  malgré  la  place  défavorable,  je  n'ai  point  re- 
marqué qu'on  s'y  arrêtât  sans  plaisir.  Lu  buste  de  jeune  fille  peint 
que  possède  le  musée  de  Lille  a  môme  paru  si  beau,  qu'on  n'a  pas 
craint  de  l'attribuer  à  Léonard  de  Vinci. 

Le  second  parti  qui  s'offrait  à  M.  Simart  était  moins  périlleux; 
n'excitant  point  d'orages,  il  promettait  un  succès  assuré.  C'était  de 
maintenir  les  traditions  de  la  sculpture  monochrome  et  de  complaire 
aux  habitudes  de  notre  goût.  Nous  voulons  (ce  principe  est  plus 
philosophique)  que  la  sculpture  ne  s'attache  qu'à  la  forme,  qu'elle 
fasse  complètement  abstraction  de  la  couleur,  de  même  que  le  na- 
turaliste, lorsqu'il  classe  son  herbier,  ne  regarde  point  si  les  cou- 
leurs ou  les  parfums  de  ses  plantes  se  sont  évanouis.  On  s'accom- 
modait du  mélange  de  l'ivoire  et  de  l'or  par  respect  pour  l'antiquité, 
qui  force  sur  ce  point  toutes  les  croyances.  On  allait  plus  loin  :  l'ima- 
gination cherchait  dans  ce  mélange  une  heureuse  harmonie;  les 
teintes  jaunissantes  de  l'ivoire  devaient  se  marier  délicieusement 
avec  les  blonds  reflets  de  l'or.  Là  encore  la  tyrannie  de  nos  idées 
trouvait  à  se  satisfaire;  les  matières  différaient  par  leur  richesse 
bien  plutôt  que  par  leur  couleur.  Aussi  M.  Quatremère,  dans  le  des- 
sin qu'il  a  publié  de  la  Minerve,  applique-t-il  sur  les  chairs  une 
teinte  jaune  et  presque  dorée.  Le  sculpteur  ne  pouvait  faire  ressortir 
de  l'ivoire  tous  ses  effets  qu'en  le  frottant  vigoureusement,  en  le 
traitant  par  les  procédés  encaustiques,  en  employant  peut-être  la 
cire,  en  demandant  à  l'expérience  des  praticiens  les  secours  les  plus 
énergiques. 


LA    STATUAIRE    d'oR    ET    d'iVOIRE.  581 

Auquel  des  deux  systèmes  s'est  arrêté  M.  Simart?  —  A  aucun,  si 
l'on  en  croit  les  apparences,  car  non-seulement  il  n'a  point  appliqué 
à  l'ivoire  les  teintes  variées  de  la  polychromie,  non-seulement  il  n'a 
point  profité  de  son  éclat  et  de  ses  vertus  naturelles,  mais  il  lui  a 
enlevé  la  couleur  qui  lui  est  propre  et  l'a  rendu  méconnaissable. 
Les  morceaux  sont  magnifiques,  du  plus  grand  prix,  et  cependant 
l'aspect  est  pauvre.  Loin  d'être  frappé  par  la  qualité  de  la  matière, 
on  hésite.  Est-ce  du  stuc?  est-ce  une  composition?  est-ce  du  bois 
de  Spa  ?  entendais-je  se  demander  autour  de  moi  des  personnes  non 
averties.  La  naïveté  satirique  de  ces  questions  prouve  combien 
l'ivoire  a  été  défiguré.  Déjà  le  principe  d'exécution,  au  lieu  d'en  faire 
valoir  les  ressources,  les  avait  annulées.  Il  restait  à  en  éteindre  les 
tons  brillans  et  voluptueux  :  par  un  malheur  inexplicable,  ils  ont 
été  éteints.  Comparez  à  la  Minerve  les  ivoires  que  je  citais  plus  haut. 
Telles  n'étaient  point  les  intentions  de  M.  Simart,  qui  en  doute? 
mais  l'effet,  comme  Galatée,  a  ses  caprices  et  ses  fuites,  et  l'effet  l'a 
cruellement  déçu  :  tant  il  est  vrai  qu'il  n'y  a  rien  de  plus  funeste  aux 
novateurs  que  l'excès  de  prudence.  Il  fallait  oser  et  non  pas  craindre  : 
dans  la  témérité  seule  était  le  succès.  Du  reste,  autant  la  critique 
se  modère  lorsqu'elle  ne  peut  causer  qu'un  chagrin  inutile,  autant 
ses  instances  doivent  être  vives  lorsqu'elle  entrevoit  un  résultat. 
L'ivoire  de  la  Minerve  pourrait-il  encore  être  travaillé  dans  un  es- 
prit différent?  Je  Fignore,  mais  assurément  sa  surface  se  prêtera  à 
tous  les  essais,  qu'on  veuille  dégager  la  splendeur  qui  lui  est  propre 
ou  recourir  k  des  couleurs  étrangères.  La  science  peut  donc  toujours 
supplier  les  artistes  de  mettre  à  l'épreuve  ses  théories,  de  les  con- 
fondre peut-être,  mais  au  moins  d'instruire  nos  sens,  puisque  nous 
constituons  nos  sens  les  arbitres  de  la  vérité.  Je  ne  doute  point  que 
M.  de  Luynes,  aujourd'hui  que  la  statue  est  entre  ses  mains,  ne  la 
fasse  revêtir  de  teintes  brillantes  et  idéales.  Nous  saurons  enfin  si 
la  polychromie  n'est  qu'un  goût  grossier,  digne  des  civilisations 
dans  l'enfance,  ou  si  c'est  un  principe  d'un  ordre  supérieur,  qui  veut 
que  la  couleur  soit  le  charme  de  la  forme  et  la  lumière  de  la  beauté. 

Si,  des  parties  nues,  qui  sont  re[)résentées  par  l'ivoire,  nous  pas- 
sons à  l'examen  des  draperies,  qui  sont  représentées  par  l'or,  la 
même  déception  nous  attend.  L'or  n'est  plus  de  l'or;  une  timidité 
savante  est  parvenue  à  en  étouffer  tous  les  feux.  La  longue  tunique 
paraît  grise  et  comme  eftacée;  ses  tons  sont  parfois  ceux  de  la  pierre, 
ses  reflets  appartiennent  à  l'argent  plutôt  qu'à  l'or.  Les  accessoires 
seuls,  le  bouclier,  le  casque,  les  ailes  de  la  Victoire,  sont  d'un  ton 
franc,  comme  pour  mieux  écraser  le  vêtement  principal.  Je  ne  sau- 
rais ici  alléguer  l'inexpérience  de  l'artiste  :  il  a  voulu  évidemment 
détruire  l'éclat  du  métal,  car  jiartout  un  travail  à  la  pointe  hache 


582  REVUE   DES    DEUX   MONDES. 

les  surfaces  de  la  tunique.  Les  rayons  du  jour  ne  trouvent  point  les 
contours  polis  sur  lesquels  ils  aimeraient  à  se  jouer;  ils  sont  brisés 
par  mille  traits  qui  les  absorbent;  les  ombres  projetées  par  les  sail- 
lies n'ont  plus  elles-mêmes  ni  transparence  ni  valeur.  Bien  plus,  les 
ornemens,  qui  devraient  se  détacher  sur  le  bas  de  la  tunique  en 
guise  de  légère  broderie,  disparaissent  sous  le  réseau  que  le  burin 
a  creusé.  N'était-ce  pas  le  cas  cependant  de  se  rappeler  que  Phidias 
avait  semé  la  draperie  de  son  Jupiter  Olympien  de  lis  et  de  fleurs  de 
toute  espèce?  Ces  fleurs  n'étaient-elles  point  rehaussées  de  couleur, 
de  même  que  la  mosaïque  byzantine,  si  pleine  de  traditions  grecques, 
disposait  ses  peintures  sur  des  fonds  d'or?  Etait-ce  trop  risquer  que 
d'imiter  par  des  émaux  une  broderie  délicate?  Pour  cela,  il  est  vrai, 
l'or  devait  laisser  éclater  toute  sa  splendeur.  «  L'or,  s'écriait  Pindare, 
est  comme  un  feu  brillant  qui  resplendit  à  travers  les  ténèbres  !  )> 
La  statue  de  M.  Simart  justifie  mal  un  tel  enthousiasme;  elle  nous 
ferait  plutôt  comprendre  la  figure  hardie  dont  se  sert  le  prophète  des 
Lamentations  :  «Comment  l'or  s'est-il  changé?  comment  a-t-il  perdu 
sa  belle  couleur?  »  Vous  n'aviez  pourtant  qu'à  demander  à  l'indus- 
trie moderne  ses  secrets  pour  appliquer  les  dorures  les  plus  variées, 
de  même  que  Phidias  employait  les  teinturiers  en  or  nommés  par 
Périclès  dans  son  discours  au  peuple.  Aussi  la  tunique,  chaste  voile 
des  formes,  devait -elle  être  un  tissu  de  lumière,  tandis  que  les 
accessoires  recevaient  un  ton  moins  vif.  Des  ors  brunis,  je  suppose, 
plus  favorables  au  mélange  du  bronze  dont  nous  parle  Pline,  com- 
posaient les  armes;  des  ors  verts,  le  serpent  ou  la  Victoire;  l'or  des- 
tiné à  l'égide  sortait  plus  rouge  des  fourneaux,  puisque  primitive- 
ment l'égide  se  peignait  de  vermillon ,  si  toutefois  je  comprends 
bien  le  témoignage  d'Hérodote.  Enfin,  sans  prétendre  déterminer  la 
valeur  des  difl"érentes  parties,  on  peut  pressentir  que  leurs  rapports 
étaient  réglés  par  un  calcul  exactement  opposé  au  calcul  de  M.  Si- 
mart, le  motif  principal  jetant  tout  son  éclat,  tandis  que  les  orne- 
mens n'avaient  qu'un  éclat  secondaire,  propre  à  rehausser  le  motif 
principal.  Mais  surtout,  on  ne  saurait  trop  le  redire,  que  l'or  reste 
de  l'or!  Pourquoi  l'employer,  si  vous  ne  voulez  cp'en  gâter  la 
richesse  et  en  éteindre  les  clartés? 

D'ailleurs  ce  qui  est  vrai  pour  l'ivoire  ne  l'est  pas  moins  pour  le 
plus  précieux  des  métaux.  L'or  exigeait  bien  moins  des  procédés 
particuliers  qu'une  intelhgence  particulière.  Il  fallait  comprendre  sa 
nature,  les  avantages  ou  les  difficultés  qu'elle  ofî"rait;  il  fallait  ne 
point  le  travailler  comme  le  bronze  ou  comme  le  marbre.  Les  Grecs, 
qui  avaient  poussé  l'analyse  dans  les  arts  jusqu'au  raffinement, 
savaient  parfaitement  que  les  principes  d'exécution  varient  selon  la 
matière,  parce  que  les  difficultés  sont  inégales,  encore  plus  les  res- 


LA   STATUAIRE    d'oR    ET    d'iVOIRE.  583 

sources.  Les  draperies  surtout  n'étaient  point  traitées  de  la  même 
manière  par  le  sculpteur,  quand  le  modèle  devait  être  copié  en  mar- 
bre ou  moulé  en  bronze.  Le  bronze  permettait  plus  de  mouvement, 
des  plis  fins  et  répétés,  des  jets  hardis,  des  sinuosités  profondes, 
au  point  qu'on  démontrerait  aisément,  devant  tel  antique  des  musées 
de  l'Europe,  cfue  c'est  la  copie  en  marbre  d'un  chef-d'œuvre  en 
bronze.  Qu'était-ce  donc  lorsque  l'or  se  présentait  à  son  tour!  Le 
sculpteur  ne  devait -il  pas  redoubler  d'efforts  pour  tirer  parti  de 
son  essence  fine  et  ductile?  N'imaginait-il  pas  un  système  de  plis 
différens?  Ne  cherchait-il  pas  à  multiplier  la  lumière  par  des  jeux 
compliqués,  à  briser  ses  rayons  pour  les  rallumer  plus  vifs,  à  mé- 
nager les  ombres  et  les  oppositions  ?  Sans  déroger  à  sa  grande  ma- 
nière, Phidias  ne  savait-il  pas  donner  au  métal  une  souplesse  cha- 
toyante pour  en  tirer  les  effets  les  plus  magnifiques?  Aussi,  à  la 
place  de  M.  Simart,  n'aurais-je  emprunté  mes  drapeiies  ni  aux 
vierges  des  Panathénées,  ni  aux  caryatides  du  temple  d'Erechthée. 
Les  unes  et  les  autres  sont  drapées  avec  une  fermeté  et  une  tenue 
droite  que  commandait  le  sentiment  de  l'architecture.  Les  caryatides 
surtout  ont  un  caractère  monumental  :  les  plis  de  leur  tunique  tom- 
bent sur  le  sol  comme  les  cannelures  d'une  colonne.  Je  me  serais 
inspiré  de  l'admirable  groupe  des  trois  Parques,  enlevé  par  lord 
Elgin  au  fronton  oriental  du  Parthénon.  Jamais  l'art  n'a  rendu  le 
vêtement  avec  plus  d'abondance,  de  mouvement,  de  délicatesse,  de 
couleur,  j'entends  cette  couleur  qui  jaillit  du  ciseau.  C'est  dans  un 
tel  esprit,  qui  n'exclut  point  une  simplicité  chaste,  que  l'or  voulait 
être  traité.  Au  contraire  M.  Simart  a  prodigué  aux  ornemens  l'éclat, 
la  vigueur,  la  richesse;  là  seulement  l'or  a  toute  sa  chaleur,  tandis 
que  les  parties  essentielles  sont  d'une  facture  monotone,  d'un  aspect 
froid,  condamnées  aux  tons  blafards.  La  tunique  n'est  rien  moins 
qu'un  tissu  d'or  et  de  lumière;  on  ne  saurait  dire,  selon  l'expression 
naïve  des  contes  de  fées,  qu'elle  est  de  la  couleur  du  soleil.  Le  métal 
est  à  peine  reconnaissable,  si  pâle  qu'il  se  refuse  aux  sourires  de  la 
lumière  et  l'absorbe  tristement.  L'artiste  a  brisé  lui-même  le  rameau 
d'or  et  renoncé  à  ses  prestiges. 

La  liste  est  longue  des  causes  compromises  par  ceux-là  mêmes 
qui  les  voulaient  rendre  populaires.  On  ne  saurait  affirmer  que 
M.  Simart  ait  échappé  à  un  danger  semblable.  S'il  n'a  point  décou- 
ragé le  petit  nombre  de  juges  que  M.  Quatremère  avait  dès  long- 
temps gagnés  à  la  statuaire  polychrome,  si  leur  imagination  charmée 
n'a  point  cédé  aux  impressions  des  sens,  le  public  a  passé  froide- 
ment. On  lui  a  nommé  Phidias,  il  s'est  incliné,  mais  en  reléguant 
au  nombre  des  fantaisies  somptueuses  du  paganisme  une  œuvre  où 
il  ne  reconnaissait  point  la  marque  saisissante  de  l'art  qui  n'a  point 


584  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  date  et  qui  ne  vieillit  jamais.  La  Minerve  est  une  aime  que  re- 
tournent déjà  contre  les  savans  ceux  qui  font  passer  avant  la 
science  le  goût  de  leur  temps.  La  beauté  manifeste  pouvait  senle 
leur  ouvrir  violemment  un  horizon  inconnu,  car  c'est  par  les  sens 
et  non  par  l'esprit  qu'ils  se  transportent  au  point  de  vue  du  passé. 
La  générosité  de  M.  de  Luynes  sera  citée  dans  l'histoire  de  l'archéo- 
logie au  XIX*  siècle;  j'espérais  que  la  statue  elle-même  serait  mémo- 
rable dans  l'histoire  de  l'art  par  l'influence  qu'elle  aurait  exercée. 
Or,  en  matière  d'art,  l'influence  d'une  idée  n'est  réelle  qu'autant 
qu'elle  se  traduit  dans  la  pratique  :  on  ne  loue  pas  seulement  un 
vrai  modèle,  on  l'imite. 

J'espérais  que  M.  Simart  aurait  des  imitateurs,  je  veux  garder 
cet  espoir;  M.  Simart  lui-même  trouvera  l'occasion  de  prendre  une 
revanche  éclatante,  fort  de  l'expérience  qu'il  ne  devait,  par  une  loi 
suprême,  acquérir  qu'à  ses  dépens.  La  statuaire  polychrome,  perdue 
depuis  tant  de  siècles,  mérite  d'être  reconquise.  Ses  magnificences 
ne  sont  point  un  jeu  dispendieux;  elles  ont  leur  application  dans 
nos  mœurs,  et  l'industrie  moderne  nous  assure  qu'elles  ne  seront 
point  une  ruine.  Quand  je  dis  que  la  statuaire  polychrome  est  per- 
due, je  me  trompe  :  elle  existe,  elle  n'a  jamais  cessé  d'exister;  ses 
vraies  traditions  se  sont  seules  perdues  entre  les  mains  mercenaires 
auxquelles  on  les  abandonne.  Ce  serait  écrire  un  livre  que  de  ra- 
conter la  longue  décadence  d'une  branche  de  l'art  que  les  Grecs 
avaient  portée  à  sa  perfection.  Les  sanctuaires  antiques  peu  à  peu 
remplis  de  dieux,  les  artistes  réduits  à  des  travaux  moins  glorieux, 
puis  bientôt,  à  Rome,  soumis  au  caprice  des  particuliers;  les  bustes  de 
marbres  divers  et  d'albâtre  que  l'on  a  découverts  en  Italie;  les  trans- 
formations de  l'art  byzantin,  la  révolution  qu'y  introduisit  la  secte 
des  iconoclastes;  les  métaux  précieux  employés  par  la  peinture  à 
son  tour,  qui  habillait  d'or  et  d'argent  ses  figures  sacrées;  les  admi- 
rables produits  de  la  toreutique  vénitienne  et  florentine;  le  goût 
nouveau  des  maîtres  de  la  renaissance,  qui,  voyant  les  antiques 
sortir  du  sol  sans  les  ornemens  que  le  sol  avait  consumés,  ne  vou- 
laient plus  que  des  statues  monochromes;  la  prédominance  absolue 
de  ce  principe,  qui  conduit  enfin  la  sculpture  moderne  au  culte  de 
la  forme  abstraite  et  à  la  haine  de  la  couleur,  —  il  faudrait  parcourir 
à  loisir  toutes  ces  phases  de  l'histoire  :  je  ne  puis  que  les  indiquer 
au  souvenir  de  ceux  qui  ont  réfléchi  sur  l'art.  Regardons  uniquement 
autour  de  nous;  ne  remarquons-nous  pas  que  la  statuaire  polychrome 
persiste  malgré  le  mépris  des  sculpteurs?  Elle  a  été  conservée  par 
le  christianisme,  qui,  en  effaçant  les  superstitions  païennes,  a  gardé 
tant  de  traditions  de  l'art  païen. 

Les  chrétiens  d'Orient  mêlent  encore  aujourd'hui  la  peinture  et 


LA   STATUAIRE    d'oR    ET    d'IVOIRE.  685 

la  toreiitique.  Les  images  de  la  Vierge  et  des  saints  ont  la  tête  et  les 
mains  peintes.  Pour  figurer  la  draperie,  on  cloue  une  feuille  d'or  ou 
d'argent;  les  plis  sont  rendus,  soit  par  un  travail  au  repoussé,  soit 
par  les  traits  du  burin.  Le  front  est  ceint  d'une  couronne  de  métal 
rehaussée  parfois  de  pierres  brillantes.  L'église  est-elle  pauvre,  le 
cuivre  et  le  fer -blanc  prennent  la  place  de  métaux  trop  coûteux. 
Ainsi,  en  proscrivant  la  statuaire  qui  avait  forgé  les  faux  dieux  de 
l'antiquité,  le  culte  byzantin,  par  une  confusion  singulière,  trans- 
portait dans  la  peinture  le  luxe  de  la  sculpture  et  le  relief  de  ses 
ajustemens.  La  religion  catholique  avait  condamné  les  fureurs  des 
iconoclastes  :  elle  a  présenté  sans  crainte  à  la  vénération  des  fidèles 
les  statues  des  personnages  sacrés.  Dans  les  centres  privilégiés,  les 
grands  artistes  ont  été  appelés,  et  leur  influence  a  fait  triompher  la 
sculpture  monochrome;  mais  dans  les  sphères  plus  modestes  du 
culte,  la  polychromie  s'est  maintenue.  Il  n'est  pas  besoin  d'aller 
jusqu'en  Italie  ni  jusqu'en  Sicile,  où  les  imaginations  aiment  la  cou- 
leur et  veulent  être  enivrées  par  l'éclat  extérieur  des  cérémonies. 
Restons  à  Paris;  dirigeons-nous  vers  la  cathédrale  ou  vers  l'église 
de  Saint-Sulpice;  cherchons  dans  les  rues  voisines  les  magasins  où 
se  vendent  tous  les  objets  nécessaires  au  culte.  Les  vases  les  plus 
simples  s'y  trouvent  à  côté  des  œuvres  les  plus  magnifiques,  les 
produits  de  la  toreutique  à  côté  de  la  sculpture  polychrome.  Voici 
les  tabernacles,  les  ostensoirs,  les  candélabres,  où  l'or,  l'argent,  le 
cuivre,  l'émail,  les  pierres  brillantes  sont  habilement  mélangés.  Voici 
des  statues  de  toute  grandeur  et  de  tout  prix,  en  plâtre,  en  stuc,  en 
bronze,  en  bois;  le  curé  de  campagne  n'y  cherchera  point  en  vain 
une  sainte  Vierge  ou  un  saint  Joseph  à  la  mesure  de  ses  humbles 
ressources.  Les  draperies  sont  entièi-ement  dorées;  les  mains  et  le 
visage,  le  corps  du  Christ  enfant  sont  peints  à  l'imitation  de  la  chair; 
les  yeux,  les  lèvres,  les  sourcils,  la  barbe,  sont  distingués  par  les 
couleurs  qui  leur  sont  propres  dans  la  nature.  Tout  cela  est  bien 
naïf  et  même,  je  l'avoue,  bien  grossier;  c'est  la  polychromie  retom- 
bée dans  son  enfance.  Pourquoi?  Parce  que  les  artistes  l'ont  reje- 
tée, parce  que  les  moins  haJjiles  qui  l'ont  recueillie  ont  laissé  les 
traditions  s'altérer  d'âge  en  âge;  l'art  est  devenu  un  métier.  Si  vous 
démêlez  çà  et  là  un  modèle  plus  heureux,  ce  sera  l'œuvre  de  quel- 
que élève  de  l'école  des  Beaux-Arts  :  il  gagnait  par  un  travail  ho- 
norable l'argent  nécessaire  à  ses  études.  A-t-il  eu  le  prix  de  Rome, 
est-il  devenu  célèbre?  Il  sourit  en  parlant  des  travaux  qui  lui  ont 
donné  le  pain  et  la  patience,  ou  même  il  n'en  parle  plus. 

Il  y  a  là  cependant  une  source  de  beautés  inconnues  :  c'était  cette 
source  tarie  depuis  des  siècles  que  M.  Simart  était  appelé  à  rouvrir. 
Les  magnificences  de  la  toreutique  veulent  pour  abri  les  palais  et  les 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sanctuaires.  Les  palais  sont  rares  dans  notre  pays,  et  l'état  seul  pour- 
rait encourager  un  luxe  aussi  délicat.  Les  églises  au  contraire,  avec 
leurs  nombreuses  chapelles,  leur  décoration,  leurs  vitraux,  offriront 
un  cadre  favorable  h  la  sculpture  coloriée  dès  le  jour  où  les  sculp- 
teurs voudront  la  relever  jusqu'à  eux.  L'industrie  a  des  procédés 
pour  appliquer  l'or  avec  économie  sur  les  matières  les  plus  viles,  et 
les  teintes  qu'elle  obtient  ne  sont  pas  moins  variées  que  les  alliages 
des  anciens.  L'ivoire  n'effraie  point  par  son  prix,  surtout  quand  les 
statues  ne  sont  point  colossales  et  quand  la  chasteté  chrétienne  ré- 
duit le  nu  à  sa  juste  vraisemblance.  Pour  les  églises  moins  riches,  il 
reste  le  marbre,  la  pierre,  le  stuc,  car  Phidias  etPolyclète  n'ont  dé- 
daigné ni  le  bois  doré,  ni  le  marbre,  dont  les  tons  crus  étaient,  je  le 
suppose,  adoucis  ou  déguisés  par  la  couleur;  d'autres  sculpteurs 
consentaient  même  à  recourir  au  plâtre. 

Ni  le  but  ni  les  moyens  ne  font  donc  défaut  à  cette  renaissance 
désirable  :  les  moyens  n'ont  rien  que  de  pratique,  le  but  rien  que 
d'élevé,  puisque  la  religion  le  consacre;  mais  les  hommes  ont  fait 
défaut.  L'or  et  l'ivoire  attendent  que  des  artistes  intelligens  autant 
qu'habiles  consentent  à  rechercher  les  principes  oubliés,  à  créer  une 
tradition,  qu'ils  se  résignent  à  des  tentatives  infructueuses  jusqu'à 
ce  qu'ils  rencontrent  les  idéales  conventions  sans  lesquelles  il  n'y 
a  point  d'art,  car  la  convention  peut  seule  conjurer  les  dangers  que 
présente  l'union  de  la  forme  et  de  la  couleur;  seule,  elle  peut  tour- 
ner ces  dangers  en  beautés  éclatantes.  Ce  vœu  sera-t-il  réalisé?  Je 
l'ignore,  quoique  j'aie  contemplé  avec  un  vif  intérêt  la  Vierge  peinte 
exposée  par  M.  Froget,  et  surtout  la  Conéphove  de  M.  Wolff.  N'est-ce 
point  le  vœu  d'un  barbare?  Alors  je  cours  risque  d'être  un  barbare 
à  la  suite  des  Grecs.  On  dit  qu'il  faut  être  de  son  temps,  et  j'en 
suis.  Assurément  ils  cèdent  au  plaisir  de  contredire,  ceux  qui  nient 
le  principe  de  la  forme  abstraite  et  appellent  pauvreté  l'indépen- 
dance si  logique  à  laquelle  la  sculpture  est  arrivée  depuis  le  xv"  siè- 
cle; mais  les  deux  systèmes  ne  peuvent-ils  exister  simultanément? 
Nos  sens  condamnent-ils  notre  goût  à  une  tyrannie  aussi  exclusive? 
Dédaignons-nous  les  couleurs  plates  de  la  peinture  à  fresque  depuis 
que  nous  connaissons  les  modelés  incomparables  de  la  peinture  à 
l'huile?  Au  milieu  des  incertitudes  que  l'expérience  peut  seule  ré- 
soudre ,  je  ressens  du  moins  cette  confiance  que  les  essais  les  plus 
malheureux  ne  sauraient  altérer  :  ce  que  l'antiquité  tout  entière  a 
admiré  ne  pouvait  manquer  d'être  admirable,  et  si  nos  sculpteurs 
échouent  là  où  les  sculpteurs  anciens  ont  produit  leurs  plus  splen- 
dides  chefs-d'œuvre,  ce  ne  sont  pas  les  Grecs  qu'il  convient  de  jus- 
tifier, ce  sont  les  modernes  qu'il  faut  plaindre. 

Beulé. 


DU  ROMAxNESQUE 


L'ESPRIT  LITTERAIRE 


POESIES  ET  SOUVELLES,  par  M^e  d'Arbouville.  ' 


Il  est  facile  de  parler  des  auteurs  dont  on  ne  connaît  que  les  ou- 
vrages. On  peut  ne  point  penser  à  eux,  et  en  les  lisant  s'occuper 
exclusivement  de  ce  qu'on  lit,  ou  si  le  genre  de  leurs  écrits,  le  ca- 
ractère de  leur  talent,  ramènent  naturellement  l'attention  sur  leur 
personne,  on  cherche  à  se  la  représenter  par  hypothèse,  et  on  la 
conçoit  à  l'image  de  leurs  idées.  Rien  n'est  moins  sûr,  je  le  sais,  que 
cette  sorte  de  conjectures;  nous  ne  ressemblons  pas  toujours  à  nos 
oeuvres,  et  l'art  est  plein  de  feintise  :  bien  habile  qui  ne  s'y  laisse  pas 
tromper;  mais  enfin  c'est  un  attrayant  effort  d'esprit  que  de  cher- 
cher l'homme  dans  l'auteur,  et  de  remonter  de  l'effet  à  la  cause.  En 
tout  cas,  et  si  l'on  se  défie  de  ce  genre  de  recherche,  reste  la  res- 
source de  n'avoir  affaire  qu'au  livre,  et  l'on  se  met  à  l'aise  avec  la 
pensée  écrite.  On  la  juge  en  elle-même  et  pour  ainsi  dire  comme  une 
chose.  S'il  en  faut  dire  son  avis,  on  ne  consulte  que  son  intelligence 
et  son  goût,  et  l'on  prononce  avec  une  parfaite  indifférence.  Je  doute 
que  cette  indifférence  ajoute  à  la  sagacité,  tout  au  contraire,  et  là 
comme  dans  d'autres  affaires  il  peut  arriver  que  trop  d'impartialité 

(1)  3  vol.  in-S»^  librairie  d'Amyot^  rue  de  la  Paix. 


588  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nuise  à  la  justice.  Cependant  l'appréciation  des  ouvrages  d'esprit  de- 
vient plus  difficile,  lorsqu'ils  viennent  d'une  personne  que  l'on  a  con- 
nue, et  quand  on  rapproche  à  chaque  instant  par  le  souvenir  sa  vie  de 
ses  écrits  et  ses  sentimens  de  ses  pensées.  On  croit,  on  le  voudrait 
du  moins,  la  retrouver  dans  ce  qui  reste  d'elle,  et  l'on  est  naturel- 
lement entraîné  à  la  tâche  compliquée  de  découvrir  tous  les  liens 
mystérieux  qui  rattachent  les  affections,  les  émotions,  les  principes 
d'une  personne,  soit  aux  événemens  de  sa  destinée,  soit  aux  produc- 
tions de  son  esprit.  On  s'efforce  de  décomposer  et  de  recomposer 
tour  à  tour  cette  unité  de  la  personne  humaine,  et  l'on  se  pose  irré- 
sistiblement un  problème  qu'on  ne  serait  pas  en  état  de  résoudre, 
quand  il  s'agirait  de  soi-même,  car  où  est  l'homme  qui  ait  conscience 
de  toute  sa  nature? 

Telle  est  cependant  la  tentation  dont  je  sens  que  j'ai  à  me  défendre 
en  voulant  entretenir  le  lecteur  du  recueil  des  écrits  de  M"""  d'Ar- 
bouville.  J'ai  besoin  de  me  représenter  et  combien  l'entreprise  serait 
difficile,  et  combien  peut-être  le  lecteur  s'étonnerait  de  la  voir  es- 
sayée, pour  ne  pas  chercher  dans  ses  œuvres  l'image  de  son  âme 
comme  dans  un  miroir,  pour  ne  pas  faire  l'eff'ort  de  replacer  dans  le 
monde  où  elle  a  vécu,  dans  la  famille  où  elle  est  née,  au  milieu  de 
souvenirs  pour  moi  pleins  de  douceur  et  de  réalité,  une  jeune  femme 
éminente  par  mille  qualités,  mais  qui  en  devait  quelque  chose  aux 
circonstances  de  sa  destinée,  et  qui  n'a  fait  qu'ajouter  aux  dons  pré- 
cieux de  l'esprit  et  du  cœur,  largement  départis  entre  elle  et  les 
siens,  une  faculté  moins  partagée,  plus  individuelle,  celle  de  donner 
une  voix  harmonieuse  au  genre  de  pensées  et  de  sentimens  qui  l'ani- 
maient et  qui  l'entouraient  à  la  fois.  M.  de  Barante,  qui  à  tous  les 
titres  pouvait  bien  mieux  compléter  ainsi  le  tableau,  me  donne 
l'exemple  d'un  art  plus  discret  et  non  moins  fidèle.  Dans  une  courte 
notice,  il  a  dit,  avec  une  justesse  exquise  et  une  simplicité  tou- 
chante, tout  ce  qu'il  était  nécessaire  d'apprendre  au  public  sur  celle 
dont  on  réunissait  les  œ^uvres  pour  lui.  Il  serait  impossible  de  faire 
aussi  bien,  téméraire  peut-être  de  faire  autrement. 

Ce  n'est  pas  aux  lecteurs  de  la  Revue  qu'il  est  nécessaire  de  rap- 
peler le  talent  de  M'"*  d'Arbouville.  Ici,  dans  ces  pages  mêmes,  on 
a  donné  à  quelques-unes  de  ses  meilleures  compositions  une  pu- 
blicité qu'elle  n'osait  aff"ronter  qu'à  demi,  et  on  lui  a  fait  connaître 
le  succès  qu'elle  ne  cherchait  pas.  Chacun  se  souvient  de  ces  nou- 
velles écrites  avec  tant  d'émotion  et  de  délicatesse,  et  que  recom- 
mandent une  rêveuse  imagination,  une  sensibilité  pénétrante,  une 
diction  gracieuse.  Il  serait  aussi  malaisé  que  superflu  de  les  analy- 
ser. Ce  qui  touche  ne  s'oublie  pas,  et  ce  qui  sait  plaire  ne  se  laisse 
pas  toujours  expliquer. 


DU    ROMANESQUE    DANS   LESPRIT    LITTÉRAIRE.  589 

Peut-être  serait-il  plus  à  propos  de  chercher  à  caractériser  le 
genre  de  littérature  auquel  se  i-attachent  les  ouvrages  de  M'"'=  d'Ar- 
bouville,  et  surtout  l'ordre  d'idées  et  de  sentimens  au  sein  duquel 
il  a  pris  naissance.  Tout  cela  appartient  à  une  partie  ou  à  une  épo- 
que de  la  société  qui  pourra  bien  ne  pas  se  répéter  souvent,  et  voilà 
déjà  un  peu  de  temps  que  le  talent  a  commencé  à  prendre  d'autres 
voies.  Les  critiques  de  l'antiquité,  qui  ne  craignaient  pas  le  langage 
technique,  disaient  qu'il  y  avait  comme  des  lieux  littéraires,  des  tc- 
piqiies  pour  parler  comme  eux,  ou  plutôt  des  fonds  de  pensées  dis- 
tincts où  pour  chaque  genre,  dans  chaque  occasion,  chaque  auteur 
devait  s'approvisionner.  Ils  ne  laissaient  guère  au  talent  que  l'ori- 
ginalité de  la  forme,  et  classaient  sous  diverses  étiquettes  les  maté- 
riaux communs  de  toute  composition.  Nous  ajouterions  aujourd'hui, 
ce  me  semble,  à  leurs  énumérations  des  articles  qu'ils  n'ont  pas 
prévus,  car  à  nos  yeux  il  n'y  a  pas  seulement  pour  l'écrivain  des 
sources  distinctes  suivant  les  sujets  et  les  genres,  il  y  en  a  de  dilïé- 
rentes  suivant  les  temps.  Chaque  époque  renouvelle  le  trésor  où  le 
talent  doit  puiser.  Non-seulement  il  s'élève  par  momens  des  opinions 
nouvelles,  mais  de  nouvelles  manières  de  sentir  ce  qui  est  de  tous 
les  temps.  Ces  variations  de  l'esprit  et  même  du  cœur  humain,  assez 
peu  observées  jadis,  ne  l'ont  jamais  été  si  bien  que  de  nos  jours. 
C'est  une  idée  qui  appartient  à  notre  siècle  que  tout  a  son  histoire, 
et  la  littérature,  dans  la  succession  de  ses  formes,  n'est  que  la  contre- 
épreuve  des  métamorphoses  morales  de  cette  changeante  identité 
qu'on  appelle  la  nature  humaine. 

S'il  fallait  désigner  d'une  manière  superficielle,  mais  vraie,  le 
genre  auquel  appartenait  l'esprit  de  M'"'^  d'Arbouville,  on  pourrait 
l'appeler  le  genre  romanesque;  cependant  ce  mot  serait  loin  de  la 
faire  personnellement  connaître.  Elle  n'avait  rien  dans  le  monde, 
non  plus  que  dans  la  simplicité  de  sa  vie,  qui  rappelât  le  roman. 
La  gaieté  de  sa  conversation  et  la  douce  sérénité  de  son  caractère  et 
de  son  existence  formaient  un  contraste  agréable  et  piquant  avec  le 
tour  rêveur  et  mélancohque  que  prenait  sa  pensée  dès  qu'elle  re- 
montait dans  le  domaine  de  l'imagination;  mais  là  elle  se  sentait  à 
l'aise,  et  aucun  calcul,  aucun  effort,  aucune  prétention  ne  se  mêlaient 
à  cette  exaltation  naturelle  dont  la  trace  se  retrouve  partout  dans  ce 
qu'elle  écrit.  Le  romanesque,  pour  continuer  à  me  servir  de  ce  mot, 
n'est  pas  quelque  chose  d'uniforme,  ni  qui  se  produise  dans  toutes 
les  sphères,  à  toutes  les  phases  de  la  société.  Par  exemple,  je  soup- 
çonne que  jamais  société  n'a  été  moins  romanesque  que  la  société 
française  en  ce  moment,  et  si  elle  l'était,  ce  serait  assurément  de 
toute  autre  façon  que  dans  un  autre  âge.  Aujourd'hui  on  appelle- 
rait de  ce  nom  une  excentricité  fiévreuse  et  systématique  à  la  fois, 


590  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

qui  sacrifierait  tout  un  monde  à  l'intensité  de  certaines  sensations 
individuelles.  Ce  serait  la  toute-puissance  donnée  aune  fantaisie,  ce 
serait  ce  cri  :  un  royaume  pour  un  cheval,  prononcé,  non  pour  se 
sauver  comme  Richard  III,  mais  en  vue  de  se  divertir  conmie  don 
Juan. 

Nos  pères  ont  vu  d'autres  temps.  M""^  d'Arbouville  était,  comme 
on  sait,  l' arrière-petite-fille  d'une  femme  remarquable  dont  Rous- 
seau a  fait  un  personnage  historique  en  la  plaçant  dans  le  roman 
réel  de  sa  vie.  C'est  à  M.  Saint-Marc  Girardin  qu'il  faudrait  recourir 
ici,  et  je  voudrais  bien  qu'il  récrivît  la  page  qu'on  va  lire.  11  dirait 
mieux  que  moi  que  M"""  d'Houdetot,  jetée  au  milieu  du  dernier 
siècle  dans  cette  société  dont  on  dit  aujourd'hui  tant  de  mal,  peut- 
être  parce  qu'elle  a  donné  naissance  à  la  société  actuelle,  était  une 
personne  à  la  fois  droite  et  tendre,  capable  de  passion  et  remplie  de 
pureté,  une  jolie  âme,  comme  disait  M"""  d'Épinay.  Avec  tous  les 
goûts  un  peu  mondains  de  la  société  polie  et  cultivée  où  elle  avait 
vécu,  elle  avait  conservé  ce  besoin  et  ce  culte  de  l'affection  que  l'es- 
prit rend  plus  fine  et  plus  délicate.  Elle  formait  du  dévouement  et 
de  la  fidélité  du  cœur  à  un  sentiment  exalté,  exclusif,  l'idéal  qui  doit 
remphr  la  vie  des  femmes.  Rousseau  lui  avait  laissé  de  pénibles  sou- 
venirs. Clairvoyante  sur  ses  défauts,  sur  ses  travers,  qui  l'avaient 
effrayée  et  blessée,  elle  ne  lui  conservait  qu'une  faible  part  de  l'in- 
dulgence qu'une  femme  accorde  à  celui  qu'elle  n'aime  pas,  quand 
il  l'aime.  Rousseau  cependant  avait  exercé  sur  elle,  comme  sur  toute 
la  génération  à  laquelle  elle  appartenait,  une  vive  influence.  Il  avait 
fait  de  l'amour  une  chose  importante.  Avant  lui,  l'amour,  dans  l'opi- 
nion commune,  tenait  bien  plus  d'une  galanterie  élégante  que  d'une 
passion  profonde;  il  ne  prenait  guère  cette  dernière  forme  que  dans 
la  tragédie.  Les  romans  passaient  pour  des  fictions  assez  frivoles.  Je 
ne  me  rappelle  pas  qu'aucim  de  nos  écrivains  sérieux,  surtout  ayant 
la  prétention  de  l'être,  se  fût  complu  en  prose  dans  cette  description 
et  ce  panégyrique  de  l'amour  qui  remplit  tant  de  pages  de  Rous- 
seau. Sans  assurément  lui  rien  ôter  de  son  côté  terrestre,  sans  assu- 
rément l'arracher  aux  instincts  dont  Platon  s'efforçait  de  le  délivrer, 
il  l'associe  cependant  à  la  réflexion  sur  soi-même,  à  la  méditation 
sur  la  nature  et  la  morale;  il  l'accouple  à  la  philosophie,  et  par  là, 
sans  réussir,  je  crois,  à  faire  de  ses  contemporains  des  sermonneurs 
aussi  contemplatifs  que  les  héros  de  la  Nouvelle  Héloïse,  il  est  par- 
venu, dans  un  siècle  où  le  plaisir  et  l'oisiveté  tissaient  tant  de  liai- 
sons aussi  peu  dignes  de  sympathie  que  d'estime,  à  faire  de  l'amour, 
au  jugement  du  monde,  un  sentiment  respectable,  dominant,  sacré, 
qui  a  ses  devoirs  comme  ses  tourmens,  qui  peut  à  lui  seul  déplacer 
le  but  de  la  vie,  et  devenir  comme  la  religion  de  certaines  âmes.  Le 


DU    ROMANESQUE    DANS   l' ESPRIT   LITTÉRAIRE.  591 

grand  côté  de  Rousseau,  c'est  de  prendre  tout  au  sérieux,  et  c'est 
par  là  qu'il  a  fortement  agi  sur  son  siècle. 

Avant  le  début  du  nôtre,  il  y  avait  dans  le  coin  du  monde  de 
Paris  où  régnait  l'esprit  du  précédent  une  disposition  habituelle  à 
tout  développer  par  la  conversation.  L'empire  de  cette  disposition 
dans  notre  pays,  ses  effets  de  toutes  sortes  n'ont  peut-être  jamais 
été  exactement  décrits.  La  conversation  tantôt  aggrave,  tantôt  atté- 
nue; elle  simplifie,  elle  complique;  elle  calme,  elle  entraîne.  Elle 
crée  de  nouveaux  besoins  de  l'âme,  et  satisfait  quelquefois  ceux 
qu'elle  n'a  pas  créés.  Par  elle,  tout  s'allume,  mais  tout  s'exhale.  La 
parole  devient  tour  à  tour  un  excitant  et  une  diversion.  Elle  ajoute 
aux  sentimens  qu'elle  exprime  et  souvent  les  contente  en  les  expri- 
mant; Dans  ce  qu'on  appelle  la  société,  elle  peut  cependant  devenir 
une  affaire  sérieuse;  favorisée  par  l'oisiveté,  elle  en  trouble  quel- 
quefois le  repos,  et  transforme  en  émotions,  en  sentimens,  en  pas- 
sions même,  de  simples  aperçus  de  l'esprit.  C'est  en  partie  par  la 
conversation  qu'à  la  suite  de  la  révolution  française  se  forma,  dans 
les  âmes  attristées  et  découragées,  une  sorte  de  théorie  nouvelle  de 
la  vie  et  du  bonheur.  La  rupture  de  beaucoup  de  liens  sociaux  et  les 
subits  changemens  de  fortune  ne  permettaient  plus  cette  préoccu- 
pation des  biens,  des  honneurs  et  des  plaisirs,  si  puissante  chez  les 
heureux  de  l'ancien  régime.  L'enthousiasme  de  certaines  idées  s'était 
refroidi  ;  la  foi  dans  les  systèmes  avait  fait  place  à  un  sentiment 
contraire.  On  ne  se  sentait  plus  porté  à  confier  la  société  aux  entre- 
prises de  la  pensée,  et  de  ce  côté  le  découragement  avait  supplanté 
l'espérance.  On  retombait  naturellement  sur  soi-même.  Les  afléc- 
tions  intimes  reprenaient  leur  empire;  la  vie  individuelle  paraissait 
comme  le  seul  champ  qui  restât  à  l'activité  de  l'âme.  Les  affections 
avaient  souffert,  mais  du  moins  elles  n'avaient  pas  trompé.  La  dou- 
leur constate  la  sensibilité,  et  ne  la  dissipe  pas.  Aimer  et  réfléchir 
semblaient  donc  ce  qui  restait  de  mieux  à  faire;  l'on  crut  bientôt 
que  dans  le  cœur  seul  il  fallait  chercher  le  bonheur.  Là  seulement 
les  regrets  avaient  leur  douceur,  les  mécomptes  même  n'humiliaient 
pas,  et  les  émotions  qui  plaisent  pouvaient  innocemment  atteindre 
au  ravissement  et  au  transport.  L'imagination  ajoute  en  effet  beau- 
coup plus  aux  plaisirs  du  cœur  qu'aux  joies  de  la  raison,  et  nos  sen- 
timens nous  conduisent  plus  que  nos  idées  sur  le  bord  de  l'infini. 
De  là  un  goût  de  rêverie  qui,  issu  du  malheur  et  de  la  déception, 
conservait  un  caractère  de  vague  mélancolie.  La  littérature  en  prit 
quelque  chose,  et  l'on  se  souvient  de  la  faveur  qui  s'est  attachée 
quelque  temps  à  la  poésie  comme  à  la  philosophie  rêveuse. 

La  mère  de  M™*'  d'Arbouville  fut  élevée  auprès  de  sa  grand'mère. 
Elle  avait  rapporté  de  l'île  de  France,  où  elle  était  née,  un  cœur 


592  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

simple  et  des  impressions  naturelles  qui  s'alliaient  à  un  esprit  dé- 
licat, facilement  séduit  par  tout  ce  qui  était  sensibilité,  enthousiasme, 
illusion.  Elle  aimait  à  observer,  et  elle  observait  avec  finesse,  quoi- 
qu'une bonne  moitié  ou  plutôt  la  moins  bonne  moitié  de  la  réalité 
fût  destinée  à  lui  échapper  toujours.  Il  n'y  avait  que  les  secrets  du 
cœur  qui  ne  lui  échappaient  jamais,  et  sa  bonté  attentive  et  dili- 
gente donnait  le  plus  vif  attrait  à  son  amitié.  On  remarquait  en  elle 
im  mélange  de  bienveillance  et  de  fierté  qui  ne  se  rencontre  guère 
au  même  degré,  et  cependant  un  penchant,  je  dirais  presque  une 
passion  pour  le  dévouement,  plus  rare  encore  que  tout  le  reste.  Cette 
jeune  personne  distinguée  tombait  au  milieu  d'une  société  spiri- 
tuelle et  lettrée,  et  qui  cherchait  désormais  dans  les  ouvrages  d'es- 
prit plutôt  l'analyse  des  sentimens  que  l'exposition  des  idées.  Elle 
se  formait  dans  un  monde  oi^i  l'on  avait  souffert,  où  chacun  avait 
gardé  de  la  révolution  de  tristes  souvenirs.  Elle-même  devait  ren- 
contrer dans  sa  destinée  quelques  causes  de  chagrin  qui  l'éprouvè- 
rent sans  l'abattre.  Elle  n'avait  rien  ni  des  préjugés  de  l'ancien 
régime,  ni  de  ceux  de  la  philosophie  passée.  Tout  cela  lui  était 
comme  étranger;  il  n'en  restait  pour  elle  que  cette  liberté  et  cette 
modération  d'esprit  plus  communes  alors  qu'aujourd'hui,  et  sa  part 
de  la  tendance  générale  à  préférer  en  tout  l'imagination  à  la  réalité 
et  au  raisonnement.  C'est  dans  le  monde  de  l'imagination  qu'alors 
on  aimait  à  vivre,  dans  ce  monde  où  l'amour  n'est  que  pureté  et 
dévouement,  la  religion  qu'espérance  et  consolation,  la  vertu  qu'en- 
thousiasme et  bienveillance.  Cette  disposition,  transportée  dans  la 
littérature,  a  déterminé  le  ton  romanesque  de  certains  livres,  et 
amené  ce  je  ne  sais  quoi  d'élevé  et  d'indécis,  de  sublime  et  de  vague, 
dont  on  a  fait  alors  l'idéal  de  l'art  et  de  la  vie. 

Tout  ce  mouvement  intellectuel  et  littéraire  approchait  de  son 
terme,  lorsque  parut  un  poète  destiné  à  résumer  une  dernière  fois 
et  à  peindre  avec  un  incomparable  talent  cet  état  de  l'âme  humaine, 
qui  à  tant  de  charme  unissait  un  peu  de  faiblesse.  Les  3Iéditations 
et  les  ITarmonies  en  resteront  l'immortel  monument.  La  France  a  pu 
enfanter  d'aussi  grands  poètes,  je  ne  sais,  mais  aucun  qui  le  fût 
ainsi.  Peu  d'ouvrages  d'esprit  ont  produit  autant  d'effet  sur  l'âme 
des  lecteurs.  Destiné  à  être  lu  et  relu  dans  la  solitude,  à  prêter  une 
voix  secrète  à  des  sentimens  mystérieux,  ce  livre  devait  être  le  vrai 
penseroso  de  tous  les  jeunes  esprits,  surtout  dans  le  sexe  qui  préfère 
les  émotions  aux  idées  et  qui  se  plaît  le  plus  au  demi-jour  de  la 
raison.  Les  jeunes  hommes  d'alors  commençaient  peut-être  à  passer 
l'époque  où  cette  poésie  se  fût  emparée  de  leur  âme  tout  entière. 
Leur  imagination  arrivait  à  désirer  dans  l'art  des  formes  plus  arrê- 
tées, dans  la  pensée  une  foi  plus  distincte,  le  dirai-je  enfin?  dans  la 


DU    ROMANESQUE    DA^S    l'eSPRIT    LITTÉRAIRE.  59.*> 

passion  une  réalité  moins  voilée.  Une  pure  et  vague  poésie  ne  suHi- 
sait  pas  aux  ardeurs  philosophiques  des  générations  que  j'ai  bien 
connues;  mais  elles  auraient  été  bien  mal  douées,  si  elles  n'avaient 
du  moins  en  admiration  rendu  au  poète  ce  qu'elles  pouvaient  lui 
refuser  en  sympathie.  Les  besoins  de  notre  âme  allaient  au-delà, 
mais  notre  imagination  ne  pouvait  s'élever  au-dessus. 

Chez  les  femmes,  au  contraire,  la  sympathie  était  sans  limites; 
l'effet  fut  intime  et  profond.  Je  sais  des  âmes  pour  qui  tout  date  de 
là,  et  qui  n'ont  entrevu  l'idéal  que  cette  fois.  M""  d'Arbouville  ap- 
partenait aux  générations  que  bercèrent  les  chants  inspirés  par 
Elvire.  Ce  fut  sans  aucun  doute  la  poésie  de  M.  de  Lamartine  qui,  en 
passant  par  son  cœur,  donna  l'éveil  à  son  talent.  Élevée  dans  cette 
atmosphère  de  sentimens  exquis  et  purs,  entourée  dans  la  famille 
de  sa  mère  d'âmes  vives  et  délicates,  que  le  bien  seul  et  le  malheur 
ont  touchées,  elle  dut  ressentir  avec  plus  de  puissance  qu'aucune  les 
émotions  où  se  plaisait  cette  poésie,  puisqu'au  don  de  les  éprouver  elle 
unissait  celui  de  les  reproduire.  De  bonne  heure,  lorsqu'elle  cessait 
à  peine  d'être  une  enfant,  elle  essaya  des  vers,  et  elle  eut  tout  de 
suite  de  la  pureté  et  de  la  grâce.  Son  premier  recueil,  le  3Ianuscrit 
de  ma  Grand' Tante,  prouve  qu'elle  composait  sous  l'empire  d'un 
sentiment  sincère,  puisqu'elle  voulait  se  cacher,  et  prêter  à  une 
vieillesse  feinte  les  songes  de  sa  jeune  imagination.  Elle  est  elle- 
même  la  jeune  femme  à  qui  apparaît  l'ange  de  poésie,  et  qui  lui  ré- 
pond : 

«  J'écouterai  ta  voix,  ta  divine  harmonie. 
Et  tes  rêves  d'amour,  de  gloire  et  de  génie. 
Mon  àme  frémira  comme  à  l'aspect  des  cieux; 
Des  larmes  de  bonheur  hrilleront  dans  mes  yeux. 
Mais  de  ce  saint  délire  ignoré  de  la  terre 
Laisse-moi  dans  mon  cœur  conserver  le  mystère. 
Sous  tes  longs  voiles  blancs  cache  mon  jeune  front; 
C'est  à  toi  seul,  ami,  que  mon  àmo  répond. 
Et  si  dans  mon  transport  m'échappe  une  parole. 
Ne  la  redis  qu'au  Dieu  qui  comprend  et  console. 
Le  talent  se  soumet  au  monde,  à  ses  décrets; 
Mais  un  cœur  attristé  lui  cache  ses  secrets. 
Qu'aurait-il  à  donner  à  la  foule  légère 
Qui  veut  qu'avec  esprit  ou  souffre  pour  lui  plaire? 
Ma  faible  voix  a  peur  de  l'éclat  et  du  bruit, 
Et  comme  Philomèle  elle  chante  la  nuit. 
Adieu  donc,  laisse-moi  ma  douce  rêverie, 
Reprends  ton  vol  léger  vers  ta  belle  patrie.  » 
L'ange  reste  ijrès  d'elle;  il  sourit  à  ses  pleurs. 
Et  resserre  les  nœuds  de  ses  chaînes  de  fleurs; 


h9à  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

Arrachaut  une  plume  à  son  aile  azurée, 
II  la  met  dans  la  main  qui  s'était  retirée. 
En  vain  elle  résiste,  il  triomphe...  il  sourit... 
Laissant  couler  ses  pleurs,  la  jeune  femme  écrit. 

Elle  écrivit  en  efïet,  et  d'une  vie  bien  courte,  mais  unie  et  sereine, 
i!  reste  du  moins  après  elle  le  recueil  précieux  qu'une  pieuse  et  fidèle 
tendresse  a  formé  d' œuvres  pleines  de  sentiment  et  d'esprit,  qui 
sont  bien  d'une  femme,  quoique  très  peu  de  femmes  les  eussent  éga- 
lées. Les  vers  de  M"""  d'Arbouville  ont  un  vrai  mérite  d'élévation, 
de  pureté,  d'harmonie.  On  y  sent  beaucoup  de  facilité,  qui  n'exclut 
ni  le  soin  ni  l'élégance.  Évidemment  elle  était  par  nature  portée  à 
concevoir  poétiquement  toutes  choses.  Cependant  on  apprend  mieux 
à  la  connaître  dans  ses  nouvelles,  où  elle  se  livre  à  ses  propres  con- 
ceptions et  serre  de  plus  près  ses  pensées.  L'originalité  est  le  mé- 
rite que  les  femmes  qui  ont  le  plus  de  talent  atteignent  avec  le  plus 
de  difficulté.  M"'*"  d'Arbouville  n'en  manque  point,  ce  me  semble,  et 
dans  le  cercle  de  sentimens  où  elle  aime  à  s'enfermer,  on  est  sur- 
pris de  ce  qu'elle  montre  d'invention,  et  d'un  certain  art  de  com- 
biner des  circonstances  qui  encadrent  et  fassent  ressortir  ses  idées. 
Ses  conceptions  n'ont  rien  de  commun,  quoique  les  sentimens  qu'elle 
veut  peindre  soient  aussi  vieux  que  le  cœur  humain.  Le  tableau  est 
])ien  composé,  le  coloris  est  doux  et  vrai,  l'expression  est  bien  sentie, 
et  encore  que  le  dessin  pût  être  plus  ferme  et  plus  précis,  on  sent 
une  main  qui  sait  peindre.  Une  chose  frappe  dans  ces  divers  et  char- 
mans  récits,  c'est  leur  extrême  tristesse.  M"°  d'Arbouville  a  été 
heureuse;  nous  avons  déjà  dit  que  son  esprit  était  animé,  sa  conver- 
sation enjouée,  et  son  imagination,  qui  donnait  du  prix  à  mille  pe- 
tites choses,  ne  la  portait  pas  à  rembrunir  les  teintes  véritables  de  la 
vie.  En  un  mot,  elle  ne  voyait  point  en  noir,  et  sans  les  maux  cruels 
qui  ont  abrégé  ses  jours,  on  aimerait  à  parler  de  son  bonheur  et  de 
sa  gaieté.  Il  n'est  même  pas  impossible  que  si  son  talent  avait  pris  ce 
chemin,  elle  n'eût  réussi  dans  le  roman  d'observation  parla  finesse 
d'une  moquerie  spirituelle;  mais  le  côté  poétique  des  sentimens 
l'a  toujours  de  préférence  attirée,  et  une  imagination  mélancolique 
semble  avoir  déterminé  le  choix  de  tous  ses  sujets.  Elle  se  plaît  dans 
la  peinture  de  la  douleur  inconsolable  et  des  situations  désespérées. 
Ses  héroïnes,  pour  qui  sont  faits  tous  ses  romans,  car  elle  n'y  donne 
place  au  héros  que  parce  qu'il  est  indispensable,  Christine,  Made- 
leine, Éva,  Ursule,  sont  des  élues  du  malheur  et  ont  à  lutter  contre 
d'invincibles  conditions  de  souffrance  et  de  devoir.  Si  elle  donne  un 
de  ses  contes  pour  l'esquisse  d'Une  Vie  heureuse,  c'est  une  ironie 
quelque  peu  amère  qui  nous  apprend  que  le  bonheur  s'achète  au 


DU    ROMANESQUE    DANS   l'eSPRIT   LITTÉRAIRE.  595 

prix  de  la  raison,  et  se  réduit  aux  illusions  d'une  douce  démence. 
Ce  n'est  pas  là  assurément  le  vrai  de  la  vie  :  rien  n'est  tout  à  fait 
sans  mélange,  et  la  destinée  humaine  n'est  pas  telle  que,  pour  la 
prudence  même,  la  Grande-Chartreuse  soit  le  plus  sûr  asile;  mais 
telle  était  la  tendance  de  l'esprit  romanesque  dont  j'ai  essayé  de  ras- 
sembler quelques  traits,  celui  d'une  époque  qui  commence  à  reculer 
dans  les  nuages  du  passé,  celui  dont  aimait  à  s'inspirer  la  nature 
humaine,  plus  pure  et  plus  sensible  alors  que  les  événemens  de  nos 
jours  ne  l'ont  laissée.  Aujourd'hui  on  soufire  moins  et  l'on  se  croit 
plus  de  courage,  parce  qu'on  engendre  moins  de  mélancolie,  plus 
de  raison,  parce  que,  renversant  le  conseil  d'Horace,  on  se  soumet 
aux  choses  telles  qu'elles  sont,  au  lieu  d'essayer  de  se  les  soumettre; 
et  mihi  res,  etc.  La  puissance  d'imagination  ne  se  témoigne  que  par 
l'effort  de  tirer  parti  à  outrance  des  facultés  qu'on  se  croit,  et  de 
leur  faire  rendre  tout  ce  qu'elles  peuvent  donner.  On  ne  rêve  point 
de  changer  la  direction  du  train,  mais  de  le  faire  marcher  à  toute 
vitesse.  Abuser  de  la  réalité  et  pousser  le  positif  à  l'excès,  voilà  le 
roman  dans  l'art  comme  dans  la  vie.  Heureusement  il  restera  toujours 
des  esprits  qui  iront  ailleurs,  et  qu'un  mouvement  naturel  entraînera 
vers  le  monde  de  l'idéal.  Toujours  ils  se  plairont  à  la  peinture  expres- 
sive des  tourmens  désintéressés  du  cœur,  des  luttes  douloureuses  du 
sentiment  et  du  devoir,  deux  choses  qui  ne  sont  réelles,  comme  on 
sait,  que  pour  qui  le  veut  bien,  car  il  dépend  de  l'égoïsme  d'en  faire 
des  chimères.  Toujours  ils  aimeront  à  compatir  aux  souffrances  de 
ces  âmes  sublimes  ou  naïves  qui  ne  se  sentent  au  monde  que  pour 
croire  et  pour  aimer.  C'est  dire  que  les  compositions  pleines  de  sen- 
sibilité et  de  charme  de  M""=  d'Arbouville  plairont  toujours  à  des^ 
lecteurs  délicats,  et  que  ses  écrits  devront  leur  plus  vif  attrait  à  l'in- 
spiration du  cœur.  Son  talent  fera  aimer  sa  mémoire  de  ceux  qui  ne 
l'ont  pas  connue.  11  sera  la  douce  et  triste  consolation  de  ceux  qui 
l'ont  aimée. 

Charles  de  Rémusat. 


DE 


UALÎMENTATION  PUBLÎOUE 


lîL 

LA  YIAîs^DE  DE  BOUCHERIE. 

RÉFORMES  A  IKTRODUIUF.  DANS  LA  RÉGLEMENTATION  DES  PRIS 
ET  DANS  LA  PRODUCTION  AGRICOLE. 


Les  questions  que  soulèvent  In,  production  et  le  commerce  des 
viandes  alimentaires  nous  ont  déjà  occupé  au  point  de  vue  des  né- 
cessités de  l'hygiène,  c'est-à-dire  au  point  de  vue  du  consommateur. 
II  a  fallu  constater  la  place  trop  restreinte  que  tient  la  viande  de 
boucherie  dans  notre  alimentation  (1)  et  indiquer  comment  certains 
procédés  scientifiques  pourraient  mettre  les  produits  étrangers  à  la 
portée  des  populations  françaises.  Il  y  a  maintenant  un  autre  ordre 
de  questions  à  traiter.  Le  but  à  poursuivre  est  l'abaissement  des 
prix  de  la  viande,  obtenu  par  un  développement  convenable  dans  la 
production,  jusqu'à  ce  jour  insuffisante,  de  ce  moyen  d'alimentation. 
Ici  la  science  n'a  plus  à  intervenir  seulement  dans  le  domaine  de 
l'hygiène,  mais  dans  celui  de  l'économie  publique  :  elle  rencontre 
sur  ce  terrain  les  producteurs  et  les  marchands  aussi  bien  que  les 
consommateurs.  Gomment  concilier  ces  intérêts  divers?  Faut-il  ré- 
glementer le  commerce  de  la  viande  ou  l'affranchir?  Y  a-t-il  moyen 
d'augmenter  les  avantages  du  producteur,  de  façon  à  provoquer  un 
abaissement  des  prix  qui  ne  soit  préjudiciable  à  personne?  Sur  ces 
deux  points,  la  science  doit  être  consultée,  car  elle  apporte  des  cb- 

(1)  Voyez  la  lis-raisou  du  15  octobic  18oj. 


DE  l'alimentation  plt.ljque.  597 

servations,  des  données  positives,  dont  l'administrateur  et  l'écono- 
miste sont  forcés  de  tenir  compte. 

Sur  la  première  de  ces  questions,  relative  au  commerce  de  la 
viande,  une  expérience  se  poursuit,  et  nous  avons,  avant  de  nous 
prononcer,  à  examiner  quels  sont  les  avantages  qu'on  peut  obtenir 
du  régime  nouveau  connu  sous  le  nom  de  taxe  de  la  viande,  quels 
sont  aussi  les  inconvéniens  qu'il  peut  faire  naître  et  qui  tourneraient 
contre  le  but  qu'on  a  voulu  atteindre. 

Siu"  la  seconde  question,  relative  à  la  production,  il  nous  sera  plus 
aisé  d'arriver  à  une  solution  absolue.  Il  est  évident  que  la  limitation 
des  bénéfices  du  commerçant  n'aurait  que  peu  de  portée  pour  les 
consommateurs,  si  le  prix  des  produits  alimentaires  ne  pouvait  être 
abaissé  chez  les  producteurs  eux-mêmes,  et  ce  dernier  résultat  se- 
rait bientôt  compromis  à  son  tour,  s'il  était  obtenu  au  détriment  de 
l'agriculture.  11  est  un  moyen  cependant  d'arriver  à  un  abaissement 
des  prix  de  production  qui  se  concilierait  avec  les  intérêts  agricoles, 
et  ce  moyen,  nous  l'indiquerons,  en  terminant,  comme  la  conclusion 
naturelle  de  cette  étude,  que  domine  une  seule  pensée  :  augmenter 
la  production  et  abaisser  le  prix  d'un  des  principaux  objets  d'alimen- 
tation publique. 

I. 

Quels  sont  les  résultats  du  système  nouveau  appliqué  au  com- 
merce de  la  viande  de  boucherie?  quelles  améliorations  pourrait-on 
y  introduire  ? 

Des  objections  de  diverse  nature  se  sont  produites  contre  le  ré- 
gime de  la  taxe,  tel  qu'il  est  pratiqué  à  Paris.  Les  unes  témoignent 
de  préjugés  qui  ne  résistent  pas  à  l'examen  des  faits,  les  autres  re- 
posent sur  une  appréciation  plus  éclairée  des  questions  à  résoudre. 
Les  unes  et  les  autres  soulèvent  des  problèmes  délicats  de  chimie 
organique,  de  physiologie  animale  et  d'organographie. 

Parmi  les  préjugés  qu'il  importe  de  combattre,  il  en  est  deux  qui 
méritent  une  attention  particulière  :  le  public  s'est  montré  contraire 
au  débit  de  la  viande  sans  os,  ainsi  qu'au  débit  de  la  viande  de 
vaciie.  —  Une  des  premières  dispositions  de  l'ordonnance  sur  la 
boucherie  porte  qu'à  l'avenir  les  parties  osseuses  ou  les  os  isolés  ne 
pourront  être  ajoutés  à  la  viande  ni  compris  dans  la  pesée.  —  Mais, 
a-t-on  dit,  en  séparant  ces  portions,  qui  seront  nécessairement  ven- 
dues à  plus  bas  prix,  on  élèvera  d'autant  le  prix  moyen  de  la  chair 
nette  ou  débarrassée  de  cette  surcharge;  les  os  resteront  sans  em- 
ploi, tandis  que  naguère,  répartis  à  peu  près  uniformément  entre 
les  consommateurs,  ils  étaient  convenablement  utilisés.  —  C'est  en 
effet  une  opinion  généralement  accréditée  que  la  présence  des  os 


598  REVUli    DES    DEUX    MONDES. 

dans  certaines  préparations  est  nécessaire  :  elle  est  devenue  prover- 
biale, et  l'on  a  coutume  de  l'exprimer  en  disant  que  les  os  font  le 
bon  bouillon.  Cette  opinion  s'est  môme  peu  modifiée  depuis  la  pu- 
blication d'un  rapport  à  l'Académie  des  Sciences  rédigé  par  Magen- 
die  au  nom  d'une  célèbre  commission  dite  de  la  gélatine,  après  de 
longues  et  très  concluantes  recherches  expérimentales  (1) . 

On  pouvait  dire  à  la  vérité  que  le  procédé  d'extraction  de  la  gé- 
latine des  os  soumis  à  l'examen  de  l'Académie,  exécuté  dans  des  ap- 
pareils spéciaux  à  l'aide  de  la  vapeur  directement  mise  en  contact 
avec  la  substance  à  traiter,  diflérait  des  opérations  usuelles,  qu'enfin 
cette  tradition  si  ancienne  semblait  représenter  une  pratique  acquise 
et  recueillie  par  des  générations  successives.  Le  fait  me  parut  assez 
important  pour  être  vérifié  comparativement  et  dans  les  conditions 
les  plus  favorables  à  la  préparation  du  bouillon  d'excellente  qua- 
lité (2).  Je  trouvai  ces  conditions  réunies  dans  un  établissement  très 
digne  d'intérêt,  très  habilement  dirigé,  où  la  science  de  l'ingénieur, 
mise  à  contribution,  réalise  le  chauffage  économique  et  salubre  à 
l'aide  d'un  seul  foyer  de  vapeur  pour  toutes  les  opérations  culinaires 
qui  fournissent  chaque  jour  au  centre  de  Paris  les  repas  de  quatre 
et  même  six  mille  personnes  (3).  Là  précisément  l'opération  princi- 
pale a  pour  but  et  pour  résultat  la  préparation  du  bouillon  de  bœuf, 
(îrâce  à  l'obligeance  parfaite  du  chef  de  ce  restaurant  spécial,  deux 
séries  d'expériences  comparatives  furent  très  facilement  exécutées. 

Dans  la  première  série,  deux  marmites  à  double  enveloppe,  chauf- 
fées par  la  vapeur,  que  des  robinets  permettent  de  modérer  à  volonté, 
reçureut  l'une  la  viande  désossée,  l'autre  des  os  du  même  bœuf  en 
proportion  équivalente,  sans  autre  addition  que  les  quantités  ordi- 
naires d'eau  et  de  sel.  Après  une  ébullition  prolongée  durant  cinq 
heures,  et  si  bien  modérée  que  la  température  était  entretenue 
à  100  degrés  presque  sans  déperdition,  on  examina  les  produits.  Le 
hquide  obtenu  de  la  viande  désossée  était  d'une  limpidité  parfaite, 
d'une  nuance  légèrement  ambrée;  il  offrait  cet  arôme  délicat  et  cette 

(1)  Cette  crimmissioa  était  composée  de  MM.  Magendie^  Thénard,  Chevreul,  Dumas 
et  Darcet. 

(2)  On  trouve  des  notions  très  précises  sur  les  conditions  favorables  à  la  confection 
du  bouillon  dans  un  rapport  sur  la  Compagnie  hollandaise,  présenté  à  l'Académie  des 
Sciences  par  M.  Ghevreul  et  inséré  dans  les  mémoires  de  la  Société  centrale  d'agri- 
culture. 

(3)  Les  générateurs,  machines  et  appareils,  installés  dans  les  caves,  envoient  conti- 
imellement  ou  à  volonté  la  vapeur  pour  le  chauffage,  ou  bien  l'eau  de  Seltz  distribuée 
aux  nombreux  consommateurs.  Toutes  les  dispositions  ont  été  prises  et  les  constructions 
exécutées  sur  les  dessins  de  M.  Touaillon,  inventeur  de  plusieurs  machines  utiles,  et 
qui  vient  de  recevoir  une  médaille  de  première  classe  dans  le  grand  concours  de  l'expo- 
sition universelle.  L'établissement  est  dirigé  par  le  fondateur  même,  M.  Duval. 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  59i> 

saveur  agréable  qui  caractérisent  les  meilleures  préparations  de  ce 
genre,  et  leur  ont  fait  donner  le  nom  de  thé  de  viande.  Quant  au 
produit  de  la  décoction  des  os,  il  était  tout  différent  :  sa  couleur  d'un 
blanc  grisâtre,  son  aspect  trouble,  son  opacité,  persistaient  après 
un  repos  de  dix  heures.  Il  exhalait  une  odeur  faible  et  présentait  une 
saveur  peu  agréable.  Le  bouillon  ainsi  tiré  des  os  était  donc  très  dif- 
férent, sous  tous  les  rapports,  du  bouillon  de  viande, 

La  deuxième  série  d'expériences  devait  se  rapprocher  plus  encore 
de  la  préparation  habituelle  :  on  ajouta  effectivement  dans  chacune 
des  deux  marmites,  d'une  capacité  environ  de  cinquante  litres,  les 
doses  ordinaires  de  légumes  et  même  quelques  gouttes  de  caramel. 
La  différence  entre  les  deux  produits  obtenus  devait  être  moins 
grande;  elle  fut  notable  cependant  :  le  bouillon  de  viande  avait  gardé 
son  arôme  propre,  agréablement  combiné  avec  l'odeur  des  légumes; 
sa  limpidité  était  la  même,  sa  coideur  avait  nécessairement  un  peu 
plus  d'intensité.  Quant  au  bouillon  d'os,  son  odeur  très  dominante 
provenait  évidemment  des  légumes;  il  aurait  sans  doute  paru  agréa- 
ble, si  son  aspect  trouble  n'eût  fait  naître  une  fâcheuse  prévention. 

La  conclusion  naturelle  à  tirer  de  ces  expériences,  c'est  que  le 
préjugé  traditionnel  favorable  à  l'addition  des  os  dans  le  pot-au-feu 
ne  saurait  être  de  l'invention  des  consommateurs,  car  au  fond  il  n'a 
rien  de  vrai.  On  doit  croii-e  plutôt  rpi'il  a  pris  sa  source  chez  les  ven- 
deurs, puisqu'il  s'accordait  parfaitement  avec  une  pratique  vraiment 
utile  pour  eux,  qui  leur  permettait  naguère  de  vendre  une  dose  assez 
forte  d'os  isolés  au  même  prix  que  la  chair  musculaire. 

L'autre  préjugé  dont  nous  avons  à  parler  est  relatif  au  débit  de  la 
viande  de  vache.  Cette  viande  de  vache  est  assimilée  par  les  ordon- 
nances nouvelles  à  celle  du  taureau;  toutes  deux,  formant  une  classe 
à  part,  sont  taxées  à  un  prix  de  beaucoup  inférieur  au  prix  des  caté- 
gories correspondantes  du  bœuf;  la  différence  est  en  moyenne  de 
40  centimes  par  kilogramme,  ou  de  23  à  50  pour  100  au-dessous 
des  taxes  du  bœuf.  Parmi  les  agriculteurs,  cette  mesure  a  excité  les 
plus  vives  appréhensions.  Nous  dirons  d'abord  par  quels  faits  nous 
comprenons  qu'elle  ait  pu  être  motivée,  puis  nous  montrerons  com- 
ment les  méthodes  nouvelles  qui  ont  changé  l'ancien  état  de  choses 
justifieraient  sur  ce  point  une  modification  importante  aux  règles  de 
la  taxe. 

L'infériorité  des  qualités  comestibles  de  la  chair  du  taureau  est 
unanimement  reconnue  :  le  caractère  de  l'animal,  ses  emportemens 
et  le  rôle  qu'il  remplit,  tout  s'oppose  chez  lui  à  la  nutrition  régulière 
des  muscles,  à  la  formation  graduée  des  sécrétions  adipeuses.  Donc 
point  de  difficulté  à  cet  égard.  C'est  sur  le  débit  de  la  viande  de 
vache  seulement  qu'ont  pu  se  produire  des  opinions  contraires  qu'il 
faut  examiner. 


(300  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Chacun  sait  que  les  vaches  peuvent  acquérir  un  très  remarquable 
embonpoint.  Qui  ne  se  souvient  qu'à  une  époque  très  reculée  sept 
vaches  grasses  ont  présenté  l'emblème  d'autant  d'années  d'abon- 
dance, et  que  par  opposition  sept  vaches  maigres  devinrent  alors 
l'emblème  des  années  de  disette?  Il  faut  convenir  que,  jusque  dans 
ces  derniers  temps  et  plus  particulièrement  aux  environs  de  Paris, 
le  nombre  des  vaches  maigres  ou  mal  engraissées  l'emportait  sur 
celui  des  vaches  grasses  ou  même  en  bon  état.  Souvent  aussi  dans 
les  étables  il  se  trouvait  des  vaches  dites  taurelières  dont  on  ne  pou- 
vait calmer  ni  dompter  les  fureurs,  et  que  dès-lors  on  était  contraint 
d'abattre.  De  pareils  animaux  ne  pouvaient  offrir  que  des  muscles 
amaigris,  des  tissus  coriaces  et  peu  sapides.  Hâtons-nous  de  le  dire, 
l'affection  désordonnée  dont  nous  parlons  n'est  plus  guère  à  craindre 
aujourd'hui.  A  cet  égard,  les  choses  ont  bien  changé  depuis  que  l'on 
iieut  appliquer  aux  vaches  taurelières  une  méthode  opératoire  nou- 
velle inventée  par  un  savant  vétérinaire  dévoué  aux  intérêts  de  la 
science  et  de  l'agriculture  (1). 

Outre  l'aifection  aujourd'hui  si  victorieusement  combattue,  il  est 
une  autre  cause  qui  peut  nuire  à  la  bonne  qualité  de  la  viande  de 
vache.  Dans  les  localités  voisines  des  grandes  villes,  les  importans 
débouchés  offerts  au  produit  principal,  c'est-à-dire  au  lait,  enga- 
geaient les  nourrisseurs  à  obtenir  le  plus  fort  rendement  sous  ce 
rapport  à  l'aide  de  nourritures  abondantes,  très  aqueuses,  tièdes  et 
débilitantes.  Sous  l'influence  de  cette  sorte  de  lactation  forcée,  la  plu- 
part des  animaux  succombaient  phtisiques;  ceux  mêmes  qui  momen- 
tanément semblaient  acquérir  en  perdant  leur  lait  un  certain  em- 
bonpoint n'offraient  à  l'abattage  que  des  chairs  molles,  décolorées, 
boursouflées  plutôt  que  bien  nourries.  De  là  sans  doute  l'infériorité 
très  grande  et  bien  réelle  de  la  viande  de  ces  vaches,  généralement 
abattues  en  mauvais  état;  de  là  le  peu  de  faveur  dont  la  viande 
de  vache  en  général  jouit  dans  certaines  villes.  Aussi  n'est-ce  pas 
vers  les  grands  centres  de  population  comme  Paris  que  l'on  dirige 


(1)  Ce  vétérinaire  est  M.  Charlier,  qui  parvient  en  effet,  sans  pratiquer  aucune  inci- 
sion externe,  à  exciser  et  enlever  l'ovaire  des  femelles  atteintes  de  la  maladie  en  ques- 
tion. Cette  opération  trouble  à  peine  momentanément  les  fonctions  nutritives  de  l'ani- 
mal, qui  l)ientôt  devient  susceptible  d'un  engraissement  régulier  et  profitable.  Cessant 
dès-lors  de  nuire  aux  autres,  il  peut  fournir,  pour  sou  propre  compte,  une  ch.iir  salubre 
et  savoureuse.  Cette  méthode  ingénieuse,  qui  a  valu  à  M.  Charlier  de  hautes  récom- 
penses et  dernièrement  la  grande  médaille  d'or  décernée  par  la  Société  impériale  et 
centrale  d'agriculture,  présente  de  telles  chances  de  succès,  que  l'inventeur,  entraîné 
par  son  zèle  extrême  et  confiant  dans  son  adresse  peu  commune,  demande  à  traiter  ainsi 
même  les  plus  douces  vaches  laitières,  car  il  a  reconnu,  par  dos  expériences  nombreuses, 
qu'il  leur  procure  de  cette  façon  une  tranquillité  plus  grande,  im  calme  complet,  favo- 
rable à  la  durée  d'une  lactation  abonlante  et  régulière,  plus  favorable  encore  à  l'en- 
graissement rapide. 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  601 

le  plus  gi-and  nombre  de  femelles,  vaches  ou  génisses,  parfaites  de 
chair  et  de  graisse,  comme  disent  les  noiirrisseurs,  car,  en  vertu  de 
répugnances  invétérées  et  légitimes,  ces  animaux  ne  pourraient  être 
achetés  que  bien  au-dessous  de  leur  valeur  réelle.  Ce  sont  les  nom- 
breux consommateurs  du  Nord,  de  l'Aisne,  du  Loiret  et  de  presque 
tout  le  centre  de  la  France,  qui  savent  apprécier  et  payer  convena- 
blement les  vaches  élevées  dans  ces  conditions.  Une  longue  pratique 
leur  a  prouvé  que  les  femelles  engraissées  par  d'habiles  éleveurs 
fournissent  une  chair  fine,  succulente,  que  plusieurs  propriétaires, 
juges  compétens  en  cette  matière,  préfèrent,  sous  forme  de  rôti  sur- 
tout, à  la  viande  de  bœuf  (1). 

L'influence  de  l'alimentation  sur  la  qualité  de  la  chair  des  animaux 
peut  être  démontrée  par  de  nombreux  exemples.  Nous  n'en  citerons 
qu'un.  La  plupart  des  Français  et  surtout  des  Parisiens  voyageant 
en  Angleterre  ont  été  frappés  des  différences  considérables  qu'ils 
remarquaient  entre  la  qualité  des  viandes  et  de  certains  produits 
comestibles  des  animaux  dans  les  deux  pays  :  à  Londres  et  pres- 
qu'en  tous  lieux  dans  les  trois  royaumes,  la  chair  du  veau,  même 
après  la  cuisson,  est  rougeâtre,  peu  sapide,  dépourvue  de  l'arôme 
fin  qui  la  caractérise  chez  nous;  le  lait  des  vaches  est  généralement 
moins  aromatique  aussi,  parfois  il  exhale  nne  odeur  particulière  peu 
agréable;  le  beurre  qui  en  provient  est,  à  température  égale,  plus 
consistant,  moins  ductile,  de  teinte  plus  blanchâtre.  Peu  de  per- 
sonnes se  rendent  compte  des  causes  qui  produisent  ces  différences, 
et  cependant  des  faits  nombreux  bien  observés  permettent  de  les 
expliquer.  On  les  comprendra  sans  peine  en  examinant  les  condi- 
tions qui  chez  nous  ont  été  particulièrement  étudiées  et  souvent 

(1)  Pour  mon  compte,  je  puis  dire  qu'un  aloyau  de  génisse  rôti  à  point  chez  l'un  de 
nos  grands  éleveurs,  J\I.  de  Behague,  ma  fait  comprendre  cette  préférence.  M.  de  Behaguc 
avait  convoqué  tout  un  aréopage  de  juges,  agronomes  et  gens  du  monde,  pour  apprécier 
les  produits  d'une  de  ses  génisses  grasses,  primée  au  précédent  concours.  Malgré  les  tra- 
vaux analytiques  et  physiologiques  de  beaucoup  d'hommes  éminens,  parmi  lesquels  on 
peut  citer  les  noms  de  Proust,  d'Edwards,  de  MM.  Chevreul,  Liebig,  etc.,  il  s'en  faut  de 
beaucoup  que  les  questions  relatives  à  la  composition  immédiate  des  viandes  de  diverses 
origines  et  d'animaux  d'âges  différeus  soient  résolues.  On  sait  d'une  manièie  générale 
quelles  sont  les  influences  favorables  des  prairies  naturelles  formées  de  plantes  herba- 
cées diverses  et  de  certaines  rations  alimentaires  suffisamment  variées,  on  connaît  les 
effets  utiles  ou  défavorables— entre  certaines  limites  — des  races,  du  travail,  de  l'âge,  de 
la  lactation  relativement  aux  qualités  comestibles  des  viandes  de  boucherie  ;  mais  on 
ignore  la  nature  et  les  doses  des  principes  immédiats  qui  forment  les  arômes  obtenus 
par  la  cuisson.  On  n'a  pu  encore  apprécier  exactement  l'influence  d'un  engraissement 
exagéré  sur  l'arôme  du  bouillon;  il  se  pourrait  que  l'excès  de  tissus  adipeux  observé 
dans  la  viande  des  animaux  de  l'espèce  bovine  en  Angleterre  contribuât  par  les  acides 
volatiles  de  la  graisse  à  rendre  le  bouillon  moins  agréable  en  ce  pays,  mais  on  n'en  a 
pas  la  certitude. 


()02  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

réunies  à  desseiu  pour  satisfaire  aux  exigences  du  goût,  générale- 
ment plus  délicat,  des  habitans  de  nos  grandes  villes  (1).  On  a  par- 
faitement constaté  par  exemple  que  la  chair  du  veau  ne  peut  être 
obtenue  à  la  fois  tendre,  suffisamment  ferme,  blanche,  avec  l'agréa- 
ble arôme  qui  la  caractérise  en  France,  si  le  jeune  animal  n'a  pas 
été  nourri  exclusivement  de  lait  pendant  un  temps  assez  long,  deux, 
trois,  quatre  mois  et  même  davantage.  On  pousse  les  précautions  et 
les  soins  minutieux  à  cet  égard  au  point  de  tenir  la  bouche  des  veaux 
soumis  au  régime  spécial  de  l'engraissement  constamment  garnie, 
durant  les  intervalles  qui  s'écoulent  entre  les  repas,  d'une  sorte  de 
muselière  en  osier  qui  les  empêche  de  prendre  aucune  autre  nourri- 
ture, pas  même  quelques  brins  d'herbe  tendre.  Afin  de  prolonger 
suffisanmient  l'alimentation  des  veaux  au  lait  pur,  on  y  consacre 
souvent  le  produit  de  plusieurs  vaches. 

L'influence  de  l'alimentation  des  vaches  sur  la  sécrétion  lactée  a 
été  reconnue  maintes  fois  aussi  :  le  lait  offrant  les  meilleures  quali- 
tés, le  parfum  le  plus  délicat,  la  coloration  jaunâtre,  indice  naturel 
de  la  présence  d'une  crème  abondante  et  douce,  susceptible  de  don- 
ner un  beurre  jaune,  aromatique,  ductile,  un  pareil  lait  ne  peut  être 
obtenu  que  chez  les  vaches  nourries  des  plantes  variées  dont  la  réu- 
nion dans  les  prairies  renommées  de  la  Normandie  permet  la  pro- 
duction de  l'excellent  beurre  d'Isigny. 

Lorsque  la  nourriture  se  compose  au  contraire  presque  exclusive- 
ment ou  pour  la  plus  grande  partie  de  plantes  fourragères  renfer- 
mant peu  de  substances  grasses  et  dépourvues  d'arôme  ou  conte- 
nant des  principes  odorans  désagréables,  telles  par  exemple  que  les 
différentes  variétés  de  choux,  les  navets  ou  d'autres  crucifères,  le 
lait  obtenu  sous  l'influence  de  ce  régime  alimentaire  est  peu  abon- 
dant en  crème  et  dépourvu  de  parfum.  Le  beurre  qu'il  fournit  en 
moindre  proportion  n'offre  que  des  qualités  inférieures  :  sa  colo- 
ration blanchâtre,  sa  consistance  trop  grande,  son  peu  d'arôme  ou 
même  son  odeur  particulière  le  déprécient  évidemment.  Sans  nul 
doute,  l'immense  développement  des  cultures  de  turneps  (navets  de 
Suède)  dans  la  Grande-Bretagne,  en  faisant  dominer  cette  sorte  de 

(l)  C'est  la  quantité  surtout,  c'est  l'aboudance  des  produits  que  recherchent  les  éle- 
veurs anglais.  On  amène  chaque  semaine,  au  marché  de  Smithfield,  en  moyenne  : 

5,000  bœufs  on  vaches,  représentant  pour  l'année    260,000 

900  veaux.                           40,850 

40,000  moutons,                      2,800,000 

1,000  porcs,                                — —  52,000 

Les  importations  d'animaux  des  différentes  races  étrangères,  graduellement  accrues 
depuis  1846,  se  sont  élevées,  pendant  l'année  1853,  à  94,548  bœufs  et  vaches,  30,705 
veaux,  259,420  moutons,  et  12,757  porcs  vendus  en  Angleterre. 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  603 

fourrage  dans  l'alimentation  des  vaches  laitières,  a  dû  exercer  une 
action  défavorable  sur  la  qualité  du  lait  et  des  produits  frais  qui  en 
dérivent.  Il  n'en  faut  pas  chercher  la  cause  ailleurs. 

Suivant  les  débouchés  spéciaux  qu'offrent  les  localités  et  les  occa- 
sions qu'ils  rencontrent  habituellement  dans  leurs  achats  d'animaux 
maigres,  les  fermiers  qui  se  livrent  à  l'engraissement  entretiennent 
presque  exclusivement  soit  des  vaches  et  génisses,  soit  des  bœufs 
ou  bouvillons.  En  considérant  la  qualité  excellente  des  produits  que 
les  uns  et  les  autres  obtiennent,  l'on  a  pu  s'étonner  à  bon  droit  que 
la  taxe  ait  établi  et  maintenu  des  différences  qui  s'élèvent  de  20  à  50 
pour  100,  suivant  les  catégories  des  morceaux,  sur  les  prix  de  la 
viande  des  deux  origines.  Nous  venons  de  présenter  l'état  actuel  de 
nos  connaissances  sur  cette  question.  D'une  part,  il  a  été  établi  que 
très  souvent  autrefois,  et  quelquefois  aujourd'hui,  la  viande  de  vache 
devait  et  doit  effectivement  encore  être  considérée  comme  ayant  une 
moindre  valeur  que  la  viande  de  bœuf  en  bon  état;  de  l'autre,  il  est 
certain  que  les  vaches  et  génisses  dans  de  bonnes  conditions  d'éle- 
vage, d'entretien  et  d'engraissement  ne  le  cèdent  probablement  en 
rien  aux  bœufs  élevés,  entretenus  et  engraissés  dans  des  conditions 
également  favorables. 

Les  deux  questions  que  nous  venons  d'examiner  touchent  à  des 
préjugés  populaires;  des  objections  d'une  nature  plus  grave  ont  été 
produites  contre  la  nouvelle  taxe  et  sont  devenues,  depuis  la  publi- 
cation de  l'ordonnance  sur  la  viande  de  boucherie,  l'objet  d'une  po- 
lémique animée  dans  les  journaux  agricoles  et  les  recueils  spéciaux. 
La  vérité,  je  crois,  se  trouve,  cette  fois  comme  presque  toujours, 
entre  les  opinions  extrêmes. 

En  classant  les  morceaux  des  animaux  dépecés  en  trois  ou  quatre 
catégories,  en  rangeant  dans  la  première  ceux  de  ces  morceaux  qui 
pour  un  même  animal  représentent  la  meilleure  qualité,  et  successi- 
vement dans  la  deuxième,  la  troisième  catégorie  les  portions  moins 
bonnes  ou  plus  chargées  de  tendons  et  de  membranes  coriaces,  on 
n'a  pas  tenu  compte  de  l'état  plus  ou  moins  gras,  plus  ou  moins 
maigre  de  chaque  animal,  et  comme  la  taxe  est  établie  d'après  le 
cours  moyen  des  ventes  effectuées  sur  les  marchés  de  Sceaux  et  de 
Poissy,  il  en  résulte  que,  les  bouchers  qui  achètent  les  plus  beaux 
et  les  meilleurs  animaux  payant  un  prix  supérieur  à  la  moyenne, 
la  taxe  basée  sur  cette  moyenne  leur  sera  évidemment  défavorable. 
Ceux  de  leurs  confrères  qui  achètent  les  animaux  les  plus  maigres 
au-dessous  du  cours  moyen  gagneront  au  contraire  davantage  en 
vendant  au  prix  taxé,  qui  pour  eux  sera  le  même.  Il  y  a  là  un  incon- 
vénient réel,  mais  qu'il  est  possible  de  faire  disparaître  tout  en  évi- 
tant une  conséquence  moins  certaine  il  est  vrai,  moins  prochaine 


QOll  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

surtout,  mais  qui  serait  bien  plus  fâcheuse.  C'est  qu'en  classant  la 
viande  par  catégories  de  morceaux,  sans  avoir  égard  à  la  qualité 
do  chaque  animal,  on  décourage  l'éleveur  et  l'engraisseur.  Ki  l'un 
ni  l'autre  n'auront  d'intérêt  à  choisir  ou  à  perfectionner  les  races, 
à  obtenir  les  animaux  les  plus  fins  de  chair  et  de  graisse,  puisqu'ils 
ne  recevront  pour  le  produit  du  dépeçage  que  le  même  prix  moyen, 
quelle  que  soit  la  qualité,  et  l'on  entrera  désormais  dans  une  voie 
contraire  à  celle  que  l'administration  de  l'agriculture  indique  dans 
SCS  programmes,  et  récompense  dans  les  concours  nationaux  et  uni- 
versels. 

Telle  est  l'objection  qui  s'est  produite,  et  on  peut  y  signaler  une 
certaine  exagération.  Sans  doute,  aux  termes  de  l'ordonnance,  la 
viande  de  tous  les  animaux  abattus  doit  se  vendre  au  prix  moyen; 
mais  évidemment  ce  prix  est  établi  d'après  la  moyenne  du  cours  des 
animaux  conduits  au  marché,  de  telle  sorte  que  les  bonnes  races, 
bien  engraissées,  fournissant  plus  de  chair  nette  et  moins  de  produits 
de  faible  valeur,  seront  toujours  payées  plus  cher  par  l'acheteur  sur 
pied  :  elles  auront  donc  exercé  leur  influence  sur  le  prix  de  vente 
de  la  viande  de  boucherie.  L'éleveur  et  l'engraisseur  continueront. 
ainsi  à  recevoir  un  prix  plus  haut  de  leurs  bêtes  de  race  que  des  ani- 
maux mal  conformés  et  mal  nourris;  seulement  ils  recevront  un  prix 
moyen,  c'est-à-dire  un  peu  inférieur  à  leur  valeur  réelle.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  que,  pour  les  animaux  de  troisième  qualité,  le  prix 
excédera  la  valeur  réelle,  car  l'acheteur  aura  la  certitude  de  reven- 
dre les  produits  du  dépeçage  au  prix  moyen,  c'est-à-dire  au-dessus 
du  cours  le  plus  bas,  ou  de  celui  qu'il  aura  réellement  payé.  Ainsi, 
d'un  côté,  les  producteurs  des  meilleurs  animaux  ne  recevront  pas 
le  maximum  du  prix,  auquel  cependant  ils  ont  droit,  et  qu'ils  de- 
vaient obtenir  avant  la  taxe.  Ils  ne  seront  pas  pour  cela  découragés, 
mais  ils  seront  moins  encouragés.  D'un  autre  côté,  les  producteurs 
arriérés,  et  il  s'en  trouve  beaucoup  encore,  se  sentiront  moins  exci- 
tés à  changer  leurs  pratiques  vicieuses. 

Nous  avons  indiqué  l'abus,  en  tenant  compte  de  ce  qu'il  y  a  d'exa- 
géré dans  les  objections  qu'il  provoque.  Le  moyen  de  résoudre  le 
problème  ainsi  posé  est  bien  simple.  Selon  nous,  pour  concilier  le 
système  des  catégories  avec  les  intérêts  du  producteur  et  ceux  du 
consommateur,  de  façon  à  encourager  l'application  des  meilleures 
méthodes  d'élevage  et  d'engraissement,  il  convient  d'ajouter  aux 
catégories  des  morceaux  les  conditions  de  qualité  des  viandes,  et  il 
suffirait  sans  doute  de  les  ranger  à  cet  égard  dans  trois  classes  dis- 
tinctes. L'une  comprendrait  la  première  qualité,  équivalente  à  celle 
que  l'on  consomme  généralement  à  Paris  con^me  viande  de  premier 
choix,  même  depuis  le  régime  de  la  taxe.  Dans  la  seconde  classe  se 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  605 

trouveraient  les  produits  des  animaux  à  demi  engraissés,  qui  con- 
stituent en  réalité  les  viandes  de  deuxième  choix.  La  troisième  com- 
prendrait les  produits  du  dépeçage  des  animaux  maigres  ou  très 
mal  engraissés.  Dans  cette  classe  se  rangeraient  les  viandes  qui 
seraient  réellement  de  qualité  inférieure,  soit  qu'elles  vinssent  des 
taureaux,  des  vaches  ou  des  bœufs.  Les  inspecteurs  chargés  d'assu- 
rer l'exécution  de  cette  partie  des  règlemens  ne  s'y  tromperaient 
pas.  Non-seulement  les  caractères  extérieurs  bien  connus  des  viandes 
de  premier,  deuxième  et  troisième  choix  seraient  des  guides  certains, 
mais  encore  le  contrôle  facile  des  prix  payés,  sur  les  marchés  qui 
approvisionnent  Paris,  pour  les  trois  sortes  d'animaux  dont  ils  con- 
stateraient journellement  l'état  sur  pied,  ainsi  qu'après  le  dépeçage, 
compléterait  leur  expérience  et  leur  aptitude  à  vérifier  les  indications 
portées  à  l'étal  du  boucher. 

Cette  mesure  administrative  semble  seule  permettre  d'intéresser 
directement,  par  la  taxe  elle-même,  les  nourrisseurs  à  obtenir  dans 
leurs  animaux  l'état  d'engraissement  le  plus  favorable  à  la  qualité  de 
la  viande.  On  peut  dire  qu'alors  les  règlemens  seraient  mieux  en  har- 
monie avec  les  faits  réels.  Les  détaillans  ne  pourraient  se  refuser  à 
inscrire  sur  les  produits  à  vendre  l'indication  de  chacune  des  trois 
qualités  réglementaires,  tandis  que  les  obliger  à  mettre  sur  quelques 
morceaux  des  étiquettes  portant  les  mots  taureau  ou.  vache,  ce  serait 
discréditer  leur  établissement  et  rendre  très  difficile  le  placement  des 
malencontreux  produits.  Aussi  les  bouchers  se  sont-ils  sagement  abs- 
tenus d'offrir  au  public  des  viandes  sous  ces  titres.  Je  ne  prétends 
pas  dire  qu'ils  se  soient  aussi  généralement  abstenus  de  livrer  autre 
chose  que  du  bœuf  à  leur  clientèle.  Il  ne  s'agissait  pour  eux  que  de 
laisser  passer  à  l'abri  du  soupçon  les  produits  de  quinze  ou  vingt 
mille  vaches  annuellement  abattues  à  Paris,  et  représentant  un 
sixième  environ  de  la  consommation  totale  en  animaux  de  l'espèce 
lîovine. 

Quelques  agriculteurs  ou  économistes  ont  cru  possible  d'arriver 
plus  facilement  au  môme  but  en  revenant  à  la  disposition  ancienne, 
qui  fixait  un  droit  d'octroi  égal  pour  chaque  animal  de  la  même  es- 
pèce. Que  l'animal  présenté  à  la  barrière  fût  d'une  grande  ou  d'une 
petite  race,  qu'il  fût  maigre  ou  gras,  il  était  taxé  au  même  droit,  fixé 
par  tête.  Sous  l'influence  d'un  pareil  régime,  il  est  évident  que  tous 
les  animaux  expédiés  vers  les  villes  à  octrois  de  cette  nature  devaient 
être  de  grande  race  et  largement  engraissés.  Sans  doute  ce  procédé 
était  de  beaucoup  le  plus  simple,  mais  de  graves  inconvéniens  s'y 
trouvent  attachés.  D'une  part,  il  encourageait  l'engraissement  exa- 
géré, qui  n'aurait  pu  être  avantageux  sans  cette  prime  ou  ce  profit 
factice;  d'un  autre  côté,  il  tendait  à  exclure  de  l'approvisionnement 


O06  REVUE   DES    IIEUX    MONDES. 

des  villes  toutes  les  races  moyennes  et  petites,  agissant  souvent  alors 
dans  un  sens  contraire  à  l'intérêt  agricole,  notamment  en  ce  qui 
touche  les  petites  races  bretonnes  de  l'espèce  bovine,  et  surtout  dans 
les  localités  où  les  maigres  pâturages  ne  permettaient  pas  d'entre- 
tenir avec  profit  les  animaux  des  grandes  races.  On  devait  bien  se 
garder  d'introduire  dans  Paris  les  petits  animaux  de  boucherie,  car 
leur  poids  étant  seulement  la  moitié,  le  tiers,  le  quart  du  poids  des 
grands  animaux,  le  droit  se  fût  trouvé  double,  triple  ou  quadruple 
pour  une  même  quantité  pondérable  des  produits  de  l'abattage. 

On  lie  saurait  assurer  cependant  que  les  plus  sages  mesures,  gra- 
duellement améliorées  en  vue  d'offrir  à  tous  les  intérêts  respectables 
les  plus  sûres  garanties,  auront  toute  l'efficacité  possible,  qu'elles 
amèneront  par  exemple  des  résultats  aussi  réguliers,  aussi  satisfai- 
sans  que  ceux  obtenus  à  l'aide  de  la  réglementation  de  la  boulange- 
rie, et  dont  nous  avons  fait  ressortir  les  avantages  en  les  comparant 
aux  résultats  qui  se  manifestent  dans  certaines  contrées  étrangères 
sous  le  régime  différent  de  la  libre  concurrence.  Si  le  désir  extrême 
de  se  soustraire  à  quelques  embarras,  ou  plutôt  peut-être  à  la  réduc- 
tion des  bénéfices,  amenait  de  la  part  du  commerce  de  la  boucherie 
des  difficultés  telles  à  l'exécution  des  mesures  nouvelles  qu'il  fallût 
recourir  à  des  dispositions  d'un  autre  ordre,  l'administration  serait 
probablement  conduite  à  rendre  libre  le  commerce  des  viandes  de 
boucherie.  Toutefois,  en  supposant  que  cette  éventualité  se  présen- 
tât, il  n'en  serait  pas  moins  utile  de  sauvegarder  les  intérêts  géné- 
raux de  l'agriculture  et  de  l'alimentation  publique,  et  les  meilleurs 
moyens  seraient  encore  de  rendre  obligatoire  l'indication  des  caté- 
gories et  des  qualités  chez  les  débitans  de  viande,  laissant  à  la  con- 
currence entre  ces  derniers  et  à  la  vigilance  des  consommateurs  le 
soin  de  régler  les  prix.  Dans  cette  hypothèse  même,  il  ne  serait 
pas  moins  utile  que  sous  le  régime  actuel  de  faire  vérifier  la  sincé- 
rité des  désignations,  ainsi  que  l'absence  d'altérations  spontanées 
ou  autres  qui  seraient  préjudiciables  aux  qualités  comestibles  des 
morceaux  mis  en  vente. 

Sans  doute,  lorsqu'une  industrie,  parvenue  à  son  état  normal,  est 
en  mesure  de  livrer  toutes  les  quantités  de  produits  que  la  con- 
sommation réclame,  on  peut  s'en  fier  à  la  libre  concurrence,  comme 
au  meilleur  moyen  de  réglementer  les  cours  commerciaux;  mais 
quand  cette  industrie  est  dépassée  dans  son  développement  par  les 
progrès  de  la  consommation,  on  reconnaît  bientôt  que  ces  relations 
naturelles  se  trouvent  renversées.  La  concurrence  n'existe  plus  vé- 
ritablement qu'entre  les  consommateurs;  les  cours  s'élèvent,  et  la 
hausse  ne  s'arrête  qu'à  la  limite  où  peuvent  atteindre  les  fortunes 
moyennes.  Dès  lors  la  plus  grande  partie  de  la  population  est  ex- 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  607 

cliie  du  concours,  et  ce  sont  précisément  les  hommes  dont  îcs  rudes 
labeurs  exigeraient  une  alimentation  plus  largement  réparatrice, 
qui  s'en  trouvent  privés.  On  est  donc  conduit  à  reconnaître  que  la 
libre  concurrence  amène  tôt  on  tard  la  meillenre  réglementation  des 
prix,  mais  c[u'il  peut  en  être  autrement  lorsqu'il  s'agit  de  sauvegar- 
der les  intérêts  de  la  santé  publique,  qui  ne  saurait  attendre  l'issue 
de  la  lutte  sans  avoir  trop  longtemps  à  souflrir  de  pénibles  et  dan- 
gereuses privations. 

En  Angleterre,  la  liberté  du  commerce  de  la  boucherie  ne  s'est 
pas  encore  combinée  avec  cet  état  si  désirable  d'une  production  cor- 
respondant aux  besoins  de  la  consommation.  Aussi  le  cours  de  la 
viande  se  maintient-il  au-dessus  du  taux  limité  par  les  règlemens  en 
France;  mais  du  moins  un  autre  résultat  utile  se  prépare  :  les  chances 
offertes  par  la  liberté  commerciale  aux  négocians  déterminent  des 
importations  plus  fortes  de  bétail  et  de  divers  produits  tirés  des  ani- 
maux. Ainsi  se  trouvera  probablement  rapprochée  l'époque  où,  les 
importations  aidant,  la  consommation  en  Angleterre  sera  pleinement 
satisfaite,  et  dès-lors  la  libre  concurrence  entre  les  producteurs 
comme  entre  les  négocians  réalisera  ses  effets  ordinaires  au  profit 
des  consommateurs. 

Quel  que  soit  l'avenir  réservé  au  régime  de  la  boucherie  pari- 
sienne, il  y  aurait  à  se  préoccuper  de  mesures  d'un  autre  ordre,  des- 
tinées à  réduire  notablement  les  frais  actuels  supportés  par  le  com- 
merce, et  à  diminuer  du  même  coup  les  prix  de  revient  et  de  vente 
de  la  viande  de  boucherie. 

Une  des  réformes  généralement  réclamées  sur  ce  point  aurait 
pour  but  et  pour  résultat  direct  d'éviter  les  pertes  de  temps,  les  dé- 
penses particulières,  les  chances  d'accidens  et  de  méventes  qu'occa- 
sionnent l'éloignement  et  la  tenue  hebdomadaire  des  deux  marchés 
aux  bestiaux  qui  seuls  approvisionnent  la  capitale.  Il  s'agirait  de  sup- 
primer les  deux  marchés  de  Sceaux  et  de  Poissy,  qui  l'un  et  l'autre 
s'ouvrent  et  se  ferment  un  jour  de  la  semaine  à  des  heures  fixes  qu'an- 
nonce le  son  d'une  cloche.  Les  inconvéniens  de  cet  état  de  choses 
sont  évidens  :  en  raison  des  distances  à  parcourir,  du  temps  à  pas- 
ser hors  de  Paris,  des  frais  de  voyage  et  des  avances  indispensables 
pour  faire  emplette  d'un  approvisionnement  de  plusieurs  jours  en 
viande  de  boucherie,  ces  deux  marchés  peuvent  à  peine  être  fré- 
quentés par  la  moitié  des  cinq  cents  bouchers  établis  dans  la  ville. 
Sur  ce  nombre,  soixante-quinze  environ  achètent  pour  leur  compte 
et  pour  revendre  aux  deux  cent  cinquante  débitans,  qui  n'ont  ni  le 
temps  ni  l'argent  nécessaires  aux  acquisitions  sur  des  marchés  trop 
éloignés  de  leur  domicile;  d'un  autre  côté,  les  acheteurs  en  gros 
doivent  prélever  des  bénéfices  qui  élèvent  d'autant  le  prix  de  la  mar- 


C>OS  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

chandise.  Le  prix  de  revient  est  d'aillerirs  grevé  des  frais  de  trans- 
port ou  de  conduite  des  animaux  réexpédiés  de  Sceaux  et  de  Poissy 
jusqu  à  Paris,  où  ils  auraient  pu  arriver  directement  par  toutes  les 
voies  qui  convergent  vers  la  capitale.  A  ces  frais  de  double  trans- 
port pour  une  portion  de  la  route  s'ajoutent  les  dépenses  fréquem- 
ïDent  occasionnées  par  le  renvoi  d'un  marché  à  l'autre.  En  cas  de 
jiiévente,  ces  chances  défavorables  s'aggravent  encore,  lorsque  les 
éleveurs,  forcés  de  réaliser  leurs  fonds,  revendent  à  des  nourrisseurs 
établis  aux  environs.  Ceux-ci,  devant  entretenir  durant  plusieurs  jours 
les  animaux  qu'ils  ont  ainsi  recueillis  occasionnellement,  ajouteront 
encore  ces  nouvelles  dépenses  au  prix  coûtant  de  l'animal,  déjà  prêt 
pour  l'abattage;  il  faudrait  en  outre  porter  en  ligne  de  compte  la 
moyenne  des  pertes  qu'amènent  divers  accidens  et  les  maladies  du- 
rant des  transports  aussi  compliqués.  On  calcule  en  somme  une  aug- 
;mentation  de  10  à  15  pour  100  sur  le  prix  coûtant  de  la  viande  de 
boucherie  pour  ces  diverses  causes  (1). 

On  écarterait  ces  embarras  et  on  épargnerait  la  plus  grande  partie 
de  ces  frais  en  substituant  aux  marchés  de  Sceaux  et  de  Poissy  deux 
autres  marchés  établis  près  des  murs  d'enceinte  de  la  capitale  et  le 
plus  possible  à  proximité  des  principaux  abattoirs,  qui  eux-mêmes 
sont  peu  distans  des  boulevards  extérieurs.  Tous  les  bouchers  pour- 
raient ainsi  acheter  directement;  il  leur  serait  même  facile  de  s'en- 
tendre de  différens  quartiers  pour  partager  les  produits  du  dépeçage 
suivant  les  habitudes  de  leur  clientèle.  Rien  ne  s'opposerait  à  ce  que 
les  marchés  nouveaux,  l'un  vers  la  rive  gauche,  l'autre  à  portée  de 
ja  rive  droite,  fussent  permanens.  Alors  les  examens  des  acheteurs, 
des  inspecteiu-s  ou  agens  de  la  salubrité,  parfois  même  des  grands 
consommateurs,  seraient  faciles,  exciteraient  une  sorte  d'émulation 
entre  les  fournisseurs,  et  concourraient  à  modifier  heureusement  la 
situation  de  cet  important  commerce.  Il  résulterait  donc  de  ces  dis- 
positions nouvelles  :  économie  sur  le  prix  de  revient,  amélioration  de 
la  qualité,  très  grandes  facilités  commerciales,  et  garanties  plus  cer- 
taines quant  à  la  qualité  et  à  la  salubrité  des  viandes  de  boucherie. 

Ces  diverses  améliorations  se  prêteraient  un  mutuel  secours;  elles 
s'allieraient  parfaitement  aussi  avec  les  moyens  de  développer  la 
production  animale  en  France  qu'offrent  les  distilleries  nouvelles, 

(1)  D'api'L's  un  recueil  spécial  et  Lien  informé,  voici  quels  seraient  ces  excédans  de 
irais  que  Ton  pourrait  supprimer  en  plaçant  ces  marchés  sous  les  murs  de  Paris  : 

Une  journée  de  plus  de  chemin  à  parcourir  pour  85,000  bœufs 300,000  fr. 

Renvoi  de  13,000  non  vendus  ou  vendus  à  perte  hors  des  marchés.       325,000 

Excédant  de  frais  de  commission,  1  pour  100 300,000 

Frais  de  vente  à  la  cheville 1,000,000 

Somme  totale  à  épargner i  ,925,000  fr. 


DE    l'alimentation    PUr.LIQUE.  609 

les  sucreries  et  quelques  autres  i'Kluslries  annexées  aux  exploitations 
rurales.  Les  appareils  perfectionnés  et  les  procédés  qui  réalisent  ces 
utiles  applications  se  sont  produits  en  grand  nombre  à  l'exposition 
universelle  de  1855.  Il  nous  reste  à  exposer  les  plus  remarquables 
parmi  ces  innovations  agricoles  et  manufacturières. 

II. 

D'irrécusables  témoignages  attestent  les  remarquables  progrès 
que  l'agriculture  a  réalisés  en  vue  de  développer  la  production  ali- 
mentaire. Il  suffit  de  rappeler  l'accroissement  considérable  de  la  con- 
sommation des  subsistances,  de  celles  surtout  qui  caractérisent  une 
civilisation  plus  avancée,  qui  élèvent  la  force  et  la  durée  moyenne 
de  la  vie  parmi  les  populations.  Ne  voit-on  pas  jusqu'en  89  l'agri- 
culture de  la  France,  sur  une  égale  superficie,  nourrir  avec  peine  et 
d'une  manière  parcimonieuse  '2li  millions  d'habitans  consommant 
chacun  bien  moins  de  pain  de  froment  et  de  viande  que  chaque  in- 
dividu de  la  population  actuelle  du  même  pays,  qui  atteint  aujour- 
d'hui le  chiffre  de  36  npllions  et  s'est  accrue  de  50  pour  100?  On 
peut  donc  admettre  c{ue  la  production  à  cet  égard  est  au  moins  dou- 
blée. Autrefois  d'ailleurs  le  plus  grand  nombre  des  habitans  des 
campagnes,  des  villages,  et  même  des  villes  de  second  ordre,  ne 
pouvaient  prétendre  à  obtenir  des  viandes  fraîches  après  la  Saint- 
Martin  et  jusqu'à  Pâques,  car  durant  cet  intervalle  de  temps  les  pâ- 
turages manquaient,  et  l'agriculture  négligeait  les  moyens  connus 
de  les  remplacer.  Ignorant  d'ailleurs  les  procédés  bien  plus  efficaces 
mis  en  lumière  depuis  lors,  elle  s'estimait  heureuse  que  les  habitudes 
des  populations  lui  permissent  d'attendre  le  retour  des  saisons  favo- 
rables pour  ranimer  simultanément  la  vie  et  la  reproduction  dans  les 
étables  et  dans  les  champs,  et  il  fallait,  afin  de  traverser  la  saison  hi- 
vernale, se  résoudre  à  faire  des  approvisionnemens  toujours  incom- 
plets, toujours  sujets  à  quelques  altérations.  Yers  la  Toussaint,  on 
s'occupait  de  préparer  les  salaisons  des  viandes  de  porc  et  d'animaux 
des  espèces  bovines;  encore  était-on  obligé  de  ménager  ces  provi- 
sions insuffisantes,  en  observant  avec  une  rigueur,  inutile  désormais, 
les  prescriptions  très  sages  alors  qui  décidaient  le  plus  grand  nom- 
bre à  s'interdire  deux  jours  de  chaque  semaine,  ainsi  qu'en  temps 
de  vigile,  d'avent  et  de  carême,  l'usage  de  la  viande  comme  moyen 
d'alimentation. 

L'agriculture  progressive  de  nos  jours  trouve  au  contraire  dans 
l'accroissement  de  consommation  des  substances  alimentaires  sa 
principale  garantie  contre  l'avilissement  des  prix  de  ses  récoltes, 
et  sans  avoir  à  craindre  maintenant  le  reproche  inconsidéré  qu'un 

TOME   I.  39 


<U0  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

homme  d'état  lui  fit  un  jour,  de  produire  trop,  elle  sait  depuis  long- 
temps déjà  qu'en  développant  les  cultures  fourragères  et  multipliant 
les  bestiaux,  elle  parvient  à  augmenter  la  profondeur  et  la  puissance 
du  sol.  Elle  s'ingénie  à  chercher  les  procédés  capables  d'atteindre 
plus  sûrement  et  plus  rapidement  ce  double  but.  Au  premier  rang, 
parmi  ces  importantes  innovations,  se  présentent  les  industries  ma- 
nufacturières annexées  aux  exploitations  rurales. 

Une  des  plus  récentes  et  des  plus  remarquables  industries  de  ce 
genre  s'est  développée  dans  des  circonstances  exceptionnelles  qui 
ajoutent  encore  à  l'intérêt  qu'en  tout  temps  elle  eût  inspiré.  Depuis 
plusieurs  années,  la  nourriture  destinée  aux  animaux  des  fermes 
s'était  considérablement  amoindrie,  soit  directement,  en  raison  du 
déficit  sur  la  production  des  fourrages  et  des  céréales,  soit  indirec- 
tement, par  suite  des  affections  spéciales  qui  attaquaient  avec  une 
intensité  singulière  les  vignobles  et  les  champs  de  pommes  de  terre. 
Non-seulement  les  résidus  de  la  distillation  des  marcs  de  raisin  em- 
ployés naguère  en  larges  proportions  dans  le  midi  pour  l'alimenta- 
tion des  moutons  manquaient  presque  entièrement,  mais  encore  les 
drêches,  autres  résidus  nutritifs  de  la  saccharification  et  de  la  distil- 
lation des  grains,  faisaient  également  défaut,  car  cette  dernière  opé- 
ration venait  d'être  prohibée  en  France.  On  voulait  réserver  pour  la 
nourriture  des  hommes  les  céréales  distillées  autrefois.  La  distilla- 
tion des  pommes  de  terre  elles-mêmes  était  devenue  l'objet  d'une 
semblable  prohibition,  insjjirée  par  les  mêmes  vues  prévoyantes. 

Ces  diverses  sources  de  la  fabrication  des  eaux-de-vie  et  de  l'al- 
cool et  d'autres  encore  étaient  taries  à  la  fois  ou  considérablement 
diminuées.  Un  grand  fait  individuel  sans  pVécédens  surgit  tout  à 
coup  de  cette  nécessité  commerciale;  on  vit  près  de  la  moitié  des 
sucreries  indigènes,  mettant  à  profit  les  données  de  la  science  et  les 
observations  de  M.  Dubrunfaut  (1) ,  se  transformer  en  distilleries  de 
betteraves,  et  verser  en  une  année  dans  les  magasins  du  commerce 
environ  vingt  millions  de  litres  d'alcool,  réalisant  ainsi  d'énormes 
bénéfices,  car  le  prix  normal,  de  50  ou  60  francs  l'hectolitre,  était 
monté  à  220  francs  (2) . 

Mais,  il  faut  le  dire,  ces  distilleries  d'un  nouveau  genre  succédant 
à  des  sucreries  enlevaient  à  la  production  nationale  AO  millions  de 
sucre  (3) ,  et  n'ajoutaient  rien  par  leurs  résidus  à  la  nourriture  dispo- 

(1)  A  l'occasiou  de  l'exposition  universelle,  la  grande  médaille  d'honneur  a  été  décer- 
née à  M.  Diibruufautj  comme  ayant  coopéré  par  ses  publications  à  ces  grandes  applica- 
tions industrielles. 

(2)  Un  des  principaux  manufacturiers;,  transformant  ses  fabriques  de  sucre  en  dis- 
tilleries, parvint  à  réaliser  un  bénéfice  journalier  de  10,000  fi-.  ! 

(3)  Cette  diminution  dans  la  production  du  sucre  est  sans  doute  une  des  causes  de 


DE    l'alimentation   PUBLIQUE.  611 

nibîe  pour  les  animaux;  elles  en  diminuaient  plutôt  la  quantité,  car 
plusieurs  d'entre  elles,  au  lieu  d'utiliser  les  râpes  elles  presses  des 
sucreries  et  de  recueillir  les  pulpes  exprimées,  faciles  à  conserver  e/i 
silos  durant  douze  et  dix-huit  mois,  traitaient  par  des  macérations 
et  des  lavages  à  grandes  eaux  les  racines  découpées  en  tranches  ou 
petits  prismes.  Le  résidu,  dans  ce  cas,  trop  aqueux  pour  être  facile- 
ment transporté  ou  conservé,  obtenu  d'ailleurs  en  trop  grandes 
masses  sur  quelques  points,  ne  pouvait  être  distribué  en  temps  utile, 
faute  d'un  nombre  sufiisant  d'animaux  réunis  dans  le  même  lieu;  il 
était  en  partie  perdu  ou  mal  utilisé  comme  engrais  des  terres.  Bien- 
tôt des  inconvéniens  graves  furent  signalés  aux  environs  de  ces 
distilleries,  et  motivèrent  des  mesures  justement  sévères  dans  pbi- 
sieurs  départemens.  En  effet,  les  liquides  dépouillés  d'alcool  par  la 
distillation,  —  résidus  que  l'on  désigne  sous  le  nom  de  vinasses, 
qui  représentent  les  c|uatre-vingt-dix  centièmes  à  peu  près  du  jus 
fermenté,  et  que  les  distilleries  de  betteraves  rejetaient  au  dehors, 
—  ces  liquides,  faute  d'écoulement  rapide,  formaient  aux  environs 
des  usines  des  mares  stagnantes  susceptibles  de  se  putréfier  et  de 
répandre  des  miasmes  infects.  Dans  les  pays  de  plaines  surtout,  ces 
masses  d'eaux  putrides  occasionnaient,  par  leurs  émanations  très  in- 
commodes et  insalubres,  de  justes  plaintes  de  la  part  des  habitans 
du  voisinage ,  et  lorsque  les  distilleries  de  ce  genre  venaient  à  se 
multiplier  dans  une  contrée,  elles  menaçaient  de  compromettre  sé- 
rieusement la  santé  publique. 

Tous  ces  inconvéniens  si  graves,  —  la  déperdition  d'une  grande 
partie  d'une  substance  nutritive  de  la  betterave,  —  la  production  d'é- 
manations infectes,  incommodes  et  insalubres,  — ^disparaissent  lors- 
qu'on substitue  aux  divers  moyens  usuels  de  distillation  des  bette- 
raves le  procédé  nouveau  imaginé  par  M.  Champonnois.  Ce  procédé, 
loin  d'amoindrir  les  proportions  des  matières  nutritives  que  don- 
naient les  résidus  des  sucreries,  y  ajoute  au  contraire  les  substances 
qui  dans  le  jus  accompagnent  le  sucre,  et  qui,  lorsque  l'on  extrait 
ce  principe  immédiat,  passent  dans  les  écumes  et  dans  les  mélasses. 
Le  procédé  nouveau  offre  en  outre  cet  avantage  important,  qu'il  peut 
être  facilement  introduit  dans  les  fermes  de  200  à  1,000  hectares, 
qu'enfin  les  exploitations  d'une  moindre  importance  sont  en  mesure 
de  réaliser  elles-mêmes,  par  des  associations  analogues  aux  laiteries, 
les  avantages  de  cette  opération  à  la  fois  agricole  et  manufacturière. 

L'idée  fondamentale  et  vraiment  neuve  sur  laquelle  repose  l'in- 
vention de  M.  Champonnois  consiste  dans  l'emploi  de  la  vinasse  an 


rélévalion  actuelle  du  cours;  mais  dans  l'année  qui  vient  de  commencer  la  faliricatioa 
sucriers,  devenue  plus  active,  compensera  probablement  en  grande  partie  le  déficit. 


612  îiLVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lieu  d'eau,  pour  déplacer  le  jus  sucré  que  contient  la  betterave.  Le 
résidu  consistant  qu'on  obtient  ainsi  peut  être  mêlé,  tout  humide, 
encore  chaud,  avec  les  fourrages  hachés,  les  balles  de  grains  ou  me- 
nues pailles  qui  doivent  composer  la  ration  alimentaire,  et  qui  varient 
suivant  que  cette  ration  est  destinée  à  l'élevage,  à  l'entretien  ou  à 
l'engraissement  des  veaux,  bœufs,  taureaux,  génisses  à  l'engrais,  aux 
vaches  laitières  ou  aux  moutons.  —  Ce  procédé,  avons-nous  dit,  est 
d'ime  exécution  facile.  Les  betteraves,  nettoyées  comme  à  l'ordinaire 
dans  le  laveur  mécanique,  sont  divisées  en  petits  prismes  ou  courtes 
lanières  au  moyen  d'un  coupe-racines.  Cette  sorte  de  pulpe  grossière, 
jetée  dans  un  cuvier  à  douille  fond  percé  de  trous,  est  arrosée  par 
la  vinasse  sortant  bouillante  de  l'alambic  et  légèrement  acidulée. 
Après  trente  ou  quarante  minutes  d'immersion,  le  liquide  chargé  du 
jus  sucré  est  déplacé  par  une  nouvelle  quantité  de  vinasse.  On  com- 
prend que  cette  sorte  de  lessivage  méthodique  donne  un  premier 
liquide  plus  sucré  que  l'on  dirige  vers  les  cuves  à  fermentation, 
tandis  que  les  liquides  moins  sucrés  des  deuxième  et  troisième  addi- 
fions  de  vinasse  servent  à  commencer  l'arrosage  et  l'immersion  d'une 
autre  quantité  de  pulpe  neuve.  Par  une  innovation  heureuse  due  au 
iu^me  inventeur,  la  fermentation  s'obtient  active  et  régulière  en 
faisant  continuellement  écouler  les  liquides  ou  jus  sucrés  dans  une 
grande  masse  d'un  jus  semblable,  déjà  en  pleine  fermentation  depuis 
seize  ou  vingt-quati'e  heures.  Dès  que  la  fermentation  dans  une  cuve 
est  arrivée  à  son  terme,  on  envoie  la  moitié  du  liquide  vineux  dans 
une  cuve  disposée  de  même,  qui  doit  se  remplir  graduellement  de  jus 
sucré  sortant  des  cuviers  macérateurs;  l'autre  moitié  du  liquide  vineux 
est  versée  dans  le  réservoir  qui  doit  alimenter  l'alambic.  Ce  dernier 
appareil,  construit  sur  les  principes  de  Cellier-Blumenthal,  Derosne, 
Dubrunfaut,  fournit  continuellement  l'alcool  à  50  ou  55  degrés  ven- 
dable directement  aux  manufacturiers  rectificateurs ,  si  mieux  on 
n'aime  effectuer  la  rectification  soi-même.  Lue  autre  pratique,  plus 
ancienne,  consiste  à  soumettre  à  la  coction,  puis  à  la  fermentation 
durant  deux  jours,  les  racines  découpées  des  betteraves,  mélan- 
gées avec  des  fourrages  coupés.  La  différence  capitale  entre  les  deux 
pratiques,  c'est  que  dans  l'ancienne  opération  aucune  quantité  d'al- 
cool n'est  recueillie,  tandis  qu'en  suivant  le  procédé  nouveau,  l'al- 
cool obtenu  représente  une  valeur  importante,  qui  peut  compenser, 
et  au-delà,  tous  les  frais  de  préparation  des  racines,  des  fourrages 
et  des  rations  alimentaires. 

Les  noms  des  agronomes  très  distingués  qui  ont  adopté  la  nou- 
velle méthode,  les  faits  consignés  dans  les  rapports  de  M.  Dailly  et 
de  plusieurs  commissions  spéciales  à  la  Société  impériale  et  cen- 
trale d'agriculture,  à  la  Société  d'encouragement  pour  l'industrie 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  613 

nationale,  sont  autant  de  garanties  de  l'utilité  de  cette  innovation 
agricole  et  industrielle,  à  laquelle  vient  d'être  décernée  la  grande 
médaille  d'honneur  au  concours  universel.  Le  point  de  vue  auquel 
s'est  placé  M.  Champonnois  diffère  complètement  de  celui  de  ses 
prédécesseurs  :  ceux-ci,  transformant  les  grandes  sucreries  ou  in- 
stallant de  grandes  distilleries,  conservaient  à  ces  vastes  usines  le 
type  essentiellement  manufacturier.  C'étaient  des  fabriques  d'alcool 
ayant  à  se  débarrasser  de  résidus  solides  encombrans  et  de  vinasses 
liquides  sujettes  à  des  inconvéniens  graves  pour  le  voisinage,  par 
conséquent  préjudiciables  aux  manufacturiers  eux-mêmes.  L'auteur 
de  la  nouvelle  méthode  s'est  proposé  au  contraire  d'introduire  dans 
les  fermes  une  industrie  annexe  dont  le  but  principal  est  de  fournir 
le  complément  utile,  économique,  de  rations  plus  abondantes  pour 
le  bétail.  Cette  industrie  considère  l'alcool  comme  un  bénéfice  acces- 
soire, supprime  tout  écoulement  d'un  liquide  putrescible  au  dehors, 
et  applique  même  à  la  nutrition  des  animaux  les  matières  organiques 
azotées  qu'un  système  plus  manufacturier  qu'agricole  abandonnait 
à  la  putréfaction. 

Depuis  longues  années,  dans  ses  concours  annuels,  la  Société 
centrale  d'agriculture  encourage  l'introduction  de  certaines  indus- 
tries dans  les  fermes;  là  se  trouve  une  source  féconde  de  progrès 
agricoles,  le  moyen  de  réaliser  la  plus  grande  somme  de  produits 
sur  une  superficie  donnée  de  terre  en  culture,  de  propager  dans  les 
campagnes  des  notions  scientifiques  attrayantes,  de  familiariser  les 
fermiers,  les  directeurs  de  culture,  les  chefs  de  charrue  et  les  ou- 
vriers à  tous  les  degrés  avec  les  applications  de  la  vapeur  au  chauf- 
fage et  au  développement  de  la  force  mécanique.  Ce  sont  autant  de 
conditions  indispensables  à  l'accomplissement  des  progrès  à  venir  : 
il  faut  que  les  manufacturiers  se  fassent  agriculteurs,  ou  que  les 
agriculteurs  deviennent  manufacturiers.  Et  quand  même,  ce  qui  est 
peu  probable,  une  extrême  baisse  des  alcools,  par  suite  de  ven- 
danges excessivement  abondantes,  diminuerait  on  ferait  cesser  les 
avantages  réels  de  la  distillation  agricole  des  betteraves,  les  distille- 
ries nouvelles  auraient  alors  réalisé  sans  doute  des  profits  supérieurs 
aux  avances  du  capital  engagé  et  aux  intérêts.  Il  resterait  dans  les 
habitudes  industrielles  propagées,  dans  les  nombreuses  notions  posi- 
tives acquises,  des  élémens  de  nouveaux  succès  agricoles  plus  faciles 
à  obtenir,  et  un  grand  service  rendu  à  la  chose  publique. 

Un  exemple  très  remarqualjle  peut  être  cité  à  l'appui  des  considé- 
rations qui  militent  en  faveur  de  l'introduction  de  l'industrie  dans 
les  fermes.  Il  y  avait  à  Breslcs,  dans  le  département  de  l'Oise,  une 
grande  exploitation  rurale,  établie  en  trois  corps  de  fermes  sur 
500  hectares  de  terres,  gérée  pour  le  compte  d'une  association 
d'agriculteurs  et  de  capitalistes.  Cette  exploitation,  malgré  l'emploi 


614  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

des  bonnes  pratiques  ordinaires  et  des  ustensiles  de  culture  per- 
fectionnés, ne  donnait  aucun  profit,  elle  offrait  même  des  chances 
à  peu  près  certaines  de  pertes.  Afin  de  changer  cet  état  de  choses, 
l'administration  eut  l'idée  de  recourir  à  l'obligeaQce  de  l'un  de  nos 
agrictdteurs  manufacturiers  qui  avait  fait  ses  preuves  et  commu- 
niqué avec  le  plus  noble  désintéressement  à  ses  confrères  les  avan- 
tages qu'il  retirait  de  diverses  innovations  dans  les  procédés  et  les 
ustensiles  de  culture,  ainsi  que  dans  l'annexion  des  établissemens 
industriels  aux  exploitations  rurales.  La  société  s'adressa  donc  à 
M.  Decrombecque,  ancien  maître  de  poste,  fabricant  de  sucre  et  cul- 
tivateur d'un  grand  domaine  près  de  Lens  (Pas-de-Calais)  :  elle  lui 
demanda  s'il  pourrait  indiquer  un  directeur  capable  d'améliorer  la 
situation  de  l'entreprise  agricole  de  Bresles. 

M.  Decrombecque  ne  pouvait  mieux  répondre  à  ce  témoignage  de 
confiance  qu'en  choisissant  un  de  ses  employés  les  plus  intelligens 
et  les  plus  zélés.  Ce  choix  lui  était  facile,  grâce  à  l'excellente  mé- 
thode de  discipline  dont  il  faisait  usage  pour  bien  connaître  son  per- 
sonnel et  l'intéresser  à  concourir,  chacun  dans  la  mesure  de  ses 
forces,  à  la  prospérité  des  exploitations  agricoles  et  manufacturières 
de  Lens.  Cette  méthode  est  bien  digne  aussi  d'être  citée  comme  mo- 
dèle. M.  Decrombecque  surveille  lui-même  très  attentivement  tous 
les  travaux  dans  ses  fermes  et  ses  fabriques.  11  examine  comment 
chacun  exécute  ses  ordres  ou  suit  les  conseils  qu'il  a  donnés;  il  s'en- 
quiert  si  quelque  changement  aurait  été  spontanément  introduit  par 
les  ouvriers,  et  signale  en  tout  cas  à  leur  attention  ce  qu'il  remarque 
d'utile  ou  de  défavorable.  Dans  ses  visites  à  des  heures  différentes, 
on  le  voit  noter  avec  soin  tout  ce  qu'il  observe;  s'il  surprend  en  faute 
quelque  ouvrier  négligent  ou  malintentionné,  il  lui  suffit  de  laisser 
voir  qu'il  a  reconnu  le  fait.  On  ne  l'entend  point  adresser  de  vifs  re- 
proches, et  l'on  ne  comprend  pas  d'abord  toute  l'influence  qu'il  exerce 
d'une  manière  aussi  paisible  ;  mais  lorsqu'on  assiste  à  la  paie  après 
l'avoir  suivi  dans,  ses  tournées  journalières,  tout  s'explique.  A  me- 
sure que  chaque  ouvrier,  —  homme,  femme,  enfant,  —  se  présente 
pour  recevoir  le  prix  de  son  travail,  on  remarque  chez  les  uns  une 
certaine  inquiétude,  chez  les  autres  un  air  de  satisfaction,  présage 
de  quelque  événement  heureux,  —  chez  tous,  ce  jeu  des  physiono- 
mies, indice  d'un  certain  exercice  de  l'intelligence,  et  qui  contraste 
avec  l'insouciance  habituelle  des  ouvriers  qui  n'ont  rien  à  espérer 
au-delà  ni  à  craindre  au-dessous  du  taux  uniforme  réglé  d'avance. 
C'est  qu'effectivement  chez  M.  Decrombecque  une  telle  uniformité 
n'existe  pas  dans  les  salaires  :  ceux  qui  ont  rendu  quelques  services 
exceptionnels  sont  notés,  et  leurs  efforts  utiles,  portés  en  compte, 
se  résument  à  la  fin  de  la  quinzaine  en  deniers  comptans.  Il  en  ré- 
sulte parmi  tout  le  personnel  des  fermes  et  des  ateliers  une  ému- 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  615 

lation  pour  le  bien  qui  tourne  au  profit  de  la  morale  et  concourt  au 
succès  des  opérations.  Là  les  machines  nouvelles,  loin  de  rencontrer 
des  obstacles  de  la  part  de  ceux  qui  doivent  les  faire  fonctionner, 
sont  accueillies  avec  joie,  car  elles  offrent  de  nouvelles  occasions  de 
se  distinguer  et  de  mériter  d'honorables  encourageinens.  Les  tra- 
vaux extraordinaires  qu'amènent  spontanément  mille  accidens  na- 
turels trouvent  chez  tous  le  même  bon  vouloir.  Quant  aux  personnes 
assez  malheureusement  douées  pour  résister  à  cette  louable  émula- 
tion et  prêtes  à  rendre  le  mal  pour  le  bien,  il  s'en  trouve  peu.  La 
seule  punition  qu'on  leur  inflige  après  avoir  vainement  essayé  de  les 
amener  dans  la  bonne  voie  consiste  à  les  exclure  des  établissemens. 

Dans  ses  observations  quotidiennes ,  M.  Decrombecque  avait  re- 
connu et  constaté  les  intelligens  services  que  lui  rendait  en  toute 
occasion  l'un  de  ses  chefs  de  charrue,  qu'il  avait  même  chargé  de 
diriger  plusieurs  opérations  importantes.  Ce  fut  à  lui  qu'il  songea 
tout  d'abord  pour  satisfaire  au  désir  que  lui  avait  exprimé  l'associa- 
tion du  département  de  l'Oise.  Il  suffisait  que  M.  Hette  eût  été  pré- 
senté sous  cet  honorable  patronage  pour  qu'il  fût  bientôt  chargé 
non-seulement  de  diriger  les  cultures  de  Bresles,  mais  d'installer 
toutes  les  industries  appropriées  au  sol  et  aux  circonstances  locales. 
On  lui  laissa  le  soin  d'améliorer  les  aflaires  de  cette  grande  exploita- 
tion. Le  nouveau  directeur,  plein  de  zèle  et  d'activité,  était  parfai- 
tement préparé  pour  remplir  la  difficile  et  très  laborieuse  mission  qui 
lui  était  confiée.  Depuis  longtemps  tourmenté  d'un  ardent  désir  de 
voir,  d'étudier,  d'approfondir  tout  ce  qui  de  près  ou  de  loin  atteste 
les  progrès  de  l'industrie  agricole,  il  avait,  dans  de  fréquentes  excur- 
sions, visité  les  établissemens  industriels,  les  machines  et  appareils 
nouvellement  introduits  dans  les  fermes.  Mûri,  arrêté  d'avance  en 
quelque  sorte,  son  plan  fut  mis  aussitôt  à  l'épreuve.  Avec  une  har- 
diesse heureuse,  qu'une  juste  confiance  en  ses  forces  pouvait  seule 
lui  donner,  il  monta  successivement  une  fabrique  de  sucre,  une  dis- 
tillerie de  betteraves,  un  abattoir  où  l'on  tire  parti  de  la  dépouille  et 
de  tous  les  débris  des  animaux  hors  de  service  que  l'établissement 
peut  se  procurer,  une  fabrique  de  charbon  d'os,  etc.  Ces  diverses 
industries  exigent  l'emploi  de  la  force  mécanique,  qui  s'applique  en 
outre  au  coupage  et  au  blutage  des  foins,  pailles  et  racines,  à  l'écra- 
sage des  tourteaux,  au  battage  des  grains.  Il  semblerait,  en  son- 
geant à  cette  variété  d'opérations  très  distinctes,  qu'une  inextricable 
complication  devait  en  résulter  dans  le  service  comme  dans  l'appré- 
ciation des  résultats.  Rien  au  contraire  de  plus  facile,  grâce  à  l'excel- 
lente méthode  de  surveillance  des  travaux. 

Ce  n'est  pas  tout  encore.  M.  Hette,  voyant  qu'aux  alentours  de 
Bresles  on  ne  rencontre  ni  raffinerie  de  sucre,  ni  fabrique  ou  en- 


616  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

trepôt  tl'eau-de-vie,  d'alcool,  de  liqueurs,  comprit  les  avantages 
qu'il  pi'ocurerait  à  la  population  en  lui  livrant  ces  produits  directe- 
tement  consommables  sans  fiais  exagérés  de  transport,  emmagasi- 
nage, commission,  etc.;  il  comprit  aussi  les  profits  spéciaux  qui  en 
résulteraient  pour  l'établissement  confié  à  sa  direction.  Entre  la  pen- 
sée d'une  création  utile  et  l'exécution,  il  n'y  eut  que  l'espace  de 
temps  strictement  nécessaire  pour  établir  les  nouveaux  appareils, 
et  avant  la  fin  de  l'année  le  raffinage  du  sucre,  la  rectification  de 
l'alcool  et  la  conversion  en  eau-de-vie  et  liqueurs  diverses  suivaient 
directement  les  travaux  de  la  fabrication.  Ces  produits  alimentaires, 
dont  la  manufacture  garantissait  la  qualité  par  son  cachet  de  fabri- 
que, étaient  livrés  journellement  aux  détaillans  et  aux  consomma- 
teurs. Cependant  les  bras,  naguère  incomplètement  occupés  dans 
un  rayon  assez  étendu,  manquèrent  alors,  et  sur  la  demande  de 
M.  Ilette,  appuyée  par  j^î.  Randoin,  préfet  du  département,  cin- 
Cjuante  Russes,  prisonniers  de  Bomarsund,  vinrent  prêter  le  con- 
cours de  leur  travail. 

Ce  qu'il  faut  admirer  le  plus  dans  cet  ensemble  d'opérations  si 
complexes  en  apparence,  c'est  la  facilité,  la  régularité  de  l'exécu- 
tion. Qu'on  ne  l'oublie  pas  d'ailleurs,  ceux  qui  les  accomplissent  ont 
été  bien  peu  préparés  jusque-là  aux  applications  de  la  mécanique  et 
de  la  chimie;  ils  exécutent  tout  cela  comme  une  simple  consigne,  se 
familiarisant,  sans  en  prendre  de  souci,  avec  les  phénomènes  de  la 
production  de  la  vapeur,  avec  l'emploi  de  cet  agent  pour  trans- 
mettre la  force  et  la  chaleur,  pour  eflectuer  la  concentration  des 
liquides.  En  résumé,  dans  l'établissement  agricole  et  industriel  de 
Bresles,  on  voit  huit  industries  distinctes  fonctionner  côte  à  côte  en 
se  prêtant  un  mutuel  secours,  donnant  une  base  importante,  par 
leurs  résidus,  à  l'alimentation  et  à  l'engraissement  des  animaux: 
120,000  kil.  de  betterave  sont  employés  chaque  jour;  60,000  kilog. 
fournissent  en  moyenne  3,000  kilog.  de  sucre;  60,000  kilog.  traités 
par  le  procédé  Champonnois  donnent  3,000  litres  d'eau-de-vie  à 
50  degrés,  et  non-seulement  les  pulpes  de  betteraves  de  ces  deux 
fabrications  améliorent  les  fourrages  secs  hachés,  alimens  des  es- 
pèces bovine  et  ovine,  mais  encore  le  sang,  la  chair  cuite  et  le 
bouillon  des  divers  animaux  dépecés  à  l'abattoir  spécial  sont  ap- 
l^liqués  avec  succès  à  l'engraissement  de  l'espèce  porcine  (1). 

On  entretient  pour  l'exploitation  des  trois  fermes  cent  quarante 

(1)  L'abattoir  utilise  annuellement  les  cliairs  et  issues  de  580  animaux  morts  ou 
sacrifiés  pour  l'engraissement  de  300  porcs  de  race  perfectionnée  et  du  poids  moyen  de 
100  kilos.  On  transforme  en  définitive  ces  débris  cadavériques^,  joints  à  quelques  dé- 
tritus végétaux,  en  3/)00  kilos  de  viande  et  graisse  de  porc,  de  qualité  excellente,  des- 
tinés à  la  nourriture  de  l'homme. 


DE    l'alimentation    PUBLIQUE.  617 

chevaux,  bœufs  et  taureaux  de  travail;  trois  cent  soixante  porcs  sont 
eiigraissés  annuellement  et  recherchés  par  le  commerce  de  la  char- 
cuterie des  environs  et  de  Paris;  on  livre  à  la  boucherie  de  cent  cin- 
quante à  cent  soixante  bêtes  bovines,  plus  six  ou  sept  mille  bêtes  à 
laine,  également  engraissées  à  l'aide  des  produits  de  la  culture  et  des 
opérations  manufacturières.  Celles-ci  laissent  en  outre  de  riches 
engrais  par  leurs  résidus  :  écumes  des  défécations,  noir  fin  des  cla- 
rifications et  dépôts,  vidanges  des  animaux  dépecés,  enfin  cendres  et 
terres  imprégnées  des  déjections  liquides. 

Sans  doute  il  a  fallu  augmenter  beaucoup,  doubler  peut-être  le 
capital  engagé;  mais  ici  personne  ne  songerait  à  s'en  plaindre,  car, 
avant  ces  changemens  et  ces  augmentations  considérables,  le  capital 
ne  produisait  rien ,  l'amortissement  du  matériel  agricole  était  fort 
aventuré,  tandis  que  le  capital  doublé  produit  au-delà  de  15  pour 
100  avec  un  amortissement  qui  assure  les  intéressés  contre  toute 
chance  de  dépréciation  du  matériel  des  fermes  et  des  manufactures. 
D'aussi  beaux  résultats  ne  pouvaient  manquer  de  fixer  l'attention 
de  la  Société  centrale  d'agriculture  et  du  jury  international;  ils  jus- 
tifient largement  les  hautes  récompenses  décernées  dans  le  coui's  de 
l'année  1855  à  l'habile  directeur  de  Bresles  (1) .  Ils  offrent  un  exemple 
digne  d'être  signalé  à  l'attention  des  agronomes  et  des  propriétaires 
qui  seraient  disposés  à  développer  par  de  semblables  efforts  la  pro- 
duction des  subsistances. 

Nous  n'ajouterons  que  quelques  mots  à  l'exposé  de  ces  faits,  qui 
parlent  d'eux-mêmes.  Le  développement  de  la  production  agricole 
est  évidemment  en  mesure  de  suivre  les  progrès  de  la  consommation 
intérieure;  mais,  pour  obtenir  ce  résultat,  il  importe  de  réaliser  sur 
de  plus  larges  bases  l'alliance,  déjà  si  féconde,  de  l'industrie  agricole 
et  de  l'industrie  manufacturière.  Espérons  que  cette  alliance  se  res- 
serrera encore,  car,  d'une  part,  elle  concilie  les  intérêts  de  la  pro- 
duction avec  ceux  du  commerce;  de  l'autre,  en  augmentant  la  con- 
sommation de  la  viande,  elle  procure  à  nos  populations  deux  biens 
inappréciables,  la  force  et  la  santé. 

PaYEN,  de  r Institut. 


(1)  La  Société  centrale  d'agriculttire,  dans  sa  dernière  assemblée  en  séance  publique, 
le  29  août  1855,  a  décerné  sa  grande  médaille  d'or  à  M.  Hette  pour  ses  grands  et  re- 
marquables perfectionncmens  agricoles  et  manufacturiers.  Dans  la  même  séance,  l'ha- 
bile régisseur  de  Bresles  a  reçu  un  des  prix  mis  au  concours  poui  la  création  d'établis- 
semens  destinés  à  utiliser  les  débris  des  animaux.  Enfin  on  lui  a  décerné  une  médaille 
de  première  classe  et  la  décoration  de  la  Légion-d'Honneur  à  l'occasion  de  l'exicsiticu 
universelle. 


CHARLES  DICKENS 


SOA^  TALENT  ET  SES  OEÏÏVRES 


Si  Dickens  était  mort,  on  pourrait  faire  sa  biographie.  Le  lende- 
main de  l'enterrement  d'un  homme  célèbre,  ses  amis  et  ses  ennemis 
se  mettent  à  l'œuvre;  ses  camarades  de  collège  racontent  dans  les 
journaux  ses  espiègleries  d'enfance;  un  autre  se  rappelle  exactement 
et  mot  pour  mot  les  conversations  qu'il  eut  avec  lui  il  y  a  vingt- 
cinq  ans.  L'homme  d'affaires  de  la  succession  dresse  la  liste  des  bre- 
vets, nominations,  dates  et  chiffres,  et  révèle  aux  lecteurs  positifs 
l'espèce  de  ses  placemens  et  l'histoire  de  sa  fortune;  les  arrière- 
neveux  et  les  petits-cousins  publient  la  description  de  ses  actes  de 
tendresse  et  le  catalogue  de  ses  vertus  domestiques.  S'il  n'y  a  pas 
de  génie  littéraire  dans  la  famille,  on  choisit  un  gradué  d'Oxford, 
homme  consciencieux,  homme  docte,  qui  traite  le  défunt  comme  un 
auteur  grec,  entasse  une  infinité  de  documens,  les  surcharge  d'une 
infinité  de  commentaires,  couronne  le  tout  d'une  infinité  de  disser- 
tations, et  vient  dix  ans  après,  un  jour  de  Noël,  avec  une  perruque 
neuve  et  des  souliers  à  boucles,  oflVir  à  la  famille  assemblée  trois 
in-quarto  de  huit  cents  pages,  dont  le  style  léger  endormirait  un 
Allemand  de  Berlin.  On  l'embrasse  les  larmes  aux  yeux;  on  le  fait 
asseoir;  il  est  le  plus  bel  ornement  de  la  fête,  et  l'on  envoie  son 
œuvre  à  la  Revue  d' Edimbourg.  Celle-ci  frémit  à.  la  vue  de  ce  pré- 
sent énorme,  et  détache  un  jeune  rédacteur  intrépide  pour  composer 
avec  la  table  des  matières  une  vie  telle  quelle.  Autre  avantage  des 
biographie^  posthumes  :  le  défunt  n'est  plus  là  pour  démentir  le  bio- 
graphe ni  le  docteur. 


CHARLES    DICKENS   ET    SES   OEUVRES.  610 

Malheureusement  Dickens  vit  encore  et  dément  les  biographies 
qu'on  fait  de  lui.  Ce  qui  est  pis,  c'est  qu'il  prétend  être  son  propre 
biographe.  Son  traducteur  lui  demandait  un  jour  quelques  docu- 
mens  :  il  répondit  qu'il  les  gardait  pour  lui.  David  Copperfield,  son 
meilleur  roman,  a  bien  l'air  d'une  confidence;  mais  à  quel  point 
cesse  la  confidence,  et  dans  quelle  mesure  la  fiction  orne-t-elle  la 
vérité?  Tout  ce  qu'on  sait,  ou  plutôt  tout  ce  qu'on  répète,  c'est 
que  Dickens  est  né  en  1812,  qu'il  est  fils  d'un  sténographe,  qu'il 
fut  d'abord  sténographe  lui-même,  qu'il  a  été  pauvre  et  malheureux 
dans  sa  jeunesse,  que  ses  romans  publiés  par  livraisons  lui  ont  ac- 
quis une  grande  fortune  et  une  réputation  immense;  le  lecteur  est 
libre  de  conjecturer  le  reste.  Dickens  le  lui  apprendra  un  jour, 
quand  il  écrira  ses  mémoires.  Jusque-là  il  ferme  sa  porte,  et  laisse  à 
sa  porte  les  gens  trop  curieux  qui  s'obstinent  à  y  frapper.  C'est  son 
droit.  On  a  beau  être  illustre,  on  ne  devient  pas  pour  cela  la  pro- 
priété du  public;  on  n'est  pas  condamné  aux  confidences;  on  conti- 
nue de  s'appartenir;  on  peut  réserver  de  soi  ce  qu'on  juge  à  propos 
d'en  réserver.  Si  on  livre  ses  œuvres  aux  lecteurs,  on  ne  leur  livre 
pas  sa  vie.  Contentons-nous  de  ce  que  Dickens  nous  a  donné.  Qua- 
rante volumes  suffisent,  et  au-delà,  pour  bien  connaître  un  homme; 
d'ailleurs  ils  montrent  de  lui  tout  ce  qu'il  importe  d'en  savoir.  Ce 
n'est  point  par  les  accidens  de  sa  vie  qu'il  appartient  à  l'histoire; 
c'est  par  son  talent,  et  son  talent  est  dans  ses  livres.  Le  génie  d'un 
homme  ressemble  à  une  horloge  :  il  a  sa  structure,  et  parmi  toutes 
ses  pièces  un  grand  ressort.  Démêlez  ce  ressort,  montrez  comment 
il  communique  le  mouvement  aux  autres,  suivez  ce  mouvement  de 
pièce  en  pièce  jusqu'à  l'aiguille  où  il  aboutit.  Cette  histoire  inté- 
rieure du  génie  ne  dépend  point  de  l'histoire  extérieure  de  l'homme 
et  la  vaut  bien. 


I.    —    L    ECRIVAIN. 

La  première  question  qu'on  doive  faire  sur  un  artiste  est  celle-ci  : 
Comment  voit-il  les  objets?  avec  quelle  netteté,  avec  quel  élan,  avec 
quelle  force?  La  réponse  définit  d'abord  toute  son  œuvre,  car  à  chaque 
ligne  il  imagine;  il  garde  jusqu'au  bout  l'allure  qu'il  avait  d'abord. 
La  réponse  définit  d'avance  tout  son  talent,  car  dans  un  romancier 
f  imagination  est  la  faculté  maîtresse.  L'art  de  composer,  le  bon 
goût,  le  sens  du  vrai  en  dépendent.  Un  degré  ajouté  à  sa  véhémence 
bouleverse  le  style  qui  l'exprime,  change  les  caractères  qu'elle  pro- 
duit, brise  les  plans  où  elle  s'enferme.  Considérez  celle  de  Dickens, 
vous  y  apercevrez  la  cause  de  ses  défauts  et  de  ses  mérites,  de  sa 
puissance  et  de  ses  excès. 


C20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Il  y  a  en  lui  un  peintre,  et  un  peintre  anglais.  Jamais  esprit,  je 
crois,  ne  s'est  figuré  avec  un  détail  plus  exact  et  une  plus  grancie 
énergie  toutes  les  parties  et  toutes  les  couleurs  d'un  tableau.  Lisez 
cette  description  d'un  orage;  les  images  semblent  prises  au  daguer- 
réotype, à  la  lumière  éblouissante  des  éclairs,  a  L'œil,  aussi  rapide 
qu'eux,  apercevait  dans  chacune  de  leurs  flammes  une  multitude 
d'objets  qu'en  cinquante  fois  autant  de  temps  il  n'eût  point  vus  au 
grand  jour  :  des  cloches  dans  leurs  clochers,  avec  la  corde  et  la  roue 
qui  les  faisaient  mouvoir;  des  nids  délabrés  d'oiseaux  dans  les  re- 
coins et  dans  les  coi'niches;  des  figures  pleines  d'effroi  sous  la  bâche 
des  voitures  qui  passaient,  emportées  par  leur  attelage  effarouché, 
avec  un  fracas  que  couvrait  le  tonnerre  ;  des  herses  et  des  charrues 
abandonnées  dans  les  champs;  des  lieues  et  puis  encore  des  lieues 
de  pays  coupé  de  haies,  avec  la  bordure  lointaine  d'arbres  aussi 
visibles  que  l'épouvantail  perché  dans  le  champ  de  fèves  à  trois  pas 
d'eux;  une  minute  de  clarté  limpide,  ardente,  tremblottante,  qui 
montrait  tout;  puis  une  teinte  rouge  dans  la  lumière  jaune,  puis  du 
bleu,  puis  un  éclat  si  intense,  qu'on  ne  voyait  plus  que  de  la  lumière; 
puis  la  plus  épaisse  et  la  plus  profonde  obscurité.  » 

Une  imagination  aussi  lucide  et  aussi  énergique  doit  animer  sans 
effort  les  objets  inanimés.  Elle  soulève  dans  l'esprit  où  elle  s'exerce 
des  émotions  extraordinaires,  et  l'auteur  verse  sur  les  objets  qu'il 
se  figure  quelque  chose  de  la  passion  surabondante  dont  il  est  com- 
blé. Les  pierres  prennent  une  voix,  les  murs  blancs  s'allongent  comme 
de  grands  fantômes,  les  puits  noirs  bâillent  hideusement  et  mysté- 
rieusement dans  les  ténèbres;  des  légions  d'êtres  étranges  tourbil- 
lonnent en  frissonnant  dans  la  campagne  fantastique.  La  nature 
vide  se  peuple,  la  matière  inerte  s'agite,  mais  les  images  restent 
nettes.  Dans  cette  folie,  il  n'y  a  ni  vague  ni  désordre;  les  objets  ima- 
ginaires sont  dessinés  avec  des  contours  aussi  précis  et  des  détails 
aussi  nombreux  que  les  objets  réels,  et  le  rêve  vaut  la  vérité. 

11  y  a,  entre  autres,  une  description  du  vent  de  la  nuit  bizarre  et  puis- 
sante, qui  rappelle  certaines  pages  de  Nuire-Dame  de  Paris.  La  source 
de  cette  description,  comme  de  toutes  celles  de  Dickens,  est  l'imagi- 
nation pure.  Il  ne  décrit  point,  comme  Walter  Scott,  pour  offrir  une 
carte  de  géographie  au  lecteur  et  pour  faire  la  topographie  de  son 
drame.  Il  ne  décrit  point,  comme  lord  Byron,  par  amour  de  la  ma- 
gnifique nature,  et  pour  étaler  une  suite  splendide  de  tableaux  gran- 
dioses. 11  ne  songe  ni  à  obtenir  l'exactitude,  ni  à  choisir  la  beauté. 
Frappé  d'un  spectacle  quelconque,  il  s'exalte,  et  éclate  en  figures 
imprévues.  Tantôt  ce  sont  les  feuilles  jaunies  que  le  vent  poursuit, 
qui  s'enfuient  et  se  culbutent,  frissonnantes,  elfarées,  d'une  course 
éperdue,  se  collant  aux  sillons,  se  noyant  dans  les  fossés,  se  per- 


CHARLES   DICKENS    ET    SES    OEUVRES.  621 

cliant  sur  les  arbres.  Ici  c'est  le  vent  de  la  nuit  qui  tourne  autour 
d'une  église,  qui  tâte  en  gémissant,  de  sa  main  invisible,  les  fenêtres 
et  les  portes,  qui  s'enfonce  dans  les  crevasses,  et  qui,  enfermé  dans 
sa  prison  de  pierre,  hurle  et  se  lamente  pour  en  sortir.  Quand  il  a 
rôdé  dans  les  ailes,  lorsqu'il  s'est  glissé  autour  des  piliers,  et  qu'il 
a  essayé  le  grand  orgue  sonore,  il  s'envole,  va  choquer  le  plafond  et 
tente  d'arracher  les  poutres,  puis  il  s'abat  désespéré  sur  le  parvis 
et  s'engouflre  en  murmurant  sous  les  voûtes.  Parfois  il  revient  fur- 
tivement et  se  traîne  en  rampant  le  long  des  murs.  Il  semble  lire  en 
chuchottant  les  épitaphes  des  morts.  Sur  quelques-unes,  il  passe 
avec  un  bruit  strident  comme  un  éclat  de  rire;  sur  d'antres,  il  crie  et 
gémit  comme  s'il  pleurait.  —  Jusqu'ici  nous  ne  reconnaissons  que 
l'imagination  sombre  d'un  homme  du  JNord.  Un  peu  plus  loin,  vous 
apercevez  la  religion  passionnée  d'un  protestant  révolutionnaire,  lors- 
qu'il vous  parle  des  sons  funèbres  que  jette  le  vent  attardé  autour 
de  l'autel,  des  accens  sauvages  avec  lesquels  il  semble  chanter  les 
attentats  que  l'homme  conunet  et  les  faux  dieux  que  l'homme  adore; 
mais  au  bout  d'un  instant  l'artiste  reprend  la  parole  :  il  vous  conduit 
au  clocher,  et  dans  le  cliquetis  des  mots  quil  entasse,  il  donne  à  vos 
nerfs  la  sensation  de  la  tourmente  aérienne.  Le  vent  siffle  et  gam- 
bade dans  les  arcades,  dans  les  dentelures,  dans  les  clochetons  gri- 
maçans  de  la  tour;  il  se  roule  et  s'entortille  autour  de  l'escalier 
tremblant.  Il  fait  pirouetter  la  gii-ouette  qui  grince.  Dickens  a  tout 
vu  dans  le  vieux  beffroi;  sa  pensée  est  un  miroir.  Il  n'y  a  pas  un  des 
détails  les  plus  minutieux  et  les  plus  laids  qui  lui  échappe.  11  a 
compté  les  barres  de  fer  rongées  par  la  rouille,  les  feuilles  de  ploriii) 
ridées  et  recroquevillées  qui  craquent  et  se  soulèvent  étonnées  sous 
le  pied  qui  les  foule,  les  nids  d'oiseaux  délai)ré3  et  empilés  dans  les 
recoins  des  madriers  moisis,  la  poussière  grise  entassée,  les  arai- 
gnées mouchetées,  indolentes,  engraissées  par  unelongr.e  sécurité, 
qui  se  balancent  paresseusement  aux  vibrations  des  cloches,  pen- 
dues par  un  fil,  qui,  sur  une  alarme  soudaine,  grimpent  ainsi  que 
des  matelots  après  leurs  cordages,  ou  se  laissent  glisser  à  terre^  et 
jouent  prestement  de  leurs  vingt  pattes  agiles,  comme  ])our  sauver 
mie  vie.  Cette  peinture  fait  illusion.  Suspendu  à  cette  hauteur,  entre 
les  nuages  volans  qui  promènent  leurs  ombres  sur  la  ville  et  les  lu- 
mières affaiblies  qu'on  distingue  à  peine  dans  la  vapeur,  on  éprouve 
une  sorte  de  vertige,  et  l'on  n'est  pas  loin  de  découvrir,  comnie 
Dickens,  une  pensée  et  une  âme  dans  la  voix  métallique  des  cloches 
qui  habitent  ce  château  tremblant. 

Il  fait  un  roman  sur  elles.  Ce  n'est  pas  le  premier.  Dickens  est  un 
poète.  Il  se  trouve  aussi  bien  dans  le  monde  imaginaire  que  dans  le 
réel.  Ici  ce  sont  les  cloches  qui  causent  avec  le  pauvre  vieux  com- 


622  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

missionnaire  du  coin  et  le  consolent.  Ailleurs  c'est  le  grillon  du 
loyer  qui  chante  toutes  les  joies  domestiques,  et  ramène  sous  les 
yeux  du  maître  désolé  les  heureuses  soirées,  les  entretiens  confians, 
le  bien-être,  la  tranquille  gaieté  dont  il  a  joui  et  qu'il  n'a  plus.  Ail- 
leurs c'est  l'histoire  d'un  enfant  malade  et  précoce  qui  se  sent  mou- 
rir, et  qui,  en  s'endormant  dans  les  bras  de  sa  sœur,  entend  la 
chanson  lointaine  des  vagues  murmurantes  qui  l'ont  bercé.  Les  ob- 
jets, chez  Dickens,  prennent  la  couleur  des  pensées  de  ses  person- 
nages. Son  imagination  est  si  vive,  qu'elle  entraîne  tout  avec  elle 
dans  la  voie  qu'elle  se  choisit.  Si  le  personnage  est  heureux,  il  faut 
que  les  pierres,  les  fleurs  et  les  nuages  le  soient  aussi;  s'il  est  triste, 
il  faut  que  la  nature  pleure  avec  lui.  Jusqu'aux  vilaines  maisons  des 
rues,  tout  parle.  Le  style  court  à  travers  un  essaim  de  visions,  il  s'em- 
porte jusqu'aux  plus  étranges  bizarreries;  il  touche  à  l'affectation, 
et  pourtant  cette  affectation  est  naturelle;  Dickens  ne  cherche  pas  les 
bizarreries,  il  les  rencontre.  Cette  imagination  excessive  est  comme 
une  corde  trop  tendue  :  elle  produit  d'elle-même,  et  sans  choc  vio- 
lent, des  sons  qu'on  n'entend  point  ailleurs. 

On  va  voir  comment  elle  se  monte.  Prenez  une  boutique,  n'im- 
porte laquelle,  la  plus  rébarbative,  celle  d'un  marchand  d'instru- 
mens  de  marine.  Dickens  voit  les  baromètres,  les  chronomètres, 
les  compas,  les  télescopes,  les  boussoles,  les  lunettes,  les  mappe- 
mondes, les  porte-voix,  et  le  reste.  Il  en  voit  tant,  il  les  voit  si  net- 
tement, ils  se  pressent  et  se  serrent,  et  se  recouvrent  si  fort  les  uns 
les  autres  dans  son  cerveau  qu'ils  remplissent  et  qu'ils  obstruent,  il  y 
a  tant  d'idées  géographique?  et  nautiques  étalées  sous  les  vitrines, 
pendues  au  plafond ,  attachées  au  mur,  elles  débordent  sur  lui  par 
tant  de  côtés  et  en  telle  abondance,  qu'il  en  perd  le  jugement.  La 
boutique  se  transfigure,  a  Dans  la  contagion  générale,  il  semble 
qu'elle  se  change  en  je  ne  sais  quelle  machine  maritime,  comfortable, 
faite  en  manière  de  vaisseau,  n'ayant  plus  besoin  que  d'une  bonne 
mer  pour  être  lancée  et  se  mettre  tranquillement  en  chemin  pour 
n'importe  quelle  île  déserte  (1).  » 

La  différence  entre  un  fou  et  un  homme  de  génie  n'est  pas  fort 
grande.  Napoléon,  qui  s'y  connaissait,  le  disait  à  Esquirol.  La  même 
faculté  nous  porte  à  la  gloire  ou  nous  jette  dans  un  cabanon.  C'est 
l'imagination  visionnaire  qui  forge  les  fantômes  du  fou  et  qui  crée 
les  personnages  de  l'artiste,  et  les  classifications  qui  servent  à  l'un 
peuvent  servir  à  l'autre.  L'imagination  de  Dickens  ressemble  à  celle 
des  monomaniaques.  S'enfoncer  dans  une  idée,  s'y  absorber,  ne  plus 
voir  qu'elle,  la  répéter  sous  cent  formes,  la  grossir,  la  porter,  ainsi 

(1)  Dombcy  and  son,  t.  I",  p.  41. 


CHARLES   DICKENS    ET    SES   OEUVRES.  623 

agrandie,  jusque  clans  l'œil  du  spectateur,  l'en  éiDlouir,  l'en  acca- 
bler, l'imprimer  en  \m.  si  tenace  et  si  pénétrante,  qu'il  ne  puisse 
plus  l'arracher  de  son  souvenir,  ce  sont  là  les  grands  traits  de  cette 
imagination  et  de  ce  style.  En  cela,  David  Copperfield  est  un  chef- 
d'œuvre.  Jamais  objets  ne  sont  restés  plus  visibles  et  plus  présens 
dans  la  mémoire  du  lecteur  que  ceux  qu'il  décrit.  La  vieille  maison,  le 
parloir,  la  cuisine,  le  bateau  de  Peggotty,  et  surtout  la  cour  de  l'é- 
cole, sont  des  tableaux  d'intérieur  dont  rien  n'égale  le  relief,  l'éner- 
gie et  la  précision.  Dickens  a  la  passion  et  la  patience  des  peintres 
de  sa  nation  :  il  compte  un  à  un  les  détails,  il  note  les  couleurs  dif- 
férentes des  vieux  troncs  d'arbres;  il  voit  le  tonneau  fendu,  les  dalles 
verdies  et  cassées,  les  crevasses  des  murs  humides;  il  distingue  les 
singulières  odeurs  qui  en  sortent  ;  il  marque  la  grosseur  des  taches 
de  mousse,  il  lit  les  noms  d'écoliers  inscrits  sur  la  porte  et  s'appe- 
santit sur  la  forme  des  lettres.  Et  cette  minutieuse  description  n'a 
rien  de  froid;  si  elle  est  si  détaillée,  c'est  que  la  contemplation  était 
intense;  elle  prouve  sa  passion  par  son  exactitude.  On  sentait  cette 
passion  sans  s'en  rendre  compte;  on  la  distingue  tout  d'un  coup 
au  bout  de  la  page;  les  témérités  du  style  la  rendent  visible,  et  la 
violence  de  la  phrase  atteste  la  violence  de  l'impression.  Des  méta- 
phores excessives  font  passer  devant  l'esprit  des  rêves  grotesques. 
On  se  sent  assiégé  de  visions  extravagantes.  M.  Mell  prend  sa  flûte, 
et  y  souflle,  dit  Copperfield,  «  au  point  que  je  fimssais  par  penser 
qu'il  ferait  entrer  tout  son  être  dans  le  grand  trou  d'en  haut  pour  le 
faire  sortir  par  les  clés  d'en  bas.  »  Tom  Pinch ,  désabusé ,  découvre 
que  son  maître  Pecksniff  est  un  coquin  hypocrite.  «  Il  avait  été  si 
longtemps  accoutumé  à  tremper  dans  son  thé  le  Pecksniff  de  son  ima- 
gination, à  l'étendre  sur  son  pain,  à  le  savourer  avec  sa  bière,  qu'il 
fit  un  assez  pauvre  déjeûner  le  lendemain  de  son  expulsion.  »  On 
pense  aux  fantaisies  d'Hoffmann;  on  est  pris  d'une  idée  fixe  et  Ton 
a  mal  à  la  tête.  Ces  excentricités  sont  le  style  de  la  maladie  plutôt 
que  de  la  santé. 

Aussi  Dickens  est-il  admirable  dans  la  peinture  des  hallucina- 
tions. On  voit  qu'il  éprouve  celles  de  ses  personnages,  qu'il  est 
obsédé  de  leurs  idées,  qu'il  entre  dans  leur  folie.  En  sa  qualité  d'An- 
glais et  de  moraliste,  il  a  décrit  nombre  de  fois  le  remords.  Peut- 
être  on  dira  qu'il  en  fait  un  épouvantail,  et  qu'un  artiste  a  tort  de 
se  transformer  en  auxiliaire  du  gendarme  et  du  prédicateur.  Il  n'im- 
porte; le  portrait  de  Jonas  Chuzzlewit  est  si  terrible,  qu'on  peut 
lui  pardonner  d'être  utile.  Jonas  a  tué  en  trahison  son  ennemi,  et 
croit  dorénavant  respirer  en  paix;  mais  le  souvenir  du  meurtre, 
comme  un  poison,  désorganise  insensiblement  son  esprit.  11  n'est 
plus  maître  de  ses  idées;  elles  l'emportent  avec  la  fougue  d'un  che- 


(y2fl  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

val  effaré,  lî  pense  incessamment  et  en  frissonnant  à  la  chambre  où 
on  le  croit  endormi.  Il  voit  cette  chambre,  il  en  compte  les  carreaux, 
il  imagine  les  longs  plis  des  rideanx  sombres,  les  creux  du  lit  qu'il 
a  défait,  la  porte  à  laquelle  on  peut  frapper.  A  mesure  qu'il  veut  se 
détacher  de  cette  vision,  il  s'y  enfonce;  c'est  un  gouffre  ardent  où  il 
roule  en  se  débattant  avec  des  cris  et  des  sueurs  d'angoisse.  Il  se 
suppose  couché  dans  ce  lit,  comme  il  devrait  y  être,  et  au  bout  d'un 
instant  il  s'y  voit.  Il  a  peur  de  cet  autre  lui-même.  Le  rêve  est  si 
fort,  qu'il  n'est  pas  bien  sûr  de  n'être  pas  là-bas  à  Londres.  «  Il  de- 
\  ieiit  ainsi  son  propre  spectre  et  son  propre  fantôme.  »  Et  cet  être 
imaginaire,  comme  un  miroir,  ne  fait  que  redoubler  devant  sa  con- 
science l'image  de  l'assassinat  et  du  châtiment.  Il  revient,  et  se  glisse 
en  pâlissant  jusqu'à  la  porte  de  la  chambre.  Lui,  homme  d'affaires, 
calculateur,  machine  brutale  de  raisonnemens  positifs,  le  voilà  de- 
venu aussi  chimérique  qu'une  femme  nerveuse.  Il  avance  sur  la 
pointe  du  pied,  comme  s'il  avait  peur  de  réveiller  l'homme  imagi- 
naire qu'il  se  figure  couché  dans  le  lit.  Au  moment  où  il  tourne  la 
clé  dans  la  serrure,  une  terreur  monstrueuse  le  saisit  ;  si  l'homme 
assassiné  allait  se  lever  là,  devant  lui!  Il  entre  enfin,  et  s'enfonce 
dans  son  lit,  brûlé  par  la  fièvre.  Il  relève  les  draps  sur  ses  yeux, 
l)our  essayer  de  ne  plus  voir  la  chambre  maudite  ;  il  la  voit  mieux 
encore.  Le  froissement  des  couvertures,  le  bruissement  d'un  insecte, 
les  battemens  de  son  cœur,  tout  lui  crie  :  Assassin  !  L'esprit  fixé  avec 
une  frénésie  d'attention  sur  la  porte,  il  finit  par  croire  qu'on  l'ouvre, 
il  l'entend  grincer.  Ses  sensations  sont  perverties;  il  n'ose  s'en  dé- 
lier, il  n'ose  plus  y  croire,  et  dans  ce  cauchemar,  où  la  raison  englou- 
tie ne  laisse  surnager  qu'un  chaos  de  formes  hideuses,  il  ne  trouve 
plus  de  réel  que  l'oppression  incessante  de  son  désespoir  coirvulsif. 
Dorénavant  toutes  ses  pensées,  tous  ses  dangers,  le  monde  entier 
disparaît  pour  lui  dans  une  seule  question  :  quand  trouveront- ils 
ie  cadavre  dans  le  bois?  —  Il  s'efforce  d'en  arracher  sa  pensée;  elle 
y  reste  imprimée  et  collée;  elle  l'y  attache  comme  par  une  chaîne 
de  fer.  Il  se  figure  toujours  qu'il  va  dans  le  bois,  qu'il  s'y  glisse 
sans  bruit,  à  pas  furtifs,  en  écartant  les  branches,  qu'il  approche, 
])uis  approche  encore,  et  qu'il  chasse  «  les  mouches  répandues  sur 
la  chair  par  files  épaisses,  comme  des  monceaux  de  groseilles  sé- 
chées.  1)  Et  toujours  il  aboutit  à  l'idée  de  la  découverte;  il  en  attend 
la  nouvelle,  écoutant  passionnément  les  cris  et  les  rumeurs  de  la 
rue,  écoutant  lorsqu'on  sort  ou  lorsqu'on  entre,  écoutant  ceux  qui 
descendent  et  ceux  qui  montent.  En  même  temps,  il  a  toujours 
sous  les  yeux  ce  cadavre  abandonné  dans  le  bois;  il  le  montre  men- 
talement à  tous  ceux  qu'il  aperçoit,  comme  pour  leur  dire  :  Regardez! 
connaissez-vous  cela?  me  soupçonnez-vous?  Le  supplice  de  prendre 


CHARLES   DICKENS    ET    SES   OEUVRES.  625 

le  corps  dans  ses  bras,  et  de  le  poser,  pour  le  faire  reconnaître,  anx 
pieds  de  tous  les  passans,  ne  serait  point  plus  lugubre  que  l'idée 
fixe  à  laquelle  sa  conscience  l'a  condamné. 

Jonas  est  sur  le  bord  de  la  folie.  D'autres  y  sont  tout  h  fait.  Dic- 
kens a  fait  trois  ou  quatre  portraits  de  fous,  très  plaisans  au  pre- 
mier coup  d'œi],  mais  si  vrais,  qu'au  fond  ils  sont  horribles.  Il  fal- 
lait une  imagination  comme  la  sienne,  déréglée,  excessive,  capable 
d'idées  fixes,  pour  mettre  en  scène  les  maladies  de  la  raison.  11  y  en 
a  deux  surtout  qui  font  rire  et  qui  font  frémir  :  Augustus,  le  ma- 
niaque triste,  qui  est  sur  le  point  d'épouser  miss  Pecksniff,  et  le 
pauvre  M.  Dick,  demi-idiot,  demi-monomaniaque,  qui  vit  avec  miss 
ïrotvvood.  Comprendre  ces  exaltations  soudaines,  ces  tristesses  im- 
prévues, ces  incroyables  soubresauts  de  la  sensibilité  pervertie,  re- 
produire ces  arrêts  de  pensée,  ces  interruptions  de  raisonnement, 
cette  intervention  d'un  mot  toujours  le  même  qui  brise  la  phrase 
commencée  et  renverse  la  raison  renaissante;  voir  le  sourire  stupide, 
le  regard  vide,  la  physionomie  niaise  et  inquiète  de  vieux  enfans 
hagards  qui  tâtonnent  douloureusement  d'idées  en  idées,  et  se  heur- 
tent à  chaque  pas  au  seuil  de  la  vérité,  qu'ils  ne  peuvent  franchir, 
c'est  là  une  faculté  qu'Hoffmann  seul  eut  au  même  degré  que  Dic- 
kens. Le  jeu  de  ces  raisons  délabrées  ressemble  au  grincement 
d'une  porte  disloquée  :  il  fait  mal  à  entendre.  On  y  trouve,  si  l'on 
veut,  un  éclat  de  rire  discordant;  mais  on  y  découvre  mieux  encore 
un  gémissement  et  une  plainte,  et  l'on  s'effraie  en  mesurant  la  luci- 
dité, l'étrangeté,  l'exaltation,  la  violence  de  l'imagination  qui  a  en- 
fanté de  telles  créatures,  qui  les  a  portées  et  soutenues  jusqu'au 
bout  sans  fléchir,  et  qui  s'est  trouvée  dans  son  vrai  monde  en  imi- 
tant et  en  produisant  leur  déraison. 

A  quoi  peut  s'appliquer  cette  force?  Les  imaginations  diffèrent, 
non -seulement  par  leur  nature,  mais  encore  par  leur  objet.  Après 
avoir  marqué  leur  énergie,  il  faut  circonscrire  leur  domaine.  Dans 
le  large  monde,  l'artiste  se  fait  un  monde.  Involontairement  il  choi- 
sit une  classe  d'objets  qu'il  préfère;  les  autres  le  laissent  froid,  et  il 
ne  les  aperçoit  pas.  Dickens  n'aperçoit  pas  les  choses  grandes.  Ceci 
est  un  second  trait  de  son  imagination.  L'enthousiasme  le  prend 
à  propos  de  tout,  particulièrement  à  propos  des  objets  vulgaires, 
d'une  boutique  de  bric-à-brac,  d'une  enseigne,  d'un  crieur  pu- 
blic. Il  a  la  vigueur,  il  n'atteint  pas  à  la  beauté.  Son  instrument 
rend  des  sons  vibrans,  il  n'a  point  de  sons  harmonieux.  S'il  décrit 
une  maison,  il  la  dessinera  avec  une  netteté  de  géomètre,  il  en  mettra 
toutes  les  couleurs  en  relief,  il  découvrira  une  physionomie  et  une 
pensée  dans  les  contrevents  et  dans  les  gouttières,  il  fera  de  la  mai- 
son une  sorte  d'être  humain,  grimaçant  et  énergique,  qui  saisira  le 

TOME    1.  40 


626  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

regard  et  qu'on  n'oubliera  plus;  mais  il  ne  verra  pas  la  noblesse  des 
longues  lignes  monumentales,  la  calme  majesté  des  grandes  ombres 
largement  découpées  par  les  crépis  blancs,  la  joie  de  la  lumière  qui 
les  couvre,  et  devient  palpable  dans  les  noirs  enfoncemens  où  elle 
plonge,  comme  pour  se  reposer  et  s'endormir.  S'il  peint  un  paysage, 
il  apercevra  les  cénelles  qui  parsèment  de  leurs  grains  rouges  les 
haies  dépouillées,  la  petite  vapeur  qui  s'exhale  d'un  ruisseau  loin- 
tain, les  mouvemens  d'un  insecte  dans  l'herbe;  mais  la  grande  poésie 
qu'eût  saisie  l'auteur  de  Valentine  et  d'André  lui  échappera.  Il  se  per- 
dra, comme  les  peintres  de  son  pays,  dans  l'observation  minutieuse 
et  passionnée  des  petites  choses;  il  n'aura  point  l'amour  des  belles 
formes  et  des  belles  couleurs.  Il  ne  sentira  pas  que  le  bleu  et  le 
rouge,  la  ligne  droite  et  la  ligne  courbe,  suffisent  pour  composer  des 
concerts  immenses  qui,  parmi  tant  d'expressions  diverses,  gardent 
une  sérénité  grandiose,  et  ouvrent  au  plus  profond  de  l'âme  une 
source  de  santé  et  de  bonheur.  C'est  le  bonheur  qui  lui  manque;  son 
inspiration  est  une  verve  fiévreuse  qui  ne  choisit  pas  ses  objets,  qui 
ranime  au  hasard  les  laideurs,  les  vulgarités,  les  sottises,  et  qui,  en 
communiquant  à  ses  créations  je  ne  sais  quelle  vie  saccadée  et  vio- 
lente, leur  ùte  le  bien-être  et  l'harmonie  qu'en  d'autres  mains  elles 
auraient  pu  garder.  Miss  Ruth  est  une  fort  gentille  ménagère;  elle 
met  son  tablier.  Quel  trésor  que  ce  tablier!  Dickens  le  tourne  et  le 
retourne,  comme  un  commis  de  nouveautés  qui  voudrait  le  vendre. 
Elle  le  tient  dans  sa  main,  puis  elle  l'attache  autour  de  sa  taille,  elle 
lie  les  cordons,  elle  l'étalé,  elle  le  froisse  pour  qu'il  tombe  bien. 
Que  ne  fait-elle  pas  de  son  tablier  !  Et  quel  est  l'enchantement  de 
Dickens  pendant  ces  opérations  innocentes  !  11  pousse  de  petits  cria 
d'espièglerie  joyeuse  :  «  Oh  !  bon  Dieu ,  quel  méchant  petit  cor- 
sage! »  Il  apostrophe  la  bague,  il  gambade  autour  de  Ruth,  il  frappe 
dans  ses  mains  de  plaisir.  C'est  bien  pis  lorsqu'elle  fabrique  le  pud- 
ding; il  y  a  là  une  scène  entière,  dramatique  et  lyrique,  avec  excla- 
mations, protase,  péripéties,  aussi  complète  qu'une  tragédie  grec- 
que. Ces  gentillesses  de  cuisine  et  ces  mièvreries  d'imagination  font 
penser  (par  contraste)  aux  tableaux  d'intérieur  de  George  Sand.  Vous 
rappelez-vous  la  chambre  de  la  fleuriste  Geneviève?  Elle  fabrique, 
comme  Ruth,  un  objet  utile,  très  utile,  puisqu'elle  le  vendra  dix  sous 
le  jour  d'après;  mais  cet  objet  est  une  rose  épanouie,  dont  les  frêles 
pétales  s'enroulent  sous  ses  doigts  comme  sous  les  doigts  d'une  fée, 
dont  la  fraîche  corolle  s'empourpre  d'un  vermillon  aussi  tendre  que 
celui  de  ses  joues,  frêle  chef-d'œuvre  éclos  un  soir  d'émotion  poé- 
tique, pendant  que  de  sa  fenêtre  elle  contemple  au  ciel  les  yeux  per- 
çans  et  divins  des  étoiles,  et  qu'au  fond  de  son  cœur  vierge  mur- 
mure le  premier  souffle  de  l'amour.  Pour  s'exalter,  Dickens  n'a  pas 


CHARLES   DICKENS   ET    SES   OEUVRES.  627 

besoin  d'un  pareil  spectacle  :  une  diligence  le  jette  dans  le  dithy- 
rambe; les  roues,  les  éclaboussures,  les  sifilemens  du  fouet,  le  tinta- 
marre des  chevaux,  des  harnais  et  de  la  machine,  en  voilà  assez 
pour  le  mettre  hors  de  lui.  Il  ressent  par  sympathie  le  mouvement 
de  la  voiture;  elle  l'emporte  avec  elle;  il  entend  le  galop  des  che- 
vaux dans  sa  cervelle,  et  part  en  lançant  cette  ode,  qui  semble  sortir 
de  la  trompette  du  conducteur  : 

«  En  avant  sous  les  arbres  qui  se  resserrent!  Nous  ne  pensons  pas  à  la 
■  noire  obscurité  de  leurs  ombres;  nous  franchissons  du  même  galop  clartés 
ténèbres,  comme  si  la  lumière  de  Londres  à  cinquante  milles  d'ici  suffisait^ 
et  au-delà,  pour  illuminer  la  route!  En  avant  par-delà  la  prairie  du  village, 
où  s'attardent  les  joueurs  de  paume,  où  chaque  petite  marque  laissée  sur 
le  frais  gazon  par  les  raquettes,  les  balles  ou  les  pieds  des  joueurs,  répand 
son  parfum  dans  la  nuit!  En  avant,  avec  quatre  chevaux  frais,  par-delà 
l'auberge  du  Cerf-sans-Cornes,  où  les  buveurs  s'assemblent  à  la  porte  avec 
admiration,  pendant  que  l'attelage  quitté,  les  traits  pendans,  s'en  va  à 
l'aventure  du  côté  de  la  mare,  poursuivi  par  la  clameur  d'une  douzaine  de 
gosiers  et  par  les  petits  enfans  qui  courent  en  volontaires  pour  le  ramener 
sur  la  route!  A  présent,  c'est  le  vieux  pont  de  pierre  qui  résonne  sous  le 
sabot  des  chevaux,  parmi  les  étincelles  qui  jaillissent.  Puis  nous  voilà  encore 
sur  la  route  ombragée,  puis  sous  la  porte  ouverte,  puis  loin,  bien  loin  au- 
delà,  dans  la  campagne.  Hurrali! 

«Holà  ho!  là-b;is,  derrière,  arrête  cette  trompette  un  instant;  viens  ici, 
conducteur,  accroche-toi  à  la  bâche,  grimpe  sur  la  banquette.  On  a  besoin 
de  toi  pour  tâter  ce  panier.  Nous  ne  ralentirons  point  pour  cela  le  pas  de  nos 
bêtes;  n'ayez  crainte.  Nous  leur  mettrons  plutôt  le  feu  au  ventre  pour  la 
plus  grande  gloire  du  festin.  Ah  !  d  y  a  longtemps  que  cette  bouteille  de 
vieux  vin  n'a  senti  le  contact  du  souffle  tiède  de  la  nuit,  comptez-y.  Et  la 
liqueur  est  merveilleusement  bonne  pour  humecter  le  gosier  d'un  donneur 
de  cor.  Essaie-la,  n'aie  pas  peur,  Bill,  de  lever  le  coude.  Maintenant  reprends 
haleine  et  essaie  mon  cor,  Bill.  Voilà  de  la  musique  !  voilà  un  air!  «  Là-bas, 
là-bas,  bien  loin  derrière  les  colhnes.  »  Ma  foi,  oui!  hurrah!  ia  jument  om- 
brageuse est  toute  gaie  cette  nuit.  Hurrah!  hurrah! 

«  Voyez  là-haut,  la  lune!  Toute  haute  d'abord,  avant  que  nous  l'ayons 
aperçue.  Sous  sa  lumière,  la  terre  réfléchit  les  objets  comme  l'eau.  Les  haies, 
les  arbres,  les  toits  bas  des  chaumières,  les  clochers  d'églises,  les  troncs 
mutilés,  les  jeunes  pousses  florissantes,  sont  devenus  vains  tout  d'un  coup 
et  ont  envie  de  contempler  leurs  belles  images  jusqu'au  matin.  Là-bas,  les 
peupliers  bruissent,  pour  que  leurs  feuilles  tremblottantes  puissent  se  voir 
sur  le  sol;  le  chêne,  point;  il  ne  lui  convient  pas  de  trembler.  Campé  dans  sa 
vieille  sohdité  massive,  il  veille  sur  lui-même,  sans  remuer  uu  rameau.  La 
porte  moussue,  mal  assise  sur  ses  gonds  grinçans,  boiteuse  et  décrépite,  se 
balance  devant  son  mirage,  comme  une  douairière  fantastique,  pendant  que 
notr-e  propre  fantôme  voyage  avec  nous.  Hurrah!  hurrah!  à  travers  fossés 
et  broussailles,  sur  la  terre  unie  et  sur  le  champ  labouré,  sur  le  flanc  raide 


628  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

de  la  colline,  sur  le  flanc  plus  raide  encore  de  la  muraille,  comme  si  c'était 
un  spectre  chasseur  ! 

«  Des  nuages  aussi  !  Et  sur  la  vallée  un  brouillard  !  non  pas  un  lourd 
Lrouillard  qui  la  cache,  mais  une  vapeur  légère,  aérienne,  pareille  à  un 
voile  de  gaze,  qui,  pour  nos  yeux  d'admirateurs  modestes,  ajoute  un  charme 
aux  beautés  devant  lesquelles  il  est  étendu,  ainsi  qu'ont  toujours  fait 
les  voiles  de  vraie  gaze,  ainsi  qu'ils  feront  toujours,  oui,  ne  vous  déplaise, 
quand  nous  serions  le  pape  en  personne.  Hurrah  !  Eh  bien!  voilà  que  nous 
voyageons  comme  la  lune  elle-même.  Cachés  dans  un  bouquet  d'arbres,  la 
minute  d'après  dans  une  tache  de  vapeur,  puis  reparaissant  en  pleine  lu- 
mière, parfois  effacés,  mais  avançant  toujours,  notre  course  répète  la  sienne. 
Hurrah  !  Une  joute  contre  la  lune  !  Holà  ho  !  hurrah  ! 

«  La  beauté  de  la  nuit  ne  se  sent  plus  qu'à  peine,  quand  le  jour  arrive  en 
bondissant.  Hurrah  !  Deux  relais,  et  les  routes  de  la  campagne  se  changent 
presque  en  une  rue  continue.  Hurrah  !  par-delà  des  jardins  de  maraîchers, 
des  files  de  maisons,  des  villas,  des  terrasses,  des  places;  des  équipages,  des 
chariots,  des  charrettes;  des  ouvriers  matineux,  des  vagabonds  attardés,  des 
ivrognes,  des  i^orteurs  à  jeun;  par-delà  toutes  les  formes  de  la  brique  et  du 
mortier,  puis  sur  le  pavé  bruyant,  qui  force  les  gens  juchés  sur  la  banquette 
à  se  bien  tenir.  Hurrah  !  à  travers  des  tours  et  détours  sans  fin,  dans  le  laby- 
rinthe des  rues  sans  nombre,  jusqu'à  ce  qu'on  atteigne  une  vieille  cour 
d'hôtellerie,  et  que  Tom  Pinch  descendu,  tout  assourdi  et  tout  étourdi,  se 
trouve  à  Londres  !  » 

Tout  cela  pour  dire  que  Tom  Pinch  arrive  à  Londres  !  Cet  accès 
de  lyrisme  où  les  folies  les  plus  poétiques  naissent  des  banalités  les 
plus  vulgaires,  semblables  à  des  fleurs  maladives  qui  pousseraient 
dans  un  vieux  pot  cassé,  expose  dans  ses  contrastes  naturels  et 
bizarres  toutes  les  parties  de  l'imagination  de  Dickens.  On  aura  son 
portrait  en  se  figurant  un  homme  qui,  une  casserole  dans  une  main 
et  un  fouet  de  postillon  dans  l'autre,  se  mettrait  à  prophétiser. 

Le  lecteur  prévoit  déjà  quelles  violentes  émotions  ce  genre  d'ima- 
gination va  produire.  La  manière  de  concevoir  règle  en  l'homme  la 
manière  de  sentir.  Quand  l'esprit,  à  peine  attentif,  suit  les  contours 
indistincts  d'une  image  ébauchée,  la  joie  et  la  douleur  l'efileurent 
d'un  attouchement  insensible.  Quand  l'esprit,  avec  une  attention  pro- 
fonde, pénètre  les  détails  minutieux  d'une  image  précise,  la  joie  et 
la  douleur  le  secouent  tout  entier.  Dickens  a  cette  attention  et  voit 
ces  détails;  c'est  pourquoi  il  rencontre  partout  des  sujets  d'exalta- 
tion. 11  ne  quitte  point  le  ton  passionné;  il  ne  se  repose  jamais  dans 
le  style  naturel  et  dans  le  récit  simple;  il  ne  fait  que  railler  ou  pleu- 
rer; il  n'écrit  que  des  satires  ou  des  élégies.  11  a  la  sensibilité  fié- 
vreuse d'une  femme  qui  part  d'un  éclat  de  rire  ou  qui  fond  en  larmes 
au  choc  imprévu  du  plus  léger  événement.  Ce  style  passionné  est 
d'une  puissance  extrême,  et  on  peut  lui  attribuer  la  moitié  de  la 


CHARLES   DICKENS    ET   SES   ŒUVRES.  629 

gloire  de  Dickens.  Le  commun  des  hommes  n'a  que  des  émotions 
faibles.  iNous  travaillons  machinalement  et  nous  bâillons  beaucoup; 
les  trois  quarts  des  objets  nous  laissent  froids;  nous  nous  endormons 
dans  l'habitude,  et  nous  finissons  par  ne  plus  remarquer  les  scènes 
de  ménage,  les  minces  détails,  les  aventures  plates  qui  sont  le  fond 
de  notre  vie.  Un  homme  vient  qui  tout  d'un  coup  les  rend  intéres- 
santes; bien  plus,  il  en  fait  des  drames;  il  les  change  en  objets  d'ad- 
miration, de  tendresse  ou  d'épouvante.  Sans  sortir  du  coin  du  feu 
ou  de  l'omnibus,  nous  voilà  tremblans,  les  yeux  pleins  de  larmes  ou 
secoués  par  les  accès  d'un  rire  inextinguible.  Nous  nous  trouvons 
transformés,  notre  vie  est  doublée;  notre  âme  végétait,  elle  sent,  elle 
souffre,  elle  aime.  Le  contraste,  la  succession  rapide,  le  nombre  des 
sensations  ajoute  encore  à  son  trouble;  nous  roulons  pendant  deux 
cents  pages  dans  un  torrent  d'émotions  nouvelles  contraires  et  crois- 
santes, qui  communique  à  l'esprit  sa  violence,  qui  l'entraîne  dans  des 
écarts  et  des  chutes,  et  ne  le  rejette  sur  la  rive  qu'enchanté  et  épuisé. 
C'est  une  ivresse,  et  sur  une  âme  délicate  l'effet  serait  trop  fort;  mais 
il  convient  au  public,  et  le  public  l'a  justifié. 

Cette  sensibilité  ne  peut  guère  avoir  que  deux  issues,  le  rire  et  les 
larmes.  Il  y  en  a  d'autres;  mais  on  n'y  arrive  que  par  la  haute  élo- 
quence; elles  sont  le  chemin  du  sublime,  et  l'on  a  vu  que  pour  Dic- 
kens il  est  fermé.  Cependant  il  n'y  a  pas  d'écrivain  qui  sache  mieux 
toucher  et  attendrir;  il  fait  pleurer,  cela  est  à  la  lettre.  Avant  de 
l'avoir  lu,  on  ne  se  savait  pas  tant  de  pitié  dans  le  cœur.  Le  chagrin 
d'une  enfant  qui  voudrait  être  aimée  de  son  père  et  que  son  père 
n'aime  point,  l'amour  désespéré  et  la  mort  lente  d'un  pauvre  jeune 
homme  à  demi  imbécile,  toutes  ces  peintures  de  douleurs  secrètes 
laissent  une  impression  ineffaçable.  Les  larmes  qu'il  verse  sont  vraies, 
et  la  compassion  est  leur  source  unique.  Balzac,  George  Sand,  Sten- 
dahl  ont  aussi  raconté  les  misères  humaines.  Est-il  possible  d'écrire 
sans  les  raconter?  Mais  ils  ne  les  cherchent  pas,  ils  les  rencontrent; 
ils  ne  songent  point  à  nous  les  étaler;  ils  allaient  ailleurs,  ils  les  ont 
trouvées  sur  leur  route.  Ils  aiment  l'art  plutôt  que  les  hommes.  Ils  ne 
se  plaisent  qu'à  voir  jouer  les  ressorts  des  passions,  à  combiner  de 
grands  systèmes  d'événemens,  à  construire  de  puissans  caractères;  ils 
n'écrivent  point  par  sympathie  pour  les  misérables,  mais  par  amour 
du  beau.  Quand  vous  finissez  Valentine,  votre  émotion  n'est  pas  la 
pitié  pure;  vous  ressentez  encore  une  admiration  profonde  pour  la 
grandeur  et  la  générosité  de  l'amour.  Quand  vous  achevez  le  Père 
Goriot,  vous  avez  le  cœur  brisé  par  les  tortures  de  cette  agonie;  mais 
l'étonnante  invention,  l'accumulation  des  faits,  l'abondance  des  idées 
générales,  la  force  de  l'analyse,  vous  transportent  dans  le  monde  de 
la  science,  et  votre  sympathie  douloureuse  se  calme  au  spectacle  de 


630  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

cette  physiologie  du  cœur.  Dickens  ne  calme  jamais  la  nôtre;  il  choi- 
sit les  sujets  où  elle  se  déploie  seule  et  plus  qu'ailleurs,  la  longue 
oppression  des  enfans  tyrannisés  et  alFamés  par  leur  maître  d'école, 
la  vie  de  l'ouvrier  Stéphen,  volé  et  déshonoré  par  sa  femme,  chassé 
par  ses  camarades,  accusé  de  vol,  languissant  six  jours  au  fond 
d'un  puits  où  il  est  tombé,  blessé,  dévoré  par  la  fièvre,  et  mourant 
quand  enfin  on  arrive  à  lui.  Rachel,  sa  seule  amie,  est  là,  et  son  éga- 
rement, ses  cris,  le  tourbillon  de  désespoir  dans  lequel  Dickens  en- 
veloppe ses  personnages  ont  préparé  la  douloureuse  peinture  de  cette 
mort  résignée.  Le  seau  remonte  apportant  un  corps  qui  n'a  presque 
plus  de  forme,  et  l'on  voit  la  figure  pâle,  épuisée,  patiente,  tournée 
vers  le  ciel,  pendant  que  la  main  droite,  brisée  et  pendante,  semble 
demander  qu'une  autre  main  vienne  la  soutenir.  Il  sourit  pourtant 
et  dit  faiblement  :  «  Rachel  !  »  Elle  vient  et  se  penche  jusqu'à  ce  que 
ses  yeux  soient  entre  ceux  du  blessé  et  le  ciel,  car  il  n'a  pas  la  force 
de  tourner  les  siens  pour  la  regarder.  Alors,  en  paroles  brisées,  il  lui 
raconte  sa  longue  agonie.  Depuis  qu'il  est  né,  il  n'a  éprouvé  que  mi- 
sère et  injustice  :  c'est  la  règle;  les  faibles  souffrent  et  sont  faits  pour 
souffrir.  Ce  puits  où  il  est  tombé  a  tué  des  centaines  d'hommes,  des 
pères,  des  maris,  des  fils  qui  faisaient  vivre  des  centaines  de  familles. 
Les  mineurs  ont  prié  et  supplié  les  hommes  du  parlement,  par  l'amour 
du  Christ,  de  ne  point  permettre  que  leur  travail  fût  leur  mort,  et 
de  les  épargner  à  cause  de  leurs  femmes  et  de  leurs  enfans,  qu'ils  ai- 
ment autant  que  les  gentlemen  aiment  les  leurs  :  tout  cela  pour  rien. 
Quand  le  puits  travaillait,  il  tuait  sans  besoin;  abandonné,  il  tue  en- 
core. Stephen  dit  cela  sans  colère,  doucement,  simplement  comme 
la  vérité.  11  a  devant  lui  son  calomniateur  et  son  père;  il  ne  s'indigne 
pas,  il  n'accuse  personne;  il  charge  seulement  le  père  de  démentir 
la  calomnie  tout  à  l'heure,  quand  il  sera  mort.  Son  cœur  est  là  haut, 
dans  ce  ciel  où  il  a  vu  briller  une  étoile.  Dans  son  tourment,  sur  son 
lit  de  pierre,  il  l'a  contemplée,  et  le  tendre  et  touchant  regard  de  la 
divine  étoile  a  calmé,  par  sa  sérénité  mystique,  l'angoisse  de  son 
esprit  et  de  son  corps.  «  J'ai  vu  plus  clair,  dit-il,  et  ma  prière  de 
mourant  a  été  que  les  hommes  puissent  seulement  se  rapprocher  un 
peu  plus  les  uns  des  autres,  que  lorsque  moi,  pauvre  homme,  j'étais 
avec  eux.  —  Ils  le  soulevèrent,  et  il  fut  ravi  de  voir  qu'ils  allaient 
l'emporter  du  côté  où  l'étoile  semblait  les  conduire.  Ils  le  portèrent 
très  doucement,  à  travers  les  champs  et  le  long  des  sentiers,  dans  la 
large  campagne,  Rachel  tenant  toujours  sa  main  dans  les  siennes. 
Ce  fut  bientôt  une  procession  funéraire.  L'étoile  lui  avait  montré  le 
chemin  qui  mène  au  Dieu  des  pauvres,  et  son  humilité,  ses  misères, 
son  oubli  des  injures  l'avaient  conduit  au  repos  de  son  rédempteur.  » 
Ce  même  écrivain  est  le  plus  railleur,  le  plus  comique  et  le  plus 


CHARLES   DICKENS    ET   SES    OEUVRES.  631 

bouffon  de  tous  les  écrivains  anglais.  Singulière  gaieté  du  reste! 
C'est  la  seule  qui  puisse  s'accorder  avec  cette  sensibilité  passion- 
née. 11  y  a  un  rire  qui  est  voisin  des  larmes.  La  satire  est  sœur 
de  l'élégie  :  si  l'une  plaide  pour  les  opprimés,  l'autre  combat  contre 
les  oppresseurs.  Blessé  par  les  travers  et  par  les  vices,  Dickens  se 
venge  par  le  ridicule.  Il  ne  les  peint  pas,  il  les  punit.  Rien  de  plus 
accablant  que  ces  longs  chapitres  d'ironie  soutenue  où  le  sarcasme 
s'enfonce  à  chaque  ligne  plus  sanglant  et  plus  perçant  dans  l'adver- 
saire qu'il  s'est  choisi.  11  y  en  a  cinq  ou  six  contre  les  Américains, 
contre  leurs  journaux  vendus,  contre  leurs  journalistes  ivrognes, 
contre  leurs  spéculateurs  charlatans,  contre  leurs  femmes  auteurs, 
contre  leur  grossièreté,  leur  familiarité,  leur  insolence,  leur  bru- 
talité, capable  de  ravir  un  absolutiste,  et  de  justifier  ce  libéral  qui, 
revenant  de  New-York,  embrassa  les  larmes  aux  yeux  le  premier 
gendarme  qu'il  aperçut  sur  le  port  du  Havre.  Fondations  de  so- 
ciétés industrielles,  entretiens  d'un  député  avec  ses  commettans, 
instructions  d'un  député  à  son  secrétaire,  parade  des  grandes  mai- 
sons de  banque,  inauguration  d'un  édifice,  toutes  les  cérémonies 
et  tous  les  mensonges  de  la  société  anglaise  sont  gravés  avec  la 
verve  et  l'amertume  de  Hogarth.  11  y  a  des  morceaux  où  le  co- 
mique est  si  violent,  qu'il  a  l'air  d'une  vengeance,  par  exemple  le 
récit  de  l'éducation  pratique  de  Jonas  Chuzzlewit.  Le  premier  mot 
qu'épela  cet  excellent  jeune  homme  fut  «  gain.  »  Le  second  (quand 
il  arriva  aux  dissyllabes)  fut  «  argent.  »  Cette  belle  éducation  avait 
produit  par  hasard  deux  inconvéniens  :  l'un,  c'est  qu'habitué  par 
son  père  à  tromper  les  autres,  il  avait  pris  insensiblement  le  goût 
d'attraper  son  père;  l'autre,  c'est  qu'instruit  à  considérer  tout  comme 
une  question  d'argent,  il  avait  fini  par  regarder  son  père  comme  une 
sorte  de  propriété,  qui  serait  très  bien  placée  dans  le  coffre-fort  ap- 
pelé bière.  «  Voilà  mon  père  qui  ronfle,  dit  M.  Jonas.  Pecksniff,  ayez 
donc  la  bonté  de  marcher  sur  son  pied.  C'est  celui  qui  est  contre 
vous  qui  a  la  goutte.  »  Il  entre  en  scène  par  cette  attention  :  vous 
jugez  du  reste.  Dickens  est  triste  au  fond  comme  Hogarth;  mais, 
comme  Hogarth,  il  fait  rire  aux  éclats  par  la  bouffonnerie  de  ses 
inventions  et  par  la  violence  de  ses  caricatures.  Il  pousse  ses  per- 
sonnages dans  l'absurde  avec  une  intrépidité  rare.  Son  Pecksniff 
invente  des  phrases  morales  et  des  actions  sentimentales  si  gro- 
tesques qu'il  en  est  extravagant.  Jamais  on  n'a  entendu  de  telles 
monstruosités  oratoires.  Sheridan  a  déjà  peint  un  hypocrite  anglais, 
Joseph  Surface;  mais  celui-là  diffère  autant  de  Pecksniff  qu'un  por- 
trait d'après  nature  diffère  d'une  vignette  du  Punch.  Dickens  fait 
l'hypocrisie  si  difforme  et  si  énorme,  que  son  hypocrite  cesse  de 
ressembler  à  un  homme;  on  dirait  une  de  ces  figures  fantastiques 


632  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

dont  le  nez  est  plus  gros  que  le  corps.  Ce  comique  outré  vient  de 
l'imagination  excessive.  Dickens  emploie  partout  le  même  ressort. 
Pour  mieux  faire  voir  l'objet  qu'il  montre,  il  en  crève  les  yeux  du 
lecteur;  mais  le  lecteur  s'amuse  de  cette  verve  déréglée  :  la  fougue 
de  l'exécution  lui  fait  oublier  que  la  scène  est  improbable,  et  il  rit 
de  grand  cœur  en  entendant  l'entrepreneur  des  pompes  funèbres, 
M.  Mould,  énumérer  les  consolations  que  la  piété  filiale,  bien  mu- 
nie d'argent,  peut  trouver  dans  son  magasin.  Quelle  douleur  n'adou- 
ciraient pas  les  voitures  à  quatre  chevaux,  les  tentures  de  velours, 
les  cochers  en  manteaux  de  drap  et  en  bottes  à  revers,  les  plumes 
d'autruche  teintes  en  noir,  les  acolytes  à  pied  habillés  dans  le  grand 
style,  portant  des  bâtons  garnis  d'un  bout  de  bronze?  Oh  !  ne  disons 
pas  que  l'or  est  une  boue,  puisqu'il  peut  acheter  des  choses  comme 
celles-là  !  a  Que  de  bénédictions,  s'écrie  M.  Mould,  que  de  bénédic- 
tions j'ai  versé  sur  l'humanité  au  moyen  de  mes  quatre  grands  che- 
vaux caparaçonnés,  que  je  ne  caparaçonne  jamais  à  moins  de  10  liv. 
10  shellings  la  séance!  » 

Ordinairement  Dickens  reste  grave  en  traçant  ses  caricatures. 
L'esprit  anglais  consiste  à  dire  en  style  solennel  des  plaisanteries 
folles.  Le  ton  et  les  idées  font  alors  contraste;  tout  contraste  donne 
des  impressions  fortes.  Dickens  aime  à  les  produire,  et  son  public  à 
les  éprouver. 

Si  parfois  il  oublie  de  donner  les  verges  au  prochain,  s'il  essaie 
de  s'amuser,  s'il  se  joue,  il  n'en  est  pas  plus  heureux.  Le  fond  du 
caractère  anglais,  c'est  le  manque  de  bonheur.  L'ardente  et  tenace 
imagination  de  Dickens  se  prend  trop  fortement  aux  choses  pour 
glisser  légèrement  et  gaiement  sur  leur  surface.  Il  appuie,  il  pénètre, 
il  enfonce,  il  creuse;  toutes  ces  actions  violentes  sont  des  efforts,  et 
tous  les  efforts  sont  des  souffrances.  Pour  être  heureux,  il  faut  être 
léger  comme  un  Français  du  xviii*  siècle,  ou  sensuel  comme  un  Ita- 
lien du  xvr;  il  faut  ne  point  s'inquiéter  des  choses  ou  en  jouir.  Dic- 
kens s'en  inquiète  et  n'en  jouit  pas.  Prenez  un  petit  accident  co- 
mique, comme  on  en  rencontre  dans  la  rue,  un  coup  de  vent  qui 
retrousse  les  habits  d'un  commissionnaire.  Scaramouche  fera  une 
grimace  de  bonne  humeur;  Lesage  aura  le  sourire  d'un  homme 
amusé;  tous  deux  passeront  et  n'y  songeront  plus.  Dickens  y  songe 
pendant  une  demi-page.  Il  voit  si  bien  tous  les  effets  du  vent ,  il  se 
met  si  complètement  à  sa  place,  il  lui  suppose  une  volonté  si  pas- 
sionnée et  si  précise,  il  tourne  et  retourne  si  fort  et  si  longtemps  les 
habits  du  pauvre  homme,  il  change  le  coup  de  vent  en  une  tem- 
pête et  en  une  persécution  si  grandes,  qu'on  est  pris  de  vertige,  et 
que  tout  en  riant  on  se  trouve  en  soi-même  trop  de  trouble  et  trop 
de  compassion  pour  rire  de  bon  cœur. 


CHARLES   DICKENS   ET   SES   ŒUVRES.  633 

«  C'était  un  endroit  aéré,  qui  bleuissait  le  nez,  qui  rougissait  les  yeux,  qui 
faisait  venir  la  chair  de  poule,  qui  gelait  les  doigts  du  pied,  qui  faisait  cla- 
quer les  dents,  que  l'endroit  où  Toby  Veek  attendait  en  hiver,  et  Toby  Veek 
le  savait  bien.  Le  vent  arrivait  en  se  démenant  autour  du  coin,  —  principa- 
lement le  vent  d'est,  —  comme  s'il  était  parti  des  confins  de  la  terre  pour 
tomber  sur  Toby.  Et  souvent  ou  aurait  dit  qu'il  arrivait  sur  lui  plus  tôt 
qu'il  n'avait  pensé,  car,  tournant  d'un  bond  autour  du  coin  et  dépassant 
Toby,  il  revenait  soudain  sur  lui-même  en  tourbillonnant,  comme  s'il  criait  : 
Ah!  le  voilà!  A  l'instant,  son  tablier  blanc  était  retroussé  contre  sa  tête, 
comme  la  blouse  d'un  enfant  méchant,  et  l'on  voyait  sa  faible  petite  canne 
lutter  et  s'agiter  inutilement  dans  sa  main;  ses  jambes  subissaient  une  agi- 
tation terrible,  et  Toby  lui-même  tout  courbé,  faisant  face  tantôt  d'un  côté, 
tantôt  d'un  autre,  était  si  bien  souffleté  et  battu,  et  rossé,  et  houspillé,  et 
tiraillé,  et  bousculé,  et  soulevé  de  terre,  que  c'était  presque  positivement 
un  miracle,  s'il  n'était  pas  enlevé  en  chair  et  en  os  en  haut  de  l'air,  comme 
l'est  parfois  une  colonie  de  grenouilles,  ou  d'escargots,  ou  d'autres  créa- 
tures portatives,  pour  tomber  en  pluie,  au  grand  étonnement  des  indigènes, 
dans  quelque  coin  reculé  du  monde  où  l'espèce  des  commissionnaires  est 
inconnue.  » 

Si  l'on  veut  maintenant  se  figurer  d'un  regard  cette  imagination 
si  lucide,  si  violente,  si  passionnément  fixée  sur  l'objet  qu'elle  se 
choisit,  si  profondément  touchée  par  les  petites  choses,  si  unique- 
ment attachée  aux  détails  et  aux  sentimens  de  la  vie  vulgaire,  si 
féconde  en  émotions  incessantes,  si  puissante  pour  éveiller  la  pitié 
douloureuse,  la  raillerie  sarcastique  et  la  gaieté  nerveuse,  on  se 
représentera  une  rue  de  Londres  par  un  soir  pluvieux  d'hiver.  La 
lumière  flamboyante  du  gaz  brûle  les  yeux,  ruisselle  à  travers  les 
vitres  des  boutiques,  rejaillit  sur  les  figures  qui  passent,  et  sa  clarté 
crue,  s'enfonçant  dans  leurs  traits  contractés,  met  en  relief,  avec  un 
détail  infini  et  une  énergie  blessante,  leurs  rides,  leurs  difformités, 
leur  expression  tourmentée.  Si  dans  cette  foule  pressée  et  salie  vous 
découvrez  un  frais  visage  de  jeune  fille,  cette  lumière  artificielle  le 
charge  de  tons  excessifs  et  faux;  elle  le  détache  sur  l'ombre  plu- 
vieuse et  froide  avec  une  auréole  étrange.  L'esprit  est  frappé  d' éton- 
nement; mais  on  porte  la  main  à  ses  yeux  pour  les  couvrir,  et  en 
admirant  la  force  de  cette  lumière  on  pense  involontairement  au  vrai 
soleil  de  la  campagne  et  à  la  tranquille  beauté  du  jour. 

II.    —   LE   PUBLIC. 

Plantez  ce  talent  dans  une  terre  anglaise;  l'opinion  littéraire  du 
pays  dirigera  sa  croissance  et  expliquera  ses  fruits,  car  cette  opinion 
publique  est  son  opinion  privée.  Il  ne  la  subit  pas  comme  une  con- 
trainte extérieure,  il  la  sent  en  lui  comme  une  persuasion  intime; 


634  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

elle  ne  le  gêne  pas,  elle  le  développe  et  ne  fait  que  lui  répéter  tout 
haut  ce  qu'il  se  dit  tout  bas. 

Voici  les  conseils  de  ce  goût  public,  d'autant  plus  puissans  qu'ils 
s'accordaient  avec  l'inclination  naturelle  de  Dickens,  et  le  poussaient 
dans  son  propre  sens  : 

«  Soyez  moral.  Il  faut  que  tous  vos  romans  puissent  être  lus  par 
des  jeunes  filles.  Nous  sommes  des  esprits  pratiques,  et  nous  ne  vou- 
lons pas  que  la  littérature  corrompe  la  vie  pratique.  Nous  avons  la  re- 
ligion de  la  famille,  et  nous  ne  voulons  pas  que  la  littérature  peigne 
les  passions  qui  attaquent  la  vie  de  famille.  Nous  sommes  protes- 
tans,  et  nous  avons  gardé  quelque  chose  de  la  sévérité  de  nos  pères 
contre  la  joie  et  les  passions.  Entre  celles-ci,  l'amour  est  la  plus 
mauvaise.  Gardez-vous  à  cet  endroit  de  ressembler  à  la  plus  célèbre 
de  nos  voisines.  L'amour  est  le  héros  de  tous  les  romans  de  George 
Sand.  Marié  ou  non  marié,  peu  importe;  elle  le  trouve  beau,  saint, 
sublime  par  lui-même,  et  elle  le  dit.  Ne  le  croyez  pas,  et  si  vous  le 
croyez,  ne  le  dites  point.  Cela  est  d'un  mauvais  exemple.  L'amour 
ainsi  présenté  se  subordonne  le  mariage.  Il  y  aboutit,  il  le  brise,  il 
se  passe  de  lui,  selon  les  circonstances;  mais,  quoi  qu'il  fasse,  il  le 
traite  en  inférieur,  il  ne  lui  reconnaît  de  sainteté  que  celle  qu'il  lui 
donne,  et  le  juge  impie,  s'il  s'en  trouve  exclu.  Le  roman  ainsi  conçu 
est  une  plaidoirie  en  faveur  du  cœur,  de  l'imagination,  de  l'enthou- 
siasme et  de  la  nature;  mais  il  est  souvent  une  plaidoirie  contre  la 
société  et  contre  la  loi.  Nous  ne  souffrons  pas  qu'on  touche  de  près 
ou  de  loin  à  la  société  ni  à  la  loi.  Présenter  un  sentiment  comme  di- 
vin, incliner  devant  lui  toutes  les  institutions,  le  promener  à  travers 
une  suite  d'actions  généreuses,  chanter  avec  une  sorte  d'inspiration 
héroïque  les  combats  qu'il  livre  et  les  assauts  qu'il  soutient,  l'eniichir 
de  toutes  les  forces  de  l'éloquence,  le  couronner  de  toutes  les  fleurs 
de  la  poésie,  c'est  peindre  la  vie  qu'il  enfante  comme  plus  belle  et 
plus  haute  que  les  autres,  c'est  l'asseoir  bien  au-dessus  de  toutes  les 
passions  et  de  tous  les  devoirs,  dans  une  région  sublime,  sur  un  trône, 
d'oiiil  brille  comme  une  lumière,  comme  une  consolation,  comme  une 
espérance,  et  attire  à  lui  tous  les  cœurs.  Peut-être  ce  monde  est-il 
celui  des  artistes;  il  n'est  point  celui  des  hommes  ordinaires.  Peut- 
être  est-il  conforme  à  la  nature;  nous  faisons  fléchir  la  nature  devant 
l'intérêt  de  la  société.  George  Sand  peint  des  femmes  passionnées;  pei- 
gnez-nous d'honnêtes  femmes.  George  Sand  donne  envie  d'être  amou- 
reux; donnez-nous  envie  de  nous  marier.  Cela  a  des  inconvéniens,  il 
est  vrai;  l'art  peut-être  en  souffre,  si  le  public  y  gagne.  Si  vos  person- 
nages sont  de  meilleur  exemple,  vos  ouvrages  sont  de  moindre  prix; 
il  n'importe.  Vous  vous  résignerez  en  songeant  que  vous  êtes  moral. 
Vos  amoureux  seront  fades,  car  le  seul  intérêt  qu'offre  leur  âge,  c'est 


CHARLES    DICKENS    ET    SES    OEUVRES.  635 

la  violence  de  la  passion,  et  vous  ne  pouvez  peindre  la  passion.  Dans 
Nicolas  Nickleby,  vous  montrerez  deux  honnêtes  gens,  semblables  à 
tous  les  jeunes  gens,  épousant  deux  honnêtes  jeunes  fdles,  sembla- 
bles à  toutes  les  jeunes  filles;  dans  Murtin  Chuzzlewit ,  vous  mon- 
trerez encore  deux  honnêtes  jeunes  gens,  parfaitement  semblables 
aux  deux  premiers,  épousant  aussi  deux  honnêtes  jeunes  filles,  par- 
faitement semblables  aux  deux  premières;  dans  Dombey  and  son,  il 
n'y  aura  qu'un  honnête  jeune  homme  et  une  honnête  jeune  fille.  Du 
reste,  nulle  différence.  Et  ainsi  de  suite.  Le  nombre  de  vos  mariages 
est  étonnant,  et  vous  en  faites  assez  pour  peupler  l'Angleterre.  Ce 
qui  est  plus  curieux  encore,  c'est  qu'ils  sont  tous  désintéressés,  et 
que  le  jeune  homme  et  la  jeune  fille  font  fi  de  l'argent  avec  la  même 
sincérité  qu'à  l'Opéra-Comique.  Vous  insisterez  infiniment  sur  le  joli 
embarras  des  fiancées,  sur  les  larmes  des  mères,  sur  les  larmes  de 
toute  l'assistance,  sur  les  scènes  réjouissantes  et  touchantes  du  dî- 
ner; vous  ferez  une  foule  de  tableaux  de  famille,  tous  attendrissans, 
et  presque  aussi  agréables  que  des  peintures  de  paravents.  Le  lec- 
teur sera  ému;  il  pensera  voir  les  amours  innocens  et  les  gentillesses 
vertueuses  d'un  petit  garçon  et  d'une  petite  fille  de  dix  ans.  Il  aura 
envie  de  leur  dire  :  Bons  petits  amis,  continuez  à  être  bien  sages. — 
Mais  le  principal  intérêt  sera  pour  les  jeunes  filles,  qui  apprendront 
de  quelle  manière  empressée,  et  pourtant  convenable,  un  prétendu 
doit  faire  sa  cour.  Si  vous  hasardez  une  séduction,  comme  dans  Cop- 
perfield, vous  ne  raconterez  pas  le  progrès,  l'ardeur,  les  enivremens 
de  l'amour;  vous  n'en  peindrez  que  les  misères,  le  désespoir  et  les 
remords.  Si  dans  Copperfield  et  dans  le  Grillon  du  Foyer  vous  mon- 
trez un  mariage  troublé  et  une  femme  soupçonnée,  vous  vous  hâte- 
rez de  rendre  la  paix  au  mariage  et  l'innocence  à  la  femme,  et  vous 
ferez  par  sa  bouche  un  éloge  du  mariage  si  magnifique,  qu'il  pourrait 
servir  de  modèle  à  M.  Emile  Augier.  Si  dans  Hard  Times  l'épouse  va 
jusqu'au  bord  de  la  faute,  elle  s'arrêtera  sur  le  bord  de  la  faute.  Si 
dans  Dombey  and  son  elle  fuit  la  maison  conjugale,  elle  restera 
pure,  elle  ne  commettra  que  l'apparence  de  la  faute,  et  elle  traitera 
son  amant  de  telle  sorte  qu'on  souhaitera  d'être  le  mari.  Si  enfin 
dans  Copperfield  vous  racontez  les  troubles  et  les  folies  de  l'amour, 
vous  raillerez  ce  pauvre  amour,  vous  peindrez  ses  petitesses,  vous 
semblerez  demander  excuse  au  lecteur.  Jamais  vous  n'oserez  faire 
entendre  le  souffle  ardent,  généreux,  indiscipliné,  de  la  passion 
toute  puissante.  Vous  ferez  d'elle  un  jouet  d'enfans  honnêtes  ou  un 
joli  bijou  de  mariage;  mais  le  maiiage  vous  donnera  des  compensa- 
tions. Votre  génie  d'observateur  et  votre  goût  pour  les  détails  s'exer- 
ceront sur  les  scènes  de  la  vie  domestique  :  vous  excellerez  à  peindre 
un  coin  du  feu,  une  causerie  de  famille,  des  enfans  sur  les  genoux 


636  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  leur  mère,  un  mari  qui  le  soir  veille  à  la  lampe  près  de  sa  femme 
endormie,  le  cœur  rempli  de  joie  et  de  courage,  parce  qu'il  sent 
qu'il  travaille  pour  les  siens.  Vous  trouverez  de  charmans  ou  sérieux 
portraits  de  femmes  :  celui  de  Dora,  qui  reste  petite  fdle  dans  le  ma- 
riage, dont  les  mutineries,  les  gentillesses,  les  enfantillages,  les 
rires,  égaient  le  ménage  comme  un  gazouillement  d'oiseau-,  celui 
d'Agnès,  si  calme,  si  patiente,  si  sensée,  si  pure,  si  digne  de  res- 
pect, véritable  modèle  de  l'épouse,  capable  à  elle  seule  de  mériter 
au  mariage  le  respect  que  nous  demandons  pour  lui.  Et  lorsqu'enfm 
il  faudra  montrer  la  beauté  de  ces  devoirs,  la  grandeur  de  cette 
amitié  conjugale,  la  profondeur  du  sentiment  qu'ont  creusé  dix  an- 
nées de  confiance,  de  soins  et  de  dévouemens  réciproques,  vous 
trouverez  dans  votre  sensibilité,  si  longtemps  contenue,  des  dis- 
cours aussi  pathétiques  que  les  plus  fortes  paroles  de  l'amour. 

«  Les  pires  romans  ne  sont  pas  ceux  qui  le  glorifient.  Il  faut  habi- 
ter l'autre  côté  du  détroit  pour  oser  ce  que  nos  voisins  ont  osé.  Chez 
nous,  quelques-uns  admirent  Balzac,  mais  personne  ne  voudrait  le 
tolérer.  Quelques-uns  prétendront  qu'il  n'est  pas  immoral;  mais  tout 
le  monde  reconnaîtra  qu'il  fait  toujours  et  partout  abstraction  de  la 
morale,  George  Sand  n'a  célébré  qu'une  passion;  Balzac  les  a  célébrées 
toutes.  Il  les  a  considérées  comme  des  forces,  et,  jugeant  que  la  force 
est  belle,  il  les  a  soutenues  de  leurs  causes,  entourées  de  leurs  cir- 
constances, développées  dans  leurs  effets,  poussées  à  l'extrême,  et 
agrandies  jusqu'à  en  faire  des  monstres  sublimes,  plus  systémati- 
ques et  plus  vrais  que  la  vérité.  Nous  n'admettons  pas  qu'un  homme 
se  réduise  à  n'être  qu'un  artiste.  Nous  ne  voulons  pas  qu'il  se  sépare 
de  sa  conscience  et  perde  de  vue  la  pratique.  Nous  ne  consentirons 
jamais  à  voir  que  tel  est  le  trait  dominant  de  notre  Shakspeare;  nous 
ne  reconnaîtrons  pas  que,  comme  le  romancier  français,  il  mène  ses 
héros  au  crime  et  à  la  monomanie,  que  comme  lui  il  habite  le  pays  de 
la  pure  logique  et  de  la  pure  imagination.  Nous  sommes  bien  changés 
depuis  le  xvi'  siècle,  et  nous  condamnons  ce  que  nous  approuvions 
autrefois.  Nous  ne  voulons  pas  que  le  lecteur  s'intéresse  à  un  avare, 
à  un  ambitieux,  à  un  débauché.  Et  il  s'intéresse  à  lui  lorsque  l'écri- 
vain, sans  louer  ni  blâmer,  s'attache  à  expliquer  le  tempérament, 
l'éducation,  la  forme  du  crâne  et  les  habitudes  d'esprit  qui  ont  creusé 
en  lui  cette  inclination  primitive,  à  faire  toucher  la  nécessité  de  ses 
conséquences,  à  la  conduire  à  travers  toutes  ses  périodes,  à  montrer 
la  puissance  plus  grande  que  l'âge  et  le  contentement  lui  commu- 
niquent, à  exposer  la  chute  irrésistible  qui  la  précipite  dans  la  folie 
ou  dans  la  mort.  Le  lecteur,  saisi  par  cette  logique,  admire  l'œuvre 
qu'elle  a  faite,  et  oublie  de  s'indigner  contre  le  personnage  qu'elle  a 
créé;  il  dit  :  le  bel  avare  !  et  il  ne  songe  plus  aux  maux  que  l'avarice 


CHARLES    DICKENS   ET   SES   OEUVRES.  637 

produit.  Il  devient  philosophe  et  artiste,  et  ne  se  souvient  plus  qu'il 
est  honnête  homme.  Souvenez-vous  toujours  que  vous  l'êtes,  et  re- 
noncez aux  beautés  qui  peuvent  fleurir  sur  ce  sol  corrompu.  Entre 
celles-ci,  la  première  est  la  grandeur.  Il  faut  s'intéresser  aux  pas- 
sions pour  comprendre  toute  leur  étendue,  pour  compter  tous  leurs 
ressorts,  pour  décrire  tout  leur  cours.  Ce  sont  des  maladies.  Si  on  se 
contente  de  les  maudire,  on  ne  les  connaîtra  pas;  si  l'on  n'est  phy- 
siologiste, si  l'on  ne  se  prend  pas  d'amour  pour  elles,  si  on  ne  fait 
pas  d'elles  ses  héros,  si  on  ne  tressaille  pas  de  plaisir  à  la  vue  d'un 
beau  trait  d'avarice  comme  à  la  vue  d'un  symptôme  précieux,  on  ne 
peut  dérouler  leur  vaste  système  et  étaler  leur  fatale  grandeur.  Vous 
n'aurez  point  ce  mérite  immoral;  d'ailleurs  il  ne  convient  point  à 
votre  genre  d'esprit.  Votre  extrême  sensibilité  et  votre  ironie  tou- 
jours prête  ont  besoin  de  s'exercer;  vous  n'avez  pas  assez  de  calme 
pour  pénétrer  jusqu'au  fond  d'un  caractère;  vous  aimez  mieux  vous 
attendrir  sur  lui  ou  le  railler;  vous  le  prenez  à  partie,  vous  vous 
faites  son  adversaire  ou  son  ami,  vous  le  rendez  odieux  ou  touchant; 
vous  ne  le  peignez  pas;  vous  êtes  trop  passionné  et  vous  n'êtes  pas 
assez  curieux.  D'autre  part,  la  ténacité  de  votre  imagination,  la  vio- 
lence et  la  fixité  avec  laquelle  vous  enfoncez  votre  pensée  dans  le  dé-^ 
tail  que  vous  voulez  saisir  limitent  votre  connaissance,  vous  arrêtent 
sur  un  trait  unique,  vous  empêchent  de  visiter  toutes  les  parties  d'une 
âme  et  d'en  sonder  la  profondeur.  Vous  avez  l'imagination  trop  vive, 
et  vous  ne  l'avez  pas  assez  vaste.  Voici  donc  les  caractères  que  vous 
allez  tracer.  Vous  saisirez  un  personnage  dans  une  attitude,  vous  ne 
verrez  de  lui  que  celle-là,  et  vous  la  lui  imposerez  depuis  le  com- 
mencement jusqu'au  bout.  Son  visage  aura  toujours  la  même  expres- 
sion, et  cette  expression  sera  presque  toujours  une  grimace.  Ils 
auront  une  sorte  de  tic  qui  ne  les  quittera  plus.  Miss  Mercy  rira  à 
chaque  parole;  Marc  Tapley  prononcera  à  chaque  scène  son  mot  : 
qaillar dément;  mistress  Gamp  parlera  incessamment  de  M"""  Harris; 
le  docteur  Chillip  ne  fera  pas  une  seule  action  qui  ne  soit  timide; 
M.  Micawber  prononcera  pendant  trois  volumes  le  même  genre  de 
phrases  emphatiques,  et  passera  cinq  ou  six  cents  fois  avec  une 
brusquerie  comique  de  la  joie  à  la  douleur.  Chacun  de  vos  person- 
nages sera  un  vice,  une  vertu,  un  ridicule  incarné,  et  la  passion  que 
vous  lui  prêterez  sera  si  fréquente,  si  invariable,  si  absoibante, 
qu'il  ne  ressemblera  plus  à  uii  homme  vivant,  mais  à  une  abstrac- 
tion habillée  en  homme.  Les  Français  ont  un  Tartufe  comme  votre 
M.  Pecksnilf;  mais  l'hypocrisie  qu'il  affiche  n'a  pas  détruit  le  reste 
de  son  être;  s'il  prête  à  la  comédie  par  son  vice,  il  appartient  à  l'hu- 
manité par  sa  nature.  11  a,  outre  sa  grimace,  un  caractère  et  un 
tempérament;  il  est  gros,  fort,  rouge,  brutal,  sensuel;  la  vigueur  de 


638  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

son  sang  le  rend  audacieux;  son  audace  le  rend  calme;  son  audace, 
son  calme,  sa  promptitude  de  décision,  son  mépris  des  hommes  font 
de  lui  un  grand  politique.  Quand  il  a  occupé  le  public  pendant  cinq 
actes,  il  offre  encore  au  psychologue  et  au  médecin  plus  d'une  chose 
à  étudier.  Votre  Pecksniff  n'offrira  rien  ni  au  médecin  ni  au  psycho- 
logue. Il  ne  servira  qu'à  instruire  et  à  amuser  le  public.  Il  sera  une 
satire  vivante  de  l'hypocrisie,  et  rien  de  plus.  Si  vous  lui  donnez  le 
goût  de  l'eau-de-vie,  ce  sera  gratuitement;  dans  le  tempérament 
que  vous  lui  prêtez,  rien  ne  l'exige;  il  est  si  enfoncé  dans  la  tartu- 
ferie, dans  la  douceur,  dans  le  beau  style,  dans  les  phrases  litté- 
raires, dans  la  moralité  tendre,  que  le  reste  de  sa  nature  a  disparu: 
c'est  un  masque  et  ce  n'est  plus  un  homme;  mais  ce  masque  est  si 
grotesque  et  si  énergique,  qu'il  sera  utile  au  public,  et  diminuera  le 
nombre  des  hypocrites.  C'est  notre  but  et  c'est  le  vôtre,  et  le  recueil 
de  vos  caractères  aura  plutôt  les  effets  d'un  livre  de  satires  que  ceux 
d'une  galerie  de  portraits. 

«  Par  la  même  raison,  ces  satires,  quoique  réunies,  resteront  effec- 
tivement détachées,  et  ne  formeront  point  de  véritable  ensemble. 
Vous  avez  commencé  par  des  essais,  et  vos  grands  romans  ne  sont 
q;ue  des  essais  cousus  les  uns  au  bout  des  autres.  Le  seul  moyen 
de  composer  un  tout  naturel  et  solide,  c'est  de  faire  l'histoire  d'une 
passion  ou  d'un  caractère,  de  les  prendre  à  leur  naissance,  de  les 
voir  grandir,  s'altérer  et  se  détruire,  de  comprendre  la  nécessité 
intérieure  de  leur  développement.  Vous  ne  suivez  pas  ce  développe- 
ment; vous  maintenez  toujours  votre  personnage  dans  la  même  atti- 
tude; il  est  avare  ou  hypocrite,  ou  bon  jusqu'au  bout,  et  toujours  de 
la  même  façon;  il  n'a  donc  pas  d'histoire.  Vous  ne  pouvez  que  clian- 
ger  les  circonstances  où  il  se  trouve;  vous  ne  le  changez  pas  lui- 
même;  il  reste  immobile,  et  à  tous  les  chocs  qui  le  frappent,  il  rend 
le  même  son.  La  divejsité  des  événemens  que  vous  inventez  n'est 
donc  qu'une  fantasmagorie  amusante;  ils  n'ont  pas  de  lien,  ils  ne 
forment  pas  un  système,  ils  ne  sont  qu'un  monceau.  Vous  n'écrivez 
que  des  vies,  des  aventures,  des  mémoires,  des  esquisses,  des  col- 
lections de  scènes,  et  vous  ne  saurez  pas  composer  une  action.  — 
Mais  si  le  goût  littéraire  de  votre  nation,  joint  à  la  direction  natu- 
relle de  votre  génie,  vous  impose  des  intentions  morales,  vous  inter- 
dit la  grande  peinture  des  caiactères,  vous  défend  la  composition 
des  ensembles,  il  offre  à  votre  observation,  à  votre  sensibilité  et  à 
votre  satire  une  suite  de  figures  originales  qui  n'appartiennent  qu'à 
l'Angleterre,  qui,  dessinées  par  votre  main,  formeront  une  gloire 
unique,  et  qui,  avec  l'image  de  votre  génie,  offriront  celle  de  votre 
pays  et  de  votre  temps.  » 


CHARLES    DICKENS    ET    SES   OEUVRES.  639 


III.    —  LES    PERSONNAGES. 

Otez  les  personnages  grotesques  qui  ne  sont  là  que  pour  occuper 
de  la  place  et  pour  faire  rire,  vous  trouverez  que  tous  les  caractères 
de  Dickens  sont  compris  dans  deux  classes  :  les  êtres  sensibles  et  les 
êtres  qui  ne  le  sont  pas.  Il  oppose  les  âmes  que  forme  la  nature  aux 
âmes  que  déforme  la  société.  Son  dernier  roman,  Hard  Times,  est 
un  résumé  de  tous  les  autres.  Il  y  préfère  l'instinct  au  raisonne- 
ment, l'intuition  du  cœur  à  la  science  positive;  il  attaque  l'éduca- 
tion fondée  sur  la  statistique,  sur  les  chiffres  et  sur  les  faits;  il 
comble  de  malheurs  et  de  ridicules  l'esprit  positif  et  mercantile;  il 
combat  l'orgueil,  la  dureté,  l'égoïsme  du  négociant  et  du  noble;  il 
maudit  les  villes  de  manufactures,  de  fumée  et  de  boue  qui  empri- 
sonnent le  corps  dans  une  atmosphère  artificielle  et  l'esprit  dans 
une  vie  factice.  Il  va  chercher  de  pauvres  ouvriers,  des  bateleurs, 
un  enfant  trouvé,  et  accable  sous  leur  bon  sens,  sous  leur  généro- 
sité, sous  leur  délicatesse,  sous  leur  courage  et  sous  leur  douceur,  la 
fausse  science,  le  faux  bonheur  et  la  fausse  vertu  des  riches  et  des 
puissans  qui  les  méprisent.  Il  fait  des  satires  contre  la  société 
oppressive,  il  fait  des  élégies  sur  la  nature  opprimée,  et  son  génie 
élégiaque,  comme  son  génie  satirique,  trouve  dans  le  monde  qu'il 
doit  peindre  la  carrière  dont  il  a  besoin  pour  se  déployer. 

Le  premier  fruit  de  la  société  anglaise  est  l'hypocrisie.  Il  y  mûrit 
au  double  souffle  de  la  religion  et  de  la  morale.  On  sait  quelle  est 
leur  popularité  et  leur  empire  au-delà  du  détroit.  Dans  un  pays  où  il 
est  scandaleux  de  rire  le  dimanche,  où  le  triste  puritanisme  a  gardé 
quelque  chose  de  son  ancienne  animosité  contre  le  bonheur,  où  les 
critiques  qui  étudient  l'histoire  ancienne  insèrent  des  dissertations 
sur  le  degré  de  vertu  de  Nabuchodonosor,  il  est  naturel  que  l'appa- 
rence de  la  moralité  soit  utile.  C'est  une  monnaie  qu'il  faut  avoir; 
ceux  qui  n'ont  pas  la  bonne  en  fabriquent  de  la  fausse,  et  plus  l'opi- 
nion publique  la  déclare  précieuse,  plus  on  la  contrefait.  Aussi  ce 
vice  est-il  anglais.  M.  Pecksniff  ne  peut  pas  se  rencontrer  en  France. 
Ses  phrases  nous  dégoûteraient.  S'il  y  a  chez  nous  une  affectation, 
ce  n'est  pas  celle  de  vertu,  c'est  celle  de  vice.  Pour  réussir,  on  aurait 
tort  d'y  parler  de  ses  principes.  On  aime  mieux  confesser  ses  fai- 
bles, et  s'il  y  a  des  charlatans,  ce  sont  les  fanfarons  d'immoralité. 
Nous  avons  eu  jadis  nos  hypocrites,  mais  c'est  lorsque  la  religion 
était  populaire.  Depuis  Voltaire,  Tartufe  est  impossible.  On  n'essaie 
plus  d'affecter  une  piété  qui  ne  trompe  personne  et  qui  ne  mène  à 
rien.  L'hypocrisie  vient,  s'en  va  et  varie  selon  l'état  des  mœurs,  de 
la  religion  et  des  esprits.  Aussi  voyez  comme  l'hypocrisie  de  Pecks- 


6^0  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

niiT  est  conforme  aux  dispositions  de  son  pays!  La  religion  anglaise 
est  peu  dogmatique  et  toute  morale.  PecksniiT  ne  lâche  pas  comme 
Tartufe  des  phrases  de  théologie;  il  s'épanche  tout  entier  en  tirades 
de  philanthropie.  Il  a  marché  avec  le  siècle.  Il  est  devenu  philo- 
sophe humanitaire.  11  a  donné  à  ses  filles  les  noms  de  Mercy  (com- 
passion) et  de  Charité.  Il  est  tendre,  il  est  bon,  il  s'abandonne  aux 
effusions  de  famille.  Il  offre  innocemment  en  spectacle,  lorsqu'on 
vient  le  voir,  de  charmantes  scènes  d'intérieur;  il  étale  le  cœur  d'un 
père,  les  sentimens  d'un  époux,  la  bienveillance  d'un  bon  maître. 
Les  vertus  de  famille  sont  en  honneur  aujourd'hui;  il  faut  s'en  affu- 
bler. Jadis  Orgon  disait,  instruit  par  Tartufe  : 

Et  je  verrais  péiir  parens,  enfans  et  femme. 
Que  je  m'en  soucierais  autant  que  de  cela. 

La  vertu  moderne  et  la  piété  anglaise  pensent  autrement;  il  ne  faut 
pas  mépriser  ce  monde  en  vue  de  l'autre;  il  faut  l'améliorer  en  vue  de 
l'autre.  Tartufe  parlera  de  sa  haire  et  de  sa  discipline;  Pecksniff,  de 
son  comfortable  petit  parloir,  du  charme  de  l'intimité,  de  la  beauté 
de  la  nature.  Il  essaiera  de  mettre  la  concorde  entre  les  hommes.  Il 
aura  l'air  d'un  membre  de  la  société  de  la  paix.  Il  développera  les 
considérations  les  plus  touchantes  sur  les  bienfaits  et  sur  les  beau- 
tés de  l'harmonie.  11  sera  impossible  de  l'écouter  sans  avoir  le  cœur  at- 
tendri. Les  hommes  sont  raffmés  aujourd'hui,  ils  ont  lu  beaucoup  de 
poésies  élégiaques;  leur  sensibilité  est  plus  vive;  on  ne  peut  plus  les 
tromper  avec  la  grossière  impudence  de  Tartufe.  C'est  pourquoi 
M.  Pecksniff  aura  des  gestes  de  longanimité  sublime,  des  sourires 
de  compassion  ineffable,  des  élans,  des  mouvemens  d'abandon,  des 
grâces,  des  tendresses  qui  séduiront  les  plus  difficiles  et  charmeront 
les  plus  délicats.  Les  Anglais,  dans  leurs  pailemens,  dans  leurs  mee- 
tings, dans  leurs  associations  et  dans  leurs  cérémonies  publiques, 
ont  appris  la  phrase  oratoire,  les  termes  abstraits,  le  style  de  l'éco- 
nomie politique,  du  journalisme  et  du  prospectus.  M.  Pecksniff  par- 
lera comme  un  prospectus.  11  en  aura  l'obscurité,  le  galimatias  et 
l'emphase.  Il  semblera  planer  au-dessus  du  monde,  dans  la  région  des 
idées  pures,  au  sein  de  la  vérité.  Il  aura  l'air  d'un  apôtre  élevé  dans  les 
bureaux  du  Times.  Il  débitera  des  idées  générales  à  propos  de  tout.  Il 
trouvera  une  leçon  de  morale  dans  le  beefsleak  qu'il  vient  d'avaler.  Ce 
beefsteak  a  passé,  le  monde  passera  aussi.  Souvenons-nous  de  notre 
fragilité  et  du  compte  qu'un  jour  nous  aurons  à  rendre.  En  pliant 
sa  serviette,  il  s'élèvera  à  des  contemplations  grandioses  :  a  L'éco- 
nomie de  la  digestion,  dira-t-il,  à  ce  que  m'ont  appris  certains  ana- 
tomistes  de  mes  amis,  est  un  des  plus  merveilleux  ouvrages  de  la  na- 


CHARLES   DICKENS    ET    SES    OEUVRES.  641 

ture.  Je  ne  sais  pas  ce  qu'éprouvent  les  autres,  mais  c'est  une  grande 
satisfaction  pour  moi  de  penser,  quand  je  jouis  de  mon  humble  dî- 
ner, que  je  mets  en  mouvement  la  plus  belle  machine  dont  nous 
ayons  connaissance.  11  me  semble  véritablement  en  de  tels  instans 
que  j'accomplis  une  fonction  publique.  —  Quand  j'ai  remonté  cette 
montre  intérieure,  si  je  puis  employer  une  telle  expression,  dit 
M.  Pecksniff  avec  une  sensibilité  exquise,  et  quand  je  sais  qu'elle 
va,  je  sens  que  la  leçon  offerte  par  elle  aux  hommes  fait  de  moi  un 
des  bienfaiteurs  de  mon  espèce.  »  Vous  reconnaissez  un  nouveau 
genre  d'hypocrisie.  Les  vices  changent  tous  les  siècles  en  même 
temps  que  les  vertus. 

L'esprit  pratique,  comme  l'esprit  moral,  est  anglais.  A  force  de 
commercer,  de  travailler  et  de  se  gouverner,  ce  peuple  a  pris  le 
goût  et  le  talent  des  affaires.  C'est  pourquoi  ils  nous  regardent 
comme  des  enfans  et  des  fous.  L'excès  de  cette  disposition  est  la 
destruction  de  l'imagination  et  de  la  sensibilité.  On  devient  une 
machine  à  spéculation  en  qui  s'alignent  des  chiffres  et  des  faits;  on 
nie  la  vie  de  l'esprit  et  les  joies  du  cœur;  on  ne  voit  plus  dans  le 
monde  que  des  pertes  et  des  bénéfices;  on  devient  dur,  âpre,  avide 
et  avare;  on  traite  les  hommes  en  rouages;  un  jour  on  se  trouve 
tout  entiernégociant,  banquier,  statisticien;  on  a  cessé  d'être  homme. 
Dickens  a  multiplié  les  portraits  de  l'homme  positif.  Ralph  Nickleby, 
Scroogs,  Antony  Ghuzzlevvit,  Jonas,  l'alderman  Cute,  M.  Murdstone 
et  sa  sœur,  Bounderby,  Tom  Gradgrind,  il  y  en  a  dans  tous  ses  ro- 
mans. Les  uns  le  sont  par  éducation,  les  autres  par  nature;  mais  ils 
sont  tous  odieux,  car  ils  prennent  tous  à  tâche  de  railler  et  de  dé- 
truire la  bonté,  la  sympathie,  la  compassion,  les  affections  désinté- 
ressées, les  émotions  religieuses,  l'enthousiasme  de  l'imagination, 
tout  ce  qu'il  y  a  de  beau  dans  l'homme.  Ils  oppriment  des  enfans, 
ils  frappent  des  femmes,  ils  affament  des  pauvres,  ils  insultent  des 
malheureux.  Les  meilleurs  sont  des  automates  de  fer  poli  qui  exécu- 
tent méthodiquement  leurs  devoirs  légaux  et  ne  savent  pas  qu'ils  font 
souffrir  les  autres.  Ces  sortes  de  gens  ne  se  trouvent  pas  dans  notre 
pays.  Leur  rigidité  n'est  point  dans  notre  caractère.  Ils  sont  pro- 
duits en  Angleterre  par  une  école  qui  a  sa  philosophie,  ses  grands 
hommes,  sa  gloire,  et  qui  ne  s'est  jamais  établie  chez  nous.  Plus 
d'une  fois,  il  est  vrai,  nos  écrivains  ont  peint  des  avares,  des  gens 
d'affaires  et  des  boutiquiers.  Balzac  en  est  rempli;  mais  il  les  expli- 
que par  leur  imbécillité,  ou  il  en  fait  des  monstres  curieux  comme 
Grandet  et  Gobseck.  Ceux  de  Dickens  forment  une  classe  réelle  et 
représentent  un  vice  national.  Lisez  ce  passage  de  Ilard  Times,  et 
voyez  si,  corps  et  âme,  M.  Gradgrind  n'est  pas  tout  anglais. 

«  A  présent,  ce  qu'il  me  faut,  ce  sont  des  faits.  N'enseignez  à  ces 

TOMF    I.  41 


642  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

filles  et  à  ces  garçons  que  des  faits;  on  n'a  besoin  que  de  faits  dans 
la  vie.  Ne  plantez  rien  autre  chose  en  eux;  déracinez  en  eux  toute 
autre  chose.  Vous  ne  pouvez  former  l'esprit  d'un  animal  raisonnable 
qu'avec  des  faits,  Aucime  autre  chose  ne  pourra  leur  être  utile.  C'est 
là  le  principe  d'après  lequel  j'élève  mes  propres  enfans,  et  c'est 
là  le  principe  d'après  lequel  je  veux  que  les  enfans  soient  élevés. 
Attachez-vous  aux  faits,  monsieur!  » 

«  La  scène  était  la  voûte  nue,  unie,  monotone  d'une  école,  et  le 
doigt  carré  de  l'orateur  donnait  de  l'autorité  à  ses  observations,  en 
soulignant  chaque  sentence  par  un  trait  sur  la  manche  du  maître 
d'école.  Cette  autorité  était  accrue  par  le  front  de  l'orateur,  sorte  de 
mur  carré,  ayant  les  sourcils  pour  base,  pendant  que  ses  yeux  trou- 
vaient une  cage  commode  dans  deux  caves  noires  qu'ombrageait  le 
mui-.  Cette  autorité  était  accrue  par  la  bouche  de  l'orateur,  qui  était 
grande,  mince  et  dure.  Cette  autorité  était  accrue  par  la  voix  de 
l'orateur,  qui  était  inflexible,  sèche  et  commandante.  Cette  autorité 
était  accrue  par  les  cheveux  de  l'orateur,  qui  se  dressaient  sur  les 
côtés  de  sa  tête  chauve,  sorte  de  plantation  de  pins  ayant  pour  but 
de  protéger  contre  le  vent  sa  surface  luisante,  toute  couverte  de  pro- 
tubérances, ainsi  qu'une  croûte  de  pâté  aux  prunes,  comme  si  la 
tête  eût  été  un  magasin  insuffisant  pour  la  dure  masse  de  faits  accu- 
mulés dans  son  intérieur.  L'attitude  obstinée  de  l'orateur,  son  ha- 
bit carré,  ses  jambes  carrées,  ses  épaules  carrées,  jusqu'à  sa  cra- 
vate, qui  le  prenait  à  la  gorge  de  son  nœud  raide,  comme  un  fait 
entêté  qu'elle  était,  tout  ajoutait  à  cette  autorité. 

«  Dans  cette  vie,  nous  n'avons  besoin  de  rien,  excepté  des  faits, 
monsieur;  de  rien,  excepté  des  faits!  » 

«  L'orateur  et  le  maître  d'école  et  la  troisième  grande  personne 
présente  reculèrent  tous  un  peu  et  parcoururent  des  yeux  le  plan 
incliné  des  petits  vases  qui  étaient  là  rangés  en  ordre  pour  recevoir 
les  grandes  potées  de  faits  qu'on  allait  verser  en  eux,  afm  de  les  rem- 
plir jusqu'au  bord. 

((  —  Thomas  Gradgrind,  monsieur  !  Homme  de  réalités,  homme  de 
faits  et  de  calculs,  homme  qui  part  de  ce  principe  que  deux  et  deux 
font  quatre,  et  non  d'un  autre,  et  qui  sous  aucun  prétexte  et  pour 
aucune  raison  n'accordera  rien  de  plus!  Thomas  Gradgrind,  mon- 
sieur! Thomas  lui-même,  Thomas  Gradgrind  avec  une  règle  et  une 
paire  de  balances,  et  la  table  de  multiplication  toujours  dans  sa 
poche,  monsieur,  prêt  à  peser  et  à  mesurer  n'importe  quel  fragment 
de  la  nature  humaine,  et  à  vous  dire  exactement  ce  qu'on  peut  en 
tirer.  C'est  une  pure  question  de  chiffres,  un  simple  cas  d'arithmé- 
tique. Vous  pourriez  espérer  de  faire  entrer  quelque  autre  croyance 
dans  la  tête  de  George  Gradgrind,  ou  d'Auguste  Gradgrind,  ou  de 


CHARLES    DICKENS   ET    SES    OEUVRES.  6/13 

John  Gradgrind,  ou  de  Joseph  Gradgrind  (toutes  personnes  fictives, 
non  existantes),  mais  dans  la  tête  de  Thomas  Gradgrind,  —  non, 
monsieur  ! 

«  C'est  dans  ces  termes  que  M.  Gradgrind  se  présentait  toujours 
lui-même  mentalement,  soit  au  cercle  de  ses  relations  particulières, 
soit  au  public  en  général.  C'est  dans  ces  termes  évidemment,  en  sub- 
stituant le  mot  «  jeunes  élèves»  au  mot  «monsieur,  »  que  Thomas 
Gradgrind  présentait  en  ce  moment  Thomas  Gradgrind  aux  petits 
vases  rangés  devant  lui,  lesquels  devaient  être  si  fort  remplis  de 
faits.  » 

Un  autre  défaut  que  donne  l'habitude  de  commander  et  de  lutter 
est  l'orgueil.  Il  abonde  dans  un  pays  d'aristocratie,  et  personne 
n'a  raillé  plus  durement  une  aristocratie  que  Dickens;  tous  ses  por- 
traits sont  des  sarcasmes  :  c'est  celui  de  James  Harthouse,  dandy 
dégoûté  de  tout,  principalement  de  lui-même,  et  ayant  parfaitement 
raison;  c'est  celui  de  sir  Frederick,  pauvre  sot  dupé,  abruti  par  le 
vin,  dont  l'esprit  consiste  à  regarder  fixement  les  gens  en  mangeant 
le  bout  de  sa  canne;  c'est  celui  de  lord  Feenix,  sorte  de  mécanique 
à  phrases  parlementaires,  détraquée,  et  à  peine  capable  d'achever 
les  périodes  ridicules  où  il  a  soin  de  toujours  tomber;  c'est  celui  de 
mistress  Shewton,  hideuse  vieille  ruinée,  coquette  jusqu'à  la  mort, 
demandant  pour  son  lit  d'agonie  des  rideaux  roses,  et  promenant  sa 
fille  dans  tous  les  salons  de  l'Angleterre  pour  la  vendre  à  quelque 
mari  vaniteux;  c'est  celui  de  sir  John  Chester,  scélérat  de  bonne  com- 
pagnie, qui  de  peur  de  se  compromettre  refuse  de  sauver  son  fils  na- 
turel et  refuse  avec  toutes  sortes  de  grâces  en  achevant  de  manger 
son  chocolat.  Mais  la  peinture  la  plus  complète  et  la  plus  anglaise 
de  l'esprit  aristocratique  est  le  portrait  d'un  négociant  de  Londres, 
M.  Dombey. 

Ce  n'est  pas  là  qu'en  France  nous  irions  chercher  nos  types;  c'est 
là  qu'on  les  trouve  en  Angleterre,  aussi  énergiques  que  dans  les  plus 
orgueilleux  châteaux.  M.  Dombey,  comme  un  noble,  aime  sa  mai- 
son autant  que  lui-même.  S'il  dédaigne  sa  fille  et  s'il  souhaite  un 
fils,  c'est  pour  perpétuer  l'ancien  nom  de  sa  banque.  Il  a  ses  an- 
cêtres en  commerce,  il  veut  avoir  ses  descendans.  Ce  sont  des  tra- 
ditions qu'il  soutient,  et  c'est  une  puissance  qu'il  continue.  A  cette 
hauteur  d'opulence  et  avec  cette  étendue  d'action,  c'est  un  prince, 
et,  comme  il  a  la  situation  d'un  prince,  il  en  a  les  sentimens.  Vous 
voyez  là  un  caractère  qui  ne  pouvait  se  produire  que  dans  un  pays 
dont  le  commerce  embrasse  le  monde,  où  les  négocians  sont  des  po- 
tentats, où  une  compagnie  de  marchands  a  exploité  des  continens, 
soutenu  des  guerres,  défait  des  royaumes,  et  fondé  un  empire  de 
cent  minions  d'hommes.  L'orgueil  d'un  tel  homme  n'est  pas  petit, 


Ghh  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

il  est  terrible;  il  est  si  tranquille  et  si  haut,  que,  pour  en  trouver  un 
semblable,  il  faudrait  relire  les  Mémoires  de  Saint-Simon.  M.  Dom- 
bey  a  toujours  commandé,  et  il  n'entre  pas  dans  sa  pensée  qu'il 
puisse  céder  cà  quelqu'un  ou  à  quelque  chose.  Il  reçoit  la  flatterie 
comme  un  tribut  auquel  il  a  droit,  et  aperçoit  au-dessous  de  lui,  à 
une  distance  immense,  les  hommes  comme  des  êtres  faits  pour  l'im- 
plorer et  lui  obéir.  Sa  seconde  femme,  la  fière  Edith  Shewton,  lui 
résiste  et  le  méprise;  l'orgueil  du  négociant  se  heurte  contre  l'or- 
gueil de  la  fille  du  noble,  et  les  éclats  contenus  de  cette  inimitié 
croissante  révèlent  une  intensité  de  passion  que  des  âmes  ainsi  nées 
et  ainsi  nourries  pouvaient  seules  contenir.  Edith,  pour  se  venger, 
s'enfuit  le  jour  anniversaire  de  son  mariage,  et  se  donjie  les  appa- 
rences de  l'adultère.  C'est  alors  que  l'inflexible  orgueil  se  dresse 
dans  toute  sa  raideur.  Il  a  chassé  sa  fille,  qu'il  croit  complice  de  sa 
femme;  il  défend  qu'on  s'occupe  de  l'une  ni  de  l'autre; 'il  impose 
silence  à  sa  sœur  et  à  ses  amis;  il  reçoit  ses  hôtes  du  même  ton  et 
avec  la  même  froideur.  Désespéré  dans  le  cœur,  dévoré  par  l'in- 
sulte, par  la  conscience  de  sa  défaite,  par  l'idée  de  la  risée  publique, 
il  reste  aussi  ferme,  aussi  hautain,  aussi  calme  qu'il  fut  jamais.  Il 
pousse  plus  audacieusement  ses  affaires  et  se  ruine;  il  va  se  tuer. 
Jusqu'ici  tout  était  bien  :  la  colonne  de  bronze  était  restée  entière 
et  invaincue;  mais  les  exigences  de  la  morale  publique  pervertissent 
l'idée  du  livre.  Sa  fille  arrive  juste  à  point.  Elle  le  supplie;  il  s'at- 
tendrit. Elle  l'emmène;  il  devient  le  meilleur  des  pères,  et  gâte  un 
beau  roman. 

Retournons  la  liste  :  par  opposition  à  ces  caractères  factices  et 
mauvais  que  produisent  les  institutions  nationales,  vous  trouvez 
des  êtres  bons  tels  que  les  fait  la  nature,  et  au  premier  rang  les 
en  fans. 

Nous  n'en  avons  point  dans  notre  littérature.  Le  petit  Joas  de  Ra- 
cine n'a  pu  naître  que  dans  une  pièce  composée  pour  Saint-Cyr;  en- 
core le  pauvre  enfant  parle-t-il  en  fils  de  prince,  avec  des  phrases 
nobles  et  apprises,  comme  s'il  récitait  son  catéchisme.  Aujourd'hui 
on  ne  voit  chez  nous  de  ces  portraits  que  dans  les  livres  d'étrennes, 
lesquels  sont  écrits  pour  offrir  des  modèles  aux  enfans  sages.  Dic- 
kens a  peint  les  siens  avec  une  complaisance  particulière;  il  n'a  point 
songé  à  édifier  le  public,  et  il  l'a  charmé.  Tous  les  siens  ont  une  sen- 
sibilité extrême;  ils  aiment  beaucoup  et  ils  ont  besoin  d'être  aimés. 
11  faut,  pour  comprendre  cette  complaisance  du  peintre  et  ce  choix 
de  caractères,  songer  à  leur  type  physique.  Ils  ont  une  carnation 
si  fraîche,  un  teint  si  délicat,  une  chair  si  transparente  et  des  yeux 
bleus  si  purs,  qu'ils  ressemblent  à  de  belles  fleurs.  Rien  d'étonnant 
si  un  romancier  les  aime,  s'il  prête  à  leur  âme  la  sensibilité  et  l'in- 


CHARLES    DICKENS    ET    SES    ŒUVRES.  6/i5 

nocence  qui  reluisent  dans  leurs  regards,  s'il  juge  que  ces  frêles  et 
charmantes  roses  doivent  se  briser  sous  les  mains  grossières  qui  ten- 
teront de  les  assouplir.  Il  faut  encore  songer  aux  intérieurs  où  ils 
croissent.  Lorsqu'à  cinq  heures  le  négociant  et  l'employé  quittent 
leur  bureau  et  leurs  affaires,  ils  retournent  au  plus  vite  dans  le  joli 
cottage  où  toute  la  journée  leurs  enfans  ont  joué  sur  la  pelouse.  Ce 
coin  du  feu  où  ils  vont  passer  la  soirée  est  un  sanctuaire,  et  les  ten- 
dresses de  famille  sont  la  seule  poésie  dont  ils  aient  besoin.  Un  en- 
fant privé  de  ces  affections  et  de  ce  bien-être  semblera  privé  de  l'air 
qu'on  respire,  et  le  romancier  n'aura  pas  trop  d'un  volume  pour 
expliquer  son  malheur.  Dickens  l'a  raconté  en  dix  volumes,  et  il  a 
fini  par  écrire  l'histoire  de  David  Copperfield.  David  est  aimé  par  sa 
mère  et  par  une  brave  servante,  Peggotty;  il  joue  avec  elle  dans  le 
jardin;  il  la  regarde  coudre,  il  lui  lit  l'histoire  naturelle  des  croco- 
diles; il  a  peur  des  poules  et  des  oies  qui  se  promènent  dans  la  cour 
d'un  air  formidable  :  il  est  parfaitement  heureux.  Sa  mère  se  remarie, 
et  tout  change.  Le  beau-père,  M.  Murdstone,  et  sa  sœur  Jeanne  sont 
des  êtres  durs,  méthodiques  et  glacés.  Le  pauvre  petit  David  est  à 
chaque  moment  blessé  par  des  paroles  dures.  Il  n'ose  parler  ni  re- 
muer; il  a  peur  d'embrasser  sa  mère;  il  sent  peser  sur  lui,  comme 
un  manteau  de  plomb,  le  regard  froid  des  deux  nouveaux  hôtes.  Il 
se  replie  sur  lui-même,  étudie  en  machine  les  leçons  qu'on  lui  im- 
pose: il  ne  peut  les  apprendre,  tant  il  a  craint  de  ne  pas  les  savoir. 
Il  est  fouetté,  enfermé  au  pain  et  à  l'eau  dans  une  chambre  écartée. 
Il  s'effraie  la  nuit,  il  a  peur  de  lui-même.  Il  se  demande  si  en  effet 
il  n'est  pas  mauvais  et  méchant,  et  il  pleure.  Cette  terreur  incessante, 
sans  espoir  et  sans  issue,  le  spectacle  de  cette  sensibilité  qu'on  froisse 
et  de  cette  inteUigence  qu'on  abrutit,  les  longues  anxiétés,  les  veilles, 
la  solitude  du  pauvre  enfant  emprisonné,  son  désir  passionné  d'em- 
brasser sa  mère  ou  de  pleurer  sur  le  cœur  de  sa  bonne,  tout  cela 
fait  mal  à  voir.  Ces  douleurs  enfantines  sont  aussi  profondes  que  des 
chagrins  d'homme.  C'est  l'histoire  d'une  plante  fragile  qui  fleurissait 
dans  un  air  chaud,  sous  un  doux  soleil,  et  qui  tout  d'un  coup,  trans- 
portée dans  la  neige,  laisse  tomber  ses  feuilles  et  se  flétrit. 

Les  gens  du  peuple  sont  comme  les  enfans,  dépendans,  peu  cul- 
tivés, voisins  de  la  nature  et  sujets  à  l'oppression.  C'est  dire  que 
Dickens  les  relève.  Cela  n'est  point  nouveau  en  France  :  les  romans 
de  M.  Eugène  Sue  nous  en  ont  donné  plus  d'un  exemple,  et  cette 
thèse  remonte  à  Rousseau;  mais  entre  les  mains  de  l'écrivain  an- 
glais, elle  a  pris  une  force  singulière.  Ses  héros  ont  des  délicatesses 
et  des  dévouemens  admirables.  Ils  n'ont  de  populaire  que  leur  pro- 
nonciation; le  reste  en  eux  n'est  que  noblesse  et  générosité.  Vous 
voyez  un  bateleur  abandonner  sa  fille,  son  unique  joie,  de  peur  de 


6/i6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gêner  son  avenir.  Une  jeune  femme  se  dévoue  pour  sauver  la  femme 
indigne  de  l'homme  qui  l'aime  et  qu'elle  aime;  cet  homme  meurt, 
elle  continue  à  soigner  la  créature  dégradée  par  pure  abnégation. 
Un  pauvre  charretier  qui  a  cru  sa  femme  inlidèle  la  déclare  tout 
haut  innocente,  et  pour  toute  vengeance  ne  songe  qu'à  la  combler 
de  tendresses  et  de  bontés.  Personne,  selon  Dickens,  ne  sent  aussi 
vivement  qu'eux  le  bonheur  d'aimer,  d'être  aimé,  les  joies  pures  de  la 
vie  de  famille.  Personne  n'a  autant  de  compassion  pour  ces  pauvres 
êtres  déformés  et  infirmes  qu'ils  mettent  si  souvent  au  monde,  et  qui  • 
ne  semblent  naître  que  pour  mourir.  Personne  n'a  un  sens  moral 
plus  droit  et  plus  inflexible.  Nous  avouons  même  que  les  héros  de 
Dickens  ont  le  malheur  de  ressembler  aux  pères  indignés  de  nos 
mélodrames.  Lorsque  le  vieux  Peggotty  apprend  que  sa  nièce  est 
séduite,  il  se  met  en  route,  un  bâton  à  la  main,  et  parcourt  la 
France,  l'Allemagne  et  l'Italie  pour  la  retrouver  et  la  ramener  à  son 
devoir.  Mais  par-dessus  tout  ils  ont  un  sentiment  anglais  et  qui 
nous  manque  :  ils  sont  chrétiens.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
femmes  qui,  comme  chez  nous,  se  réfugient  dans  l'idée  d'un  autre 
monde;  les  hommes  y  pensent.  Dans  ce  pays  oîi  il  y  a  tant  de  sectes 
et  où  tout  .le  monde  choisit  la  sienne,  chacun  croit  à  la  religion  qu'il 
s'est  faite,  et  ce  sentiment  si  noble  élève  encore  le  trône  où  la  droi- 
ture de  leur  volonté  et  la  délicatesse  de  leur  cœur  les  ont  portés. 

Au  fond,  les  romans  de  Dickens  se  réduisent  tous  à  une  phrase, 
et  la  voici  :  — soyez  bons  et  aimez;  il  n'y  a  de  vraie  joie  que  dans  les 
émotions  du  cœur;  la  sensibilité  est  le  tout  de  l'homme.  Laissez  aux 
savans  la  science,  l'orgueil  aux  nobles,  le  luxe  aux  riches;  ayez 
compassion  des  humbles  misères;  l'être  le  plus  petit  et  le  plus  mé- 
prisé peut  valoir  seul  autant  que  des  milliers  d'êtres  puissans  et 
superbes.  Prenez  garde  de  froisser  les  âmes  délicates  qui  fleurissent 
dans  toutes  les  conditions,  sous  tous  les  habits,  à  tous  les  âges. 
Croyez  que  l'humanité,  la  pitié,  le  pardon,  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus 
beau  dans  l'homme;  croyez  que  l'intimité,  les  épanchemens,  la  ten- 
dresse, les  larmes,  sont  ce  qu'il  y  a  de  plus  doux  dans  le  monde. 
Ce  n'est  rien  que  de  vivre;  c'est  peu  que  d'être  puissant,  savant, 
illustre;  ce  n'est  pas  assez  d'être  utile.  Celui-là  seul  a  vécu  et  est 
un  homme,  qui  a  pleuré  en  souvenir  d'un  bienfait  qu'il  a  rendu  ou 
qu'il  a  reçu. 

Nous  ne  pensons  pas  que  ce  contraste  entre  les  faibles  et  les  forts, 
ni  que  cette  réclamation  contre  la  société  en  faveur  de  la  nature 
soient  le  caprice  d'un  artiste  ou  le  hasard  d'un  moment.  Lorsqu'on 
remonte  loin  dans  l'histoire  du  génie  anglais,  on  trouve  que  son 
fond  primitif  était  la  sensibilité  passionnée,  et  que  son  expression 
naturelle  fut  l'exaltation  lyrique.  L'une  et  l'autre  furent  apportées 


CHARLES   DICKENS    ET   SES   ŒUVRES.  Qh7 

de  Germanie  et  composent  la  littérature  qui  vécut  avant  la  conquête. 
Après  un  intervalle,  vous  les  retrouvez  au  xvr  siècle,  quand  eut 
passé  la  littérature  française  importée  de  Normandie.  Elles  sont 
l'âme  même  de  la  nation;  mais  l'éducation  de  cette  âme  fut  contraire 
à  son  génie.  Son  histoire  a  contredit  sa  nature,  et  son  inclination 
primitive  s'est  heurtée  contre  tous  les  grands  événemens  qu'elle  a 
faits  ou  qu'elle  a  subis.  Le  hasard  d'une  invasion  victorieuse  et  d'une 
aristocratie  imposée,  en  fondant  l'exercice  de  la  liberté  politique,  a 
imprimé  dans  le  caractère  des  habitudes  de  lutte  et  d'orgueil.  Le 
hasard  d'une  position  insulaire,  la  nécessité  du  commerce,  la  pos- 
session abondante  des  matériaux  premiers  de  l'industrie  ont  déve- 
loppé les  facultés  pratiques  et  l'esprit  positif.  Le  hasard  d'une  an- 
cienne hostilité  contre  Rome  et  de  ressentimens  anciens  contre  une 
église  oppressive  a  fait  naître  une  religion  orgueilleuse  et  raison- 
neuse qui  remplace  la  soumission  par  l'indépendance,  la  théologie 
poétique  par  la  morale  pratique,  et  la  foi  par  la  discussion.  La  poli- 
tique, les  affaires  et  la  religion,  comme  trois  puissantes  machines, 
ont  formé,  par-dessus  l'homme  ancien,  un  homme  nouveau.  La  di- 
gnité raide,  l'empire  sur  soi,  le  besoin  de  commander,  la  dureté 
dans  le  commandement,  la  morale  stricte  sans  ménagemens  ni  pitié, 
le  goût  des  chiffres  et  du  raisonnement  sec,  l'aversion  pour  les  faits 
qui  ne  sont  pas  palpables  et  pour  les  idées  qui  ne  sont  pas  utiles, 
l'ignorance  du  monde  invisible,  le  mépris  des  faiblesses  et  des  ten- 
dresses du  cœur,  telles  sont  les  dispositions  que  le  courant  des  faits 
et  l'ascendant  des  institutions  tendent  à  établir  dans  les  âmes;  mais 
la  poésie  et  la  vie  de  famille  anglaise  prouvent  qu'ils  n'y  réussissent 
qu'à  demi.  L'antique  sensibilité,  opprimée  et  pervertie,  vit  et  s'agite 
encore.  Le  poète  subsiste  sous  le  puritain,  sous  le  commerçant,  sous 
l'homme  d'état.  L'homme  social  n'a  pas  détruit  l'homme  naturel. 
Cette  enveloppe  glacée,  cette  morgue  insociable,  cette  attitude  ri- 
gide, couvrent  ordinairement  un  être  bon  et  tendre.  C'est  le  masque 
anglais  d'une  tête  allemande,  et  lorsqu'un  écrivain  de  talent,  qui  est 
souvent  un  écrivain  de  génie,  vient  toucher  la  sensibilité  froissée  ou 
ensevelie  sous  l'éducation  et  sous  les  institutions  nationales,  ilrem.ue 
l'homme  dans  son  fond  le  plus  intime,  et  devient  le  maître  de  tous 
les  cœurs. 

H.  Taine. 


LES 


CHRÉTIENS  D'ORIENT 


La  paix  heureusement  imminente  impose  aux  grandes  nations  de 
l'Europe  le  soin  de  fixer  et  de  protéger  l'existence  civile  des  popu- 
lations chrétiennes  de  l'empire  turc.  A  nos  yeux,  les  questions  de 
justice  sociale  et  d'humanité  ne  sont  jamais  des  lieux  communs; 
mais  de  plus,  grâce  aux  succès  militaires  de  l'Occident  et  à  la  sa- 
gesse de  toutes  les  cours,  ce  sont  aujourd'hui  des  alïaires  à  régler 
par  stipulations  précises  et  des  droits  à  garantir  longuement  par 
une  tutelle  éclairée.  Les  immunités  promises  aux  rayas  de  la  Porte 
ne  sont  pas  moins  importantes  que  la  libre  navigation  du  Danube 
pour  la  durée  de  la  paix  et  le  repos  ultérieur  de  l'empire  ottoman. 
Il  y  a  là  d'ailleurs  l'épreuve  à  faire  des  forces  de  la  civilisation,  pour 
contrepeser  les  préjugés  de  race  et  de  culte,  et  rapprocher  la  Tur- 
quie du  droit  public  européen.  Sous  ce  rapport,  la  philanthropie 
chrétienne  sera  de  la  politique. 

Le  nom  de  la  Grèce,  si  populaire  durant  les  deux  monarchies  con- 
stitutionnelles de  la  France,  a  paru  naguère  presque  défavorable  et 
suspect.  Cette  renaissance  morale  et  guerrière  d'un  peuple,  cette 
leçon  d'héroïsme  qui,  de  1824  à  1830,  fit  battre  tant  de  cœurs,  pro- 
voqua tant  de  dons  pubhcs,  d' œuvres  charitables,  de  nobles  sacri- 
fices, semblait  désonnais  rangée  parmi  les  vieilleries  du  régime  par- 
lementaire. 


LES    CHRÉTIENS    d'oRIENT.  6/t9 

Qui  se  souvient  aujourd'hui  de  Botzaris,  de  Canaris,  des  matelots 
d'Hydra  et  des  milices  de  la  Morée?  On  a  même  oublié  ces  affreux 
massacres  et  ces  ventes  de  populations  chrétiennes,  qui  soulevaient 
tant  d'indignation  et  de  pitié  dans  l'Europe.  Ces  impressions  si  vraies 
de  nos  pères  ou  de  nous-mêmes  ne  paraissent  plus  à  des  personnes 
graves  que  déclamations  et  fausse  politique.  On  est  revenu  de  tout 
cela,  et,  à  part  même  le  grand  intérêt  d'arrêter  au  loin ,  par  une 
agression  efficacement  préventive,  les  envahissemens  du  Nord,  on 
déclarait  tout  récemment  que  la  sympathie  européenne  pour  les 
Grecs  de  la  Morée  et  des  îles  en  1825  fut  un  préjugé,  l'intervention 
en  leur  faveur  une  faute  diplomatique,  leur  émancipation  une  erreur 
appuyée  par  des  poètes. 

C'est  là,  il  faut  l'avouer,  un  revirement  de  croyance  singulier  en 
lui-même,  et  surtout  dans  un  des  interprètes  qui  le  proclament.  De 
ce  qu'une  nation,  de  ce  qu'une  génération  aurait  changé  de  prin- 
cipe ou  de  langage  sur  ses  propres  affaires  et  sur  ce  qui  lui  convient 
à  soi-même,  s'ensuit-il  que  nécessairement  à  ses  yeux  la  vérité  doive 
changer  même  dans  le  passé,  que  les  faits  ne  soient  plus  pour  elle 
ce  qu'ils  avaient  été,  et  qu'elle  soit  contrainte  désormais  de  blâmer 
ce  qu'elle  ne  sent  plus? 

Un  illustre  écrivain,  dont  les  vers  ne  mourront  pas,  nous  donne  à 
cet  égard  un  exemple  contre  lequel  je  crois  juste  de  protester,  au 
nom  même  de  l'admiration  qui  s'attache  à  son  talent.  «  Il  fut  un 
temps,  nous  dit  dédaigneusement  M.  de  Lamartine  dans  la  préface 
de  son  Histoire  de  Turquie  (1),  où  deux  poètes,  Chateaubriand  en 
France  et  Byron  en  Angleterre,  prêchèrent  contre  les  Ottomans,  au 
nom  des  dieux  de  la  fable,  une  de  ces  croisades  d'opinion  qu'on 
avait  prêchées  autrefois  en  Europe  au  nom  du  Dieu  de  l'Évangile. 
Les  publicistes  créent  les  opinions;  les  poètes  créent  l'enthousiasme. 
L'enthousiasme  poétique  émancipa,  malgré  les  hommes  d'état,  la 
Grèce.  »  Puis  ailleurs  :  u  L'Europe  fit  alors  la  faute  du  démembre- 
ment de  la  Grèce.  » 

Ajoutons  que  l'illustre  écrivain,  en  jetant  cet  anathème  sur  les 
illusions  impolitiques  de  1825,  se  comprend  lui-même,  avec  toute 
humilité,  dans  l'erreur  qu'il  réprimande.  «  Nous-même  (2),  dit-il, 
jeune  alors  et  inexpérimenté  des  choses  orientales,  ne  connaissant 
ni  les  lois  ni  les  hommes,  nous  fûmes  injuste  envers  les  Ottomans 
par  admiration  pour  le  courage  des  Grecs.  Nous  nous  trompâmes 
avec  le  monde.  » 


(1)  Histoire  de  la  Turquie,  par  M.  de  Lamaitinej  t.  I",  p.  4. 

(2)  Ihid.,  p.  C. 


650  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

M.  de  Lamartine  est-il  bien  sûr  aujourd'hui  qu'il  se  trompait 
alors?  et  cette  ancienne  unanimité  qu'il  rappelle  ne  devrait-elle  pas 
au  contraire  lui  donnner  quelque  doute  sur  sa  dissidence  actuelle? 
L'opinion  de  la  jeunesse  n'est  pas  toujours  erronée,  comme  il  semble 
le  croire  :  elle  est  souvent  juste  et  vraie,  précisément  parce  qu'elle 
est  généreuse.  Et  puis  ce  n'étaient  pas  seulement  les  jeunes  gens  et 
deux  poètes,  comme  on  le  dit  aujourd'hui,  qui  prenaient  un  inté- 
rêt sérieux  à  la  cause  des  Grecs;  c'était  la  France  constitutionnelle, 
la  France  libérale  et  éclairée;  c'étaient,  dans  toutes  les  opinions,  des 
hommes  considérables  à  plus  d'un  titre,  et  quelques-uns  même  dis- 
tingués par  une  grande  expérience  des  choses  de  l'Orient  (1). 

Certes,  lorsque  le  général  Sébastiani,  esprit  si  politique  et  oppo- 
sant si  modéré,  l'ambassadeur  de  l'empire  français  à  Constantinople 
en  1807,  acceptait  en  182"2  la  présidence  à  Paris  d'un  comité  phil- 
hellène,  et  recherchait,  accueillait  les  officiers  français  et  étrangers 
qui  s'enrôlaient  pour  la  Grèce,  il  s'agissait  d'autre  chose  à  ses  yeux 
que  d'une  croisade  mythologique.  Lorsque  ailleurs  un  nom  cher  à 
M.  de  Lamartine,  M.  Laine,  prononçait  un  si  noble  discours  de  tri- 
bune contre  le  sanglant  esclavage  et  la  traite  impunie  des  prisonniers 
chrétiens  de  la  Grèce,  il  y  avait  là  mieux  que  des  phrases  poétiques; 
c'était,  dans  une  bouche  autorisée,  la  réclamation  du  droit  public  et 
de  l'humanité.  Lorsque  depuis  M.  Eynard,  le  généreux  citoyen  de 
Genève,  jusqu'à  MM.  Casimir  Périer,  Benjamin  et  François  Deles- 
sert,  et  Ternaux,  des  banquiers  renommés,  de  riches  industriels  se 
mettaient  à  la  tête  des  dons  et  des  avances  pour  contribuer  à  une 
guerre  si  aventureuse,  il  fallait  que  cette  guerre  parût  bien  néces- 
saire ou  bien  juste. 

Les  deux  poètes  désignés  par  M.  de  Lamartine,  et  que  ce  titre 
n'aurait  pas  dû,  ce  semble,  décréditer  à  ses  yeux,  ne  firent  eux-mêmes 
que  s'associer  à  la  voix  publique,  dont  ils  accrurent  le  retentisse- 
ment, mais  qu'ils  ne  créaient  pas.  M.  de  Chateaubriand,  retenu 
d'abord  par  des  réserves  de  conduite  personnelle,  n'entra  lui-même 
qu'assez  tard  dans  ce  mouvement,  qu'il  approuvait.  Quant  à  Byron, 
il  est  vrai,  son  influence  fut  grande  alors;  il  paya  noblement  d'exem- 
ple :  il  fit  plus  que  des  exhortations  et  des  vers  en  faveur  des  Grecs; 
il  jeta  sa  fortune  et  sa  vie  dans  cette  guerre,  et  nous  nous  souvenons 

(1)  Parmi  les  témoignages  du  généreux  mouvement  d'opinion  auquel  il  est  fait  allu- 
sion ici,  on  ne  saurait  oublier  l'ouvrage  même  de  M.  Villemain  auquel  ces  pages  sont 
destinées,  Lascaris  et  l'Essai  sur  l'état,  des  Grecs  depuis  la  conquête  musulmane,  dont 
la  septième  édition  va  paraître.  Les  considérations  présentes  sur  les  chrétiens  d'Orient 
ont  leur  place  marquée  à  côté  de  ces  écrits,  oii  les  mêmes  convictions  s'exprimaient  avec 
la  même  éloquence,  et  que  le  succès  a  depuis  longtemps  consacrés. 


LES    CHRÉTIENS   d' ORIENT.  651 

encore  du  tressaillement  d'admiration  qui,  de  tous  les  points  de  l'Eu- 
rope, suivait  les  vicissitudes  du  siège  de  Missolonghi,  où  s'enseve- 
lit si  jeune  le  grand  poète  anglais. 

Mais  tout  cela  était  beau  et  vivement  ressenti,  parce  que  cela  ré- 
pondait au  cri  de  la  conscience  publique  et  à  la  pitié,  ce  devoir  na- 
turel de  l'homme.  Tout  cela  était  beau,  non  point  parce  que  deux 
poètes  l'avaient  dit  ou  le  lépétaient,  mais  parce  que  les  Turcs  d'alors 
avaient  horriblement  abusé  de  la  conquête  et  de  l'oppression.  M.  de 
Lamartine  oublie-t-il  l'effroyable  massacre  de  Scio  (1),  la  vente  de 
quarante  mille  chrétiens  esclaves,  et  avant  cela  regorgement  du  pa- 
triarche et  d'une  partie  du  clergé  grec?  Jamais  soulèvement  n'avait 
été  plus  juste  dans  le  monde  que  l'insurrection  de  la  Morée.  Jamais 
répression  n'avait  été  plus  atroce  que  celle  qui  fut  exercée  par  les 
Turcs.  Il  n'était  pas  permis  à  l'Europe  de  voir  de  sang-froid  s'ache- 
ver cet  holocauste  humain.  Les  hommes  d'état  furent  aussi  patiens 
et  aussi  lents  qu'on  pouvait  le  souhaiter.  Au  fond,  la  politique  n'in- 
tervint pour  préserver  une  partie  de  la  Grèce  que  lorsqu'il  était  im- 
possible de  faire  autrement.  Un  ministre  anglais  qualifia  même  de 
malencontreux  le  combat  de  Navarin.  Malencontreux  si  vous  voulez; 
mais  malgré  la  jalousie  qu'inspirait  dès-lors  à  quelques  spéculateurs 
de  la  Cité  de  Londres  l'activité  naissante  du  petit  commerce  grec,  il 
avait  bien  fallu  couvrir  contre  une  nouvelle  invasion  de  barbares  la 
Morée  déjà  tant  de  fois  dévastée,  et  la  bataille  de  Navarin  s'en  est 
suivie. 

Que  maintenant  cette  protection  de  l'Europe  ait  sauvé  un  ou  deux 
millions  de  Grecs,  qu'elle  ait  forcé  la  Turquie  elle-même  à  corriger 
un  peu  la  barbarie  de  ses  traditions  de  conquêtes,  à  tenter  quelques 
réformes  utiles,  à  ne  plus  faire  du  massacre  un  moyen  ordinaire  de 
gouvernement,  est-ce  là  une  erreur  fâcheuse?  est-ce  un  motif  de  re- 
procher à  l'Europe,  comme  un  acte  inique  et  fatal,  le  démembrement 
de  la  Grèce?  A  quelque  point  de  vue  que  vous  considériez  aujour- 
d'hui les  choses,  n'est-il  pas  visible  que  l'empire  ottoman  ne  perdit 
alors  que  ce  qu'il  ne  pouvait  garder?  Que  ne  lui  faites-vous  aussi 
amende  honorable  pour  le  démembrement  de  l'Algérie,  de  cette  proie 
qui  lui  fut  arrachée  sous  une  nécessité  bien  moins  pressante,  car  il 
s'agissait  là  non  de  chrétiens  qu'un  joug  usé  ne  retenait  plus  et  qu'il 
aurait  fallu  tuer  tous,  pour  pacifier  le  pays,  au  profit  des  Turcs  :  il 
s'agissait  de  sujets  mahométans  identiques  à  leurs  maîtres.  Toutefois 
le  temps  de  la  rupture  était  venu,  et,  tandis  que  la  France  l'accom- 


(1)  Voir  les  récits  exacts  et  animés  de  Spiridion  Tricoiipi;,  l'envoyé  actuel  du  royaume 
de  Grèce  à  Londres. 


652  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

plissait  hardiment,  l'Europe  politique  dut  la  souffrir,  et  elle  n'en  a 
pas  encore  vu  toutes  les  conséquences. 

Soyons  donc,  au  milieu  de  nos  vicissitudes  sociales,  moins  em- 
pressés à  blâmer,  je  ne  dirai  pas  la  sagesse  de  nos  pères,  mais  les 
premiers  et  parfois  les  bons  mouvemens  de  notre  jeunesse,  ou  même 
de  notre  âge  viril. 

Au  fond,  l'émancipation  de  la  Grèce,  avec  les  souscriptions  et  les 
flottes  de  la  France,  tenait  au  même  mouvement  d'opinion  qui  vou- 
lait pour  nous-mêmes  des  institutions  représentatives,  des  lois  équi- 
tables, et  qui  préparait  de  ses  vœux  l'indépendance  de  la  Belgique 
et  la  liberté  constitutionnelle  du  Piémont.  C'était  le  même  esprit  de 
réforme  et  de  progrès  social.  Il  s'y  joignait  seulement  chez  les  Grecs 
un  élan  désespéré  de  courage,  et  au  dehors  un  zèle  d'humanité  plus 
sincère  qu'on  ne  l'a  pratiqué  dans  d'autres  temps.  Ce  n'était  pas, 
en  effet,  une  simple  amélioration  légale,  une  réforme  politique  qui 
était  en  jeu,  mais  la  vie  de  quelques  centaines  de  milliers  d'êtres 
humains,  sur  lesquels  s'acharnait  une  rage  stupidement  destructive. 
Il  fallait  livrer  à  l'anéantissement  la  race  grecque  d'Europe,  ou  inter- 
venir, comme  on  l'a  fait.  C'est  en  cela  que  le  dévouement  de  Byron 
et  d'autres  courageux  étrangers  fut  une  grande  et  bonne  action;  c'est 
en  cela  que  le  général  Fabvier,  ce  sauveur  de  la  citadelle  d'Athènes, 
donna  le  plus  admirable  exemple  et  mérita  la  reconnaissance  que  la 
nation  grecque  (1)  paie  aujourd'hui  dignement  à  sa  mémoire  et  à 
sa  noble  veuve;  c'est  en  cela  que  l'expédition  conduite  par  le  géné- 
ral Maison  et  la  campagne  maritime  de  l'amiral  de  Rigny  furent 
deux  actes  qui  honoreront  à  jamais  la  France. 

Quand  même  du  contre-coup  de  ces  actes  libérateurs  il  aurait  dû 
sortir,  dans  un  temps  plus  ou  moins  obscur  et  lointain,  quelque 
chance  pour  une  ambition  ennemie  de  l'Orient,  et  avec  raison  sus- 
pecte à  l'Occident,  alors  même  nous  dirions  que  ces  actes  étaient 
bons  et  légitimes,  sauf  à  en  surveiller  les  suites;  mais  l'objection 
même  ne  se  présentait  pas.  Au  point  où  l'irritation  des  deux  races 
était  arrivée,  avec  la  sanguinaire  stupidité  du  gouvernement  turc 
de  1825,  la  Porte  ne  pouvait  plus  posséder  l'Attique  et  la  Morée  : 
elle  pouvait  faire  deux  déserts  de  plus,  dans  un  empire  confus  et 
délabré.  Le  retranchement  de  territoire  qui  lui  fut  infligé,  et  bien- 
tôt après  la  perte  de  l'Algérie,  devinrent  plutôt  un  avertissement 
utile  à  ce  qui  restait  de  force  vitale  à  la  domination  turque.  C'est 
depuis  lors,  en  effet,  que  cet  empire  intrus  dans  l'Europe,  qui  n'en 
avait  pas  pris  les  mœurs,  qui  ne  s'était  assimilé  aucune  portion  de 

(1)  Moniteur  grec  des  4  et  11  décembre  1853. 


LES    CHRÉTIENS    d'oRIENT.  653 

ses  sujets  chrétiens,  qui  ne  s'était  point  accru  par  eux,  et  dont  le 
sang  s'est  ap[)auvri  sur  le  sol  même  de  sa  conquête,  a  cependant 
tenté  quelques  réformes  dans  sa  décadence,  et  tout  à  la  fois  adouci 
sa  cruauté  et  fortifié  son  état  militaire. 

Nous  savons  quel  jugement  des  hommes  habiles  ont  porté  sur  ce 
qu'il  y  a  d'irréformable  dans  l'établissement  turc  en  Europe,  sur  la 
masse  inhérente  de  barbarie  dont  il  avait  besoin,  et  le  danger  ponr 
lui  de  perdre  un  tel  ressort  sans  le  remplacer.  Nous  ne  voulons  toute- 
fois contester  théoriquement  aucune  espérance.  Soit  bienvenu  tout 
effort  de  civilisation  qui  pourra  transformer  l'empire  turc  et  le  faiie 
durer  dans  ses  limites,  encore  si  vastes!  Telle  n'était  pas  l'utopie  de 
M.  de  Lamartine,  il  y  a  quinze  ans,  malgré  la  tentative  déjà  com- 
mencée :  il  n'avait  pas  alors  la  patience  d'attendre  cette  conversion 
sociale,  sans  exemple  dans  l'histoire,  et  d'un  succès  toujours  dou- 
teux; il  regardait  la  race  turque,  jetée  sur  l'Europe  au  xv*  siècle, 
comme  ayant  achevé  son  temps,  et  il  proposait  la  répartition  amiable 
du  territoire  qu'elle  ne  pouvait  plus  régir.  «  Il  n'y  a  plus  de  Tur- 
quie, disait-il  à  la  tribune  delà  chambre  des  députés  (1);  il  n'y  a 
plus  d'empire  ottoman  que  dans  les  fictions  diplomatiques.  » 

Puis,  après  nous  avoir  en  quelque  sorte  rassurés  sur  les  desseins 
attribués  à  la  Russie,  ou  plutôt  sur  le  succès  même  de  ses  desseins 
qu'il  voyait  déjà  réalisés  à  force  d'être  irrésistibles,  il  ajoutait  plein 
de  confiance  et  d'ambition  pour  l'Europe  :  «  Si  la  Russie  opère  avec 
"VOUS  son  débordement  sur  l'Asie,  ce  fait  serait  le  plus  heureux  pour 
l'humanité  et  pour  vous  qui  pût  s'accomplir  dans  le  monde.  L'em- 
pire ottoman  une  fois  disloqué,  les  nombreuses  nationalités  euro- 
péennes et  asiatiques  qu'il  étouffe  sous  son  poids  inerte  repren- 
draient à  l'instant  même  la  vie  et  l'activité.  Vous  auriez  avant  vingt 
ans  des  millions  d'hommes  de  plus  sur  tous  les  rivages  de  la  Médi- 
terranée, et  la  Méditerranée  deviendrait  le  lac  français  et  le  grand 
chemin  des  deux  mondes.  Yoilà  ce  que  la  Providence  met  dans  vos 
mains  si  vous  savez  voir  et  comprendre.  Et  vous  sacrifieriez  tout 
cela  à  la  jalouse  inquiétude  de  l'Angleterre!  »  M.  de  Lamartine,  sa- 
luant alors  cette  ruine  imminente  de  la  Turquie,  sans  s'inquiéter  de 
la  part  que  le  tsar  prendrait  en  Asie,  faisait  entrevoir  de  beaux  hé- 
ritages à  recueillir  immédiatement  pour  les  puissances  de  l'Occident, 
auxquelles  il  proposait  de  faire  entre  elles  ce  que  Napoléon  à  Erfurt 
avait  projeté  pour  lui-même  et  pour  Alexandre. 

En  1808,  on  le  sait,  et  la  Porte  ne  l'ignora  pas  en  1812,  le  tracé 
même  du  partage  à  deux  avait  été  marqué  sur  la  carte.  Le  plan  de 

(1)  Moniteur  du  1"  juillet  1839. 


654  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

M.  de  Lamartine  n'était  pas  géograpliiquement  moins  positif  et 
moins  net;  mais,  indiqué  à  la  tribune  française  en  1839,  il  parut 
sujet  à  de  grandes  difficultés  de  droit  public  et  d'exécution,  et  dans 
les  réponses  qui  furent  opposées  à  l'illustre  orateur,  on  allégua 
même  ce  qu'il  oubliait  alors  et  ce  qu'il  exalte  aujourd'hui,  l'effort 
des  Turcs  pour  durer,  le  succès  commencé  de  leur  réforme  mili- 
taire, leur  opiniâtre  résistance  derrière  les  remparts  de  Varna  et  de 
Schumla,  postes  où  ils  se  maintenaient  plus  fortement  qu'ils  n'ont 
défendu  cette  année  la  ville  de  Kars  et  l'entrée  de  l' Asie-Mineure. 

Tout  a  changé  depuis  lors,  et  M.  de  Lamartine  regarde  aujour- 
d'hui comme  sacré,  comme  tutélaire  dans  la  main  des  Turcs,  pour 
le  salut  de  l'Europe  civilisée,  le  territoire  dont  en  1839  il  faisait 
si  bon  marché.  Il  s'indigne  aujourd'hui  des  pertes  que  ce  territoire 
a  subies  depuis  trente  ans,  c'est-à-dire  des  reprises  qu'a  exercées 
la  civilisation  et  l'humanité,  et,  pour  tout  dire,  des  restitutions  par- 
tielles que,  dans  la  Méditerranée  et  sur  ses  bords,  la  barbarie  vain- 
cue a  faites  à  l'Europe  chrétienne,  depuis  Corfou  et  Zante  jusqu'au 
royaume  de  Grèce  et  à  l'empire  français  d'Afrique. 

Tout  cela,  en  effet,  représente  pour  nous  autant  de  provinces 
démembrées  de  l'empire  ottoman.  Que  maintenant  la  main  qui  a 
coupé  les  branches  conserve  la  tige;  que  le  gouvernement  turc 
d'Europe,  éclairé  de  vos  conseils,  protégé  de  vos  flottes  et  de  vos 
armées,  soit  un  point  d'arrêt  contre  une  autre  puissance  aussi  des- 
potique et  plus  conquérante;  que  vous  n'ayez  pas  permis  de  prendre 
Constantinople ,  cette  incomparable  station  de  commerce  et  de 
guerre,  qu'on  ne  peut  laisser  volontiers  qu'aux  mains  de  ceux  qui 
sont  incapables  de  s'en  servir,  cela  se  conçoit  très  bien  et  doit  avoir 
faveur  à  Londres,  à  Paris,  et,  si  vous  le  voulez,  dans  tout  l'Occi- 
dent. Le  moyen  est  bon  et  le  but  glorieux;  mais  le  moyen  et  le  but 
ne  peuvent  changer,  dans  l'avenir,  une  invincible  réalité.  La  dé- 
fense vivement  prise  de  l'empire  ottoman,  ses  finances  aidées,  ses 
côtes  et  ses  frontières  défendues,  son  plus  dangereux  ennemi 
repoussé,  tout  cela  est  un  énergique  expédient  contre  la  Russie  :  ce 
n'est  pas  le  rétabhssement  définitif  de  l'empire  ottoman  et  le  nou- 
veau bail  de  sa  durée.  Les  causes  de  dissolution  qui  travaillaient 
cet  empire  iront  s'étendant  et  se  diversifiant.  Plus  régulier,  plus 
modéré  au  sommet  et  dans  les  premiers  rangs,  il  n'est  pas  moins 
désordonné  et  caduc  dans  ses  autres  parties. 

Qu'on  suive  les  récits  des  voyageurs  (1) ,  les  notes  des  diplomates 


(1)  Voir  l'ouvrage  de  Hamilton  {Asia  minor,  etc.),  le  discours  de  lord  Redcliffe,  la 
lettre  de  M.  Saunders,  consul  anglais  à  Prevesa. 


LES   CHRÉTIENS   d'ORIENT.  655 

et  ce  qu'il  y  a  de  faits  connus  sur  la  Turquie  d'Europe  et  d'Asie 
depuis  trente  ans  et  jusque  dans  la  crise  présente;  le  délabrement 
de  l'empire,  l'épuisement  de  la  race  conquérante  et  la  difficulté 
pour  elle  de  reprendre  à  une  vie  nouvelle  se  sentent  et  se  montrent 
partout.  Ce  n'est  pas  seulement  la  barbarie  qui  a  cessé,  c'est  la 
force. 

Des  documens  incontestables,  des  lettres,  des  interventions  de 
consuls  européens  dénoncent  et  tâchent  de  réprimer  la  férocité  des 
milices  mahométanes.  Le  sort  de  la  population  chrétienne  est,  dans 
les  provinces  et  dans  l' Asie-Mineure,  aussi  intolérable  que  jamais;  les 
maîtres  sont  plus  odieux  et  plus  faibles,  les  campagnes  plus  appau- 
vries, la  terre  plus  en  friche  et  plus  insalubre. 

Il  ne  suffit  donc  pas  seulement  de  sauver  l'empire  turc  par  le 
dehors;  il  faudrait  le  régénérer  à  l'intérieur.  S'il  est  un  élément 
nécessaire  à  cette  œuvre,  une  force  qui  puisse  étayer  le  colosse 
chancelant,  c'est  la  race  chrétienne,  première  habitante  du  sol, 
qu'elle  couvre  sans  le  posséder,  et  où  elle  s'est  accrue  en  dépit  de 
ses  souffrances.  En  majorité  dans  la  Turquie  d'Europe  et  l' Asie- 
Mineure,  elle  est  aujourd'hui  pour  le  sultan  ce  qu'aux  mêmes  lieux 
les  chrétiens,  à  la  fin  du  m"  siècle,  étaient  pour  les  césars  de  Rome, 
de  Nicomédie  et  bientôt  de  Byzance,  un  secours  indispensable  ou 
un  poison  mortel.  Seulement,  sous  la  conquête  romaine  unissant 
tous  les  peuples,  entre  les  césars  antérieurs  à  Constantin  et  les  chré- 
tiens de  Grèce  et  d'Asie,  il  n'y  avait  que  l'antipathie  du  culte;  mais 
entre  la  domination  turque  et  les  chrétiens  albanais,  arméniens  et 
grecs,  il  y  a  la  double  antipathie  du  culte  et  de  la  race,  demeurée 
d'autant  plus  distincte  qu'elle  était  plus  opprimée.  Dans  l'ancien 
monde,  l'obstacle  disparut  par  la  conversion  des  césars  à  la  foi  reli- 
gieuse du  plus  grand  nombre  de  leurs  sujets.  Dans  le  monde  actuel, 
l'obstacle  pourra-t-il  cesser  par  une  autre  voie,  par  un  simple  pro- 
grès de  civilisation,  qui  rendra  le  mahométisme  inoffensif  et  favo- 
rable pour  ses  sujets  chrétiens,  et  le  christianisme  tolérant  et  docile 
pour  ses  maîtres  mahométans?  Le  problème  est  compliqué  sans 
doute,  mais  il  est  invinciblement  posé  désormais.  Quand  l'Europe 
occidentale  intervient  sur  le  Bosphore  et  prend  à  sa  garde  les  côtes 
et  les  villes  de  Turquie,  quel  que  soit  le  motif  de  ce  protectorat, 
l'émancipation  locale  des  chrétiens  doit  en  être  la  suite. 

Par  là  môme  il  était  naturel  que,  dans  les  conditions  de  paix  pro- 
posées, outre  les  restrictions  maritimes,  les  cessions  territoriales  et 
autres  précautions  prises  contre  l'ambition  de  la  Russie,  on  s'oc- 
cupât d'améliorer,  sous  la  garantie  des  autres  puissances,  l'état  des 
peuples  chrétiens  compris  dans  l'empire  turc.  Immunités,  droits  re- 


056  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ligieux  et  politiques  à  réserver  pour  ces  peuples,  nous  lisons  partout 
ce  dispositif  accepté  maintenant.  C'est  un  point  d'honneur  pour 
l'Occident  :  c'est  l'effet  inévitable  de  la  présence  de  ses  drapeaux  en 
Orient  et  de  la  station  prolongée  de  ses  troupes  dans  les  villes  mu- 
sulmanes. Il  n'importe  pas  de  savoir  précisément  si  le  sultan  pourra 
établir  entre  tous  ses  sujets  l'égalité  des  charges  et  des  droits  sous 
toutes  les  formes,  depuis  l'impôt  jusqu'à  la  milice.  Il  est  sans  doute 
malaisé  de  se  figurer  le  souverain  de  Stamboul  et  des  deux  rives 
du  Bosphore  s'entourant  un  jour  de  troupes  formées  en  majorité  de 
chrétiens  indigènes;  mais  enfin,  sous  la  haute  tutelle  de  l'Europe 
occidentale,  c'est  à  ce  terme  qu'on  doit  aboutir.  Pour  ôter  sans 
retour  à  la  Russie  ces  millions  d'auxiliaires  secrets  qu'on  lui  sup- 
pose dans  les  provinces  de  l'empire  turc,  il  suffit  de  leur  montrer 
clairement  que  ce  n'est  pas  le  schisme  grec,  mais  le  christianisme 
en  général  qui  les  protège  et  leur  est  ami  :  il  suffit  qu'ils  sachent 
que  la  libération  de  leur  culte  ne  leur  viendra  pas  d'un  changement 
d'oppresseurs  et  d'une  nouvelle  conquête  plus  habile  que  celle  qui 
commence  à  s'user  pour  eux,  mais  qu'ils  doivent  attendre  cette  libé- 
ration paisible  et  complète  de  l'action  préservatrice  des  puissances 
mêmes  qui  protègent  la  durée  nominale  de  l'empire  turc. 

Dans  cette  vue,  qu'il  serait  dangereux  de  rendre  illusoire,  loin  de 
blâmer  et  de  rétracter  à  demi,  comme  l'entend  M.  de  Lamartine, 
l'émancipation  déjà  réalisée  d'une  portion  du  peuple  grec,  il  faut, 
sous  une  autre  forme,  étendre  et  consolider  le  même  fait.  Veuillez-le, 
ne  le  veuillez  pas;  au  génie  chrétien,  aux  arts,  à  la  charité,  à  la  foi 
comme  à  la  science  des  communions  chrétiennes  appartient  la  régé- 
nération de  l'Orient  (1) .  Sauvez  les  germes  précieux  qui  la  préparent; 
joignez-y  l'influence  de  vos  bienfaits,  de  vos  exemples;  ne  voyez  pas 
dans  les  chrétiens  de  Grèce  et  d'Asie  des  co-religionnaires  du  tsar, 
mais  des  frères  de  l'Europe  civilisée  que  vous  pouvez  élever  jusqu'à 
vous  en  leur  tendant  la  main.  La  première  condition  pour  cela,  c'est 
de  leur  montrer  estime  et  bon  vouloir  là  où  ils  sont  déjà  constitués 
en  état  faible,  mais  indépendant.  La  France  ne  peut  oublier  finale- 
ment ce  qu'elle  a  fait  pour  le  royaume  de  Grèce.  Et  n'est-il  pas 
d'une  bonne  politique  pour  elle  d'affermir  et  d'achever  son  œuvre 
en  protégeant  et  en  favorisant  les  Grecs  là  où  ils  demeurent  sujets 
d'une  domination  étrangère  longtemps  implacable  pour  eux,  et  qui 
ne  peut  plus  vivre  maintenant  quej:)ar  l'alliance  des  peuples  civi- 
lisés et  la  protection  de  la  croix  qu'elle  insultait  jadis? 

Ce  système  de  justice  et  de  bienveillance,  cette  solidarité  chré- 

(1)  On  a  lu  à  cet  égard  de  remarquables  considérations  de  M.  Saint-Marc  Girardin. 


LES    CHRÉTIENS    d'ORIENT.  057 

tienne,  au  milieu  même  du  secours  militaire  donné  politiquement  à 
la  domination  turque,  pourra  seule,  en  s' appuyant  sur  les  deux 
grands  ressorts  des  choses  humaines,  le  temps  et  l'imprévu,  résou- 
dre le  problème  difficile  de  l'Orient  contigu  à  l'Europe.  Ainsi  nous 
verrons  s'ouvrir  de  nouvelles  sources  d'industrie  et  de  bien-être 
dans  ces  contrées  si  florissantes  il  y  a  dix-huit  siècles,  et  trop  voisines 
des  nations  modernes  pour  rester  plus  longtemps  stériles  et  mal- 
heureuses. Ce  que  la  Grèce  avait  fait  pour  l'Ionie,  ce  que  Rome  con- 
serva dans  la  Grèce  asiatique,  ces  ports  de  commerce  si  fréquentés, 
ces  villes  magnifiques,  ces  cultures  abondantes  et  diverses,  dont  une 
part  affluait  dans  l'Occident,  tout  cela  ne  doit-il  pas  renaître,  si 
quelque  sécurité  était  rendue  à  ces  beaux  climats,  et  si  le  génie  des 
arts  venait  les  raviver? 

Un  nouveau  monde  est  à  nos  portes;  il  n'est  point  à  découvrir;  il 
est  à  féconder  par  la  paix  intérieure  et  le  travaO.  Que  la  volonté  de 
l'Occident  fasse  ce  qu'elle  promet,  qu'U  y  ait  pour  les  populations 
chrétiennes  de  l' Asie-Mineure  sûreté  de  la  propriété  et  de  la  vie, 
une  première  transformation  commencera.  Du  golfe  de  Clazomène 
aux  ruines  antiques  d'Éphèse,  des  ruines  récentes  d'Aïvali  aux  plai- 
nes de  Broussa ,  couronnées  par  le  mont  Olympe ,  quelles  colonies 
indigènes  pourraient  se  rétablir,  quelles  terres  heureuses  se  renou- 
veler sous  la  main  de  l'Europe!  Ce  qui,  par  exception,  s'était  élevé 
sur  le  territoire  d'Aïvali,  et  fut  emporté  par  une  rafale  de  barbarie, 
cette  cité  de  vingt-cinq  mille  âmes,  industrieuse,  lettrée,  européenne 
en  Asie,  cette  Gydonie,  détruite  il  y  a  trente  ans,  pourrait  reparaître 
et  impunément  prospérer  dans  plus  d'un  canton  arménien  ou  grec, 
et  l'Occident  aurait  fait,  non  pas  seulement  une  guerre  politique, 
sanglante  avec  gloire,  mais  une  guerre  d'humanité,  une  conquête 
de  civilisation  et  de  richesse  au  profit  du  monde. 

ViLLEMAIN. 


42 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


31  janvier  1856. 

L'atmosphère  politique  de  l'Europe  s'est  éclairée  tout  à  coup  d'un  rayon 
inattendu,  un  rayon  de  paix  et  de  concorde.  La  Russie  a  souscrit  simple- 
ment, sans  conditions  et  sans  réserves,  aux  propositions  que  l'Autriche  s'est 
chargée  récemment  de  lui  communiquer.  Si  ce  n'est  point  absolument  en- 
core la  paix,  c'est  du  moins,  on  n'en  peut  disconvenir,  le  pas  le  plus  sé- 
rieux, le  plus  décisif  qui  ait  été  fait  vers  la  lin  de  la  guerre  depuis  que  la 
crise  actuelle  a  pris  naissance.  Une  circonstance  a  servi  peut-être  à  accroître 
l'efTet  de  la  décision  du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  :  cette  décision  est 
venue  à  un  moment  où  on  désespérait  presque  d'un  dénoûment  pacifique, 
où  on  commençait  à  craindre  que  la  Russie  ne  cherchât  à  éluder  encore  par 
quelque  réponse  évasive  la  netteté  des  propositions  autrichiennes.  On  tou- 
chait déjà  au  terme  que  le  cabinet  de  Vienne  avait  assigné  pour  prendre 
lui-même  une  résolution  en  cas  de  refus.  En  même  temps  les  armemens  for- 
midables pour  une  campagne  nouvelle,  si  elle  devenait  nécessaire,  se  pour- 
suivaient de  toutes  parts  avec  un  redoublement  d'activité.  Un  conseil  de 
guerre  siégeait  et  délibérait  à  Paris.  La  continuation  des  hostilités  semblait 
être  dans  toutes  les  prévisions,  comme  elle  paraissait  ressortir  de  tous  les 
symptômes.  C'est  à  cet  instant  que  la  Russie  a  jeté  dans  la  balance  le  poids 
de  son  acceptation  entière  et  absolue,  et  a  ranimé  toutes  les  espérances  de 
paix.  Une  autre  circonstance  peut  aider  à  mesurer  la  portée  de  la  dernière 
décision  du  tsar.  Par  ce  qu'on  a  nommé  les  contre-propositions  russes,  qui 
ont  été  transmises  à  Vienne  au  commencement  du  mois,  le  cabinet  de  Saint- 
Pétersbourg  ne  déclinait  point  absolument  les  propositions  autrichiennes, 
mais  il  leur  faisait  subir  certaines  modifications.  11  offrait  de  renvoyer  aux 
conférences  la  question  de  la  rectification  des  frontières  à  l'embouchure  du 
Danube;  il  indiquait  quelques  changemens  de  rédaction  au  sujet  de  la  neu- 
tralisation de  la  Mer -Noire.  Enfin  il  demandait,  à  ce  qu'il  paraît,  qu'on  écar- 


REVUE.  CHRONIQUE.  659 

iàt  le  dernier  article,  par  lequel  les  puissances  belligérantes  se  réservent  le 
droit  de  produire  des  conditions  ultérieures,  comme  pouvant  entraver  l'œu- 
vre de  la  paix  en  ouvrant  la  porte  à  des  difficultés  imprévues.  Or  l'Autriche, 
par  ses  engagemens,  s'était  mise  dans  l'impossibilité  d'admettre  des  modi- 
fications quelconques.  L'empereur  Alexandre  n'a  point  cru  que  ces  diver- 
gences, qualifiées  maintenant  de  secondaires  jîar  le  journal  delà  chancellerie 
russe,valussent  une  rupture  peut-être  irréparable.  Il  a  franchi  l'intervalle 
qui  le  séparait  des  alliés  en  venant  se  placer  sur  leur  terrain. 

Telle  est  la  situation  aujourd'hui.  Les  puissances  occidentales  sont  allées 
aussi  loin  qu'elles  pouvaient  aller  dans  la  voie  de  la  modération,  en  se  bor- 
nant strictement  à  ce  qu'elles  ne  pouvaient  s'empêcher  de  demander  sans 
laisser  éclater  une  trop  frappante  disproportion  entre  les  sacrifices  accom- 
plis et  les  résultats  obtenus.  D'autre  part,  la  Russie  accepte,  non  en  prin- 
cipe et  comme  base  de  négociations  à  ouvrir,  mais  dans  leur  texte  net  et 
précis,  les  propositions  qu'on  connaît.  Voilà  donc  les  diverses  puissances 
engagées  dans  la  lutte  mises  en  demeure  de  transformer  en  trailé  de  paix 
des  conditions  auxquelles  chacune  d'eUes  a  d'avance  adhéré.  Et  comme,  à 
défaut  d'un  armistice  qui  ne  paraît  point  devoir  être  signé  encore,  les  hos- 
tilités sont  par  le  fait  à  peu  près  suspendues  sur  tous  les  points,  il  n'est 
point  à  craindre  que  les  délibérations  de  la  diplomatie  soient  à  la  merci 
de  quelque  incident  de  guerre.  Ce  sont  là  les  faits  qui  se  présentent  tout 
d'abord  comme  les  préludes  favorables  des  négociations  prochaines,  comme 
les  gages  rassurans  de  la  possibilité  d'une  conciliation.  S'il  reste  encore  plus 
d'une  analogie  entre  la  situation  actuelle  et  la  situation  où  nous  étions  il  y 
a  un  an,  il  y  a  aussi  des  différences  notables  qu'on  ne  peut  méconnaître. 
La  Russie  n'a  point  mis  aujourd'hui  à  son  acceptation  les  réserves  derrière 
lesquelles  elle  se  réfugiait  l'an  dernier.  Sébastopol  n'est  plus  à  prendre,  et 
la  fliitte  russe  a  disparu.  Les  résultats  de  la  guerre,  en  ce  qui  touche  la  ques- 
tion d'Orient,  sont  acquis.  Ces  résultats,  il  s'agit  de  les  consacrer  par  un 
traité,  garantie  de  la  sécurité  future  de  l'Europe.  C'est  à  la  bonne  foi  de  la 
Russie  d'achever  l'œuvre  qu'elle  a  commencée. 

Comment  le  cabinet  de  Pétersbourg  a-t-il  été  conduit  à  accepter  au  der- 
nier instant  ce  qu'il  a  tant  hésité  à  sanctionner  d'une  adhésion  sans  réserve? 
Bien  des  explications  sont  possibles  sans  doute.  Que  la  politique  de  l'empe- 
reur Nicolas  ait  eu  pour  son  empire  de  terribles  conséquences,  cela  n'est 
point  douteux,  et  ces  conséquences  mêmes  ont  dû  montrer  à  son  successeur 
ce  qu'il  y  aurait  de  bien  autrement  profitable  dans  une  politique  qui  se 
tournerait  tout  entière  vers  les  œuvres  de  la  paix,  qui  se  consacrerait  au  dé- 
veloppement des  forces  intérieures  de  la  Russie.  Cette  pensée  ne  semble  point 
avoir  été  étrangère  à  la  dernière  résolution  venue  de  Saint-Pétersbourg. 
Personnellement  le  nouveau  tsar  a  des  projets  d'améliorations;  son  esprit 
répugne  aux  persécutions  religieuses,  et  il  veut  laisser  plus  de  liberté  aux 
cultes  dissidens.  Il  nourrit  même  le  dessein,  dit-on,  d'aborder  enfin  la  ques- 
tion de  l'affranchissement  des  serfs,  —  question  brûlante  qui  se  lie  à  tous 
les  intérêts  en  Russie,  qui  ne  peut  être  résolue  qu'avec  une  maturité  extrême 
et  avec  le  temps.  Il  sent  aussi  tout  ce  que  l'accroissement  de  l'industrie  et 
du  commerce  peut  donner  de  puissance  à  son  empire,  et  il  est  disposé  à  fa- 


660  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

voriser  le  progrès  de  tous  les  inlérêts.  Tour  toutes  ces  œuvres,  la  paix  est 
nécessaire.  Ce  serait  donc  un  système  de  gouvernement  qui  triompherait, 
une  politique  nouvelle  qui  tendrait  à  se  faire  jour.  11  est  assurément  très 
juste  de  tenir  compte  des  dispositions  plus  conciliantes  montrées  par  le  ca- 
binet du  tsar  sous  l'empire  d'une  telle  pensée.  Il  est  cependant  une  circon- 
stance qu'il  ne  faut  point  oublier,  parce  qu'elle  est  un  des  élémens  de  la  situa- 
tion actuelle,  parce  qu'elle  est  la  force  des  puissances  alliées,  et  qu'elle  peut 
contribuer  singulièrement  à  assurer  la  conclusion  de  la  paix.  Quel  que  soit 
le  mérite  d'une  politique  pacifique,  la  Uussie  ne  paraît  pas  l'avoir  compris 
jusqu'à  une  époque  assez  récente.  La  réalité  est  que  le  cabinet  de  Saint-Péters- 
bourg se  refusait  encore  à  toute  concession  le  28  novembre.  Ce  n'est  que 
vers  le  4  décembre  qu'il  commençait  à  laisser  entrevoir  en  Allemagne  des 
dispositions  moins  inflexibles. 

Que  s'était-il  passé  dans  l'intervalle?  On  venait  d'apprendre  en  Russie 
qu'un  traité  avait  été  signé  entre  la  Suède  et  les  puissances  occidentales; 
on  savait  que  l'Autriche  venait  de  contracter  de  nouveaux  engagemens  avec 
la  France  et  l'Angleterre;  on  voyait  déjà  la  Scandinavie  et  tout  au  moins 
une  portion  de  l'Allemagne  fatalement  entraînées,  à  un  jour  prochain,  dans 
la  coalition  des  forces  européennes.  C'est  alors  qu'a  commencé  sérieusement 
l'évolution  pacifique.  Le  Journal  de  Saint-Pétersbourg  d'ailleurs,  dans  un 
article  récent,  écrit  avec  une  remarquable  modération,  ne  dissimule  guère 
l'impossibilité  qu'il  y  avait  pour  la  Russie  à  continuer  la  lutte  «  en  présence 
des  vœux  manifestés  par  l'Europe  entière,  en  face  d'une  coalition  qui  ten- 
dait à  prendre  de  plus  grandes  proportions.  »  Sous  ce  rapport,  on  peut  pré- 
sumer que  le  traité  avec  la  Suède  surtout  a  exercé  une  influence  décisive,  de 
sorte  que  si  les  inclinations  pacifiques  du  gouvernement  russe  ont  fini  par 
se  faire  jour,  c'est,  à  n'en  point  douter,  la  manifestation  de  la  volonté  euro- 
péenne qui  leur  a  fourni  l'occasion  de  se  dessiner,  comme  ce  sont  les  armes 
de  la  France  et  de  l'Angleterre  qui  ont  préparé  les  conditions  de  la  paix. 
La  résolution  de  traiter  une  fois  prise,  le  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  ne 
paraît  pas  s'être  montré  le  moins  désireux  d'en  finir  promptement;  il  est 
d'autant  plus  empressé  que,  comme  tous  les  gouvernemens,  si  nous  ne 
nous  trompons,  il  a  ses  luttes  intérieures  en  dépit  de  la  toute-puissance 
du  tsar.  Il  y  a  en  présence  le  parti  de  la  paix  et  celui  de  la  guerre.  Le  gou- 
vernement russe  a  donc  ses  raisons  pour  désirer  une  prompte  solution,  et 
les  puissances  alliées  elles-mêmes  ne  sont  pas  moins  intéressées  à  ne  point 
laisser  se  prolonger  une  incertitude  qui  excite  à  la  fois  et  tient  en  suspens 
toutes  les  passions  comme  tous  les  intérêts. 

L'unique  question  aujourd'hui,  c'est  la  réunion  prochaine  du  congrès 
appelé  à  débattre  et  à  résoudre  tous  ces  problèmes  qui  ont  mis  les  armes 
dans  les  mains  de  trois  des  plus  grands  peuples  du  monde.  Ce  n'est  plus  à 
Vienne  que  la  diplomatie  va  délibérer  cette  fois  :  Paris  est  la  ville  univer- 
sellement désignée,  comme  par  un  secret  hommage  à  la  civiUsation,  dont 
elle  est  l'expression,  et  à  la  puissance  militaire,  qu'elle  retrouve  toujours 
quand  il  lui  est  donné  de  la  montrer.  Les  plénipotentiaires  sont  déjà  indi- 
qués. L'Angleterre  serait  représentée  par  lord  Clarendon  et  lord  Cowley, 
l'Autriche  par  M.  de  Buol  et  M.  de  Hiibner,  la  Russie  parle  comte  Orlof 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  ()61 

et  M.  de  Brunow,  ancien  ministre  du  tsar  à  Londres,  la  France  par  M.  le 
comte  Walewski  et  M.  de  Bourqueney,  le  Piémont  par  M.  d'Azeglio.  Les 
représentans  de  la  Turquie  ne  peuvent  être  encore  connus.  En  attendant 
la  réunion  de  ce  congrès,  le  plus  considérable  qui  ait  été  tenu  depuis  I8I0, 
il  parait  devoir  être  signé  à  Vienne  un  simple  protocole  constatant  l'adhé- 
sion des  diverses  puissances,  ce  qui  s'explique  peut-être  par  la  nécessité  où 
sont  les  alliés  de  déterminer  d'un  commun  accord  les  conditions  particu- 
lières qu'ils  ont  à  produire,  afin  que,  les  préliminaires  de  paix  une  fois 
signés,  rien  ne  puisse  plus  entraver  l'œuvre  de  la  conciliation  générale.  Le 
congrès  lui-même,  du  reste,  se  réunira  à  Paris  avant  la  fin  de  février.  Mais 
ici  s'élève  une  double  question  :  dans  quelle  mesure  le  Piémont  doit-il  par- 
ticiper à  l'œuvre  du  congrès?  La  Prusse,  d'un  autre  côté,  sera-t-elle  appelée 
à  figurer  dans  les  négociations  .''  En  ce  qui  touche  le  Piémont,  on  a  dit  que 
les  plénipotentiaires  sardes  signeraient  le  traité  de  paix  sans  avoir  voix  dé- 
lihérative  dans  les  négociations,  ou  du  moins  en  ne  prenant  part  qu'à  celles 
qui  toucheraient  les  intérêts  de  leur  pays.  Ce  serait  là  une  combinaison  qu'il 
semblerait  difficile  de  s'expliquer.  Lorsque  le  Piémont  a  résolument  adhéré 
à  l'alliance  occidentale,  à  quoi  dévouait-il  ses  soldats  et  ses  ressources,  si  ce 
n'est  à  une  cause  d'intérêt  général  dont  le  caractère  était  justement  de  n'af- 
fecter les  intérêts  spéciaux  d'aucun  peuple,  en  affectant  ceux  de  tous  les 
peuples?  Le  Piémont  n'a  point  manifestement  d'intérêts  spéciaux  dans  la 
question  d'Orient,  il  n'a  d'autre  intérêt  que  celui  de  la  sécurité  commune, 
et  s'il  a  combattu  pour  cette  sécurité,  pourquoi  ne  participerait-il  pas  à  toutes 
les  négociations  qui  doivent  r'alTermir?  Si  on  objectait  que  le  Piémont  n'a 
point  été  jusqu'ici  ce  qu'on  nomme  une  grande  puissance,  ne  pourrait-on 
pas  dire,  en  dehors  de  ces  classifications  un  peu  arbitraires,  qui  sont  un 
legs  du  congrès  de  Vienne,  que  ceux-là  seuls  sont  des  pays  sérieux  et  méri- 
tent d'être  comptés,  qui  savent  au  besoin  entrer  avec  une  énergique  décision 
dans  une  grande  alTaire? 

Une  question  plus  grave  est  celle  de  savoir  si  la  Prusse  interviendra  déci- 
dément dans  les  négociations.  Jusqu'ici,  rien  ne  semble  plus  douteux.  Et 
par  le  fait,  à  quel  titre  la  Prusse  figurerait-elle  dans  les  délibérations  diplo- 
matiques qui  vont  s'ouvrir?  Pour  signer  la  paix,  il  semble  que  la  première 
condition  soit  d'avoir  fait  la  guerre  ou  du  moins  d'avoir  accepté  une  posi- 
tion et  des  engagemens  tels  que  la  guerre  ait  pu  en  résulter.  La  Prusse  pour 
sa  part  peut  invoquer  sans  doute  ce  titre  de  grande  puissance  dont  nous 
parlions  :  elle  l'a  porté  depuis  quarante  ans,  elle  a  coopéré  à  toutes  les  œu- 
vres les  plus  importantes  de  la  diplomatie;  mais  si  ce  titre  confère  des  droits, 
il  impose  aussi  des  devoirs  que  le  cabinet  de  Berlin  est  malheureusement 
très  loin  d'avoir  compris  dans  toute  leur  rigueur  et  dans  toute  leur  éten- 
due. Est-ce  comme  signataire  des  protocoles  de  Vienne  que  la  Prusse  peut 
revendiquer  le  droit  de  figurer  au  prochain  congrès?  Le  cabinet  du  roi 
Frédéric-Guillaume  a  donné,  il  est  vrai,  la  sanction  de  sa  signature  à  ces 
premiers  actes  par  lesquels  les  quatre  puissances  s'engageaient  à  délibérer 
en  commun  sur  les  conditions  de  la  paix  et  à  n'accepter  aucun  arrange- 
ment particulier  avec  la  Russie.  Seulement,  ces  actes  ayant  eu  des  consé- 
quences successives  auxquelles  la  Prusse  n'a  point  adhéré,  cette  puissance 


662  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

ne  peut  être  évidemment  très  fondée  à  revendiquer  au  dernier  instant  les 
avanta^^es  d'une  situation  dont  elle  a  elle-même  d'avance  décliné  toutes  les 
obli.q-ations.  Est-ce  enfin  parce  que  la  Prusse  a  signé  le  traité  du  13  juillet 
1841  qu'elle  doit  avoir  nécessairement  sa  place  dans  les  négociations?  C'est 
justement  au  nom  de  ce  traité  qu'on  l'a  incessamment  et  inutilement  solli- 
citée d'agir.  Tout  ce  qu'elle  peut  demander  aujourd'hui,  c'est  que  le  traité 
nouveau  n'affaiblisse  pas  les  garanties  que  le  traité  ancien  dans  son  esprit 
assurait  à  l'intégrité  de  l'empire  ottoman. 

Nous  ne  méconnaissons  pas  ce  qu'il  peut  y  avoir  d'irrégulier  dans  un 
arrangement  général  conclu  en  dehors  de  la  participation  de  la  Prusse  :  ce 
n'est  point  là  cependant  un  fait  nouveau.  En  1840  aussi,  il  y  eut  un  traité 
considérable  conclu  par  quatre  puissances  en  dehors  de  la  France;  cette 
situation  dura  une  année.  Il  y  a  seulement  une  différence  :  c'est  que  la 
France  avait  alors  une  politique  qui  n'est  point  ici  à  juger,  tandis  que  la 
Prusse  n'a  point  eu  de  politique,  et  elle  recueille  aujourd'hui  le  fruit  de  son 
inaction.  Dans  tous  les  cas,  si  la  Prusse  est  appelée  à  figurer  au  futur  con- 
grès, ce  ne  sera  point  vraisemblablement  sans  avoir  pris  la  position  de 
l'Autriche,  c'est-à-dire  sans  avoir  accepté  l'obligation  éventuelle  d'une 
action  collective ,  si  par  malheur  tous  les  efforts  en  faveur  de  la  paix  ve- 
naient encore  à  échouer.  C'est  certes  le  moins  qu'on  puisse  exiger  en  com- 
pensation du  droit  d'avoir  une  opinion  dans  les  grandes  affaires  qui  vont 
se  débattre.  Le  cabinet  de  Berlin  s'efforce,  dit-on,  depuis  quelque  temps  de 
persuader  qu'il  a  puissamment  agi  à  Pétersbourg  pour  faire  prévaloir  des 
idées  de  conciliation.  Cela  se  peut,  mais  alors  on  pourrait  lui  demander  si 
c'est  par  intérêt  pour  la  cause  occidentale,  ou  pour  ne  point  voir  s'élever 
des  questions  qui  l'auraient  placé  lui-même  dans  la  plus  singulière  et  la 
plus  fausse  des  situations. 

Quoi  qu'il  en  soit  de  l'accession  de  la  Prusse,  la  vraie,  la  grande  et  unique 
question  est  aujourd'hui  entre  les  puissances  alliées  d'une  part  et  la  Russie 
de  l'autre.  Tous  les  cabinets,  il  faut  le  croire,  entreront  dans  les  négocia- 
tions avec  une  même  pensée,  celle  de  faire  prévaloir  la  paix  et  de  l'asseoir 
sur  de  larges  et  durables  fondemens.  Sans  qu'il  y  ait  à  se  méprendre  sur 
les  divers  mobiles  qui  ont  pu  diriger  la  Russie  dans  ces  dernières  circon- 
stances, rien  n'autorise  à  suspecter  la  bonne  foi  avec  laquelle  elle  a  accepté 
les  propositions  autrichiennes.  Qu'elle  cède  à  la  nécessité,  cela  ne  saurait 
être  mis  en  doute;  mais  il  suffit  qu'elle  cède  à  cette  nécessité  avec  la  con- 
viction qu'elle  fait  une  chose  utile  à  tous  et  à  elle-même,  —  qu'elle  se  préci- 
piterait vers  de  nouveaux  desastres  en  continuant  la  lutte.  Certes  la  bonne 
foi  de  la  France  peut  encore  moins  être  contestée.  De  toutes  les  puissances, 
la  France  est  peut-être  celle  qui  a  montré  les  sentimens  les  plus  concilians 
sans  décliner  les  devoirs  de  sa  politique  ni  les  obligations  d'une  lutte  gigan- 
tesque, et  ce  n'est  point  avec  des  sentimens  différens  qu'elle  peut  entrer 
dans  les  négociations.  En  est -il  autrement  de  l'Angleterre?  On  a  pu  sup- 
poser un  moment,  d'après  le  langage  de  la  presse  de  Londres,  que  le  peuple 
anglais  ne  voyait  pas  avec  la  même  faveur  l'adhésion  de  la  Russie  aux  pro- 
positions autrichiennes;  mais  ce  langage  n'a  point  tardé  à  se  modifier,  et 
dans  tous  les  cas  il  ne  pouvait  certainement  exprimer  la  pensée  du  gouver- 


REVUE.   —  CHRONIQUE. 


663 


nement  anglais,  pas  plus  qu'il  ne  pouvait  laisser  croii  e  à  des  dissentimens 
sérieux  entre  les  cabinets  de  Londres  et  de  Paris.  La  vérité  est  que  les  deux 
gouvernemens  se  sont  mis  complètement  d'accord  sur  les  conditions  parti- 
culières qu'ils  ont  à  produire  aussi  bien  que  sur  la  direction  générale  à  im- 
primer à  cette  grande  affaire.  Si  on  avait  pu  conserver  quelques  doutes  sur 
les  dispositions  réelles  du  gouvernement  anglais,  ces  doutes  se  seraient  éva- 
nouis devant  le  langage  tenu  récemment  par  lord  Cowley  à  la  suite  d'une 
cérémonie  où  il  venait  de  conférer  au  nom  de  la  reine  la  décoration  du  Bain 
non-seulement  aux  chefs  de  notre  armée  de  terre,  mais  encore  aux  chefs  de 
notre  marine,  à  M.  le  contre-amiral  Penaud,  qui  a  commandé  l'escadre  de 
la  Baltique  dans  la  dernière  campagne,  et  à  M.  le  contre-amiral  Rigault  de 
Genouilly,  qui  a  commandé  les  batteries  de  la  marine  débarquées  devant 
Sébastopol.  Il  y  a  une  bonne  raison  pour  que  la  France  et  l'Angleterre  de- 
meurent unies,  c'est  que  leur  alliance  est  nécessaire.  Quelque  favoral>les  que 
soient  tous  les  présages  accueillis  avec  empressement  par  l'opinion  publique, 
il  ne  reste  pas  moins  d'immenses  difficultés.  Que  la  paix  soit  signée,  nos 
armées  vont-elles  évacuer  immédiatement  la  Turquie?  Ne  reste-il  pas  les 
principautés  à  organiser  e'.ficacement?  N'y  a-t-ii  jjoint  à  poursuivre  des 
améliorations  pratiques  de  toute  sorte  dans  l'état  des  populations  chré- 
tiennes de  rOricnt,  et  à  soutenir  le  gouvernement  turc  lui-même,  qui  a 
malheureusement  plus  de  bonnes  intentions  que  de  pouvoir?  Il  y  a  un  fait 
que  les  traités  ne  peuvent  changer,  c'est  la  position  géographique  de  la 
Russie  vis-à-vis  de  la  Turquie,  position  qui  fait  la  force  de  la  politique  des 
tsars.  Et  comme  on  n'a  pas  le  secret  de  refaire  subitement  sur  le  sol  turc 
un  empire  compacte  et  rajeuni  capable  de  se  défendre  par  lui-même,  il  n'y 
a  qu'une  chose  qui  reste  la  garantie  de  l'Europe  :  c'est  l'alliance  de  la  France 
et  de  l'Angleterre.  Ainsi  donc  se  présente  la  situation  actuelle  du  continent. 
Ce  qui  la  caractérise  et  la  résume,  c'est  l'ouverture  prochaine  de  ce  con- 
grès où  chaque  puissance  portera  la  responsabilité  d'une  politique  qui  peut 
influer  singulièrement  sur  les  destinées  de  l'Europe. 

L'idée  de  la  paix,  il  faut  le  dire,  a  trouvé  une  faveur  particulière  en 
France;  elle  a  été  reçue  comme  on  reçoit  les  bonnes  nouvelles,  surtout  lors- 
qu'on commence  à  n'y  plus  croire.  Comment  s'explique  cette  faveur  qui 
s'attache  à  l'idée  de  la  paix?  Il  y  a  sans  doute  le  sentiment  de  l'humanité 
satisfait  de  voir  s'arrêter  l'effusion  du  sang  :  il  y  a  cet  instinct  plus  doux, 
ou  si  l'on  veut  moins  violent  développé  par  la  civilisation;  il  y  a  aussi  la 
pensée  que  la  paix  seule  permet  à  l'industrie,  au  commerce,  à  tous  les  inté- 
rêts de  prendre  librement  leur  essor.  Si  l'on  veut  juger  des  ressources  sin- 
gulières qui  existent  toujours  en  France,  même  sous  l'empire  de  complica- 
tions menaçantes,  on  n'a  qu'à  observer  le  mouvement  de  la  richesse  pu- 
blique tel  qu'il  ressort  d'un  tableau  des  revenus  indirects  publié,  il  y  a  peu 
de  jours,  par  le  gouvernement.  En  deux  années,  le  chiffre  de  ces  revenus  a 
augmenté  de  plus  de  100  millions,  et  en  défalquant  ce  qui  est  dû  à  la  per- 
ception des  nouveaux  impôts  établis  dans  la  dernière  session  législative, 
l'augmentation  reste  encore  de  plus  de  70  millions.  Les  droits  d'enregistre- 
ment, les  droits  de  timbre,  le  produit  des  tabacs,  le  produit  des  postes,  se 
sont  progressivement  accrus.  C'est  donc  dans  la  situation  matérielle  de  la 
France  un  côté  que  le  dernier  rapport  du  ministre  des  finances  relève  avec 


66Zl  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

raison.  II  reste,  il  est  vrai,  des  charges  de  toute  sorte,  les  charges  normales 
et  les  charges  extraordinaires  de  la  guerre.  D'après  le  rapport  à  l'empereur, 
il  resterait  dans  les  divers  exercices  fmanciers  des  découverts  qui  s'élève- 
raient pour  iH.")4  à  70  millions,  et  pour  1855  à  50  millions.  Quant  aux  dé- 
penses de  la  guerre,  elles  sont  couvertes,  comme  on  sait,  par  les  emprunts 
successifs  qui  ont  été  faits,  et  sur  lesquels  une  somme  de  500  millions  res- 
terait encore  disponible.  A  la  vérité,  toujours  d'après  le  rapport,  il  y  a  encore 
diverses  dépenses  à  solder  au  compte  de  l'année  1855.  Il  est  d'ailleurs  une 
nécessité  que  reconnaît  M.  le  ministre  des  finances,  en  constatant  le  dé- 
veloppement matériel  de  la  France  :  c'est  celle  de  résister  fermement  aux 
entraînemens  irréfléchis  de  la  spéculation,  de  se  borner  aux  travaux  sérieux 
en  ajournant  les  affaires  qui  n'ont  pas  un  caractère  évident  d'urgence,  et 
cette  nécessité  deviendra  d'autant  plus  impérieuse  au  milieu  des  surexcita- 
tions que  peut  faire  renaître  la  paix,  si  les  espérances  actuelles  deviennent 
une  réalité.  Contenir  les  entraînemens  irréfléchis  et  développer  la  force 
réelle,  n'est-ce  point  toujours  la  même  règle,  qu'on  l'applique  au  travail  de 
l'industrie  ou  aux  travaux  de  l'intelligence,  les  seuls  qui  puissent  balancer 
l'immense  essor  des  intérêts  matériels? 

La  littérature  de  notre  siècle,  dans  la  confusion  même  d'une  vie  éprou- 
vée, a  des  signes  distincts  qui  révèlent  son  caractère  et  ses  tendances.  Dans 
ce  mélange  d'entraînemens  et  de  caprices,  si  l'on  veut,  il  n'est  point  dif- 
ficile de  distinguer  surtout  un  goût  propre  à  l'esprit  contemporain  :  c'est  le 
goût  des  résurrections  véridiques,  de  la  peinture  réelle,  de  l'analyse  curieuse 
et  pénétrante  appliquée  au  passé.  Dans  le  conflit  des  événemens,  qui  sont  le 
côté  général  et  abstrait  de  l'histoire,  il  y  a  l'homme  qui  s'agite  avec  sa  nature 
ondoyante  et  diverse,  héroïque  ou  tempérée,  fine  ou  brutale.  C'est  cette  étude 
de  la  nature  humaine  dans  tous  les  temps  et  dans  toutes  les  conditions  que 
notre  siècle  recherche  :  à  travers  le  politique,  le  soldat  ou  l'écrivain,  on  aime 
à  retrouver  l'homme  vrai  qui  fut  souvent  inconnu  de  ses  contemporains  eux- 
mêmes;  on  le  rend  à  la  vie  pour  ainsi  dire  à  l'aide  de  documens  patiemment 
recueillis.  Ainsi  vient  de  faire  M.  Jung  dans  un  essai  sur  Henri  IF  écrk-ain^ 
—  essai  qui  n'a  qu'un  défaut,  celui  de  trop  ressembler  à  une  thèse  littéraire 
là  où  tant  d'autres  considérations  s'élèvent  naturellement.  Le  Béarnais,  après 
la  publication  de  ses  lettres,  peut  se  ranger  dans  cette  tradition  d'hommes 
de  notre  pays  qui  ont  été  toute  leur  vie  des  hommes  d'action,  et  qui,  en 
semant  leur  pensée  au  courant  de  leur  existence  ou  en  racontant  des  évé- 
nemens auxquels  ils  avaient  pris  part,  ont  marqué  de  leur  empreinte  à  un 
moment  donné  l'esprit  et  la  langue.  Ce  n'est  pas  que  le  roi  de  Navarre  soit 
absolument  un  écrivain,  comme  le  ferait  penser  le  titre  adopté  par  M.  Jung. 
Sa  langue  est  un  peu  libre,  sa  manière  d'écrire  n'est  pas  toujours  des  plus 
correctes,  même  en  considérant  le  temps;  mais  ses  lettres  portent  le  cachet 
de  l'homme,  et  cet  homme  était  une  des  plus  singulières  natures  du  xvi''  siè- 
cle. On  a  recherché  souvent  les  causes  de  la  popularité  de  Henri  IV  :  cette  po- 
pularité tient  à  bien  des  causes,  peut-être  en  partie  aux  défauts  du  Navarrais, 
et  aussi  surtout  à  cette  circonstance  supérieure,  que  ce  petit  prince  du  Béarn, 
d'humeur  batailleuse  et  libre,  devenu  la  vive  et  séduisante  personnifica- 
tion de  l'unité  nationale,  préparait  en  politique  l'œuvre  de  Richelieu  et  de 
Louis  XIV.  Littérairement  aussi  il  s'est  trouvé  que  Henri  IV  préparait  à  sa 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  665 

manière  le  grand  siècle,  et  en  vérité,  sauf  toutes  les  restrictions  voulues, 
c'est  un  aïeul  de  M""^  de  Sévigné,  eu  ce  sens  que  l'un  des  premiers,  comme 
le  dit  M.  Jung,  il  a  trouvé  le  vrai  style  épistolaire  familier  et  simple,  sans 
affectation  et  sans  recherche.  Les  choses  les  plus  sérieuses  prennent  sous 
sa  plume  ou  sous  sa  dictée  une  forme  d'une  originalité  spontanée  et  fami- 
lière, et  parfois  l'idée,  si  simple  qu'elle  soit,  s'échappe  en  quelque  image 
colorée  et  rapide.  Henri  IV  est  un  des  premiers  à  qui  puisse  s'appliquer  le 
mot  si  connu  :  «  On  croyait  rencontrer  un  écrivain,  on  trouve  un  homme,  » 
un  homme  qui,  tout  en  faisant  des  vers  pour  Gabrielle,  avait  à  conquérir 
son  trône,  à  panser  les  plaies  des  guerres  civiles,  à  faire  tomber  les  armes 
des  mains  des  protestans  et  des  hgueurs  en  acheminant  la  France  dans  la 
voie  de  ses  grandeurs  prochaines. 

Transportez-vous  dans  un  autre  temps  et  dans  une  autre  sphère  sociale, 
après  que  le  xv^i*^  siècle  est  devenu  un  souvenir  et  que  la  moitié  du  siècle 
suivant  est  déjà  écoulée.  C'est  une  autre  nature  d'homme  qui  se  révèle  dans 
les  remarquables  et  abondantes  études  de  M.  de  Loménie  sur  Beaumarchais 
et  son  Temps.  Ce  n'est  plus  un  prince  intrépide  et  gai,  couchant  sur  la 
dure,  traversant  les  ligues  ennemies  pour  aller  voir  ses  maîtresses  ou  gou- 
vernant avec  autant  de  dextérité  que  de  vigueur  :  c'est  un  homme  d'une 
vulgaire  origine  se  mettant  de  propos  délibéré  en  lutte  avec  la  fortune,  me- 
nant de  front  les  entreprises  les  plus  étranges,  et  trouvant  au  bout  de  tout 
une  fin  obscure  au  sein  des  déceptions.  C'est  aussi  à  coup  sûr  un  des  plus 
rares  et  des  plus  curieux  spécimens  de  la  nature  humaine  et  même  de  la 
nature  française.  Les  études  de  M.  de  Loménie  ont  été  lues  ici  même,  et 
l'auteur  n'a  fait  que  les  recueillir  en  leur  donnant  la  forme  du  livre.  Peu 
de  travaux  biographiques  ont  plus  d'ampleur,  plus  d'exactitude  et  plus 
d'intérêt  substantiel.  C'est  là,  ainsi  que  le  remarque  justement  l'auteur,  une 
de  ces  copieuses  esquisses  comme  il  y  en  a  peu  en  France,  comme  il  y  en 
a  beaucoup  en  Angleterre,  où  l'analyse  s'empare  de  la  vie  et  des  œuvres  des 
hommes  qui  ont  marqué.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que  jusqu'à  la  di- 
vulgation de  ces  documens  si  longtemps  oubliés,  et  dont  M.  de  Loménie 
s'est  servi  avec  succès,  Beaumarchais  était  à  peine  connu.  On  ne  soupçon- 
nait qu'imparfaitement  tout  ce  qu'il  y  avait  dans  cet  homme  singulier,  mêlé 
à  toutes  les  agitations  et  à  toutes  les  affaires  de  la  seconde  moitié  du  siècle 
dernier.  Beaumarchais  apparaît  véritablement  aujourd'hui  sous  la  forme 
d'un  insaisissable  protée  ou  d'un  homme  aux  cent  bras  parvenant  à  conci- 
lier toutes  les  occupations.  On  le  trouve  horloger,  et  peu  après  il  est  lieu- 
tenant-général des  chasses.  11  part  pour  Madrid,  où  il  va  mener  à  bonne  fm 
la  fameuse  aventure  avec  Clavijo,  et  le  voici  déjà  en  procès  avec  le  comte 
de  La  Blache,  avec  les  Goëzman,  plaidant  de  tous  les  côtés,  multipliant  les 
mémoires,  condamné,  puis  réhabilité.  11  va  en  mission  secrète  à  Vienne,  au- 
près de  Marie-Thérèse,  qui  le  reçoit  comme  un  aventurier,  et  tout  aussitôt 
on  le  retrouve  engagé  dans  les  plus  grandes  affaires  avec  les  États-Unis, 
ayant  une  marine,  se  débattant  avec  la  naissante  république,  se  faisant  le 
prête-nom  du  gouvernement  français.  Et  tout  cela  n'est  que  le  prélude  de 
la  grande  affaire  de  la  représentation  du  Mariage  de  Figaro,  obtenue  mal- 
gré le  roi.  Que  n'a  point  tenté  Beaumarchais  !  à  quoi  n'a-t-il  point  été 
mêlé!  Il  négocie  avec  M.  de  Maurepas  l'achat  d'un  dessus  de  cheminée  pour 


666  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

la  reine,  et  il  protège  les  aérostats,  jusqu'à  ce  qu'enfin,  au  déclin  de  sa  vie, 
par  une  bizarre  ironie  de  la  fortune,  il  se  trouve  tout  à  la  fois  agent  du  co- 
mité de  salut  public  et  porté  sur  la  liste  des  émigrés.  A  travers  tous  les  ha- 
sards d'une  telle  carrière  individuelle,  n'aperçoit-on  pas  la  société  française 
elle-même  tout  entière,  les  parlemens  qui  se  dégradent,  le  pouvoir  qui 
s'abaisse,  tout  le  monde  empressé  à  se  donner  les  plaisirs  du  vice  et  les  de- 
hors de  la  vertu,  la  noblesse  allant  battre  des  mains  à  une  comédie  qui  la 
livre  à  la  dérision  publique?  La  société  et  l'homme  s'éclairent  mutuellement. 
Ainsi  apparaît  Beaumarchais,  portant  le  génie  de  l'intrigue  dans  les  grandes 
affaires  et  presque  grand  dans  les  petites  choses,  se  jetant  sur  toutes  les  en- 
treprises, de  quelque  espèce  qu'elles  soient,  comme  sur  une  proie  qui  lui  est 
dévolue;  nature  féconde  d'ailleurs,  bienveillante  et  prodigue,  fertile  en  res- 
sources et  prompte  à  toutes  les  évolutions,  mais  manquant  de  cette  dignité 
et  de  ces  scrupules  qui  relèvent  un  caractère.  Beaumarchais  est  né  à  l'heure 
la  plus  favorable  pour  lui.  Un  siècle  plus  tôt,  la  vie  qu'il  a  menée  était  im- 
possible; tout  était  alors  trop  ordonné.  L'auteur  du  Mcn^iage  de  Figaro  eût-il 
été  plus  heureux  dans  la  confusion  moderne?  eùt-il  atteint  décidément  à 
cette  supériorité  d'existence  à  laquelle  il  aspirait?  M.  de  Loménie  le  laisse 
penser,  non  sans  un  peu  d'ironie  peut-être.  Avec  son  habileté  à  manier  les 
hommes,  avec  son  aptitude  aux  affaires,  avec  son  activité  et  sa  persévé- 
rance, Beaumarchais  aurait  pu  parvenir  à  tout,  à  la  fortune  et  aux  digni- 
tés. Il  n'aurait  pas  écrit  de  comédies,  ce  qui  diminue  toujours  un  peu  les 
hommes  d'importance;  il  eût  contenu  son  esprit  pour  ne  se  point  faire  d'en- 
nemis. Cela  fait,  où  se  serait-il  arrêté?  C'est  là  une  hypothèse.  L'autre  hy- 
pothèse, c'est  que  Beaumarchais  aurait  bien  pu  écrire  à  son  tour  des  mé- 
moires, établir  des  manufactures  de  livres  et  se  mêler  à  toutes  les  spécula- 
tions hasardeuses.  Et  alors  ne  vaut-il  pas  mieux  qu'il  soit  venu  tout  simple- 
ment dans  un  siècle  où  il  n'a  point  été  sans  doute  un  homme  parfait,  ni 
même  important,  mais  où  il  a  été  un  homme  amusant,  spirituel  et  hardi, 
curieux  à  observer  dans  ses  métamorphoses  de  toute  nature? 

Les  métamorphoses  sont  aujourd'hui  dans  la  politique  et  dans  la  vie  des 
peuples,  dont  la  destinée  varie  avec  les  lieux  et  les  circonstances.  Pays  d'in- 
dustrie et  d'affaires,  la  Belgique  appelle  aussi  de  ses  vœux  la  paix  générale, 
dont  le  présage  a  déjà  produit  une  baisse  considérable  sur  le  prix  des  grains, 
et  dont  la  conclusion,  en  permettant  la  sortie  des  blés  de  la  Russie,  aurait 
sans  doute  pour  effet  de  tempérer  singulièrement  la  crise  alimentaire.  Cette 
crise,  à  vrai  dire,  est  une  des  questions  les  plus  graves  en  Belgique.  Cepen- 
dant il  s'est  manifesté  depuis  quelque  temps  dans  les  universités  une  cer- 
taine agitation  qui  s'est  communiquée  au  parlement  lui-même,  et  cette  agi- 
tation a  pris  sa  source  dans  un  incident  assez  étrange.  Quelques  élèves  de 
l'université  de  Gand  avaient  prêté  à  un  professeur  des  doctrines  qui  auraient 
attaqué  le  calliolicisme  et  même  le  christianisme  tout  entier,  puisqu'elles 
auraient  nié  la  divinité  du  Christ.  A  cette  plainte,  d'autres  élèves,  en  plus 
grand  nombre,  ont  répondu  en  délivrant  un  certificat  d'orthodoxie  au  pro- 
fesseur incriminé.  Le  conseil  académique,  saisi  de  l'affaire,  a  décidé,  après 
une  enquête,  que  les  paroles  du  professeur  avaient  été  mal  interprétées, 
mais  que  les  élèves  qui  avaient  cru  remarquer  dans  ces  paroles  une  attaque 
contre  le  christianisme  avaient  été  de  bonne  foi.  Le  ministre  de  l'intérieur 


BEVUE.  —  CHRONIQUE.  667 

enfin,  appelé  à  prononcer  en  dernier  ressort,  s'est  arrêté  en  présence  de 
la  décision  du  conseil  académique  et  des  explications  données  d'ailleurs 
par  le  professeur  lui-même.  Les  choses  en  étaient  là,  lorsqu'il  y  a  peu  de 
jours  un  député  a  fait  de  cette  question  l'objet  d'une  interpellation  adres- 
sée au  gouvernement.  Le  ministre  de  l'intérieur,  M.  de  Decker,  tout  en  pro- 
testant de  ses  croyances  catholiques  et  de  son  ferme  attachement  à  l'église, 
a  déclaré  que,  comme  ministre  constitutionnel,  il  se  croyait  obligé  de  main- 
tenir jusqu'à  un  certain  point  les  droits  du  libre  enseignement.  L'interpel- 
lation parlementaire  n'a  point  eu  d'autre  suite.  L'incident  n'était  point  ter- 
miné cependant,  car  depuis  ce  moment  les  journaux  cathohques  n'ont  cessé 
d'attaquer  le  ministère  avec  une  extrême  violence,  et  leur  unanimité  est 
telle  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  les  croire  en  cette  circonstance  les  or- 
ganes de  leur  parti.  S'il  en  est  ainsi,  il  paraît  difficile  que  M.  de  Decker  se 
maintienne  au  pouvoir  dans  de  telles  conditions.  Comment  resterait-il  au 
gouvernement  entre  les  catholiques,  qui  l'abandonnent  après  l'avoir  soutenu 
jusqu'ici,  et  les  libéraux,  dont  il  n'est  pas  le  représentant?  La  Belgique  peut 
donc  avoir  une  crise  ministérielle.  Un  dernier  incident  qui  a  eu  lieu  récem- 
ment à  Bruxelles  et  qui  mérite  d'être  mentionné,  c'est  la  démission  donnée 
par  M.  Charles  de  Brouckère  de  son  mandat  de  représentant.  M.  de  Brouc- 
kère  paraît  avoir  voulu  éviter  de  prendre  couleur  dans  la  question  de  la 
charité,  qui  est  sur  le  point  d'être  discutée  dans  le  parlement  et  qui  va  re- 
mettre les  partis  en  présence.  Les  électeurs  de  Bruxelles  doivent  se  réunir 
dans  quelques  jours  pour  nommer  un  nouveau  député,  et  ils  semblent  dis- 
posés à  rouvrir  à  M.  Charles  Rogier  les  portes  du  parlement,  d'où  les  élec- 
teurs d'Anvers  l'ont  éliuiiné  au  dernier  renouvellement  de  la  chambre. 

L'Espagne  assurément  a  un  rôle  à  part  dans  les  vicissitudes  pubhques  de 
notre  temps.  Depuis  deux  ans  bientôt,  au-delà  des  Pyrénées,  c'est  une  lutte 
permanente  entre  l'esprit  de  désordre,  se  prévalant  des  souvenirs  d'une  révo- 
lution victorieuse,  multipliant  les  efforts,  mais  devenant  chaque  jour  plus 
impuissant,  et  l'esprit  de  conservation,  qui  répond  visiblement  à  tous  les 
instincts  comme  à  tous  les  besoins  du  pays,  qui  fait  même  des  progrès  réels, 
mais  ne  peut  parvenir  encore  à  se  dégager  complètement.  L'opposition  révo- 
lutionnaire, qui  se  compose  des  progressistes  avancés  et  du  parti  démocra- 
tique, use  de  tous  les  moyens  pour  diviser  Espartero  et  O'Donnell,  en  repré- 
sentant ce  dernier  comme  le  chef  d'une  réaction  occulte  et  en  intéressant  la 
vanité  du  duc  de  la  Victoire.  Elle  ne  réussit  pas,  elle  est  battue  au  contraire 
dans  toutes  ses  entreprises.  Les  deux  généraux  en  qui  se  personnifie  la 
situation  politique  de  la  Péninsule,  les  deux  consuls,  comme  on  les  appelle, 
restent  donc  au  pouvoir,  liés  par  une  intime  solidarité,  et  leur  union  est 
évidemment  la  garantie  de  la  tranquillité  matérielle  de  l'Espagne.  Seule- 
ment cette  union,  qui  n'est  peut-être  pas  elle-même  sans  nuages,  semble 
toujours  le  fait  d'une  nécessité  accidentelle  encore  plus  que  d'une  entière 
communauté  de  vues,  et  il  reste  à  savoir  si  la  modification  partielle  que 
vient  de  subir  le  cabinet  de  Madrid  servira  à  donner  au  gouvernement  de 
l'Espagne  plus  de  fermeté  décisive.  Dans  une  telle  mêlée  d'hommes  et  de 
choses,  d'ambitions  et  d'intérêts,  il  s'est  produit  récemment,  à  peu  d'inter- 
valle, quelques  incidens  qui  sont  en  quelque  sorte  les  préliminaires  de  la 


668  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

dernière  crise  ministérielle,  et  aussi  l'expression  de  cette  lutte  singulière  de 
tous  les  élémens  politiques  de  la  Péninsule. 

En  premier  lieu,  l'assemblée  de  Madrid  a  pu  arriver  à  voter  définitive- 
ment la  constitution  nouvelle.  Il  y  avait  un  an  déjà  qu'elle  travaillait  à  cette 
grande  œuvre;  mais,  le  dernier  mot  de  la  constitution  écrit,  il  s'élevait  tout 
aussitôt  une  question  fort  inattendue.  Cette  loi  fondamentale  qu'on  venait 
de  voter  serait-elle  immédiatement  promulguée?  resterait-elle  au  contraire 
indéfiniment  suspendue?  Dans  une  réunion  tenue  par  le  bureau  du  congrès, 
la  commission  de  constitution  et  quelques  ministres,  M.  Olozaga,  qui  n'a 
point  été  heureux  en  plusieurs  rencontres  depuis  quelque  temps,  émettait 
l'avis  qu'il  fallait  soumettre  la  loi  fondamentale  à  l'acceptation  de  la  reine, 
puis  en  suspendre  la  promulgation.  Le  calcul  était  fort  simple  :  l'accepta- 
tion de  la  reine  engageait  la  couronne;  l'ajournement  de  la  promulgation 
laissait  toute  liberté  à  l'assemblée,  qui  pouvait  au  besoin  devenir  une  espèce 
de  long-parlement.  C'est  à  quoi  s'opposait  un  des  membres  de  la  réunion, 
M.  Rios  Rosas,  avec  l'autorité  d'un  homme  qui,  en  se  montrant  justement 
hbcral,  n'a  cessé  depuis  un  an  de  défendre  la  dignité  et  les  prérogatives  de 
la  monarchie.  Qu'est-il  sorti  de  là?  Le  calcul  de  M.  Olozaga  a  été  trompé,  il 
est  vrai,  mais  on  n'a  rien  fait.  La  constitution  n'a  été  ni  proposée  à  l'accep- 
tation de  la  reine,  ni  par  conséquent  promulguée,  et  elle  reste  provisoire- 
ment déposée  aux  archives,  en  attendant  de  devenir  une  vérité.  C'est  ainsi 
que  les  jjrogressistes  espagnols  entendent  le  gouvernement  représentatif. 

Un  autre  incident  plus  sérieux  s'est  présenté  bientôt.  L'un  des  membres 
du  cabinet,  le  ministre  de  la  justice,  M.  Fuente-Andrès,  agissant,  dit-on, 
sous  l'inspiration  de  M.  Olozaga,  soumettait  à  l'improviste  au  conseil  un 
projet  sur  un  point  de  législation  toujours  fort  délicat.  Il  ne  s'agissait 
point,  ainsi  qu'on  l'a  cru  d'abord,  d'introduire  le  mariage  civil  en  Espagne. 
La  proposition  de  M.  Fuente-Andrès  était  beaucoup  plus  modeste;  elle  ten- 
dait uniquement  à  déclarer  libres  de  frais  de  dispeiises  les  mariages  entre 
parens,  l'état  s'engageant  à  payer  à  la  cour  de  Rome  une  somme  fixe  en 
échange  de  ces  droits.  Le  projet  de  M.  Fuente-Andrès  avait  un  grand  incon- 
vénient :  il  venait  au  conseil  justement  en  l'absence  du  général  O'Donnell, 
gravement  malade  en  ce  moment  même;  il  ressemblait  à  une  petite  conspi- 
ration contre  le  ministre  de  la  guerre.  Il  s'agissait  tout  simplement  de  com- 
promettre le  nom  d'Espartero  en  faveur  du  projet,  et  cela  fait,  si  O'Donnell, 
cédant  à  quelque  mouvement  de  susceptibiUté,  donnait  sa  démission,  le 
but  était  atteint  :  la  route  du  pouvoir  était  ouverte  aux  progressistes.  La 
combinaison  n'était  point  sans  habileté.  Seulement  elle  a  échoué  dans  le 
conseil  même,  où  le  projet  de  M.  Fuente-Andrès  était  vigoureusement  com- 
battu par  le  ministre  d'état,  le  général  Zabala,  qui  la  jugeait  d'autant  plus 
inopportune  qu'elle  pouvait  susciter  encore  des  difficultés  nouvelles  dans  un 
moment  où  on  a  la  confiance,  qui  paraît  assez  fondée,  d'un  prochain  rap- 
prochement avec  Rome.  La  reine  elle-même  ne  trouvait  pas  la  mesure  tel- 
lement urgente,  qu'il  y  eût  une  résolution  à  prendre  avant  d'avoir  l'avis  du 
ministre  de  la  guerre.  Le  projet  de  M.  Fuente-Andrès,  appuyé  par  le  mi- 
nistre de  l'intérieur,  M.  Huelves,  ne  pouvait  avoir  qu'un  résultat  assez  facile 
à  prévoir,  celui  de  blesser  le  général  O'Donnell,  contre  lequel  il  était  prin- 


REVUE.  CHRONIQUE.  069 

cipalement  dirigé  en  effet,  et  dès-lors  c'était  une  crise  ministérielle  qui  se 
trouvait  en  germe  dans  ce  conflit  d'influences.  La  crise  n'a  été  suspendue 
que  par  la  convalescence  d'O'Donnell  et  aussi  par  une  scène  imprévue,  qui 
est  venue  jeter  un  jour  singulier  sur  tout  un  autre  côté  de  la  situation  de 
l'Espagne.  C'est  ni  plus  ni  moins  un  15  mai  au  petit  pied  qui  a  été  tenté 
contre  l'assemblée  de  Madrid  le  7  janvier.  Au  moment  oîi  le  congrès  discutait 
une  question  de  banques,  une  compagnie  de  la  milice  nationale  chargée  du 
service  du  palais  législatif  se  mettait  en  pleine  insurrection  contre  le  con- 
grès lui-même.  Le  prétexte  était  que  l'assemblée  avait  récemment  écarté 
par  l'ordre  du  jour  une  pétition  révolutionnaire  venue  de  Saragosse,  et  les 
miliciens  de  Madrid  voulaient,  selon  l'usage,  faire  respecter  la  volonté  du 
peuple.  C'était  là  le  prétexte,  disons-nous;  la  conspiration  était,  assure-t-on, 
plus  vaste  et  préméditée  de  plus  longue  date  :  elle  avait  pour  but  de  recom- 
mencer la  révolution  en  livrant  l'Espagne  à  la  domination  démocratique. 
Quelque  sérieuse  qu'elle  ait  été  par  l'intention,  cette  tentative  n'a  eu  d'autre 
effet  que  de  montrer  l'impuissance  des  passions  révolutionnaires,  elle  n'a 
même  pas  eu  un  instant  de  succès;  elle  a  disparu  comme  une  émeute  de  ca- 
baret, et  n'a  servi  qu'à  révéler  une  fois  de  plus  le  travail  incessant  du  parti 
démocratique. 

Ce  ridicule  attentat  a-t-il  eu  quelque  influence  sur  la  crise  ministérielle? 
11  a  pu  la  précipiter  sans  doute  en  créant  pour  le  gouvernement  de  nou- 
veaux devoirs,  celui  par  exemple  de  déterminer  la  juridiction  devant  laquelle 
seraient  traduits  les  coupables,  et  en  amenant  ainsi  de  nouvelles  occasions 
de  scission;  mais  la  crise  existait,  on  l'a  vu,  et  elle  n'attendait  pour  se  dé- 
nouer que  le  rétablissement  du  général  O'Donnell.  Quant  au  résultat  de 
l'attaque  indirecte  dirigée  contre  le  ministre  de  la  guerre  par  quelques-uns 
de  ses  collègues,  il  ne  pouvait  être  douteux.  Aussi,  après  une  démission  ap- 
parente donnée  par  le  cabinet  tout  entier,  sauf  le  président  du  conseil,  les 
seuls  ministres  qui  ne  se  soient  pas  sauvés  du  naufrage  préparé  par  leurs 
efforts  ont  été  MM.  Fuente-Andrès,  Huelves  et  Alonzo  Martinez;  ils  ont  été 
remplacés  par  MM.  Arias  Uria,  Patricio  de  la  Escosura  et  Lujan.  Maintenant 
quel  est  le  caractère  du  cabinet  ainsi  reconstitué?  Le  ministre  de  la  justice, 
M.  Arias  Uria,  est  un  homme  de  peu  de  signification,  dont  le  choix  n'a 
d'autre  importance  que  celle  d'être  une  réponse  à  la  candidature  persistante 
de  M.  José  Olozaga,  frère  du  ministre  espagnol  à  Paris.  M.  Lujan  est  un 
esprit  pratique  et  laborieux,  qui  a  exercé  déjà  utilement  le  ministère  des 
travaux  publics  qu'il  reprend  aujourd'hui,  progressiste  d'ailleurs  des  plus 
modérés.  Le  nouveau  ministre  de  l'intérieur.  M,  Patricio  de  la  Escosura,  est 
évidemment  le  personnage  le  plus  saillant  que  le  dernier  remaniement  mi- 
nistériel ait  conduit  au  pouvoir.  M.  Escosura  est  un  des  hommes  politiques 
les  plus  connus  de  l'Espagne.  Il  a  été  tout  ce  qu'on  peut  être,  militaire, 
journaliste,  écrivain  dramatique  ou  romancier,  chef  politique,  émigré,  sous- 
secrétaire  d'état,  ministre  de  l'intérieur  une  première  fois  en  1847  avec 
M.  Salamanca;  il  était  récemment  ministre  plénipotentiaire  à  Lisbonne. 
Avant  tout  et  par-dessus  tout,  c'est  une  nature  ardente,  impétueuse  et  sym- 
pathique. M.  Escosura  a  commencé  par  être  modéré.  C'est  comme  modéré 
qu'en  1840  à  Guadalajara,  où  il  était  chef  politique,  il  luttait  au  risque  de 
la  vie  contre  l'insurrection  qui  amena  la  régence  du  duc  de  la  Victoire.  C'est 


670  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

comme  modéré  encore  qu'il  rentrait  en  Espagne  en  1843,  après  une  émi- 
gration de  trois  ans,  et  qu'il  devenait  bientôt  sous-secrétaire  d'état  dans  le 
ministère  de  M.  Gonzalès  Bravo.  11  est  progressiste  aujourd'hui.  Il  y  a  donc 
eu  chez  lui  en  quelques  années  une  singulière  évolution  d'opinions.  Au 
fond,  M.  Escosura  est  uo  homme  d'esprit  et  de  ressource  qui  compte  après 
tout  peut-être  plus  d'anciens  amis  parmi  les  modérés  que  de  nouveaux  par- 
tisans parmi  les  progressistes.  Il  a  un  talent  d'orateur  remarquable,  et  sous 
ce  rapport  son  accession  n'est  point  sans  importance  pour  le  cabinet  qui 
jusqu'ici  n'a  eu  d'autre  orateur  que  le  général  O'Donnell.  En  outre,  depuis 
la  dernière  révolution,  M.  Escosura  s'est  montré  dans  les  grandes  circon- 
stances attaché  au  principe  monarchique.  11  était  notamment,  il  y  a  un  an, 
l'un  des  signataires  de  la  proposition  qui  garantissait  le  maintien  du  trône 
et  de  la  dynastie  d'Isabelle,  et  à  ce  point  de  vue  encore  son  entrée  au  pou- 
voir peut  ajouter  à  la  force  du  ministère. 

On  voit  donc  que  par  le  fait  le  dernier  remaniement  a  contribué  a  raffer- 
mir le  cabinet  dans  la  voie  conservatrice  plutôt  qu'à  l'affaiblir;  mais  la  pre- 
mière condition  est  d'agir  et  d'avoir  une  politique  nette.  Déjà,  assure-t-on,  la 
fraction  conservatrice  du  gouvernement  a  été  obligée  de  céder  sur  une  ques- 
tion des  plus  graves,  celle  de  savoir  devant  quelle  juridiction  seraient  tra- 
duits les  coupables  de  la  tentative  du  7  janvier.  O'Donuell  inclinait  pour  la 
juridiction  miU taire,  vu  la  nature  de  l'attentat  commis  par  une  force  orga- 
nisée sous  les  armes.  11  a  été  décidé  que  les  accusés  seraient  traduits  devant 
les  tribunaux  ordinaires.  Une  chose  est  certaine,  c'est  que  le  général  O'Don- 
nell, dont  la  position  grandit  chaque  jour,  doit  sentir  la  nécessité  de  prendre 
une  résolution.  Plus  que  jamais  il  est  l'objet  des  attaques  furieuses  du  parti 
démocratique,  attaques  personnelles  ou  attaques  politiques.  Le  thème  uni- 
versellement développé  par  les  oppositions ,  c'est  de  mettre  en  présence  la 
révolution  de  Vicalvaro  et  la  révolution  du  18  juillet,  c'est-à-dire,  en  un 
mot,  O'Donnell  et  Espartero.  Le  général  O'Donnell  fait  front  jusqu'ici  à  ces 
attaques  avec  vigueur;  mais  cela  ne  suffit  pas,  et  le  moment  approche  où  la 
situation  doit  nécessairement  se  simplifier.  S'il  n'en  est  point  ainsi,  l'Espa- 
gne est  menacée  de  glisser  dans  une  succession  de  crises  vulgaires,  flottant 
sans  cesse  entre  l'anarchie  et  le  despotisme,  jusqu'à  ce  qu'enfin  quelque  cir- 
constance plus  favorable  la  fasse  entrer  dans  la  large  voie  d'une  politique 
libérale  et  conservatrice. 

Le  président  des  États-Unis  vient  de  faire  une  espèce  de  coup  d'état  auquel 
personne  n'était  préparé,  et  dont  le  secret  avait  été  gardé  avec  une  rigueur 
extrêmement  rare  en  Amérique,  où  la  politique  n'a  jamais  de  longs  mys- 
tères. Il  a  envoyé  son  message  au  congrès  sans  attendre  que  son  organisa- 
tion fut  complète  par  l'élection  du  président  de  la  chambre  des  représen- 
tans.  C'est  une  résolution  qui  ne  manque  pas  de  gravité.  M.  Pierce  en 
appelle  pour  ainsi  dire  à  la  nation  par-dessus  la  tête  d'une  assemblée  qui 
perd  le  temps  à  ballotter  des  noms  propres,  et  qui  laisse  en  souffiance  les 
affaires  du  pays.  C'est  donc  un  acte  assez  hostile  pour  la  chambre  des  re- 
présentans,  qui  l'a  compris  et  y  a  répondu  en  refusant  d'ouvrir  !e  message. 
De  son  côté,  le  sénat,  dont  la  situation  est  régulière,  a  entendu  sans  opposi- 
tion la  lecture  de  ce  document,  et  a  aussitôt  adhéré,  par  l'organe  des  prin- 
cipaux orateurs  des  différens  partis  qui  le  divisent,  à  la  politique  du  gouver- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  671 

nement  sur  une  question  qu'on  ne  supposait  pas  avoir  été  dans  ces  derniers 
temps  aussi  sérieusement  discutée  entre  les  cabinets  de  Washington  et  de 
Londres,  celle  de  l'interprétation  du  traité  Clayton-Bulwer  relativement  à 
l'Amérique  centrale.  Quant  à  la  question  du  recrutement,  on  ne  l'a  pas  abor- 
dée avec  la  même  précipitation,  et  on  s'est  donné  le  temps  de  la  réflexion. 
Sur  celle-l<à,  en  effet,  le  message  le  prend  d'assez  haut,  puisqu'il  parle  de 
réparation,  et  il  serait  plus  dangereux  de  s'engager,  les  susceptibilités  na- 
tionales étant  en  jeu  des  deux  côtés.  Nous  persistons  d'ailleurs  à  penser  que 
l'un  et  l'autre  différend  se  termineront  à  l'amiable.  Ni  l'Angleterre  ni  les 
États-Unis  ne  veulent  en  venir  à  une  rupture,  encore  moins  à  des  hostilités; 
aucun  grand  mouvement  national  n'y  pousse;  aucun  grand  intérêt  ne  le 
commande;  tout  en  dissuade  au  contraire,  et  dans  une  pareille  situation  la 
diplomatie  a  bien  des  ressources  pour  sauver  les  amours-propres.  Elle  trou- 
vera une  formule,  un  biais  quelconque  pour  satisfaire  les  uns  sans  que  cela 
coûte  trop  aux  autres,  et  ce  sera  une  leçon  de  plus  dans  ce  cours  d'histoire 
du  droit  des  gens  qui  se  fait  sous  nos  yeux,  tantôt  par  la  plume,  tantôt  par 
répée. 

L'interprétation  du  traité  Clayton-Bulw^er  n'est  pas  de  nature  à  entraîner 
des  difficultés  beaucoup  plus  sérieuses.  Déjà  le  porte-voix  très  impérieux  de 
l'opinion  en  Angleterre,  le  journal  le  Times,  a  déclaré  que  le  protectorat  plus 
théorique  qu'effectif  du  prétendu  royaume  des  Mosquitos  ne  valait  pas  le 
papier  qu'on  avait  échangé  avec  le  cabinet  de  Washington  pour  en  réserver 
le  principe,  et  qu'il  serait  sage  de  donner  aux  États-Unis  la  satisfaction  qu'ils 
réclament  sur  un  intérêt  si  problématique.  Or,  si  ce  n'est  pas  absolument 
toute  la  question,  c'en  est  du  moins  la  plus  grande  partie  et  la  plus  essen- 
tielle. Le  gouvernement  fédéral  reconnaissant  que  le  traité  de  1850  n'a  pas 
porté  atteinte  aux  droits  exercés  par  l'Angleterre  à  Belize,  il  ne  resterait 
donc  à  discuter  que  la  possession  de  Roatan  et  d'une  ou  deux  petites  îles 
sur  la  côte  de  Honduras,  où  le  pavillon  britannique  a  été  planté,  il  faut 
l'avouer,  sans  trop  de  cérémonie;  mais  en  supposant  que  l'Angleterre  tienne 
beaucoup  à  l'y  laisser,  par  cela  même  que  ce  sont  des  points  bien  définis 
et  naturellement  circonscrits  par  la  mer,  il  n'est  pas  à  présumer  que  le 
maintien  du  statu  quo,  en  ce  qui  les  concerne,  puisse  jamais  devenir  une 
affaire  bien  grave.  Nous  croyons  donc  qu'on  en  viendra  sans  trop  de  peine 
à  un  arrangement,  et  sur  la  question  de  l'Amérique  centrale,  et  sur  celle  du 
recrutement,  malgré  le  caractère  assez  menaçant  des  dernières  nouvelles 
qu'on  ait  reçues  des  États-Unis,  et  qui  annonçaient  que  l'administration  de 
M.  Pierce  insistait  sur  le  rappel  de  M.  Crampton.  Ni  le  congrès  ni  le  pays 
ne  suivraient  le  président  dans  une  pareille  voie,  et  il  est  bon  de  faire  obser- 
ver qu'au  moment  où  le  cabinet  de  Washington  aurait  pris  cette  attitude, 
il  ignorait  encore  les  chances  d'une  paix  prochaine  en  Europe.  Ce  serait 
d'ailleurs  l'occasion,  si  l'Angleterre  cédait  sur  le  traité  Clayton-Bulwer, 
de  demander  aux  États-U^nis  quelques  garanties  de  plus  pour  l'indépen- 
dance et  l'intégrité  des  républiques  de  l'Amérique  centrale,  d'où  ils  metient 
tant  de  prix  à  éloigner  l'ombre  d'une  influence  européenne.  Que  Grey-Town, 
si  malheureusement  détaché  du  Nicaragua  en  i8i7,  pour  être  revendiqué 
en  faveur  du  royaume  des  Mosquitos  et  pour  être  abandonné  ensuite  au 
hasard,  retourne  à  l'état  dont  il  est  une  dépendance  naturelle;  que  cet  état 


672  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

lui-même,  et  tous  ceux  des  contrées  voisines  que  leur  faiblesse  expose  aux 
invasions  des  flibustiers  obtiennent  à  cet  égard  du  cabinet  de  Washington 
les  sûretés  que  lui  seul  peut  donner,  et  qu'ils  les  obtiennent  sous  la  caution 
régularisée  de  l'Europe  :  ce  sera  un  résultat  important  acquis  à  la  cause 
connu  une  de  la  civilisation  et  de  l'humanité.  Les  Américains  du  Nord  cesse- 
ront alors  d'être  l'objet  de  cette  inquiète  surveillance  qui  s'attache  à  tous 
leurs  mouvemens,  et  néanmoins  ils  ne  perdront  rien  des  avantages  légi- 
times qui  appartiennent  à  la  proximité,  aux  rapports  établis,  à  l'esprit  d'en- 
treprise et  à  la  force  d'expansion  dont  ils  sont  doués. 

Le  Brésil  a  cédé  enfin  aux  réclamations  qui  lai  étaient  adressées  de  toutes 
parts  contre  la  prolongation  du  séjour  de  ses  troupes  sur  le  territoire  de  l'État 
Oriental,  et  l'occupation  de  Montevideo  a  cessé  vers  le  milieu  du  mois  de 
novembre  dernier.  C'est  maintenant  aux  Montévidéens  à  prouver  qu'ils  n'ont 
pas  besoin  d'une  tutèle  étrangère,  qu'ils  sont  assez  sages  pour  ne  pas  faire 
de  révolutions,  et  que  s'il  y  a  dans  leur  sein  des  fauteurs  de  désordre  et 
d'anarchie,  la  masse  de  la  population  est  assez  bien  disposée  pour  défendre 
l'autorité  légale  par  ses  propres  forces.  Est-il  permis  de  l'espérer?  Nous  ne 
savons,  car  il  y  a  de  grands  élémeus  de  discorde  sur  les  deux  rives  de  la 
Plata.  Les  passions  politiques  y  sont  toujours  très  vives;  les  ressentimens 
des  vieilles  luttes  sont  loin  d'être  éteints  dans  les  cœurs;  des  ambitions,  sou- 
vent bien  méprisables,  sont  toujours  prêtes  à  remettre  en  question  l'exis- 
tence des  gouvcrnemens,  et  toutes  les  exagérations  de  l'esprit  démagogique 
s'y  donnent  libre  carrière  dans  des  journaux  ouverts  aux  plus  folles  illusions 
d'un  radicalisme  emphatique  et  déclamatoire.  Cependant  les  débuts  de  la 
situation  nouvelle  où  le  départ  des  troupes  brésiliennes  a  placé  Montevideo 
sont  encourageans.  Une  conspiration  contre  le  gouvernement  qui  est  sorti 
de  la  dernière  crise  ayant  éclaté  dans  la  capitale,  sous  les  auspices  d'un  avo- 
cat appelé  Munos,  qui  aspire  à  la  direction  du  parti  turbulent  dont  le  géné- 
ral Pacheco  était  le  chef,  la  cause  de  l'ordre  et  des  lois  a  triomphé  après 
quatre  jours  d'une  lutte  sanglante,  pendant  laquelle  Français,  Anglais  et 
Sardes,  habilement  retenus  dans  une  sage  neutralité,  ont  célébré,  non  sans 
peine  et  non  sans  quelque  danger,  la  prise  de  Sébastopol  par  un  Te  Deum 
et  un  banquet  où  tout  s'est  fort  bien  passé. 

Les  Brésiliens  avaient  déjà  quitté  la  ville.  L'administration  légale  n'a 
donc  pas  eu  à  réclamer  d'eux  l'assistance  qu'ils  lui  devaient  d'après  les  trai- 
tés, et  néanmoins,  pour  la  première  fois  depuis  plusieurs  années,  le  pou- 
voir constltutionnellement  établi  est  resté  maître  du  terrain.  Ce  dénoùment 
est  dû  à  l'accord  des  deux  élémeus  que  représentent  Florès  et  Oribe,  celui-ci 
chef  du  parti  de  la  campagne,  l'autre,  quoique  gaucho  d'origine,  si  nous 
ne  nous  trompons,  devenu,  par  suite  de  différentes  péripéties,  le  person- 
nage principal  du  parti  de  la  ville  dans  ce  qu'il  a  de  moins  exclusif  et  de 
plus  modéré.  Dès  le  H  novembre,  trois  jours  avant  le  départ  des  troupes 
brésiliennes,  ces  deux  généraux,  les  deux  plus  grandes  influences  du  mo- 
ment, frappés  de  la  désorganisation  croissante  du  pays  et  de  la  faiblesse  du 
pouvoir,  et  craignant  aussi  que  les  partisans  du  Brésil  n'excitassent  des 
troubles  pour  retarder  l'évacuation,  ou  pour  donner  un  prétexte  de  la  faire 
regretter,  s'étaient  entendus  pour  offrir  à  leurs  compatriotes  un  point  de 
ralliement  dans  un  programme  excellent  comme  tous  les  programmes,  mais 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  673 

dont  l'avenir  pourra  seul  déterminer  la  vraie  valeur,  parce  qu'il  en  fera 
connaître  la  sincérité.  Le  point  essentiel  et  pratique  de  cette  déclaration  con- 
siste dans  une  renonciation  commune  de  Florès  et  d'Oribe  à  la  candidature 
de  la  présidence  lors  des  prochaines  élections.  Ils  s'engagent  au  contraire  et 
invitent  tous  les  Orientaux  à  se  réunir  et  à  respecter  le  gouvernement  que 
se  donnera  la  nation,  en  oubliant  les  anciennes  divisions  et  en  condanmant 
au  même  oubli  tous  les  actes  commis  sous  leur  funeste  intluence.  Pour 
apprécier  toute  l'importance  de  cette  déclaration,  il  faut  se  rappeler 
qu'Oribe  a  tenu  Montevideo  assiégé  pendant  plusieurs  années,  et  qu'on  lui 
reproche  de  grandes  rigueurs;  que  depuis  qu'il  a  quitté  la  scène,  l'histoire 
du  pays  n'est  qu'un  enchaînement  de  réactions  d'un  parti  contre  l'autre,  et 
que  tous  les  rapports  sociaux  sont  profondément  empoisonnés  jusque  dans 
les  détails  les  plus  humbles  de  la  vie  journalière  pai"  les  ressentimens  qui 
survivent  au  sein  d'une  petite  société  à  une  lutte  où  chacun  a  joué  un  rôle 
et  a  été  tour  à  tour  oppresseur  et  victime. 

11  est  vrai  que  ces  réconciliations,  ces  protestations  d'oubli,  ont  toujours 
un  air  de  baiser  Lamourette  qui  fait  sourire  les  politiques  et  les  sceptiques. 
On  hésite  donc  beaucoup  à  les  prendre  au  sérieux,  quelque  nécessaires 
qu'elles  soient  effectivement  après  de  grandes  crises.  On  sait  aussi  qu'elles 
sont  rarement  le  résultat  d'un  accord  volontaire  et  de  la  sagesse  des  esprits 
ou  de  l'apaisement  spontané  des  passions,  mais  qu'elles  sont  le  plus  sou- 
vent imposées  à  une  société  fatiguée  par  un  pouvoir  fort  et  tutélaire.  Enfin 
on  se  demande  si,  par  cela  même  que  les  hommes  revêtus  d'un  certain  pres- 
tige se  tiendraient  à  l'écart,  la  répubhque  de  Montevideo  ne  serait  pas  des- 
tinée à  languir  sous  un  gouvernement  impuissant  et  tiraillé,  qui  ne  com- 
manderait pas  le  respect  et  n'aurait  pas  d'autorité  propre.  Voilà  donc  bien 
des  nuages,  on  ne  saurait  se  le  dissimuler.  Et  pourtant  Florès  et  Oribe  ont 
donné  un  bon  exemple.  Par  la  promesse  de  désintéressement  dans  les  pro- 
chaines élections  qu'ils  se  sont  mutuellement  faite,  ils  ont  indiqué  à  toutes 
les  républiques  de  l'Amérique  espagnole  quel  est  le  mal  qui  les  travaille,  et 
quel  serait  le  moyen  de  prévenir  les  incessantes  révolutions  qui  les  boule- 
versent. Ce  mal  est  d'ailleurs  appelé  par  son  nom  dans  le  pi'ogramme  des 
deux  généraux  :  c'est  le  système  de  caudillacje  ou  de  pouvoirs  irréguhers,  re- 
vendiqués sur  tel  ou  tel  point  du  pays  par  un  sabre  qui  en  groupe  quel- 
ques autres  autour  de  lui,  et  qui,  après  y  avoir  impunément  bravé  le  gou- 
vernement central,  se  met  à  sa  place  et  s'y  maintient  jusqu'à  ce  qu'il  soit 
chassé  par  un  plus  fort.  Pour  ne  pas  parler  des  vivans,  Fructuoso  Rivera, 
dans  la  Bande  Orientale,  a  été  une  des  personnifications  les  plus  complètes 
de  ce  système,  qui  a  effacé  toute  idée  de  droit  dans  la  plupart  des  nouveaux 
états,  et  a  substitué  aux  princiiies  des  formes  menteuses  ou  corruptrices. 
Florès  et  Oribe  s'honorent  en  le  flétrissant;  mais  à  part  la  théorie,  ce  der- 
nier prouve,  en  renonçant  à  se  mettre  sur  les  rangs  pour  la  présidence, 
qu'il  comprend  bien  les  inconvéniens  de  son  passé  et  les  nécessités  de  la 
situation  actuelle.  Ni  le  Brésil  en  effet,  ni  le  gouvernement  de  la  Confédéra- 
tion Argentine,  ni  la  province  dissidente  de  Buenos-Ayres,  ne  poui'raient 
voir  sans  inquiétude  le  général  Oribe  à  la  tête  du  gouvernement  de  Monte- 
video. Et  ce  ne  serait  pas  seulement  sa  personnalité  qui  inspirerait  des  om- 

TOME    I.  43 


i)7/l  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

brages  :  on  craindrait  ou  on  affecterait  de  craindre  qu'il  ne  travaillât  secrè- 
tement à  rétablir  Rosas,  et  le  nom  de  Rosas  derrière  le  sien  serait  un  obstacle 
insurmontable  à  l'affermissement  de  la  paix  sur  les  bords  de  la  l'iata. 

il  n'y  a  déjà  que  trop  d'imprudences  et  de  passions  qui  la  compromettent. 
Ainsi  les  factieux  qui  ont  échoué  à  Montevideo  ont  été  reçus  à  Buenos- 
Ayres  avec  enthousiasme,  ce  qui  n'est  pas  de  nature  à  rendre  fort  amicales 
les  relations  des  deux  pays;  ainsi,  le  président  du  Paraguay,  qui  aime  les 
procédés  sommaires,  et  qui  se  croit  suffisamment  défendu  par  son  éloigne- 
ment,  se  fait  une  querelle  avec  la  Confédération  Argentine,  quand  il  n'a 
pas  encore  rég-lé  son  différend  avec  le  Brésil,  qui  saisit  habilement  cette 
occasion  de  renouer  ses  rapports  diplomatiques  avec  son  ancien  allié  le  gé- 
néral Urquiza.  C'est  aussi  pour  une  question  de  frontières  que  le  docteur 
Lopez  a  rompu  avec  le  gouvernement  du  Parana;  mais  c'est  une  question 
qui  louche  à  celle  de  la  liberté  de  navigation  sur  les  affluens  de  la  Plata, 
parce  qu'il  s'agit  de  savoir  à  qui  appartiennent  le  cours  inférieur  et  les  em- 
bouchures du  Vermejo  et  du  Pilcomayo.  Les  puissances  maritimes  qui  ont 
conclu  avec  le  général  Urquiza  les  traités  de  1853  auraient  donc  peut-être 
quelque  chose  à  voir  dans  ce  débat.  Nous  souhaitons  qu'elles  ne  laissent  pas 
porter  atteinte  à  leurs  droits,  et  qu'elles  contribuent  autant  que  possible, 
par  l'action  désintéressée  d'une  haute  et  bienveillante  influence,  à  mainte- 
nir la  paix  et  à  rétablir  l'union  de  toutes  les  provinces  argentines  sous  une 
forme  différente  de  l'ancien  monopole  commercial  et  politique  dont  Buenos- 
Ayres  était  resté  en  possession.  Alors  ces  belles  contrées  ne  seraient  pas  ou- 
vertes en  vain  à  l'émigration  européenne  qu'elles  appellent,  et  qui  dédom- 
magerait amplement  le  gouvernement  de  la  confédération  des  sacrifices  qu'il 
ferait  pour  l'y  attirer  de  plus  en  plus,  quand  il  pourrait,  libre  de  ses  préoccu- 
pations actuelles,  disposer  de  toutes  les  ressources  d'un  grand  pays,  vivant 
pour  la  première  fois  d'une  vie  commune.  ch.  de  mazade. 


ESSAIS  ET  NOTICES. 

LE  MINISTÈRE  ANGLAIS  A  L'OUVERTURE  DU  PARLEMENT. 

La  session  du  parlement  anglais  vient  de  s'ouvrir.  De  nouvelles  luttes 
vont  s'y  engager  devant  l'Europe  attentive.  Quelle  est  la  situation  du  cabi- 
net au  moment  où  il  se  retrouve  en  face  des  représentans  légaux  du  pays? 
Quelles  sont  ses  chances  de  succès?  Quel  est  le  caractère  de  l'opposition 
qu'il  aura  à  combattre?  Ce  sont  là  des  questions  qu'il  n'est  pas  sans  inté- 
rêt d'examiner.  Indépendamment  de  l'opportunité  qu'eUe  présente,  cette 
étude  se  justifie  par  plusieurs  motifs.  De  profondes  modifications  se  sont 
produites  depuis  quelques  mois  dans  l'attitude  des  principaux  chefs  de  par- 
tis, et  s'il  n'était  pris  note  des  causes  qui  les  ont  amenées,  on  finirait  par 
ne  plus  rien  comprendre  aux  débats  dont  nous  allons  être  témoins,  tant  les 
rôles  y  paraîtraient  quelquefois  brouillés  et  confondus.  En  outre,  il  est  pro- 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  67& 

bable  que  la  session  qui  s'ouvre  sera  la  dernière  du  parlement  actuel.  Selon 
la  constitution  anglaise,  un  parlement  peut  durer  sept  années;  mais  il  est 
bien  rare  qu'il  vive  au-delà  de  quatre  ou  cinq  ans  (1).  C'est  un  corps  qui 
s'use  vite,  et  que  ses  incessantes  convulsions  condamnent  à  une  fin  préma- 
turée. Or  la  crise  intérieure  à  laquelle  le  parlement  actuel  est  en  proie  offre 
de  tels  caractères,  que,  sans  être  un  grand  docteur,  on  peut  y  démêler  déjà 
les  symptômes  d'une  dissolution  prochaine.  Tâchons  donc  de  saisir  sa  phy- 
sionomie avant  qu'il  ait  disparu. 

C'est  au  mois  de  février  dernier  que  lord  Palmerston  a  pris  la  direction 
du  gouvernement.  Jusque-là,  il  n'avait  occupé  qu'un  poste  secondaire  dans 
le  cabinet  présidé  par  lord  Aberdeen.  Comment  et  pourquoi  lord  Aberdeen 
est-il  tombé?  comment  et  pourquoi  lord  Palmerston  est-il  arrivé  au  faîte 
même  du  pouvoir?  Tout  le  monde  se  le  rappelle.  C'est  parce  que  lord  Aber- 
deen était  accusé  de  manquer  de  vigueur  dans  la  guerre  engagée  contre  la 
Russie;  c'est  parce  qu'on  lui  attribuait,  en  dépit  de  ses  protestations  réitérées, 
l'intention  de  faire  la  paix  à  des  conditions  insuffisantes.  On  voulait  une 
guerre  bien  faite  pour  être  certain  d'arriver  à  une  paix  solide.  Lord  Aber- 
deen ne  paraissait  répondre  à  aucune  des  exigences  de  ce  programme,  et  on 
l'a  renversé.  Lord  Palmerston,  au  contraire,  semblait  être  l'homme  tout 
spécial  d'une  telle  situation.  S'il  n'eût  pas  existé,  il  eût  fallu  l'inventer; 
mais  il  existait,  on  l'avait  sous  la  main,  et  il  n'y  avait  qu'à  le  prendre. 
Aussi  la  reine,  en  le  mettant  à  la  tête  d'un  nouveau  cabinet,  ne  fit-elle  en 
quelque  sorte  qu'homologuer  l'arrêt  d'une  puissance  plus  souveraine  qu'elle- 
même,  l'arrêt  de  l'opinion  publique.  Il  n'y  eut  pas  jusqu'à  lord  John  Rus- 
sell  qui,  malgré  de  vieilles  antipathies  et  de  récentes  rivalités,  ne  se  crût 
obligé,  sous  la  pression  irrésistible  des  circonstances,  d'accepter  lord  Pal- 
merston comme  l'homme  nécessaire,  et  d'abaisser  sa  propre  importance  au 
rôle  de  simple  utilité  ministérielle  dans  le  département  des  colonies. 

Certes  une  telle  situation  était  bien  forte.  Jamais  premier  ministre  ne  dé- 
buta sous  de  plus  favorables  auspices.  Il  avait  la  plénitude  du  pouvoir  sans 
les  périls  de  la  lutte.  C'était  Pitt  moins  Fox.  Le  parti  tory,  après  avoir  vu 
la  guerre  de  mauvais  œil,  s'était  laissé  entraîner,  par  esprit  d'opposition,  à 
la  vouloir  plus  énergiquement  que  personne  au  moment  où  le  ministère 
Aberdeen  était  accusé  de  ne  la  vouloir  que  faiblement.  Le  parti  whig,  à 
très  peu  d'exceptions  près,  jetait  feu  et  flammes  contre  la  Russie,  et  l'on  n'a 
point  oublié  que  son  chef,  lord  John  Russeil,  n'avait  pas  hésité  à  déclarer, 
malgré  la  discrétion  qu'aurait  dû  lui  inspirer  sa  position  officielle,  qu'il 
n'était  pas  possible  de  songer  à  la  paix  tant  que  Sébastopol  serait  debout. 
Donc  lord  Palmerston,  à  son  avènement,  jouissait  de  cet  avantage  singulier 
d'être  poussé  par  tout  le  monde  à  peu  près  dans  le  sens  de  ses  propres  idées. 
Il  n'y  avait  pour  lui  qu'à  se  laisser  aller  au  courant.  Les  radicaux  de  l'école 
de  Manchester  protestaient  seuls  contre  l'entraînement  général;  mais,  dans 
le  public  comme  dans  les  chambres,  on  était  très  disposé  à  tourner  en  ridi- 
cule ce  qu'on  appelait  leur  monomanie  de  paix  à  tout  prix  ou  de  guerre  à 

(1)  La  chambre  des  communes  actuelle  date  de  juillet  1852.  Le  précédent  parlement 
avait  duré  cinq  ans.  Celui  qui  fut  élu  en  1835  ne  dura  que  deux  ans  et  demi,  et  le  pre- 
mier parlement  nommé  en  vertu  du  bill  de  réforme  seulement  deux  années. 


1576  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bon  marché.  Cette  opposition  n'avait  rien  d'inquiétant.  Ce  n'était  qu'une 
voix  perdue  derrière  le  char  du  triompliateur. 

Quelques  semaines  s'étaient  à  peine  écoulées  que  toute  cette  situation 
avait  changé.  Le  rôle  du  nouveau  cabinet  parut  par  trop  commode,  et  l'es- 
prit de  parti  n'y  trouvait  pas  assez  son  compte.  Voter  des  hommes,  voter  de 
l'argent,  cela  pouvait  bien  aider  à  pousser  vigoureusement  la  guerre  en 
Crimée,  mais  cela  ne  se  prêtait  que  médiocrement  aux  combinaisons  de  la 
stratégie  parlementaire.  Démarcations  politiques,  nuances,  individualités, 
traditions  du  passé,  espérances  de  l'avenir,  tout  s'éteignait  peu  à  peu  dans 
une  fade  conciliation.  Plus  de  discours,  on  votait,  ou  si  l'on  discutait  en- 
core, c'était  pour  arriver  en  définitive  à  cette  mortifiante  conclusion,  qu'on 
était  à  peu  près  d'accord!  Bref,  le  système  représentatif,  ce  système  qui,  en 
Angleterre  surtout,  vit  de  lutte  et  d'antagonisme,  ne  semblait  plus  fonction- 
ner que  comme  un  grand  appareil  mécanique  dont  la  marche  tranquille  et 
régulière  eut  pu  faire  l'admiration  des  visiteurs  de  la  galerie  des  machines 
à  l'exposition  universelle,  mais  qu'on  ne  se  serait  certainement  pas  attendu 
à  rencontrer  dans  le  palais  de  Westminster. 

Un  tel  ijhénomène  d'unanimité  calme  et  de  désintéressement  oratoire  ne 
pouvait  durer  longtemps  au  sein  d'une  assemblée  où  s'agitent  d'ordinaire 
tant  d'intérêts,  de  passions  et  d'amours-propres.  La  grande  majorité  eùt- 
elle  consenti  à  cette  abdication  de  toute  initiative,  qu'il  y  aurait  eu  plus  que 
de  la  naïveté  à  l'attendre  des  personnages  qui  jouent  un  certain  rôle  sur  la 
scène  politique.  Ces  personnages  peuvent  être  divisés  en  deux  classes.  Les 
uns  se  regardent  toujours  comme  les  successeurs  légitimes  des  ministres  en 
exercice,  et,  en  héritiers  pressés,  n'aiment  pas  à  leur  laisser  trop  de  chances 
de  longévité.  Les  autres  ont  déjà  occupé  le  pouvoir,  et  le  pouvoir,  à  ce  qu'il 
parait,  exerce  un  charme  si  irrésistible  sur  ceux  qui  y  ont  une  fois  touché, 
qu'ils  ne  peuvent  plus  se  défendre  du  besoin  d'y  toucher  encore.  Cette  infir- 
mité, particulière  aux  ministres  déchus,  peut  tarder  quelquefois  à  se  mani- 
fester, mais  il  est  bien  rare  qu'elle  n'éclate  pas  un  jour  ou  l'autre.  —  Entre 
tous  ces  hommes  qui  aspirent  au  gouvernement,  ceux-ci  parce  qu'ils  ont 
l'impatience  de  la  veille ,  ceux-là  parce  qu'ils  cèdent  à  la  nostalgie  du  len- 
demain, il  s'établit  doucement,  tacitement,  sans  délibération  préalable,  par 
le  jeu  naturel  des  passions  humaines,  une  communauté  d'opposition  à  la- 
quelle les  questions  du  moment  donnent  plus  ou  moins  de  puissance  et  de 
solidité. 

Dans  la  circonstance  présente,  le  cabinet  avait  été  créé  pour  mener  éner- 
giqueraent  la  guerre.  Afin  de  lui  faire  échec,  on  se  trouvait  donc  conduit  à 
imaginer  un  pa7'ti  de  la  paix.  Le  drapeau  fut  bientôt  arboré,  et  de  toutes 
parts  accoururent  des  volontaires  bien  étonnés  de  se  voir  associés  pour  la 
même  cause.  M.  Cobden  et  ses  amis  furent  des  premiers,  c'est  tout  simple. 
Eux,  du  moins,  étaient  conséquens;  mais  M.  Disraeh,  qui  avait  déversé  tant 
de  sarcasmes  sur  la  mollesse  avec  laquelle,  selon  lui,  la  guerre  avait  été  sou- 
tenue jusque-là,  M.  Disraeli,  qui,  à  la  veille  des  vacances  de  la  Pentecôte,  pro- 
voquait de  la  chambre  une  déclaration  catégorique,  de  peur  que,  pendant 
ces  vacances,  le  ministère  «  ne  signât  clandestinement  une  paix  honteuse;  » 
mais  sir  James  Graham,  M.  Gladstone,  M.  Sidney  Herbert  et  tant  d'autres, 
tous  membres  ou  défenseurs  du  dernier  cabinet,  tous  engagés  solidairement 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  677 

dans  la  politique  de  la  guerre,  ceux-là  faisaient,  il  faut  en  convenir,  une 
assez  singulière  figure  à  côté  des  radicaux  de  l'école  de  Manchester. 

Cette  première  levée  de  boucliers  réussit  peu.  On  en  prépara  une  autre. 
M.  Layard  lança  sa  fameuse  motion  pour  la  réforme  administrative.  Assuré- 
ment cette  motion  avait  du  bon,  et  en  toute  autre  circonstance  elle  eût  mé- 
rité d'être  prise  en  considération  :  de  grands  abus  existent  en  effet  dans  les 
diverses  branches  de  l'administration  civile,  militaire,  judiciaire;  mais  il 
est  évident  qu'avant  tout  cette  motion  impliquait  un  vote  d'hostilité  contre 
le  nouveau  cabinet.  Or  celui-ci  n'était  pas  plus  particulièrement  responsable 
que  ses  prédécesseurs  des  vices  signalés  dans  la  gestion  générale  et  tradi- 
tionnelle des  affaires.  Aussi  plusieurs  des  anciens  ministres  qui  se  trouvaient 
en  ce  moment  engagés  dans  la  ligue  contre  lord  Palmerston  ne  se  sentirent- 
ils  pas  le  courage  de  faire  une  campagne  sur  ce  terrain  glissant  pour  eux; 
M.  Gladstone  blàma  publiquement  l'initiative  prise  im  peu  à  la  légère  par 
M.  Layard,  et  la  motion  fut  rejetée  par  359  voix  contre  46. 

Ces  deux  avortemens  successifs  semblaient  devoir  ralentir  l'ardeur  des  as- 
saillans.  Malheureusement  pour  le  cabinet,  il  y  avait  parmi  ses  membres  un 
homme  dont  la  position  équivoque  donnait  étrangement  prise  à  la  critique, 
même  aux  yeux  des  spectateurs  les  moins  passionnés.  On  sait  que  lord  John 
Russell,  tout  en  acceptant  un  département  tant  soit  peu  secondaire  dans  les 
conjonctures  présentes,  était  allé  à  Vienne  représenter  la  pensée  du  gouver- 
nement anglais  au  sein  de  la  conférence.  Ses  instructions  étaient  précises  :  il 
devait  y  maintenir  les  quatre  points  de  garantie  posés  d'un  commun  accord 
par  la  France  et  l'Angleterre.  On  devait  d'autant  moins  douter  de  sa  persévé- 
rance à  les  défendre,  qu'en  mainte  occasion,  au  milieu  du  parlement,  il  avait 
parlé  de  ces  quatre  points  comme  d'un  minimum  auquel  il  était  impossible  de 
rien  retrancher,  sous  peine  de  se  condamner  à  une  déception.  A  Vienne,  lord 
John  Russell  prêta  cependant  l'oreille  à  d'autres  propositions,  et  les  transmit 
à  son  gouvernement,  qui  les  rejeta.  Que  lord  John  Russell  eût  changé  d'avis, 
cela  n'avait  rien  d'extraordinaire  ni  même  de  blâmable.  Les  conférences, 
les  discussions,  ont  précisément  pour  objet  d'éclairer  les  esprits  et  de  modi- 
fier des  opinions  préconçues.  Si  chacun  y  apportait  des  idées  immuables,  à 
quoi  bon  se  réunir  et  engager  un  débat?  Lord  John  Russell  avait  donc  par- 
faitement le  droit  d'adopter  à  Vienne  d'autres  vues  que  celles  qu'il  avait  en 
partant  de  Londres.  Ce  qui  est  moins  explicable  de  la  part  d'un  homme  pro- 
fondément versé  dans  les  habitudes  constitutionnelles,  c'est  que,  n'ayant 
pu  faire  partager  à  ses  collègues  sa  nouvelle  manière  de  voir,  il  ait  continué 
à  siéger  à  côté  d'eux,  exposé  tous  les  jours  soit  à  s'entendre  demander 
compte  d'opinions  qui  n'étaient  plus  les  siennes,  soit  à  trahir  quelque  dissi- 
dence qui  ne  pouvait  que  nuire  à  la  considération  du  gouvernement.  En 
France,  M.  Drouyn  de  Lhuys,  qui  se  trouvait  dans  une  situation  analogue, 
mais  qui  n'avait  pas  à  répondre  à  des  interpellations  parlementaires,  s  était 
cru  obligé  de  résigner  ses  fonctions  ministérielles.  A  plus  forte  raison  la 
retraite  semblait-elle  être  un  devoir  dans  les  conditions  gênantes  et  délicates 
que  crée  à  un  homme  d'état  sa  présence  obligée  à  la  chambre  des  communes. 
Lord  John  Russell  ne  le  comprit  pas  ainsi.  11  resta  aux  affaires,  comme  s'il 
devait  lui  être  possible  de  se  faire  assez  petit  pour  n'y  être  pas  aperçu.  En 
ce  point,  il  ne  se  rendait  pas  justice,  et  l'opposition  avait  trop  d'intérêt  à  re- 


678  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

connaître  son  importance  pour  l'oublier  ainsi  dans  les  bagages  ministériels. 
On  le  somma  d'expliquer  sa  situation.  Lord  John  Russell  chercha  d'abord  à 
faire  tête  à  l'orage,  en  alléguant  que  depuis  la  clôture  des  conférences  de 
Vienne,  et  en  présence  des  nouveaux  succès  obtenus  par  les  armées  alliées, 
il  était  revenu  à  sa  première  opinion,  —  que  la  guerre  devait  être  poussée 
avec  vigueur  jusqu'à  ce  que  la  Russie  eût  accordé  à  l'Europe  les  garanties 
formulées  dans  les  quatre  points.  Hélas!  cette  nouvelle  évolution  ne  le  sauva 
pas.  Lui-même  lînit  par  s'apercevoir  que  la  position  n'était  plus  tenable,  et, 
pour  couper  court  aux  nouvelles  attaques  dont  il  se  voyait  menacé,  il  se  dé- 
cida à  remettre  sa  démission  entre  les  mains  de  la  reine. 

C'était  trop  tard.  Dans  l'espace  de  quelques  mois,  lord  John  Russell,  qui 
passe  pourtant  pour  un  habile  manœuvrier  politique,  n'avait  réussi  qu'à 
s'aliéner  tout  le  monde.  Membre  influent  du  cabinet  de  lord  Aberdeen,  il 
avait,  au  commencement  de  l'année,  sacrifié  peu  généreusement  aux  mur- 
mures de  l'opinion  quatre  ou  cinq  de  ses  collègues,  y  compris  Je  chef  du 
cabinet.  Avait-il  du  moins  gagné  en  ascendant  sur  les  affaires  ce  que  cette 
conduite  devait  lui  faire  perdre,  sous  le  rapport  du  caractère,  aux  yeux  de 
ceux  qu'il  venait  d'abandonner?  Non.  Sa  position  s'était  au  contraire  amoin- 
drie. Il  n'avait  travaillé  qu'au  profit  de  lord  Palmerston  :  de  ministre  diri- 
geant dans  les  communes,  il  était  tombé  dans  un  département  presque 
étranger  au  mouvement  politique;  il  n'était  plus,  dans  le  nouveau  cabinet, 
qu'une  espèce  de  maître  Jacques,  mdifTéremment  employé  tantôt  à  la  beso- 
gne diplomatique,  tantôt  à  l'administration  coloniale.  Et  même,  dans  cette 
situation,  si  peu  conforme  à  son  passé,  si  peu  à  la  hauteur  de  ses  prétentions, 
il  avait  trouvé  moyen  de  manquer  doublement  à  l'esprit  de  son  rôle  :  ambas- 
sadeur, il  s'était  écarté  des  instructions  qui  lui  avaient  été  données  ;  minis- 
tre, il  s'était  obstiné  à  partager  la  responsabilité  des  collègues  qui  venaient 
de  le  désavouer,  et  il  avait  fallu  l'intervention  du  parlement  pour  l'expulser 
en  quelque  sorte  du  cabinet. 

Accomplie  dans  de  telles  conditions,  la  retraite  de  lord  John  Russell  ne 
pouvait  être  une  cause  de  faiblesse  pour  le  ministère  Palmerston.  On  appela 
au  département  des  colonies  sir  William  Molesworth,  que  sa  compétence 
spéciale  désignait  à  tous  les  suffrages,  et  ce  choix,  outre  ce  qu'il  annonçait 
d'intelligent  en  lui-même,  avait  alors  cet  avantage  particulier  d'enlever  un 
argument  aux  bruyans  promoteurs  de  la  réforme  administrative.  Ceux-ci 
reprochaient  au  gouvernement  de  se  recruter  toujours  dans  les  mêmes  cote- 
ries aristocratiques,  de  donner  les  principaux  emplois,  non  au  mérite,  mais 
à  la  faveur  et  au  népotisme.  La  nomination  de  sir  William  Molesworth  au 
poste  laissé  vacant  par  lord  John  Russell  était  une  réponse  à  ce  reproche, 
et  indiquait  une  tendance  à  donner  satisfaction  à  ce  qu'il  y  a  de  légitime 
dans  les  plaintes  de  l'opinion  publique. 

Depuis  la  clôture  de  la  session,  la  préoccupation  visible  de  lord  Palmerston 
a  été  d'amortir  ainsi  les  difficultés  contre  lesquelles  il  avait  eu  à  lutter  pen- 
dant le  cours  des  débats  parlementaires.  Comme  on  l'a  vu,  ces  difficultés 
étaient  de  deux  natures  :  d'une  part,  l'opposition  s'était  grossie  de  recrues 
importantes,  sinon  par  le  nombre,  du  moins  par  le  talent.  M.  Gladstone,  sir 
James  Graham,  M.  Sidney  Herbert,  en  un  mot  les  hommes  qui  composent 
l'ancienne  pléiade  peelite,  seront  toujours  des  adversaires  à  redouter,  quel- 


REVUE.  CHRONIQUE.  679 

que  fausse  que  soit  la  position  où  les  jettent  momentanément  les  nécessités 
«le  la  tactique.  D'autre  part,  le  drapeau  de  la  réforme  administrative,  en 
ralliant  la  bourgeoisie  riche  qui  tient  à  prendre  une  part  plus  grande  au 
gouvernement  du  pays,  s'élevait  comme  une  menace  sérieuse  pour  tout 
ministère  qui  ne  saurait  pas  se  décider  à  des  concessions  convenables. 
Aussi  qu'a  fait  lord  Palmerston?  Sir  William  Moleswortli  étant  mort  peu 
de  temps  après  son  entrée  aux  affaires,  le  chef  du  cabinet  s'est  empressé 
d'offrir  sa  succession  au  fils  du  comte  de  Derby.  Le  fils  du  comte  de  Derby 
a  refusé.  Lord  Palmerston  s'est  alors  tourné  vers  M.  Sidney  Herbert.  M.  Sid- 
ney  Herbert  a  refusé.  Peut-être  fallait -il  s'attendre  à  ce  double  échec,  car  les 
deux  hommes  auxquels  on  s'adressait  sont  bien  engagés  aujourd'hui  dans 
les  combinaisons  hostiles  au  ministère;  mais  la  tentative  qui  a  été  faite 
prouve  du  moins  combien  était  réel  le  désir  d'ouvrir  une  brèche  dans  ce 
cercle  d'opposition  qui  allait  se  rétrécissant  tous  les  jours. 

Faute  de  pouvoir  entamer  l'espèce  de  blocus  formé  autour  de  lui,  lord 
Palmerston  a  dû  se  contenter  d'arrangemens  plus  modestes.  Il  a  appelé  au 
département  des  colonies  un  homme  laborieux,  éclairé,  resté  à  l'écart  de 
tous  les  partis,  M.  Labouchère.  C'est  un  bon  choix  certainement  au  point 
de  vue  de  la  gestion  des  affaires;  mais  il  n'a  aucune  signification  politique, 
et  n'ajoute  rien  à  l'influence  parlementaire  du  cabinet.  Quelques  autres  re- 
maniemens  attestent  plus  clairement  encore  l'embarras  du  premier  ministre. 
Le  duc  d'Argyll  était  lord  du  sceau  privé;  on  en  fait  un  grand-maître  des 
postes,  et  on  confie  le  sceau  privé  à  lord  Harrowby,  qui  était  chancelier  du 
duché  de  Lancastre.  Il  est  bien  évident  que  de  pareils  replâtrages  ne  sau- 
raient rien  changer  au  fond  des  choses.  Ce  sont  de  simples  mutations  de 
titres  et  de  résidences  officielles.  M.  Talbot  Raines,  qui  présidait  le  bureau 
de  la  loi  des  pauvres  dans  la  session  dernière,  et  qui  s'était  démis  de  ses 
fonctions,  reparait  avec  le  titre  de  chancelier  du  duché  de  Lancastre  et 
avec  le  droit  de  siéger  dans  le  cabinet.  C'est  un  représentant  de  la  classe 
moyenne,  et,  en  l'appelant  à  lui,  lord  Palmerston  a  encore  voulu  donner, 
dans  la  mesure  du  possible,  un  gage  de  sa  disposition  à  écarter  le  reproche 
d'exclusivisme.  Enfin  lord  Stanley  d'Alderley,  président  du  bureau  de  com- 
merce, est  également  appelé  à  prendre  part  aux  déJibérations  du  conseil. 
Ces  deux  dernières  promotions,  en  faisant  monter  au  rang  le  plus  élevé  des 
hommes  qui  ne  sont  pas  sans  valeur  assurément,  mais  qui  jusqu'à  présent 
avaient  paru  à  leur  place  dans  des  fonctions  purement  administratives,  ne 
sont-elles  pas  la  preuve  qu'il  y  a  pénurie  de  premiers  sujets,  et  qu'on  en  est 
réduit  aux  doublures? 

Sous  ce  rapport,  on  peut  le  dire,  l'œuvre  politique  de  lord  Palmerston  a 
échoué.  Il  n'a  réussi  ni  à  dissoudre  la  coalition  organisée  dès  la  session  der- 
nière, nia  renforcer  son  ministère  par  l'adjonction  d'hommes  considérables, 
ni  même  à  trouver  ces  capacités  nouvelles  sur  lesquelles,  au  dire  de  cer- 
tains prôneurs  de  la  réforme  administrative,  il  était  si  facile  de  mettre  la 
main.  C'est  un  malheur  sans  doute,  mais  il  n'a  pas  dépendu  de  lui  de  s'y 
dérober. 

Dans  les  chambres  donc,  pendant  la  nouvelle  session  qui  commence,  lord 
Palmerston  aura  probablement  plus  de  difficultés  à  vaincre  qu'il  n'en  a 
rencontré  pendant  la  session  dernière.  Le  nombre  de  ses  adversaires,  loin 


(580  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'avoir  diminué,  se  sera  accru,  et,  répétons-le,  l'importance  parlementaire 
de  plusieurs  d'entre  eux  ne  serait  pas  impunément  dédaignée.  En  outre,  le 
cabinet  a  déjà  duré  un  an,  et  le  temps,  qui  semblerait  devoir  être  un  auxi- 
liaire pour  les  ministres,  n'est  bien  souvent  qu'une  difficulté  de  plus.  Ce 
qu'on  ne  demande  pas  à  des  hommes  nouveaux,  on  peut  l'exiger  sans  in- 
justice d'hommes  qui  ont  eu  le  loisir  de  mûrir  leurs  résolutions  et  de  com- 
biner leur  plan  de  conduite.  A  cet  égard  aussi,  la  session  qui  commence 
n'aplanira  pas  les  obstacles  devant  lord  Palmerston.  Questions  financières, 
questions  politiques,  tout  l'ensemble  de  ses  mesures  sera  examiné  de  plus 
près  :  il  est  donc  condamné,  sous  peine  d'échouer,  à  déployer  une  supério- 
rité marquée,  une  habileté  incontestable.  11  entre  dans  la  phase  critique 
des  hommes  d'état. 

Ouant  aux  faits  accomplis  depuis  la  clôture  du  parlement,  ils  ne  four- 
nissent pas  encore  un  terrain  bien  solide  d'opposition  contre  lui.  Au  de- 
dans, le  calme  a  été  maintenu  sans  efforts,  malgré  quelques  luttes  entre 
les  maîtres  et  les  ouvriers  de  certains  districts  manufacturiers  sur  l'éter- 
nelle question  des  salaires.  Au  dehors,  des  complications  ont  éclaté  dans  les 
rapports  avec  les  États-Unis.  Le  démêlé  n'a  pas  encore  pris  de  grandes  pro- 
portions, mais  il  exige  beaucoup  de  tact  et  de  souplesse  de  la  part  du  gou- 
vernement anglais.  Il  a  pris  sa  source  à  la  fois  dans  deux  ordres  de  faits 
très  différens.  D'une  part,  les  États-Unis  se  plaignent  que  le  représentant 
de  l'Angleterre  dans  l'Amérique  du  Nord  ait  violé  leur  neutralité  en  procé- 
dant à  des  enrôlemens  pour  recruter  l'armée  anglaise;  d'autre  part,  l'envoi 
de  forces  navales  dans  les  eaux  qui  baignent  les  côtes  de  l'Amérique  cen- 
trale a  éveillé  des  susceptibilités  qui  ne  demandent  d'ailleurs  qu'à  faire  du 
bruit.  La  première  question  a  créé  une  situation  difficile  à  M.  Crampton, 
représentant  du  gouvernement  britannique  dans  la  république  fédérale; 
mais,  s'il  y  a  eu  imprudence  ou  indiscrétion  dans  sa  conduite,  le  gouverne- 
ment peut  sans  inconvénient  ne  pas  élever  jusqu'à  lui  la  responsabilité  en- 
courue par  cet  agent.  C'est  là  matière  à  examen  et  à  discussion.  La  seconde 
question  n'est  pas  non  plus  de  celles  qui  ne  puissent  se  vider  que  par  la 
force.  Les  États-Unis  sont  d'autant  moins  en  droit  de  trouver  étranges  les 
alarmes  inspirées  au  gouvernement  anglais  par  les  tentatives  des  flibus- 
tiers américains  pour  s'emparer  de  ce  qui  ne  leur  appartient  à  aucun  titre, 
que  le  gouvernement  américain  lui-même  a  eu  à  désavouer  ces  flibustiers 
et  à  sévir  contre  eux.  Tout  récemment  il  a  refusé  de  recevoir  le  colonel 
French,  qu'un  des  chefs  de  ces  souverains  improvisés  dans  les  possessions 
d  autrui  lui  avait  envoyé  comme  son  représentant  officiel.  Il  a  de  plus  fait 
saisir  dans  le  port  de  Ne w^- York  un  bateau  à  vapeur,  le  Northent  Lhjht, 
qui  portait  des  renforts  et  des  munitions  à  cette  croisade  de  brigandage. 
Des  faits  païens  et  indéniables,  la  conduite  même  du  gouvernement  fédé- 
ral, justifient  donc,  sous  ce  point  de  vue,  les  mesures  de  précaution  que 
l'amirauté  anglaise  a  pu  ordonner.  11  est  vrai  qu'on  attribue  d'autres  des- 
seins au  cabinet  britannique  :  on  l'accuse  de  vouloir  se  soustraire  aux 
engagemens  du  traité  conclu  le  d9  avril  1850,  traité  par  lequel  les  deux 
pays  s'étaient  également  interdit  toute  occupation  de  territoire,  tout  pro- 
jet de  colonisation  ou  de  fortification  dans  le  Nicaragua,  Costa-Rica  et  le 
pays  des  Mosquitos.  L'accusation  est  peu  vraisemblable,  et  l'on  croira  dif- 


REVUE.  CHROMQUE.  681 

flcilement  que  l'Angleterre  rêve  aujourd'hui  de  pareilles  conquêtes,  sur- 
tout après  s'en  être  fermé  le  chemin  par  un  traité  formel.  Toutefois  il  ne 
faut  pas  se  dissimuler  que,  dans  la  crise  où  se  débat  actuellement  le  parti 
gouvernant  en  Amérique,  il  est  nécessaire  d'avoir  dix  fois  raison  pour  ne 
pas  se  créer  des  occasions  de  querelles  avec  lui.  Le  général  Pierce  touche 
au  terme  de  son  pouvoir;  il  est  menacé  de  rentrer  bientôt,  lui  et  tout  son 
parti,  dans  l'obscurité  d'où  l'avaient  momentanément  tiré  les  caprices  du 
scrutin.  Ses  compétiteurs  sont  nombreux  et  tellement  divisés,  que,  depuis 
les  premiers  jours  de  décemljre,  ils  n'ont  pu  parvenir,  dans  la  chambre  des 
représentans,  à  se  mettre  d'accord  pour  le  choix  d'un  président  de  cette  as- 
semblée. Dans  une  situation  aussi  troublée,  quand  tous  les  partis  sont  tour- 
mentés d'une  égale  impuissance,  le  besoin  des  diversions  extérieures  est 
bien  vif,  et  chacun,  faute  d'être  naturellement  accepté,  songe  à  se  rendre 
nécessaire.  Donc  c'est  à  qui  surexcitera  l'amour-propre  américain,  lequel 
n'est  pas  peu  irritable;  c'est  à  qui  traitera  les  questions  pendantes  au  point 
de  vue  exclusif  du  succès  électoral.  La  tactique  est  d'autant  plus  facile, 
qu'on  se  figure  assez  volontiers  là-bas  l'Angleterre  très  suffisamment  occu- 
pée par  la  gu^re  contre  la  Russie.  Pour  peu  que  lord  Palmerston  se  laissât 
aller  à  quelque  intempérance  de  langage  ou  d'alldre,  il  se  mettrait  bientôt 
de  ce  côté-là  quelque  méchante  affaire  sur  les  bras,  et  sa  situation  politique 
ne  manquerait  pas  d'en  être  profondément  affectée  dans  le  parlement,  en 
face  d'adversaires  prompts  à  profiter  de  toutes  les  fautes. 

Sur  la  question  de  la  guerre  actuelle,  l'opposition  n'a  pas  encore  non 
plus  beaucoup  de  prise  contre  lui.  En  dehors  de  la  sphère  parlementaire, 
nul  doute  que  l'opinion  ne  lui  ait  été,  jusqu'ici  du  moins,  généralement 
favorable.  C'est  là  un  fait  qui  ressort  avec  évidence  de  toutes  les  mani- 
festations populaires.  Lisez  les  comptes-rendus  des  nombreux  meetings  qui, 
depuis  la  clôture  de  la  session,  ont  entretenu  la  vie  politique  dans  toute 
l'étendue  des  trois  royaumes.  Sur  vingt  réunions,  vous  en  trouverez  dix- 
huit  où  la  majorité  s'est  prononcée  d'une  manière  non  équivoque  dans  le 
sens  de  la  direction  imprimée  par  lui  aux  affaires.  Les  sifflets  qui  ont  ac- 
cueilli lord  John  RusscU  et  l'ont  empêché  de  parler  à  Guildhall,  le  jour  de 
l'installation  du  nouveau  lord-maire,  sont  à  cet  égard  un  témoignage  d'au- 
tant plus  frappant,  qu'ici  le  mécontentement  prenait  la  forme  d'une  incon- 
venante ingratitude.  Le  caractère  politique  de  lord  John  Russell  peut  être 
diversement  apprécié;  néanmoins,  dans  la  circonstance  dont  il  s'agissait,  au 
milieu  de  ce  banquet  qui  inaugurait  l'avènement  d'un  israélite  à  la  plus 
haute  dignité  municipale,  on  n'aurait  pas  dû  oublier  les  efforts  persévérans 
de  l'ancien  ministre  pour  faire  rayer  de  la  législation  anglaise  les  incapa- 
cités humiliantes  qui  atteignent  encore,  sur  le  seuil  de  la  chambre  des  com- 
munes, les  coreligionnaires  de  M.  David  Salomons.  Cet  oubli  des  bienséances, 
de  la  part  de  la  Cité,  est  assurément  fort  blâmable;  mais  il  n'en  atteste  que 
mieux  l'état  des  esprits.  On  aurait  été  moins  brutal,  si  l'on  eût  été  plus  indif- 
férent. 

Dans  le  parlement,  lord  Palmerston  ne  rencontre  pas  des  sympathies  aussi 
vives:  c'est  là  un  fait  également  certain,  qu'explique  tout  ce  qui  précède; 
mais,  au  milieu  des  difficultés  qui  l'attendent,  l'influence  du  dehors,  péné- 
trant pour  ainsi  dire  par  les  fenêtres,  lui  viendra  puissamment  en  aide,  s'il 


082  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

sait  résister  à  la  tentation  d'en  abuser.  Avantles  dernières  nouvelles  de  Saint- 
Pétersbourg,  plusieurs  des  chefs  du  parti  de  la  paix  étaient  fort  embarrassés 
pour  choisir  leur  terrain  d'attaque.  Ils  avaient  à  ménager  des  antécédens 
qui  exigeaient  d'eux  une  grande  dextérité  de  manœuvres,  et,  quoi  qu'on 
fasse,  la  palinodie  sera  toujours  un  art  difficile.  Les  amis  de  M.  Cobden,  qui 
constituent  l'ancien  élément  du  parti  de  la  paix,  qui  sont  comme  les  vieux 
grognards  de  cette  cause,  qui  n'ont  à  se  reprocher  d'avoir  voté  ni  un  homme 
ni  un  shilling  pour  faire  la  guerre  à  la  Russie,  ceux-là,  il  faut  le  reconnaître, 
étaient  infiniment  plus  libres.  Cependant  il  ne  paraît  pas  que  cette  liberté  de 
mouvemens  les  ait  rendus  plus  redoutables.  Le  pamphlet  tout  récent  qu'on 
peut  considérer  comme  leur  manifeste  {Next?  and  Next?  )  blesse  par  tant  de 
points  le  sentiment  anglais,  est  tellement  antipathique  aux  tendances  de 
l'esprit  public,  et  arrive  à  des  conclusions  si  incroyables,  qu'en  vérité  lord 
Palmerston  lui-même  ne  pouvait  rien  souhaiter  de  mieux  pour  nuire  à  ses 
adversaires.  Les  habiles  auraient  eu  bien  du  mal  à  se  donner  pour  détruire 
le  mauvais  effet  de  cette  fâcheuse  entrée  en  campagne. 

Mais  la  dépèche  du  17  janvier,  qui  a  ouvert  des  perspectives  si  inatten- 
dues, donne  maintenant  à  l'opposition  un  point  de  ralliement  assez  fort  et 
assez  large,  pour  que  celle-ci  soit  en  mesure  de  menacer  sérieusement  le  mi- 
nistère. Il  ne  s'agit  idus,  comme  auparavant,  d'abandonner  honteusement 
la  partie  sans  avoir  obtenu  de  la  Russie  les  concessions  qu'au  début  de  la 
guerre  on  déclarait  nécessaires  au  repos  de  l'Europe.  Il  ne  s'agit  plus,  ainsi 
que  le  proposait  la  brochure  Next?  and  Next?  de  dire  à  l'Allemagne  :  «  En 
définitive,  c'est  vous  surtout  que  l'ambition  russe  menace.  Arrangez -vous 
pour  la  réfréner;  quant  à  nous,  nous  y  renonçons!  «  Non,  aujourd'hui  la 
Russie  cède,  elle  souscrit  aux  conditions  dictées  par  les  puissances  occiden- 
tales, elle  subit  les  conséquences  de  sa  défaite,  et  dès  lors  le  but  de  la  guerre 
peut  paraître  complètement  atteint.  Si,  comme  il  y  a  lieu  de  le  croire,  la 
Russie  s'est  résignée  sans  arrière-pensée,  si  la  France,  qui  a  dès  le  début  ac- 
cepté la  lutte  plus  résolument  que  l'Angleterre,  et  qui  n'a  laissé  à  personne 
le  droit  de  se  montrer  plu  ■  difficile  qu'elle-même  touchant  les  garanties  de  la 
paix,  si  la  France  est  d'avis  qu'il  y  a  lieu  de  s'arrêter  et  de  remettre  l'épée 
dans  le  fourreau,  lord  Palmerston  n'aurait  pas  seulement  mauvaise  grâce  à 
vouloir  prolonger  la  guerre,  il  compromettrait  gratuitement  la  position  que 
les  circonstances  et  sa  propre  habileté  lui  ont  faite.  La  paix  n'en  serait  pas 
moins  signée,  et  il  n'en  aurait  ni  le  mérite  ni  l'honneur.  L'opiuion  sérieuse 
et  sensée  qui  l'a  soutenu  jusqu'à  présent  contre  de  maladroites  hostilités  se 
séparerait  bientôt  de  lui,  et  ses  adversaires  s'empareraient  de  l'inappréciable 
levier  qu'il  aurait  laissé  échapper  de  ses  mains.  Le  langage  d'une  partie  de 
la  presse  anglaise  semble,  il  est  vrai,  présager  un  autre  résultat;  mais  les 
journaux  sont  ici  un  peu  comme  le  mulet  de  la  fable, 

Altum  portans  tintinnabulum, 


et  ce  n'est  pas  un  homme  expérimenté  comme  lord  Palmerston  qui  doit 
régler  sa  marche  sur  le  bruit  de  leurs  grelots. 

Deux  mots  peuvent  résumer  ce  qu'il  y  a  de  nouveau  dans  sa  situation  pré- 
sente : —  précédemment,  la  guerre  seule  étant  possible,  il  avait  le  droit  de 
dire  que  sa  politique  était  à  la  fois  commandée  par  la  nécessité,  par  le  de- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  683 

voir,  par  rhonneur  même  de  l'Angleterre.  C'était  un  grand  avantage  dans 
le  débat,  et  en  cas  d'échec  au  sein  du  parlement  c'était  une  grande  ressource 
pour  réussir  en  faisant  appel  au  pays.  —  Aujourd'hui,  la  paix  devenant  pos- 
sible, il  perd  cette  triple  excuse  de  la  nécessité,  du  devoir,  de  l'honneur.  Il 
ne  poursuivrait  plus  la  guerre  que  par  une  sorte  de  fantaisie.  Or  une  fan- 
taisie qui  coûte  tant  d'or  et  tant  de  sang  peut  bien  passer  par  la  tête  d'un 
homme,  si  l'ivresse  du  pouvoir  lui  donne  un  moment  de  vertige,  mais  elle 
ne  saurait  être  supportée  longtemps  par  un  peuple  qui  a  un  bon  sens  pro- 
fond, une  dette  de  23  milliards,  des  impôts  portés  à  leur  maximum  (1), 
et  dont  la  véritable  vocation  est  bien  moins  d'étonner  le  monde  par  des 
prouesses  militaires  que  de  le  conquérir  pacifiquement  au  progrès  par  les 
splendeurs  de  sa  civihsation.  J.  Perodeaud. 


REVUE  LITTÉRAIRE. 

La  comédie  par  laquelle  M.  Paul  de  Musset  vient  d'aborder  le  théâtre,  —  la 
Revanche  de  Lauzi/n,  —  a  obtenu  un  succès  qui  doit  encourager  l'auteur  et 
hii  prouver  qu'il  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  se  faire  écouter.  La  franchise  du 
dialogue,  la  gaieté  des  reparties  lui  ont  tout  d'abord  concilié  le  parterre  et  les 
loges.  Ses  amis  lui  diront  peut-être  qu'il  n'a  plus  rien  à  apprendre,  que  la 
voie  est  ouverte  devant  lui,  qu'il  n'a  plus  qu'à  marcher  sans  consulter  per- 
sonne. Qu'il  se  défie  de  ses  amis,  s'ils  lui  accordent  des  louanges  sans  ré- 
serve. J'ai  entendu  avec  plaisir  la  Revanche  de  Lauzun,  j'ai  ri  avec  tout  le 
monde,  et  je  reconnais  volontiers  que  c'est  un  agréable  divertissement.  Ce- 
pendant le  talent  de  M.  Paul  de  Musset  est  de  trop  bonne  maison  pour  ne 
pas  exiger  un  avis  sincère,  et  je  lui  dirai  sans  détour  que  son  œuvre  nou- 
velle, bien  qu'applaudie,  est  plutôt  une  spirituelle  espièglerie  qu'une  co- 
médie dans  le  vrai  sens  du  mot.  La  rapidité  de  l'action,  les  traits  d'esprit 
qui  ne  se  font  jamais  attendre,  peuvent  effacer  pendant  une  soirée  les  dé- 
fauts que  je  signale.  L'heure  de  la  réflexion  venue,  et  cette  heure  vient  tou- 
jours, le  spectateur  s'aperçoit  qu'il  n'a  pas  assisté  à  la  représentation  d'une 
œuvre  comique.  M.  Paul  de  Musset  est  connu  depuis  longtemps  comme  un 
aimable  conteur.  11  sait  intéresser,  il  sait  émouvoir;  il  voit  bien,  il  observe 
avec  finesse,  il  donne  à  ses  souvenirs  une  tournure  leste  et  pimpante  qui 
plaît  aux  lecteurs  et  surtout  aux  lectrices.  Toutes  ces  qualités,  dont  je 
n'entends  pas  contester  la  valeur,  se  retrouvent  dans  la  Revanche  de  Lau- 
zun. C'est  le  même  éclat,  la  même  fraîcheur,  la  même  jeunesse,  le  même 
entrain.  La  plupart  des  œuvres  jouées  sur  nos  théâtres  depuis  quelques 
années  ne  sont  que  des  répétitions  de  choses  déjà  connues.  Le  parterre, 
en  les  écoutant,  applaudit  de  confiance  des  plaisanteries  apostillées  déjà  par 
les  applaudissemens  de  l'année  précédente.  Rien  de  pareil  chez  M.  Paul 
de  Musset;  l'esprit  dont  il  use  est  bien  à  lui.  Ses  épi  grammes  sont  tirées  de 
son  propre  fonds.  C'est  là  sans  doute  un  précieux  avantage.  L'agréable 
soirée  que  nous  devons  à  l'auteur  ne  change  pourtant  rien  aux  condi- 

(1)  Exemple  :  l'impôt  sur  le  revenu,  qui,  en  1854,  s'élevait  à  185  millions,  a  atteint, 
en  1855,  près  de  350  millions.  La  charge  a  été  presque  doublée  de  ce  chef-là  seulement  ! 


684  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tions  de  la  comédie,  et  tout  compte  fait,  la  Revanche  de  Lauzun  ne  satis- 
fait pas  à  ces  conditions.  Je  ne  cliicanerai  pas  M.  Paul  de  Musset  sur  la 
donnée  qu'il  a  choisie  ou  imaginée,  peu  importe.  Lauzun  veut  gagner 
avec  la  duchesse  de  Berri,  fille  du  régent,  la  partie  qu'il  a  perdue  avec 
M"*^  de  Montpensier,  et  comme  il  a  soixante-dix  ans,  il  charge  son  neveu 
de  tenir  les  cartes,  en  se  réservant  de  le  guider  par  ses  conseils.  Y  a-t-il 
dans  cette  donnée  l'étoffe  d'une  comédie?  Je  ne  refuse  pas  de  le  croire; 
mais  pour  que  la  comédie  se  fasse,  il  est  absolument  nécessaire  que  Lauzun 
demeure  fidèle  au  caractère  que  l'histoire  lui  attribue,  qu'il  se  conduise  en 
homme  de  cour,  et  ne  déroge  pas  à  ses  habitudes.  M.  Paul  de  Musset  a-t-il 
tenu  compte  de  cette  nécessité?  Toute  la  question  est  là.  S'il  a  imaginé, 
pour  tirer  d'embarras  le  chevalier  de  Riom,  le  neveu  de  Lauzun,  des  stra- 
tagèmes que  la  comédie  désavoue  ou  n'accepte  qu'avec  répugnance,  les 
spectateurs  les  plus  indulgens  ont  le  droit  de  lui  dire  qu'il  s'est  trompé. 

Les  deux  premiers  actes,  je  m'empresse  de  le  dire,  valent  beaucoup  mieux 
que  les  deux  derniers ,  car  ils  nous  montrent  Lauzun  tel  que  nous  le  con- 
naissons par  l'histoire,  souple,  rusé,  railleur,  plein  de  confiance  dans  les 
ressources  de  son  esprit,  doutant  de  la  vertu,  hardi  dans  ses  entreprises, 
mais  toujours  élégant,  toujours  homme  de  cour,  n'oubliant  jamais  qu'il 
doit  pratiquer  le  vice  autrement  que  la  foule.  Le  premier  acte  surtout  est 
écrit  de  manière  à  désarmer  les  plus  difficiles.  La  duchesse  de  Berri,  acca- 
blée d'un  mortel  ennui,  est  venue  visiter  la  chartreuse  du  Luxembourg;  les 
courtisans  parlent  de  cette  fantaisie  comme  d'une  fuite  au  désert.  Un  orage 
terrible  surprend  la  belle  visiteuse.  Les  courtisans  s'épouvantent.  Comment 
sauver  son  altesse?  Où  va-t-elle  se  réfugier?  Le  chevalier  de  Riom,  présenté 
tout  à  l'heure  par  le  duc  de  Lauzun  à  la  duchesse  de  Berri,  qui  n'est  rien 
encore  dans  la  maison  de  la  fille  du  régent,  mais  qui  a  promesse  d'une  charge 
de  secrétaire,  est  désigné  par  elle-même  pour  la  dérober  à  ce  formidable 
danger.  Grâce  au  neveu  de  Lauzun,  son  altesse  ne  se  mouillera  pas  les  pieds. 
Le  chevalier  emporte  dans  ses  bras  la  duchesse  de  Berri,  et  malgré  les  éclats 
du  tonnerre,  malgré  les  éclairs  qui  sillonnent  la  nue,  il  franchit  les  ruis- 
seaux grossis  par  l'orage.  Il  se  dévoue  héroïquement  au  salut  de  la  prin- 
cesse; pour  la  ramener  dans  son  palais,  il  ne  craint  pas  d'affronter  un  rhume. 
Une  telle  abnégation  mérite  une  récompense,  et  c'est  en  effet  sur  ce  hardi 
sauvetage  que  repose  toute  la  pièce.  Comment  porter  dans  ses  bras  une  femme 
jeune  et  belle  sans  être  ému  un  peu  plus  que  ne  le  voudrait  l'étiquette?  Com- 
ment se  sentir  pressée  contre  le  cœur  d'un  homme  jeune  et  hardi  sans  ou- 
blier l'obscurité  de  sa  famille?  Le  danger  partagé  n'abrège-t-il  pas  la  dis- 
tance? Le  chevalier  de  Riom  et  la  duchesse  de  Berri  sont  saisis  d'une  soudaine 
et  mutuelle  passion.  Tout  ce  premier  acte  est  conduit  avec  une  adresse,  une 
agilité,  une  prestesse  qui  disposent  merveilleusement  l'esprit  du  spectateur. 

Le  second  acte,  moins  vif  que  le  premier,  est  cependant  plein  de  finesse 
et  de  vérité.  Lauzun,  instruit  de  l'aventure  de  son  neveu,  rêve  pour  lui  la 
plus  haute  fortune.  Quelle  revanche  à  prendre!  11  ne  s'agit  que  de  prouver 
au  chevalier  de  Riom  qu'une  princesse  de  sang  royal  peut  aimer  un  cadet 
de  Gascogne  aussi  bien  qu'une  tète  couronnée.  L'entretien  de  l'oncle  et  du 
neveu,  écouté  avec  une  attention  soutenue,  est  un  modèle  de  malice,  un 
traité  de  morale  mondaine  que  je  ne  recommande  pas  à  la  jeunesse,  mais 


REVUE.  CHRONIQUE.  685 

dont  la  comédie  s'accommode  très  bien.  Lauzun  explique  au  chevalier  la 
route  qu'il  doit  suivre,  et  lui  prédit  tous  les  incidons  du  roman  qui  com- 
mence. Sa  prédiction  s'accomplit  de  point  en  point,  et  l'auteur,  pour  ap- 
prendre au  chevalier  qu'il  est  aimé,  a  imaginé  une  sorte  d'aveu  qui  ferait 
honneur  à  Marivaux  :  «  Quand  je  serai  partie,  regardez  mon  éventail,  et 
vous  saurez  le  nom  de  l'homme  que  j'aime.  »  Sylvia  ne  dirait  pas  mieux.  Le 
chevalier  regarde  en  vain  l'éventail,  qui  demeure  muet.  Il  retourne  l'éven- 
tail, et  se  voit  dans  un  miroir  encadré  de  plumes  de  cygne.  La  princesse 
demande  à  son  père,  pour  M.  de  Riom,  un  brevet  de  capitaine  dans  les  dra- 
gons. Le  régent  signe  à  contre-cœur  et  voudrait  n'avoir  rien  signé,  quand 
11  apprend  que  M.  de  Riom  est  le  neveu  de  Lauzun.  Cependant  la  haute  for- 
tune du  chevalier  éveille  la  jalousie  du  lieutenant  des  gardes  de  son  altesse, 
qui  vient  le  provoquer.  Rendez-vous  est  pris  dans  les  fossés  de  la  chartreuse. 
Le  chevalier,  mis  aux  arrêts,  s'échappe  par  la  fenêtre.  11  revient  sans  bles- 
sure, après  avoir  fait  à  son  adversaire  une  légère  égratignure.  A  peine  est-il 
rentré  au  château,  à  peine  a-t-il  reçu  les  félicitations  de  la  femme  qu'il  aime, 
qu'on  vient  lui  demander  son  épée  au  nom  du  roi.  Le  régent  se  défie  du 
neveu  de  Lauzun,  et,  craignant  pour  sa  fille  l'entraînement  de  la  grande 
Mademoiselle,  il  s'en  délivre  par  une  lettre  de  cachet  :  M.  de  Riom  ira  mé- 
diter dans  l'île  Sainte-Marguerite  sur  le  néant  des  fortunes  de  cour. 

Au  troisième  acte,  la  comédie  fait  place  à  l'espièglerie.  Au  lieu  d'une  rail- 
lerie fine  et  mordante,  nous  n'avons  plus  qu'une  grosse  gaieté,  qui  réunit 
encore  de  nombreux  suffrages,  mais  qui  dénature  la  donnée  de  la  pièce.  La 
lutte  une  fois  engagée  entre  le  duc  de  Lauzun  et  le  régent,  l'amant  de  la 
grande  Mademoiselle,  au  lieu  de  chercher  la  victoire  en  homme  de  cour, 
imagine  un  stratagème  que  la  comédie  vraie  ne  saurait  accepter.  Il  sait  que 
son  neveu  est  en  route  pour  l'île  Sainte-Marguerite.  Le  prisonnier  doit  s'ar- 
rêter au  Bourg-la-Reine,  dans  une  auberge.  Lauzun  arrive  sur  les  traces  de 
son  neveu  et  imagine  un  plan  d'évasion  qui  nécessite  l'emploi  d'un  triple 
travestissement.  Le  plan  de  Lauzun  réussit,  et  je  dois  dire  qu'il  réussit 
gaiement.  Cependant  je  persiste  à  croire  que  la  comédie  le  répudie. 

Le  quatrième  acte  tourne  au  drame  ou  menace  du  moins  de  s'attrister. 
M.  de  Riom,  emporté  dans  le  carrosse  de  son  oncle  par  quatre  chevaux  an- 
glais, arrive  au  château  de  Meudon  avant  la  maréchaussée,  qui  le  poursuit. 
Il  se  jette  aux  pieds  de  la  duchesse,  et  obtient  sans  peine  le  pardon  de  sa 
témérité.  Lauzun,  pour  le  dérober  à  la  colère  du  régent,  demande  à  son 
altesse  si  elle  aura  le  courage  d'épouser  son  amant  malgré  la  résistance  de 
son  père.  La  duchesse  de  Berri  ne  recule  pas  devant  le  danger,  et  marche 
résolument  à  la  chapelle;  Lauzun  se  charge  d'occuper  le  régent  pendant 
qu'un  prêtre  unit  l'altesse  royale  et  le  cadet  de  Gascogne.  L'entretien  du 
vieux  courtisan  et  du  père  indigné  est  bien  mené,  mais  trop  court.  Le  che- 
valier irait  coucher  à  la  Bastille,  si  la  duchesse,  désespérant  d'attendrir  son 
père  par  ses  prières,  n'imaginait  un  évanouissement  qui  réussit  à  merveille. 
Le  régent  pardonne,  et  Lauzun  a  pris  sa  revanche. 

Le  troisième  et  le  quatrième  actes  peuvent-ils  être  comparés  aux  deux 
premiers?  Pour  répondre  à  cette  question,  il  suffit  de  se  demander  quelle 
est  la  valeur  littéraire  des  travestissemens.  A  cet  égard,  tous  les  avis  se  réu- 
nissent. C'est  un  moyen  qui  remonte  à  l'enfance  du  théâtre.  Je  suis  donc 


^86  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fondé  à  dire  que  la  comédie  de  M.  Paul  de  Musset,  envisagée  dans  son 
ensemble,  ne  mérite  pas  pleinement  le  titre  qu'elle  porte.  Si  M.  Paul  de 
Musset  veut  toucher  le  but,  il  doit  renoncer  aux  traveslissemens,  et  oublier 
la  muse  de  Scarron  pour  ne  consulter  que  la  muse  de  Molière.  11  prendra 
le  succès  de  la  Revanche  de  Laiizun  pour  ce  qu'il  vaut,  pour  une  excellente 
entrée  de  jeu,  et  ne  négligera  rien  pour  contenter  ceux  qui  ont  confiance 
en  son  talent.  gustave  planche. 

PUBLICATIONS    EN    ALLEMAGNE    SUR    LESSING. 

Le  mouvement  des  recherches  sérieuses  ne  se  ralentit  pas  en  Allemagne. 
11  semble  que  ce  docte  pays  veuille  se  dédommager  par  les  travaux  de  l'in- 
telligence de  l'inaction  forcée  à  laquelle  l'a  condamné  la  politique  caute- 
leuse ou  pusillanime  de  ses  gouvernemens.  Jamais  la  librairie  allemande 
n'a  été  plus  riche  en  publications  d'un  ordre  élevé.  Les  sciences  viriles  qui 
consolent  et  fortifient  la  pensée,  —  la  philosophie,  la  théologie  et  l'histoire, 
—  sont  cultivées  avec  une  persévérance  et  une  ardeur  où  il  y  a  plus  que  de 
l'enthousiasme  littéraire;  on  y  sent  le  feu  sacré  du  patriotisme. 

Parmi  tant  de  travaux  si  dignes  d'estime,  parmi  tant  d'œuvres  et  d'en- 
treprises qui  attestent  le  réveil  des  esprits,  il  faut  signaler  au  premier  rang 
les  études  consacrées  aux  écrivains  que  l'Allemagne  appelle  justement  ses 
classiques,  c'est-à-dire  aux  esprits  supérieurs  qui  furent,  il  y  a  cent  ans,  les 
promoteurs  d'une  littérature  vraiment  nationale  et  qui  restent,  en  défini- 
tive, les  maîtres  des  générations  survenantes.  Goethe,  Schiller,  Herder  ont 
été  l'objet  des  recherches  les  plus  précises  et  des  plus  intelligens  commen- 
taires. Lessing,  le  premier  en  date  dans  ce  groupe  illustre  et  le  chef  d'une 
révolution  qui  dure  encore,  ne  pouvait  être  oublié  par  cette  critique  respec- 
tueuse et  féconde.  C'est  un  heureux  symptôme  que  le  retour  du  public  lettré 
à  ce  vigoureux  esprit,  car  il  n'est  pas  de  conseiller  intellectuel  et  moral  qui 
puisse  exercer  sur  nos  voisins  une  action  plus  efficace.  Quel  bon  sens  ! 
quelle  fermeté!  comme  il  met  l'intelligence  en  garde  contre  les  séductions 
du  mysticisme!  comme  il  inspire  le  sentiment  de  la  dignité  humaine! 
comme  il  relève  les  âmes  découragées  et  leur  fait  désirer  les  émotions  de  la 
vie  publique!  Son  exemple  et  ses  ouvrages  sont  une  exhortation  virile. 
L'Allemagne  le  sait,  et  chaque  fois  que  sa  conscience  nationale  est  affligée 
ou  inquiète,  on  dirait  qu'elle  relit  Lessing  avec  plus  de  reconnaissance  et 
d'amour.  La  belle  édition  critique  des  œuvres  complètes  de  l'auteur  de 
Nathan  donnée  en  1839  par  Lachmann  était  entièrement  épuisée;  un  libraire 
très  distingué  de  Leipzig,  M.  Goeschen,  qui  avait  déjà  provoqué  l'excellent 
travail  de  Lachmann,  en  publie  aujourd'hui  une  édition  nouvelle,  et  il  en 
fait  un  véritable  monument  littéraire  sur  lequel  nous  nous  empressons 
d'appeler  l'attention  des  esprits  studieux  (1). 

On  sait  quelle  était  la  science  de  Lachmann  et  quels  services  il  a  rendus 
à  la  littérature  de  son  pays.  Y  a-t-il  beaucoup  d'érudits  en  Europe  qui 
sachent  pénétrer  avec  la  même  sûreté  de  critique,  avec  la  même  profondeur 

(1)  Gotthold  Epraim  Lessing' s  sàmmtliche  Schriftcn,  herausgegeben  von  Lachmann. 
Aiifs  neue  durchgesehen  und  vennehrt  von  Wendelin  von  Maltzahn,  9  volumes  publiés. 
Leipzig,  Goeschen,  1853-1835.  —  Paris,  Glaeser,  rue  Jacob,  9. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  687 

de  science,  les  monumens  de  l'antiquité  grecque  et  latine,  les  langues  naïves 
du  moyen  âge  et  les  viriles  productions  du  génie  moderne?  Lachmann  était 
un  de  ces  hommes  privilégiés.  Je  le  comparerais  volontiers  à  ce  savant 
humaniste,  à  ce  docte  interprète  de  Cicéron,  qui  s'est  trouvé  tout  prêt  pour 
l'étude  approfondie  du  moyen  âge,  et  qui,  chargé  de  présider  aux  travaux 
des  continuateurs  de  dom  Rivet,  éclaire  en  ce  moment  d'une  lumière  inat- 
tendue l'histoire  littéraire  de  la  France  au  xnr  siècle.  Passionné  pour  la 
poésie  antique,  Lachmann  était  initié  aux  idiomes  germaniques  du  temps 
des  Hohenstaufen  aussi  intimement  que  les  littérateurs  spéciaux  dont  la  vie 
se  consacre  à  cette  seule  étude,  et  s'il  fallait  apprécier  les  maîtres  du 
xvnr  siècle,  s'il  fallait  rectifier  leur  texte,  rassembler  les  écrits  épars  de 
Lessingpar  exemple,  c'est  encore  à  lui  qu'on  s'adressait. 

11  i^estait  pourtant,  malgré  Lachmann,  plus  d'une  découverte  à  faire  dans 
es  papiers  de  Lessing.  L'auteur  de  Nathan  et  de  la  Dramaturgie  de  Ham- 
bourg est  un  de  ces  esprits  ahondans  qui  se  répandent  de  mille  côtés  à  la 
fois.  Il  a  rempli  son  siècle,  il  a  pris  part  à  toutes  les  polémiques,  il  a  paru 
sur  tous  les  champs  de  bataille.  Que  de  pages  livrées  au  vent  !  Que  de  témoi- 
gnages de  son  infatigable  apostolat  dispersés  dans  des  recueils  inconnus  ! 
Un  littérateur  persévérant  et  scrupuleux,  M.  de  Maltzahn,  qui  a  consacré 
une  partie  de  sa  vie  à  l'étude  de  Lessing,  a  eu  le  bonheur  de  recueillir  ces 
fragmens,  et  c'est  à  lui  que  M.  Goescheu  a  confié  l'édition  nouvelle  qui  vient 
compléter  aujourd'hui  le  travail  de  Lachmann.  Le  Lessing  de  M.  de  Malt- 
zahn aura  douze  volumes.  Nous  en  avons  déjà  neuf  sous  les  yeux,  et  nous 
pouvons  apprécier  les  intéressantes  découvertes  du  consciencieux  érudit, 
comme  aussi  le  soin  et  l'intelligence  de  l'éditeur  qui  est  heureux  d'attacher 
son  nom  à  une  telle  œuvre.  De  mâles  et  ingénieuses  poésies,  insérées  dans 
des  recueils  devenus  extrêmement  rares,  tels  que  le  Musicien  criliqve  de  la 
Sprée{{~i^\)),  le  JSouveau  journal  de  Hambourg  (1767),  etc.,  enrichissent  le 
premiei'  volume.  Je  trouve  dans  le  second  le  théâtre  posthume  de  Lessing, 
complètement  publié  d'après  le  manuscrit  de  Breslau.  M.  Danzel,  dans  sa 
biographie  de  Lessing  publiée  en  1830,  avait  déjà  mis  en  lumière  plusieurs 
fragmens  précieux.  M.  de  Maltzahn  a  profité  de  toutes  ces  indications  et  ras- 
semblé tous  ces  trésors.  Ce  sont  des  ébauches,  des  scènes  écrites  de  verve, 
quelquefois  seulement  un  plan,  un  programme,  un  canevas  rapide,  ou,  plus 
simplement  encore,  le  titre  d'une  comédie  ou  d'un  drame.  Publié  pour  la 
première  fois  en  1784  par  le  frère  du  poète,  M.  Charles  Lessing,  le  théâtre 
posthume  de  l'auteur  d'Emi/ia  Galotti  avait  été  singulièrement  augmenté 
et  rectifié  par  les  recherches  de  Lachmann.  Il  nous  est  restitué  aujourd'hui, 
grâce  à  M.  de  Maltzahn,  dans  sa  forme  définitive.  Ici  c'est  une  curieuse  étude 
dramatique,  intitulée  Jlcibiade  en  Perse;  là,  quelques  scènes  d'une  comédie 
où  l'auteur  raille  l'inofTensif  travers  du  vieillard  qui  méprise  le  présent  et 
n'a  de  goût  que  pour  les  choses  du  passé.  Ces  scènes  sont  écrites  en  français, 
dans  un  français,  je  l'avoue,  assez  gauche  et  souvent  fort  incorrect;  n'im- 
porte, ces  révélai  ions  ont  leur  prix,  quand  elles  viennent  d'un  homme 
tel  que  Lessing,  et  n'est-il  pas  curieux  de  voir  cet  esprit  si  allemand  s'exer- 
cer au  dialogue  de  Molière?  Plus  loin,  voici  une  imitation  du  Pseudolus  de 
Plante,  ou  de  spirituelles  ébauches  d'après  la  comédie  anglaise.  Maintes  cri- 
tiques littéraires,  insérées  dans  les  recueils  du  temps,  donnent  aussi  beau- 


088  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

coup  d'intérêt  à  cette  savante  publication.  L'éditeur  annonce  pour  les  vo- 
lumes qui  suivront  un  ouvrage  complètement  inconnu  jusqu'à  ce  jour,  le 
Journal  de  Lessing  pendant  son  voyage  en  Italie,  et  d'importantes  additions 
à  la  Dramaturgie  de  Hambourg.  Il  suffit  de  signaler  de  telles  découvertes 
pour  faire  apprécier  toute  la  valeur  de  l'édition  que  publie  le  libraire  Goes- 
chen;  j'ajoute  que  la  beauté  de  l'exécution  typographique  répond  à  l'impor- 
tance des  recherches  littéraires.  On  peut  relire  maintenant,  dans  le  texte  le 
plus  pur,  et  le  plus  commodément  du  monde,  c'est-à-dire  avec  le  double 
plaisir  de  l'esprit  et  des  yeux,  ces  drames,  ces  poésies,  et  surtout  tant  de  vi- 
goureux manifestes,  tant  de  féconds  programmes  théologiques  ou  littéraires 
qui  ont  été  pour  l'esprit  germanique  le  signal  du  réveil.  Grâce  à  la  science 
de  Lachmann,  au  zèle  de  M.  de  Maltzahn,  aux  soins  de  M.  Goeschen,  l'Alle- 
magne a  élevé  un  monument  au  promoteur  de  sa  littérature  nationale. 

Puisque  nous  parlons  de  Lessing,  signalons  aussi  l'étude  que  vient  de  lui 
consacrer  un  habile  théologien,  professeur  à  l'université  de  Halle,  M.  Charles 
Schwarz.  Lessing  n'était  pas  un  théologien  de  profession,  mais  il  a  eu  un 
sentiment  plus  vif  des  fautes,  des  dangers,  des  besoins  de  la  théologie  de  son 
siècle,  que  la  plupart  des  directeurs  officiels  de  l'église  protestante.  C'est  un 
intéressant  spectacle  de  voir  un  théologien  comme  M.  Schwarz  rendre  ce  té- 
moignage à  l'éditeur  des  Fragmens  d\in  Inconnu,  à  l'auteur  de  V Éducation 
du  Genre  Humain.  Lessing  en  effet,  qui  représentait  si  bien  les  ardentes 
aspirations  philosophiques  de  son  époque,  n'était  pas  moins  attaché  à  la  di- 
gnité de  la  théologie.  La  pusillanimité,  la  platitude,  le  rationalisme  vulgaire 
de  la  plupart  des  théologiens  du  xvni*"  siècle  lui  arrachaient  des  cris  de  co- 
lère. 11  voyait  là  une  véritable  trahison.  Ame  puissante  et  généreuse,  il 
unissait  dans  sa  pensée,  non  pas  dogmaiiquement,  mais  d'une  façon  libre 
et  vivante,  le  double  esprit  de  la  philosophie  et  de  la  religion. 

Il  y  a  là  tout  un  côté  fort  peu  connu  du  rôle  philosophique  de  Lessing 
qui  méritait  d'être  soumis  à  une  critique  attentive  par  un  écrivain  compé- 
tent. Que  le  travail  de  M.  Schwarz  soit  le  bienvenu!  Il  n'éclaire  pas  seule- 
ment l'histoire  de  la  théologie  allemande  au  xvin^  siècle,  il  jette  aussi  beau- 
coup de  jour  sur  l'état  des  écoles  et  des  controverses  théologiques  dans 
l'Allemagne  d'aujourd'hui,  car  M.  Schwarz  introduit  hardiment  Lessing 
dans  notre  xix*  siècle,  et  l'amène  à  déclarer  lui-même  quel  serait  son  rôle 
au  milieu  des  discussions  présentes.  Nous  ne  partageons  pas  toutes  les  vues 
de  M.  Schwarz,  nous  ne  voudrions  pas  souscrire  à  toutes  ses  décisions;  ce 
que  nous  approuvons  sans  réserve,  c'est  l'inspiration  générale  du  livre, 
c'est  ce  généreux  désir  d'accorder  deux  forces  hostiles  en  apparence  et  ce- 
pendant aussi  nécessaires  et  aussi  indestructibles  l'une  que  l'autre,  la  liberté 
philosophique  et  le  sentiment  religieux.  Nous  reviendrons  sur  le  travail  de 
M.  Schwarz  et  sur  la  grande  figure  de  Lessing;  qu'il  nous  suffise  aujour- 
d'hui d'avoir  signalé  aux  philosophes,  aux  lettrés  et  même  aux  théologiens, 
ces  importantes  publications.  saint-uené  taillandier. 

(1)  Gotthold  Ephraim  Lessing  als  Theologe  dargestcllt,  von  C.  Schwarz.  Halle,  Pfeffer. 

V.  DE  Mars. 


LE  MORMONISME 


SA  VALEUR  MORALE 


LA  SOCIETE  ET  LA  VIE  DES  MORMONS.  ' 


I.  Female  Life  among  the  Mormons,  London,  G.  Routleilge,  1  vol.  iii-12,  1855.  —  II.  The  Prophels 
or  Mormonism  itnveited,  London,  TiiiLner  and  C".,  i  vol.  in-S»  IS.'iS. 


I.  —   QUE  LE  MORMOMSME  NE   PEOT   JUSTIFIER   LES   OPINIONS.  ANTI-RELIGIEUSES. 

Je  considère  le  mormonisme  comme  un  des  phénomènes  les  plus 
attristans  de  l'époque  où  nous  vivons.  Matériellement  il  n'est  point 
dangereux,  intellectuellement  il  n'a  aucune  de  ces  séductions  qui 
trompent  et  entraînent  les  âmes;  mais  il  fait  naître  de  vilaines  et  mal- 
saines pensées  dans  l'esprit  de  ceux  qui  réfléchissent  sur  le  passé,  et 
f[  peut  être  un  argument  entre  les  mains  des  impies,  —  j'entends  par 
ce  mot  tous  ceux  qui  ne  croient  pas  à  la  présence  de  l'élément  divin 
dans  le  monde,  et  qui  pensent  que  l'histoire  de  l'humanité  a  un  autre 
sens  et  un  autre  but  que  le  triomphe  de  l'idéal.  Au  premier  abord 
en  effet,  toutes  les  controverses  religieuses  du  dernier  siècle  ne  sem- 
blent-elles pas  justifiées  par  ce  fait  monstrueux?  En  présence  de  ce 

(1)  Nos  lecteurs  connaissent  l'origine  et  l'histoire  de  la  secte  des  mormons;  M.  Alfred 
Maury  l'a  racontée  ici  avec  détails  et  de  manière  à  dispenser  d'y  revenir.  (  Revue  des 
Deux  Mondes  du  l^r  septembre  1853.)  Nous  avons  voulu,  dans  les  pages  qui  suivent, 
essayer  de  saisir  le  véritable  esprit  de  cette  secte;  notre  jugement  pourra  paraître 
sévère,  noiis  croyons  qu'il  n'est  qu'équitable. 

TOME   I.   —    15   FÉVRIER    1856.  44 


690  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

spectacle  extraordinaire,  des  doutes  naissent  sur  les  choses  qu'on 
était  habitué  à  vénérer,  et  jettent  un  nuage  sur  les  créations  reli- 
gieuses et  même  politiques  du  passé.  Eh  quoi  !  peut  dire  un  scep- 
tique, voilà  un  homme  notoirement  connu  pour  le  dernier  des  mé- 
créans  et  des  coquins,  un  homme  d'une  éducation  vicieuse,  d'une 
intelligence  médiocre,  d'une  âme  rapace  et  grossièrement  sensuelle, 
un  homme  qui  se  recommande  simplement  par  un  appétit  solide,  un 
front  d'airain,  des  doigts  crochus  et  agiles,  et  cet  homme  réussit, 
non  pas  à  voler  une  compagnie  d'actionnaires  ou  à  inventer  un  moyen 
subtil  d'ouvrir  les  serrures,  mais  à  fonder  une  religion  et  à  entraîner 
sur  ses  pas  de  grandes  multitudes  qui  révèrent  son  nom  !  Il  publie 
une  fausse  bible,  on  l'accepte  pour  vraie;  il  se  donne  pour  le  pro- 
phète de  Dieu,  et  il  le  fait  croire  sans  trop  de  difficulté;  il  établit  des 
dogmes  qui  blessent  tous  les  sentimens  de  liberté  des  Américains,  et 
il  trouve  des  Américains  pour  accepter  ses  dogmes;  il  proclame  la 
déchéance  de  la  femme  dans  un  pays  où  elle  est  plus  véritablement 
souveraine  que  dans  aucune  contrée  de  l'Europe,  et  il  se  rencontre  des 
femmes  pour  venir  se  remettre  entre  ses  mains  !  C'est  le  cas  ou  jamais 
de  rouvrir  son  Voltaire  et  de  rire  avec  lui  de  la  sottise  humaine. 

Oui,  le  mormonisme,  pour  un  sceptique  non  encore  revenu  des 
théories  du  xviir  siècle,  peut  apparaître  comme  la  justification  des 
railleries  et  des  jugemens  des  encyclopédistes  sur  les  religions. 
Allons  plus  loin,  supposons  que  notre  sceptique  soit  non-seulement 
imbu  d'idées  du  dernier  siècle,  mais  frotté  de  théories  historiques 
à  l'allemande.  Il  continuera  d'argumenter  ainsi.  Voilà  une  secte  qui 
est  fondée  sur  les  principes  les  plus  faux  et  les  plus  immoraux  du 
monde  :  observez  Cependant  comme  elle  parcourt  le  même  chemin 
qu'ont  parcouru  avant  elle  toutes  les  sectes  et  toutes  les  religions. 
Un  homme  se  présente  qui  se  dit  envoyé  de  Dieu,  il  trouve  des  com- 
pères et  des  dupes;  mais  ces  compères  et-  ces  dupes  éprouvent  le 
besoin  de  toutes  les  sociétés,  celui  de  s'étendre  et  de  prospérer  : 
ils  se  heurtent  donc  forcément  contre  les  mœurs  et  les  lois  du  peuj)le 
d'où  ils  sont  sortis.  Alors  commence  la  persécution.  Cette  persécu- 
tion, ils  la  supportent  très  courageusement,  ils  se  laissent  piller  et 
tuer  sans  que  leur  fermeté  faiblisse,  et  ils  vont,  loin  des  hommes, 
fonder  un  état  dans  des  régions  qui  jusqu'alors  n'avaient  été  l'asile 
que  des  bêtes  fauves  et  des  sauvages.  Immoraux  ou  non,  ces  sec- 
taires manquent-ils  de  la  force  d'âme,  de  la  volonté,  de  l'intrépidité 
que  donnent  les  grandes  convictions?  Que  leur  faut-il  encore  pour 
être  des  martyrs  et  des  saints?  Avec  la  j)ersécution  commence  une 
nouvelle  ère  pour  eux,  l'ère  légendaire.  Attendez  cinquante  ans,  et 
lorsque  les  futurs  historiens  mormons  vous  donneront  les  actes  de 
leurs  apôtres,  vous  verrez  comment  tel  petit  fait  que  vous  avez  lu 


LE   MORMONISME   ET   LES   MORMONS.  691 

dans  le  journal  apporté  par  le  dernier  paquebot  aura  pris  de  l'im- 
portance, vous  verrez  comment  le  meurtre  de  tel  misérable  mor- 
mon par  quelque  fanatique  américain  sera  devenu  merveilleux;  vous 
verrez  comment  ce  sectaire  ergoteur  ou  défiant  qui  a  été  proscrit  de 
la  communauté  sera  devenu  un  Simon  le  Magicien  révolté  contre  les 
ordres  de  Dieu,  comment  ces  époux  chez  qui  le  vieil  homme  n'était 
pas  éteint,  et  que  le  hierarch  Brigham  Young  a  dû  publiquement 
réprimander,  figureront  bien  le  couple  perfide  et  menteur  d'Ananias 
et  de  Saphira,  rebelles  aux  ordres  de  l'esprit!  Des  milliers  de  lé- 
gendes rempliront  l'imagination  populaire;  la  persécution  dans  l'Illi- 
nois,  la  fuite  aux  Montagnes-Rocheuses,  l'établisseoient  des  saints 
des  derniers  jours  sur  les  bords  du  grand  lac  Salé,  fourniront  le 
texte  de  récits  merveilleux.  Et  qui  sait,  lorsque  ces  premières  dupes 
et  ces  premiers  fourbes  seront  morts,  si  cette  sotte  croyance  ne 
s'épurera  pas,  si  elle  ne  trouvera  pas  ses  grands  docteurs  et  ses 
grands  métaphysiciens,  et  si  les  fidèles  de  cette  église  bâtie  sur  les 
plus  vulgaires  appétits  ne  seront  pas  capables  alors  des  plus  déli- 
cates vertus?  Grandes  sont  les  ressources  de  la  nature,  qui  sait  faire 
sortir  un  beau  jour,  par  sa  bienfaisante  alchimie,  une  rose  superbe 
de  chardons  et  d'orties  en  putréfaction,  et  grandes  aussi  sont  les 
ressources  du  temps,  qui  transforme  en  idéalités  brillantes  les  gros- 
sières vulgarités  du  passé. 

Ce  raisonnement  peut  être  fait  et  a  été  fait,  et  j'ai  même  lu  des 
écrits  tendant,  non  à  établir  cette  thèse,  —  nos  modernes  sceptiques 
sont  trop  prudens  pour  cela,  —  mais  à  l'insinuer.  A  mesure  que  le 
temps  marche  et  que  les  faits  s'accumulent,  —  faits  qui  donnent 
tous  un  démenti  aux  théories  du  dernier  siècle,  et  qui  prouvent  qu'il 
y  a  dans  l'homme  autre  chose  qu'un  animal  sociable^  qu'il  y  a  en  lui 
le  désir  de  destinées  plus  grandes  que  celles  que  pourrait  lui  oflTir  la 
constitution  politique  la  mieux  combinée, —  les  partisans  du  xvni^  siè- 
cle prennent  bravement  leur  parti  de  ces  aberrations  Immaines.  Ils 
n'ont  plus  le  fanatisme  révolutionnaire  de  leurs  pères,  et  ce  n'est 
pas  eux  qui  demanderaient  à  étrangler  le  dernier  roi  avec  les  en- 
trailles du  dernier  prêtre.  Ils  vivent  en  très  bonne  intelligence  avec 
les  prêtres  et  les  rois.  Ils  vivraient  sans  scrupule  avec  les  mormons 
eux-mêmes.  Puisqu'aussi  bien  l'homme  est  incorrigible,  semblent-ils 
penser,  le  mieux  est  de  s'accoutumer  à  ses  aberrations  et  de  nous 
arranger  pour  n'en  être  point  gênés.  C'est  là  qu'en  est  venu  le  fana- 
tisme anti-religieux  du  dernier  siècle,  ce  fanatisme  qui  ne  voulait 
souffrir  dans  le  monde  rien  que  lui-même,  et  que  le  simple  déisme 
eftarouchait!  Quantum  miitatus  ab  illo! 

Je  ne  m'imposerai  pas  la  tâche  extravagante  de  justifier  les  choses 
du  passé  :  ce  terrain  est  périlleux;  il  est  cependant  deux  courtes  ob- 


692  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

servations  que  j'adresserai  comme  réponse  à  ceux  qui  veulent  voir 
dans  le  mormonisme  la  preuve  matérielle  et  évidente  que  toutes  les 
religions  ont  été  comme  lui,  dans  le  principe,  de  pures  jongleries, 
que  toutes  les  sectes  ont  été  fondées  comme  lui  sur  un  mensonge, 
et  que  le  premier  qui  fut  dieu  fut  un  heureux  imposteur. 

La  première  est  celle-ci.  INous  sommes  tous  juges  des  esprits  et 
des  doctrines,  et,  de  même  que  la  bête  est  douée  d'un  instinct  mys- 
térieux qui  lui  fait  reconnaître  les  plantes  salubres  des  plantes  em- 
poisonnées, l'homme,  créature  morale,  est  pourvu  d'un  instinct  spi- 
rituel qui  lui  fait  reconnaître  les  doctrines  sensées  des  doctrines 
absurdes,  et  les  âmes  vraies  des  âmes  menteuses.  Nous  comprenons 
tous ,  pour  prendre  des  exemples ,  que  Descartes  est  un  plus  grand 
homme  qu'Helvétius,  et  que  Yoltaire  possède  tout  le  bon  sens  dont 
Naigeon  est  dépourvu,  il  en  est  pour  les  choses  religieuses  comme 
pour  les  choses  philosophiques  :  il  y  a  un  certain  rayon  qui  nous 
fait  discerner  le  vrai  du  faux,  ce  qui  est  fondé  sur  la  nature  de  ce 
qui  est  fondé  sur  le  mensonge.  Il  est  impossible  de  s'y  tromper,  à 
moins  d'être  d'aussi  mauvaise  foi  que  le  prophète  des  mormons  lui- 
même.  Tout  homme  de  bon  sens  sait  faire  la  différence  entre  sainte 
Thérèse  et  Marie  Alacoque,  entre  Lavater  et  Gagliostro,  entre  Saint- 
Martin  et  Mesmer.  Est-il  plus  difficile  de  faire  entre  les  idées  la  diffé- 
rence que  nous  faisons  entre  les  âmes,  et  n'est-il  pas  juste  de  dire 
que  la  vérité  des  idées  est  toujours  en  rapport  direct  avec  la  véracité 
de  l'âme  qui  les  professe? 

Pour  juger  si  le  succès  du  mormonisme  justifie  la  pensée  de  ceux 
qui  ne  veulent  voir  dans  les  religions  que  d'heureuses  fourberies, 
on  n'a  qu'à  comparer  cette  secte  avec  d'autres,  avec  les  plus  excen- 
triques par  exemple,  avec  celles  qui  ont  le  plus  dévié  de  la  tradi- 
tion, telles  que  le  swedenborgisme  et  le  quakerisme.  Parmi  les  per- 
sonnes qui  se  montrent  si  indulgentes  pour  Joseph  Smith,  il  n'en 
est  aucune,  j'imagine,  qui  voulût  soutenir  que  ce  hardi  charlatan  ait 
eu  la  moindre  bonne  foi;  tout  au  plus  pourrait-on  admettre  qu'à  un 
certain  moment  il  s'est  grisé  de  ses  propres  mensonges,  que  par 
suite  il  s'est  entêté  et  raidi  contre  les  obstacles,  et  qu'il  a  achevé  par 
le  fanatisme  ce  qu'il  avait  commencé  par  l'imposture.  Il  est  certain 
qu'après  avoir  examiné  avec  attention  les  diverses  phases  de  la  vie  de 
Smith  ,  on  est  obligé  d'avouer  en  toute  impartialité  qu'au  terme  de 
sa  carrière,  la  lutte,  l'obstacle,  le  danger,  avaient  fini  par  lui  donner 
une  chose  qu'il  n'avait  pas  eue  d'abord,  la  passion.  Oui,  ce  hâbleur 
d'autrefois,  ce  vulgaire  Gagliostro  yankee,  qui  savait  se  servir  de  la 
baguette  à  découvrir  les  sources  comme  l'abbé  Paramele  et  connais- 
sait les  cachettes  où  gisaient  les  trésors  enfouis,  avait  fini  par  prendre 
un  caractère  à  la  Mahomet;  mais  une  des  plus  grandes  bizarreries  de 


LE    MORMONISME    ET    LES   MORMONS.  693 

la  nature  humaine,  c'est  que  le  fanatisme  le  plus  violent  peut  très 
bien  s'allier  à  la  plus  complète  mauvaise  foi,  de  même  qu'un  certain 
scepticisme  de  caractère  peut  fort  bien  s'accorder  avec  une  conviction 
profonde.  Jamais  Joseph  Smith  n'a  été  de  bonne  foi,  pas  plus  à  la  fin 
qu'au  commencement  de  sa  carrière,  pas  plus  à  l'époque  où  il  fut 
devenu  fanatique  qu'à  l'époque  où  il  n'était  qu'un  simple  vagabond. 
Smith  a  trouvé  des  défenseurs  indulgens  en  dehors  de  son  église, 
et  cependant  il  ne  s'en  trouverait  pas  un  qui  voulût  se  porter  garant 
de  sa  bonne  foi.  Quel  est  au  contraire  celui  de  ces  mêmes  critiques 
indulgens  qui  oserait  attaquer  la  sincérité  d'Emmanuel  Sweden- 
borg? Il  a  eu  trop  de  visions,  j'en  conviens,  les  anges  lui  ont  parlé 
trop  souvent,  et  surtout  lui  ont  trop  parlé  en  style  biblique,  comme 
s'ils  n'avaient  pour  s'exprimer  que  les  éternelles  métaphores  avec 
lesquelles  ils  se  sont  jadis  fait  comprendre  aux  pasteurs  de  Judée 
et  aux  prophètes.  C'est  une  question  à  débattre,  je  l'accorde,  que 
celle  de  savoir  si  Swedenborg  fut  plutôt  un  illuminé  qu'un  inspiré, 
un  visionnaire  dominé  et  comme  conquis  par  la  double  puissance 
de  connaissances  scientifiques  très  étendues  et  de  sentimens  reli- 
gieux très  nombreux  et  très  profonds.  Oui,  Swedenborg,  je  l'accorde 
encore,  manque  d'une  certaine  naïveté  et  d'une  certaine  simplicité 
de  pensée  qui  est  naturelle  à  tous  les  inspirés  et  à  tous  les  prophètes. 
Il  ne  voit  pas  assez  une  seule  chose  et  il  en  voit  trop,  il  n'a  pas  un 
seul  message  à  annoncer  aux  hommes,  il  en  a  mille,  et  cette  grande 
variété  d'idées  nuit  à  l'ensemble  général  de  son  œuvre.  On  en  vient 
à  douter,  après  l'avoir  lu,  que  cet  homme  ait  jamais  eu  en  réalité  une 
mission  à  accomplir;  mais  ce  dont  on  ne  peut  douter,  c'est  sa  sincé- 
rité. Et  quelle  grandeur  intellectuelle,  quelle  profondeur  métaphy- 
sique, quelle  connaissance  du  surnaturel,  quelle  poésie  mystique, 
quelles  nobles  passions  sont  renfermées  dans  ses  formules  algébri- 
ques, dans  ses  métaphores  bibliques!  Ce  n'est  plus  là  un  vulgaire 
fatras  de  fables  sans  beauté  ni  grâce,  mal  cousues  les  unes  aux  autres, 
et  de  dogmes  hurlant  de  se  trouver  ensemble.  Quant  au  quakerisme, 
pas  plus  que  le  swedenborgisme,  il  n'est  fait  pour  justifier  Joseph 
Smith  et  sa  secte.  Tant  de  bonne  foi,  tant  de  charité  réellement  chré- 
tienne n'ont  rien  à  démêler  avec  la  duplicité  bien  connue  et  l'humeur 
querelleuse  et  intolérante  (les  Anglais  disent  mieux,  pugnacious)  des 
mormons.  La  bonne  foi  de  George  Fox  ne  peut  être  mise  en  doute, 
et  il  y  a  dans  l'histoire  peu  de  spectacles  plus  touchans  que  celui 
de  ce  pauvre  homme  venant  déclarer  à  ses  frères  que  l'homme  ne 
doit  pas  mentir,  qu'une  conscience  vraie  est  le  temple  de  l'esprit 
saint,  qu'il  ne  faut  point  dire  raca  à  son  semblable  et  qu'au  lieu  de 
s'entr' égorger  comme  des  bêtes  fauves,  les  chrétiens  feraient  beau- 
coup mieux  de  s'entr  aider,  et  d'appeler  par  la  prière  la  bénédiction 


REVUE    DES   DEUX   MONDE?, 

de  Dieu  plutôt  que  de  solliciter  la  connaissance  des  stratagèmes 
du  diable  pour  se  nuire  dans  ce  monde  d'abord,  et  se  damner  dans 
l'autre  ensuite. 

Il  y  a  encore  une  autre  raison  qui  donne  tort  aux  logiciens  malen- 
contreux qui  voudraient  se  prévaloir  de  l'existence  du  mormo-nisme 
pour  écraser  toutes  les  sectes  et  même  toutes  les  religions  sous  l'ac- 
cusation de  mensonge  et  d'hypocrisie.  Toute  secte  possède  au  moins 
une  idée  originale  qui  la  sépare  des  autres,  et  en  vertu  de  laquelle 
elle  existe.  Cette  idée  originale  est  non-seulement  sa  raison  d'être, 
mais  son  excuse,  sa  justification,  la  preuve  de  sa  sincérité.  L'exis- 
tence d'une  secte  ne  signifie  généralement  autre  chose  que  ceci  : 
c'est  qu'il  s'est  rencontré  un  homme  doué  d'un  grand  enthousiasme 
moral  dont  une  certaine  idée  s'est  emparée  plus  puissamment  qu'elle 
ne  l'avait  encore  fait.  Cette  idée  a  agi  sur  son  esprit  avec  une  vio- 
lence qui  n'a  pas  permis  à  cet  homme  de  se  taire  plus  longtemps; 
elle  a  pris  dans  son  intelligence  une  extension  excessive,  peut-être 
exagérée ,  mais  en  tout  cas  prépondérante ,    et  elle  est  devenue 
pour  lui  le  centre  du  monde  moral.  La  manifestation  claire,  lumi- 
neuse, violente  de  cette  idée,  que  les  autres  hommes  n'aperçoivent 
qu'obscurément  et  comme  cachée  sous  les  ombres  de  leurs  passions, 
de  leurs  intérêts,  ou  d'autres  idées  qu'ils  ont  appris  à  honorer  davan- 
tage, constitue  ce  que  le  sectaire  appelle  sa  mission,  le  message  di- 
vin qu'il  est  tenu  de  révéler  au  monde.  Maintenant  peu  importe  ce 
que  cette  idée  traîne  après  elle,  les  corollaires  ridicules  que  la  logi- 
que peut  en  tirer,  les  couleurs  fausses  et  passagères  dont  elle  s'affu- 
ble, le  jargon  bizarre  et  prétentieux  dans  lequel  elle  s'exprime,  les 
cérémonies  inutiles  et  les  symboles  toujours  imparfaits  par  lesquels 
elle  essaie  de  se  rendre  matériellement  visible  et  tangible  :  tout  cela 
est  périssable,  et  le  temps  en  fait  justice;  mais  celui  qui  étudie  l'his- 
toire de  telle  ou  telle  secte  reconnaît  tout  de  suite  sous  cet  attirail 
compliqué,  sous  cet  amas  confus  de  pratiques,  de  cérémonies,  de 
prières  et  même  de  dogmes,  l'idée  qui  fait  l'âme  de  cette  secte,  idée 
qui  est  toujours  grande,  forte  et  simple.  Ainsi  donc,  au  fond  de  la 
religion  la  plus  complexe,  il  y  a  toujours  une  idée  principale,  pré- 
pondérante, unique,  d'où  toutes  les  autres  idées  particulières  décou- 
lent. Les  fidèles  peuvent  s'y  tromper  quelquefois  grossièrement  eux- 
mêmes,  prendre  l'accessoire  pour  le  principal,  et  s'attacher  à  un 
détail  au  détriment  de  l'ensemble  :  celui  qui  a  l'habitude  des  choses 
morales  ne  s'y  trompe  pas.  Or  le  prophète  des  mormons,  homme 
habile,  mais  métaphysicien  peu  solide,  ne  semble  pas  s'être  douté  de 
cette  vérité,  qu'une  religion  doit  contenir  une  idée  principale  d'où 
toutes  les  autres  découlent.  Il  a  cru  qu'il  suffisait,  pour  former 
une  religion,  d'unir  ensemble  tant  bien  que  mal  des  dogmes  et  des 


LE    MORMONISME    ET   LES    MORMONS.  695 

pratiques  déjà  connus.  En  vérité,  la  conception  de  Smith  n'a  pas 
plus  de  valeur  que  n'en  ont  les  combinaisons  de  la  loterie.  Placez 
toutes  les  idées  religieuses  et  philosophiques  dans  une  urne;  laissez 
au  sort  le  soin  de  prononcer  et  de  former  un  assemblage  quel- 
conque que  vous  décorerez  du  nom  de  système;  puis  voyez  quelles 
idées  sont  sorties,  lisez  les  bulletins  :  anthropomorphisme,  baptême 
par  immersion,  négation  du  péché  originel,  dogme  de  la  rédemp- 
tion, établissement  de  la  dime,  polygamie,  imposition  des  mains,  etc. 
Tel  est  le  procédé  de  Joseph  Smith  pour  créer  une  rehgion;  il  l'a 
fabriquée  comme  Bridoie  jugeait  les  procès,  par  le  sort  des  dés. 
Quelle  est  l'idée  morale  principale  du  mormonisme,  l'idée  mère  de 
toutes  les  autres?  Je  déclare  qu'avec  la  meilleure  foi  du  monde,  je  n'ai 
pas  pu  la  découvrir.  Celle-ci  a-t-elle  plus  d'importance  que  celle-là, 
ou  réciproquement?  Très  subtil  sera  celui  qui  pourra  résoudre  cette 
question.  En  réalité,  il  n'y  en  a  aucune  qui  soit  plus  importante 
qu'une  autre;  mais  il  en  fallait  un  certain  nombre  pour  former  une 
religion,  et  Smith,  qui  connaissait  au  moins  cette  nécessité  arithmé- 
tique, s'y  est  conformé  :  il  a  pris  de  toutes  mains,  —  aux  baptistes 
leur  pratique  du  baptême,  aux  irvingiens  leur  croyance  à  la  prophétie 
et  à  l'imposition  des  mains,  aux  sectes  innombrables  de  l'Amérique 
leur  croyance  au  mUlenium,  aux  méthodistes  mêmes  leur  croyance 
à  l'efficacité  des  pratiques  religieuses,  à  la  Bible  l'organisation  théo- 
cratique,  au  Koran  la  polygamie,  enfin  à  certaines  idées  grossières 
qui  courent  l'Amérique,  et  qui  ont  toujours  trouvé  une  certaine  faveur 
parmi  les  populations  ignorantes  des  races  germaniques,  la  forme 
anthropomorphique  sous  laquelle  les  mormons  conçoivent  Dieu. 

Ainsi  rien  d'intellectuel  dans  le  sens  strict  du  mot  ne  se  rencontre 
dans  la  secte  des  mormons.  Il  s'en  faut  bien  cependant  que  cette 
secte  soit  sans  valeur.  L'originalité  qui  lui  manque  métaphysique- 
ment,  elle  la  possède  politiquement.  Puisqu'ils  n'ont  rien  énoncé 
de  nouveau  en  religion,  quelle  est  donc  la  base  sur  laquelle  les 
mormons  se  sont  constitués  comme  secte?  car  enfin  il  doit  en 
exister  une,  quelque  grossière  et  vulgaire  qu'elle  soit.  Cette  base 
existe  en  effet  :  c'est  d'une  part  l'idée  singulière  d'une  révélation 
faite  spécialement  pour  l'Amérique,  d'autre  part  l'exclusion  des 
gentils.  C'est  cette  espèce  de  mahométisme  chrétien  qui  constitue 
l'originalité  et  la  force  de  la  secte  dont  nous  nous  occupons.  Nous 
aurons  occasion  d'y  revenir  en  parlant  des  persécutions  que  les 
mormons  ont  eu  à  souffrir  de  la  part  des  Américains,  et  qui  se  ratta- 
chent étroitement  au  caractère  de  cette  secte,  que  les  rudes  Yankees 
ont  deviné  d'instinct. 


696  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 


II.    —    CARACTÈRE   DE   SMITH^   CE  QU'iL   REPRÉSENTE)    POURQUOI 
IL  A   RÉUSSI.    —  SES   DISCIPLES. 

Un  fait  infiniment  curieux  et  original,  c'est  que  la  secte  a  hérité 
directement  du  caractère  même  de  son  fondateur.  Tel  prophète, 
tels  disciples.  Ce  fait  n'aurait  rien  d'extraordinaire,  si  Smith  eût 
été  un  Moïse  ou  un  Mahomet,  c'est-à-dire  un  de  ces  hommes  qui 
sont  comme  le  résumé  de  toute  une  race,  dont  l'âme  vaste  et  pro- 
fonde exprime  d'une  manière  claire,  grande  et  éternelle  les  pensées 
que  leurs  compatriotes  n'avaient  jamais  senties  que  confusément,  et 
devient  le  moule  idéal  où  s'arrête  et  se  précise  cette  lave  morale  des 
passions,  des  instincts  et  des  sentimens  de  tout  un  peuple,  qui 
auparavant  flottait  indécise  et  au  hasard.  Que  de  tels  hommes  im- 
priment à  leur  nation  un  caractère  ineffaçable,  rien  n'est  plus  facile 
à  comprendre,  car  ils  sont  le  résumé  le  plus  éclatant  de  leur  na- 
tion, qui  se  reconnaît  en  eux  et  qui  instinctivement  fait  effort  pour 
ressembler  à  cette  image  parfaite  d'elle-même.  Ce  ne  sont  donc  pas 
seulement  les  vérités  morales  enseignées  par  de  tels  hommes  que  les 
peuples  retiennent,  c'est  l'accent  avec  lequel  ils  les  prononcent  et  le 
geste  dont  ils  les  accompagnent.  En  un  mot,  ils  retiennent  tout  de 
leur  prophète,  l'âme  et  le  caractère,  les  pensées  et  le  corps  que  re- 
vêtaient ces  pensées.  Ici  toutefois,  dans  le  cas  particulier  à  Smith,  le 
fait  présente  quelque  chose  de  réellement  inexplicable!  Smith  n'avait 
aucune  vérité  à  exprimer,  il  n'avait  aucun  caractère  moral  digne 
d'attention.  Sa  personne  n'avait  rien  de  saisissant,  les  mensonges 
qu'il  débitait,  il  les  débitait  mal,  sans  éloquence  véritable,  sans 
images,  sans  aucun  génie.  Il  n'avait  aucune  de  ces  qualités  qui  par- 
lent à  l'imagination  des  masses.  Eh  bien  !  miracle  très  digne  d'atten- 
tion, cet  homme  d'une  telle  pauvreté  morale  qu'il  n'avait  pour  ainsi 
dire  rien  à  donner  à  ses  coreligionnaires,  cet  homme  qui  n'avait  à 
son  service  qu'un  front  d'airain  et  une  volonté  très  forte,  c'est-à- 
dire  les  qualités  et  les  défauts  les  plus  individuels  et  les  moins  sym- 
pathiques, cet  homme  a  imprimé  à  sa  secte  son  cachet  !  Joseph  Smith 
vit  tout  entier  dans  son  peuple  :  les  qualités  qu'il  avait,  ce  peuple 
les  a;  les  défauts  qu'il  possédait,  il  les  possède.  Smith  n'avait  rien 
à' intellectuel,  sa  secte  n'a  rien  à' intellectuel  non  plus,  et  ne  s'élève 
pas,  sous  le  rapport  du  talent,  au-dessus  de  la  moyenne  la  plus  mé- 
diocre. Smith  avait  cette  espèce  de  dévouement  égoïste  que  donne 
la  pratique  de  l'association,  les  mormons  l'ont  au  plus  haut  degré. 
Smith  avait  une  force  de  volonté  réellement  très  remarquable ,  ce 
n'est  point  la  volonté  qui  fait  défaut  à  ses  disciples.  Smith  mentait 
avec  la  fermeté  d'un  homme  qui  a  compris  qu'un  des  moyens  de 


LE   MORMONISME   ET   LES   MORMONS.  697 

convaincre  était  d'avoir  le  dernier  mot  dans  toute  discussion,  et  de 
ne  jamais  reculer,  même  devant  l'absurde  :  rien  n'égale  le  sang-froid, 
l'aplomb  inébranlable  avec  lequel  ses  successeurs  débitent  les  bali- 
vernes inventées  par  leur  maître.  Smith,  très  patient  enfin,  avait  des 
éclats  de  colère  très  redoutables,  il  était  doué  d'une  humeur  absolu- 
ment intraitable  :  cette  particularité  se  rencontre  dans  sa  secte  au 
plus  haut  degré.  Le  mormon  est  un  être  indomptable,  et  les  éclats  de 
colère  qu'on  prête  à  Brigham  Young  dans  ses  derniers  démêlés  avec 
le  gouvernement  fédéral  sont  réellement  dignes  de  Smith  lui-même. 

Smith  n'était  donc  pas  un  homme  ordinaire.  Là-dessus  les  avis 
sont  partagés.  Les  uns  représentent  le  prophète  comme  un  person- 
nage absolument  stupide;  les  autres  le  regardent  comme  un  faux 
prophète,  mais  comme  un  homme  qui  avait  en  lui  une  étincelle  de 
génie.  Je  crois  que  tout  esprit  éclairé,  après  avoir  considéré  avec 
attention  la  suite  des  actions  de  Smith,  avouera  qu'il  n'était  pas  ef- 
fectivement dépourvu  de  talent;  seulement  ce  talent  était  d'un  ordre 
inférieur,  et  ne  pouvait  trouver  à  s'exercer  que  sur  des  personnes 
d'un  ordre  également  inférieur.  L'auteur  du  livre  récemment  publié, 
les  Prophètes  ou  le  Mormonisme  dévoilé,  parle  de  Smith  avec  horreur, 
mais  avec  respect.  Il  le  venge  des  accusations  de  stupidité  qui  ont  été 
portées  contre  lai,  et  les  preuves  assez  curieuses  qu'il  donne  à  l'ap- 
pui de  son  assertion  valent  la  peine  d'être  citées.  «  L'idiot  vit  où  a 
vécu  son  père,  mange  ce  qu'on  lui  donne,  meurt  et  est  oublié,  tandis 
que  cet  homme,  qu'on  a  accusé  faussement  d'ignorance  et  d'imbécil- 
lité, n'a  jamais  résidé  à  la  même  place  deux  mois  de  suite;  il  est  allé 
où  personne  n'aurait  voulu  aller,  et,  méprisant  les  vieux  sentiers  que 
d'innombrables  millions  d'hommes  avaient  parcourus  sans  murmu- 
rer, en  a  ouvert  un  nouveau  où  il  a  conduit  à  sa  suite  des  milliers 
de  créatures  vivantes;  il  est  mort  et  ne  sera  jamais  oublié,  car  le 
livre  de  l'histoire  contient  une  page  signée  de  son  nom,  et  l'écusson 
de  l'Amérique  porte  la  marque  de  ses  forfaits.  »  Voilà  un  plaidoyer 
tout  à  fait  à  l'américaine.  Ainsi  l'homme  de  génie  est  celui  qui  n'aime 
pas  la  vie  sédentaire,  et  l'idiot,  celui  qui  n'abandonne  pas  le  foyer 
paternel.  L'homme  de  génie  est  celui  qui  invente  du  nouveau,  fût-il 
absurde  et  mensonger,  et  l'idiot,  celui  qui  reste  attaché  à  la  tradi- 
tion. Un  tel  plaidoyer  ne  pouvait  sortir  que  d'une  plume  yankee.  ïl 
doit  y  avoir  d'autres  raisons  à  donner  en  faveur  de  Smith. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  il  ne  manquait  pas  d'un  certain  talent 
grossier,  propre  à  éblouir  les  ignorans.  Ses  ennemis  reconnaissent 
eux-mêmes  qu'il  était  doué  de  certaines  facultés  de  séduction,  qu'il 
exerçait  impitoyablement  (c'est  le  mot)  sur  tous  les  esprits  faibles 
qu'il  rencontrait  sur  sa  route.  Boiteux  d'intelligence,  bossus  de  ju- 
gement, perclus  de  sens  moral,  étaient  facilement  ses  dupes,  et  il  leur 


698  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

faisait  rendre  avec  habileté  tout  ce  qu'ils  pouvaient  donner.  Rien  n'est 
curieux  comme  l'empire  qu'il  a  exercé  sur  certaines  de  ses  dupes. 
Un  de  ses  premiers  disciples  fut  un  vieil  avare  nommé  Martin  Harris; 
on  ne  lui  avait  jamais  connu  d'autre  passion  que  l'avarice,  et  elle 
était  d'autant  plus  forte  chez  lui  qu'elle  y  était  à  l'état  d'instinct, 
sans  être  contrebalancée  par  aucune  faculté  intellectuelle.  Lui  de- 
mander de  sacrifier  son  avarice  était  aussi  difficile  que  de  demander  à 
labêtefauve  de  lâcher  sa  proie.  Smith  accomplitce miracle.  Unexemple 
plus  remarquable  de  cette  sorte  de  fascination  fut  la  conversion  qu'il 
opéra  sur  SidneyRigdon.  Sidney  Rigdon,  homme  d'un  caractère  faible 
et  turbulent,  était  le  eompère  de  Smith,  et  quelque  borné  que  fût 
son  jugement,  il  ne  manquait  cependant  pas  d'instruction.  Si  quel- 
qu'un a  été  le  complice  de  Smith,  c'est  bien  lui;  c'est  lui  qui  avait 
indiqué  à  Smith  le  manuscrit  de  Spaulding,  qui  devint  le  Livre  de 
Mormon.  Il  avait  assisté  pour  ainsi  dire  jour  par  jour  à  l'édification 
de  cette  énorme  imposture,  il  devait  connaître  en  conséquence  toutes 
les  ressources  de  mensonge  que  contenait  l'esprit  de  Smith;  eh  bien! 
le  complice  fut  la  dupe  du  charlatan.  Sidney  Rigdon  paraît  avoir  été 
aussi  convaincu  que  les  autres  disciples  de  la  visite  de  l'ange  à 
Smith.  La  femme  de  Smith,  Emma  Haie,  qui  avait  résisté  aux  prédi- 
cations de  son  mari,  et  qui  passait  pour  une  personne  de  bon  sens, 
finit  par  être  persuadée  de  la  mission  du  prophète.  Dans  toutes  les 
occasions  où  il  s'est  rencontré  en  face  de  masses  ignorantes  et  fana- 
tiques, et  où  il  a  pu  exercer  ses  pouvoirs  de  persuasion  avant  les  vio- 
lences et  les  engagemens  à  main  armée,  Smith  a  fait  battre  ses  ad- 
versaires en  retraite.  Ce  qui  prouve  bien  qu'il  n'était  pas  un  idiot, 
Comme  le  prétendent  ses  ennemis  trop  passionnés,  c'est  qu'il  savait 
parler  le  langage  qui  convenait  au  public  auquel  il  avait  affaire,  et 
qu'il  s'entendait  à  le  varier  selon  l'occasion.  Dans  les  momens  de 
danger,  il  savait  donner  juste  la  note  du  moment  aussi  bien  que  le 
plus  habile  orateur.  Je  ne  sais  en  vérité  si  le  fameux  mot  de  Mira- 
beau à  M.  de  Dreux-Brézé,  mot  qui  peut-être  sauva  l'assemblée  con- 
stituante, vint  plus  juste  à  son  moment  qu'une  certaine  apostrophe 
de  Smith  à  la  multitude  déchaînée  autour  de  lui.  C'était  au  commen- 
cement de  sa  prédication;  les  visites  de  l'ange  à  Smith  avaient  fait 
du  bruit,  et  ses  voisins,  qu'il  catéchisait,  l'entouraient  en  l'accablant 
d'injures.  «  Toi,  vagabond,  tu  as  reçu  les  visites  d'un  ange!  lui  di- 
saient-ils. Nous  te  connaissons,  faussaii'e;  parle  un  peu  de  la  bible 
d'or,  voleur!  Un  charmant  interprète  en  vérité  que  Dieu  a  choisi  en 
toi!  »  La  réponse  qu'on  prête  à  Smith  fut  hardie,  éloquente  et  déci- 
sive. «  Eh  !  qui  vous  a  faits  juges,  faibles  mortels,  des  actions  de  votre 
Créateur?  Le  grand  Dieu  voit  le  cœur  de  tous  les  hommes,  et  s'il  a 
voulu  choisir  un  pécheur  pour  annoncer  sa  parole,  vous  élèverez- 


LE  MORMONISME   ET   LES   MORMONS.  699 

VOUS  contre  lui?  Si  Dieu  a  oublié  les  péchés  et  purifié  l'âme  du  pé- 
cheur de  telle  sorte  qu'il  l'a  jugé  digne  de  converser  avec  lui,  con- 
vient-il à  des  créatures  humaines  de  se  détourner  avec  mépris  de 
celui  que  le  Créateur  a  sanctifié?  » 

Tel  était  donc  Smith  :  ce  n'était  ni  un  esprit  distingué  ni  un  homme 
moral;  mais  c'était  l'homme  fait  pour  commander  à  tous  ceux  qui  ne 
sont  ni  intelligens,  ni  moraux,  et  qui  ne  sont  pas  capables  de  le  de- 
venir jamais.  Il  est  peu  intéressant,  mais  il  tient  sa  place  dans  l'his- 
toire naturelle  de  l'homme,  et  il  mérite  à  ce  titre  d'être  étudié.  Ce 
n'était  pas  un  sot,  et  pourtant  ce  n'était  pas  ce  qu'on  peut  appeler 
un  homme  intelligent;  c'était  un  charlatan  et  un  imposteur,  et  ce 
n'était  cependant  pas  un  scélérat.  Qu'était-il  donc?  Eh!  mon  Dieu, 
c'était  tout  simplement  un  infirme  doué  par  occasion  de  certaines 
qualités  qui  le  rendaient  propre  à  commander  à  ses  frères  en  infir- 
mité. C'était  le  borgne  roi  du  pays  des  aveugles,  le  boiteux  roi  du 
pays  des  culs-de-jatte;  pour  nous  résumer  d'un  seul  mot,  Smith  a  été 
au  xix^  siècle  le  représentant  des  parias  de  la  nature.  La  nature  a 
en  effet,  comme  la  société,  ses  parias  et  ses  déshérités,  qui  naissent 
moralement  perclus,  idiots,  serviles,  pauvres  créatures  pour  les- 
quelles Y  aima  mater  semble  n'avoir  rien  voulu  faire,  qu'elle  a  conçues 
dans  une  heure  de  dégoût  et  mises  au  monde  avec  haine  et  honte 
d'elle-même.  Leur  sort  est  irrémédiable.  Ces  êtres  sont  nés  réelle- 
ment parias,  et  aucune  force  humaine  ne  peut  les  arracher  à  leur 
condition.  Le  genre  humain  se  retire  d'eux  instinctivement;  les 
méchans  leurs  disent  raca  sur  tous  les  tons,  depuis  celui  de  l'ironie 
polie  jusqu'à  celui  de  la  grossière  insolence;  les  doux  s'en  éloignent 
par  pitié,  par  ennui  et  par  répulsion  naturelle.  Il  ne  reste  à  ces  mal- 
heureux, qui  la  plupart  du  temps  n'ont  aucun  sentiment  vrai  des 
choses,  que  le  sentiment  de  leur  abaissement,  qui  est  d'autant  plus 
vif  que  c'est  le  seul  qui  vibre  en  eux.  Délaissés,  abandonnés,  con- 
damnés sans  qu'ils  soient  coupables  et  par  l'unique  effet  d'une  fan- 
taisie cruelle  de  la  nature,  ils  nourrissent  contre  leurs  semblables  une 
haine  pleine  d'amertume  et  trop  facile  à  expliquer.  Néanmoins  ces 
malheureux  ne  restent  pas  toujours  sans  vengeurs.  De  temps  à  autre 
il  se  rencontre  un  homme  aussi  infirme  qu'eux,  mais  qui  se  trouve 
doué  par  hasard  de  certaines  facultés  de  ruse,  d'opiniâtreté,  de  tur- 
bulence, qui  le  rendent  capable  d'action,  et  cet  homme  devient  alors 
un  chien  enragé  qui  a  le  pouvoir  de  communiquer  son  venin  à  ses  con- 
frères en  infirmité.  Quelquefois  aussi  c'estun/Vfmcwiîïow  éclopé,  ca- 
pable d'être  roi  de  Thune  ou  empereur  de  Galilée,  qui  enrégimente 
ses  bandes  d'idiots  en  belles  compagnies  de  malingreux  et  de  sabou- 
leux.  Dans  l'un  et  l'autre  cas,  c'est  un  homme  fort  redoutable,  car 
dans  le  premier  cet  homme  s'appelle  M.  le  docteur  Jean-Paul  Marat 


700  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

de  Neufchâtel,  et  dans  le  second  le  citoyen  Joseph  Smith  de  Windsor, 
état  de  Vermont. 

Nous  venons  d'indiquer  la  vraie  nature  de  Smith  et  les  vrais  sen- 
timens  qui  l'ont  fait  agir;  tel  est  le  levier  qui  a  fait  sa  force,  l'aimant 
qui  a  réuni  un  peuple  autour  de  lui.  Quoi  que  Smith  ait  pu  penser  dans 
la  suite  de  sa  vie,  cet  instinct  de  vengeance  l'a  animé  au  commence- 
ment, il  a  été  le  principe  d'où  ont  découlé  ses  actions  et  ses  men- 
songes. —  Oui,  moi  Smith  le  déshérité,  Smith  le  vagabond,  Smith 
sans  un  dollar,  Smith  sur  lequel  crachent  en  passant  tous  les  heu- 
reux de  ce  monde,  je  serai  quelque  chose,  et  je  vous  ferai  tous  trem- 
bler, fiers  bourgeois,  riches  marchands,  puissans  planteurs,  éloquens 
ministres  de  l'Évangile,  fermiers  heureux  et  propriétaires,  rusés  po- 
litiques, gras  membres  du  congrès,  et  je  prendrai  le  plus  que  je 
pourrai  de  tout  ce  qui  vous  appartient.  Oui,  j'enlèverai  sans  scrupule, 
lorsque  je  le  pourrai,  vos  femmes,  vos  filles,  votre  argent,  et,  lors- 
que cela  sera  nécessaire,  votre  vie.  —  Animé  de  ces  passions,  il  a 
parlé,  et  tous  ceux  qui  lui  ressemblaient  par  nature  se  sont  réunis 
autour  de  lui.  Tous  les  pauvres  diables  des  États-Unis  l'ont  accepté 
pour  prophète,  et  il  est  remarquable  que  tous  les  pauvres  diables 
de  l'émigration  en  ont  fait  et  en  font  autant.  L'originalité  de  cette 
secte,  c'est  qu'elle  est  essentiellement  la  secte  des  malheureux.  Bien 
plus  que  les  doctrines  socialistes,  doctrines  alambiquées,  fruit  d'une 
analyse  pervertie  ou  excessive,  mais  philosophique  en  définitive,  le 
mormonisme  est  la  doctrine  de  ce  qu'on  peut  appeler  les  parias  de 
la  nature.  La  secte  a  ce  caractère,  et,  quels  que  soient  les  change- 
mens  qui  surviennent,  elle  le  gardera. 

Ce  roi  des  parias  avait  donc  devant  lui  une  masse.  Pour  la  sou- 
lever, il  lui  fallait  un  levier.  Il  ne  pouvait  en  trouver  un  convenable 
à  ses  desseins  dans  une  société  régulièrement  organisée.  Il  essaya 
d'en  inventer  un,  et  comme  son  intelligence  n'était  pas  à  la  hauteur 
de  son  ambition,  et  que  son  imagination  était  moins  puissante  que 
son  ressentiment,  il  accoucha  de  ce  monstre  de  confusion  qui  s'ap- 
pelle le  mormonisme.  De  ce  défaut  inné  d'intelligence  résulte  la  vul- 
garité qui  domine  dans  la  personne  et  dans  la  vie  de  Joseph  Smith. 
Les  existences  agitées  ont  généralement  quelque  chose  de  drama- 
tique, et  qui  parle  à  l'imagination;  jamais  existence  cependant  ne 
fut  plus  agitée  et  en  même  temps  plus  vulgaire  que  celle  de  Smith. 
Il  n'y  a  aucune  poésie  dans  les  actions  de  ce  malheureux.  Il  com- 
mence, comme  Gagliostro,  par  des  escroqueries  merveilleuses,  et 
continue  comme  lui  par  la  fabrication  d'une  espèce  de  religion  où  le 
surnaturel  est  employé  à  couvrir  les  intérêts  les  plus  grossiers  et  les 
convoitises  les  plus  immondes.  Cependant  les  mensonges  du  célèbre 
charlatan  du  dernier  siècle  avaient  quelque  chose  d'italien  et  par 


LE   MORMONISME   ET   LES   MORMONS.  701 

conséquent  d'imaginatif;  ses  hâbleries  volaient  à  travers  l'Europe 
comme  les  oiseaux  au  langage  séducteur  des  contes  d'Orient.  Les 
mensonges  de  Smith  au  contraire  ont  quelque  chose  de  lourd,  d'in- 
forme ;  ils  ne  volent  pas,  ils  se  traînent  comme  de  gros  oiseaux  rus- 
tiques dans  la  basse -cour  d'une  ferme.  D'ordinaire  les  prophètes 
vivent  pauvres,  et  meurent  sans  avoir  participé  en  rien  aux  bonnes 
choses  de  ce  monde.  Smith  est,  je  crois,  le  premier  qui  ait  fait  ban- 
queroute. Les  persécutions  qu'il  a  endurées  ont,  chose  caractéris- 
tique ,  cette  même  apparence  vulgaire  :  les  combats  de  ses  disciples 
avec  les  Américains  ne  sont  pas  plus  poétiques  que  les  batailles  des 
rustres  dans  un  champ  de  foire. 

Il  est  vrai  de  dire,  pour  être  juste,  que  ce  n'est  pas  entièrement 
la  faute  de  Smith  si  sa  vie  a  cet  air  de  vulgarité  ;  l'esprit  du  peuple 
au  milieu  duquel  il  vivait  y  contribue  pour  sa  part.  Le  génie  positif 
et  gouailleur  des  Yankees  n'était  point  propre  à  prêter  à  ses  persé- 
cutions beaucoup  de  poésie.  Les  mormons  n'avaient  pas  aflaire  en 
eux  à  des  Juifs  ardens  et  sérieux,  se  préparante  l'extermination  par 
l'invocation  du  Dieu  des  batailles,  ni  à  des  chevaliers  bardés  de  fer, 
conduits  par  des  moines  pittoresquement  encapuchonnés  et  le  cru- 
cifix à  la  main.  Ils  ne  rencontraient  devant  eux  ni  un  mystérieux 
saint-office  ayant  à  sa  disposition  les  lugubres  fantasmagories  des 
prisons,  des  tribunaux  secrets  et  des  auto-da-fés,  ni  des  soldats 
espagnols  massacrant  leurs  ennemis  sous  l'étendard  de  la  Vierge, 
en  égrenant  dévotement  leur  chapelet,  ni  même  ces  anciens  puri- 
tains, fondateurs  des  colonies  américaines,  qui  firent  jadis,  avec  une 
conviction  si  austère,  brûler  tant  de  sorcières,  fouetter  tant  de  qua- 
kers et  marquer  au  front  tant  de  femmes  adultères.  Les  Yankees 
n'étaient  point  des  persécuteurs  aussi  poétiques,  et  ils  étaient  inca- 
pables de  prêter  au  martyrologe  mormon  aucun  élément  de  légende. 
Lorsque  la  persécution  devenait  sérieuse,  elle  ne  dépassait  pas  le  de- 
gré d'émotion  qui  accompagne  une  émeute  mesquine  dans  nos  rues 
ou  une  grande  bataille  rangée  entre  deux  partisans  mexicains,  chefs 
de  deux  puissantes  armées  de  trois  à  quatre  cents  hommes;  mais  avant 
d'en  venir  à  cette  extrémité,  la  persécution  passait  par  diverses  phases 
d'espièglerie,  toutes  prêtant  plus  au  rire  qu'aux  sentimens  solen- 
nels de  la  pitié  et  de  l'admiration.  Les  mormons  bai^tisaient  par  im- 
mersion dans  les  ruisseaux  des  localités  où  ils  se  trouvaient:  les 
Yankees  jugeaient  bon  d'accompagner  la  cérémonie  de  danses  gro- 
tesques et  de  sérénades  exécutées  sur  des  chaudrons  et  des  poêles 
à  frire.  Pour  éviter  le  retour  de  pareils  scandales,  les  saints  prenaient 
la  résolution  de  ne  baptiser  que  la  nuit;  les  Yankees  transportaient 
à  l'endroit  où  s'accomplissait  le  baptême  toutes  sortes  de  charognes 
et  d'ordures,  si  bien  que,  lorsque  les  confians  mormons  arrivaient 


702  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

pour  conférer  le  sacrement  qui  enlève  toutes  les  souillures,  ils  péné- 
traient jusqu'aux  genoux  dans  une  boue  liquide  que  la  plume  sans 
scrupules  d'un  Voltaire  oserait  seule  nommer.  Une  autre  fois,  ils 
voyaient  des  lumières  innombrables  s'allumer  autour  d'eux  et  des 
yeux  enflammés  les  regarder  sous  le  feuillage  :  c'étaient  des  gamins 
qui  avaient  illuminé  des  gourdes.  Les  plaisanteries  étaient  souvent 
plus  sérieuses.  Ainsi  il  n'était  pas  rare  qu'un  mormon  fût  engou- 
dronné,  emplumé,  et  monté  sur  un  âne  la  tête  tournée  du  côté  de 
la  queue.  Si  l'on  était  en  hiver,  on  creusait  un  trou  dans  la  glace, 
et  on  faisait  prendre  un  bain  russe  à  l'apôtre,  ou  bien  on  le  roulait 
dans  la  neige  jusqu'à  ce  qu'il  présentât  une  image  assez  complète 
du  globe  terrestre.  Les  frères  étaient-ils  rassemblés  en  prières,  on 
voyait  tomber  par  la  fenêtre  un  ballon  enflammé  qui  éclatait  au  mi- 
lieu de  l'appartement  avec  une  détonation  terrible,  et  accouchait 
en  crevant  d'une  multitude  de  fusées  et  de  pétards  qui  s'en  allaient 
sifflant  dans  toutes  les  directions.  Ces  vexations  étaient  continuelles. 
S'il  est  vrai  que  parfois  les  mormons  aient  volé  les  poules  et  les  mou- 
tons de  leurs  voisins,  ces  derniers  le  leur  rendaient  bien.  Dans  tout 
cela,  il  n'y  a,  comme  on  le  voit,  rien  de  bien  poétique,  et  il  a  fallu  la 
tragédie  de  Nauvoo  pour  donner  à  la  secte  une  espèce  de  consécra- 
tion et  d'auréole  de  martyre. 

Nous  croyons  avoir  expliqué  avec  impartialité  les  qualités  et  les 
défauts  de  Smith;  nous  voudrions  rendre  encore  plus  sensibles  au 
lecteur  nos  observations,  et  nous  trouvons  justement  dans  les  livres 
publiés  sur  le  mormonisme  plusieurs  épisodes  qui  servent  à  illustrer 
d'une  manière  assez  frappante  le  caractère  de  Smith.  Parlons  d'abord 
du  charlatan.  Smith  avait  le  don  des  miracles,  et  il  est  le  seal  de  sa 
secte  qui  l'ait  eu.  Il  ne  l'a  pas  transmis  à  ses  successeurs,  sans  doute 
afin  qu'on  sût  que  de  même  qu'il  n'y  a  qu'un  Dieu,  il  n'y  a  eu  et  il 
n'y  aura  sur  la  terre  qu'un  Joseph  Smith.  Nous  empruntons  le  récit 
d'un  miracle  de  Smith  au  curieux  livre  intitulé  la  Vie  des  Femmes 
chez  les  Mormons,  publié  récemment  par  une  dame  de  Boston,  femme 
non  spirituelle,  paraît-il,  d'un  ministre  {elder)  mormon.  La  scène, 
à  quelques  incidens  près,  ressemble  à  une  séance  de  magnétisme; 
toutefois  elle  a  cet  intérêt  qui  s'attache  à  toutes  les  scènes  où  le 
surnaturel  vrai  ou  supposé  est  en  jeu.  Smith  va  ressusciter  une  jeune 
fille  morte. 

H  Smith  commença  à  parler,  et  alors  le  plus  complet  silence  s'établit.  Son 
discours  roula  sur  la  nature  des  miracles  et  la  promesse  faite  par  le  Christ 
à  ses  disciples  que  des  pouvoirs  miraculeux  leur  seraient  continués  jusqu'à 
la  fin  du  monde.  J'observai  qu'il  citait  beaucoup  plus  souvent  les  Écritures 
hébraïques  que  le  Livre  de  Mormon,  et  j'en  fis  la  remarque  à  mistress  Bradish. 

«  —  Il  n'y  a  rien  d'extraordinaire,  me  répondit-elle,  puisque  la  plupart 


LE   MORMONISME   ET   LES   MORMONS.  703 

des  choses  qui  se  trouvent  dans  l'une  des  deux  bibles  se  trouvent  également 
dans  l'autre.  Elles  concordent  parfaitement,  grâce  à  nos  interprétations.» 

«  Le  sermon  fut  très  court,  afin  qu'on  eût  plus  de  temps  à  donner  aux  mi- 
racles. Lorsqu'il  fut  fini,  la  lumière  fut  retirée  du  pupitre  et  placée  en  face. 
Smith  s'agenouilla;  les  fidèles  suivirent  son  exemple,  et  tous  restèrent  quelque 
temps  silencieusement  en  prières.  Enfin  il  se  leva,  mais  les  autres  continuè- 
rent à  rester  agenouillés.  Après  un  silence  de  quelques  instans,  il  prononça 
ces  mots  solennels  :  «  Voilà  la  parole  que  je  vous  donne,  a  dit  le  Seigneur; 
vous  serez  délivrés  de  la  mort,  qui  est  le  pouvoir  du  diable,  du  chagrin  et 
des  larmes.  C'est  pourquoi  en  vertu  du  pouvoir  de  l'esprit,  je  vous  commande 
d'apporter  votre  mort.  » 

«Le  profond  silence  qui  suivit  ses  paroles  parlait  singulièrement  à  l'ima- 
gination. La  porte  s'ouvrit  lentement,  et  deux  hommes  entrèrent  portant 
un  cadavre  :  c'était  le  corps  d'une  jeune  et  belle  femme  enveloppée  des  blancs 
habits  de  la  mort.  Oh!  quel  aspect  effrayant  et  quel  air  de  fantôme  elle  avait 
dans  ce  crépuscule  lumineux  dû  à  la  demi-clarté  qui  régnait  dans  l'apparte- 
ment !  Les  membres  étaient  raides  et  froids,  les  yeux  et  la  bouche  à  demi 
ouverts;  l'attitude  générale  était  celle  de  la  mort.  Les  porteurs  la  déposèrent 
sur  le  pupitre.  Smith  se  tourna  vers  eux  en  leur  lançant  un  regard  que  je 
ne  pus  pénétrer.  Ward  se  tenait  à  côté  de  lui,  et  je  m'aperçus  qu'il  jetait  sou- 
vent les  yeux  de  mon  côté. 

«  —  A  qui  appartient  cette  enfant?  dit  Smith. 

«  —  A  moi,  dit  solennellement  un  des  deux  hommes. 

«  —  Est-elle  morte  subitement? 

«  —  Oui. 

«  —  Quand  ? 

«  —  Cette  après-midi. 

«  —  As-tu  la  foi? 

«  —  J'ai  la  foi,  dit  l'homme  avec  force.  Soutiens -moi  contre  les  défail- 
lances. 

«  —  Cette  enfant  avait-elle  la  foi? 

«  —  Elle  l'avait. 

«  —  C'est  bien.  Ton  enfant  te  sera  rendue. 

«  On  entendit  alors  un  faible  cri,  et  une  femme  qui,  ainsi  que  je  pus  m'en 
convaincre  dans  la  suite,  était  bien  réellement  la  mère  de  la  morte,  s'avança 
et  se  précipita  aux  pieds  de  Smith. 

«  —  Ressuscite  mon  enfant,  cria-t-elle  passionnément;  elle  était  trop 
jeune,  trop  bonne,  trop  belle  pour  mourir.  Ressuscite  mon  enfant,  et  je 
t'adorerai  jusqu'à  la  fin  de  mes  jours. 

«  —  Femme,  je  l'ai  dit,  répliqua- t-il.  Ensuite,  se  tournant  vers  la  compa- 
gnie, il  dit  :  Que  quelques-unes  des  sœurs  surveillent  cette  femme.  Elle  ne 
doit  pas  se  mêler  à  ce  qui  va  se  passer. 

«  Mistress  Bradish  s'avança,  et,  relevant  la  femme,  l'emmena,  et  la  fit  as- 
seoir. 

«  —  Que  les  croyans  se  lèvent,  dit  Smith,  et  entonnent  le  chant  de  VJl- 
lehiia  ! 

«  Un  moment  après,  le  chant  commença,  bas  d'abord,  mais  s'élevant  par 


704  REYUE  DES  DEUX  MONDES. 

degrés  à  mesure  que  l'enthousiasme  montait  et  que  le  fanatisme  de  l'assem- 
Llée  s'exaltait. 

Lorsque  Nephi  sortit  de  la  Palestine, 

Et  que  Téhi  vint  du  pays  des  païens, 

Le  grand  et  puissant  Océan  recula  devant  eux; 

Les  montagnes  s'enfuirent  au  loin. 

Les  collines  s'enfoncèrent  dans  les  lacs, 

Et  les  fleuves  furent  desséchés. 

Alors  la  vie  fut  arrachée  à  la  mort, 

Et  les  âmes  rappelées  du  tombeau 

Par  la  toute-puissance  de  la  foi. 

Alléluia! 
Et  il  en  sera  encore  ainsi. 

Alléluia! 
A  ce  moment  même  nos  yeux  contemplent  ce  miracle. 

Alléluia! 
Le  pâle  et  froid  cadavre  se  réveille, 

Alléluia! 
La  force  revient  à  ses  membres. 

Alléluia  ! 
Nous  la  reverrons  encore  telle  que  nous  l'avons  vue. 

Alléluia  ! 
Dans  l'orgueil  et  la  beauté  de  la  vie. 

Alléluia  ! 
Le  funèbre  linceul  ne  recouvrira  plus  son  sein. 

Alléluia  ! 
Il  opère,  il  opère,  le  pouvoir  du  Tout-Puissant, 

Alléluia! 
Il  a  entendu  la  voix  de  son  serviteur  et  de  son  apôtre. 

Alléluia  ! 
Il  a  arrêté  à  sa  prière  le  pouvoir  de  la  mort. 

Alléluia  ! 
Gomme  il  l'arrêta  jadis  à  la  prière  de  Moïse  et  d'Elisée, 

Alléluia  ! 
Comme  il  l'arrêta  à  la  prière  du  Christ  et  de  Saul  de  Tarse, 

Alléluia! 

«Cependant  cette  scène  était  trop  puissamment  intéressante  et  trop  absor- 
bante pour  permettre  aux  clian leurs  de  continuer  longtemps.  Les  voix  s'ar- 
rêtèrent l'une  après  l'autre,  et  un  silence  complet  enveloppa  de  nouveau 
l'assemblée  entière.  Smith  pendant  ce  temps-là  se  tenait  aux  côtés  de  la 
morte.  Il  pressa  et  frappa  la  tête,  souffla  dans  la  bouche,  frotta  les  mem- 
bres refroidis,  en  disant  d'un  son  de  voix  profond  et  sourd  :  «  Revis,  jeune 
femme.  Que  la  vue  revienne  à  tes  yeux  maintenant  obscurcis,  et  la  force  à 
tes  membres  maintenant  épuisés!  Que  la  vie,  la  vigueur  et  le  mouvement 
reviennent  dans  ce  corps  éteint  !  » 

«  Alors  il  y  eut  chez  la  morte  un  petit  mouvement  des  muscles,  les  yeux 
s'ouvrirent  et  se  fermèrent,  les  bras  s'étendirent  et  revinrent  d'eux-mêmes 
sur  la  poitrine,  et  enfin  le  corps  se  leva.  L'effet  de  cette  scène  sur  l'assem- 
blée fut  électrique.  La  mère  fut  prise  de  violentes  convulsions.  Plusieurs 


LE    MORMONISME    ET   LES   MORMONS.  705 

femmes  criaient,  d'autres  sanglotaient.  Mistress  Bradish  tremblait  violem- 
ment, et  que  dirai-je  de  moi-même?  J'étais  là,  immobile,  abasourdie,  hébé- 
tée; toutes  mes  facultés  de  raisonner  se  trouvaient  absentes  et  me  laissaient 
en  proie  à  ma  stupeur.  Une  voix  chuchota  à  mon  oreille  :  —  Crois-tu  main- 
tenant? 

«  Je  me  retournai;  c'était  M.  Ward.  —  Je  suis  étonnée,  sinon  convaincue, 
répondis-je. 

«  —  Vous  avez  vu  les  morts  rappelés  à  la  vie.  Regardez,  elle  parle  et 
marche. 

«  Je  regardai  :  c'était  en  effet  la  vérité.  Elle  était  descendue  de  la  table, 
et,  revêtue  de  son  linceul,  faisait  le  tour  de  la  chambre  appuyée  sur  le  bras 
de  Smith.  Oh!  comment  exprimer  ce  que  je  sentis  lorsqu'elle  s'approcha  de 
moi,  cette  terreur  &t  ce  respect  qui  s'attachaient  à  la  présence  d'une  per- 
sonne qui  avait  goûté  le  mystère  de  la  mort  et  avait  été  arrachée  aux  mains 
du  roi  des  terreurs,  qui  par  expérience  avait  connu  le  terrible  combat  avec 
le  dernier  et  puissant  ennemi?  Cependant  il  n'y  avait  plus  en  elle  trace  de 
la  mort.  Ses  joues  regorgeaient  de  vie  et  de  santé,  ses  yeux  étincelaient 
d'animation,  et  ses  formes  parfaites  et  voluptueuses  contrastaient  étrange- 
ment avec  ses  vêtemens  funèbres.  Elle  sortit  en  compagnie  d'une  des  sœurs 
pour  changer  de  vêtemens,  tandis  que  Smith  reprenait  sa  première  place 
au  bout  de  l'appartement.  » 

Cette  scène  prouve  que  Smith  connaissait  au  moins  l'art  de  parler 
à  l'imaguiation  des  ignorans.  Il  ne  négligeait  aucun  des  moyens 
qui  peuvent  faire  illusion  sur  les  sens;  l'érection  du  temple  bizarre 
et  gigantesque  de  Nauvoo  en  est  la  preuve.  Lorsque,  sur  la  fin  de  sa 
vie,  il  eut  fondé  sa  milice  guerrière  bibliquement  nommée  la  com- 
pagnie des  frères  de  Gédéon,  il  aimait  à  passer  des  revues,  à  montrer 
des  cavalcades  à  son  peuple,  et  il  avait  soin  qu'elles  fussent  les  plus 
brillantes  possible.  Rien  n'y  manquait,  ni  étendards,  ni  musique,  et 
le  prophète  se  donnait  lui-même  en  spectacle,  entouré  de  son  état- 
major  et  escorté  de  ses  sultanes  favorites.  Smith  connaissait  le 
peuple  auquel  il  avait  aftaire,  peuple  qui,  malgré  sa  liberté  politique, 
son  éducation  pratique,  sa  religion  rationnelle,  sa  presse  sans  con- 
trôle et  son  immense  publicité,  est  un  des  peuples  les  plus  enclins  à 
la  superstition,  les  plus  friands  de  merveilleux  et  les  plus  accessibles 
à  toutes  les  nouveautés. 

Nous  avons  plusieurs  fois  déjà  indiqué  ce  fait  curieux  et  signifi- 
catif, qui  démontre  si  bien  que  toutes  les  facultés  de  l'homme  ne 
sont  pas  de  la  terre,  qu'il  en  est  une  qui  veut  trouver  à  tout  prix 
sa  satisfaction,  et  qui  la  chercherait  comme  un  Juif  d'autrefois  dans 
les  cultes  de  Baal  et  de  Moloch,  si  on  lui  retirait  la  vue  de  l'arche 
sainte  et  le  temple  séjour  du  vrai  Dieu.  De  tels  faits  monstrueux 
sont  les  grimaces  et  les  contorsions  de  l'esprit  religieux  dévoyé  et 
égaré;  mais  quelque  tristes  et  repoussans  qu'ils  soient,  ils  méritent 

TOME   I.  45 


706  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

la  plus  grande  considération.  Les  Américains  sont  le  peuple  le  plus 
utilitaire  du  monde  :  comment  se  fait-il  donc  que  de  pareilles  choses 
y  aient  lieu  et  y  réussissent?  Modes,  folies  passagères!  dira-t-on.  Non, 
et  c'est  précisément  le  contraire  qui  arrive,  ces  folies  ne  sont  point 
une  mode,  elles  semblent  être  inhérentes  à  l'esprit  de  la  nation,  et 
en  tout  cas  elles  y  sont  permanentes.  Ces  folies  ne  sont  point  une 
épidémie  qui  tue  des  milliers  de  victimes  et  passe  pour  ne  plus  reve- 
nir; non,  elles  se  succèdent  avec  une  régularité,  une  continuité  re- 
marquable, qui  rappellent  la  marche  des  faits  naturels,  la  course  des 
saisons.  Ce  n'était  qu'hier  encore  qu'un  journal  de  New-York  résu- 
mait dans  une  page  lugubre  les  attentats,  les  malheurs,  auxquels  cet 
esprit  de  superstition  avait  donné  naissance  dans  ces  derniers  mois, 
et  racontait  l'affreuse  histoire  de  ce  misérable  vieillard  égorgé  pour 
hâter  l'approche  du  millenium.  Les  crimes  auxquels  les  tables  tour- 
nantes ont  donné  naissance  en  Amérique  sont  innombrables  :  un 
voyageur  anglais  en  a  donné  une  liste  de  dix  pages  qui  fait  frisson- 
ner; nous  nous  sommes  tirés  de  cette  folie  à  meilleur  marché,  il  faut 
l'avouer.  Ce  n'est  véritablement  qu'en  Amérique  que  Smith  pouvait 
parvenir  à  former  un  peuple,  il  ne  pouvait  réussir  que  là;  partout 
ailleurs  il  eût  échoué  au  bout  d'un  mois. 

Du  reste,  pour  être  juste  envers  l'Amérique,  nous  devons  recon- 
naître que  toutes  les  nations  de  race  germanique  partagent  avec  elle 
cette  tendance  à  la  superstition  et  au  merveilleux.  Il  n'est  point  rare 
de  rencontrer  un  Anglais  ou  un  Allemand  sectateur  des  tables  tour- 
nantes ou  du  magnétisme,  et  chez  plus  d'une  dame  anglaise  ou  alle- 
mande l'éducation  la  plus  distinguée  se  concilie  souvent  avec  une  foi 
aveugle  aux  fantômes  et  aux  spectres.  Aussi  les  disciples  que  les 
mormons  ont  recueillis  dans  l'émigration  sont- ils  en  très  grande 
partie  de  ra.ce  teutonique,  paysans  allemands  ou  norvégiens,  pau- 
vres ouvriers  de  Manchester  ou  de  Sheffield.  Qui  dira  pourquoi  la 
race  la  plus  pratique  qui  existe  et  la  plus  hardiment  rationaliste, 
celle  qui  croit  le  plus  aux  faits,  et  qui  n'est  jamais  satisfaite  tant 
qu'elle  n'a  pas  enlevé  aux  idées  leur  enveloppe  symbolique,  pour 
les  contempler  dans  leur  nudité,  —  qui  dira  pourquoi  cette  race  est 
en  même  temps  la  plus  accessible  aux  superstitions  les  plus  gros- 
sières, tandis  que  les  Celtes,  qui  n'entendent  rien  à  la  vie  pratique 
et  qui  n'ont  jamais  su  déshabiller  une  idée,  sont  exempts  de  ce  vice, 
qui  semblerait  devoir  être  le  leur,  et  n'ont  au  contraire  que  des  su- 
perstitions gracieuses  et  inoffensives?  En  faut-il  conclure  que  les 
peuples  n'ont  jamais  qu'une  moitié  de  cerveau  en  bonne  santé  et 
que  l'autre  est  infailliblement  malade?  Non,  dans  la  manie  super- 
stitieuse que  nous  indiquons,  il  n'y  a  pas  contradiction  avec  l'es- 
prit pratique  et  rationaliste.  Une  logique  occulte  met  d'accord  ces 


LE    MORMONISME    ET   LES   MORMONS.  707 

deux  faits.  Les  superstitions  qui  plaisent  aux  Anglo-Saxons  et  aux 
Germains  sont  de  l'essence  même  du  rationalisme  :  ce  sont  celles 
qui  témoignent  de  la  puissance  de  l'homme,  du  pouvoir  de  sa  vo- 
lonté sur  les  forces  naturelles,  et  aussi  celles  qui  témoignent  de 
la  présence  de  l'esprit  de  vie  dans  les  objets  de  la  nature.  Jadis  ils 
croyaient  aux  sorciers  et  vendaient  volontiers  leur  âme  au  diable, 
parce  que  les  sorciers  exerçaient  un  pouvoir  plus  grand  que  celui 
des  autres  hommes,  et  parce  que  le  diable  donnait  ce  pouvoir.  Au- 
jourd'hui ils  croient  aux  magnétiseurs  et  au  magnétisme,  parce  que 
magnétisme  et  magnétiseurs  représentent  sous  une  nouvelle  forme 
ce  que  représentaient  les  sorciers  et  le  diable  :  la  force  de  la  vo- 
lonté. C'est  par  la  même  raison  qu'ils  ont  cru  aux  tables  tournantes. 
Quoi  d'étonnant  s'ils  croient  ardemment  en  des  docteurs  en  théologie 
qui  prétendent  posséder  l'ancien  pouvoir  d'évoquer  l'Esprit  saint,  de 
guérir  les  maladies  ou  de  conférer  la  sainteté  par  l'imposition  des 
mains,  croyances  qui  rentrent  dans  l'ordre  d'idées  que  nous  venons 
d'exposer  comme  propre  aux  races  germaniques?  Rien  n'est  donc 
contradictoire  qu'en  apparence  dans  le  génie  des  peuples,  et  entre 
ces  grossières  superstitions  et  la  moderne  philosophie  allemande  il 
y  a  une  ressemblance  frappante  pour  qui  sait  bien  voir.  Le  monde 
lettré  de  l'Europe  commence  beaucoup  à  s'occuper  de  la  philosophie 
d'un  Allemand,  M.  Arthur  Schôppenhauer,  dont  le  système  repose 
sur  la  force  de  la  volonté,  considérée  non  plus  comme  principe  d'ac- 
tion mettant  en  mouvement  les  choses  créées,  mais  comme  principe 
de  création  même.  Dans  ses  superstitions  comme  dans  ses  nobles 
croyances,  la  race  germanique  reste  bien  toujours  la  même  :  la  race 
de  l'individualité,  de  la  liberté,  la  race  féodale,  protestante  et  répu- 
blicaine par  excellence.  Nous  signalons  cette  tendance  à  tous  les 
esprits  curieux,  et  nous  croyons  qu'elle  a  été  pour  beaucoup  dans  le 
succès  de  Joseph  Smith  et  dans  celui  qu'obtiennent  chaque  jour  ses 
disciples  sur  l'émigration  Scandinave,  allemande  et  anglaise. 

Cette  parenthèse  nécessaire  fermée,  achevons  d'esquisser  la  figure 
de  Joseph  Smith.  Son  grand  vice  était  la  sensualité  et  l'amour  des 
femmes.  Toute  sa  personne  physique  indiquait  assez  que  c'était  là 
son  vice  dominant,  et  qu'il  possédait  les  ressources  qui  pouvaient  le 
satisfaire.  Il  n'était  certes  point  beau,  et  il  était  pesant  et  massif  de 
corps;  mais  le  menton  obstiné,  le  nez  entreprenant,  l'œil  audacieux, 
le  front  bas  et  sans  honte,  exprimaient  nettement  la  facilité  des  dé- 
sirs et  la  force  de  résolution  qui  sait  les  mener  à  bonne  fin.  Il  semble 
avoir  connu  le  point  faible  des  femmes  et  l'avoir  habilement  exploité, 
je  veux  dire  la  crédulité.  Il  savait  que  la  passion  commence  sou- 
vent par  l'étonnement,  et  sa  qualité  de  prophète  le  servait  à  mer- 
veille. L'auteur  du  livre  que  nous  avons  déjà  cité  nous  raconte  l'his- 


708  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toire  véritablement  navrante  d'une  femme  qu'il  avait  enlevée,  et  qui 
résista  aux  larmes  de  son  mari  et  au  souvenir  de  ses  enfans  pour 
suivre  dans  ses  pérégrinations  le  misérable  aventurier.  Cette  pauvre 
femme  devait  avoir  l'esprit  un  peu  faible,  mais  Smith  n'en  avait  par 
cette  raison  que  plus  d'empire  sur  elle,  et  cet  empire  était  grand,  si 
on  accepte  pour  absolument  vraie  la  scène  qu'on  va  lire,  et  qui  est 
écrite,  comme  tout  le  livre  d'ailleurs,  avec  un  accent  si  naturel  que 
le  doute  nous  semble  impossible. 

«  M.  Clarke  entra.  Il  était  extrêmement  pâle  et  avait  un  visage  triste  et 
inconsolable  :  on  aurait  dit  même  que  ses  yeux  gardaient  des  traces  de 
larmes  récentes.  Il  s'avança  vers  sa  femme,  qui  détourna  la  tête. 

«  —  Regardez-moi,  Laura,  dit-il.  En  quoi  vous  ai-je  offensée? 

«  —  Vous  êtes  le  serpent  qui  voulez  me  détourner  de  mon  devoir,  répliqua- 
t-elle. 

«  —  Dites  plutôt  qui  veut  vous  ramener  à  votre  devoir.  Vous  avez  une 
famille,  c'est  votre  devoir  d'en  avoir  soin. 

«  —  Cela  n'est  pas. 

«  —  Femme,  vous  êtes  folle  !  N'est-ce  pas  le  devoir  d'une  mère  d'avoir  soin 
de  ses  enfans  ? 

«  —  Cela  dépend  des  circonstances. 

«  —  A  quelle  doctrine  de  démon  avez-vous  donc  prêté  l'oreille?  —  Puis, 
changeant  de  ton  et  prenant  celui  de  l'amitié  et  de  la  tendresse,  il  dit  en  lui 
tendant  la  main  :  —  Oh  !  venez,  Laura,  venez,  allons-nous-en  ensemble  à 
la  maison.  Le  pauvre  petit  Willie  pleure  tout  le  long  du  jour  en  appelant  sa 
maman;  Caddy  et  Sarah  étaient  presque  fous  de  joie  lorsque  je  leur  ai  dit 
que  je  savais  où  vous  étiez  et  que  j'allais  vous  ramener.  Oh  !  Laura!  Laura! 
je  ne  puis  m'en  retourner  sans  vous,  je  n'ose  pas,  j'ai  peur  d'être  témoin 
du  chagrin  et  du  désappointement  de  ces  jiauvres  enfans;  en  vérité  je  ne  le 
puis.  —  Et  cet  homme,  vaincu  par  ses  émotions,  tomba  à  genoux.  Mistress 
Bradish  regardait  d'un  air  solennel  et  grave;  mistress  Clarke  se  couvrit  le 
visage  et  trembla;  pour  moi,  je  sanglotais  tout  haut.  —  Vous  viendrez^ 
n'est-ce  pas?  dit-il  enfin  en  se  levant  et  en  s'avançant  vers  elle. 

«  —  Ne  me  pressez  pas  davantage,  car  je  ne  puis  aller  avec  vous. 

«  —  Est-ce  là  votre  dernier  mot?  dit-il  quelque  peu  rudement. 
«  —  Oui. 

«  —  Ainsi  vous  n'avez  aucun  égard  pour  moi,  aucune  pitié  pour  vos 
enfans,  aucun  respect  pour  les  liens  solennels  du  mariage!  Pour  un  vaga- 
bond sans  cœur  qui  vaut  moins  que  les  chiens  errans  dans  les  rues,  vous 
abandonnez  votre  famille,  votre  foyer,  vos  amis!  Ne  vous  ai-je  pas  toujours 
bien  traitée?  Ne  vous  ai-je  pas  fourni  tout  ce  que  vous  pouviez  désirer 
lorsque  vous  étiez  en  bonne  santé?  Ne  vous  ai-je  pas  soignée  lorsque  vous 
étiez  malade?  Ne  vous  ai-je  pas  gardée  et  défendue  comme  la  prunelle  de 
mes  yeux? 

«  —  Vous  l'avez  fait,  vous  l'avez  fait,  dit-elle  presque  en  sanglotant;  mais 
pourquoi  me  torturez-vous  maintenant? 
«  —  C'est  votre  conscience  qui  vous  torture;,  dit-il  solennellement.  Fasse 


LE    MORMONISME    ET    LES   MORMONS.  709 

le  ciel  que  ce  ne  soit  pas  l'avant-goût  de  la  flamme  qui  ne  s'éteint  pas  et  du 
ver  qui  ne  meurt  jamais,  et  remarquez  mes  paroles... 

«  —  Ne  me  maudissez  pas,  ne  me  maudissez  pas  !  dit-elle  eu  l'implorant 
avec  larmes;  vous  ne  devez  pas  me  maudire! 

« —  Je  vous  maudis,  moi?  Non,  c'est  vous  qui  vous  êtes  maudite  vous- 
même.  Ainsi  que  vous  m'avez  oublié,  vous  serez  oubliée;  ainsi  que  vous 
avez  abandonné  vos  enfans,  vous  serez  abandonnée;  ainsi  que  vous  vous 
êtes  détournée  de  vos  amis,  on  se  détournera  de  vous.  Et  maintenant,  faible 
créature  pécheresse  et  conduite  à  l'abîme,  demeurez  avec  votre  vagabond 
jusqu'à  ce  qu'il  haïsse  votre  présence  et  que  vous  lui  soyez  un  objet  de  dé- 
goût; demeurez  avec  lui  jusqu'à  ce  qu'il  vous  mette  à  la  porte,  dans  la  nuit, 
par  la  pluie  et  le  vent,  pour  serrer  dans  ses  bras  une  femme  plus  belle  et 
plus  jeune  que  vous.  Et  que  cette  parole  résonne  à  vos  oreilles  comme  le 
glas  de  mort  de  votre  âme,  qu'on  vous  rendra  ce  que  vous  avez  fait,  et  que 
la  loi  du  talion  vous  sera  appliquée!  —  Puis,  se  retournant,  il  sortit  de 
l'appartement. 

«  Un  long  cri  d'agonie  sortit  de  la  poitrine  de  mistress  Clarke,  et  elle 
tomba  sans  connaissance  sur  le  plancher.  Nous  allâmes  en  toute  hâte  à  son 
secours. 

«  —  Pauvre  enfant!  dit  mistress  Bradish,  elle  a  eu  durement  à  lutter 
avec  son  vrai  devoir;  mais  la  vérité  a  triomphé.  » 

Le  dernier  trait  que  nous  ayons  à  noter  dans  le  caractère  de  Smith, 
c'est  une  certaine  irascibilité,  et  il  est  important,  car  il  prouve  que 
le  prophète  s'était  pris  à  moitié  au  sérieux.  Les  purs  charlatans  ne 
s'emportent  point  contre  les  obstacles,  ils  tournent  la  difficulté  ou 
sautent  par-dessus.  Il  est  à  remarquer  que  cette  irascibilité  n'était 
pas  naturelle  à  Smith,  on  n'en  trouve  point  trace  dans  les  premières 
années  de  son  apostolat,  et  elle  s'était  révélée  par  degrés,  à  mesure 
que  le  succès  de  ses  fourberies  avait  grandi.  Le  succès  sembla  lui 
avoir  monté  à  la  tête,  comme  l'ivresse,  et  lui  avoir  ouvert  des  hori- 
zons nouveaux.  Ses  dernières  années  se  ressentent  de  cette  disposi- 
tion d'âme,  et  ce  fanatisme,  acquis  par  le  triomphe,  communiqua  à 
sa  personne  quelque  chose  d'un  peu  moins  grossier.  C'est  cette  iras- 
cibilité qui  devait  le  perdre,  et  qui  le  perdit  en  effet.  On  connaît  les 
dernières  actions  de  sa  vie  :  il  frappe  à  droite,  à  gauche,  avec  une 
vigueur  de  Mahomet  et  de  Calvin,  et,  —  ce  qu'il  y  a  de  curieux  et  de 
vraiment  inexplicable,  lorsqu'on  songe  à  la  personne  de  ce  malheu- 
reux jongleur,  —  avec  une  intelligence  tout  à  fait  remarquable  des 
coups  qu'il  doit  frapper  pour  assurer  définitivement  le  triomphe  de 
sa  cause.  Il  écrase  le  schisme.  Ses  premiers  disciples  étaient  de 
pauvres  diables  crédules  et  turbulens ,  il  fallait  les  écarter  pour  les 
remplacer  par  une  nouvelle  génération  de  saints,  et  élever  les  saint 
Paul  qui  devaient  ceindre  l'épée,  les  Josué  qui  devaient  continuer 
l'œuvre  de  cet  étrange  Moïse  ;  il  le  fit.  Il  fallait,  sous  peine  d'être 


710  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

chassé  d'état  en  état  et  de  ne  commander  qu'à  une  bande  de  bohé- 
miens partout  repoussés,  avoir  en  main  les  moyens  d'imposer  le  res- 
pect; il  créa  une  milice  sous  le  nom  de  légion  des  frères  de  Gédéon. 
Seulement  il  mit  trop  de  précipitation  dans  toutes  ses  réformes,  et 
il  se  mit  trop  en  vue  lui-même.  L'orgueil  lui  fit  oublier  la  prudence. 
Sa  personne,  sa  doctrine  et  son  peuple  étaient  exécrés  des  Améri- 
cains, il  le  savait,  et  cet  homme,  qui  était  si  difficilement  toléré,  eut 
l'imprudence  de  se  poser  hardiment  comme  un  défi  jeté  à  l'Améri- 
que. Au  lieu  d'accomplir  ses  réformes  à  petit  bruit,  il  les  accomplit 
bruyamment.  Il  se  présenta  hardiment  à  la  présidence  de  la  répu- 
blique, et  sa  circulaire  est  un  chef-d'œuvre  de  folie  et  de  maladresse. 
Il  y  insultait  à  l'Amérique,  la  déclarait  déchue  et  gangrenée,  et  an- 
nonçait que  Dieu  enverrait  un  ange  avec  un  glaive  enflammé  pour 
la  régénérer.  Smith  devait  être  cet  ange.  Les  Américains  rirent  et 
s'indignèrent.  Enfin,  dans  l'afi'aire  Higbee,  Foster  et  Law,  il  eut  le 
grand  tort  de  se  faire  juge  dans  sa  propre  cause;  il  frappa  trop  fort, 
et  on  sait  ce  qui  en  advint.  Bref,  il  se  posait  de  plus  en  plus  comme 
une  menace,  et  il  transformait  peu  à  peu  sa  colonie  en  un  camp 
retranché,  lorsqu' arriva  le  coup  qui  le  renversa. 

Il  est  aisé  d'apprécier  la  moralité  de  Joseph  Smith;  ce  qui  est 
plus  difficile,  c'est  de  découvrir  au  juste  l'article  du  code  pénal  qui 
aurait  pu  lui  être  appliqué.  Les  Américains  le  chargent  de  tous  les 
crimes  et  l'accusent  de  tous  les  vices.  Comme  il  faut  faire  la  part  de 
l'esprit  de' parti,  nous  nous  contenterons  de  dire  qu'il  n'avait  pas 
précisément  l'innocence  d'une  vierge  :  nous  en  savons  assez  sur  son 
compte  pour  être  édifiés  sur  sa  moralité.  Qu'il  fût  de  mœurs  dis- 
solues, cela  est  certain;  qu'il  fût  un  menteur  émérite,  l'histoire  de 
la  bible  d'or  et  des  pierres  urim  et  thumim  le  prouve  suffisamment. 
Il  fut  banqueroutier,  mais  les  états  d'Amérique  lui  en  avaient  donné 
l'exemple.  Fut-il  faux  monnayeur?  Cela  est  plus  douteux.  Ce  qu'il 
y  a  de  bien  établi  seulement,  c'est  que  jamais  la  fausse  monnaie, 
—  qui  a  rendu  le  Missouri  si  célèbre,  que  les  Yankees  ont  créé  ce 
mot  ironique  pour  exprimer  les  non-valeurs  :  Missouri  currency,  — 
n'a  été  plus  abondante  dans  cet  état  que  pendant  le  séjour  des  mor- 
mons. L'auteur  du  Mormonisme  dévoilé  l'accuse  formellement  d'avoir 
voulu  enlever  à  main  armée  la  femme  du  docteur  Foster.  La  dame  de 
Boston  l'accuse  non  moins  formellement  d'infanticide,  et  laisse  assez 
entendre  qu'elle  le  soupçonne  de  meurtre  sur  la  personne  de  mor- 
mons et  de  mormones  récalcitrans. 

La  même  obscurité  règne  sur  ses  disciples  et  ses  successeurs. 
Nous  pouvons  diviser  ceux-ci  en  deux  bandes,  d'abord  les  disciples 
immédiats,  Sidney  Rigdon,  Harris,  Cowdery,  dont  les  plus  grands 
vices,  à  tout  prendre,  nous  paraissent  avoir  été  l'imbécillité  et  la 


LE    MORMONISIIE    ET    LES   MORMOJNS.  711 

crédulité;  quant  aux  disciples  qui  ont  grossi  successivement  l'église 
des  saints  du  dernier  jour,  nous  sommes  beaucoup  plus  embarrassé 
pour  porter  un  jugement  sur  leur  compte,  et  leur  vice  dominant  nous 
paraît  tout  autre  que  l'imbécillité.  Quelques-uns  sont  des  hommes 
intelligens,  et  qui  certainement,  s'ils  pèchent,  ne  pèchent  point  par 
ignorance;  il  en  est  jusqu'à  trois  que  l'on  pourrait  nommer  :  MM.  Brig- 
ham  Young,  Orson  Pratt  et  John  Taylor.  Les  deux  derniers,  qui  sont 
les  théologiens  et  les  propagandistes  les  plus  distingués  de  l'église, 
sont,  Orson  Pratt  surtout,  des  hommes  d'un  esprit  sophistique  et  re- 
tors. Brigham  Youn-g,  le  pape  de  l'état  de  Déseret,  nous  semble  doué 
de  facultés  intellectuelles  extrêmement  précieuses  chez  un  chef  de 
parti;  nous  n'oserions  parler  aussi  bien  de  sa  moralité.  Fin,  rusé,  dis- 
cret, prudent,  politique,  la  manière  dont  il  a  conduit  les  affaires  de 
son  peuple  d'Israël  fait  honneur  à  son  jugement.  On  peut  dire  qu'il  a 
sauvé  le  mormonisme  d'une  ruine  complète.  Après  la  mort  du  pro- 
phète, les  passions  populaires  étaient  singulièrement  excitées,  tant  du 
côté  des  mormons  que  du  côté  des  habitans  de  l' Illinois;  ces  derniers 
ne, demandaient  qu'à  frapper,  et  les  mormons  ne  demandaient  qu'à 
venger  leur  prophète.  Une  imprudence  pouvait  mettre  aux  prises  les 
deux  partis,  et  c'en  était  fait  alors  pour  jamais  de  l'œuvre  de  Smith. 
Brigham  fit  prendre  patience  aux  mormons,  les  calma,  et  se  laissa 
bravement  attaquer  par  les  Américains,  qui  eurent  ainsi  tout  l'odieux 
de  la  violence  et  de  la  persécution.  Lorsque  la  place  ne  fut  plus  tena- 
ble,  il  prit  hardiment  la  résolution  de  sortir  des  territoires  habités 
de  l'Union,  et  c'est  la  preuve  d'intelligence  la  plus  remarquable  qu'il 
ait  donnée.  Il  comprit  que  de  pareilles  scènes  se  renouvelleraient 
dans  n'importe  quel  état  où  les  mormons  iraient  s'établir,  qu'il  fal- 
lait échapper  aux  lois  de  l'Union  sans  être  cependant  en  dehors  d'elle, 
en  un  mot  qu'il  fallait  s'établir  aux  portes  de  la  république,  mais 
non  dans  son  sein,  de  manière  à  ne  lui  laisser  aucun  prétexte  à  la 
persécution,  et  d'être  pour  elle,  dans  un  temps  donné,  un  embarras 
(c'est  déjà  fait),  et  plus  tard  une  menace  (cela  viendra  peut-être). 
Il  résista  à  toutes  les  propositions  qui  furent  faites  dans  un  autre 
sens.  Après  la  mort  du  prophète,  Sidney  Rigdon  prétendit  qu'une 
révélation  ordonnait  au  peuple  de  Dieu  d'aller  s'établir  en  Pensylva- 
nie.  Young  fit  condamner  Rigdon.  Lorsque  l'exode  dut  commencer, 
un  certain  White  voulut  désigner  le  Texas  comme  nouvelle  patrie; 
Brigham  Young  écarta  ce  rival  et  le  laissa  partir  avec  quelques  par- 
tisans. Depuis  l'établissement  sur  les  bords  du  lac  Salé,  Yoong  a 
fait  peu  parler  de  lui,  si  ce  n'est  l'an  dernier  à  propos  de  ses  démê- 
lés avec  le  gouvernement  fédéral,  où,  poussé  à  bout  dans  sa  retraite, 
il  a  refusé  de  reconnaître  l'autorité  des  magistrats  de  l'Union  et  a 
excommunié  le  président. 


712  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Jusqu'à  présent,  Brigham  Young  a  réussi  à  peu  près  à  échapper  à 
la  juridiction  fédérale,  à  gouverner  son  peuple  selon  des  lois  théo- 
cratiques,  et  à  vivre  dans  son  l)arem  avec  sécurité  et  impunité.  De 
loin  en  loin,  les  journaux  américains  nous  apportent  des  lettres  pas- 
torales de  cet  étrange  pontife,  assez  peu  compromettantes  et  plus 
innocentes  que  le  dogme  de  la  polygamie,  dans  lesquelles  il  est  an- 
noncé aux  frères  en  Jésus-Christ  et  en  Joseph  Smith  que  le  bétail 
mormon  prospère,  que  les  petits  pois  sont  en  bon  état,  et  que  les 
pêchers  récemment  plantés  n'ont  pas  réussi.  Cependant,  si  l'intel- 
ligence de  cet  homme  n'est  rien  moins  que  méprisable,  il  n'en  est 
pas  de  même  de  ses  autres  facultés.  Nous  ne  voulons  pas  croire 
tout  ce  que  les  Américains  impriment  de  lui;  mais,  n'y  en  eût-il 
qu'une  partie  de  vrai,  cela  serait  déjà  suffisant.  — Il  avait,  disent 
ses  ennemis,  l'habitude  de  mentir  dès  l'enfance,  et  ce  talent,  avant 
d'être  pape  mormon,  il  l'avait  déployé  sous  l'habit  de  prédicateur 
méthodiste.   Personne  ne  jouait  mieux  le  fanatique  dans  un  camp 
meeting^  personne  ne  chantait  mieux  à  plein  gosier  les  cantiques 
méthodistes,  personne  n'entrait  mieux  en  convulsions  et  n'exhortait 
ses  frères  avec  plus  d'onction.  Sa  vie  civile  valait  sa  vie  religieuse. 
Boutiquier,  personne  ne  savait  mieux  fausser  les  balances,  les  poids, 
les  mesures,  et  falsifier  les  marchandises.  Colporteur  ambulant,  il 
était  de  la  force  de  M.  Barnum  pour  monter  des  loteries  dont  les  lots 
gagnans  se  composaient  de  vieilles  faïences  ébréchées  et  de  vieux 
pots  d'étain  mis  au  rebut.  Au  milieu  de  tout  cela,  il  trouvait  le 
temps  d'enlever  des  jeunes  filles  à  leurs  mères,  ou  pour  mieux  dire 
de  tromper  à  la  fois  les  unes  et  les  autres  par  des  mariages  sup- 
posés, et  de  laisser  sur  le  pavé,  quinze  jours  après,  ses  victimes  en- 
ceintes de  ses  œuvres.  L'auteur  de  la  Vie  des  femmes  chez  les  mor- 
mons l'accuse  à  peu  près  d'inceste.  Nous  n'admettons  rien  de  toutes 
ces  accusations;  nous  les  répétons  impartialement.  Nous  ne  voulons 
pas  y  croire,  et  nous  nous  bornons  à  dire  qu'il  est  toujours  fâcheux 
que  de  pareilles  histoires  puissent  être  imputées  à  quelqu'un,  ou 
que  le  caractère  de  ce  quelqu'un  puisse  prêter  à  de  pareilles  calom- 
nies parmi  ses  concitoyens. 

Les  autres  disciples  de  Smith  sont  plus  obscurs,  mais  tout  aussi 
chargés  d'accusations  par  les  Américains.  L'un  d'eux  était,  car  il 
est  mort,  M.  Lyman,  ce  même  M.  Lyman  que  les  Mémoires  de  Bar- 
num ont  rendu  célèbre.  Avant  d'exercer  le  ministère  religieux,  de 
prophétiser  et  de  lever  la  dîme,  le  digne  apôtre  a  montré  la  fameuse 
sirène  aux  badauds  américains  et  aidé  le  roi  du  /lumbug  à  soutenir  le 
mensonge  de  la  nourrice  de  Washington.  M.  Parley  Pratt  est  encore 
un  assez  remarquable  personnage;  on  lui  attribue  l'aimable  petite 
plaisanterie  que  voici.  Envoyé  en  mission  au  Chili,  il  se  trouva  man- 


LE   MORMONISME    ET   LES   MORMONS.  713 

quer  d'argent,  et  ne  sachant  comment  s'en  procurer,  il  lui  vint  à  l'es- 
prit de  vendre  une  de  ses  femmes  à  un  chef  indien  moyennant  dix 
chevaux.  Le  marché  fut  conclu,  et  Parley  Pratt  annonça  à  sa  femme 
spirituelle  qu'il  continuait  à  la  chérir  spirituellement ,  mais  qu'il  se 
voyait  dans  la  dure  nécessité  de  la  livrer  corporellement  à  un  sau- 
vage. La  pauvre  femme  se  mit  à  pleurer  à  chaudes  larmes,  et  fut  si 
vivement  affectée  (on  le  serait  à  moins  en  eflet),  que  lorsqu'elle  fut 
j)résentée  au  chef  indien,  elle  n'avait  plus  aucune  trace  de  beauté. 
Les  joues  étaient  pâles  et  fiévreuses,  les  yeux  rougis,  le  visage  com- 
plètement bouleversé  par  la  douleur.  Le  chef  indien  la  refusa  en  di- 
sant qu'il  ne  faisait  point  de  pareils  marchés,  et  qu'il  avait  entendu 
acheter  une  femme  en  bon  état.  —  Le  plus  chargé  de  tous  ces  pon- 
tifes, patriarches  et  apôtres  est  le  docteur  Williams  Richards.  INous 
ne  répéterons  pas  l'horrible  histoire  dont  l'accuse  l'auteur  du  3Ior- 
monisme  dévoilé,  histoire  pleine  de  faux  sermens,  de  basses  passions, 
de  mensonge  et  de  sang.  Ce  sont  de  ces  crimes  dont  on  ne  peut 
jparler  que  lorsqu'on  en  a  été  le  témoin,  et  dont  on  ne  doit  pas  se 
faire  l'écho,  l'homme  auquel  ils  sont  imputés  fût-il  le  plus  misérable 
des  coquins  de  ce  monde.  Nous  remarquerons  seulement  que  ses  com- 
patriotes s'accordent  assez  généralement  à  lui  appliquer  l'épithète 
puritaine  de  pécheur,  sinner,  —  un  vieux  pécheur  à  tête  grisonnante, 
a  lioary  headed  old  sinner,  dit  l'auteur  de  très  agréables  articles  sur 
la  vie  des  mormons  récemment  publiés  dans  le  Putnanis  Monthly,  de 
New-York,  et  à  qui  nous  devons  quelques-unes  de  ces  anecdotes.  Quoi 
qu'il  en  soit  de  l'histoire  de  Maud  et  de  Rose  Hatfield,  le  docteur 
Williams  Richards  continue,  paraît-il,  à  remplir  de  son  mieux  (il 
doit  approcher  de  la  soixantaine)  les  devoirs  du  sacrement  de  la 
polygamie.  Une  des  beautés  de  son  harem  se  nomme  Suzanne  Lip- 
pincott,  c'est  une  des  sultanes  d'Utah  les  plus  remplies  de  l'esprit 
prophétique.  L'écrivain  du  Putnam's  Monthly ,  que  nous  croyons 
aussi  être  une  dame,  entendit  la  sultane  prophétiser  dans  une  lan- 
gue inconnue,  sans  doute  l'égyptien  réformé,  langue  assez  pauvre, 
s'il  faut  en  juger  par  le  spécimen  qu'il  nous  donne.  Nous  ne  voulons 
pas  en  priver  le  lecteur,  le  voici  :  Eli,  ele,  ela,  elo.  —  Comi,  coma, 
como.  —  Reli,  rele,  rela,  relo.  —  Sela,  sole,  selo,  selum.  Il  paraît  que 
cette  langue  prophétique  est  à  peu  près  toujours  semblable,  et  son 
mécanisme  de  la  même  simplicité,  car,  dans  la  même  séance,  un 
certain  docteur  Sprague,  s' étant  senti  en  train  de  prophétiser  et 
d'imposer  les  mains  à  une  malade,  s'écria  de  son  ton  le  plus  inspiré  : 
Vavi,  vava,  vavum.  —  Sere,  seri,  sera,  sérum.  Une  mormone,  qui 
était  chargée  ce  soir-là  de  l'office  d'interprète,  expliqua  à  l'assemblée 
le  sens  de  ces  vociférations.  Cela  signifiait  que  le  ministre  de  Dieu 
appelait  sur  la  malade  toutes  les  bénédictions  du  ciel,  que  tous  ses 


714  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

vœux  seraient  exaucés,  et  ({ue  sa  postérité  serait  plus  nombreuse  que 
celle  d'Abraham.  Qui  eût  jamais  dit  que  la  cérémonie  du  Bourgeois 
gentilhomme  serait  un  jour  dépassée,  et  le  turc  de  Covielle  remplacé 
par  une  langue  encore  plus  concise? 

Tel  est  le  personnel  des  mormons.  Les  moins  incriminés  de  ces 
fonctionnaires  de  l'église  sont  MM.  Kimball,  qui,  quoique  scellé  à 
bien  des  femmes  dans  sa  vie,  a  cependant  toujours  eu  les  plus  grands 
égards  pour  son  épouse  légitime,  et  M.  Orson  Hyde,  qui  s'est  con- 
tenté, comme  les  gentils,  d'une  simple  femme.  Détournons-nous  un 
instant  de  ce  torrent  d'obscénités. 


III.    —   POINTS    ORIGINAUX   DU   MORMONISME.    —   LA   PERSÉCUTION    DIRIGÉE 
CONTRE   LES   MORMONS    ÉTAIT-ELLE   LÉGITIME? 

Beaucoup  de  bonnes  âmes  libérales  ont  crié  en  Europe  contre  la 
persécution  que  les  mormons  ont  eu  à  subir.  Cette  persécution  était- 
elle  légitime?  C'est  une  question  très  importante,  et  dans  laquelle 
les  principes  de  tolérance  moderne  et  les  axiomes  politiques  de  la 
constitution  américaine  ont  été  mis  en  avant.  Pour  nous,  nous  croyons 
que  les  Américains  étaient  dans  leur  droit;  ils  ont  agi  instinctive- 
ment dans  toute  cette  affaire,  et  leur  instinct  ne  les  a  pas  trompés. 
On  ne  dira  point  qu'ils  ont  agi  par  esprit  d'intolérance  religieuse,  car 
alors  pourquoi  les  scènes  qui  se  sont  passées  ne  se  passent-elles  pas 
tous  les  jours  aux  Etats-Unis?  Pourquoi  les  baptistes  ne  massacrent- 
ils  pas  les  méthodistes,  et  les  unitaires  les  épiscopaux?  On  me  citera, 
il  est  vrai,  quelques  violences  des  protestans  contre  les  catholiques; 
mais  ces  violences  s'expliquent  par  les  restes  de  passions  puritaines 
qui  animent  encore  les  Américains,  passions  qui  ne  peuvent  pas 
s'adresser  à  une  secte  nouvelle.  On  ne  dira  pas  non  plus  qu'ils  ont 
agi  par  intérêt  :  les  violences  du  nord  contre  le  sud,  des  partisans 
de  l'esclavage  contre  les  abolitionistes  s'expliquent  sans  peine;  de 
grands  intérêts  sont  en  jeu,  et  les  uns  et  les  autres,  combattant /?ro 
ans  et  focis,  mettent  naturellement  dans  leurs  luttes  tout  l'achar- 
nement qu'on  met  à  défendre  sa  femme,  ses  enfans  et  ses  propriétés. 
Aucun  grand  intérêt  de  ce  genre  ne  se  trouvait  impliqué  dans  l'af- 
faire du  mormonisme.  Les  Américains  ont  donc  agi  par  haine  instinc- 
tive; ils  ont  senti  qu'ils  avaient  affaire  à  des  ennemis.  Cet  instinct 
était-il  légitime?  Oui. 

Toute  l'originalité  de  la  doctrine  mormonique  consiste  en  quatre 
points  qui  sont  gros  de  bouleversemens  et  de  révolutions,  savoir  : 
1°  l'idée  d'une  révélation  spéciale  faite  à  l'Amérique;  2°  l'exclusion 
des  gentils;  3°  la  constitution  de  la  société  sur  un  modèle  théocra- 
tique;  II"  la  polygamie.  Ces  quatre  points  ne  sont  pas  du  domaine 


LE   MORMONISME    ET   LES   MORMONS.  715 

de  la  religion  pure,  ils  n'affectent  pas  seulement  les  consciences 
religieuses,  ils  sont  politiques  et  constituent  par  leur  enchaînement 
tout  un  système  social.  S'ils  n'étaient  que  des  rêveries  religieuses 
plus  ou  moins  malsaines,  peu  importerait  que  quelques  milliers 
d'âmes  saugrenues,  infirmes  ou  idiotes  se  nourrissent  de  cet  aliment 
spirituel  falsifié  ;  mais  ces  rêveries  sont  en  même  temps  des  moyens 
d'action  politique  et  mettent  des  armes  redoutables  aux  mains  des 
crédules  et  des  ambitieux.  Ce  n'est  évidemment  pas  pour  leurs 
dogmes  que  les  mormons  ont  été  persécutés  :  ces  dogmes  se  rencon- 
trent dans  presque  toutes  les  églises  chrétiennes,  et  les  Américains 
sont  habitués  à  les  entendre  prêcher.  Que  l'on  soit  ou  non  baptisé  par 
immersion,  cela  importe  peu  à  la  sécurité  publique  ;  que  l'on  croie 
au  millenium  ou  non,  cela  ne  trouble  pas  les  citoyens  dans  l'exercice 
de  leurs  devoirs  et  de  leurs  affaires;  que  l'on  impose  ou  non  les 
mains  aux  fidèles,  le  gouvernement  fédéral  ne  court  aucun  risque. 
Tous  les  jours  on  prophétise  en  Amérique  comme  on  prophétisait  à 
Nauvoo,  les  passans  curieux  s'arrêtent  un  instant,  écoutent  et  con- 
tinuent leur  chemin.  Les  camp  meetings  méthodistes  peuvent  être  des 
spectacles  scandaleux,  mais  ils  n'ont  de  danger  que  pour  les  têtes 
trop  faibles  qui  doivent  un  jour  ou  l'autre  aller  peupler  les  maisons 
de  fous.  Tous  les  jours  on  annonce  aux  États-Unis  que  la  fin  du 
monde  va  arriver,  et  que  les  fidèles  doivent  se  tenir  prêts  à  monter 
au  ciel  en  robe  blanche  :  personne  ne  s'émeut  de  la  prédiction,  si 
ce  n'est  les  tailleurs  et  les  couturières,  qui  ont  à  travailler  davan- 
tage pour  fournir  à  leurs  cliens  les  vêtemens  respectables  dans  les- 
quels ils  doivent  se  présenter  devant  Dieu.  Les  mormons  sont  les 
seuls  sectaires  qui  aient  joui  du  privilège  de  la  persécution.  En  quoi 
les  prêtres  de  Melchisédech  et  les  prêtres  d'Aaron  blessaient-ils  donc 
les  Américains  plus  que  les  ministres  des  autres  sectes  protestantes  ? 
Au  premier  abord  cependant,  il  semble  que  le  mormonisme  eût  dû 
flatter  l'orgueil  des  Américains.  L'idée  d'une  révélation  spécialement 
faite  pour  TAmérique  n'est  point  neuve,  il  est  vrai,  mais  jamais  elle 
n'avait  été  énoncée  avec  autant  d'audace.  A  la  fin  du  dernier  siècle, 
une  certaine  Anne  Lee  quitta  l'Angleterre  sur  un  ordre  d'en  haut 
pour  venir  habiter  l'Amérique,  où  elle  devait  établir  le  règne  de 
Dieu  et  inaugurer  sous  la  forme  du  Christ-Femme  l'ère  du  mille- 
nium. La  quakeresse  Jemimah  Wilkinson  se  donna  aussi  pour  une 
incarnation  nouvelle  du  Christ.  Joseph  Smith  fut  moins  hardi,  mais 
plus  adroit  que  la  quakeresse  et  la  sainte  de  la  secte  des  shakers. 
11  se  contenta  du  rôle  modeste  de  prophète,  et  se  servit  habilement 
des  vagues  instincts  d'orgueil  et  de  fanatisme  semi-national,  semi- 
religieux,  qui  agitaient  et  agitent  encore  l'Amérique.  Cette  idée  d'une 
révélation  américaine  existait  à  l'état  d'embryon  et  de  germe,  lors- 


716  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  Smith  s'en  est  emparé;  il  ne  l'a  point  créée,  il  n'a  fait  que  la 
développer.  On  sait  en  eflét  l'origine  du  Livre  de  Mormon;  nen  n'in- 
dique mieux  comment  Smith  put  trouver  des  dupes  et  des  com- 
plices. Un  M.  Spaulding,  après  avoir  rêvassé  quelque  temps  sur  les 
antiquités  indiennes  découvertes  dans  l'état  de  l'Ohio,  accouche 
d'un  roman  indigeste,  écrit  en  mauvais  style  biblique,  sur  l'origine 
des  tribus  américaines.  Une  copie  de  ce  manuscrit  tombe  entre  les 
mains  de  Sidney  Rigdon,  qui  en  donne  communication  à  Joseph  Smith. 
En  même  temps  se  répand  la  nouvelle  qu'une  bible  ou  un  livre  im- 
primé sur  feuillets  d'or  a  été  trouvé  au  Canada,  qu'un  autre  a  été 
trouvé  dans  un  des  vieux  monumens  funèbres  récemment  décou- 
verts. Joseph  Smith  combine  assez  habilement  toutes  ces  rumeurs, 
toutes  ces  fables,  et  forme  du  tout  sa  révélation  mormonienne.  Il 
n'a  pas  fait  autre  chose,  comme  on  le  voit,  que  donner  un  corps  à 
certaines  vanités  nationales,  et  condenser  en  dogmes  certains  désirs 
obscurs  et  certains  pressentimens  qui  travaillent  toutes  les  têtes  de 
ses  compatriotes.  Cette  idée  de  la  révélation  américaine  devait  donc 
trouver  des  dupes  et  des  croyans,  elle  en  trouva;  mais  encore  une 
fois  comment,  étant  aussi  populaire  et  chatouillant  aussi  agréable- 
ment les  fibres  secrètes  de  l'orgueil  national,  cette  secte  trouva-t-elle 
des  persécuteurs  ? 

Si  Smith  s'était  borné  à  traduire  le  fameux  Livre  de  Mormon  à 
l'aide  de  sa  lorgnette  magique,  composée  des  deux  pierres  urim  et 
thumim,  son  mensonge,  tout  flatteur  qu'il  eût  été  pour  l'Amérique, 
n'aurait  pas  tardé  à  être  percé  à  jour;  il  en  eût  été  fait  mention  toute 
une  semaine  dans  les  journaux,  et  il  serait  oublié  depuis  longtemps. 
Smith  le  sentit;  le  talent  politique  dont  il  a  donné  tant  de  preuves  lui 
démontra  la  nécessité  de  fournir  des  armes  à  ses  mensonges,  s'il  vou- 
lait qu'ils  lui  fussent  profitables.  En  outre,  la  logique,  qui  ne  peut 
pas  ne  pas  dérouler  tout  son  enchaînement  de  principes  et  de  consé- 
quences, même  chez  un  charlatan,  même  chez  un  ignorapt,  le  con- 
duisait à  cette  conclusion  forcée  :  que,  puisqu'il  avait  annoncé  une 
révélation  nouvelle,  il  fallait  en  démontrer  la  nécessité.  Si  Dieu  en 
effet  a  jugé  utile  de  parler  aux  hommes  encore  une  fois,  il  faut  que 
les  hommes  aient  oublié  les  vérités  qu'il  leur  a  enseignées  par  trois 
fois,  par  le  moyen  des  patriarches,  de  Moïse  et  du  Christ.  Smith  ne 
recula  point,  et  déclara  hardiment  que  les  mensonges  et  les  fourbe- 
ries des  hommes  avaient  tellement  corrompu  la  vérité  révélée,  que 
c'est  à  peine  s'il  en  restait  trace,  que  le  monde  chrétien  était  un  monde 
d'idolâtres  et  de  païens,  et  que  c'était  pour  faire  cesser  cet  état  de 
choses  que  Dieu  l'avait  choisi  comme  son  interprète.  Tous  ceux  qui 
ne  croient  pas  en  Joseph  Smith  sont  donc  des  gentils  et  des  païens 
aveugles;  l'église  des  mormons  se  sépare  de  toutes  les  autres.  Là 


LE   MORMONISME   ET   LES   MORMONS.  717 

est  la  véritable  originalité  du  mormonisme ,  la  raison  de  sa  force 
politique  et  la  source  des  persécutions  qu'il  a  endurées.  Smitli  prê- 
cha l'exclusion  des  gentils,  et  refusa  le  titre  de  croyant  à  quiconque 
ne  pensait  pas  comme  lui.  De  là  à  regarder  les  infidèles  comme  des 
ennemis,  il  n'y  a  qu'un  pas,  et  l'on  peut  croire  que  ce  pas  fut  sou- 
vent franchi.  Je  n'hésite  pas  un  instant  à  regarder  comme  vrais  beau- 
coup des  crimes,  délits,  violences  que  l'on  attribue  aux  mormons 
contre  leurs  concitoyens,  car  cela  est  dans  la  logique  de  leur  situation. 
Ils  devaient  naturellement  voir  dans  les  Américains  des  Égyptiens, 
sur  lesquels  on  pouvait  renouveler  impunément  et  avec  l'assenti- 
ment de  Dieu  les  procédés  des  Hébreux  sur  le  peuple  de  Pharaon. 
Les  Américains  le  comprirent  :  il  ne  s'agissait  pas  là  vraiment  de 
baptême  ni  d'imposition  des  mains,  il  s'agissait  de  savoir  si  les  mor- 
mons étaient,  oui  ou  non,  de  simples  citoyens  disposés  à  se  lais- 
ser gouverner  par  les  lois  générales  de  l'Union,  ou  bien  si  leur 
religion  en  faisait  des  êtres  à  part,  une  caste  ennemie,  une  armée 
de  conquérans.  Du  moment  que  leurs  voisins  n'étaient  que  des 
idolâtres,  qui  donc  pouvait  empêcher  les  mormons  de  les  convertir 
par  la  violence  une  fois  qu'ils  seraient  les  plus  forts?  Au  fond,  Smith 
prêchait  une  manière  de  mahométisme,  et  l'organisation  de  sa  secte 
était  merveilleusement  appropriée  à  seconder  ce  fanatisme  de  pro- 
pagande guerrière  et  d'exclusion  judaïque.  Les  mormons,  en  refu- 
sant de  reconnaître  les  autres  chrétiens  pour  leurs  frères,  se  sé- 
paraient de  la  communauté  chrétienne,  et  se  plaçaient  en  dehors 
de  la  société  établie;  ils  se  privaient  eux-mêmes  du  bénéfice  des  lois. 
De  quoi  pouvaient-ils  se  plaindre,  et  qu'ont  à  réclamer  en  leur  fa- 
veur les  amis  de  la  tolérance?  Je  voudrais  bien  savoir  si  ces  libéraux 
si  compatissans  laisseraient  s'établir  à  côté  d'eux  une  colonie  de 
socialistes  ayant  un  gouvernement  à  eux,  une  armée  à  eux,  ne  re- 
connaissant pas  pour  leurs  concitoyens  les  habitans  du  pays  qu'ils 
occupent,  refusant  de  reconnaître  les  lois  de  ce  pays,  et  en  récla- 
mant en  même  temps  la  protection.  Il  est  probable  que  ces  libé- 
raux leur  enverraient  des  coups  de  fusil.  Les  Américains  ont  agi  de 
même  à  l'égard  des  mormons,  et  j'avoue  ne  pas  voir  dans  leur  con- 
duite le  moindre  fait  d'intolérance. 

Grâce  aux  doctrines  de  Smith,  les  mormons  formaient  donc  un 
peuple  distinct  dans  la  grande  fédération.  Il  y  a  mieux  :  ils  formaient 
un  gouvernement  distinct  et  parfaitement  opposé  à  celui  de  la  répu- 
blique. Il  n'y  a  pas  un  seul  principe  de  la  constitution  qui  ne  fût 
violé  et  contredit  par  leurs  doctrines  et  leur  organisation  politique. 
La  constitution  reconnaît  la  tolérance  religieuse  et  les  droits  de  la 
conscience  individuelle;  les  mormons  rejettent  ce  principe  par  leur 
division  du  monde  chrétien  en  saints  et  en  gentils.  La  constitution 


718  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

reconnaît  la  séparation  des  deux  pouvoirs,  ou,  pour  parler  plus 
exactement,  la  séparation  des  choses  religieuses  et  des  choses  tem- 
porelles; la  société  des  mormons  repose  sur  la  réunion  des  deux 
pouvoirs,  sur  la  théocratie.  On  me  dira,  il  est  vrai,  que  toutes  les 
opinions  sont  libres  en  Amérique  :  sans  doute,  cependant  il  y  a  des 
limites  naturelles  à  cette  liberté.   Le  premier  venu  peut,  s'il  lui 
plaît,  déclarer  que  la  monarchie  est  le  meilleur  des  gouvernemens, 
le  prêcher  et  l'écrire;  néanmoins,  si  ce  partisan  de  la  monarchie  par- 
vient à  réunir  autour  de  lui  quarante  ou  cinquante  mille  hommes 
armés  de  bons  fusils  et  soumis  à  une  discipline  sévère  et  forte,  la 
république  le  regardera-t-elle  faire  sans  souffler  mot,  et  attendra- 
t-elle  qu'on  la  prenne  à  la  gorge  pour  se  défendre?  A  cela  les  mor- 
mons, leurs  défenseurs  et  leurs  critiques  indulgens  répondent  par  ce 
grand  principe  particulier  à  la  fédération,  que  chaque  état  a  le  droit 
de  se  gouverner  lui-même  comme  il  l'entend.  Oui,  assurément,  mais 
à  la  condition  que  ce  gouvernement  ne  sera  pas  en  hostilité  avec 
tous  les  autres.  Il  me  semble  que  le  raisonnement  des  free  soilers 
relativement  à  l'esclavage  peut  s'appliquer  avec  bien  plus  de  force 
et  de  vérité  encore  aux  mormons.  «  Qu'on  cesse  de  nous  répéter, 
disent  les  free  soilers  toutes  les  fois  qu'il  s'agit  d'admettre  un  nouvel 
état  dans  la  fédération,  que  la  constitution  a  reconnu  l'esclavage. 
La  constitution  a  été  formée  il  y  a  soixante  ans  :  elle  n'a  pu  prévoir 
par  conséquent  les  événemens  dont  nous  sommes  témoins.  La  con- 
stitution a  été  faite  pour  le  Massachusetts  et  la  Virginie,  pour  le 
New-Hampshire  et  le  Maryland;  elle  n'a  pas  été  faite  pour  le  Texas 
et  la  Californie,  le  Nouveau -Mexique  et  l'Orégon.  Elle  n'a  point 
prévu  que  de  tels  territoires  feraient  jamais  partie  de  la  république, 
elle  n'a  pas  voulu  par  conséquent  faire  des  lois  pour  eux.  Elle  a  re- 
connu l'esclavage,  cela  est  vrai;  mais  l'a-t-elle  reconnu  comme  un 
principe  politique  ?  En  a-t-elle  recommandé  l'extension  et  l'applica- 
tion? Non,  elle  l'a  reconnu  comme  un  fait,  comme  une  institution 
existante,  une  institution  regrettable,  qui  pouvait  être  modifiée  et 
enfin  abolie  avec  les  progrès  du  temps.  C'est  une  étrange  interpré- 
tation de  la  constitution  que  de  venir  dire  qu'elle  a  entendu  per- 
mettre l'extension  de  l'esclavage,  tout  simplement  parce  qu'elle  n'en 
a  pas  prononcé  l'abolition.  Constitutionnellement,  l'esclavage  n'a 
donc  le  droit  d'exister  que  dans  les  états  qui  en  étaient  infestés  lors- 
que la  constitution  fut  promulguée.  Or,  comme  elle  ne  fait  que  le 
tolérer  et  qu'elle  le  repousse  en  principe,  ce  n'est  plus  la  lettre  de 
la  constitution,  c'est  son  esprit  qu'il  faut  consulter,  et  cet  esprit 
interdit  de  droit  l'esclavage  dans  tous  les  nouveaux  états  ou  terri- 
toires. »  La  même  série  de  raisonnemens  peut  s'appliquer  aux  mor- 
mons. Si  la  constitution  a  reconnu  à  chacun  des  états  réunis  en  fé- 


LE    MORMONISME    ET   LES    MORMOINS.  719 

dération  le  droit  de  se  gouverner  lui-même,  elle  n'a  pas  sans  doute 
entendu  accorder  à  ces  états  le  droit  de  se  choisir  une  forme  de  gou- 
vernement hostile  à  l'existence  même  de  la  fédération.  La  constitu- 
tion a  été  faite  pour  régler  l'état  social  existant  en  1789,  elle  a  été 
faite  pour  des  colonies  ayant  toutes  à  peu  près  les  mêmes  institu- 
tions et  les  mêmes  traditions  :  elle  leur  a  donc  accordé  le  droit  de  se 
gouverner  d'une  manière  indépendante;  mais  elle  eût  certainement 
été  différente,  s'il  eût  existé  une  grande  variété  de  formes  politiques 
dans  les  divers  états.  La  constitution  n'a  pas  prévu  le  mormonisme, 
la  théocratie  et  la  polygamie  :  il  est  donc  inutile  de  l'invoquer  en 
faveur  de  toutes  ces  nouveautés.  La  règle  de  conduite  à  tenir  à  cet 
égard  doit  être  cherchée  ailleurs  que  dans  la  constitution. 

IV.   —  LA  POLYGAMIE. 

Il  n'est  point  douteux  que  les  mormons  ne  fussent  devenus  très 
belliqueux,  si  les  Américains  n'avaient  pris  les  devans.  L'esprit  de  la 
secte  appelait  la  propagande  à  main  armée,  et  la  condition  des  sec- 
taires les  poussait  à  ces  moyens  d'agrandissement  qu'employèrent 
les  compagnons  de  Romulus.  Cette  secte  a  quelque  chose  de  plus 
odieux  et  de  plus  repoussant  que  la  plus  odieuse  des  sectes.  Elle  n'a 
absolument  rien  de  chrétien  :  on  dirait  un  bâtard  du  mosaïsme  et 
du  mahométisme  dû  à  la  repoussante  collaboration  d'un  fripier  juif, 
d'un  musulman  radoteur  et  d'un  vieil  apôtre  saint-simonien  qui  n'a 
pas  trouvé  de  chemin  de  fer  à  exploiter.  Les  Américains  ne  se  pi- 
quent pas  encore  d'une  grande  délicatesse  de  manières;  mais  quelles 
que  soient  les  confusions  morales  des  dernières  années  et  leur  trop 
grande  indulgence  pour  le  humhug  et  le  mensonge  qui  réussit,  ils 
peuvent  se  vanter  encore  d'une  grande  sévérité  de  mœurs,  et  cer- 
tainement une  des  choses  qui  les  a  le  plus  repoussés  dans  le  mor- 
monisme, c'est  la  polygamie.  Quel  que  fût  son  amour  des  femmes, 
Smith  avait  d'elles,  il  faut  le  croire,  une  assez  triste  opinion,  car  il 
tranche  tout  net  la  fameuse  question  tant  agitée  de  l'inégalité  des 
sexes  en  plaçant  la  femme  au  niveau  d'un  animal  domestique.  Il  ne 
demande  pas  si  elles  ont  une  âme,  il  est  convaincu  qu'elles  n'en  ont 
que  si  on  leur  en  prête  une,  et  il  commence  par  les  retrancher  du 
royaume  des  cieux  pour  fmir  par  les  réduire  à  l'état  d'esclaves  dans 
la  société.  Les  femmes  ne  peuvent  se  sauver  que  par  le  moyen  de 
l'homme  et  n'ont  par  elles-mêmes  aucun  moyen  de  salut.  Gela  n'est 
point  rassurant  pour  celles  qui  meurent  fdles  ou  ne  trouvent  pas  à  se 
marier;  les  voilà  condamnées  à  l'anéantissement  éternel!  Le  grand 
cœur  de  Smith,  compatissant  à  cette  immense  infortune,  inventa, 
pour  la  soulager,  le  sacrement  du  mariage  spirituel,  spiritual  wifery. 


720  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Si  les  femmes  ne  peuvent  être  sauvées  que  par  le  moyen  des  hommes, 
les  hommes  doivent  en  conséquence  en  sauver  le  plus  possible.  Les 
mormons  travaillent  de  leur  mieux  à  cette  œuvre  pieuse  en  se  scellant 
successivement  et  passagèrement  à  une  infinité  de  femmes.  Outre  sa 
femme  légitime,  que  l'on  sauve  complètement,  on  peut  travailler, 
selon  les  forces  de  sa  charité,  à  un  cinquième  ou  à  un  quart  du  salut 
de  plusieurs  femmes  spirituelles,  et  laisser  ensuite  à  ses  coreligion- 
naires le  soin  de  compléter  le  rachat  des  pauvres  âmes.  Jamais  on 
n'a  rien  inventé  d'aussi  impudent  et  d'aussi  impudique. 

Cette  doctrine,  qui  serait  extraordinaire  partout,  l'est  surtout  en 
Amérique,  où  les  femmes  ont  conservé  tout  leur  ancien  empire,  et 
sont  entourées  de  plus  de  respect  que  la  chevalerie  n'en  eut  jamais 
pour  elles.  Le  loisir  est  la  condition  d'une  Américaine;  l'homme  ne 
souffre  point  qu'elle  se  livre  à  aucun  travail  fatigant;  on  ne  la  voit 
point,  comme  en  Europe,  travailler  aux  champs,  bêcher  la  terre,  ac- 
complir les  fonctions  les  moins  délicates.  Je  me  rappelle  avoir  lu,  il 
y  a  quelques  années,  dans  un  journal  américain,  qu'une  femme  fran- 
çaise, qui  travaillait  avec  son  mari  à  récolter  et  à  laver  l'or  dans  les 
vallées  du  Sacramento,  avait  excité  l'admiration,  mais  aussi  l'éton- 
nement  des  Américains.  Telle  est  la  condition  des  Américaines  pau- 
vres; riches,  ce  n'est  point  une  métaphore  de  dire  qu'elles  sont  éle- 
vées dans  du  coton,  et  qu'elles  posent  à  peine  le  pied  sur  le  sol  nu. 
Les  femmes  sont  les  enfans  gâtés  de  cette  rude  société.  Gomment, 
chez  une  population  où  les  femmes  sont  des  reines,  les  doctrines  de 
Smith,  qui  les  réduisent  à  l'état  de  parias,  ont-elles  pu  trouver  des 
complices  parmi  elles?  C'est  un  fait  mystérieux,  qui  prouve  une  fois 
de  plus  combien  la  crédulité  est  grande  chez  les  femmes  et  avec 
quelle  facilité  la  corruption  entame  cette  nature  morale  féminine,  si 
fine,  si  souple,  que  moulent  à  leur  gré  les  impressions  passagères 
des  sens  et  de  l'imagination,  et  qui,  composée  de  plus  d'instinct  que 
de  réflexion,  reste  sans  défense  à  la  fois  contre  les  entraînemens 
intimes  et  les  séductions  du  dehors.  C'est  bien  au  sexe  féminin  que 
peut  s'appliquer  la  parole  de  saint  Paul  :  un  peu  de  levain  aigrit 
toute  la  pâte. 

Le  rusé  Smith  connaissait  la  nature  impressionnable  des  femmes, 
et,  selon  l'habitude  du  charlatan,  qui  juge  l'intelligence  de  sa  dupe 
d'après  le  plus  ou  moins  de  facilité  qu'il  a  eu  à  la  duper,  il  avait  dé- 
duit leur  infériorité  de  leur  crédulité.  Son  intelligence  n'étant  pas 
suffisamment  éclairée  pour  lui  montrer  la  raison  d'être  et  la  beauté 
du  caractère  féminin,  il  eut  sur  les  femmes  les  idées  d'un  rustre  gros- 
sier. Il  vit  surtout  en  elles  des  instrumens  de  plaisir  et  le  moyen  de  la 
reproduction.  Je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  jamais  eu  dans  le  monde  de 
système  plus  dégradant  pour  la  femme  que  le  fameux  mariage  spi- 


LE   MORMONTSME   ET   LES   MORMONS.  721 

rituel,  qui  n'est  que  la  théorie  retournée  de  la  femme  libre  et  le 
droit  de  V attraction  passionnelle  conféré  à  un  seul  sexe,  le  sexe  mas^ 
culin.  Nos  docteurs  autorisaient  une  certaine  polyandrie,  et  la  liberté 
des  deux  sexes  était  au  moins  réciproque  ;  les  despotiques  mormons 
ne  permettent  que  la  polygamie.  On  ne  peut  pas  descendre  plus  bas. 
La  polygamie  musulmane,  avec  son  cortège  de  coutumes  jalouses  et 
discrètes,  ses  harems  fermés,  ses  femmes  voilées,  est  au  moins  une 
institution  grave,  décente,  outre  qu'elle  est  très  explicable  chez  des 
Orientaux,  et  pour  l'honneur  de  la  loi  musulmane,  nous  devons  dire 
qu'aucune  comparaison  ne  peut  être  établie  entre  elle  et  la  loi  des 
mormons. 

Les  mormons  ont  longtemps  caché  leurs  goûts  polygamiques,  et 
ce  n'est  que  peu  à  peu  qu'ils  se  sont  dévoilés.  A  Nauvoo,  on  les  en 
accusait,  et  ils  se  disaient  calomniés;  à  Utah,  ils  ont  jeté  le  masque. 
II  est  assez  probable  qu'à  l'origine  Joseph  Smith  et  ses  confrères  ont 
caché  ce  dogme  à  ceux  des  nouveaux  convertis  qui  étaient  mariés, 
et  que  ce  n'est  que  peu  à  peu,  et  par  la  pratique,  que  cette  institu- 
tion s'est  établie.  C'est  ce  qui  semble  ressortir  du  livre  intitulé  la 
Vie  des  Femmes  chez  les  mormons.  L'auteur  raconte  plusieurs  scènes 
qui  se  rapportent  aux  commencemens  de  la  secte,  à  l'époque  où  les 
mormons  erraient  de  l'Ohio  au  Missouri  et  du  Missouri  à  F  Illinois, 
et  qui  toutes  semblent  prouver  que  beaucoup  de  colons  mariés  igno- 
raient absolument  cette  condition  de  la  société  mormonique.  Il  est 
évident  que  la  doctrine  polygamique  a  été  inaugurée  dans  le  mys- 
tère, et  qu'elle  ne  s'est  produite  au  grand  jour  que  lorsqu'il  y  a  eu 
un  nombre  de  personnes  compromises  assez  considérable  pour  la 
soutenir  et  l'approuver.  Cette  coutume  dut  naturellement  rencontrer 
d'abord  de  vives  oppositions,  et  quoique  l'habitude  soit  bien  puis- 
sante sur  le  cœur  de  l'homme,  il  est  probable  qu'elle  en  rencontrera 
encore  longtemps.  On  se  fait  difficilement  à  une  institution  qui  blesse 
toute  la  série  des  sentimens  humains,  depuis  les  affections  les  plus 
profondes  du  cœur  jusqu'aux  vanités  les  plus  chatouilleuses  de 
l'amour-propre.  Quelle  que  fût  la  crédulité  des  premiers  mormons, 
il  y  avait  parmi  eux  des  femmes  qui  aimaient  leurs  maris  et  ne  se 
souciaient  point  de  voir  une  nouvelle  épouse  venir  partager  leur 
place  au  foyer,  il  y  avait  des  maris  qui  aimaient  leurs  femmes  et 
ne  se  souciaient  point  de  troubler  leur  bonheur  pour  faire  gagner 
le  ciel  à  d'autres  qu'elles.  Il  y  eut  donc  des  querelles,  des  dissen- 
timens  violens,  et  ce  fut  enfin  l'accusation  d'un  mari  outragé,  ou 
feignant  de  l'être,  qui  décida  du  sort  de  la  colonie  de  Nauvoo.  L'au- 
teur de  la  Vie  des  Femmes  chez  les  Mormons  fait  très  bien  com- 
prendre comment  cette  institution  a  pu  s'établir  définitivement  et 
sans  trop  de  difficulté  une  fois  que  les  mormons  ont  été  installés  dans 

TOME   I.  46 


722  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

la  vallée  du  grand  lac  Salé.  L'exemple  et  le  voisinage  de  la  société 
civilisée  n'existaient  plus;  il  fallait  bon  gré  mal  gré  rompre  avec  ses 
vieilles  habitudes.  Les  personnes  injuriées  étaient  privées  du  bénéfice 
des  lois,  le  recours  aux  tribunaux  était  impossible,  la  fuite  impos- 
sible aussi.  Les  secrets  de  cette  société  naissante  mouraient  dans  son 
sein  et  ne  dépassaient  pas  ses  montagnes  :  on  ne  sut  quelque  chose 
de  la  vérité  que  lorsque  le  capitaine  Gunnison  eut  publié  son  voyage 
dans  le  territoire  d'Utah.  Cette  société,  qui  avait  commencé  dans 
l'été  de  18Zii7,  était  déjà,  trois  ans  plus  tard,  parfaitement  établie  et 
consolidée,  et  la  nécessité,  la  solitude  et  le  désert,  complices  inno- 
cens  d'une  des  plus  coupables  doctrines  qui  aient  vu  le  jour,  avaient 
favorisé  la  croissance  d'une  institution  qui  n'aurait  jamais  supporté 
le  voisinage  immédiat  de  la  société  civilisée. 

La  première  génération  résista  assez  vivement  à  cette  coutume, 
qui  blessait  tous  les  sentimens  de  son  éducation;  mais  la  seconde  l'a 
acceptée  définitivement  comme  un  mal  sans  remède,  et  la  troisième 
la  regardera  comme  une  chose  naturelle.  La  dépravation  marche 
vite,  et  l'âme  humaine,  quand  elle  ne  se  surveille  pas,  se  console 
assez  gaiement  des  vertus  qu'elle  n'a  plus.  Un  voyageur  qui  a  récem- 
ment visité  Utah  raconte  qu'il  a  entendu  une  jeune  femme  parler 
sans  honte  des  voluptés  polygamiques  —  peu  de  temps  après  qu'il 
l'avait  entendue  gémir  sur  sa  condition.  Cette  jeune  femme ,  qui  se 
nommait  Harriet  Gook,  était  scellée  à  Brigham  Young,  et  en  avait  un 
enfant  qu'elle  ne  pouvait  souffrir.  Elle  avait  cette  résignation  effron- 
tée des  personnes  qui  ont  pris  leur  parti  d'une  condition  honteuse 
et  attristante.  «  Je  lui  demandai  pourquoi  elle  n'allait  pas  en  Califor- 
nie; elle  me  répondit  tristement  :  — Ici,  je  suis  aussi  considérée  que 
Mary  Anne  (la  première  femme  en  titre  de  Brigham  Young)  et  que 
les  autres;  partout  ailleurs  je  serais  considérée  comme  une  malheu- 
reuse. Mon  frère  me  conseille  de  partir,  mais  cela  est  inutile.  »  Ainsi 
la  résignation  a  déjà  remplacé  chez  beaucoup  cet  instinct  de  fierté 
qui  est  propre  à  la  femme,  et  qui,  il  y  a  quelques  années,  dans  les 
commencemens  de  la  société  d'Utah,  avait  décidé  plusieurs  dames 
mormones  à  braver  tous  les  périls  plutôt  que  de  supporter  de  telles 
hontes,  et  à  chercher  un  refuge  parmi  les  Indiens.  Quelles  que  soient 
même  les  répugnances  que  la  présente  génération  féminine  peut 
éprouver,  ces  sentimens  scrupuleux,  nous  l'avons  dit,  auront  disparu 
peut-être  chez  la  prochaine  génération.  C'est  ce  qu'une  robuste  ama- 
zone mormone,  vieille  amie  de  Smith,  confidente  de  Brigham  Young 
et  lumière  de  l'église,  mistress  Bradish,  explique  très  bien  à  mistress 
Ward,  la  dame  récalcitrante  qui  n'a  pu  s'habituer  aux  douceurs  de 
la  société  mormonique.  Il  s'agissait  des  querelles  des  femmes  de 
Brigham  Young  entre  elles.  La  plus  âgée  se  figurait  que  son  âge  lui 


LE    MORMONISME   ET   LES   MORMONS. 


7-23 


donnait  droit  au  respect;  la  plus  jeune  attribuait  le  même  mérite  à  sa 
beauté,  et  la  plus  riche  à  sa  fortune.  C'étaient  des  criailleries  et  des 
disputes  sans  fin;  toutes  voulaient  commander,  et  aucune  ne  vou- 
lait obéir.  Mistress  Ward  trouvait  naturel  que  la  polygamie  engen- 
drât dételles  misères.  «  Votre  lenteur  d'intelligence  est  remarquable, 
mistress  Ward,  lui  répondit  mistress  Bradisb.  Ce  n'est  pas  la  poly- 
gamie qui  rend  ces  femmes  malheureuses,  ce  sont  les  vues  fausses 
et  dangereuses  dans  lesquelles  elles  ont  été  élevées.  Les  filles  de  ces 
mêmes  femmes  si  rebelles  au  système  y  seront  habituées  dès  l'en- 
fance, et  ne  s'aviseront  pas  d'y  rien  voir  de  mal.  La  polygamie  n'of- 
fensera point  leur  sentiment  du  droit,  ni  ne  leur  semblera  humiliante 
et  dégradante.  Aucune  ne  reculera  devant  l'idée  d'être  la  troisième 
femme  d'un  homme  dont  les  deux  premières  femmes  sont  vivantes, 
pas  plus  qu'elle  ne  s'effraie  aujourd'hui  d'épouser  en  troisièmes 
noces  un  homme  dont  les  deux  premières  femmes  sont  mortes.  C'est 
la  coutume  et  l'opinion  publique  qui  règlent  toutes  ces  choses.  Sous 
l'empire  grec,  on  regardait  comme  immoral  de  se  marier  plus  d'une 
fois.  Dans  des  temps  plus  récens,  un  homme  a  pu  épouser  une  ving- 
tième femme,  pourvu  que  la  dix-neuvième  fût  morte,  ce  qui,  dans 
mon  opinion,  n'est  pas  plus  moral  que  d'épouser  la  vingtième,  la 
dix -neuvième  vivant  encore.  »  Ce  dernier  sentiment  nous  rappelle 
l'argumentation  par  laquelle  il  est  arrivé  un  jour  à  Brigham  Young 
de  justifier  la  polygamie.  «S'il  est  légitime  (disait  ce  moral  inter- 
prète de  l'Écriture  avec  une  subtilité  qu'auraient  enviée  les  sophistes 
grecs,  inventeurs  des  argumens  du  chauve  et  du  tas  de  blé),  s'il  est 
légitime  d'avoir  une  femme,  il  est  légitime  d'en  avoir  deux  ou  même 
davantage;  car  les  actions  morales  mauvaises  en  elles-mêmes,  telles 
que  le  vol,  le  meurtre  et  autres  crimes  semblables,  ne  sont  pas  per- 
mises une  seule  fois.  Par  conséquent,  puisque  les  actions  bonnes  en 
elles-mêmes  peuvent  être  répétées  indéfiniment,  l'action  de  prendre 
une  femme  peut  être  répétée  également  plusieurs  fois.  »  Cette  argu- 
mentation est  un  assez  remarquable  échantillon  de  la  manière  de 
raisonner  des  mormons.  Ils  ont  généralement  cette  même  bonne  foi 
et  cette  simplicité,  cette  candeur  d'esprit  qui  brillent  dans  le  so- 
phisme de  Brigham  loung. 

Là  où  la  polygamie  existe,  il  doit  nécessairement  exister  aussi  un 
code  sévère  de  punitions  pour  la  femme  rebelle  aux  ordres  de  son 
maître.  Ce  code  existe-t-il  à  Utah?  Il  est  difficile  qu'il  n'y  ait  pas 
certains  pouvoirs  absolus  attribués  au  mari;  le  seul  renseignement 
que  nous  ayons  à  cet  égard  nous  est  fourni  par  l'épouse  fugitive  de 
Velder  mormon.  S'il  faut  l'en  croire,  ce  code  existe  et  est  appliqué 
secrètement  dans  l'intérieur  des  ménages  mormoniques.  D'après 
cette  législation  secrète,  toute  femme  qui  révèle  les  détails  du  mé- 
nage de  manière  à  compromettre  l'honneur  du  mari  ou  de  quel- 


l'IIx  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qu'une  de  ses  femmes,  ou  à  jeter  du  discrédit  sur  l'institution  de  la 
polygamie,  est  passible  d'un  emprisonnement  d'un  mois.  Les  que- 
relles entre  les  épouses  légitimes  ou  spirituelles  sont  défendues  : 
celle  qui  engage  la  dispute  est  passible  d'une  correction  qui  varie 
entre  trois  et  vingt-cinq  coups  de  fouet,  administrés  par  le  mari  ou 
par  un  délégué.  Toute  femme  qui  en  injurie  ou  en  frappe  une  autre 
est  punie  d'une  correction  de  douze  coups  de  fouet,  administrés  par 
la  partie  injuriée.  Toute  femme  qui  bat  l'enfant  d'une  autre  femme 
s'expose  à  recevoir  une  correction  administrée  par  la  mère  de  l'en- 
fant, etc.  Ce  code  nous  plaît  assez  en  ce  qu'il  contient  un  agréable 
mélange  de  despotisme  et  de  self  goveniment.  Les  femmes  sont  es- 
claves, il  est  vrai,  mais  le  droit  de  se  rendre  justice  entre  elles  leur 
est  conféré.  Si  ce  code  n'existe  pas  absolument  tel  que  nous  venons 
de  le  rapporter,  le  bon  sens  indique  assez  qu'il  doit  y  en  avoir  un 
fondé  sur  des  principes  à  peu  près  semblables.  Une  pareille  institu- 
tion ne  peut  fonctionner  régulièrement  sans  des  moyens  coercitifs. 
jNous  nous  arrêterons  sur  ce  dernier  fait  :  bien  des  choses  reste- 
raient à  dire;  mais,  en  insistant  sur  les  plus  tristes  aspects  de  la 
secte  des  mormons,  nous  craindrions  d'obéir  à  des  préventions  intel- 
lectuelles, et  d'être  injuste  envers  une  secte  qui  nous  inspire  d'in- 
surmontables répugnances.  La  plus  grande  obscurité  règne  sur  les 
mœurs  véritables  des  mormons.  Nous  n'entendons  pas  incriminer  ici 
les  mœurs  du  peuple  d'Utah,  qui  a  donné  des  marques  évidentes  de  ces 
vertus  qui  n'excluent  pas  la  servitude  intellectuelle  il  est  vrai,  mais 
qui  excluent  une  moralité  trop  relâchée,  —  la  patience,  la  persévé- 
rance, l'amour  du  travail,  l'activité,  le  courage.  Quand  on  a  toutes  ces 
qualités,  on  peut  croire  en  Joseph  Smith  et  au  Livre  de  Mormon,  mais 
il  est  impossible  d'avoir  des  mœurs  bien  relâchées  et  de  pratiquer  sur 
une  grande  échelle  la  doctrine  de  la  femme  spirituelle.  Quant  à  la  vie 
et  aux  actions  de  la  partie  éclairée  de  cette  société,  des  dignitaires  de 
l'église,  elles  sont  très  controversées  et  imparfaitement  connues.  Les 
mormons  ne  parlent  point,  ils  n'écrivent  que  des  sermons  ou  des  jour- 
naux de  propagande,  ils  ne  sont  représentés  hors  d'Utah  que  par  leurs 
agens  d'émigration  et  leurs  missionnaires;  ils  dédaignent  de  se  dé- 
fendre. Les  Américains,  de  leur  côté,  les  attaquent  avec  une  violence 
inouie  et  les  chargent  de  tous  les  crimes,  de  sorte  que  le  lecteur  euro- 
péen, qui  n'entend  en  définitive  qu'une  seule  partie,  a  besoin  de  toute 
sa  sagacité  pour  ne  pas  se  laisser  trop  lourdement  tromper.  La  plupart 
des  récits  que  l'on  fait  sur  les  affaires  d'Utah  sont  trop  romanesques 
et  trop  crus  à  la  fois  pour  être  exactement  vrais.  Ce  que  nous  pou- 
vons dire  en  toute  assurance,  c'est  que  les  mormons  ne  sont  point 
des  saints,  et  que  jusqu'à  présent,  s'ils  ont  accompli  des  miracles, 
c'est  en  leur  qualité  d  Américains  et  non  en  leur  qualité  de  inormons. 
Ils  ont  bâti  la  ville  du  grand  lac  Salé  et  défriché  le  territoire  d'Utah 


LE    MORMONISME    ET   LES    MORMONS.  725 

en  quelques  années,  cela  est  vrai;  mais  ce  miracle  n'est  pas  plus 
extraordinaire  que  celui  de  Milwaukie,  qui,  en  dix  ans,  s'est  élevée 
de  mille  à  vingt  mille  liabitans,  et  de  Chicago,  la  reine  des  prairies, 
dont  la  croissance  a  été  à  peu  près  semblable.  Ce  miracle  se  repro- 
duit sur  tous  les  points  de  l'Amérique  et  tous  les  jours  de  l'année; 
il  n'est  point  dû  à  la  bible  de  Mormon;  il  a  précédé  Joseph  Smith, 
il  s'accomplit  sans  ses  disciples,  il  s'accomplira  encore  lorsqu'il  ne 
sera  plus  question  d'eux. 

Les  mormons,  en  effet,  sont  destinés  à  passer,  la  religion  de  Joseph 
Smith  est  condamnée  à  s'éteindre.  Il  est  impossible  qu'un  phéno- 
mène aussi  scandaleux  vive  et  prospère.  La  persécution  leur  a  prêté 
un  moment  une  certaine  force  de  fanatisme  et  d'union,  et  le  désert 
leur  a  prêté  ensuite  la  force  que  donne  l'isolement.  Tant  qu'ils  res- 
teront dans  leurs  montagnes,  tant  que  l'Union  n'aura  point  de  con- 
tact avec  eux,  l'absence  de  tout  élément  étranger,  la  distance  établie 
entre  le  monde  païen  et  leur  cité  sainte,  gardée  et  préservée  par  un 
cortège  de  fatigues  et  de  dangers,  maintiendront  les  lois  sous  les- 
quelles la  colonie  est  née  et  a  grandi;  mais  lorsque  l'Union  se  sera 
rapprochée  d'eux  et  qu'ils  se  seront  rapprochés  de  l'Union,  une 
double  alternative  se  présentera  :  ou  bien  ils  feront  passer  leur  qua- 
lité d'Américains  avant  leur  qualité  de  saints,  et  alors,  au  bout  d'un 
certain  temps,  la  secte  politique  disparaîtra  et  les  mormons  consen- 
tiront à  vivre  dans  la  grande  république  aux  conditions  des  autres 
états,  ou  bien  ils  préféreront  leur  qualité  de  saints  à  celle  d'Améri- 
cains, et  alors  recommenceront  infailliblement  les  scènes  de  Kir- 
kland,  du  Missouri  et  de  Nauvoo.  Quoiqu'il  ne  soit  pas  temps  encore 
de  prononcer  sur  cette  secte  et  qu'on  ne  puisse  augurer  de  l'avenir 
qui  lui  est  réservé,  quoique  l'histoire  nous  présente  en  outre  l'exem- 
ple de  grandes  injustices  qui  ont  réussi  et  de  mensonges  que  la  pos- 
térité a  amnistiés,  cependant  il  est  impossible  d'attribuer  une  longue 
vitalité  à  une  imposture  du  genre  de  celle  de  Joseph  Smith,  et  ce 
qui  le  prouve,  c'est  qu'à  part  le  bon  état  de  la  colonie,  la  secte  de- 
meure en  plein  statu  qiw;  elle  vit,  mais  elle  ne  grandit  pas.  Malgré 
les  agences  d'émigration  établies  dans  tous  les  états  de  l'Europe,  la 
population  n'augmente  pas.  Les  mormons  se  vantaient  d'être  environ 
vingt-cinq  mille  en  1850,  trois  ans  après  leur  établissement  dans 
l'état  de  Déseret;  ils  sont  encore  aujourd'hui  vingt-cinq  mille,  près 
de  dix  ans  après  leur  installation.  Ce  fait  pourra  surprendre  cer- 
taines personnes;  c'est  le  seul  de  toute  cette  triste  histoire  qui  ne 
nous  surprenne  pas,  car  il  n'est  point  possible  que  Dieu  permette  à 
un  mensonge  d'obtenir  plus  qu'un  demi-succès. 

Emile  Montégut. 


EMINA 


RÉCITS  TURCO-ASIATIQUES 


SECONDE   PARTIE.  ' 


VIII. 


Emina  allait  une  fois  par  semaine  aux  bains  de  la  ville  voisine. 
Elle  faisait  ce  trajet  à  cheval,  convenablement  escortée,  et  Hamid 
lui-même  l'accompagnait  quelquefois,  lorsqu'il  avait  des  visites  à 
rendre.  Faites  en  compagnie  de  son  époux,  ces  excursions  étaient 
pour  Emina  une  source  de  froissemens  plus  pénibles  les  uns  que  les 
autres,  et  faites  sans  Hamid,  rien  n'était  plus  ennuyeux.  C'est  ainsi 
d'ailleurs  que  se  partageait  sa  vie  :  tourmens  ou  ennui,  blessures  ou 
oppression.  Les  tourmens  qu'éprouvait  Emina,  Hamid  ne  s'en  dou- 
tait guère.  Il  se  croyait  quitte  envers  sa  jeune  femme  quand  il  lui 
avait  donné  quelques  marques  d'une  banale  sollicitude.  Les  jours 
où  il  accompagnait  Emina,  il  s'arrêtait,  si  la  route  devenait  mau- 
vaise, pour  offrir  ses  services  à  la  petite  amazone,  qu'il  précédait  de 
quelques  pas.  Le  vent  venait-il  à  souffler  ou  le  soleil  à  darder  avec 
plus  de  force,  Hamid  se  tournait  vers  Emina  pour  lui  offrir  de  se  re- 
poser quelques  instans  sous  un  arbre,  ou  d'ajouter  une  fourrure  à 
la  multitude  des  ferradjas,  mœshlaks  et  burnous  dont  elle  était  en- 
veloppée; mais  si  rien  de  tout  cela  n'arrivait,  si  la  route  était  prati- 
cable, l'air  tiède,  le  soleil  tempéré,  Hamid  était  homme  à  chevau- 

(1)  Voyez  la  livraison  du  1^^  février. 


RÉCITS   TURGO-ASIAÏIQUES.  727 

cher  deux  heures  durant  sans  se  retourner  une  seule  fois,  tandis 
qu'Emina  ne  le  quittait  pas  des  yeux,  —  Que  ne  donnerais-je  pas 
pour  un  regard  de  lui!  se  disait-elle,  et  il  me  semble  qu'Emina 
avait  fait  de  grands  progrès  depuis  qu'elle  avait  quitté  ses  chèvres. 

Une  fois  dans  la  ville,  Hamid  déposait  sa  femme  à  la  porte  des 
bains  et  s'en  allait  chez  ses  amis,  promettant  d'être  de  retour  dans 
quelques  heures.  Emina,  en  soupirant,  se  livrait  aux  baigneuses, 
qui  commençaient  par  la  dépouiller  complètement,  après  quoi  elles 
l'enveloppaient  dans  plusieurs  zones  de  serviettes  serrées  autour  de 
la  taille  à  la  façon  des  femmes  caffres  ou  des  Indiennes,  puis  jetées 
sur  les  épaules.  On  la  conduisait  ensuite  dans  une  petite  chambre 
sale  et  nue,  dont  tout  l'ameublement  consistait  en  une  estrade  en 
bois,  placée  au  fond  de  la  pièce  et  garnie  de  quelques  coussins,  sur 
lesquels  on  établissait  la  jeune  femme  pour  qu'elle  y  bût  sa  tasse  de 
café  sans  sucre  et  qu'elle  y  fumât  son  chibouk  de  rigueur. 

On  a  souvent  décrit  les  bains  turcs,  et  j'abrégerai  les  détails  du 
supplice  que  subissait  Emina,  d'abord  dans  la  première  pièce,  où 
l'atmosphère  était  déjà  beaucoup  plus  élevée  que  sur  la  grande 
route,  puis  dans  la  seconde,  où  la  chaleur  était  plus  forte,  enfin  dans 
la  troisième,  où  les  voluptés  du  bain  atteignaient  leur  apogée.  Ici  une 
odeur  infecte, — résultat  impur  de  quelques  milliers  de  transpirations 
tour  à  tour  évaporées  et  condensées  et  des  exhalaisons  produites  par 
les  eaux  bourbeuses  répandues  sur  le  plancher,  —  afiectait  désagréa- 
blement l'odorat.  Des  vapeurs  épaisses ,  s' élevant  de  toutes  les 
parties  de  la  pièce,  formaient  comme  un  nuage  au  milieu  duquel 
s'agitaient  des  figures  empourprées,  ruisselantes,  plus  qu'à  moitié 
nues.  Il  y  avait  là  des  femmes  assises  à  terre  dans  la  boue,  d'autres 
qui  mangeaient,  —  qui  buvaient  des  liqueurs;  la  plupart  s'appli- 
quaient à  un  genre  de  chasse  corporelle  fort  en  honneur  en  Orient. 
D'autres  femmes  jouaient,  plaisantaient  et  se  caressaient  récipro- 
quement en  riant  aux  éclats;  d'autres  encore,  étendues  sur  les  dalles 
inondées,  se  livraient  à  un  sommeil  qu'à  leur  teint  violacé  et  à  leur 
respiration  bruyante  on  pouvait  prendre  pour  le  précurseur  d'une 
attaque  d'apoplexie.  C'est  ainsi,  et  dans  de  pareilles  chaudières,  que 
les  Orientaux  des  deux  sexes  passent  des  heures  déhcieuses.  Tous 
ces  jeux,  ces  ris,  ces  repas,  ces  amusemens  divers,  ne  sont  pour- 
tant que  les  avant-coureurs  de  la  jouissance  principale  et  exquise, 
celle  de  Vétrillage,  car  je  ne  sais  trop  quel  autre  terme  trouver  pour 
désigner  cette  opération,  qui  consiste  à  frotter  le  corps  du  patient 
avec  une  brosse  de  crin  jusqu'à  enlever  l'épiderme.  Ce  dernier  sup- 
plice héroïquement  supporté,  le  patient,  après  avoir  subi  encore  le 
massage  et  les  douches,  regagne  par  degrés  la  première  pièce  où 
il  a  quitté  ses  vêtemens.  Il  les  reprend,  s'étend  sur  un  ht  de  repos, 


728  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  il  passe  plusieurs  fois  de  l'abattement  et  de  la  torpeur  à  Tagita- 
tiou,  grâce  à  un  certain  nombre  de  pipes  et  de  tasses  de  café  qu'il 
absorbe  alternativement.  Les  véritables  amateurs  du  bain  ajoutent 
à  ces  stimulans  de  diverse  nature  quelques  morceaux  d'opium  ou  de 
hachich,  mais  il  est  juste  d'observer  que  l'on  n'arrive  pas  d'emblée 
à  ce  degré  de  raffinement,  et  qu'Emina  n'était  pas  encore  d'âge  à 
s'y  élever.  Elle  bornait  son  ambition  à  attendre  sans  trop  d'impa- 
tience le  retour  de  son  bey,  et  celui-ci  ne  lui  épargnait  guère  mal- 
heureusement les  ennuis  de  l'attente. 

C'était  à  une  de  ces  excursions  si  redoutées  qu'Emina  allait  de- 
voir cependant  un  changement  dans  les  dispositions  de  son  époux; 
mais  à  quel  prix  devait-elle  l'obtenir!  Le  jour  dont  nous  parlons,  la 
séance  aux  bains  avait  été  plus  longue  qu'à  l'ordinaire,  et  voici 
pourquoi  :  les  routes  à  l'entour  de  la  ville  étaient  infestées  de  Kur- 
des, et  les  amis  du  bey  l'assurèrent  qu'il  ne  devait  pas  s'aventurer 
la  nuit  dans  la  campagne  sans  une  bonne  escorte.  Il  y  avait  un 
moyen  fort  simple  d'éviter  cet  inconvénient,  c'était  de  se  mettre  en 
route  d'assez  bonne  heure  pour  atteindre  son  village  avant  la  fin  du 
jour;  mais  on  ne  songe  jamais  à  tout,  et  on  fit  si  bien,  on  fut  si  long- 
temps à  rassembler  les  cavas  et  à  obtenir  le  consentement  du  gou- 
verneur, qu'il  était  presque  nuit  lorsque  nos  deux  époux  se  remirent 
en  selle. 

J'ai  nommé  les  Kurdes,  mais  on  ignore  peut-être  pourquoi  leur 
présence  était  pour  les  amis  du  bey  une  cause  de  frayeur.  Je  vais 
l'expliquer.  Les  Kurdes  sont  d'abord  les  habitans  du  Kurdistan,  ou 
plutôt  ils  l'étaient,  car  à  cette  heure  le  Kurdistan,  conquis  par  les 
Turcs,  est  devenu  une  province  de  l'empire  ottoman  gouvernée  par 
un  pacha,  et  n'est  pas  plus  habité  par  les  Kurdes  que  l'Anatolie  et 
même  l'Ionie  ne  le  sont  par  des  Grecs.  Dépouillés  par  les  Turcs  de 
leur  territoire,  les  Kurdes  se  créèrent  une  existence  à  part,  renoncè- 
rent au  séjour  des  villes,  au  commerce,  à  l'industrie,  à  l'agriculture, 
et  s' étant  retirés  sur  une  chaîne  de  montagnes  qui  s'étend  depuis  les 
environs  de  Bagdad  jusqu'à  peu  de  distance  de  la  Mer-Noire  et  d'Hé- 
raclée,  ils  se  livrèrent  à  l'élève  des  troupeaux,  et  de  temps  à  autre  à 
l'exploitation  de  ce  qu'on  appelle  les  grandes  routes  en  Orient.  Ils 
divisèrent  leurs  montagnes  et  leurs  vallées  en  pâturages  d'été  et  en 
pâturages  d'hiver,  se  réservant  pourtant  de  parcourir  dans  cette 
dernière  saison,  et  lorsque  la  nécessité  les  y  forcerait,  les  contrées 
situées  au-delà  des  frontières.  Je  ne  sache  pas  que  la  propriété  de 
ces  montagnes  leur  ait  jamais  été  conférée  par  contrat  ni  traité,  mais 
le  respect  qu'inspire  aux  populations  de  l' Asie-Mineure  le  nom  des 
Kurdes  est  si  profond,  que  personne  ne  songea  à  les  troubler  dans 
leur  possession,  et  que  nulle  trace  de  village  ni  de  corps-de-garde 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  729 

n'apparaît  sur  ce  vaste  espace  qui  s'étend  depuis  Bagdad  jusqu'aux 
environs  de  Gonstantinople.  C'était  un  scandale,  si  l'on  veut,  que 
cette  prise  de  possession  tacite,  mais  incontestée,  faite  par  un  peuple 
vaincu,  d'un  territoire  appartenant  au  peuple  vainqueur;  mais  ce 
scandale  rapportait  gros  au  trésor,  sans  parler  des  richesses  qu'une 
population  active  et  intelligente  répand  toujours  dans  les  pays 
qu'elle  habite.  Les  troupeaux  kurdes  sont  les  plus  beaux  du  monde, 
et  l'industrie  de  ce  peuple,  certaines  branches  au  moins  de  son  in- 
dustrie, ne  sont  pas  à  dédaigner,  surtout  pour  les  Turcs  (1).  Malgré 
cet  avantage,  le  gouvernement  ottoman  crut  devoir  signifier  aux 
Kurdes  de  demeurer  toujours  dans  leurs  quartiers  d'hiver  et  de  ne 
plus  reparaître  sur  les  montagnes  où  ils  avaient  coutume  de  passer 
l'été.  Qu'arriva-t-il?  On  le  devine  sans  peine;  les  Kurdes  pacifiques 
obéirent,  mais  ceux-là  sont  peu  nombreux,  tandis  que  les  Kurdes 
querelleurs  et  batailleurs  sont  en  grand  nombre,  et  ce  furent  ces 
derniers  qui  se  chargèrent  de  répondre  à  l'édit.  Ils  vinrent  donc  en 
armes  et  en  colonnes  serrées,  non  plus  sur  leurs  montagnes  et  dans 
leurs  pâturages,  mais  dans  les  vallées  habitées,  sur  les  routes  fré- 
quentées et  jusque  sous  les  murs  des  villes,  résidences  des  pachas 
et  des  kaïmakans.  Les  malheureux  paysans  voyaient  leurs  moissons 
ravagées,  leur  bétail  égorgé  ou  enlevé  par  les  brigands,  sans  oser 
leur  opposer  la  moindre  résistance.  On  s'indigna  de  l'audace  de  ces 
rebelles.  On  dépêcha  des  zappetiers  (sorte  de  gardes  urbaines  et 
communales)  à  la  piste  des  voleurs,  mais  plusieurs  d'entre  eux, 
qui  étaient  partis  sur  de  bons  chevaux  et  revêtus  d'un  costume  as- 
sez riche,  s'en  retournèrent  à  pied  et  à  demi  nus.  La  chose  prenait 
de  jour  en  jour  plus  de  gravité.  Les  pachas  se  demandaient  et  s'en- 
voyaient réciproquement  des  secours,  ce  qui  n'avait  pour  résultat 
que  de  fatiguer  les  troupes  et  de  les  faire  opérer  sur  un  territoire  in- 
connu. Bref,  cet  état  de  choses  dura  aussi  longtemps  qu'il  y  eut  sur 
pied  dans  les  provinces  envahies  soit  un  animal  domestique,  soit 
un  épi  de  blé;  puis,  lorsque  tout  fut  ravagé,  un  corps  de  cavalerie 
arriva  en  toute  hâte  de  Gonstantinople,  prêt  à  exterminer  les  cou- 
pables, qui,  fort  heureusement  pour  eux,  s'étaient  retirés  huit  jours 
aujDaravant. 

.  A  l'époque  où  nous  a  conduit  notre  récit,  ces  deux  grands  événe- 
mens,  —  savoir  l'arrivée  de  la  cavalerie  ottomane  et  la  retraite  de 
la  horde  kurde,  —  n'étaient  pas  encore  accomplis ,  et  le  brigandage 
s'exerçait  librement.  Voilà  pourquoi  les  amis  d'Hamid-Bey  lui  firent 
perdre  le  temps  qu'il  eût  employé  à  rejoindre  ses  pénates  avant  la 

(1)  La  fêle  aux  moutons  par  exemple  (le  beiram  corban),  pendant  laquelle  on  égorge 
à  Gonstantinople  plus  de  cent  mille  moutons,  était  défrayée  par  les  troupeaux  des  Kurdes. 


730  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nuit  pour  lui  procurer  une  escorte  composée  de  deiLx  zappetiers. 
L'amour  de  la  vérité  m'oblige  à  reconnaître  qu'Hamid-Bey  s'inquié- 
tait fort  peu  de  ce  retard.  Hamid  n'était  ni  un  fanfaron,  ni  un  lâche. 
Je  ne  dirai  pas  qu'il  se  rendit  bien  compte  de  la  figure  qu'il  eût  faite 
en  se  voyant  attaqué  par  dix  ou  douze  Kurdes  aussi  bien  armés  que 
résolus  à  tout  braver  et  h  tout  entreprendre,  ni  qu'il  eût  contemplé 
de  sang-froid  et  avec  indifférence  sa  jeune  femme  au  pouvoir  des 
brigands,  ou  destinée  à  compléter  la  demi-douzaine  de  fortunées 
mortelles  dont  Méhémed-Bey  (le  prince  des  Kurdes)  était  le  fortuné 
possesseur.  D'abord  l'aventure  l'eût  couvert  de  ridicule;  en  second 
lieu,  la  perte  d'Emina  eût  rendu  un  nouveau  choix  nécessaire,  un 
nouveau  mariage  inévitable,  et,  tout  bien  considéré,  il  valait  mieux 
s'en  tenir  au  fait  accompli.  Cependant  Hamid-Bey  ne  songeait  pas 
aux  Kurdes,  et  ne  pas  songer  au  péril  qui  nous  menace  n'est  pas  seu- 
lement le  fait  d'un  esprit  imprévoyant,  c'est  aussi  celui  d'un  cœur 
naturellement  brave.  Quant  à  Emina,  elle  ne  savait  pas  au  juste  ce 
que  c'était  que  des  Kurdes;  elle  n'en  avait  jamais  entendu  parler 
que  pendant  les  veillées  du  harem,  dans  les  récits  des  femmes  et  des 
enfans,  qui  les  peignaient  tour  à  tour  comme  des  ogres  et  des  loups- 
garous.  Les  deux  époux  étaient  donc  assez  insoucians  du  danger 
qu'ils  allaient  courir,  quand,  après  une  journée  presque  entière  pas- 
sée à  la  ville,  ils  se  remirent  en  route  à  la  tombée  de  la  nuit. 

Les  deux  zappetiers,  chargés  d'un  arsenal  de  pistolets,  sabres, 
poignards  et  carabines,  ouvraient  la  marche.  Hamid-Bey  et  ses  ser- 
viteurs venaient  ensuite,  puis  le  gardien  du  harem  et  ses  acolytes; 
Emina  et  ses  femmes  fermaient  le  convoi.  Ils  traversèrent,  sans  faire 
de  mauvaise  rencontre,  une  belle  partie  de  ce  beau  pays  de  l' Asie- 
Mineure,  si  peu  connu  et  si  mal  décrit.  Arrivés  sur  le  bord  d'un  tor- 
rent qui  était  resserré  entre  deux  montagnes  taillées  à  pic,  il  leur 
fallut  descendre  jusqu'au  fond  du  ravin,  traverser  le  torrent  et  re- 
monter le  rivage  opposé.  Hamid,  qui  marchait  en  avant,  avait  déjà 
passé  le  torrent  et  chevauchait  sur  l'autre  versant  de  la  montagne, 
qu'Emina  descendait  encore  la  pente  conduisant  au  torrent.  L'ob- 
scurité lui  dérobait  la  vue  de  son  mari,  mais  la  lune,  qui  venait  de 
se  lever  et  qui  apparaissait  au-dessus  de  la  montagne,  dessinait  net- 
tement l'ombre  d'Hamid  sur  le  rocher.  Emina  contemplait  cette  ombre 
avec  toute  la  tendresse  qu'elle  n'osait  témoigner  à  celui  dont  elle 
n'était  que  l'image.  Tout  à  coup  (fut-ce  erreur  des  sens  ou  l'effet 
d'une  imagination  surexcitée?)  Emina  crut  apercevoir  une  seconde 
ombre  auprès  de  celle  d'Hamid.  Ce  n'était  pas  l'ombre  d'un  homme, 
mais  quelque  chose  d'informe  et  de  confus,  une  masse  sans  contours 
précis  et  comme  hérissée  de  pointes.  Un  cri  d'effroi  s'échappa  avec  le 
nom  d'Hamid  de  ses  lèvres  tremblantes.  Le  cheval  d'Hamid  s'arrêta 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  73J 

aussitôt,  et  Emina  distingua  alors  plus  nettement  cette  ombre  ché- 
rie de  l'autre  ombre  effrayante  qui  s'agitait  à  quelques  pas  de  lui. 
—  Hamid!  s'écria-t-elle  encore,  et  Hamid,  retournant  à  la  hâte  sur 
ses  pas,  fut  bientôt  à  ses  côtés.  —  Qu'est-ce,  Emina?  dit-il  dou- 
cement. Quelque  chose  t'a-t-il  effrayée?  —  Mon  cheval  est  inquiet, 
répondit  Emina  sans  trop  savoir  ce  qu'elle  disait;  je  n'en  suis  pas 
maîtresse.  Ne  t'éloigne  pas,  je  t'en  prie.  —  Je  m'en  garderai  bien, 
chère  petite,  reprit  Hamid,  ne  crains  rien  pourtant.  C'est  un  animal 
doux  et  tranquille,  et  d'ailleurs  je  suis  là.  —  Oui,  tu  es  là,  je  le 
siens,  car  ma  frayeur  s'est  dissipée;  je  ne  songe  plus  au  danger, 
j'ignore  s'il  existe...  Oui,  tu  es  là,  ajoutait  Emina  se  parlant  à  elle- 
même,  car  mon  âme  est  en  fête,  mon  sang  coule  doucement  dans 
mes  veines;  je  respire  le  bonheur,  je  me  sens  forte,  légère  et  bonne. 

Ainsi  chantait  le  cœur  d' Emina,  mais  il  chantait  tout  bas,  si  bas 
qu'Hamid  ne  pouvait  pas  l'entendre.  Elle  marchait  à  ses  côtés  plus 
pâle  qu'à  l'ordinaire,  les  yeux  baissés,  et  si  elle  permettait  à  sa  poi- 
trine de  se  soulever  plus  rapidement,  c'est  qu'elle  pensait  qu'Hamid 
devait  attribuer  à  l'effroi  ses  tressaillemens  inaccoutumés.  Avant  de 
remonter  le  versant  de  la  montagne  le  long  duquel  l'ombre  terrible 
lui  était  apparue,  Emina  leva  les  yeux  vers  le  point  qu'elle  avait 
occupé.  Les  doux  rayons  de  la  lune  éclairaient  en  ce  moment  le  flanc 
de  la  montagne  sans  dessiner  d'autres  formes  que  celles  des  arbres 
et  des  buissons.  —  Je  me  suis  trompée  sans  doute,  se  disait-elle  tout 
bas;  mais  elle  ne  regretta  pas  une  erreur  qui  lui  avait  valu  de  la 
part  de  son  époux  un  témoignage  si  précieux  de  tendre  sollicitude. 
Cependant,  en  approchant  de  l'endroit  redouté,  le  cheval  d'Emina 
s'arrêta  court,  fit  entendre  un  hennissement  plaintif  et  étouffé,  souf- 
fla de  toutes  ses  forces,  se  cabra  presque,  et  refusa  obstinément 
d'avancer.  —  Tu  as  bien  fait  de  m'appeler  à  ton  aide,  chère  enfant, 
dit  Hamid,  car  Doro,  d'ordinaire  si  tranquille,  a  d'étranges  caprices 
ce  soir.  Yeux-tu  prendre  mon  cheval?  Il  est  assez  obéissant,  et  je  te 
verrais  d'ailleurs  avec  plus  de  confiance  sur  mon  fier  arabe  que  sur 
cette  bête  effrayée.  Voyons,  Emina,  descends.  —  Et  Hamid  se  prépa- 
rait de  son  côté  à  mettre  pied  à  terre;  mais  Emina,  qui  avait  bien 
plus  peur  que  son  cheval,  s'écria  :  —  Ne  restons  pas  une  minute  de 
plus  dans  ce  lieu,  je  t'en  conjure  !  Voilà  mon  cheval  qui  se  décide. 

Et  en  effet  le  pauvre  animal,  pressé  par  la  voix  et  par  les  genoux 
d'Emina,  secoua  brusquement  la  tête,  frissonna  de  tout  son  corps, 
et,  faisant  un  bond  en  avant,  partit  au  grand  galop.  Hamid  le  sui- 
vit en  l'appelant  par  son  nom  et  en  criant  à  Emina  de  se  bien  tenir, 
de  ne  pas  trop  tirer  la  biide,  de  ne  pas  jouer  des  étriers.  Doro  ne 
tarda  pas  à  se  calmer.  Hamid,  qui  s'était  tenu  à  une  petite  distance 
pour  ne  pas  ajouter  à  son  ardeur  par  la  poursuite,  rejoignit  Emina, 


732  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

la  félicita  de  son  adresse  et  lui  promit  pour  le  lendemain  un  nou- 
veau cheval,  à  la  condition  qu'elle  ne  monterait  plus  celui-là.  —  Je 
ne  me  soucie  pas,  dit-il,  de  voir  ma  petite  femme  emportée  à  travers 
champs  par  un  cheval  fantasque  et  ombrageux.  Je  tiens  à  la  garder 
pour  moi  le  plus  longtemps  possible,  et  je  veux  éviter  les  mauvaises 
chances...  —  Ici  Hamid  s'interrompit,  car  les  lumières  de  son  vil- 
lage, qu'il  aperçut  au  détour  d'un  sentier,  vinrent  donner  un  autre 
coursa  ses  pensées.  —  Nous  voilà  donc  arrivés!  s'écria-t-il;  le  temps 
m'a  semblé  bien  court! 

11  y  avait  dans  ces  quatre  mots  de  quoi  faire  rêver  Emina  pendant 
bien  des  jours. 

IX. 

Ils  étaient  arrivés  en  effet.  On  donna  quelques  piastres  et  quel- 
ques tasses  de  café  aux  cavas,  qui  reprirent  aussitôt  le  chemin  de  la 
ville.  Ansha  avait  préparé  pour  Hamid  un  souper  délicat  et  succu- 
lent auquel  il  ne  fit  pas  grand  honneur,  la  fatigue  de  la  journée 
ayant,  à  ce  qu'il  disait,  chassé  l'appétit.  Emina  ne  prit  qu'une  tasse 
de  café.  Les  enfans  dormaient,  les  servantes  mouraient  d'envie  d'en 
faire  autant.  La  conversation,  qu  Ansha  s'efforçait  d'animer,  languit, 
et  la  nuit,  la  véritable  nuit,  commença  bientôt  pour  la  population  du 
harem. 

Je  ne  sais  si  parmi  mes  lecteurs  il  s'en  trouve  un  qui  ait  vécu 
dans  l'intérieur  d'une  maison  turque,  et  franchement  je  ne  le  crois 
pas.  Ils  sont  dans  leur  droit  s'ils  se  figurent  que  là  comme  chez  nous 
chaque  habitant  ou  habitante  possède  une  chambre  à  part,  un  lit, 
un  chez  soi  :  il  en  est  tout  autrement.  Les  harems,  même  les  plus 
riches  et  les  plus  vastes,  se  composent  d'ordinaire  d'un  immense 
vestibule  conduisant  à  quatre  grandes  chambres  dont  l'ameublement 
consiste  dans  une  estrade  qui  fait  le  tour  de  l'appartement,  et  sur 
laquelle  sont  placés  des  tapis,  des  matelas  et  des  coussins.  De  vastes 
armoires  pratiquées  dans  les  boiseries  de  ces  pièces  renferment  un 
supplément  de  matelas,  de  couvertures,  de  coussins.  Lorsque  le  be- 
soin de  repos  se  fait  sentir  à  l'un  des  membres  de  la  communauté,  il 
étend  une  partie  de  ce  supplément  par  terre,  et  il  se  couche  dessus. 
La  plus  belle  de  ces  chambres,  la  mieux  exposée  et  la  mieux  aérée 
est  réservée  au  maître  et  à  celle  de  ses  femmes  qui  jouit  de  sa  faveur. 
Le  reste  de  la  famille,  maîtresses  ou  servantes,  enfans  ou  matrones, 
campent  oîi  bon  leur  plaît,  dans  les  pièces  vacantes,  dans  le  vesti- 
bule, sur  le  palier,  sur  les  toits,  aujourd'hui  ici,  demain  ailleurs, 
sans  règle  ni  dessein  préalable.  C'est  ainsi  que  les  choses  se  pas- 
saient chez  notre  bey.  Son  lit,  ou,  pour  parler  plus  exactement,  sa 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  733 

pile  de  matelas  était  prête  à  le  recevoir  avec  Emina  dans  la  pièce 
d'honneur.  La  porte  close,  les  lumières  éteintes,  Ansha  et  le  reste  se 
casèrent  au  hasard,  de  ci,  de  là,  et  bientôt  le  sommeil  ferma  toutes 
ces  paupières  que  des  passions  diverses  tenaient  trop  souvent  ou- 
vertes. 

Ce  soir-là,  Emina  s'était  endormie  auprès  d'Hamid,  mais  son  som- 
meil n'était  pas  le  doux  sommeil  du  bonheur.  Ce  sommeil-]à  d'ail- 
leurs, quoi  qu'on  en  dise,  est  peut-être  le  moins  paisible  de  tous. 
Des  images  confuses  et  effrayantes  se  succédaient  dans  ses  rêves 
inquiets.  Elle  se  voyait  à  cheval  auprès  d'Hamid  dans  une  vaste 
plaine  aride  qui  se  confondait  à  l'horizon  avec  le  ciel.  Une  grande 
femme  qui  avait  les  traits  de  la  belle  Ansha  semblait  sortir  de  terre 
et  se  placer  entre  les  deux  époux;  elle  agitait  un  poignard,  elle  le 
levait  sur  le  sein  d' Emina,  et  celle-ci  rassemblait  toutes  ses  forces 
pour  détourner  le  fer.  Tout  à  coup  un  réveil  plus  terrible  que  ce 
rêve  même  interrompit  la  vision  de  la  femme  d'Hamid.  Un  poignard 
était  bien  devant  les  yeux  d'Emina,  seulement  ce  n'était  pas  la 
grande  femme  qui  le  tenait,  et  il  ne  menaçait  pas  sa  poitrine;  mais 
à  la  faible  clarté  de  la  lune  pénétrant  dans  la  chambre  à  travers  les 
croisées  entr'ouvertes,  la  pauvre  enfant  aperçut  deux  hommes  pen- 
chés sur  Hamid,  tandis  qu'un  troisième  se  tenait  immobile  près  de 
la  porte.  Pousser  un  cri  et  se  jeter  entre  le  sein  d'Hamid  et  le  poi- 
gnard qui  allait  le  frapper,  ce  ne  fut  pour  Emina  que  l'affaire  d'un 
instant.  Réveillé  en  sursaut,  mais  comprenant  du  premier  coup  son 
danger  et  résolu  à  se  défendre,  Hamid  repoussa  d'une  main  Emina, 
de  l'autre  il  saisit  un  poignard  qu'il  portait  toujours  à  sa  ceinture; 
puis,  se  dressant  brusquement  sur  ses  pieds  et  s'emparant  de  deux 
pistolets  placés  auprès  de  son  oreiller,  il  en  mit  un  entre  ses  dents 
et  dirigea  l'autre  contre  celui  de  ses  assaillans  qui  le  serrait  de  plus 
près.  Emina,  qu'Hamid  avait  placée  derrière  lui,  n'était  pas  femme 
à  se  faire  un  rempart  de  celui  qu'elle  aimait.  Elle  se  fût  plutôt  bat- 
tue à  ses  côtés,  et  si  elle  ne  l'osa  pas,  ce  ne  fut  pas  la  crainte  des 
couteaux  ni  des  balles  qui  la  retint,  ce  fut  celle  du  blâme  et  peut- 
être  du  persiflage  dont  Hamid  poursuivrait  un  jour  ses  hauts  faits. 
Elle  songea  donc  à  un  moyen  de  se  rendre  utile  sans  se  rendre  im- 
portune, et,  se  laissant  glisser  sans  bruit  sur  le  parquet,  elle  se 
traîna  jusqu'à  la  croisée,  la  poussa  doucement,  monta  sur  le  rebord, 
puis,  sans  même  se  redresser  de  peur  d'être  aperçue,  elle  s'élança 
dans  la  cour.  De  là  elle  courut  réveiller  les  domestiques  du  bey, 
leur  apprit  la  situation  désespérée  de  leur  maître,  et  les  conjura 
de  courir  à  son  secours  sans  perdre  un  instant.  Ceux-ci  n'hésitèrent 
pas,  et,  ramassant  leurs  armes  éparses  sur  le  plancher,  ils  se  dirigè- 
rent par  la  petite  porte  dans  la  cour  du  harem.  De  là,  pénétrant  par 


73^5  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'entrée  principale  du  bâtiment,  ils  arrivèrent  bientôt  à  l'escalier 
qui  conduisait  au  premier  étage.  Dès  que  les  brigands  demeurés  aux 
prises  avec  Hamid  entendirent  ce  biuit  de  pas,  ils  se  précipitèrent 
au-devant  de  leurs  nouveaux  adversaires. 

—  Hamid  va  les  poursuivre,  —  se  dit  Emina,  qui  suivait  les  servi- 
teurs; mais  Hamid  ne  paraissait  pas.  La  terreur  d'Emina  fut  bientôt 
à  son  comble.  On  se  battait  sur  l'escalier,  les  balles  sifflaient,  les 
lames  brillaient  dans  l'étroit  corridor.  A  travers  les  balles  et  les  épées, 
Emina  parvint  à  se  frayer  un  passage.  Les  uns  ne  la  remarquèrent 
point,  et  à  vrai  dire  ils  avaient  assez  d'occupation  sans  songer  à  elle; 
d'autres  l'aperçurent,  mais  aucun  musulman,  fût-il  même  le"  plus 
féroce  des  bandits,  n'oserait  s'attaquer  à  une  femme.  Emina  gagna 
donc  sans  obstacle  le  palier;  d'un  bond  elle  traversa  le  vestibule.  La 
porte  d'Hamid  était  toute  grande  ouverte,  la  chambre  était  sonibre, 
et  dans  le  premier  instant  Emina  la  crut  vide;  mais  son  erreur  fut 
bientôt  dissipée.  Un  rayon  de  la  lune,  tombant  sur  un  coin  reculé 
de  la  pièce,  lui  montra  une  masse  informe  étendue  sur  le  plan- 
cher. Elle  y  court,  se  baisse,  soulève  un  coin  du  manteau  qui  la  cou- 
vrait :  c'était  Hamid.  Emina  pousse  un  cri  étouffé,  elle  presse  cette 
tête  inanimée  contre  son  cœur,  elle  pose  ses  lèvres  glacées  sur  ce 
visage  pâle  et  plus  glacé  que  ses  lèvres,  elle  appuie  une  main  trem- 
blante sur  ce  cœur  qu'elle  ose  à  peine  interroger;  mais  ce  cœur  pal- 
pite encore,  de  faibles  battemens  se  font  sentir.  Il  vit,  et  c'est  assez 
pour  Emina,  qui  a  recouvré  toute  son  énergie.  Elle  n'appelle  per- 
sonne à  son  aide;  elle  est  seule  avec  son  trésor,  qu'elle  suffit  à  dé- 
fendre contre  les  assassins  et  contre  la  mort.  Dans  la  cheminée  sont 
entassés,  à  côté  d'un  briquet,  les  morceaux  de  bois  résineux  qui 
sont  l'unique  moyen  d'éclairage  en  Asie.  Emina  allume  une  de  ces 
torches;  elle  traîne  Hamid  vers  son  lit,  et  peut  enfin  examiner  sa 
blessure.  Sa  vue  se  trouble;  cependant  elle  murmure  une  courte 
prière  et  se  remet  à  l'œuvre.  Le  sang  jaillissait  à  grands  flots  d'une 
large  blessure  à  la  tête,  le  crâne  était  dénudé,  et  un  filet  d'une 
matière  blanchâtre  se  mêlait  au  sang,  déjà  caillé  autour  de  la  plaie. 
Deux  autres  coups  avaient  percé  la  poitrine  et  le  bras  droit  d'Hamid. 
Ces  blessures  étaient  légères,  comparées  à  la  première.  Emina  es- 
saya d'abord  d'en  laver  la  plaie  pour  en  reconnaître  la  profondeur; 
mais,  remarquant  que  le  sang  coulait  avec  plus  d'abondance  à  me- 
sure que  les  caillots  s'en  détachaient  et  que  le  pouls  baissait  de 
plus  en  plus,  elle  se  prit  à  tamponner  et  à  resserrer  la  plaie,  ce 
qui  lui  réussit  assez  bien.  Le  pansement  achevé,  Hamid  demeurait 
toujours  sans  connaissance,  et  la  jeune  femme  sentit  le  besoin  de 
secours.  Le  combat  sur  l'escalier  avait  cessé  depuis  quelques  in- 
stans;  les  brigands  fuyaient,  et  les  serviteurs  les  poursuivaient,  tout 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  735 

en  sachant  fort  bien  qu'ils  ne  pourraient  les  rejoindre  et  sans  en 
éprouver  grands  regrets.  Malgré  sa  répugnance  à  laisser  Hamid  seul, 
ne  fût-ce  que  pour  peu  d'instans,  Emina  se  détermina  à  se  mettre 
à  la  recherche  de  ses  compagnes  et  des  enfans  du  bey.  Un  second 
éclat  de  bois  fut  allumé,  et  après  d'assez  longues  recherches,  Emina 
put  enfin  découvrir  dans  un  des  coins  les  plus  obscurs  du  harem  la 
famille  d'IIamid. 

Ansha,  la  grand'mère,  Y Abmsa  et  les  enfans  étaient  serrés  les 
uns  contre  les  autres  dans  l'attitude  du  plus  violent  effroi.  —  Dieu 
soit  loué!  te  voilà  sauvée,  mon  enfant!  —  s'écria  la  vieille  dame  en 
reconnaissant  Emina,  et,  en  dépit  du  geste  impérieux  et  effrayé 
d' Ansha,  elle  continua  :  —  Et  Hamid,  qu'est-il  devenu?  Av.cun  mal- 
heur, je  l'espère... 

—  Un  bien  grand  l'a  frappé,  ma  mère,  répondit  Emina  d'une  voix 
mal  assurée;  il  est  blessé,  la  blessure  est  grave,  à  ce  que  je  crains, 
et  je  venais  réclamer  du  secours... 

—  Mon  Dieu,  mon  Dieu!  épargnez  mon  enfant!  s'écria  la  pauvre 
mère  en  sanglotant;  qu'il  ne  meure  pas  comme  son  père  et  son  grand- 
père  et  ses  deux  fi'ères  sont  morts,  et  que  je  ne  voie  pas  s'éteindre 
dans  le  sang  le  dernier  de  ma  race!... 

—  Ne  parlez  pas  si  haut,  madame,  interrompit  Ansha  avec  ai- 
greur; mais,  iayant  rencontré  le  regard  d'Emina  fixé  sur  elle  avec 
étonnement,  elle  se  ravisa  aussitôt  en  prenant  sur  son  cœur  ses  deux 
plus  jeunes  enfans.  —  Ce  que  vous  éprouvez  pour  Hamid ,  je  l'éprouve, 
moi,  pour  ces  enfans  qui  sont  les  siens,  et,  quoi  qu'il  puisse  m'en 
coûter,  c'est  à  leur  salut  que  je  me  dévoue  avant  tout. 

—  Vous  n'avez  plus  rien  à  craindre  ni  pour  eux  ni  pour  vous, 
Ansha,  dit  Emina  avec  douceur.  Les  brigands  sont  loin  d'ici  à  cette 
heure.  —  Puis,  prenant  sous  son  bras  la  vieille  mère,  qui  s'était 
levée  pendant  cet  entretien,  elle  se  dirigea  vers  la  chambre  d'Ha- 
mid.  Ansha  les  suivit.  Hamid  gisait  toujours  sur  sa  couche,  sans 
mouvement  et  sans  connaissance.  En  vain  sa  pauvre  mère  l'appela 
des  noms  les  plus  tendres,  en  vain  les  sanglots  d' Ansha  firent  ré- 
sonner les  voûtes  du  harem,  en  vain  les  larmes  plus  sincères  de 
ses  enfans  baignèrent  ses  pieds  et  ses  mains.  A  la  vue  de  ces  témoi- 
gnages d'une  affliction  plus  ou  moins  vraie,  Emina  sentit  redoubler 
sa  douleur;  mais,  faisant  un  dernier  effort  sur  elle-même,  elle  se  dis- 
posa à  administrer  au  blessé  la  potion  qui  pouvait  le  rappeler  à  la 
vie.  Elle  tira  d'une  armoire  sa  boîte  à  médicamens,  choisit  une  pe- 
tite fiole  contenant  une  liqueur  rougeâtre,  et  en  ayant  versé  quel- 
ques gouttes  dans  de  l'eau-de-vie,  elle  en  baigna  les  lèvres  et  les 
tempes  d'Hamid.  Cette  première  tentative  ne  réussissant  pas,  Ansha 
proposait  déjà  de  défaire  les  bandages  qui,  selon  elle,  gênaient  la  cir- 


73(3  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

culation  du  sang,  et  d'envoyer  quérir  certain  iman  bien  connu  pour 
plusieurs  cures  miraculeuses,  lorsque  la  grand'mère,  s' opposant  à 
ces  mesures,  déclara  qu'Emina  se  connaissait  en  médecine  beaucoup 
mieux  que  l'iman,  et  qu'il  fallait  s'en  rapporter  à  elle.  En  effet,  grâce 
aux  soins  continus  de  la  pauvre  enfant,  la  poitrine  d'Hamid  commença 
à  se  soulever  comme  pour  aspirer  l'air,  qui  n'y  était  pas  entré  depuis 
environ  une  heure.  Ses  yeux  s'entr' ouvrirent  et  se  refermèrent  aus- 
sitôt; un  léger  frémissement  parcourut  tout  son  corps,  comme  si  la 
vie  eût  repris  possession  de  ses  membres  engourdis.  Il  fit  un  mou- 
vement et  parut  vouloir  porter  sa  main  à  sa  tête;  mais  la  main,  refu- 
sant d'obéir,  retomba  lourdement  sur  sa  couche.  Quelques  instans 
de  silence  et  d'immobilité  suivirent  cet  eftbrt,  qui  semblait  avoir 
épuisé  les  forces  du  blessé;  puis  ses  yeux  s'ouvrirent  de  nouveau  et 
se  fixèrent  cette  fois  sur  ceux  qui  l'entouraient.  Chacun  prit  alors, 
et  presque  sans  y  songer,  la  physionomie  qui  convenait  le  mieux  à  la 
situation.  C'était  une  peine  inutile.  Si  les  yeux  d'Hamid  étaient  ou- 
verts, l'âme,  dont  ils  n'étaient  que  l'instrument,  n'y  était  pas;  le 
corps  vivait,  l'intelligence  était  captive  et  obscurcie. 

—  Hamid,  mon  enfant,  lui  dit  sa  grand'mère,  ne  me  reconnais-tu 
pas? 

—  J'ai  une  pierre  sur  la  tête;  ôtez-la-moi. 

En  entendant  ces  mots,  Emina,  par  un  mouvement  involontaire, 
posa  sa  main  sur  cette  tête  endolorie. 

—  C'est  bien,  murmura  Hamid. 

X. 

Un  silence  solennel  se  fit  autour  du  blessé,  car  il  y  avait  dans  le 
son  sec  et  saccadé  de  sa  voix  et  dans  la  fixité  de  son  regard  quelque 
chose  qui  disait  que  l'homme  étendu  sur  ce  lit  de  douleur  n'était  plus 
celui  dont  la  volonté  inébranlable  avait  gouverné  et  contenu  jus- 
que-là les  agitations  du  harem.  Il  était  là  devant  ses  femmes,  sa 
mère  et  ses  esclaves;  mais  l'une  ne  retrouvait  plus  en  lui  son  fils,  non 
plus  que  les  autres  leur  époux,  leur  maître  ou  leur  père,  et  cet 
homme  pour  ainsi  dire  dédoublé,  qui  se  montrait  sous  une  nouvelle 
forme  tandis  que  l'ancienne  semblait  avoir  disparu,  inspirait  un  in- 
exprimable effroi  à  toutes  ces  femmes,  excepté  à  Emina,  pour  la- 
quelle Hamid  était  toujours  Hamid,  l'objet  de  son  amour  et  de  son 
adoration.  Ansha  essaya  pourtant  de  se  rappeler  au  souvenir  de  son 
seigneur,  et,  se  plaçant  résolument  entre  lui  et  Emina  :  —  Le  noble 
Hamid,  lui  dit-elle,  ne  reconnaît-il  plus  sa  servante  fidèle,  sa  dé- 
vouée Ansha  ? 

Le  mouvement  d' Ansha  ayant  déplacé  Emina,  qui  se  retirait  dis- 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  737 

crètement  à  l'écart,  Hamid  s'écria  d'une  voix  irritée  et  sans  faire  la 
moindre  attention  à  la  suppliante  Ansba  :  —  Pourquoi  me  remettre 
cette  pierre  sur  la  tête?  ne  vous  ai-je  pas  dit  de  m'en  débarrasser? 
Voulez-vous  me  faire  mourir?  —  Et  il  s'agitait  sur  sa  couche  comme 
une  bête  farouche  dans  sa  cage,  pendant  que  les  femmes,  interdites 
et  éperdues,  se  consultaient  du  regard  et  ne  savaient  quel  parti 
prendre;  mais  la  vieille  dame,  qui  n'avait  pas  encore  complètement 
oublié  les  mystères  du  cœur  humain  et  de  la  jeunesse,  prit  la  main 
d'Euiina  et  la  plaça  de  nouveau  sur  le  front  d'Hamid,  L'agitation  se 
calma  aussitôt.  Il  respira  profondément,  comme  un  homme  qui  passe 
d'une  situation  insupportable  à  un  repos  bienfaisant;  ses  paupières 
s'abaissèrent  comme  pour  appeler  le  sommeil;  il  murmura  quek[ues 
mots  de  remerciement  et  de  satisfaction,  et  il  parut  s'endormir. 

Son  sommeil  fut  long,  quoique  agité.  Personne  ne  remuait  dans  la 
chambre  à  l'exception  d'Ansha,  qui  allait  d'une  fenêtre  à  l'autre,  et 
de  celle-ci  à  la  porte,  déclarant  que  sans  doute  à  son  réveil  Hamid 
retrouverait  sa  raison,  que  son  délire  était  trop  pénible  à  voir,  et 
que  s'il  se  prolongeait,  il  faudrait  absolument  avoir  recours  à  l'iman. 
—  Nous  verrons,  disait  la  grand'mère.  —  Et  Ansha  maudissait  dans 
son  cœur  les  caprices  de  la  vieillesse,  qui  livraient  son  mari  à  sa  rivale. 
Le  moment  si  impatiemment  attendu  arriva  enfin,  et  Hamid  se  ré- 
veilla; mais  c'était  encore  le  même  Hamid.  La  lumière  de  son  intelli- 
gence n'était  pas  complètement  éteinte;  elle  était  voilée,  faussée. 
Son  premier  regard  fut  semblable  à  celui  qui  avait  précédé  son  som- 
meil. Évidemment  rien  n'était  changé  en  mieux  dans  l'état  du  blessé; 
il  y  avait  même  dans  ses  mouvemens  et  dans  l'expression  de  son 
visage  une  sombre  irritation  plus  marquée  qu'au  début. 

Ansha  lui  ayant  demandé  comment  il  se  trouvait,  il  ne  parut  pas 
l'avoir  entendue  et  ne  lui  fit  aucune  réponse.  — N'accepte  riez-vous 
pas  une  boisson  de  ma  main,  noble  Hamid?  Une  tasse  de  café  vous 
ferait  sans  doute  grand  bien?  —  Même  silence.  Encouragée  jDar  ce 
silence  même,  car  Ansha  n'avait  pas  le  découragement  facile,  elle 
porta  aux  lèvres  d'Hamid  une  tasse  pleine  du  café  qu'on  avait  servi 
aux  femmes  pendant  son  sommeil;  mais  la  tasse,  violemment  re- 
poussée par  le  bey,  alla  tomber  sur  les  genoux  d'Ansha  en  l'inon- 
dant de  café  brûlant.  —  Je  vous  connais,  disait  Hamid  en  s' agitant; 
vous  êtes  Méhémed-Bey,  le  chef  des  Kurdes,  et  vous  me  gardez  ran- 
cune à  cause  de  la  jument  que  je  vous  ai  enlevée,  mais  vous  n'êtes 
que  des  traîtres,  vous  et  vos  amis.  Venez  donc  vous  battre  avec  moi  : 
je  suis  fort  et  ne  vous  crains  pas;  mais  non,  vous  n'osez.  Vous  m'at- 
taquez en  traître,  vous  me  jetez  des  pierres  à  la  tête,  vous  m'écrasez 
sous  un  quartier  de  roche.  Au  secours,  amis! 

Et  tout  en  poussant  ces  exclamations  furieuses,  Hamid  se  déme- 

TOME    I.  47 


738  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

liait  comme  un  possédé,  au  risque  de  défaire  cent  fois  ses  bandages 
et  de  rouvrir  ses  blessures.  Toutes  les  femmes  l'entouraient,  elles 
essayaient  de  le  contenir;  mais  que  pouvaient  leurs  faibles  bras 
contre  la  puissance  de  la  jeunesse  et  de  la  fièvre?  Il  envoyait  l'une 
à  dix  pieds  de  sa  couche  et  contre  le  mur,  il  renversait  l'autre  par 
terre,  il  faisait  pirouetter  la  troisième  jusqu'à  lui  enlever  la  respi- 
ration. Le  plancher  de  sa  chambre  ressemblait  à  un  champ  de  ba- 
taille après  une  action  meurtrière.  Personne  ne  songeant  à  Emina, 
celle-ci  s'enhardit  jusqu'à  reprendre  sa  place  auprès  du  blessé.  S' ap- 
prochant de  lui  et  posant  sa  petite  main  sur  le  bras  qu'il  raidissait  : 

—  Hamid,  lui  dit-elle  à  voix  basse,  pourquoi  vous  agitez-vous  ainsi? 
Hamid  ne  fit  point  de  réponse;  mais  un  changement  subit  et  com- 
plet s'opéra  dans  toute  sa  personne.  —  Ah  !  les  voilà  qui  prennent 
la  fuite,  les  misérables!  Je  savais  bien  qu'ils  n'oseraient  pas  me  re- 
garder en  face;  mais  ils  m'ont  laissé  sous  le  poids  de  cette  pierre 
immense  qui  me  fait  tant  de  mal  ! 

Sans  mot  dire,  Emina  porta  sa  main  du  bras  à  la  tête  d'Hamid. 

—  Qui  donc  enfin  a  eu  pitié  de  moi?  demanda-t-il. 

—  C'est  moi,  seigneur,  répondit  timidement  Emina. 

—  Qui  es-tu? 

—  Ne  me  reconnaissez-vous  pas,  noble  Hamid?  ne  reconnaissez- 
vous  plus  votre  pauvre  Emina? 

—  Emina!  Qu'est-ce  qu'Emina?  Ah!  je  sais,  une  petite  qui  est 
dans  mon  harem...  Mais  non,  ce  n'est  pas  elle  qui  a  soulevé  cette 
pierre;  elle  n'est  ni  assez  forte  ni  assez  courageuse  pour  cela.  Mon- 
tre-moi ton  visage,  ajouta-t-il  après  un  moment  de  silence. 

Emina  n'osait  guère,  mais  Hamid  reprit  en  l'attirant  plus  près  de 
lui  :  —  Soulevez  donc  ce  rideau  rouge,  qui  jette  un  reflet  sanglant 
sur  tout  ce  qui  m'entoure.  —  Puis,  fixant  sur  elle  un  regard  encore 
égaré  :  — Ah  !  je  te  reconnais  maintenant!...  Tu  es  ma  belle,  ma  brave 
Ae-Elma  (blanche  pomme).  Comment  es-tu  ici  sur  ce  rocher  soli- 
taire? T'a-t-on  dit  que  l'on  m'y  avait  amené,  enchaîné?...  Demeure 
auprès  de  moi,  donne-moi  ta  main,  et  ne  me  quitte  plus...  Dis  que 
tu  ne  me  quitteras  pas  !...  Tu  sais  bien,  la  dernière  fois  que  je  te  vis, 
je  ne  voulais  pas  te  laisser  partir  :  je  ne  pouvais  me  résoudre  à  me 
séparer  de  toi,  malgré  ta  promesse  de  revenir  le  lendemain;  mais 
maintenant  que  te  voilà,  tu  resteras  toujours  auprès  de  moi,  ta  main 
dans  la  mienne  et  ta  tète  sur  mon  sein. 

Ces  discours  incohérens  étaient  prononcés  avec  l'accent  de  la  plus 
exquise  tendresse.  Emina,  à  laquelle  ils  n'étaient  adressés  que  des 
lèvres,  se  raidissait  contre  les  séductions  de  cette  voix  émue,  de  ces 
regards  amoureux,  de  ces  caresses  fourvoyées.  Elle  rougissait  devant 
ses  compagnes  de  ces  témoignages  d'amour,  d'abord  parce  qu'ils 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  739 

étaient  publics,  et  ensuite  parce  qu'ils  ne  lui  étaient  pas  destinés. 
Au  milieu  de  sa  mauvaise  humeur,  Ansha  triomphait  du  malaise 
d'Emina  :  elle  savait  combien  d'orages  recelait  ce  joli  nom  de  Dlan- 
che-Fomme,  et  il  est  bon  d'entrer  ici  dans  quelques  détails  sur  les 
causes  de  la  satisfaction  d' Ansha. 

Blanche-Pomme  était  le  nom  d'une  bohémienne  fort  connue  dans 
la  province  d'Hamid-Bey.  11  y  avait  très  longtemps  que  Blanche- 
Pomme  était  belle,  ce  qui  ne  l'empêchait  pas  de  l'être  encore  beau- 
coup, et  le  très  grand  nombre  de  têtes  qu'elle  avait  tournées  depuis 
une  trentaine  d'années  ne  diminuait  pas  le  nombre  de  celles  qu'elle 
tournait  encore.  On  citait  plusieurs  beys,  voire  quelques  pachas, 
qui  s'étaient  ruinés  pour  lui  plaire,  quoiqu'elle  affectât  un  grand 
désintéressement,  qui  consistait  à  ne  prendre  que  ce  qu'on  voulait 
bien  lui  donner.  Bref,  elle  n'était  pas  voleuse,  ce  qui  la  plaçait 
d'emblée  parmi  les  créatures  d'élite,  les  prodiges  de  sa  race.  Plutôt 
petite  que  grande,  la  taille  assez  épaisse,  le  teint  pâle  et  brun,  les  che- 
veux légèrement  crépus,  les  yeux  gris  et  la  bouche  grande,  Blanche- 
Pomme  possédait  un  certain  charme  provenant  on  ne  sait  d'où,  mais 
qui  n'opérait  pas  moins  sur  tous  ceux  qui  l'approchaient.  Elle  dansait 
à  ravir  la  danse  turque,  chantait  à  merveille  les  chansons  turques, 
avait  de  beaux  bras  et  de  belles  mains,  quoique  peu  mignonnes,  et 
son  sourire  prêtait  à  ses  yeux  chatoyans  un  éclat  singulier,  pour 
ainsi  dire  vertigineux.  Tout  en  ayant  l'air  d'ignorer  la  liaison  d'Ha- 
mid-Bey avec  la  bohémienne,  Ansha  la  connaissait  parfaitement, 
cette  Maison  étant  d'ailleurs  si  peu  mystérieuse  que  le  voisinage 
s'en  était  égayé  plus  d'une  fois.  Il  n'en  était  pas  de  même  pour 
Emina.  Le  nom  de  Blanclie-Ponmie  avait  été  prononcé  plusieurs  fois 
devant  elle,  soit  par  Ansha,  soit  par  les  enfans,  aussi  bien  informés 
que  leur  mère,  soit  par  quelque  esclave,  et  toujours  avec  un  sourire 
méchant.  Emina  cependant  ne  s'était  jamais  inquiétée  de  ce  que 
pouvaient  cacher  de  semblables  sourires,  et  la  pensée  que  l'amour 
d'Hamid  pût  appartenir  à  une  autre  femme  qu' Ansha  ou  elle-même 
ne  lui  avait  jamais  traversé  l'esprit.  Le  délire  d'Hamid  venait  de 
dissiper  son  erreur  en  lui  donnant  de  nouveaux  sujets  d'inquié- 
tude. La  jeune  femme  du  bey  se  voyait  menacée  par  deux  rivales, 
—  l'une,  Ansha,  dont  elle  appréciait  jusqu'à  un  certain  point  les 
forces  et  la  faiblesse;  l'autre,  la  bohémienne,  dont  elle  s'exagérait 
l'importance  à  plaisir.  Pour  Ansha,  chaque  fois  qu'Hamid  adressait 
à  Blanche-Pomme,  sous  le  couvert  d'Emina,  de  douces  paroles,  ses 
beaux  traits,  se  contractant,  exprimaient  une  joie  diabolique.  Elle 
ne  tarda  pas  à -remettre  l'iman  sur  le  tapis.  L'intervention  d'une 
image  païenne  dans  le  délire  d'Hamid  prouvait  avec  trop  d'évidence 
qu'il  y  avait  de  la  sorcellerie  dans  son  mal,  et  il  fallait  absolument 


740  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

conjurer  le  démon.  La  vieille  dame  n'osa  plus  longtemps  s'opposer 
au  pieux  désir  de  sa  belle-fille,  et  elle  se  dit,  pour  excuser  sa  fai- 
blesse, que  la  \isite  de  l'iman  ne  pouvait  nuire  au  blessé.  On  en- 
voya donc  quérir  le  saint  homme,  qui,  alléché  par  la  perspective  de 
quelques  piastres  à  gagner,  ne  se  fit  pas  attendre. 

On  se  figure  peut-être  un  iman  turc  sous  les  traits  d'un  vieillard  à 
longue  barbe  blanche  et  flottante,  au  teint  pâle,  aux  regards  éteints 
par  l'abus  de  l'opium,  ou  bien  encore  on  se  représente  un  vieillard 
vigoureux,  un  musulman  de  la  vieille  école,  du  temps  des  janis- 
saires, du  beau  régime  du  turban  ballonné  et  du  far  niente.  Un  iman 
du  xix^  siècle  est  un  tout  autre  personnage.  Son  aspect  n'a  rien  de 
respectable  ni  de  sacerdotal.  Aucune  de  nos  vertus  n'ayant  cours 
dans  les  mœurs  musulmanes,  il  en  résulte  que  le  directeur  de  ces 
mœurs  ne  ressemble  aucunement  à  ce  que  nous  nous  représentons 
par  exemple  comme  le  résumé  vivant  des  vertus  chrétiennes,  ou 
bien  seulement  de  l'honnête  homme  civilisé.  L'iman  turc  a  autant  de 
femmes,  voire  de  concubines,  qu'un  simple  mortel,  il  s'enivre  (d'eau- 
de-vie  à  la  vérité)  sans  le  moindre  scrupule,  il  travaille  aux  champs 
ou  exerce  un  métier  quelconque;  mais  le  plus  clair  de  son  revenu  se 
compose  de  l'impôt  qu'il  tire  de  la  crédulité  des  âmes  simples  ou 
hypocrites,  ce  qui  le  constitue  charlatan  et  imposteur  par-dessus  le 
marché.  L'imposture,  l'hypocrisie  et  la  fourberie,  telles  sont  les  trois 
vertus  théologales  qui  distinguent  le  prêtre  mahométan  du  commun 
des  laïques,  sans  préjudice  de  l'oisiveté,  de  la  luxure  et  de  la  gour- 
mandise, qui  sont  inséparables  des  susdits  mérites.  Ceci  s'applique 
aux  imans  en  général.  Quant  à  l'individu  en  question,  il  exerçait  na- 
turellement la  profession  de  bouvier.  Depuis  quelques  années  cepen- 
dant, le  produit  de  sa  profession  sacerdotale  lui  permettait  de  laisser 
reposer  ses  bœufs,  et  il  ne  conservait  plus  du  bouvier  que  le  titre 
et  les  manières.  En  sa  qualité  d'iman,  il  était  censé  savoir  lire  et 
écrire,  mais  il  bornait  ses  lectures  au  texte  du  Koran,  et  sa  mémoire 
étant  d'ailleurs  assez  bonne,  il  avait  abandonné  la  noble  profession 
des  lettres.  Celui  qui  l'eût  invité  à  lire  à  livre  ouvert,  et  dans  un 
autre  volume  que  celui  qu'il  portait  dans  ses  poches,  un  chapitre 
quelconque  du  Kqran  lui  eût  joué  un  fort  mauvais  tour. 

Ahmed -Effendi  (ainsi  s'appelait  l'iman)  était  âgé  de  trente  ans 
environ;  il  avait  quelque  droit  à  l'épithète  de  bel  homme,  si  une 
taille  au-dessus  de  la  moyenne,  une  carrure  remarquable,  de  grands 
yeux  noirs  surmontés  d'épais  sourcils,  un  nez  long,  des  lèvres  épaisses 
et  sensuelles,  une  barbe  noire  et  inculte,  un  teint  rubicond  et  un 
visage  plutôt  carré  qu'arrondi,  constituent  un  pareil  droit.  Ahmed- 
Effendi  jouissait  d'une  grande  considération  dans  le  pays,  et  cette 
considération  était  l'œuvre  d'Anslia.  D'où  venait  la  partialité  de  la 


RÉCITS    TURCO- ASIATIQUES.  7!li 

belle  Ansha  pour  l'homme  de  Dieu?  Ses  ennemis  (et  elle  en  avait 
beaucoup)  se  moquaient  de  sa  dévotion.  Chaque  fois  qu'un  accident 
survenait  dans  la  famille,  qu'un  enfant  tombait  d'un  peu  haut,  qu'un 
autre  mangeait  des  fruits  verts  jusqu'à  se  donner  la  colique,  chaque 
fois  qu' Ansha  elle-même  était  atteinte  d'une  de  ces  infirmités  pas- 
sagères si  communes  à  son  sexe,  vite  on  envoyait  chercher  l'iman. 
Dans  la  circonstance  où  la  plaçait  l'accident  survenu  au  bey,  Ansha 
avait  surtout  bien  des  choses  à  dire  au  saint  personnage.  Elle  voulait 
lui  raconter  d'abord  l'événement  en  s'y  attribuant  k  elle-même  le 
plus  beau  rôle,  lui  communiquer  ses  soupçons  sur  l'ensorcellement 
d'Hamid-Bey,  et  lui  insinuer  que  le  délire  n'ayant  paru  qu'à  la  suite 
des  médicamens  administrés  par  Emina,  on  pouvait  considérer  la 
petite  scélérate  comme  la  complice  de  la  bohémienne  et  les  croire 
toutes  deux  d'accord  pour  égarer  la  raison  du  malade  et  s'emparer 
complètement  de  son  esprit.  L'iman  entra  sans  peine  dans  les  vues 
qu' Ansha  lui  développa  confidentiellement  avant  de  le  conduire  près 
d'Hamid;  il  s'engagea  à  ne  rien  négliger  pour  combattre  la  perni- 
cieuse influence  de  sa  rivale.  Tous  deux  passèrent  ensuite  dans  la 
chambre  du  blessé. 

Hamid  reposait  assez  tranquillement,  la  tête  appuyée  sur  l'épaule 
d'Emina,  dont  il  tenait  les  petites  mains  dans  les  siennes.  Assise  de 
l'autre  côté  du  matelas,  la  vieille  dame  contemplait  son  fils  avec 
toute  l'anxiété  d'une  véritable  tendresse.  Les  enfans  (y  compris  les 
deux  fils  aînés  d' Ansha  et  leurs  femmes)  étaient  groupés  çà  et  là  dans 
la  chambre,  causant  à  voix  basse  des  événemens  de  la  nuit  et  des 
inquiétudes  de  la  journée. 

L'iman  s'était  approché  du  blessé  et  le  considérait  depuis  quelque 
temps  d'un  air  grave  comme  s'il  eût  cherché  la  solution  d'un  pro- 
blème d'algèbre,  sans  que  le  bey  parût  s'apercevoir  de  sa  présence. 
J'oubliais  de  remarquer  qu" Hamid  avait  montré  de  tout  temps  peu 
de  bienveillance  pour  l'homme  du  Seigneur,  ce  qui  tenait  sans  doute 
à  un  caprice  de  sa  nature  rebelle.  Lorsqu'Ahmed-Eflendi  jugea  que 
sa  contemplation  s'était  assez  prolongée  (la  vieille  dame  était  arri- 
vée à  cette  conclusion  quelques  minutes  avant  lui),  il  exprima  le 
désir  d'être  laissé  seul  avec  le  blessé.  Les  enfans  se  dirigèrent  aus- 
sitôt vers  la  porte,  le  grand' mère  quitta  son  siège,  et  Emina  fit  un 
mouvement  pour  se  conformer  aux  vœux  du  saint  homme;  mais, 
quelque  faible  que  fût  ce  mouvement,  il  suffit  à  amener  le  trouble  et 
la  confusion  dans  le  harem.  A  peine  Hamid  se  fut-il  aperçu  de  son 
effort  pour  retirer  les  petites  mains  enfermées  dans  les  siennes,  que 
les  serrant  avec  plus  de  force  et  bondissant  sur  son  oreiller  comme 
le  daim  blessé  bondit  sur  l'herbe  qu'il  a  rougie  de  son  sang,  il  re- 
commença ses  invectives,  ses  protestations,  ses  menaces  et  ses  sup- 


742  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plicatious  désespérées.  «  Que  veut-on?  Qui  prétend  te  séparer  de 
moi?  Eloignez-vous  tous,  ou  vous  vous  en  repentirez!  Prenez,  em- 
portez tout  ce  qui  m'appartient,  mais  qu'on  ne  touche  pas  à  elle. 
J'ai  de  l'argent,  j'ai  des  bijoux,  là,  dans  cette  armoire...  (La  vieille 
dame  lui  ferma  résolument  la  bouche,  et  cela  suffît  pour  donner  un 
autre  cours  à  sa  pensée.)  —  Àe-Elma,  reprit-il,  te  souvient-il  de  ce 
jour  où  je  m'égarai  dans  la  montagne?  Tu  me  trouvas  assis  sur 
l'herbe  auprès  d'une  fontaine,  pendant  que  mon  cheval  paissait  à 
quelques  pas  de  moi.  Tu  vins  t' asseoir  à  mes  côtés,  tu  me  pris  la 
main,  et  nous  demeurâmes  ainsi  l'un  auprès  de  l'autre  sans  nous 
parler  et  sans  même  lever  les  yeux,  de  peur  que  notre  bonheur  ne 
s'évanouît  comme  un  songe.  Ah!  que  nous  fûmes  heureux  ce  jour- 
là!  Place-toi  comme  tu  étais  alors,  fermons  les  yeux  et  rappelons- 
nous  la  forêt  sombre,  le  vert  gazon,  les  chênes  frémissans  et  la 
voûte  resplendissante  du  ciel,  qui  paraissait  au-dessus  de  leur  dôme 
d'ombrage.  » 

Tiemblante  et  émue,  Emina  n'osait  ni  partir  ni  rester;  mais  pen- 
dant qu'elle  cherchait  son  courage  pour  s'éloigner,  elle  restait. 
Ansha  s'agitait  en  regardant  l'iman,  et  elle  le  regarda  si  bien,  que 
celui-ci,  interprétant  ce  muet  langage,  prit  son  parti,  en  brave  qu'il 
était  quelquefois.  Il  s'avança  d'un  air  décidé,  et  s'écria  en  s' adres- 
sant à  Emina  :  — Partez,  madame,  il  le  faut;  il  faut  que  je  demeure 
seul  avec  son  excellence.  —  Puis  il  la  saisit  par  le  bras. 

Y  songeait-il,  le  saint  homme?  savait-il  à  quelle  sorte  d'excel- 
lence il  avait  affaire,  et  quels  orages  il  attirait  sur  sa  tête  en  tou- 
chant à  ce  petit  bras?  Le  délire  donne,  dit-on,  de  la  foi'ce  aux  plus 
faibles,  et  Hamid-Bey  était  naturellement  des  plus  forts.  A  peine 
l'iman  avait-il  touché  le  bras  d'Emina,  qu'on  vit  sa  barbe  crépue  vio- 
lemment secouée  par  la  main  nerveuse  d'Hamid,  et  l'alarme  redou- 
bla lorsque,  passant  de  la  barbe  à  la  gorge,  les  deux  bras  du  blessé 
la  serrèrent  de  façon  à  étouffer  l'iman.  Celui-ci  était  menacé  d'as- 
phyxie, si  Emina  ne  l'eût  tiré  d'affaire  en  exerçant  sa  douce  omni- 
potence sur  le  bey.  —  Hamid,  mon  cher  Hamid!  s'écria-t-elle  en 
enlaçant  de  ses  bras  délicats  le  poignet  contracté  du  blessé.  Il  n'en 
fallut  pas  davantage.  Le  charme  opérant,  les  doigts  d'Hamid  se  des- 
serrèrent, et,  passant  subitement  de  l'excès  de  la  fureur  à  l'excès 
de  la  tendresse,  le  terrible  malade  parut  ne  plus  se  souvenir  que  de 
son  amour  :  il  recommença  son  idylle  comme  si  personne  n'eût  osé 
l'interrompre.  Anslm  avait  beau  se  démener,  l'éloignement  d'Emina 
n'était  plus,  ne  serait  plus  jamais  réclamé  par  l'exorciste.  —  Je 
pense,  dit-il  aussitôt  qu'il  eut  repris  l'usage  de  la  parole,  je  pense 
que  vu  l'état  des  choses,  la  présence  de  madame  est  plutôt  à  désirer 
qu'à  craindre.  D'ailleurs  il  n'est  rien  d'impossible  à  celui  dont  Dieu 


RÉCITS    TURCO-ASIATIQUES.  743 

a  fait  son  instrument  indigne  :  ma  tâche  sera  seulement  plus  difficile, 
mes  rites  plus  compliqués,  j'aurai  à  livrer  une  double  bataille;  mais 
deux  victoires  sont-elles  plus  difficiles  à  remporter  qu'une  pour  le 
Tout-Puissant? 

Tout  en  se  tenant  à  une  assez  grande  distance  du  possédé,  l'iman 
dressa  le  catalogue  des  objets  nécessaires  à  la  conjuration.  Il  fallait 
d'abord  un  coq  noir,  mais  tout  noir,  car  une  seule  plume  blanche 
mêlée  aux  noires  pouvait  produire  des  résultats  incalculables.  — 
Ahmed-Efïendi  réclamait  ensuite  la  racine  d'une  plante  récemment 
arrachée,  —  une  jatte  de  lait  d'une  vache  ayant  vêlé  dans  les  vingt- 
quatre  heures,  —  une  oque  de  fine  fleur  de  farine  de  froment,  — une 
douzaine  d'œufs  frais  pondus  par  des  poules  entièrement  blanches, 
—  une  demi-oque  de  sucre  blanc,  —  quelques  herbes  aromatiques, 
telles  que  la  menthe,  le  serpolet,  etc.  Aucun  des  ingrédiens  deman- 
dés par  l'iman  n'appartenait  à  la  catégorie  des  produits  exotiques, 
mais  pour  les  trouver  il  fallait  du  temps.  Il  est  vrai  que  le  temps  est 
nécessaire  à  bien  d'autres  choses  encore,  et  entr' autres  à  la  confec- 
tion de  certain  ragoût  à  l'ail  qui  formait  l'un  des  principaux  titres 
à  la  célébrité  de  la  négresse  cuisinière  du  bey,  ragoût  que  l'iman 
affectionnait  de  prédilection,  et  dont  Ansha  ne  manquait  jamais.de 
le  régaler  lors  de  ses  visites  professionnelles. 

Les  servantes  furent  donc  partagées  en  deux  corps  :  le  premier 
partit  pour  le  village  à  la  recherche  du  coq  noir  et  des  poules  blan- 
ches, tandis  que  le  second  s'occupait  des  préparatifs  du  goûter.  La 
journée  s'écoula  presque  entièrement  avant  que  le  repas  et  l'exor- 
cisme fussent  préparés;  mais  enfin  tout  s'arrangea  si  bien  que  le 
ragoût  à  l'ail  et  le  coq  noir  parurent  en  même  temps.  Le  docteur  se 
restaura  d'abord,  et  annonça  ensuite  qu'il  était  prêt  à  livrer  bataille. 
On  égorgea  le  coq  noir,  dont  le  sang  fut  soigneusement  recueilli 
dans  un  baquet  en  faïence  tenu  par  Ansha,  qui  remuait  le  hquide 
pour  l'empêcher  de  se  coaguler,  tandis  que  l'iman,  marmottant  des 
formules  mystérieuses,  jetait  tour  à  tour  dans  le  baquet  des  poi- 
gnées de  farine  et  d'herbes  aromatiques  séchées  au  four  et  réduites 
en  poudre,  des  pincées  de  sucre  et  des  fragmens  de  la  racine  mer- 
veilleuse. Quand  le  gâteau  eut  été  suffisamment  pétri,  Ahmed-Effendi 
se  fit  donner  une  casserole,  y  déposa  une  certaine  quantité  de  beurre 
frais,  plaça  la  casserole  sur  le  feu,  y  versa  la  pâte  encore  liquide,  et 
attendit,  en  continuant  ses  prières,  que  le  feu  lui  donnât  la  couleur 
et  la  consistance  voulues.  Puis  il  retira  la  tarte  du  feu,  la  posa  sur 
une  planche  carrée  faisant  office  de  plateau,  et  la  coupa  en  plusieurs 
tranches.  Prenant  ensuite  le  papier,  l'écritoire  et  la  plume  dont  les 
hommes  de  sa  profession  sont  toujours  munis,  il  coupa  autant  de 
petits  carrés  de  papier  qu'il  avait  coupé  de  tranches  de  gâteau,  écri- 


74A  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vit  sur  chacnn  un  verset  du  Koran  approprié  à  la  circonstance,  et 
plaça  les  papiers  sur  les  tranches.  Ces  préparatifs  terminés,  l'iman 
s'approcha  avec  précaution  du  blessé,  tenant  son  plateau  à  la  main, 
non  sans  avoir  recommandé  à  Emina,  qui  était  assise  sur  le  bord  du 
lit,  de  mettre  ses  mains  dans  celles  dHamid  et  de  ne  pas  bouger. 
Lorsque  l'exorciste  fut  arrivé  près  du  lit,  il  prit  une  tranche  du  gâ- 
teau, en  enleva  le  papier,  mangea  l'une  et  déposa  l'autre  sur  la  tête 
du  possédé,  opération  qu'il  répéta  jusqu'à  six  fois  consécutives,  après 
quoi  il  déclara  qu'un  peu  de  repos  lui  était  nécessaire,  vu  l'achar- 
nement de  l'esprit  de  ténèbres;  mais,  cédant  aux  instances  et  aux 
supplications  d'Ansha,  le  saint  homme  fit  un  dernier  et  généreux 
effort,  et  il  vida  le  plateau.  Hamid  cependant  paraissait  ne  ressentir 
aucun  eflet  de  ce  merveilleux  traitement.  Le  docteur  jugea  donc  né- 
cessaire de  recourir  à  des  moyens  plus  énergiques.  Il  roula  respec- 
tueusement entre  ses  doigts  l'un  des  petits  papiers  qui  couronnaient 
la  tête  du  bey,  et  il  le  lui  présenta  pour  qu'il  l'avalât;  mais  la  douce 
voix  d'Emina  elle-même  échoua  cette  fois  contre  l'invincible  endur- 
cissement du  blessé,  qui  serra  les  poings,  grinça  des  dents,  et  se 
montra  plus  disposé  à  avaler  le  docteur  que  son  petit  papier.  Dé- 
cidément le  diable  tenait  bon  et  n'était  pas  aussi  facile  à  déloger 
qu'on  l'avait  pensé;  l'iman  déclara  d'un  ton  capable  et  entendu  qu'il 
savait  bien  pourquoi,  et  que  c'était  à  Emina  elle-même  d'avaler  les 
papiers  dont  le  bey  ne  voulait  pas.  Trop  heureuse  d'obtenir  au  prix 
de  ce  léger  sacrifice  qu'on  laissât  son  mari  tranquille,  Emina  con- 
sentit à  avaler  autant  de  petits  papiers  qu'on  le  jugerait  à  propos. 
Le  malade  cependant  ne  donnait  pas  le  moindre  signe  d'amende- 
ment. —  Il  faut  nous  contenter  pour  le  moment  de  ce  que  nous  avons 
obtenu,  dit  gravement  l'iman,  dont  la  modération  se  montrait  digne 
des  plus  grands  éloges.  Espérons  que  le  temps  et  notre  persévérance 
nous  procureront  des  résultats  plus  décisifs. 

Avant  de  s'éloigner  et  cédant  aux  prières  d'Ansha,  Ahmed-Effendi 
prépara  un  charme  salutaire,  et  le  laissa  comme  auxiliaire  auprès 
du  malade,  absolument  comme  nos  grands  médecins  d'Europe  lais- 
sent auprès  de  leurs  malades  de  distinction  un  aide-médecin  chargé 
de  veiller  à  l'administration  des  médicamens  et  de  combattre  les 
crises  imprévues.  Le  charme  salutaire  consistait  dans  les  cendres  du 
feu  qui  avait  cuit  le  gâteau,  et  qui,  renfermées  dans  de  petits  sa- 
chets, furent  placées  çà  et  là  sur  le  corps  du  blessé.  L'iman  se  retira 
ensuite  accompagné  par  Ansha  et  promettant  de  revenir. 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  7A5 


XI. 


Hamid-Bey  demeura  dans  le  même  état  pendant  quinze  jours  en 
dépit  des  conjurations  souvent  réitérées  de  l'exorciste,  malgré  les 
soins  assidus  d'Emina  et  ceux  non  moins  empressés  d'Ansha  et  des 
servantes,  malgré  les  prières  ferventes  de  sa  vieille  mère  et  de  ses 
jeunes  enfans.  Pendant  quinze  jours,  la  raison  du  blessé  ne  reprit 
pas  un  seul  instant  son  empire;  les  mêmes  illusions  l'agitèrent  et 
le  dominèrent  constamment;  les  mêmes  exigences  retinrent  Emina 
auprès  de  son  lit,  ses  mains  dans  la  sienne ,  son  épaule  lui  servant 
d'oreiller.  Faut-il  s'étonner  si  Emina  ne  se  sentait  pas  trop  malheu- 
reuse? Elle  qui  avait  tant  souffert  de  la  position  secondaire  et  insi- 
gnifiante qu'elle  occupait  dans  les  affections  de  son  mari,  elle  était 
devenue  tout  à  coup  nécessaire,  non  pas  seulement  à  son  bonheur, 
mais  à  son  existence.  Il  y  avait  là  sans  doute  quelque  chose  qui 
tenait  aux  phénomènes  magnétiques,  et  le  cœur  d' Hamid-Bey  n'était 
peut-être  pour  rien  dans  ces  mystères  ;  mais  Emina,  qui  ignorait 
jusqu'au  nom  du  magnétisme,  attribuait  ce  besoin  impérieux  de  sa 
présence  à  l'amour,  —  un  amour  étrangement  éclos  dans  ce  cœur 
jusque-là  indifférent  et  cruel,  un  amour  qui  ne  lui  était  pas  destiné, 
et  qu'elle  usurpait  en  quelque  sorte  :  usurpation  bien  involontaire 
cependant,  et  sa  conscience  était  assez  tranquille  sur  ce  point. 

Une  autre  circonstance  singulière  qui  accompagnait  la  maladie  du 
bey,  c'était  sa  profonde  indifférence  pour  la  belle  Ansha.  On  eût  dit 
qu'il  avait  complètement  oublié  l'existence  de  cette  femme,  jusque-là 
maîtresse  si  absolue,  sinon  de  son  cœur,  au  moins  de  son  esprit. 
Malgré  tous  ses  détours  et  toutes  ses  ruses,  malgré  sa  solhcitiide 
affectée  et  ses  soins  importuns,  elle  ne  parvint  pas  une  seule  fois 
à  attirer  son  attention.  Hamid  ne  s'inquiétait  nullement  d'elle,  et 
s'il  lui  arrivait  parfois  de  prononcer  son  nom,  c'était  au  sujet  de 
quelque  circonstance  passée  et  comme  il  l'eût  fait  de  toute  autre 
personne  sans  ajouter  im  mot  de  tendresse  ou  de  souvenir.  Le  nom 
d'Emina  venait  aussi  quelquefois  sur  ses  lèvres,  mais,  hélas!  c'était 
à  peu  près  de  la  même  manière  que  celui  d'Ansha  et  aux  mêmes 
occasions.  S'il  goûtait  à  des  confitures  qu'il  trouvait  trop  sucrées,  il 
disait  :  C'est  sans  doute  Emina  qui  a  fait  cela;  Ansha  n'a  jamais  pu 
lui  enseigner  à  ménager  le  sucre  dans  les  confitures.  C'était  d'or- 
dinaire devant  Emina  elle-même  qu'Hamid  faisait  ces  réflexions, 
car  ce  n'est  guère  qu'à  elle  qu'il  adressait  spontanément  la  parole, 
et  elle  connut  ainsi  la  méthode  suivie  par  Ansha  pour  la  perdre  dans 
l'esprit  de  son  mari.  —  Si  jamais  Hamid  revient  à  lui,  se  disait- 


7A6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

elle  parfois,  je  sais  maintenant  d'où  me  vient  le  danger,  et  je  sau- 
rai m'en  défendre.  Et  d'ailleurs  il  me  semble  que  je  n'aurais  plus 
si  peur  de  mon  mari,  car  je  sais  qu'il  m'aime  maintenant. 

Un  soir  entre  autres,  Emina  se  tenait  ce  langage,  tandis  qu'assise 
auprès  du  lit  de  son  amant,  sa  main  toujours  entre  les  siennes,  elle 
le  regardait  dormir.  Hamid  avait  passé  une  bonne  journée;  il  avait 
mangé  et  causé  tour  à  tour;  puis,  vers  le  coucher  du  soleil,  il  s'était 
endormi  tranquillement  sur  l'épaule  d'Emina.  Après  être  restée  quel- 
que temps  immobile  de  peur  de  troubler  son  repos,  elle  avait  dou- 
cement dégagé  son  épaule,  posé  sur  l'oreiller  la  tête  de  son  mari, 
et  s'était  assise,  toujours  sans  lâcher  sa  main,  auprès  de  son  lit,  où 
elle  le  contemplait  avec  amour.  Il  y  avait  juste  quinze  jours  qu'Emina 
ne  s'était  couchée,  qu'elle  ne  dormait  qu'à  de  rares  intervalles  et 
pendant  de  courts  instans.  Aussi,  tout  en  devisant  avec  elle-même, 
sentait-elle  ses  yeux  appesantis  se  fermei-,  et  ses  pensées  devenir 
de  plus  en  plus  indistinctes  et  confuses.  Elle  fut  bientôt  plongée 
dans  un  sommeil  paisible,  quoique  léger.  Ce  sommeil  durait  depuis 
quelque  temps,  lorsqu'elle  crut  sentir  une  impression  de  froid  à  la 
main  qu'elle  avait  laissée  dans  la  main  d'Hamid,  et  à  cette  impres- 
sion en  succéda  bientôt  une  autre  de  gêne  et  de  malaise.  Il  lui  sem- 
blait que  ce  froid  passait  de  sa  main  à  sa  poitrine  et  dans  son  cœur, 
dont  il  suspendait  les  battemens,  et  qu'un  frisson  glacial  parcourait 
tout  son  corps,  tandis  que  sa  respiration  devenait  difficile  et  dou- 
loureuse. Lorsque  le  sommeil  est  ainsi  irrité  par  ce  que  nous  appe- 
lons le  cauchemar,  il  ne  tarde  guère  à  se  dissiper.  Emina  ouvrit  donc 
bientôt  les  yeux,  et  son  premier  regard  fut  pour  Hamid. 

Hamid  ne  dormait  plus.  Il  était  assis  sur  son  lit,  et  ses  yeux 
étaient  fixés  sur  le  pâle  et  doux  visage  de  sa  jeune  femme.  Il  la 
regardait,  hélas!  avec  le  regard  des  anciens  et  des  mauvais  jours, 
un  regard  froidement  protecteur,  légèrement  moqueur,  celui  du 
précepteur  observant  l'enfant  qu'il  a  laissé  accoudé  sur  ses  livres  et 
qu'il  retrouve  endormi.  Emina  demeura  interdite,  atterrée.  —  Où 
est  Ansha?  — fit  Hamid  de  sa  voix  un  peu  sèche  et  stridente.  Et 
comme  Emina  ne  répondait  pas,  mais  continuait  à  le  regarder  d'un 
œil  effaré:  — Voyons,  mon  enfant,  reprit-il,  qu'y  a-t-il?  On  di- 
rait que  tu  as  peur?  On  t'a  placée  là  pour  me  veiller  pendant  mon 
sommeil,  car  je  sais  bien  que  j'ai  été  malade,  et  tu  t'es  endormie 
à  la  peine?  Il  n'y  a  pas  de  mal  à  cela,  ma  petite.  De  plus  fortes  que 
toi  ont  sans  doute  fait  la  plus  rude  besogne;  puis,  quand  elles  ont 
été  à  bout  de  leurs  forces,  ton  tour  est  venu,  et  tu  n'as  pu  achever 
la  veillée?  Encore  une  fois,  il  n'y  a  pas  de  mal  à  cela,  ma  chère 
petite.  Veiller  les  malades,  ce  n'est  pas  de  ton  âge;  quand  tu  auras 
dix  ans  de  plus,  tu  ne  t'oublieras  pas  si  vite,  mais  tu  ne  seras  plus 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  7/l7 

si  gentille....  Où  est  donc  Ansha?  Fais-moi  le  plaisir  de  l'appeler. 

Confondue  par  l'affectueux  dédain  de  son  mari,  Emina  aurait  voulu 
parler  et  lui  dire  :  Hamid!  Hamid  !  regarde-moi  et  aime-moi... 
comme  pendant  ton  délire.  La  voix  lui  manqua,  elle  se  sentit  humi- 
liée, troublée.  Sans  répondre  au  bey,  elle  se  dirigea  vers  la  chambre 
d' Ansha,  lui  annonça  qu' Hamid  la  demandait,  puis  courut  s'enfer- 
mer dans  une  pièce  qu'elle  savait  inhabitée;  mais  là  ses  forces  l'aban- 
donnèrent, et  la  pauvre  enfant  tomba  évanouie  sur  le  divan. 

—  Hamid-Bey  vous  appelle,  avait  dit  Emina,  et  ces  trois  mots 
avaient  frappé  Ansha  comme  une  étincelle  électrique.  —  Il  m'ap- 
pelle! donc  il  a  retrouvé  sa  raison,  donc  il  me  revient,  et  voilà 
cette  déplorable  comédie  terminée.  —  Et  avec  la  rapidité  qui  n'ap- 
partient qu'à  la  foudre  et  au  génie  de  la  femme  jalouse  de  son 
influence,  Ansha  s'était  tracé  aussitôt  un  plan  de  conduite,  sans 
oublier  rien  de  ce  qu'il  fallait  avouer,  ni  de  ce  qu'il  fallait  cacher, 
ni  de  ce  qu'il  convenait  de  laisser  subsister,  mais  en  le  modifiant. 
Elle  ordonna  à  ses  enfans  de  la  suivre  jusqu'à  la  porte  de  la  chambre 
d' Hamid,  de  l'y  laisser  entrer  seule,  mais  de  la  rejoindre  aussitôt 
qu'ils  entendraient  sa  voix.  Elle  fit  son  entrée  l'air  triste  et  grave, 
comme  si  elle  n'avait  aucun  soupçon  du  changement  survenu  dans 
l'état  de  santé  du  bey,  car  c'eût  été  un  aveu  imprudent  que  de  pa- 
raître considérer  son  appel  comme  un  événement  extraordinaire. 
Elle  s'avança  avec  empressement,  mais  sans  lever  les  yeux,  jusqu'à 
ce  qu'elle  fût  assez  près  de  lui  pour  qu'il  pût  remarquer  le  jeu  de  sa 
physionomie.  Alors,  mais  alors  seulement,  elle  hasarda  un  regard, 
et  ce  regard  lui  apprit  tout...  ce  qu'elle  savait  déjà,  —  Que  vois-je! 
s'écria-t-elle  en  joignant  les  mains  et  en  les  élevant  vers  le  ciel  en 
signe  de  reconnaissance,  que  vois-je!  Non,  je  ne  me  trompe  pas, 
vous  nous  êtes  rendu,  noble  Hamid.  Ah!  parlez -moi!  que  le  son  de 
votre  voix  chérie  me  confirme  dans  mon  espoir,  et  que  le  saint  pro- 
phète en  soit  loué  ! 

Que  cet  accueil  était  différent  de  celui  qu' Hamid  venait  de  recevoir 
d'Emina!  En  fit-il  la  remarque?  Peut-être,  et  pourtant,  ne  sachant 
pas  encore  au  juste  de  quels  lointains  rivages  il  revenait,  l'émotion 
d' Ansha  le  surprit  plus  encore  qu'elle  ne  le  toucha.  Le  bey  avait  à 
peine  eu  le  temps  de  répondre  aux  questions  que  multipliait  Ansha 
sur  l'état  de  sa  santé,  sur  sa  faiblesse,  ses  maux  de  tête,  etc.,  quand 
les  enfans,  fidèles  aux  instructions  de  leur  mère,  envahirent  la  cham- 
bre. Ansha,  se  tournant  vers  eux,  leur  cria  aussitôt  :  —  Accourez, 
mes  enfans!  venez  auprès  de  votre  père,  il  nous  est  enfin  rendu;  oui, 
il  est  rendu  à  nos  pleurs  et  à  nos  vœux  !  —  Aussitôt,  joignant  l'exem- 
ple au  précepte,  Ansha  se  précipita  à  genoux  et  les  enfans  firent  de 
même,  le  tout  au  très  grand  ébahissement  du  bey,  dont  la  curiosité 


7A8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

devint  si  vive  qu'Ansha  dut  lui  avouer,  quoique  avec  les  plus  grands 
ménagemens,  qu'il  venait,  pour  la  première  fois  depuis  deux  se- 
maines, de  reconnaître  sa  femme  et  ses  enfans.  —  Ah  !  fit  Hamid, 
ceci  m'explique  l'air  effaré  d'Emina,  lorsque  je  lui  demandais  tantôt 
où  vous  étiez;  la  chère  petite  s'attendait  sans  doute  à  ce  que  j'allais 
débiter  quelque  sottise,  et  elle  a  été  tout  étourdie  de  m'entendre 
parler  raison...  Mais  où  est-elle  maintenant,  et  que  fait  ma  mère? 

Heureusement  pour  Ansha  ces  deux  questions  furent  faites  en 
même  temps,  et  elle  put,  négligeant  la  première,  ne  répondre  qu'à 
la  seconde  et  ouvrir  par  là  une  nouvelle  voie  à  la  sollicitude  et  à 
l'attention  de  son  époux.  La  vieille  dame  était  malade  depuis  plu- 
sieurs jours  de  l'inquiétude  et  des  fatigues  causées  par  l'état  de  son 
fils.  Ansha  s'apitoya  longuement  sur  les  angoisses  et  sur  les  souf- 
frances morales  et  physiques  de  cette  excellente  mère,  et  elle  s'y 
prit  si  bien,  qu'elle  chassa  pour  le  moment  de  l'esprit  d'Hamid  toute 
autre  pensée.  Hamid  s'enquit  si  on  avait  envoyé  chercher  un  méde- 
cin pour  la  malade,  à  quoi  Ansha  répondit  affirmativement.  H  voulut 
savoir  ensuite  ce  que  pensait  le  médecin,  et  la  question  ne  laissait 
pas  d'être  embarrassante,  car  le  seul  qu'on  eût  consulté  était  le 
bienheureux  iman,  qui  ne  pensait  rien  du  tout  au  sujet  de  la  malade 
ni  de  la  maladie.  Ansha  dit  cependant  à  ce  propos  beaucoup  de  cho- 
ses qui  ne  signifiaient  absolument  rien,  mais  qui  produisirent  le  ré- 
sultat qu'elle  attendait,  c'est-à-dire  qu'elles  inquiétèrent  le  bey  et 
détournèrent  son  attention. 

Plusieurs  heures  s'écoulèrent  dans  ces  tendres  épanchemens,  pen- 
dant lesquelles  Emina  fut  complètement  oubliée.  La  première  à  s'en 
souvenir  et  à  la  nommer,  ce  fut  pourtant  Ansha,  qui,  se  sentant  à 
court  de  distractions  et  craignant  que  la  mémoire  ne  revînt  au  bey, 
se  hâta  de  prévenir  le  danger  en  s' écriant  d'un  ton  chagrin  :  —  Et  où 
donc  se  tient-elle  encore,  notre  Emina  ? 

Cet  encore  était  gros  de  perfidies.  H  signifiait  :  «  Emina  ne  vient 
que  rarement  dans  cette  chambre  ;  elle  a  délaissé  son  malheureux 
époux  !  Nous  qui  passons  nos  jours  et  nos  nuits  à  ses  côtés,  nous  ne 
la  voyons  jamais;  nous  ne  savons  ce  qu'elle  devient.  »  Hamid-Bey, 
qui  sentit  vaguement  l'accusation  enfermée  dans  ce  mot,  essaya 
d'excuser  sa  jeune  femme  aux  yeux  de  la  trop  susceptible  Ansha,  — 
Elle  est  peut-être  auprès  de  ma  mère,  dit-il.  —  Peut-être  bien,  reprit 
Ansha  avec  empressement,  comme  si  elle  eût  été  heureuse  de  ti'ou- 
ver  un  prétexte  plausible  aux  absences  réitérées  d'Emina.  —  Va  voir 
chez  notre  mère,  dit-elle  en  s' adressant  à  sa  fille  aînée,  et  si  tu  ne  la 
trouves  pas,  cherche-la  dans  la  chambre  où  elle  se  tient  d'ordinaire. 

Si  Ansha  se  fût  adressée  à  Benjamin  ou  même  à  Fatma,  l'un  et 
l'autre,  en  véritables  enfans  terribles,  n'eussent  pas  manqué  de  ré- 


RÉCITS   TURGO-ASIATIQUES.  749 

pondre  par  cette  question  incongrue  :  «  Quelle  chambre,  maman?» 
Mais  Anifé  était  une  jeune  lille  fort  intelligente  pour  son  âge,  et  qui 
lisait  couramment  dans  la  pensée  de  sa  mère.  Aussi,  loin  de  provo- 
quer le  moindre  éclaircissement,  elle  répondit  :  —  Oui,  ma  mère, 
je  sais  bien.  —  Et  elle  partit.  Anifé  débuta,  comme  sa  mère  le  lui 
avait  commandé,  par  la  chambre  de  la  vieille  aïeule,  à  laquelle  elle 
fit  part  en  passant  de  l'heureuse  révolution  survenue  dans  l'état  de 
son  petit-fils.  Elle  s'informa  ensuite  de  ce  qu'était  devenue  Eniina: 
ni  la  malade  ni  les  femmes  qui  la  servaient  ne  purent  rien  lui  ap- 
prendre à  ce  sujet.  Une  femme  introuvable  dans  un  harem  est  un 
phénomène  propre  à  y  répandre  l'étonnement  et  même  l'inquiétude, 
car  il  n'y  a  que  la  citerne  qui  puisse  abriter  une  femme  turque  en 
pareil  cas.  Les  esclaves  se  répandirent  dans  les  divers  recoins  du 
harem;  mais  ils  furent  dispensés  de  trop  prolonger  leur  recherche. 
Dans  la  première  pièce  que  l'on  visita,  on  trouva  Emina  à  la  même 
place  où  nous  l'avons  laissée,  étendue  sur  le  divan,  passant  tour  à 
tour  d'un  évanouissement  à  des  spasmes  cent  fois  plus  douloureux. 
On  l'entoura,  on  la  déshabilla,  on  lui  jeta  de  l'eau  au  visage,  on  lui 
tapa  dans  les  mains,  on  l'accabla  de  questions  qu'elle  n'entendait 
seulement  pas;  rien  ne  fut  négligé.  Enfin,  lorsqu'il  fut  constaté  que 
la  pauvre  enfant  était  réellement  fort  malade,  on  la  laissa  tran- 
quille. Un  lit  fut  préparé,  on  l'y  plaça,  la  négresse  demeura  auprès 
d'elle  pour  en  prendre  soin,  et  les  autres  femmes  s'en  allèrent  va- 
quer à  leurs  afî'aires.  La  maladie  d'Hamid-Bey  avait  frappé  trop  vive- 
ment toutes  ces  imaginations  féminines,  pour  qu'une  autre  maladie, 
survenue  à  une  époque  si  rapprochée  de  la  première,  pût  prétendre 
à  causer  des  impressions  semblables. 

Anifé  se  trouvait  pourtant  assez  embarrassée.  Elle  ne  savait  com- 
ment il  conviendrait  à  sa  mère  de  présenter  au  bey  l'accident  arrivé 
à  Emina.  Elle  résolut,  dans  sa  perplexité,  de  ne  lâcher  que  le  peu 
de  mots  indispensables,  et  de  s'en  référer  pour  le  reste  à  la  physio- 
nomie si  expressive  d'Ansha.  Quand  elle  rentra  dans  la  chambre  du 
bey,  celui-ci  demanda,  non  sans  impatience,  pourquoi  elle  avait 
tant  tardé,  et  ce  qu'elle  avait  fait  d'Emina?  Anifé  s'excusa  en  assu- 
rant que  l'aïeule  l'avait  retenue  auprès  d'elle  pour  avoir  des  nou- 
velles d'Hamid.  —  Quant  à  Emina,  je  ne  l'ai  pas  ramenée,  dit-elle, 
parce  qu'elle  est  souflrante. 

—  Et  qu'a-t-elle?  interrompit  vivement  Hamid. 

—  Je  ne  sais.  Elle  dit  qu'elle  est  soufi"rante,  sans  expliquer  de 
quel  mal. 

—  Je  vais  voir  ce  qui  en  est,  s'écria  Ansha  en  se  levant,  et  je  te 
donnerai  ensuite  des  nouvelles  exactes  de  son  état. 

Et  là-dessus  la  chaste  épouse,  qui  tenait  à  n'apprendre  au  bey 


750  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

que  juste  ce  qu'il  lui  convenait  qu'il  sût,  se  dirigea  vers  la  chambre 
d'Emina,  s'assura  qu'elle  ne  pourrait  lui  donner  de  si  tôt  un  dé- 
menti, et  revint  auprès  de  son  mari,  en  affirmant  que  l'indisposition 
de  la  jeune  femme  n'avait  aucune  gravité.  —  Allons,  il  faut  espérer 
que  cela  ne  durera  pas,  dit  le  bey,  et  il  soupa  d'assez  bon  appétit. 
Il  jouit  encore  pendant  quelques  instans  de  la  société  de  son  aima- 
ble famille,  et  le  sommeil  vint  clore  enfin  cette  journée  de  bonheur 
et  de  bien-être. 


XII. 

Plusieurs  jours  s'écoulèrent.  Emina  était  revenue  de  ses  évanouis- 
semens;  mais  il  lui  restait  une  faiblesse  excessive,  qu'augmentaient 
de  moment  en  moment  les  spasmes  et  les  suffocations  auxquels  la 
pauvre  fille  était  en  proie.  Le  moment  arriva  où,  soit  que  la  fai- 
blesse eût  vaincu  l'agitation,  soit  que  Dieu  eût  pris  pitié  d'elle, 
elle  se  résigna  complètement  à  sa  destinée.  Dès  lors  elle  fut  plus 
calme;  ce  n'était  pas  le  calme  de  la  fermeté  dans  la  résistance,  ni  le 
calme  de  la  vie  qui  triomphe  de  mille  vaines  atteintes  :  c'était  un 
calme  non  moins  puissant,  le  calme  du  désespoir  et  de  la  mort. 
Quel  qu'il  fût  pourtant,  il  eut  pour  résultat  de  rendre  Emina  à  elle- 
même,  de  la  tirer  de  cette  atmosphère  inquiète,  agitée,  fiévreuse, 
dans  laquelle  elle  vivait  depuis  son  mariage,  et  de  la  ramener  à  son 
naturel  méditatif  et  élevé.  Elle  parvint  petit  à  petit  à  détourner  sa 
pensée  des  scènes  d'amour  et  de  jalousie  qui  l'obsédaient,  pour  se 
reporter  en  esprit  aux  jours  plus  sereins  de  son  enfance.  Elle  se  de- 
manda alors  ce  qu'étaient  devenues  sa  ferme  confiance  dans  la  solli- 
citude divine,  sa  certitude  de  ne  jamais  invoquer  vainement  le  se- 
cours d'en  haut,  sa  conscience  de  la  présence  continuelle  d'un  esprit 
tout  puissant  et  parfait  dans  sa  bienfaisance.  La  voix  qui  lui  avait 
jadis  révélé  mille  dangers  inconnus,  en  lui  enseignant  les  moyens  de 
s'en  préserver,  s'était-elle  tue,  ou  bien  était-ce  Emina  qui  avait  cessé 
de  lui  prêter  une  oreille  attentive?  Du  moment  qu'elle  se  posait  cette 
question,  la  réponse  ne  pouvait  être  douteuse,  et  Emina  se  recon- 
nut franchement  coupable  d'oubli  et  d'indifférence  pour  tout  ce  qui 
n'était  pas  l'objet  de  son  malheureux  amour.  Elle  arriva  sans  peine 
à  cette  conclusion,  que  quelque  bon,  quelque  grand  que  fût  Dieu,  il 
ne  pouvait  demeurer  indifférent  devant  l'ingratitude  et  l'oubli  d'une 
créature  qu'il  avait  pris  soin  d'éclairer.  —  Je  ne  veux  pas,  s'écriait- 
elle  ensuite,  augmenter,  en  m'abandonnant  à  mon  désespoir,  la  dou- 
leur de  mon  Dieu.  Non,  non,  mon  doux  Seigneur,  ne  craignez  pas 
pour  moi;  je  ne  fléchis  pas  sous  le  poids  de  mes  maux,  je  ne  me  dé- 
bats pas  comme  un  enfant  dépité  et  colère  pour  m'en  délivrer.  Le 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  751 

mal  que  j'éprouve  est  devenu  par  ma  faute  un  mal  nécessaire,  et 
soyez  assuré  que  moi-même  je  le  regarde  comme  un  bienfait. 

Et  cette  âme  naïve,  qui  ne  comprenait  pas  d'autre  hommage  que 
l'amour,  s'elïbrçait  de  mettre  d'accord  ses  sentimens  et  sa  volonté 
pour  ne  pas  affliger  son  Dieu.  Elle  y  réussissait  jusqu'à  un  certain 
point.  Les  forces  physiques  décroissaient  à  la  vérité  de  jour  en  jour, 
son  cœur  ne  battait  plus  qu'irrégulièrement,  et  chacune  de  ses  pul- 
sations était  douloureuse.  Sa  maigreur  et  sa  pâleur  étaient  si  grandes 
qu'elles  ne  pouvaient  plus  guère  augmenter;  mais  son  regard,  qui 
brillait  parfois  du  feu  de  la  fièvre,  resplendissait  aussi  d'une  inex- 
primable sérénité.  Sa  voix  bien  faible  avait  pris  des  inflexions  si 
douces  et  si  pénétrantes  qu'elles  allaient  droit  au  cœur  de  ceux  qui 
l'entendaient.  Que  le  soleil  de  sa  vie  fût  bien  près  de  son  couchant, 
c'est  ce  dont  elle  était  parfaitement  convaincue;  mais  la  pensée  de 
sa  mort  prochaine  ne  lui  causait  plus  cette  terreur  instinctive  qu'elle 
avait  éprouvée  au  début  de  ses  crises.  Bien  plus,  depuis  qu'elle 
avait  renoncé  à  l'espoir  de  gagner  cette  partie  dont  son  bonheur 
faisait  l'enjeu,  elle  regardait  la  mort  comme  une  amie  envoyée  par 
Dieu  pour  l'aider  à  atteindre  le  port  en  dépit  des  orages. 

Assise  sur  son  lit,  qui  était  placé  sous  une  fenêtre,  accoudée  sur  le 
rebord  de  celle-ci,  plus  blanche  que  les  blancs  oreillers  qui  soute- 
naient sa  tête  affaiblie,  Emina  contemplait  d'un  œil  tranquille  les 
champs  et  les  prairies  qu'elle  allait  bientôt  quitter.  Ses  anciennes 
pensées  sur  la  mort  l'occupaient  à  cet  instant.  —  Qui  m'eût  dit,  se 
demandait-elle,  lorsque  je  vins  en  ces  lieux  le  cœur  tout  rempli  de 
regrets  pour  ma  vallée  et  si  mal  disposée  envers  tout  ce  qui  m'atten- 
dait, que  j'y  prendrais  une  si  forte  attache  que  je  ne  pourrais  la 
briser  sans  mourir?  Qui  m'eût  dit  qu'au  moment  de  quitter  la  vie, 
mes  plus  vifs  regrets  ne  seraient  ni  pour  ma  vallée,  ni  pour  aucun 
de  ceux  que  j'y  ai  laissés,  que  je  songerais  à  peine  à  Saed?  Pauvre 
Saed!  m'aime-t-il  encore?  Et  moi,  l'ai-je  jamais  aimé?  Oui,  comme 
j'aime  mon  frère,  mais  non  pas  comme  j'aime  mon  mari. 

Et  quand  elle  arrivait  à  cette  conclusion,  les  joues  pâles  de  la  ma- 
lade se  coloraient  d'un  éclat  passager.  Puis,  se  reprochant  ce  re- 
tour aux  émotions  qui  lui  avaient  fait  tant  de  mal,  elle  s'absorbait 
dans  la  pensée  de  sa  fin  prochaine. 

La  gravité  de  l'état  dEmina  n'était  ignorée  que  d'un  seul  des 
habitans  du  harem,  et  Ansha,  en  vue  d'un  but  nouveau,  couvait 
avec  une  rare  sollicitude  cette  bienheureuse  ignorance.  Tantôt  elle 
prenait  son  plus  jeune  fils  sur  ses  genoux,  et,  regardant  tristement 
Haraid,  elle  s'écriait  :  —  Quand  donc  donneras-tu  un  frère  à  cet 
enfant?  11  s'ennuie  d'être  seul.  —  Tantôt  elle  soupirait,  secouait  la 
tête  et  disait  comme  emportée  par  le  sentiment  :  —  Ah  !  je  crains 


752  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

bien  qu'Emina  ne  réalise  jamais  notre  espoir!  —  Après  être  revenue 
plusieurs  fois  à  la  charge  et  avoir  arraché  au  bey  cette  parole  d'une 
superbe  insouciance  :  «  Bah  !  je  suis  jeune,  et  j'ai  le  temps  d'aviser,  » 
elle  jugea  enfin  le  moment  favorable  pour  faire  un  pas  en  avant.  — 
J'ai  reçu  hier,  dit-elle,  la  visite  de  ma  cousine  la  femme  d'Osman-Bey 
(un  des  conseillers  du  pacha)  et  de  sa  fille.  Sais-tu,  seigneur,  quel  est 
le  plus  ardent  désir  de  ma  parente  et  de  son  mari?  C'est  de  te  don- 
ner leur  fille.  Elle  aura  une  belle  dot,  elle  a  été  élevée  simplement, 
elle  jouit  d'une  santé  robuste,  et  celle-là,  je  t'en  réponds,  te  donnera 
un  enfant  avant  la  fin  de  la  première  année.  Que  n'ai-je  vu  Emina 
avant  son  mariage!  Je  t'aurais  fait  part  de  mes  craintes,  et  peut- 
être  n'eusses-tu  pas  dédaigné  de  les  prendre  en  considération. 

—  J'en  doute,  répondit  froidement  le  bey,  car  Emina  me  plut  dès 
le  premier  jour  que  je  la  vis,  et  même  elle  me  plaît  encore. 

—  Faudra-t-il  donc  que  j'enlève  tout  espoir  à  mes  cousines?  Ce 
sera  un  coup  terrible  que  je  leur  porterai. 

—  Je  ne  dis  pas  cela,  reprit  Hamid  avec  empressement,  dans  ces 
sortes  de  choses  il  ne  faut  rien  précipiter. 

Laissant  Hamid-Bey  sous  l'impression  de  ces  ouvertures  intéres- 
sées, Ansha  se  rendit  près  d'Emina  et  lui  parla  de  fêtes  prochaines 
qu'on  préparait.  —  Des  fêtes!  dit  Emina,  pendant  la  maladie  d'Ha- 
mid-Bey!  Et  qui  donc  pourrait  en  donner?  —  Oh!  non  pendant  sa 
maladie,  mais  après  son  rétablissement.  Celui  qui  les  donnera,  c'est 
Hamid-Bey  lui-même  pour  célébrer  son  mariage.  —  Emina  écoutait 
x\nsha  avec  une  surprise  douloureuse.  Heureusement  pour  elle  l'ex- 
cès de  sa  faiblesse  la  préservait  d'agitations  trop  poignantes.  Elle 
se  dit  que  peut-être  la  nouvelle  était  fausse,  et  elle  se  reposa  dans 
cet  espoir, 

Ansha  avait  bien  jugé  que  la  maladie  de  la  grand'mère  la  mettrait 
à  l'abri  de  beaucoup  d'indiscrétions;  mais  on  ne  s'avise  jamais  de 
tout,  et  à  la  place  de  la  vieille  dame  il  y  avait  de  petits  enfans  dont 
la  langue  était  aussi  fort  déliée.  Un  jour  le  bey  apprit  par  ses  enfans 
qu'Emina  ne  l'avait  pas  quitté  pendant  ses  jours  et  ses  nuits  de  souf- 
france; il  sut  qu'à  la  requête  d' Ansha  l'iman  était  venu  le  visiter,  et 
qu'enfin  celle-ci  avait  pris  le  parti  d'éviter  la  chambre  du  malade, 
parce  qu'elle  n'aimait  pas  l'odeur  des  drogues.  Hamid  fut  profondé- 
ment touché  de  ce  qu'il  venait  d'apprendre  au  sujet  d'Emina.  —  Elle 
sera  tout  simplement  malade  de  fatigue,  la  pauvre  chère  petite,  se 
dit-il.  Et  moi  qui  ne  l'ai  pas  même  remerciée  de  ses  soins  !  Mes  pre- 
miers pas  me  porteront  auprès  d'elle.  —  Hamid  réfléchit  ensuite  à 
l'étrange  réserve  d'Ansha,  et  il  conçut  sur  sa  sincérité  des  soupçons 
qu'il  se  promit  de  dissimuler  et  de  vérifier  au  plus  tôt.  —  Serait-il 
possible  qu' Ansha  fût  jalouse  d'Emina  et  qu'elle  essayât  de  m'en 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  753 

éloigner?  —  Question  naïve,  et  qui  prouve  combien  la  sagacité  de 
l'homme  est  aisément  déroutée  parla  malice  féminine! 

Malheureusement  le  pauvre  Hamid  avait  affaire  à  forte  partie. 
A  peine  Ansha  eut-elle  jeté  les  yeux  sur  lui,  qu'elle  s'aperçut  des 
soupçons  qu'on  lui  avait  inspirés.  Elle  interrogea  les  enfans  et  en 
apprit  tout  ce  qu'elle  voulait  savoir.  Elle  ne  les  gronda  pourtant  pas, 
d'abord  parce  que  le  mal  était  fait,  et  ensuite  parce  qu'elle  savait 
bien  que  la  vérité  ou  du  moins  quelques  fragmens  de  la  vérité  de- 
vaient se  faire  jour  tôt  ou  tard,  qu'elle  y  était  dûment  préparée,  et 
que  le  moment  lui  semblait  assez  opportun  pour  affubler  ces  membres 
épars  de  la  vérité  du  costume  étrange  qu'elle  leur  destinait.  Elle  fit 
un  long  récit  destiné  à  justifier  l'intervention  de  l'iman  et  à  expli- 
quer la  guérison  d'Hamid,  livré,  disait-elle,  au  démon  de  la  folie, 
qui  avait  exigé  pour  proie,  en  l'abandonnant,  une  des  femmes  du 
bey  quelque  peu  sorcière,  Emina.  Ansha  s'attendait  à  des  exclama- 
tions, à  des  réflexions,  à  des  objections,  pendant  qu'elle  débitait 
cette  étrange  histoire;  mais  elle  attendit  en  vain.  Après  quelques 
momens  de  silence,  le  bey  déclara  un  peu  sèchement  qu'il  regrettait 
de  ne  pas  avoir  connu  plus  tôt  le  véritable  état  des  choses,  mais  que 
mieux  valait  tard  que  jamais,  et  qu'il  s'occuperait  incessamment 
d'éclaircir  ce  mystère.  Il  fit  ensuite  un  petit  mouvement  de  tête 
accompagné  d'un  gracieux  sourire  semblable  à  celui  avec  lequel  les 
monarques  d'Occident  ont  pour  coutume  de  congédier  leurs  visi- 
teurs. Ansha,  qui  le  comprit,  s'inclina  profondément,  et,  marchant 
à  reculons,  elle  se  retira  passablement  intriguée. 

—  Que  se  passe-t-il  dans  son  esprit?  —  se  demandait- elle  à 
chaque  instant.  Une  seule  chose  ressortait  pour  elle  des  paroles 
et  des  façons  d'Hamid-Bey  :  c'est  qu'il  n'abondait  pas  dans  son 
sens.  En  réalité,  dans  tout  le  galimatias  débité  avec  une  rare  assu- 
rance par  Ansha,  le  bey  n'avait  remarqué  qu'une  chose  :  l'iman 
s'était  mêlé  de  ses  affaires  beaucoup  plus  que  cela  ne  lui  convenait, 
et  une  affaire  dans  laquelle  l'iman  avait  trempé  ne  pouvait  aboutir 
à  rien  de  bon.  Qu'Emina  fût  sorcière,  il  ne  le  crut  pas  un  instant; 
mais  qu'elle  pût  être  victime  d'un  tour  de  sorcellerie  joué  par 
l'iman,  cela  lui  semblait  infiniment  pbis  vraisemblable.  Ansha  avait- 
elle  trempé  dans  le  complot?  Cela  n'était  pas  impossible  non  i3lus. 
Son  alliance  avec  l'iman  la  dépouillait  comme  par  enchantement 
de  tout  son  prestige,  et  une  fois  le  soupçon  et  la  défiance  entrés 
dans  l'esprit  d'Hamid,  ils  devaient  y  croître  et  s'y  fortifier  d'autant 
mieux  qu'ils  en  avaient  été  plus  longtemps  exclus.  Le  résultat  de 
ses  réflexions  fut  donc  d'abord  qu'Emina  lui  avait  sauvé  la  vie  et 
qu'elle  l'avait  soigné  avec  une  tendresse  incomparable,  puis  qu'elle 

TOME   I.  4S 


754  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

était  actuellement  la  victime  de  cette  tendresse,  enfin  qu  Ansha  s'était 
liée  contre  elle  avec  l'iman,  qu' Ansha  le  trompait.  C'était  tout  un 
édifice  qui  s'écroulait,  entraînant  sous  ses  ruines  quinze  années  de 
bonheur  et  dé  confiance;  c'étaient  aussi  les  fondemens  d'un  nouvel 
édifice,  d'un  nouveau  temple  que  le  bey  posait  dans  son  cœur,  temple 
dont  Emina  allait  devenir  l'idole.  Malheureusement  il  y  avait  loin 
de  la  base  au  couronnement,  et  la  mort  était  proche. 

Sourd  aux  remontrances  et  aux  supplications  d' Ansha,  qui  le  con- 
jurait de  ménager  ses  forces  à  peine  renaissantes,  Hamid  quitta  son 
lit  et  alla  voir  Emina.  Il  ne  la  trouva  pas  seule,  car,  alarmée  des 
rapports  qu'on  lui  faisait  tous  les  jours,  la  vieille  aïeule  s'était  fait 
transporter  chez  sa  belle-fille,  qu'elle  ne  quittait  plus.  Hamid  s'était 
promis  d'avoir  avec  sa  jeune  femme  une  explication  franche  et  com- 
plète. Il  comprenait  à  cette  heure  qu'Emina  n'était  pas  heureuse,  et 
il  voulait  enfin  savoir  pourquoi;  mais  à  peine  l'eut-il  regardée,  que 
cette  pensée  s'évanouit.  Il  ne  s'attendait  pas  à  la  voir  ainsi,  et  ce 
fut  à  peine  si,  en  contemplant  ces  traits  altérés,  ces  yeux  devenus 
plus  grands  et  brillant  d'un  sombre  éclat,  cette  taille  penchée  et  ce 
teint  de  marbre,  c'est  tout  au  plus,  dis-je,  si  quelques  larmes  ne 
mouillèrent  pas  sa  paupière.  Malgré  le  trouble  que  la  présence  iiio- 
pinée  d'Hamid  lui  causait,  Emina  ne  tarda  pas  à  s'apercevoir  de  son 
émotion.  Elle  le  vit  se  lever;  elle  crut  remarquer  des  larmes  dans 
ses  yeux.  Ce  fut  alors  que  la  pauvre  enfant,  rassemblant  toutes  ses 
forces  et  implorant  le  secours  de  son  Dieu,  étendit  vers  Hamid  son 
bras  amaigri,  saisit  la  main  qu'il  s'empressait  de  lui  tendre,  et  dit 
en  la  portant  tout  doucement  à  ses  lèvres  :  —  Permets-moi  de  te  de- 
mander une  grâce. 

Et  elle  le  regardait  d'un  œil  à  la  fois  si  suppliant  et  si  tendre,  que 
le  bel  Hamid  n'y  tint  plus  :  —  Tout  ce  que  tu  voudras,  mon  en- 
fant; tout  ce  que  je  possède,  moi,  mon  sang,  ma  vie,  je  n'ai  rien  à 
te  refuser. 

—  Promets-moi  d'attendre  encore  quelques  semaines  avant  de 
te...  de... 

Et  voyant  qu'Hamid  la  regardait  avec  anxiété,  cherchant  à  lire  sa 
pensée  dans  son  regard,  elle  ajouta  par  un  effort  désespéré  :  —  De 
ne  pas  amener  de  si  tôt  une  autre  femme  ici  ! 

Hamid  était  encore  très  faible,  et  son  corps,  bien  qu'un  peu  amai- 
gri, n'était  pas  des  plus  légers.  Cependant  à  peine  avait-il  entendu 
ces  mots,  qu'il  bondit  de  surprise  et  de  colère.  —  Une  autre  femme  ! 
s'écria-t-il,  une  autre  femme!  et  qui  y  songe?  D'où  te  vient  cette 
idée,  mon  enfant?  Sois  tranquille,  il  ne  viendra  pas  de  femme  ici  ni 
maintenant,  ni  plus  tard,  à  moins  que  toi-même  ne  l'ordonnes. 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  /Où 

—  Merci,  Hamidj  murmura  Emina,  merci;  tu  m'as  fait  plus  de 
bien  que  je  n'en  attendais  encore  en  ce  monde.  Maintenant  va  te 
reposer,  et  n'abuse  pas  du  retour  de  tes  forces. 

Hamid  profita  de  l'avis,  et,  à  vrai  dire,  il  lui  tardait  d'être  seul 
pour  éclater  à  son  aise.  Il  fit  signe  qu'on  ne  le  suivît  pas,  et  il  rentra 
chez  lui. 

Ansha  avait  été  un  des  muets  témoins  de  cette  scène.  Elle  se  con- 
tint; mais  le  diable,  comme  on  dit,  n'y  perdait  rien.  —  Te  voilà  bien 
fière  et  bien  joyeuse,  pâJe  sorcière  que  tu  es!  pensa-t-elle  en  arrêtant 
un  sombre  regard  sur  Emina;  mais  il  me  reste  encore  assez  d'haleine 
pour  souffler  sur  ta  joie  et  pour  l'éteindre. 

A  partir  de  ce  jour,  Ilamid  passa  tous  les  matins  et  tous  les  soirs 
une  heure  auprès  d'Emina,  lui  prodiguant  tous  les  témoignages  d'af- 
fection dont  sa  pauvre  âme  était  depuis  longtemps  affamée.  Ansha, 
presque  toujours  présente,  ne  laissait  échapper  aucune  occasion  de 
verser  quelques  gouttes  de  fiel  sur  ce  miel  qui  l'importunait  fort. 
Un  jour  entre  autres,  elle  crut  avoir  trouvé  le  moyen  de  détruire  la 
confiance  et  la  tendresse  qu'Hamid-Bey  paraissait  avoir  rendues  à 
Emina.  Prenant  la  parole  au  milieu  d'un  de  ces  silences  qui  s'éta- 
blissent d'eux-mêmes  et  quoi  qu'on  fasse  auprès  des  malades,  elle 
dit  d'un  air  dégagé  :  —  J'ai  des  nouvelles  à  t' apprendre  d'un  de  tes 
anciens  amis,  Emina;  Saed,  le  beau  Saed,  se  marie.  —  Puis  elle  ou- 
vrit tout  grands  des  yeux  pleins  de  malice,  pour  jouir  du  désordre 
où  pareille  nouvelle  allait  jeter  Emina;  mais  Emina  ne  l'entendit  seu- 
lement pas,  et  lorsqu' Ansha,  qui  avait  vainement  attendu  la  crise 
désirée,  se  décida  à  répéter  sa  phrase  en  élevant  la  voix  et  en  se  pen- 
chant vers  sa  rivale  inattentive,  celle-ci  se  contenta  de  répondre  : 
—  Ah!  se  marie-t-il?  J'en  suis  bien  aise.  Pourvu  que  ce  mariage  le 
rende  heureux  ! 

Ce  fut  le  tour  d' Ansha  de  se  mordre  les  lèvres,  mais  cela  ne  re- 
médiait à  rien. 

Cependant  Emina  ne  se  plaignait  plus.  Ce  n'est  pas  que  ses  dou- 
leurs fussent  moins  vives,  mais  elle  voyait  que  son  mari  souffrait  de 
la  voir  souffrir,  et,  satisfaite  de  l'affection  dont  cette  sensibilité  était 
le  témoignage,  elle  tâchait  de  l'épargner.  Haraid-Bey,  de  son  côté, 
dont  la  sensibilité,  quoique  éveillée  cette  fois,  n'avait  rien  d'excessif, 
se  persuada  aisément  qu'Emina  se  trouvait  mieux,  puisqu'elle  se  plai- 
gnait moins.  Les  jours  s'écoulaient  ainsi ,  et  le  mal  de  la  pauvre 
petite  faisait  de  rapides  progrès. 


^56  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 


XIÏI. 


La  moisson  était  achevée,  les  travaux  des  cliainps  chômaient  faute 
de  travailleurs,  car  on  était  dans  le  mois  de  ramazan,  époque  consa- 
crée au  triomphe  de  la  paresse  musulmane.  N'ayant  pas  grand'chose 
à  faire  dans  ma  vallée,  je  pris  le  parti  de  visiter  la  province  voisine, 
et  un  beau  matin,  montant  à  cheval,  accompagnée  d'une  suite  con- 
renable,  je  me  dirigeai  vers  le  sud-est.  Après  cpielques  jours  de  mar- 
che, nous  devions  atteindre  la  ville  où  Emina  prenait  jadis  des  bains; 
mais  la  chaleur  avait  été  si  accablante  pendant  une  grande  partie 
du  jour,  que  nous  prolongeâmes  notre  repos  de  midi,  et  que  la  nuit 
nous  surprit  en  pleine  campagne.  —  Trouvons  de  l'eau  et  des  pâ- 
turages pour  nos  chevaux,  dis-je  au  guide,  et  arrêtons-nous  ici.  — 
Encore  quelques  pas,  bessadée,  répondit-il;  nous  touchons  à  un  joli 
yillage  où  rien  ne  nous  manquera.  —  Je  voyais  en  effet  des  feux  à 
quelque  distance,  et  je  me  rendis  aux  vœux  du  muletier,  ce  dont 
je  n'eus  pas  à  me  repentir.  Quelques  minutes  plus  tard,  nous  nous 
trouvions  au  milieu  d'un  petit  groupe  de  maisons  bâties  en  plan- 
ches, à  l'aspect  assez  misérable,  comme  l'ont  d'ailleurs  toutes  les 
maisons  de  l'Asie- Mineure.  Nous  marchions  encore,  que  déjà  nous 
étions  entourés  des  principaux  habitans  de  l'endroit,  chacun  nous 
suppliant  de  lui  donner  la  préférence  sur  son  voisin;  mais  notre  con- 
ducteur, paraissant  regarder  notre  choix  comme  arrêté  de  toute  éter- 
nité, éconduisit  tous  les  prétendans  moins  un,  dont  c'était  l'impres- 
criptible droit  d«e  nous  héberger.  Nous  nous  laissâmes  faire,  et  bien- 
tôt nous  fûmes  introduits  sur  une  espèce  de  balcon  ouvert,  dont  le 
plancher  était  abondamment  garni  de  tapis,  de  matelas  et  de  cous- 
j^ins.  Le  souper  fut  promptement  servi,  après  quoi,  m'excusant  sur 
la  fatigue  dé  la  journée,  je  demandai  la  permission  de  me  retirer.  Le 
maître  du  logis  me  conduisit  dans  son  harem,  où  je  fus  reçue  par 
une  fort  belle  dame  un  peu  sur  le  retour,  et  par  un  bataillon  de 
servantes  dépouillées,  débraillées,  les  pieds  et  les  jambes  nus.  — 
Reposez-vous,  me  dit  mon  hôte,  et  demain  j'aurai  une  grande  grâce 
à  vous  demander.  —  Bon  !  fis-je  à  part  moi;  quelque  marmot  à  gué- 
rir, ou  une  vieille  femme  qui  veut  avoir  son  quatorzième  enfant  ! 

Le  lendemain  matin,  je  venais  de  quitter  mon  lit,  lorsque  mon 
hôte  frappa  à  ma  porte.  Je  m'habillai  à  la  hâte  et  j'allai  lui  ouvrit'. 
Après  s'être  enquis  avec  une  bonne  grâce  et  un  empressement  par- 
faits de  la  manière  dont  j'avais  passé  la  nuit,  de  la  qualité  de  mes 
matelas  et  de  la  température  de  ma  chambre,  comme  s'il  n'avait 
eu  d'autre  pensée  que  d'assurer  mon  bien-être,  il  prit  tout  à  coup 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  757 

Tin  air  sérieux  et  presque  ému  pour  me  dire  :  —  Je  vous  ai  prévenue 
hier  que  j'aurais  une  grande  grâce  à  vous  demander;  me  permettez- 
vous  de  m' expliquer? 

—  Assurément,  lui  répondis-je,  et  vous  pouvez  compter  en  tout 
cas  sur  ma  bonne  volonté  et  sur  mon  désir  de  vous  obliger. 

—  Vous  autres  Européens,  vous  pouvez  tout  ce  que  vous  vou- 
lez, —  reprit  mon  hôte  avec  emphase.  Et,  sans  écouter  les  protesta- 
tions d'impuissance  que  me  dictait  l'esprit  de  vérité,  il  poursuivit  : 

—  J'ai  épousé,  il  n'y  a  pas  encore  un  an,  une  jeune  fille  que  j'aime 
de  tout  mon  cœur  et  qui  est  très  malade.  Si  vous  parveniez  à  la  gué- 
rir, vous  me  rendriez  le  plus  heureux  des  hommes,  et  ma  reconnais- 
sance ne  connaîtrait  pas  de  bornes.  J'ai  dans  mon  étable  une  paire 
de  buffles  magnifiques,  et... 

—  Laissons  vos  buffles  dans  leur  étable,  et  dites-moi  de  quel  mal 
souffre  votre  femme. 

—  C'est  un  mal  extraordinaire.  Elle  ne  se  plaint  jamais,  et  pour- 
tant elle  dépérit  de  jour  en  jour.  J'ai  mes  idées  sur  ce  mal-là  ce- 
pendant. 

—  Et  quelles  sont  vos  idées?  Vous  plairait-il  de  m'en  faire  part? 
Là-dessus  Hamid-Bey,  car  c'était  bien  lui,  me  raconta  l'aventure 

des  Kurdes,  ses  blessures  et  leur  suite,  l'intervention  de  l'iman  et 
la  maladie  d'Emina,  ajoutant  qu'il  soupçonnait  ce  dernier  d'avoir  en- 
sorcelé sa  jeune  femme.  Ma  première  pensée  fut,  je  l'avoue,  que  si 
l'iman  n'était  pas  sorcier,  il  pouvait  bien  être  empoisonneur.  Je  ne 
sais  comment  cela  se  fit,  mais  la  figure  de  la  belle  dame  un  peu  sur 
le  retour  qui  m'avait  reçue  la  veille  me  revint  à  l'esprit,  et  je  deman- 
dai si  ce  formidable  iman  n'aurait  pas  dans  le  harem  quelque  secrète 
accointance,  et  si  son  mauvais  vouloir  au  sujet  de  la  jeune  malade 
n'avait  pu  faire  alliance  avec  la  jalousie  de  quelque  rivale. 

Le  bey  parut  émerveillé  de  ma  pénétration.  —  Je  le  savais  bien, 
s'écria-t-il,  que  vous  autres  Européens  vous  pouvez  tout  et  savez 
tout!  Vous  ne  faites  que  d'arriver,  et  voilà  que  vous  me  demandez 
juste  ce  que  je  me  demande  à  moi-même  depuis  que  je  connais  la 
maladie  de  cette  pauvre  petite.  Que  vous  répondrai -je  pourtant? 
Quels  sont  les  rapports  de  ce  diable  d'iman  avec  chacune  de  mes 
femmes?  C'est  ce  que  j'ignore,  car  sans  cela  ces  rapports  auraient 
cessé  depuis  longtemps.  Quels  sentimens  éprouvent  ces  femmes  les 
unes  pour  les  autres?  C'est  aussi  fort  difficile  à  dire.  Elles  ont  l'air 
de  s'aimer  tendrement,  mais  qui  sait?  Les  femmes  sont  si  l'usées!  Ce 
qui  est  certain,  c'est  que  mes  soupçons  sont  éveillés  sur  l'un  comme 
sur  l'autre  des  sujets  auxquels  vous  venez  de  faire  allusion,  et  que 
s'ils  viennent  à  se  confirmer!...  Il  y  aura  ici  des  mécontens!  — 
ajouta- t-il  en  riant  d'un  air  qui  n'était  pas  gai  du  tout.  Je  vis  bien 


758  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  je  ne  tirerais  pas  de  mon  hôte  des  renscignemens  plus  précis, 
et  je  le  priai  de  me  conduire  sans  plus  tarder  auprès  de  la  malade. 

J'ai  dit  ce  qu'était  Emina,  et  je  n'ai  pas  à  la  montrer  maintenant 
telle  qu'elle  m' apparut  ce  jour-là;  mais  ce  dont  on  ne  saurait  se  for- 
mer une  idée,  c'est  l'accueil  tendre  et  caressant  que  les  femmes 
turques  font  d'ordinaire  à  l'Européenne  qui  passe  auprès  d'elles.  Or, 
si  cet  accueil  m'a  toujours  émue,  de  quelque  part  qu'il  me  vînt,  jugez 
de  ce  que  j'éprouvai  lorsque  je  vis  cette  enfant,  si  belle  encore,  quoi- 
que mourante,  si  naïve,  si  résignée,  si  digne  de  pitié,  me  sourire  avec 
une  expression  de  contentement  impossible  à  rendre,  joindre  ses  pe- 
tites mains  comme  pour  applaudir  à  la  bonne  fortune  qui  m'amenait 
à  elle,  et  répéter  à  plusieurs  reprises  d'une  voix  brisée,  mais  joyeuse  : 
—  Sois  la  bienvenue!  Que  Dieu  te  protège  et  te  récompense!  Oh! 
sois  la  bienvenue  !  Mon  Dieu,  merci  ! 

Je  m'assis  auprès  d'elle;  elle  me  prit  la  main  avec  vivacité  et  la 
garda.  Je  fixai  mes  yeux  sur  elle  avec  une  attention  douloureuse. 
Elle  comprit,  à  la  façon  dont  je  la  regardais  et  dont  son  mari  me  re- 
gardait à  son  tour  comme  pour  lire  dans  ma  pensée,  qu'il  s'agissait 
de  sa  santé.  — Oh!  fit-elle,  docteur!...  —  Le  lecteur  peut  rire,  et  je 
l'y  autorise  de  grand  cœur;  mais  rien  ne  prête  moins  à  la  plaisante- 
rie en  Orient  qu'une  femme  exerçant  la  médecine,  et  dans  les  villes 
de  l'intérieur  ce  sont  toujours  des  femmes  grecques  ou  arméniennes 
qui  ont  la  clientèle  des  harems.  A  Gonstantinople  aussi,  dans  le  pa- 
lais même  du  sultan  et  malgré  ses  docteurs  attitrés,  ce  fut  une 
femme  médecin  comme  moi,  et  peut-être  un  peu  moins  que  moi, 
qui  eut  naguère  l'insigne  honneur  d'arracher  la  sultane-mère  à  une 
mort  qui  paraissait  inévitable. 

Je  commençai  alors  mon  interrogatoire,  et  je  n'eus  pas  de  peine  à 
reconnaître  que  la  pauvre  enfant  était  à  la  dernière  période  de  cette 
affreuse  maladie  de  cœur  qu'on  nomme  anévrisme.  Il  n'y  avait  d'ail- 
leurs qu'à  regarder  son  corsage,  qui  se  soulevait  sans  rhythme  ni 
régularité,  il  n'y  avait  qu'à  approcher  l'oreille  de  son  sein,  dont  on 
entendait  nettement  l'artère  crépitante,  pour  ne  conserver  aucun 
doute  sur  ce  triste  sujet.  Je  remarquai  pourtant  une  certaine  hési- 
tation dans  les  réponses  d'Emina,  un  certain  embarras  lorsque  le 
bey  joignait  ses  questions  aux  miennes,  qui  me  firent  désirer  de 
l'entretenir  seule.  Je  dis  donc  au  bey  que  les  femmes  ne  parlaient 
jamais  librement  de  leurs  maux  en  présence  d'un  homme,  ce  qu'il 
eut  l'air  de  comprendre  parfaitement  et  de  trouver  fort  juste.  Il 
s'excusa  même  d'être  resté  jusque-là,  et  nous  dit  en  se  retirant  qu'il 
attendrait  dans  une  pièce  contiguë  que  nous  le  fissions  appeler. 

Quand  nous  fûmes  seules,  Emina  m'ouvrit  tout  entier  ce  cœur  si 
riche  et  si  pur,  que  j'ai  cherché  à  faire  connaître.  Elle  commença  par 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  759 

me  passer  son  bras  autour  du  cou,  puis,  me  regardant  fixement  avec 
un  sourire  que  je  puis,  sans  tomber  dans  le  dithyrambe,  appeler  angé- 
lique,  elle  m'embrassa  au  front,  et  promena  doucement  ses  petites 
mains  sur  mes  joues  en  m' appelant  tour  à  tour  sa  mère,  sa  fille  et 
sa  sœur.  — Je  t'aime,  me  disait-elle,  oui,  je  t'aime;  j'ai  souvent,  si 
souvent  prié  Dieu  de  m'envoyer  une  personne  comme  toi  pour 
m'enseigner  k  mourir!...  car,  je  le  sais  bien,  je  vais  mourir!... 
Non,  non,  ne  perds  pas  le  temps  à  tâcher  de  me  faire  vivre;  c'est 
fini,  vois-tu,  tout  à  fait  fini,  et  je  n'en  suis  pas  trop  fâchée.  Il  est 
une  question  que  je  me  suis  faite  bien  des  fois,  au  commencement 
de  ma  maladie  :  mourrai -je  sans  savoir  ce  que  c'est  que  d'être  heu- 
reuse? Cette  pensée  me  tourmentait,  me  désolait,  oh!  bien  plus  que 
je  ne  puis  le  dire;  mais  Dieu  m'a  répondu  en  m'envoyant  le  bonheur. 
N'est-ce  pas  là  une  aimable  réponse?  Un  bonheur  bien  court,  mais 
aussi  doux,  aussi  complet  que  court.  Mon  mari  m'aime  maintenant! 
ajouta-t-elle  avec  un  petit  accent  de  triomphe.  As-tu  vu  qu'il  m'aime? 
Est-ce  ainsi  qu'on  aime  chez  toi?  —  Oui,  répondis-je  en  laissant  tom- 
ber la  dernière  question,  je  suis  sûre  qu'il  t'aime  de  tout  son  cœur, 
—  Enfin!  reprit-elle.  Ah!  s'il  avait  pu  m' aimer  tout  de  suite,  je  n'en 
serais  pas  où  je  suis!  Mais  tu  ne  sais  pas  tout  ce  qui  m'est  arrivé? 
Laisse-moi  te  le  conter. 

Et  là-dessus,  tout  en  s'interrompant  bien  des  fois  pour  reprendre 
haleine  et  pour  attendre  que  les  battemens  de  son  cœur  s'apaisas- 
sent, elle  me  conta  tout,  la  chère  enfant,  tout  ce  que  je  viens  de 
raconter  moi-même,  et  bien  d'autres  choses  encore  que  je  tais,  parce 
que  je  ne  suis  pas  Eraina,  et  qu'elle  seule  pouvait  les  dire  comme 
elle  les  disait.  Elle  me  parla  ensuite  de  ses  pensées  sur  la  mort.  — 
Je  suis  bien  persuadée,  me  dit-elle,  que  mourir,  ce  n'est  pas  seule- 
ment cesser  de  vivre.  J'ai  souvent  entendu  parler  d'un  lieu  de  délices 
où  les  bons  musulmans  se  retrouvent  dans  la  société  du  prophète; 
mais  on  ne  m'a  jamais  dit  que  les  femmes  y  entrassent.  Et  puis  je 
ne  comprends  pas  bien  comment  ces  justes  peuvent  jouir  de  tout  ce 
bonheur,  pendant  que  leurs  corps  pourrissent  dans  la  terre.  Com- 
ment se  promènent-ils  dans  ces  beaux  jardins?  comment  resi^irent- 
ils  les  parfums  de  ces  fleurs  suaves  ?  comment  goûtent-ils  à  ces  fruits 
délicieux?  J'ai  entendu  dire  que  les  Francs  pensaient  autrement  que 
nous  à  ce  sujet  et  qu'ils  savaient  avec  certitude  les  choses  de  l'autre 
vie.  On  m'a  dit  aussi  que  selon  eux  les  femmes  étaient  admises  dans 
les  jardins  des  fidèles,  et  voilà  pourquoi  j'ai  tant  prié  Dieu  de  m'en- 
voyer quelqu'un  de  cette  nation  bienheureuse  qui  possède  une  cer- 
titude si  rassurante,  et  Dieu  m'a  exaucée.  Ah!  qu'il  est  bon  !  et  que 
je  l'aime!  Comment  donc  as-tu  fait  pour  venir  jusqu'à  ce  village  où 
nul  voyageur  ne  passe  jamais?  Je  suis  sûre  qu'hier  encore  tu  ne  comp- 


760  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

tais  pas  t'arrêter  ici,  mais  c'est  Dieu  qui  t'a  amenée  vers  moi.  Chère 
sœur,  chère  amie,  à  présent  que  je  t'ai  dit  tout,  parle  à  ton  tour, 
éclaire-moi. 

Que  lui  dire,  mon  Dieu?  J'aurais  voulu  voir  un  missionnaire  à 
ma  place,  et  poiu-tant  l'esprit  d'un  homme  n'eût-il  pas  froissé  cette 
âme  si  neuve  et  en  même  temps  si  susceptible?  Moi  aussi,  je  me 
recommandai  à  Dieu,  je  lui  demandai  des  lumières  et  du  tact;  puis 
je  dis  à  la  pauvre  enfant  tout  ce  qui  me  parut  clair,  facile  à  saisir 
et  surtout  consolant.  Je  composai  de  mon  mieux  un  catéchisme  à 
l'usage  d'une  femme  turque  dont  les  jours  sont  comptés,  et  je  tâchai 
de  ne  jamais  oublier  que  j'étais  dans  un  harem,  ni  que  je  parlais  à 
une  mourante  de  quatorze  ans  non  encore  révolus.  A  ma  place,  un 
membre  de  la  société  biblique,  tel  qu'on  en  rencontre  en  si  grand, 
nombre  chez  les  Juifs,  les  Druses,  les  Métualis,  les  Arabes  et  même 
chez  les  catholiques  de  Syrie,  eût  été  fort  content  de  lui-même.  Ma 
néophyte  ne  perdait  pas  un  mot  de  ce  que  je  lui  disais,  elle  compre- 
nait vite  et  bien,  et  la  sérénité  semblait  descendre  dans  son  cœur 
à  mesure  que  le  son  de  ma  voix  frappait  son  oreille. 

Lorsque  je  dis  à  Emina  qu'il  me  fallait  la  quitter,  la  pauvre  petite 
s'empara  de  moi,  me  pressa  contre  son  cœur,  et  me  supplia  de  res- 
ter encore.  —  Tu  ne  m'as  pas  encore  tout  dit,  s'écria-t-elle,  et  j'ai 
encore  tant  de  choses,  et  des  choses  si  importantes,  à  te  demander! 
—  Interroge-moi  donc,  mon  enfant,  et  je  te  répondrai.  —  Oh  !  non, 
pas  à  présent,  je  n'en  ai  pas  encore  le  courage,  et  puis  je  me  sens 
trop  faible.  Reste,  je  t'en  conjure,  reste  encore,  et  Dieu  te  bénira. 

Le  moyen  de  refuser?  Je  cédai  et  d'autant  plus  aisément,  qu' Emina 
avait  évidemment  besoin  de  repos.  Je  l'aidai  à  se  recoucher,  puis  je 
sortis  en  lui  promettant  de  revenir  dans  quelques  heures.  Je  dé- 
commandai le  départ,  et  je  me  retirai  dans  ma  chambre  pour  me 
recueillir.  Je  ne  fus  pourtant  pas  longtemps  seule.  J'avais  complète- 
ment oublié  que  mon  hôte  exerçait  sa  patience  dans  une  chambre 
voisine  de  celle  d'Emina.  Le  silence  qui  avait  succédé  au  murmure 
de  notre  conversation  lui  avait  annoncé  la  fin  de  notre  conférence, 
€t  il  venait  en  apprendre  le  résultat.  En  Europe,  j'eusse  commis  une 
impolitesse,  sinon  même  une  impertinence;  en  Orient,  on  est  parfai- 
1: aient  libre  d'oublier  ceux  dont  on  n'a  aucun  motif  de  se  souvenir. 
Hamid-Bey  ne  me  parut  en  effet  nullement  offensé;  mais  il  était  in- 
quiet, car  il  pensait,  et  avec  raison,  que  j'eusse  mis  plus  d'empres- 
sement à  lui  porter  de  bonnes  nouvelles.  —  Eh  bien  !  me  dit-il  en 
entrant,  vous  l'avez  vue;  qu'en  pensez-vous? 

—  Je  pense,  répondis-je  froidement  (j'étais  à  cette  heure-là  fort 
irritée  contre  le  bel  Hamid),  qu'elle  est  perdue. 

—  Perdue  !  répéta-t-il  vivement. 


RÉCITS   TURCO-ASIATIQUES.  761 

Je  m'étais  attendue  à  quelque  bruyante  démonstration  de  douleur, 
que  je  déclarais  d'avance  aflectée,  et  qui  devait  me  donner  le  cou- 
rage de  poursuivre  jusqu'au  bout  ma  méchante  entreprise,  car  j'étais 
montée  tout  à  fait  au  cruel;  mais  les  choses  se  passèrent  autrement 
que  je  ne  l'avais  prévu.  Après  cette  exclamation  arrachée  par  la  sur- 
prise, llamid-Bey  se  tut.  Il  baissa  les  yeux,  son  visage  demeura  im- 
mobile, sa  respiration  ne  parut  subir  aucun  trouble,  mais  une  pâleur 
livide  se  répandit  comme  un  voile  sur  ses  traits,  qui  semblèrent  su- 
bitement vieillis  de  dix  ans.  Je  le  regardai  en  silence,  et  l'envie  de 
lai  faire  tout  le  mal  que  je  pouvais  s'évanouit;  mais  lui,  qui  ne  se 
préoccupait  pas  du  tout  de  l'effet  qu'il  produisait  sur  moi,  et  qui  ne 
savait  seulement  pas  si  j'avais  des  yeux  pour  le  voir  et  un  cœur  pour 
plaindre  sa  femme,  rompit  enfin  le  silence  pour  me  dire  d'une  voix 
calme  :  —  Et  de  quel  mal  se  meurt-elle? 

Mon  mauvais  vouloir  se  réveilla.  Il  le  demande,  le  malheureux!  Il 
ne  comprend  donc  rien  !  —  Gela  me  paraît  étrange  de  vous  entendre 
m'adresser  cette  question.  De  quel  mal  se  meurt-elle,  dites-vous?  Eh! 
mon  Dieu  !  elle  se  meurt  d'amour  pour  vous,  quoiqu'à  vrai  dire  je  ne 
voie  pas 

Non,  il  n'y  a  pas  d'indignation  qui  pût  tenir  contre  le  naïf  éton- 
nement  du  pauvre  bey  ! 

—  Mais,  dit-il,  j'ai  aimé  Emina  du  premier  jour  que  je  la  vis... 

—  Je  ne  vous  dis  pas  non  :  vous  l'aimiez  d'une  certaine  façon, 
parce  qu'elle  était  jeune  et  jolie,  et  vous  auriez  aimé  de  même  toute 
autre  femme  aussi  jeune  et  aussi  jolie  qu'elle;  mais  ce  n'est  pas  ainsi 
qu'Emina  voulait  être  aimée,  et,  tenez,  vous  ne  l'aimiez  pas  comme 
vous  aimez  Ansha. 

—  Ansha!  comme  j'aime  Ansha!  dites-vous?  mais  ceci  est  encore 
plus  extraordinaire.  Je  ne  l'aime  pas  du  tout,  Ansha,  et  la  preuve, 
c'est  que  j'ai  épousé  Emina, 

U  imbroglio  allait  en  se  compliquant  de  plus  en  plus.  Il  me  fallut 
beaucoup  de  temps  et  non  moins  de  patience  pour  lui  faire  com- 
prendre qu'Emina  souffrait  d'être  traitée  par  lui  comme  une  enfant, 
comme  un  jouet,  une  occasion  de  plaisirs,  et  non  pas  comme  une 
amie,  une  égale,  une  compagne  de  cœur.  —  Allah!  s'écriait-il  à 
chaque  instant  et  m'interrompant  à  chaque  phrase;  Allah  !  Emina 
jalouse  d' Ansha  !  Qui  l'aurait  jamais  pensé  !  Allah  !  Être  aimée  comme 
Ansha  !  Allah  ! 

Il  fallut  aussi  beaucoup  d'efforts  pour  déloger  de  son  esprit  la 
pensée  de  l'iman  sorcier.  —  Vous  verrez,  répéta-t-il  à  plusieurs  re- 
prises, vous  verrez  que  les  machinations  de  ce  diable  d'homme  sont 
pour  quelque  chose  dans  tout  ceci.  Il  n'y  a  que  le  diable  qui  puisse 


7-Q2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

inspirer  de  semblables  pensées  à  une  jeune  femme.  —  Le  fait  est 
qu'lTamid  eût  été  comparativement  heureux  de  pouvoir  attribuer  à 
un  autre  que  lui  le  malheur  d'Emina;  mais,  quoique  fort  adoucie  à 
son  égard,  je  ne  poussai  pas  la  complaisance  jusqu'à  lui  donner  sa- 
tisfaction sur  ce  point,  et  je  lui  déclarai  nettement  qu'il  ne  pouvait 
rejeter  sur  personne  la  responsabilité  des  événemens.  Je  conclus  en 
disant  qu'aucune  puissance  humaine  ne  pouvait  lui  rendre  sa  femme, 
qu'il  devait  mettre  tous  ses  soins  à  adoucir  les  derniers  instans  qu'ils 
avaient  encore  à  passer  ensemble.  Emina  possédait  un  tour  d'esprit, 
une  intelligence  élevée  dont  lui-même  n'avait  aucune  idée,  et  qui 
dans  d'autres  circonstances  eût  pu  lui  paraître  ridicule.  Emina  se 
préoccupait  fort  de  Dieu  et  de  la  vie  qui  l'attendait  au-delà  du  tom- 
beau; elle  avait  à  ce  sujet  des  idées  qui  se  rapprochaient  beaucoup 
plus  des  nôtres  que  des  siennes;  vraisemblablement  elle  lui  en  dirait 
quelque  chose,  et  je  l'engageai  de  toutes  mes  forces  à  ne  pas  la  con- 
tredire là-dessus,  et  surtout  à  ne  pas  lui  répondre  avec  légèreté, 
ce  qui  serait  pour  son  cœur  la  dernière  et  la  plus  fatale  blessure,  à 
l'écouter  patiemment,  sérieusement,  à  se  donner  l'air  de  la  com- 
prendre et  d'entrer  dans  ses  sentimens. 

—  J'y  entrerai  de  bonne  foi,  répondit-il  d'un  air  triste  et  soumis 
dont  je  lui  sus  bon  gré.  —  J'ai  toujours  pensé,  ajouta-t-il,  qu'Emina 
avait  une  forte  tête,  et  qu'il  y  avait  en  elle  quelque  chose  d'extraor- 
dinaire. Je  croirai  ce  qu'elle  me  dira  de  croire,  pour  lui  faire  plaisir 
d'abord,  et  ensuite  parce  que  je  suis  sûr  qu'elle  a  raison.  Oui,  elle 
a  toujours  eu  raison,  la  chère  petite...,  excepté  pourtant,  ajouta-t-il 
en  revenant  à  son  idée  fixe,  excepté  lorsqu'elle  a  cru  que  j'aimais 
x\nsha!  Allah  ! 

Nous  causions  encore,  lorsqu'une  esclave  vint  ra'avertir  qu'Emina 
m'attendait.  Je  me  levai.  —  Puis-je  vous  accompagner  auprès  d'elle? 
me  demanda  timidement  le  bey. 

Réfléchissant  à  mon  tour  qu'il  serait  plus  à  son  aise  pour  lui  par- 
ler de  son  amour  si  je  n'étais  pas  présente,  je  lui  proposai  de  me 
précéder  de  quelques  instans,  lui  promettant  de  le  rejoindre  bientôt; 
mais  s'il  est  vrai  que  les  Orientaux  ont  l'affectation  de  la  dignité,  s'il 
est  vrai  que  dans  les  circonstances  ordinaires  ils  aiment  à  se  mon- 
trer toujours  graves  et  immobiles,  il  n'est  pas  moins  certain  qu'une 
fois  lancés  dans  la  voie  de  l'émotion,  ils  ne  s'y  arrêtent  jamais  pour 
lire  dans  les  yeux  du  spectateur  l'effet  produit  par  leur  bon  ou  par 
leur  mauvais  jeu.  Hamid  n'accepta  pas  ma  proposition,  parce  qu'il 
voulait,  dit-il,  que  je  pusse  le  mettre  immédiatement  à  la  porte,  si  sa 
présence  ou  ses  discours  fatiguaient  Emina.  —  Il  ne  me  manquerait 
plus  maintenant,  ajouta-t-il,  que  d'empirer  son  état  parles  témoi- 


RÉCITS  TURCO-ASIATIQUES.  763 

gnages  de  mon  amour,  et  de  ne  m'en  apercevoir,  selon  mon  habi- 
tude, que  trop  tard  ! 

Nous  allâmes  donc  de  conserve  chez  Emina,  que  je  trouvai  un  peu 
plus  faible  que  dans  la  matinée,  mais  encore  plus  sereine  et  plus 
paisible.  Elle  nous  tendit  les  mains  en  souriant  du  plus  loin  qu'elle 
nous  aperçut.  Je  m'avançai  vers  elle,  mais  le  bey  ne  m'attendit 
pas.  Traversant  la  chambre  en  deux  enjambées,  il  fut  en  un  clin 
d'oeil  à  ses  côtés.  Les  sentiraens  qui  l'agitaient  étaient  si  clairement 
écrits  sur  son  visage,  que  son  action  me  parut  toute  simple,  et  c'était 
pourtant  une  action  incroyable  de  la  part  d'un  mari  turc  vis-à-vis 
de  sa  propre  femme.  Il  fit  bien  plus,  car  il  s'agenouilla  devant  elle, 
lui  passa  un  bras  autour  de  la  taille,  cacha  son  visage  contre  ses 
genoux,  et  répéta  plusieurs  fois  ces  seuls  mots  :  Pardon!  pardon! 

—  Pardon,  dis-tu?  interrompit  la  douce  voix  d'Emina.  Pourquoi 
me  dire  cela,  Hamid?  En  quoi  m'as-tu  offensée,  et  que  puis-je  te 
pardonner? 

—  Je  t'ai  fait  bien  du  mal  sans  le  savoir,  je  ne  t'ai  pas  montré 
assez  combien  tu  m'étais  chère,  combien  je  te  préférais  à  tout  dans 
le  monde,  et  voilà  où  ma  stupidité  t'a  menée!  Et  maintenant  on  me 
dit  qu'il  est  trop  tard! 

—  Il  ne  fallait  pas  lui  dire  cela,  me  dit  Emina  avec  un  léger  ac- 
cent de  reproche,  qui  ne  me  toucha  pourtant  guère,  tant  il  me  restait 
encore  de  mon  endurcissement  primitif.  La  réponse  du  bey  produisit 
sur  moi  plus  d'effet.  —  Si  elle  devait  me  le  dire,  elle  a  bien  fait  de 
me  le  dire.  Il  faut  que  je  sache  bien  tout  ce  que  j'ai  fait,  que  toute 
illusion  soit  détruite,  afin  que  je  puisse  déplorer  jusqu'à  mon  heure 
dernière  mon  fatal  aveuglement. 

Je  ne  sais  quel  frisson  me  saisit  lorsque  Hamid-Bey  prononça  ce 
mot  afin.  Je  tremblais  qu'il  n'ajoutât  :  «  afin  de  ne  pas  commettre  une 
autre  fois  la  même  erreur;  »  mais  non,  gloire  et  justice  lui  soient  ren- 
dues, s'il  le  pensa,  il  ne  le  dit  pas,  et  franchement  je  ne  crois  pas 
que  l'idée  lui  en  fût  venue. 

Emina  me  rappela  qu'elle  avait  encore  plusieurs  questions  à 
m'adresser,  et  le  bey  offrit  de  se  retirer;  mais  sa  femme  s'y  opposa. 
—  Si  notre  entretien  est  salutaire,  dit-elle,  pourquoi  t'en  priverais-je? 
D'autre  part,  si  tu  blâmes  le  parti  que  je  voudrais  prendre,  tu  me  le 
diras,  et  je  m'arrêterai,  car,  au  prix  de  mes  espérances  les  plus  chères 
et  du  bonheur  éternel  lui-même,  je  ne  voudrais  pas  te  désobéir  pour 
la  première  fois  de  ma  vie. 

—  Je  reste  donc,  répondit  Hamid,  mais  pour  tâcher  de  t' imiter, 
non  pour  te  juger. 

Emina  me  demanda  alors  si,  d'après  ma  foi,  les  femmes  étaient 
séparées  des  hommes  pour  l'éternité.  Je  l'assurai  que  non.  —  Et  en 


76!l  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

supposant,  ajouta-t-elle,  que  je  fusse  jugée  cligne  d'entrer  dans  votre 
paradis,  Hamid-Bey  ne  pourrait-il  m'y  rejoindre  un  jour? 

Il  fallut  bien  lui  dire  que  cela  dépendait  d'abord  d'Hamid  lui- 
même  et  de  Dieu  ensuite,  qui  toucherait  peut-être  son  cœur,  si  ce 
cœur  n'était  pas  trop  endurci.  —  Mais  moi-même,  ajouta  Emina,  ne 
puis-je  contribuer  à  lui  obtenir  ce  bonheur? 

Je  lui  répondis  qu'elle  le  pouvait,  que  son  mari  avait  encore,  selon 
toutes  les  probabilités,  un  long  avenir  devant  lui,  et  qu'il  avait  à 
passer  par  bien  des  épreuves  avant  de  paraître  devant  Dieu,  mais 
qu'elle-même,  une  fois  admise  et  établie  dans  la  société  des  justes, 
pourrait  intercéder  auprès  de  Dieu  en  faveur  de  l'époux  chéri  qu'elle 
laissait  sur  cette  terre,  que  Dieu  écoutait  les  prières  de  ses  élus,  et 
qu'Hamid  lui  serait  sans  doute  redevable  de  son  salut  éternel. 

—  Ah!  que  tu  me  fais  de  bien  en  me  disant  cela!  s'écria-t-eîle. 
Entends-tu,  Hamid?  Quand  une  bonne  pensée  te  viendra  dorénavant, 
ne  la  repousse  pas,  mais  songe  que  c'est  Dieu  qui  te  l'envoie  pour 
exaucer  mes  prières.  Et  je  le  prierai  tant!...  Je  sais  bien,  moi,  qu'il 
écoute  toujours  les  prières  qu'on  lui  adresse  du  fond  du  cœur.  "Veux- 
tu  savoir  ce  que  je  lui  ai  souvent  demandé  depuis  que  je  m'attends 
h  mourir?  Je  lui  ai  demandé  de  m'envoyer  à  ma  dernière  heure  une 
personne  capable  de  dissiper  mes  doutes  sur  la  vie  future.  Qu'en 
penses-tu?...  Et  que  crois-tu  que  je  me  sois  dit  à  moi-même,  lorsque 
tu  m'amenas  cette  dame? 

Hamid-Bey  parut  frappé  de  cette  coïncidence,  et  Emina,  qui  s'en 
aperçut,  prit  courage.  —  Je  ne  te  demande  pas  de  songer  souvent  à 
moi,  ajouta-t-elle;  car  songer  à  une  morte,  c"est  toujours  triste,  et 
jamais  je  ne  me  souviens  de  ma  mère  sans  avoir  envie  de  pleurer. 
Ce  que  je  te  demande,  c'est  de  penser  à  moi  comme  à  une  créature 
qui  t'appartient  dans  l'autre  vie  de  la  même  manière  qu'elle  t'a  ap- 
partenu dans  celle-ci,  et  qui  n'aura  d'autre  soin  pendant  l'éternité 
que  de  prier  pour  toi. 

—  Je  t' obéirai  toujours,  je  ferai  ce  que  tu  voudras,  répétait  Hamid 
€n  sanglotant.  Hélas  !  que  ne  puis-je  te  donner  tout  de  suite  un  gage 
de  ma  docilité?  N'y  a-t-il  pas  un  moyen  d'assurer  dès  à  présent 
notre  réunion  future? 

Je  crois  que,  si  je  l'avais  voulu,  j'aurais  pu  assister  à  une  repro- 
duction de  la  scène  du  baptême  d'Atala;  j'avoue  aussi  que  j'éprou- 
vai quelque  scrupule  de  ne  pas  pousser  les  choses  plus  loin.  Emina 
vint  encore  ajouter  à  mes  hésitations  en  me  disant  qu'elle  avait  en- 
tendu parler  d'une  cérémonie  qui  effaçait  la  trace  de  tous  les  péchés 
commis,  et  qui  rendait  à  l'âme  chargée  de  fautes  et  même  de  crimes 
l'innocence  et  la  pureté  du  premier  âge,  d'une  cérémonie  enfin  qui 
conférait  d'elle-même  à  l'infidèle  tous  les  droits  et  les  avantages  du 


RÉCITS    TLRGO-ASIATIQUES.  765 

chrétien.  Elle  voulait  savoir  si  cette  cérémonie  était  nécessaire  pour 
leur  assurer,  à  elle  et  à  son  époux,  l'entrée  du  paradis  des  chrétiens, 
objet  de  tous  ses  vœux. 

Assez  troublée  par  cette  ouverture,  j'appelai  à  mon  secours  la  lu- 
mière divine.  Ce  n'était  pas,  en  vérité,  la  crainte  du  ridicule  qui 
m'empêchait  de  verser  sur  ces  deux  fronts  l'eau  régénératrice  dir 
baptême,  mais  je  n'étais  pas  bien  convaincue  que  la  scène  dont 
j'étais  l'un  des  acteurs  fût  parfaitement  sérieuse.  J'aurais  baptisé 
Emina  en  toute  sûreté  de  conscience,  si  le  bey  ne  m'eût  semblé  un 
singulier  néophyte;  or  j'étais  persuadée  qu'elle  n'accepterait  pas  un 
gage  de  salut  dont  son  époux  ne  pourrait  réclamer  sa  part.  Je  donnai 
donc  à  Emina  quelques  explications  sur  l'efficacité  qu'a  chez  l'homme 
le  désir  sincère  d'être  lavé  de  toutes  ses  fautes,  originelles  ou  ac- 
quises, désir  qui  équivaut  à  un  baptême  de  fait,  et  qui  suffit  aussi 
bien  que  le  martyre  pour  ouvrir  les  portes  du  ciel.  Mes  paroles  cau- 
sèrent une  satisfaction  visible  à  la  pauvre  Emina,  qui  avait  craint 
jusque-là  de  ne  pouvoir  conserver  ses  espérances  sans  accomplir 
quelque  acte  éclatant  dont  les  suites  eussent  pu  mettre  en  péril  la 
personne  ou  les  propriétés  d'Hamid-Bey.  Toutes  ses  inquiétudes 
avaient  maintenant  disparu;  elle  était  calme  et  souriante. 

Je  passai  deux  jours  auprès  d'Emina  et  de  son  mari.  J'eus  encore 
avec  ce  dernier  plusieurs  conversations  à  moitié'sentimentales  et  à 
moitié  banales,  dans  lesquelles  je  retrouvai  constamment  le  Turc  ou 
l'œuvre  d'une  fausse  civilisation  aux  prises  avec  l'homme  de  la  na- 
ture. Hamid  était  fort  irrité  contre  Ansha,  quoiqu'il  ne  le  lui  témoi- 
gnât pas;  mais,  seul  avec  moi,  il  se  laissait  aller  à  la  maudire  avec  un 
abandon  plein  de  naturel.  —  Ansha  n'est  pas  la  seule  à  blâmer  dan.s 
tout  ceci,  lui  dis-je  un  jour,  ce  sont  vos  lois  sur  le  mariage  qui  sont 
la  vraie  cause  du  mal.  Quand  vous  n'épousez  que  des  femmes  de  la 
trempe  d' Ansha,  elles  s'exècrent  réciproquement,  se  font  l'une  à 
l'autre  tout  le  mal  qu'elles  peuvent,  elles  font  semblant  de  vous  ado- 
rer à  l'envi,  tandis  qu'au  fond  de  leur  cœur  elles  vous  détestent  plus 
encore  qu'elles  ne  détestent  leurs  rivales;  mais  vous  ne  vous  dou- 
tez de  rien,  vous  êtes  trompés  toujours  et  par  chacune,  et  personne 
n'en  meurt.  Au  contraire,  si  par  hasard  vous  introduisez  dans  l'enfer 
de  la  famille  une  nature  sensible,  naïve,  aimante  comme  Emina, 
qui  prend  au  sérieux  son  titre  et  son  rôle  d'épouse,  et  qui  veut  être 
aiqiée  sérieusement,  aimée  comme  elle  aime  enfin,  cette  enfant  de- 
vient nécessairement  le  but  de  toutes  les  haines,  de  toutes  les  jalou- 
sies, et  cela  ne  fût-il  pas,  elle  n'en  serait  pas  plus  heureuse  après 
tout,  car  elle  ne  saurait  obtenir  l'amour  dont  elle  a  besoin  pour 
vivre.  Ne  rejetez  donc  pas  tout  le  blâme  sur  Ansha,  et  si  vous  me 
permettez  de  vous  donner  un  conseil,  je  vous  dirai  de  ne  pas  recora- 


766  KEVUE    DES   DEUX    MONDES. 

mencer  l'expérience,  de  vous  en  tenir  à  ce  premier  coup  d'essai. 

—  Vous  me  condamnez  donc  à  n'avoir  toute  ma  vie  d'autre  com- 
pagne qu'Ansha?  Savez-vous  que  c'est  bien  dur! 

—  Du  moins,  lui  dis-je,  si  vous  prenez  une  autre  femme,  choi- 
sissez-la parmi  les  jeunes  filles  élevées  dans  un  harem  nombreux, 
afin  qu'elle  soit  formée  d'avance  à  ce  qu'elle  trouvera  chez  vous.  Si 
j'étais  à  votre  place,  je  n'accepterais  plus  d'épouse  que  de  la  main 
d'Ansha. 

—  Merci  encore  !  Vous  consentez  à  me  donner  une  Ansha  de  quinze 
ans  au  lieu  d'une  Ansha  de  trente,  mais  toujours  une  Ansha!  Ah  !  oui, 
c'est  bien  dur  ! 

Le  troisième  jour  après  mon  arrivée,  je  pris  congé  d'Emina.  Ses 
adieux  furent  aussi  tendres  que  ceux  d'une  fille  à  sa  mère.  —  Ton 
départ  ne  précède  le  mien  que  de  fort  peu,  me  dit-elle,  et  la  trace 
de  tes  pas  ne  sera  pas  effacée  des  allées  de  notre  jardin  que  je  le 
traverserai  à  mon  tour  et  pour  la  dernière  fois  en  allant  au  champ 
du  repos.  Je  ne  te  retiens  pas  davantage;  tu  m'as  dit  tout  ce  qu'il 
était  bon  que  je  susse,  et  je  désire  t' épargner  le  pénible  spectacle  de 
mon  heure  suprême.  Que  Dieu  te  bénisse  dans  ton  voyage,  et  qu'il 
comble  tes  vœux  les  plus  chers  !  Dans  ce  ciel  dont  tu  m'as  ouvert 
l'entrée,  je  ne  t'oublierai  pas,  ni  toi,  ni  les  tiens.  Adieu,  adieu  ! 

Et  me  passant  autour  du  cou  ses  bras  amaigris,  elle  me  pressa  de 
toutes  ses  forces  contre  son  cœur,  me  couvrit  de  baisers  sur  le  front, 
sur  les  yeux,  sur  la  bouche,  puis,  se  détachant  de  moi  et  se  couvrant 
le  visage  de  ses  mains,  elle  me  dit  tout  bas,  mais  si  bas  qu'à  peine 
je  pouvais  l'entendre  :  — Va,  quitte-moi  à  présent...  —  Craignant  en 
effet  que  l'émotion  des  adieux  ne  lui  devînt  fatale,  je  me  retirai  à  la 
hâte. 

Je  partis  le  cœur  gros,  car  ce  court  séjour  dans  le  harem  de  Hamid- 
Bey  m'avait  laissé  matière  à  de  tristes  et  durables  souvenirs.  Aussi 
ne  laissai-je  depuis  échapper  aucune  occasion  d'apprendre  des  nou- 
velles d'Emina  et  d'Hamid.  Ces  occasions  se  présentèrent  plus  d'une 
fois  pendant  mon  séjour  en  Asie,  et  voici  dans  leur  ordre  chronolo- 
gique les  événemens  qu'elles  m'apprirent. 

Un  voyageur  que  je  rencontrai  six  mois  plus  tard  revenant  des 
lieux  où  s'est  passée  cette  histoire  me  dit  qu'il  n'était  bruit  à  plu- 
sieurs lieues  à  la  ronde  que  du  désespoir  d'Hamid-Bey.  Il  avait  perdu 
sa  jeune  femme,  et  en  comparant  les  dates,  je  reconnus  qu'Emina 
était  morte  le  huitième  jour  après  mon  départ.  Pauvre  enfant  !  son 
bonheur  avait  peu  duré!  On  disait  qu'elle  avait  péri  victime  des 
machinations  et  des  intrigues  de  la  première  femme  du  bey;  mais 
quelles  étaient  ces  machinations,  c'est  ce  que  personne  ne  disait, 
ou  du  moins  ce  que  chacun  disait  d'une  façon  différente.  La  non- 


RÉCITS    TURCO-ASIATIQUES  7(57 

velle  de  la  mort  d'Emina  avait  abrégé  les  jours  de  son  père,  et  le 
débiteur  insolvable  du  bey  avait,  lui  aussi,  achevé  sa  vie  de  cha- 
grin. Il  y  avait  encore  une  version  contraire,  selon  laquelle  Emina 
aurait  trahi  à  ses  derniers  instans  de  singulières  et  coupables  ten- 
dances vers  la  sorcellerie;  il  était  question  de  conférences  secrètes 
qu'elle  aurait  eues  avec  un  vieillard  qid  n'était  rien  moins  qu'un 
célèbre  enchanteur  des  (jiaours.  Hamid-Bey  avait  assisté  à  d'étranges 
scènes,  telles  que  conjurations,  apparitions,  et  son  esprit  en  avait  été 
fortement  ébranlé,  car  d'après  quelques  mots  qui  lui  étaient  échappés 
on  comprenait  que  sa  femme  n'était  pas  complètement  morte  pour 
lui,  et  qu'il  s'attendait  à  en  recevoir  de  fréquentes  visites,  attente 
qui  causait  dans  le  harem  un  trouble  et  un  effroi  faciles  à  com- 
prendre. 

Le  second  bulletin  était  un  peu  moins  sombre.  Le  bey,  qui  soup- 
çonnait Ansha  et  la  surveillait  depuis  quelque  temps,  l'avait  surprise 
dans  le  domicile  de  l'iman.  L'éclat  avait  été  terrible.  Les  parens 
d' Ansha  et  Ansha  elle-même  s'étaient  d'abord  estimés  fort  heureux 
d'en  être  quittes  pour  un  acte  de  divorce,  tant  le  courroux  du  bey 
faisait  craindre  des  mesures  plus  violentes.  Le  divorce  avait  donc  été 
décidé;  mais  dans  toute  condamnation  il  se  passe  toujours  un  cer- 
tain temps  entre  la  signature  et  l'exécution  de  l'arrêt,  et  ce  temps 
fut  si  bien  employé  par  Ansha,  qu'il  se  prolongea  indéfiniment.  Ce 
n'était  plus  sans  doute  la  toute  puissante,  la  triomphante  Ansha, 
mais  elle  était  tolérée  dans  le  harem,  où  elle  avait  régné,  et  elle  ne 
désespérait  pas,  ajoutait-on,  de  remonter  un  jour  sur  le  trône  d'où 
qWq,  était  descendue,  en  suivant  la  route  de  l'humilité  et  de  l'hypo- 
crisie. 

Le  troisième  rapport  m'affligea,  mais  sans  me  surprendre.  Hamid- 
Bey  avait  enfin  trouvé  une  femme  selon  son  cœur.  C'était  une  très 
johe  fille  de  seize  ans,  fort  riche,  resplendissante  de  santé  et  de  fraî- 
cheur, dont  les  joyeux  éclats  de  rire  perçaient  à  chaque  instant 
les  murs  épais  du  harem,  et  allaient  éveiller  la  gaieté  dans  le  cœur 
même  des  passans.  Elle  avait  été  élevée  à  bonne  école,  car  elle  était 
la  fille  unique  de  la  troisième  épouse  d'un  bey,  qui  en  possédait  si- 
multanément jusqu'à  cinq.  Ce  n'était  pas  elle  qui  irait  se  heurter 
aux  rivalités  du  harem,  ni  y  briser  son  cœur. 

Telles  furent  les  dernîères  nouvelles  que  je  reçus  de  cette  famille, 
à  laquelle  j'avais  pris  un  instant  un  si  vif  intérêt;  mais  parmi  ces 
cœurs  qui  avaient  oublié  Emina,  ou  qui  ne  s'en  souvenaient  que 
pour  lui  faire  injure,  il  n'y  avait  plus  pour  moi  que  des  étrangers. 

Christine  Trivulce  de  Belgiojoso. 


CHARLEMAGNE 


ET 


LES  HUNS 


DESTRUGTIOiN  DU  SECOND  EMPIRE  HUNNIQUE. 


Nous  avons  montré  précédemment  les  Huns-Avars  (1) ,  ces  suc- 
cesseurs des  Huns  d'Attila  vis-à-vis  de  l'empire  romain  d'Orient, 
qu'ils  mettent  à  deux  doigts  de  sa  perte;  nous  allons  les  montrer 
en  face  de  la  monarchie  franke  et  de  l'empire  romain  d'Occident, 
qui  cherche  à  renaître  sous  la  main  de  Charlemagne.  L'épée  gallo- 
franke  se  retrouve  dans  tous  les  événemens  décisifs  de  l'histoire 
Âe  cette  race  depuis  son  établissement  en  Europe.  Charlemagne 
au  ix^  siècle  met  fin  à  la  domination  des  kha-kans  avars,  comme 
Aëtius  au  V  avait  arrêté  en  Gaule  et  avec  les  milices  gallo-frankes 
l'invasion  d'Attila,  qui  semblait  irrésistible;  puis,  par  un  bizarre  re- 
tour des  choses  humaines,  c'est  la  destruction  du  second  empire 
hunnique  qui  donne  le  signal  de  la  résurrection  de  cet  empire  de 
Théodose  que  le  premier  empire  hunnique  avait  renversé. 

I. 

Les  césars  de  Constantinople  ne  montrèrent  jamais  le  moindre 
souci  de  la  conversion  des  Avars,  livrés  aux  plus  grossières  supersti- 

(1)  Voyez  la  livraison  du  13  avril  ISoS. 


CHARLEMAGNE    ET    LES   HUNS.  76i> 

tioDS  du  chamanisme  (1)  :  on  eût  dit  au  contraire  qu'ils  s'attachaient 
à  leur  conserver  bien  intact,  comme  une  sauvegarde  de  la  barbarie, 
ce  paganisme  ridicule  et  féroce  qui  les  rendait  odieux,  et  créait  une 
barrière  de  plus  entre  eux  et  leurs  voisins,  les  Slaves  baptisés  du 
Danube.  C'est  du  fond  de  l'Occident  que  la  lumière  de  l'Évangile 
essaya  de  se  lever  sur  les  successeurs  d'Attila,  Un  saint  prêtre  de 
Poitiers,  nommé  Emerammus,  conçut  la  première  pensée  d'aller  les 
catéchiser.  Pour  comprendre  ce  qu'un  tel  projet  supposait  de  har- 
diesse et  de  dévouement,  il  faut  songer  que  la  Hunnie  était  parfai- 
tement inconnue  des  Occidentaux,  et  que  le  nom  de  Huns  ne  ré- 
veillait en  eux  qu'une  idée  effrayante  de  maléfices  diaboliques  et  de 
cruauté  sauvage.  Émeramme  n'hésita  pourtant  point  à  partir;  pressé 
en  quelque  sorte  par  l'aiguillon  du  martyre,  un  beau  jour  il  dit  adieu 
aux  rives  du  Glein,  gagna  celles  du  Danube,  s'embarqua  sur  ce  fleuve, 
et  arriva  en  6/i9  dans  les  murs  de  Fiatisbonne,  principale  ville  de  la 
Bavière.  11  ne  voulait  que  traverser  le  territoire  des  Bavarois,  pour 
atteindre  la  frontière  des  Huns  en  toute  hâte;  mais  son  apostolat 
n'était  point  destiné  à  rencontrer  les  obstacles  et  les  périls  là  où  il 
les  avait  rêvés. 

La  Bavière  était  alors  en  proie  à  de  profondes  perturbations,  moi- 
tié religieuses,  moitié  politiques.  Gouverné  par  ses  ducs  héréditaires, 
mais  soumis  à  la  suprématie  des  Franks-Austrasiens,  ce  pays  n'avait 
reçu  l'Evangile  que  sous  le  patronage  de  l'épée  franke,  et  il  le  regar- 
dait au  fond  comme  une  partie  de  son  vasselage.  Suivant  que  les  Ba- 
varois étaient  en  révolte  ou  en  paix  avec  leurs  maîtres  politiques, 
on  les  voyait  idolâtres  ou  chrétiens  :  bons  catholiques  le  lendemain 
d'une  défaite,  ils  revolaient  vers  leurs  anciens  dieux  à  la  moindre 
chance  de  liberté,  se  passant  tour  à  tour,  comme  disent  les  vieux 
actes,  le  calice  du  diable  et  le  calice  du  Christ.  Dans  cette  situa- 
tion d'esprit,  ils  ne  voyaient  qu'avec  inquiétude  des  étrangers  péné- 
trer chez  eux;  tout  homme  venant  de  Gaule  leur  était  naturellement 
sus|)ect,  et  il  le  devenait  davantage  s'il  portait,  comme  Émeramme, 
la  tonsure  et  l'habit  ecclésiastique;  alors  on  le  circonvenait,  on 
l'observait,  on  lui  montrait  une  hostdité  plus  ou  moins  déclarée, 
plus  ou  moins  active,  suivant  les  circonstances.  C'est  ce  qui  ne 
manqua  pas  d'arriver  au  missionnaire  poitevin.  Le  duc  Théodon, 
d'accord  en  cela  avec  son  peuple,  accueillit  le  Gaulois  à  bras  ou- 
verts, l'interrogea  sur  l'objet  de  son  voyage,  et  quand  il  apprit  que 
c'était  la  conversion  des  Huns,  il  fit  tout  pour  l'en  détourner.  «  Dieu 

(1)  Voyez,  sur  Héraclius  et  sur  le  rôle  des  empereurs  d'Orient  vis-à-vis  des  Avars,  le 
récit  publié  dans  la  livraison  du  15  avril  18S5,  qui  laissait  entrevoir  les  événemens 
objets  de  cette  étude,  destinée  k  retracer  la  chute  de  l'empire  des  Avars  sous  l'épée  de 
Charlemagne  et  à  compléter  ainsi  nos  travaux  sur  la  Hunnie. 

TOME  1.  49 


770  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

me  garde,  lui  dit-il,  de  m' opposer  à  une  si  sainte  entreprise,  mais 
sache  bien  qu'elle  est  impossible.  La  conti'ée  située  au-delà  de 
l'Eus,  notre  frontière  du  côté  du  levant,  contrée  jadis  bien  cultivée 
et  couverte  de  villages,  n'est  plus  aujourd'hui  qu'une  forêt  peuplée 
de  bêtes  fauves,  un  désert  qu'on  ne  peut  franchir  en  sûreté,  tant 
la  guerre  y  a  tout  détruit.  Reste  avec  nous  ;  les  Bavarois  ont  besoin 
de  tes  leçons,  ils  en  profiteront  mieux  que  ces  païens  maudits  que 
tu  vas  chercher.  Préfère,  pour  la  gloire  de  Dieu,  un  fruit  certain  de 
tes  sueurs  à  une  moisson  plus  qu'incertaine.  » 

Ces  avertissemens  affectueux,  ces  invitations  répétées  du  ton  en 
apparence  le  plus  sincère,  ne  convainquirent  point  Émeramme,  dont 
la  résolution  était  fermement  arrêtée;  il  insista  pour  partir,  on  re- 
doubla de  caresses,  et  quand  il  voulut  le  faire,  il  s'aperçut  qu'il  était 
prisonnier.  Le  duc  semblait  céder,  puis  refusait,  traînait  le  mis- 
sionuaire  de  retard  en  retard,  de  prétexte  en  prétexte,  si  bien  que 
celui-ci,  perdant  enfin  courage,  s'en  remit  à  la  volonté  du  ciel.  Ce 
n'est  pas  que  la  Bavière  tirât  grand  profit  de  sa  présence,  malgré 
les  beaux  semblans  de  zèle  que  chacun  affichait  devant  lui  :  il  y  avait 
là  une  énigme  dont  il  finit  par  savoir  le  mot.  Les  Bavarois  aimaient 
mieux  conserver  en  Hunnie  des  païens  qui  pourraient  les  aider  au 
besoin  à  secouer  du  même  effort  le  christianisme  et  le  joug  des 
Franks  c[ue  des  convertis  d'un  prêtre  gallo-frank  qui,  de  la  condi- 
tion de  néophytes  chrétiens,  passeraient  bientôt  à  celle  de  vassaux 
de  la  France.  Ce  raisonnement  n'était  peut-être  pas  dénué  de  bon 
sens;  en  tout  cas,  Théodon  se  montra  inflexible,  et  le  chemin  de  la 
Hunnie  resta  fermé  au  prisonnier.  Trois  ans  s'écoulèrent;  Émeramme 
demanda  enfin  que  pour  prix  de  ses  travaux  apostohques  en  Bavière 
on  le  laissât  partir  pour  Rome,  où  il  avait,  disait-il,  un  pèlerinage  à 
accomplir.  Le  duc  consentit,  et  il  se  mit  en  route,  mais  après  quel- 
ques jours  de  marche  il  tomba  dans  une  embuscade  de  brigands  ba- 
varois qui  l'assaillirent,  et  le  propre  fils  du  duc  Théodon,  nommé  Lam- 
bert, le  frappa  de  sa  main,  lui  reprochant  contre  toute  vérité  d'avoir 
corrompu  sa  jeune  sœur  nommée  Utha.  Théodon  eut  beau  désavouer 
le  meurtre  et  condamner  le  meurtrier  à  un  bannissement  perpétuel; 
il  eut  beau  aller  avec  toute  la  noblesse  bavaroise  au-devant  du  ca- 
davre de  la  victime,  transférée  en  grande  pompe  à  Ratisbonne  :  il  ne 
se  lava  point  du  soupçon  d'avoir  dirigé  lui-même  les  coups.  Toute- 
fois son  but  était  atteint,  la  conversion  des  Avars  était  reculée  indé- 
finiment. 

Au  meurtre  de  saint  Emeramme,  que  l'église  quahfia  de  martyre, 
succéda  chez  les  Bavarois  une  longue  anarchie  civile  et  religieuse, 
les  uns  revenant  avec  ardeur  au  paganisme,  les  autres  se  mainte- 
nant chrétiens,  mais  d'un  christianisme  rendu  presque  méconnais- 


CHARLEMAGNE    ET   LES   HUNS.  771 

sable  par  un  bizarre  mélange  de  superstitions  païennes  et  d'héré- 
sies. L'épée  austrasienne  vint  à  plusieurs  reprises  remettre  l'ordre 
dans  ce  chaos,  qui  durait  toutefois  encore  en  696,  lorsque  fut  tentée 
une  seconde  mission  religieuse  chez  les  Huns.  Elle  le  fut  par  Rud- 
bert  ou  Rupert,  évoque  de  Worms,  qui,  reprenant  l'idée  d'Éme- 
ramme,  vint  débarquer  par  le  Danube  à  Ratisbonne,  où  il  put  con- 
templer les  reliques  de  son  prédécesseur  martyrisé,  dont  la  vue  ne 
l'effraya  point.  Rupert  appartenait  à  cette  classe  du  clergé  gallo- 
frank  qui,  sorti  de  la  race  conquérante,  en  ressentait  encoa'e  les 
instincts,  et  joignait  aux  dons  chrétiens  de  l'humilité  et  de  la  pa- 
tience l'audace  des  entreprises  et  l'autorité  du  commandement.  Le 
pacifique  gouvernement  des  églises  et  la  vie  oisive  des  cloîtres  ne 
suffisaient  pas  toujours  à  ces  pasteurs  des  races  guerrières  :  il  leur 
fallait  de  l'agitation,  des  bois,  des  montagnes,  des  conquêtes,  et  on 
les  voyait  souvent,  cédant  au  besoin  des  saintes  aventures,  échanger 
la  crosse  d'or  de  l'évêque  pour  le  bâton  noueux  du  pèlerin.  C'est  ce 
que  venait  de  faire  Rupert,  qui  se  vantait  d'avoir  dans  les  veines  du 
sang  des  rois  mérovingiens,  mais  qui  n'était  guère  moins  fier  des 
cicatrices  de  son  martyre,  un  duc  germain  idolâtre  l'ayant  fait 
prendre  un  jour  et  battre  de  verges  jusqu'au  point  de  le  laisser  pour 
mort  sur  la  place.  Ce  n'est  pas  à  un  tel  homme,  venu  en  Bavière 
avec  le  dessein  de  n'y  point  rester,  qu'on  aurait  aisément  barré  le 
chemin.  D'ailleurs  l'esprit  des  Bavarois,  châtiés  par  Pépin  d'Héristal, 
se  trouvait  alors  disposé  au  calme  et  à  la  résignation.  Rupert  s'oc- 
cupa d'eux  volontiers,  et  j^endant  un  séjour  de  quelques  semaines  à 
Ratisbonne,  il  les  aida  à  redevenir  chrétiens.  Dans  le  doute  où  il  se 
trouvait  de  la  foi  de  chacun  d'eux,  il  prit  le  sage  parti  de  les  rebap- 
tiser tous,  ce  qu'il  fit  avec  l'aide  de  ses  clercs  et  à  commencer  par 
le  duc.  Libre  alors  de  tous  devoirs  de  conscience  vis-à-vis  de  la  Ba- 
vière, il  continua  son  voyage  par  eau,  en  descendant  le  Danube  le 
long  de  sa  rive  droite,  débarquant  près  des  villes  et  des  bourgs,  par- 
tout où  des  populations  nombreuses  semblaient  appeler  ses  prédi- 
cations. Il  ne  lui  advint  aucun  mal,  et  il  poussa  de  cette  façon  jus- 
qu'au confluent  de  la  Save,  qui  servait  de  limite  entre  la  Hunnie  et 
l'empire  grec.  Il  quitta  là  sa  barque  pour  pénétrer  dans  l'intérieur 
du  pays  et  opérer  son  retour  par  terre,  en  traversant  d'un  bout  à 
l'autre  les  deux  provinces  pannoniennes. 

Ce  retour  se  fit  également  sans  encombre.  Les  Avars,  surpris,  in- 
quiets peut-être,  laissèrent  Rupert  remplir  sa  pieuse  mission  sans  le 
troubler  et  sans  le  maltraiter  en  quoi  que  ce  fût;  il  put  même  croire 
qu'il  avait  fait  des  prosélytes.  Après  avoir  ainsi  répandu  parmi  ces 
barbares  l'enseignement  du  christianisme,  il  s'arrêta  dans  la  vallée 
que  baigne  la  rivière  de  Lorch,  sur  la  lisière  du  territoire  bavarois. 
Au  lieu  où  cette  rivière  se  jette  dans  le  Danube,  un  peu  au-dessus 


>/2  r.EVUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  l'Elis,  s'élevait  alors  une  ville  que  les  actes  désignent  sous  le  nom 
latin  de  Lniirencum.  C'était  une  des  places  fortes  du  pays,  protégée 
qu'elle  était  au  nord  par  le  Danube,  à  l'est  par  l'Eus,  à  l'ouest  et  au 
sud  par  le  lit  et  les  marais  du  Lorcli.  Rupert,  comme  un  comman- 
dant d'armée,  en  lit  le  quartier-général  de  sa  prédication,  qu'il  éten- 
dit chez  les  Vendes -Carinthiens,  franchissant  courageusement  le 
Hartberg,  c'est-à-dire  la  Dure-Montagne,  pour  pénétrer  dans  les  re- 
traites sauvages  des  Slaves.  Il  y  trouva,  à  ce  qu'il  paraît,  des  esprits 
soumis  et  sincères,  et  après  avoir  vu,  pour  prix  de  ses  travaux  aposto- 
liques, des  églises  se  construire  en  grand  nombre,  et  des  monastères 
se  fonder,  il  se  retira  à  Passau,  laissant  des  clercs  ordonnés  par  ses 
mains  poursuivre  et  perfectionner  son  ouvrage. 

Ses  leçons  toutefois  n'avaient  point  fructifié  dans  l'esprit  rétif  des 
Avars  :  non -seulement  le  paganisme  persista  généralement  parmi 
eux,  mais,  à  l'incitation  de  leurs  sorciers,  ils  se  prirent  d'une  haine 
féroce  contre  tout  ce  qui  rappelait  la  mission  de  leur  apôtre  Rupert. 
En  736,  s'étant  jetés  sur  la  ville  de  Laureacum,  ils  y  dévastèrent  par- 
ticulièrement les  lieux  saints,  et  l'évêque  et  ses  prêtres  auraient  été 
tous  égorgés,  s'ils  n'avaient  réussi  à  sortir  de  la  place,  emportant  dans 
leur  fuite  les  ornemens  et  les  vases  sacrés  des  églises.  La  colère  des 
Avars,  trompés  dans  leur  cruauté,  se  déchargea  sur  les  monumens 
€ux-mêmes;  tout  fut  incendié  et  détruit,  églises,  maisons,  murailles, 
à  tel  point  que  plus  d'un  siècle  après  on  hésitait  sur  l'emplacement 
qu'avait  occupé  cette  ville  infortunée.  On  croyait  en  retrouver  la 
trace  aux  ruines  d'une  basilique  dédiée  à  saint  Laurent,  dont  Rupert 
avait  fait  la  métropole  de  sa  mission  :  fragile  citadelle  d'un  établis- 
sement si  vite  disparu.  Les  Bavarois  répondirent  à  l'attaque  des  Huns 
par  d'autres  attaques.  Ceux-ci  réclamaient  l'Eus  pour  leur  limite 
occidentale  au  midi  du  Danube  ;  les  Bavarois  voulaient  la  reporter 
plus  loin  :  cette  limite  fut  prise  et  reprise  dix  fois  en  vingt  ans,  et  le 
ileuve  incessamment  rougi  de  sang  humain.   L'avantage  demeura 
enfin  aux  Bavarois.  Repoussés  jusqu'au  défilé  qui  couvre  la  ville  de 
Vienne  du  côté  de  l'ouest,  les  Huns  reçurent  pour  frontière  le  mont 
Comagène  et  ce  rameau  détaché  des  Alpes  styriennes  qui  s'appelle 
aujourd'hui  Kalenberg  et  qui  s'appelait  alors  Cettius.  Ils  eurent  beau 
revendiquer  de  temps  à  autre  ce  qu'ils  regardaient  comme  leur  vraie 
limite;  les  armes  bavaroises,  fortifiées  de  l'autorité  de  la  France, 
surent  les  contenir  au-delà,  et  le  mont  Comagène,  poste  avancé  de 
la  Hunnie  du  côté  des  populations  teutoniques,  reçut  en  langue  ger- 
înaine  le  nom  de  Cliunberg,  qui  signifiait  montagne  des  Huns. 

Tandis  que  les  Avars  se  retrempaient  dans  ces  luttes  contre  un 
peuple  belliqueux  et  recouvraient  peu  à  peu  leur  ancienne  énergie, 
une  grande  révolution  venait  de  s'opérer  dans  l'empire  gallo-frank. 
La  race  de  Mérovée,  descendue  du  trône  par  degrés,  était  allée  finir 


CHARLEMAGNE    ET    LES    HUNS.  773 

au  fond  des  cloîtres,  ces  sépulcres  que  les  mœurs  du  temps  ouvraient 
aux  princes  incapables  de  régner  et  aux  royautés  déchues.  L'héroï- 
que lignée  des  maires  du  palais  d'Austrasie  avait  passé  de  la  sou- 
veraineté de  fait  sur  tout  l'empire  frank  h  la  souveraineté  de  droit 
par  la  proclamation  et  le  couronnement  de  Pépin  le  Bref,  et  cet  em- 
pire, suivant  en  quelque  sorte  dans  sa  progression  les  destinées  d'une 
seule  famille,  s'était  accru  en  même  temps  qu'elle  et  successivement 
de  Pépin  d'Héristal  à  Charles-Martel,  de  Charles-Martel  à  Pépin  le 
Bref.  Quand  celui-ci  mourut  en  768,  son  fils  Charlemagne  se  trou- 
vait déjà  le  plus  puissant  monarque  de  la  chrétienté.  Ce  fut  lui  qui 
mit  le  comble  à  la  grandeur  de  la  France  et  à  l'élévation  de  sa  mai- 
son. Vers  l'an  780,  l'empiré  s'étendait  en  longueur  de  l'Èbre  à  la 
Vistule,  en  largeur  de  l'Océan  jusqu'à  l'Adriatique,  et  de  la  Baltique 
aux  montagnes  de  la  Bohême,  embrassant  dans  son  sein  l'Espagne 
septentrionale,  l'ancienne  Gaule  romaine,  presque  toute  l'Italie,  le 
Frioul,  laCarinthie,  l'Alemanie,  laThuringe,  la  Bavière,  la  Saxonie, 
et  les  pays  slaves  limitrophes  soit  de  la  Baltique  soit  des  monts  Su- 
dètes.  Les  habitans  de  ces  vastes  contrées  étaient,  ou  sujets  directs 
incorporés  au  territoire  de  la  France,  ou  peuples  vassaux  faisant 
partie  de  son  empire  sous  le  gouvernement  de  leurs  chefs  particu- 
liers, de  sorte  que  la  Hunnie,  si  reculée  qu'elle  fût  vers  l'orient  de 
l'Europe,  se  trouvait  doublement  voisine  des  Franks,  qui  la  resser- 
raient dans  leurs  possessions  comme  dans  les  branches  d'un  étau, 
d'un  côté  par  la  Bavière  et  la  Thuringe,  de  l'autre  par  l'Italie  et  le 
duché  de  Frioul,  son  annexe. 

Charlemagne  à  ce  moment  avait  fait  taire  tous  ses  ennemis, 
excepté  deux  (il  est  vrai  qu'ils  étaient  dignes  de  ce  nom) ,  les  Saxons, 
vassaux  mal  soumis  dont  les  révoltes  étaient  périodiques,  et  l'em- 
pire romain  d'Orient,  appelé  plus  communément  l'empire  grec,  qui 
cherchait  à  recouvrer  en  Italie,  tantôt  par  la  guerre,  tantôt  et  le  plus 
souvent  par  l'intrigue,  le  territoire  et  les  droits  qu'il  y  avait  perdus. 
C'étaient  deux  causes  d'agitations  perpétuelles  aux  deux  extrémités 
de  l'empire  frank.  On  donnait  alors  le  nom  de  Saxonie  à  toute  la  lar- 
geur de  l'Allemagne  actuelle  entre  l'Océan  germanique  et  les  mon- 
tagnes de  Bohême,  et  à  sa  longueur  entre  la  Baltique  et  le  Rhin, 
non  pas  que  les  tribus  de  race  saxonne  occupassent  tout  ce  pays, 
mais  parce  qu'elles  le  dominaient,  parce  qu'elles  avaient  réuni  pres- 
que tous  les  peuples  germains  du  nord,  et  même  plusieurs  peuples 
slaves,  dans  une  confédération  dont  elles  étaient  l'âme,  et  à  qui 
elles  faisaient  partager,  avec  leur  aversion  contre  les  Franks,  leurs 
elïbrts  incessans  pour  en  secouer  le  joug.  La  confédération  saxonne 
était  flanquée  à  l'ouest  et  le  long  de  l'Océan  par  la  petite  nation  des 
Frisons,  au  nord  et  le  long  de  la  Baltique  par  celle  des  Danois,  et 
à  l'est  par  les  tribus  sorabes  et  vendes  des  bords  de  l'Elbe  supé- 


71h  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

rieur,  qui  toutes,  sans  en  être  membres  nominalement,  faisaient  au 
fond  cause  commune  avec  elle,  et  la  secondaient  de  leurs  armes 
quand  elle  en  avait  besoin.  Plus  à  l'est  encore,  la  Bavière,  vassale  de 
la  France,  mais  vassale  longtemps  réfractaire,  flottait  incertaine  au 
gré  des  chances  de  la  guerre,  tandis  que  la  Tliuringe,  partie  inté- 
grante de  l'empire  frank,  se  débattait  encore  sourdement  sous  la 
main  de  ses  maîtres.  Arrière-ban  de  la  Germanie  barbare  et  païenne, 
qui  menaçait  d'une  nouvelle  invasion  les  contrées  du  midi  soumises 
à  des  Germains  devenus  chrétiens  et  civilisés,  les  Saxons  se  mon- 
traient animés  d'une  double  passion  de  conquête  et  de  fanatisme 
religieux.  En  vain  les  Franks,  conduisant  de  front  à  leur  tour  la 
religion  chrétienne  et  la  guerre,  forçaient  les  Saxons  vaincus  à  se 
faire  baptiser  et  à  recevoir  des  prêtres  parmi  eux  :  les  Saxons,  au 
premier  rayon  d'espoir,  relevaient  la  colonne  d'Irmin,  l'idole  des 
vieux  Germains,  et  massacraient  leurs  prêtres  chrétiens.  Le  pillage 
de  la  rive  gauche  du  Rhin  était  l'accompagnement  ordinaire  de  ces 
insurrections  religieuses.  Le  sort  avait  donné  pour  chef  aux  Saxons 
un  barbare  habile  et  heureux  qui  balança  quelque  temps  la  fortune  de 
Charlemagne,  Witikind,  l'Arminius  de  ce  dernier  âge  de  la  Germanie. 

Le  second  ennemi  de  Charlemagne,  l'empire  grec,  avait  alors  à  sa 
tête  une  femme,  mais  une  femme  de  génie,  l'impératrice  Irène, 
mère  et  tutrice  du  jeune  empereur  Constantin  \'I,  surnommé  Por- 
phyrogénète.  Autant  Witikind  déployait  d'audace  et  d'activité  guer- 
rièi^e  pour  retarder  le  progrès  des  Franks  dans  le  nord  de  l'Europe, 
autant  l'impératrice  Irène  montrait  d'adresse  à  leur  créer  des  em- 
barras en  Italie.  Les  Franks  n'étaient  arrivés  à  la  domination  de  ce 
pays  que  par  la  faute  des  empereurs  grecs,  ennemis  du  culte  des 
images,  Léon  l'Iconomaque  et  Constantin  Copronyme,  dont  le  fana- 
tisme follement  persécuteur  força  les  possessions  grecques  de  la 
Haute -Italie  à  se  rendre  indépendantes  de  l'empire  d'Orient,  et 
l'église  romaine  à  se  séparer  de  l'église  grecque.  Tandis  que  les 
villes  de  l'exarchat  et  de  la  pentapole,  groupées  autour  de  la  pa- 
pauté, cherchaient  à  se  constituer  en  état  libre,  les  rois  lombards, 
profitant  de  leur  faiblesse,  avaient  voulu  les  asservir  et  menaçaient 
Rome  et  le  pape  lui-même.  C'est  alors  que  Pépin,  puis  Charle- 
magne avaient  passé  les  Alpes  à  l'appel  du  pape  et  des  Italiens, 
que  le  roi  Didier,  renversé  du  trône  des  Lombards,  avait  été  jeté 
clans  un  cloître,  que  le  trône  lui-même  avait  suivi  ce  roi  dans  sa 
chute,  et  qu'un  nouveau  royaume  d'Italie,  placé  sous  la  suprématie 
de  la  France,  avait  été  fondé  par  Charlemagne  en  faveur  de  son 
second  fds  Pépin. 

Les  anciennes  possessions  grecques  de  la  Haute-Italie,  réunies 
à  la  ville  de  Rome,  formèrent  dès  lors,  sous  le  nom  de  patri- 
moine de  saint  Pierre,   un  petit  état  dont  le  pape  était  le  chef, 


CHARLEMAGNE    ET    LES   HUNS.  775 

en  vertu  d'une  donation  faite  par  Pépin  et  confirmée  par  Cliarle- 
magne.  Cependant  l'empire  grec  possédait  encore  une  portion 
de  l'Italie  méridionale,  et  les  ducs  de  Spolète  et  de  Eénévent,  liés 
à  l'ancienne  monarchie  lombarde,  se  montraient  disposés  à  faire 
cause  commune  avec  lui  pour  rétablir  la  presqu'île  dans  son  ancien 
état  politique.  C'était  là  en  effet  l'ambition  d'Irène,  qui  avait  fait  de 
Constantinople  un  centre  d'intrigues  dont  les  fds  se  croisaient  sur 
toute  l'étendue  de  l'Italie  et  passaient  même  par-dessus  les  Alpes. 
Lombards,  Bénéventins,  Italiens  ruinés  par  la  guerre  ou  froissés 
par  un  pouvoir  nouveau,  tous  les  vaincus,  tous  les  mécontens  por- 
taient là  leurs  espérances;  Adalgise,  fds  du  dernier  roi  lombard,  y 
sollicitait  publiquement  l'assistance  d'une  flotte  et  d'une  armée 
pour  venir  relever  le  trône  de  son  père,  et  l'impératrice  les  lui  pro- 
mettait, en  même  temps  qu'elle  faisait  demander  pour  son  propre 
fils  la  fdle  de  Charlemagne,  Rotrude,  qu'elle  se  réservait  de  refuser, 
si  le  roi  des  Franks  l'accordait.  L'astuce  proverbiale  des  Grecs  ne 
s'était  jamais  montrée  plus  habile  et  plus  menaçante  que  dans  la 
politique  d'Irène,  qui  tenait  en  échec  toute  la  puissance  de  Charle- 
magne en  l'empêchant  de  rien  consolider,  en  entretenant  parmi  les 
Lombards  leur  esprit  de  nationalité  et  de  vengeance  et  parmi  les 
mobiles  Italiens  le  vague  espoir  d'une  condition  meilleure.  Tout  le 
monde  attendait  donc  avec  la  même  anxiété,  quoique  avec  des  sen- 
timens  différens,  le  moment  où  une  flotte  romaine,  sous  le  pavillon 
des  césars  byzantins,  débarquerait  en  Italie  l'héritier  du  trqne  des 
Lombards. 

Si  les  Avars,  placés  entre  l'Italie  et  la  confédération  saxonne, 
étaient  entrés  de  bonne  heure  dans  ces  querelles,  en  se  portant  soit 
du  côté  des  Lombards,  soit  de  celui  des  Saxons,  la  guerre  pouvait 
changer  de  face,  ou  du  moins  devenir  indécise.  Il  eût  été  facile  à 
Didier  d'attirer  dans  le  parti  lombard  ce  peuple,  vieil  allié  d'Al- 
boïn  et  de  ses  successeurs;  mais  le  faible  Didier  n'y  songea  pas, 
ou,  s'il  y  songea,  il  remit  à  son  gendre,  Tassilon,  duc  de  Bavière, 
voisin  et  ennemi  des  Huns,  le  soin  de  décider  s'il  fallait  les  appeler 
ou  non.  C'était  un  triste  conseiller  pour  un  roi  sans  force,  et  un  bien 
frêle  soutien  pour  une  cause  à  moitié  perdue,  que  ce  duc  Tassilon, 
pusillanime  et  présomptueux,  inutile  à  ses  amis,  quand  il  ne  leur 
était  pas  funeste,  et  flottant  perpétuellement  entre  une  audace  déses- 
pérée et  un  abattement  sans  mesure.  Sorti  de  l'illustre  maison  des 
Agilolfmgs,  destinée  à  finir  avec  lui,  il  avait  la  vanité  de  sa  race  sans 
en  avoir  le  noble  orgueil.  Le  nom  de  vassal  lui  pesait;  la  sujétion, 
l'obéissance,  les  lois  de  la  subordination  féodale  lui  semblaient  des 
insultes  à  sa  dignité,  et,  ce  qui  eût  dû  alléger  pour  lui  le  fardeau 
du  devoir,  sa  parenté  avec  Charlemagne,  dont  il  était  le  cousin 
germain  par  sa  mère,  le  lui  rendait  plus  insupportable  en  ajoutant 


776  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

aux  liiimillations  du  souverain  les  tourmens  de  la  jalousie  domes- 
tique. On  le  voyait  donc  toujours  en  révolte  soit  de  parole,  soit  de 
fait.  Même  sans  vouloir  ou  pouvoir  la  guerre,  il  discutait  arrogam- 
ment  lés  ordres  de  son  seigneur,  il  le  méconnaissait.  Convoqué  en 
sa  qualité  de  vassal  aux  diètes  de  l'empire  frank,  il  refusait  de  s'y 
rendre,  et  quand  une  armée  franke  arrivait  pour  le  châtier,  toute 
cette  vanité  malade  s'évanouissait  en  fumée,  et  Tassilon,  à  genoux, 
sollicitait  de  Charlemagne  un  pardon  que  Charlemagne  accordait 
toujours.  Peut-être  que  cette  clémence,  un  peu  dédaigneuse  dans 
sa  forme,  mais  sincère  au  fond,  eût  fini  par  toucher  son  cœur,  sans 
le  mauvais  génie  que  le  sort  lui  avait  donné  pour  compagnon  de  sa 
vie  :  je  veux  parler  de  sa  femme  Liutberg,  fille  de  Didier  et  sœur 
de  cette  princesse  lombarde  que  Charlemagne  avait  épousée  et  ren- 
voyée au  bout  d'un  an. 

Liutberg  avait  vu  se  consommer  de  catastrophe  en  catastrophe  la 
ruine  de  sa  famille,  accomplie  par  la  main  des  Franks  et  dont  Char- 
lemagne recueillait  le  fruit  :  les  Lombards  dépossédés  de  l'Italie,  son 
père  jeté  du  trône  au  fond  d'un  cloître,  son  frère  exilé,  errant  à  tra- 
vers le  monde,  sa  sœur  déshonorée  par  un  divorce.  Elle  détestait 
donc  les  Franks  et  par-dessus  tout  leur  roi,  qu'elle  poursuivait  d'une 
haine  implacable.  Pour  se  venger  de  lui  pleinement,  ne  fût-ce  qu'un 
jour,  elle  eût  tout  sacrifié  sans  hésitation,  mari,  enfans,  sujets,  cou- 
ronne, elle-même  enfin.  La  passion  qui  l'animait  était  une  de  ces 
folies  de  férocité  que  les  cœurs  lombards  et  gépides  savaient  seuls 
nourrir  :  c'était  la  haine  d'Alboïn  contre  Cunimond,  de  Rosemonde 
contre  Alboïn.  11  y  avait  là  quelque  chose  de  monstrueux,  d'étranger 
à  la  nature  humaine,  qui  elTrayait  les  contemporains  eux-mêmes,  et 
ils  donnèrent  à  cette  femme  la  qualification  de  Liutberg  haïssable  de- 
vant Dieu.  Elle  avait  corrompu  à  ce  point  l'âme  de  son  faible  mari 
que,  malgré  des  sentimens  chrétiens  que  la  suite  montra  sincères, 
il  se  vantait  de  ne  prêter  serment  de  fidélité  au  roi  Charles  que  des 
lèvres  et  non  du  cœur,  et  qu'il  recommandait  à  ses  leudes  bavarois 
de  ne  se  point  croire  liés  plus  que  lui  par  les  sermons  qu'ils  avaient 
prêtés.  Habile  à  le  dominer  par  les  côtés  puérils  de  son  caractère, 
par  sa  prétention  à  tout  conduire,  à  être  tout,  elle  lui  présentait  les 
nombreux  pardons  du  roi  des  Franks  comme  des  outrages  plus  san- 
glans  que  son  inimitié  déclarée.  Sous  ces  excitations  incessantes, 
ïassilon  ne  rêvait  plus  que  complots  et  rébellions;  on  l'entendait 
s'écrier  avec  amertume  :  <(  Mieux  vaut  cent  fois  la  mort  qu'une  telle 
vie!  »  Tandis  que  d'un  côté  il  entretenait  des  correspondances  avec 
l'impératrice  Irène,  avec  le  duc  de  Bénévent,  avec  tous  les  mécon- 
tesîs  italiens  au  profit  d'Adalgise,  de  l'autre  il  excitait  les  Saxons, 
et  se  faisait  le  confident  ou  le  complice  des  assassins  qui  en  Thu- 
ringe  ou  ailleurs  conspiraient  contre  les  jours  du  roi.  L'insensé  Tas- 


CHARLEMAGNE    ET   LES   HUNS.  777 

silon,  ivre  de  son  importance,  se  voyait  déjà  l'arbitre  du  monde  et 
le  libérateur  des  Germains  opprimés. 

Tel  était  l'état  des  choses  dans  l'Europe  occidentale  et  celui  des 
esprits,  quand  Gharlemagne,  en  782,  convoqua  à  Paderborn,  près 
des  sources  de  la  Lippe,  une  diète  de  ses  vassaux  d'outre-Rhin. 
L'Allemagne  était  dans  une  assez  grande  fermentation;  de  sourdes  ru- 
meurs couraient  sur  la  réapparition  de  Witikind  en  Saxonie  et  sur 
les  préparatifs  cachés  des  AVestphaliens.  On  s'attendait  à  une  reprise 
d'armes  pour  la  saison  d'été  qui  allait  s'ouvrir;  mais,  contre  toute 
prévision,  la  diète  fut  nombreuse  et  pacifique  :  aucun  des  chefs 
saxons  n'y  manqua,  Witikind  excepté,  et  ils  n'eurent  pour  le  roi 
des  Franks  que  des  protestations  de  fidélité  et  de  respect.  Sigefrid 
lui-même,  ce  roi  de  Danemark  qui  donnait  ordinairement  asile  dans 
ses  états  à  Witikind  fugitif,  envoya  ses  ambassadeurs  à  la  diète,  où 
leur  présence  ne  causa  pas  un  médiocre  étonnement.  La  surprise  fut 
plus  grande  encore  lorsqu'on  vit  arriver  les  ambassadeurs  d'un  peuple 
qui  n'avait  jamais  paru  aux  plaids  des  Franks,  et  qu'au  costume  de 
ses  représentans,  à  leurs  armes,  à  leui's  cheveux  tressés  tombant  en 
longues  nattes  le  long  de  leur  dos ,  on  reconnut  être  le  peuple  des 
Huns.  Ces  hommes  venaient  au  nom  du  kha-kan  et  du  jugurre  ou 
ouïgour,  leurs  deux  magistrats  suprêmes,  entretenir  le  roi  Charles 
des  différends  qui  avaient  existé  et  existaient  toujours  entre  eux  et 
les  Bavarois  sur  la  fixation  de  leur  frontière  occidentale.  C'était  là 
l'objet  ostensible  de  leur  mission.  Suivant  toute  vraisemblance,  ils 
en  avaient  un  autre  secret  :  ils  venaient,  comme  les  envoyés  du  roi 
Sigefrid,  observer  ce  qui  se  passerait  à  la  diète,  sonder  le  terrain  et 
se  concerter,  s'il  le  fallait,  pour  quelque  alliance  avec  les  ennemis 
des  Franks.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  leur  liaison  politique  avec 
la  Bavière  data  de  cette  époque.  Ils  exposèrent  en  jmblic  leurs  droits 
ou  leurs  prétentions  à  la  frontière  de  l'Ens.  ((  Charles,  disent  les 
historiens,  les  écouta  avec  bonté,  leur  répondit  prudemment  et  les 
congédia.  » 

La  diète  ne  fut  pas  plus  tôt  terminée,  Gharlemagne  et  ses  vassaux 
germains  n'eurent  pas  plus  tôt  regagné  chacun  son  pays,  que  les 
assurances  de  paix  commencèrent  à  se  démentir.  Les  Slaves  des 
bords  de  l'Elbe  et  de  la  Sala  firent  des  courses  en  Thuringe,  et  les 
Frisons  se  soulevèrent.  Une  armée  franke  partit  contre  ces  derniers 
sous  la  conduite  du  comte  Theuderic;  mais  pendant  qu'elle  suivait 
sans  trop  de  précaution  la  route  qui  longeait  le  mont  Suntal,  dans 
la  vallée  du  Weser,  elle  fut  assaillie  par  une  multitude  innombrable 
de  Saxons  ayant  Witikind  à  leur  tête.  L'armée  franke  n'était  point 
sur  ses  gardes,  elle  fut  rompue,  enveloppée,  ])resque  détruite  :  c'était 
l'histoire  des  légions  de  Varus  dans  le  guet-apens  de  Teutobourg; 
mais  le  vengeur  ne  se  fit  pas  attendre.  Gharlemagne  lui-môme  entra 


778  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

en  campagne,  et  son  approche,  qui  jetait  toujours  l'épouvante,  suffit 
pour  disperser  les  troupes  saxonnes  victorieuses.  Bientôt  il  vit  accou- 
rir vers  lui  toutes  tremblantes  les  principales  tribus  avec  leurs  chefs  : 
elles  protestaient  à  qui  mieux  mieux  de  leur  innocence,  rejetant 
toute  la  faute  sur  Witikind,  qui  venait  de  regagner  son  asile  en  Dane- 
mark. «Witikind  s'est  sauvé,  répondit  froidement  le  roi  des  Franks; 
mais  ses  complices  sont  ici,  et  je  vous  dois  une  leçon  que  pour  votre 
bien  j'ai  trop  longtemps  difi'érée.  »  On  choisit  parmi  ceux  qui  se 
trouvaient  là  quatre  mille  cinq  cents  chefs  ou  soldats  qui  avaient  pris 
part  à  l'embuscade  du  Suntal,  on  leur  enleva  leurs  armes  et  on  leur 
trancha  la  tête  sur  les  bords  de  la  petite  rivière  d'Aire,  qui  se  dé- 
charge dans  le  Weser  :  la  rivière  et  le  fleuve  roulèrent  pendant  plu- 
sieurs jours  à  l'Océan  des  eaux  ensanglantées  et  des  cadavres.  Cette 
elTroyable  leçon  n'était  pas  faite  pour  calmer  les  Saxons,  qui  repri- 
rent la  guerre  avec  fureur;  mais  trois  grandes  batailles  gagnées  suc- 
cessivement par  Gharlemagne  les  épuisèrent  tellement  qu'ils  deman- 
dèrent la  paix.  Witikind  lui-même,  découragé  par  ses  revers,  déposa 
les  armes,  et,  se  rendant  en  France  sous  un  sauf-conduit  du  roi,  il 
l'alla  trouver  dans  sa  villa  d'Attigny  pour  lui  prêter  foi  et  hommage 
et  demander  la  grâce  du  baptême.  Gharlemagne  voulut  être  son 
parrain.  Witikind  et  ses  compagnons,  suivant  l'expression  de  nos 
vieilles  chroniques,  «  furent  donc  baptisés  et  reçurent  chrétienté;  » 
mais,  toujours  excessif  dans  ses  idées,  le  représentant  de  la  Germa- 
nie païenne,  l'éternel  agitateur  des  Saxons  se  fit  moine,  dit-on,  et 
par  des  austérités  sauvages  mérita  de  passer  pour  un  saint.  Ces  évé- 
nemens  se  succédèrent  coup  sur  coup.  Le  bonheur  inaltérable  qui 
accompagnait  Gharlemagne  dans  ses  entreprises  de  guerre  le  cou- 
vrait aussi  contre  les  complots  souterrains  :  une  conspiration  des 
chefs  thuringiens  contre  sa  vie  fut  découverte  et  punie  par  lui  sans 
trop  de  rigueur. 

Cependant  Tassilon  n'était  point  resté  inactif,  et  tandis  que  la 
Saxonie  se  faisait  battre,  il  travaillait  à  réveiller  la  guerre  en  Italie, 
où  le  fils  de  Gharlemagne,  encore  adolescent,  n'imposait  qu'à  demi 
aux  Lombards.  Irène  s'était  engagée  positivement  à  envoyer  dans 
l'Adriatique  une  flotte  et  une  armée  pour  aider  le  fils  de  Didier  à  re- 
lever le  trône  de  son  père.  Le  duc  de  Bénévent,  Hérigise,  avait  reçu 
d'elle,  en  signe  d'intime  alliance,  une  robe  de  patrice  avec  une  paire 
de  ciseaux  destinés  à  tondre,  suivant  l'usage  romain,  sa  longue  che- 
velure barbare;  les  Lombards  étaient  dans  l'attente,  et  les  Italiens 
partisans  des  Grecs  préparaient  déjà  leurs  trahisons.  Tassilon,  de 
son  côté,  avait  adressé  aux  Avars  une  ambassade  secrète  pour  les 
exhorter  à  se  joindre  à  lui;  mais  ceux-ci  se  montraient  indécis,  pré- 
textant l'incertitude  des  promesses  d'Irène,  et  peu  confians  d'ail- 
leurs dans  la  personne  de  Tassilon.  Le  mystère  n'était  point  une  des 


CHARLEMAGiNE    ET   LES   HUNS.  779 

vertus  du  duc  de  Bavière  ;  il  haïssait,  il  aimait,  il  conspirait  tout 
haut,  et  Charles,  informé  d'une  partie  de  ses  menées,  soit  par  le 
pape,  soit  par  les  Bavarois  eux-mêmes,  somma  son  cousin  de  se 
rendre  à  la  diète  des  Franks,  qui  devait  se  tenir  dans  la  ville  de 
Worms  au  printemps  de  l'année  787.  Quoique  la  sommation  eût  été 
faite  dans  toutes  les  formes,  Tassilon  n'y  obéit  point.  C'était,  d'a- 
près la  loi  féodale,  un  acte  de  félonie  et  une  déclaration  de  guerre. 
Charlemagne,  à  peine  la  diète  terminée,  entoura  la  Bavière  d'un 
cordon  de  soldats,  et  marcha  lui-même  vers  la  rivière  du  Lech  :  il  y 
trouva  le  vassal  réfractaire  plus  mort  que  vif,  humilié,  repentant, 
implorant  son  pardon  avec  larmes.  Telle  fut  la  campagne  du  rebelle 
Tassilon.  Charles  se  laissa  fléchir  encore  cette  fois;  il  reçut  de  lui, 
avec  le  bâton,  symbole  de  l'autorité  ducale,  un  nouveau  serment  de 
foi  et  hommage,  les  mains  de  Tassilon  placées  dans  les  siennes;  mais, 
pour  plus  de  garantie,  il  voulut  qu'on  ajoutât  au  serment  douze  otages 
choisis  parmi  les  plus  qualifiés  de  la  Bavière,  et  le  fils  du  duc  comme 
treizième.  Le  danger  avait  été  grand  pour  le  gendre  de  Didier,  et  la 
peur  encore  plus  grande  :  l'orage  passé,  il  n'y  songea  plus,  et  Liut- 
berg  aidant,  il  se  replongea  dans  les  intrigues  avec  plus  d'audace 
que  jamais. 

La  fortune  au  reste  semblait  le  favoriser.  La  flotte  grecque  met- 
tait réellement  à  la  voile,  le  midi  de  l'Italie  s'armait,  une  sourde 
agitation  se  propageait  dans  le  nord.  Il  revint  à  la  charge  près  du 
kha-kan  des  Avars,  à  qui  cette  fois  il  fit  partager  ses  espérances.  Un 
traité  fut  conclu  entre  eux,  par  lequel  le  kha-kan  s'engagea  à  en- 
voyer l'année  suivante  une  armée  en  Italie  et  une  autre  en  Bavière: 
celle-là  chargée  de  se  joindre  aux  Grecs,  celle-ci  destinée  à  pousser 
les  Bavarois,  qui  hésiteraient  sans  doute  à  se  déclarer  contre  les 
Franks.  L'impulsion  une  fois  donnée,  il  serait  facile  d'entraîner  la 
Tburinge  et  les  tribus  saxonnes,  encore  frémissantes.  Que  garantis- 
sait ou  que  promettait  ce  traité  aux  Huns,  qui  ne  faisaient  jamais 
rien  pour  rien?  On  ne  le  sait  pas  positivement,  mais  on  peut  sup- 
poser avec  quelque  raison  que  la  Bavière  leur  abandonnait  cette 
frontière  de  l'Eus  qui  leur  tenait  tant  au  cœur;  ils  avaient  aussi  l'es- 
poir d'un  grand  butin  à  prélever,  soit  sur  les  amis,  soit  sur  les  en- 
nemis. Cette  idée  de  contraindre  la  Bavière  à  la  guerre  contre  les 
Franks  par  une  poussée  des  Avars  appartenait,  selon  toute  appa- 
rence, à  Liutberg,  et  dénotait  les  fureurs  impuissantes  d'une  femme; 
mais  elle  fut  peu  du  goût  des  nobles  bavarois,  dont  on  se  jouait 
ainsi  outrageusement.  Les  uns,  par  scrupule  religieux,  car  ils  re- 
gardaient comme  une  impiété  l'alliance  de  leur  duc  avec  ces  païens 
contre  le  protecteur  de  l'église,  d'autres  par  scrupule  de  fidéhté  poli- 
tique, car  ils  avaient  juré  foi  et  hommage  au  roi  Charles,  et  ils  te- 
naient à  leur  serment,  d'autres  enfin  par  admiration  pour  ce  grand  roi, 


780  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

dont  le  joug  leur  paraissait  plus  acceptable  à  des  hommes  que  celui 
d'un  vieillard  aveuglé  et  d'une  femme,  adressèrent  des  remontrances 
à  Tassilon;  mais  celui-ci  ne  les  accueillait  que  par  son  refrain  accou- 
tumé :  «  Mieux  vaut  la  mort  qu'une  telle  vie  !  »  A  ceux  qui  lui  par- 
laient de  leurs  sermens,  il  répétait  ce  qu'il  leur  avait  déjà  dit  bien 
des  fois,  que  ces  sermens-là  ne  se  prêtaient  que  de  bouche,  et  lais- 
saient libre  le  fond  du  cœur.  On  lui  objecta  aussi  les  douze  otages 
et  son  propre  fils  qu'il  avait  livrés  naguère  à  Charlemagne;  mais  à 
ces  mots  il  s'écria  avec  colère  :  «  J'aurais  six  fils  entre  les  mains  de 
cet  homme,  que  je  les  sacrifierais  tous  les  six  plutôt  que  de  tenir  mon 
exécrable  serment!  »  Les  leudes  bavarois,  qui  purent  trouver  mau- 
vais qu'on  fît  si  bon  marché  de  leur  vie,  dénoncèrent  secrètement 
Tassilon  au  roi,  promettant  de  fournir  en  temps  et  lieu  des  preuves 
de  leur  accusation.  Il  se  joignait  à  ces  intrigues  patentes  certaines 
trames  ténébreuses  qu'on  ne  connaît  pas  bien,  et  qui  intéressaient 
les  jours  du  roi  :  tout  lui  fut  révélé.  Le  plus  profond  secret  fut  gardé 
sur  cette  affaire,  et  au  printemps  de  l'année  788,  Charlemagne  con- 
voqua Tassilon  dans  sa  villa  d'Ingelheim,  sur  les  bords  du  Rhin, 
comme  s'il  se  fût  agi  d'une  diète  ordinaire. 

L'étonnement  du  duc  fut  grand  à  Ingelheim,  lorsqu'il  s'aperçut 
qu'il  comparaissait  devant  un  tribunal  destiné  à  le  juger,  et  qu'il 
avait  pour  accusateurs  ses  propres  sujets.  Ses  complots  de  tout 
genre  et  ses  crimes  contre  son  seigneur  furent  déroulés  l'un  après 
l'autre  avec  les  circonstances  et  les  preuves;  mais  les  débats  ne 
furent  pas  longs.  Accablé  par  l'évidence,  le  malheureux  avoua  tout: 
intrigues  en  Grèce  et  en  Italie,  complot  contre  la  vie  du  roi,  provo- 
cation à  la  félonie  vis-à-vis  de  ses  leudes,  alliance  avec  les  Huns.  Le 
traité  conclu  entre  lui  et  ces  païens  pour  la  ruine  de  la  chrétienté 
indigna  sans  doute  l'assemblée  à  l'égal  des  attentats  prémédités 
contre  Charlemagne,  et  Tassilon,  traître  à  Dieu  non  moins  qu'au 
roi,  fut  condamné  à  mort  d'une  voix  unanime.  Charlemagne  fut  le 
seul  qui  inclina  pour  la  clémence,  et  parce  qu'il  connaissait  la  fai- 
blesse de  cet  homme,  et  parce  qu'il  ne  voulait  pas  verser  le  sang 
d'un  membre  de  sa  famille.  Comme  Tassilon  restait  muet  et  stupide 
sous  le  poids  de  la  sentence  des  juges,  Charles  lui  demanda  avec 
émotion  ce  qu'il  voulait  faire  :  «  Tassilon,  lui  dit-il,  quel  est  ton 
projet?  —  Etre  moine  et  sauver  mon  âme,  »  répondit  celui-ci  d'une 
voix  brève.  Il  ajouta  après  un  moment  de  silence  :  «  Accorde-moi 
la  faveur  de  ne  paraître  point  devant  cette  diète  ni  devant  le  peuple 
avec  la  tète  rasée;  qu'on  ne  me  coupe  les  cheveux  qu'au  monastère.  » 
Liutberg,  restée  en  Bavière,  ignorait  les  événemens  d'Ingelheim. 
Avant  qu'elle  en  pût  être  informée,  des  émissaires  du  roi  s'assurè- 
rent de  sa  personne,  de  ses  enfans  et  du  trésor  ducal;  le  tout,  em- 
barqué sur  le  Danube ,  fut  amené  sans  encombre  à  Ingelheim.  La 


CHARLEMAGNE    ET    LES    HUNS.  781 

fière  Lombarde  subit  le  même  sort  que  son  mari,  la  réclusion  monas- 
tique, et  son  front  se  courba  sous  le  même  linceul  qui  avait  enseveli 
sa  mère.  Tassilon,  enfermé  d'abord  dans  le  couvent  de  Saint-Goar, 
près  de  Rhinsfeld,  fut  ensuite  transféré  à  Lauresheim,  puis  à  Ju- 
miége;  ses  deux  fils,  Theudon  et  ïheudebert,  prirent  comme  lui 
l'habit  de  moine,  ses  deux  filles  le  voile  des  religieuses.  L'aînée  fut 
recluse  dans  l'abbaye  de  Chelles,  dont  Gisèle,  sœur  de  Charlemagne, 
était  abbesse,  l'autre  dans  celle  de  Notre-Dame  de  Soissons.  Le  tré- 
sor des  ducs  de  Bavière  alla  grossir  celui  des  Franks,  et  le  pays, 
réuni  au  territoire  de  la  France,  reçut  des  gouverneurs  royaux,  qua- 
lifiés de  comtes  ou  de  préfets.  Ainsi  toutes  les  vieilles  souverainetés 
de  l'Europe,  rois  lombards,  ducs  d'Aquitaine,  ducs  saxons,  ducs  ba- 
varois, descendaient  l'une  après  l'autre  dans  le  sépulcre  ouvert  aux 
rois  mérovingiens.  Du  sein  de  cette  mort  anticipée,  le  monde  des 
temps  passés  voyait  s'élever  les  nouveaux  temps,  et  les  peuples  de 
l'Europe,  emportés  par  un  mouvement  irrrésistible,  marcher  sur  les 
pas  d'une  même  famille  à  des  destinées  inconnues. 

On  eût  pu  croire  les  Avars  éclairés  ou  découragés  par  la  chute  de 
Tassilon;  il  n'en  fut  rien  :  le  kha-kan  avait  mis  toutes  ses  troupes 
sur  pied;  lui  et  son  peuple  avaient  compté  sur  un  butin  qu'ils  ne 
voulaient  pas  perdre,  et  suivant  le  traité  l'ait  avec  le  duc  de  Bavière, 
une  armée  descendit  en  Italie  vers  le  milieu  de  l'année  788.  Elle 
attendit  dans  le  Frioul,  et  tout  en  pillant  suivant  son  usage,  que  la 
flotte  partie  de  Constantinople  eût  débarqué  en  Italie  Adalgise  et  les 
auxiliaires  grecs.  La  flotte,  selon  ce  qui  avait  été  convenu,  devait 
les  déposer  sur  la  côte  de  Ravenne  ou  dans  le  golfe  de  Trieste;  elle 
les  transporta  sur  la  pointe  méridionale  de  l'Italie,  où  ils  n'eurent 
rien  à  faire.  En  effet,  le  duc  de  Bénévent,  Hérigise,  étant  mort  subi- 
tement, sa  veuve  avait  fait  la  paix  avec  Charlemagne  dans  l'intérêt 
de  son  fils  Giimoald,  et  quand  les  Grecs  voulurent  pénétrer  dans 
l'intérieur  de  la  presqu'île,  les  Bénéventins  leur  barrèrent  le  chemin. 
L'armée  franke,  aidée  de  ces  nouveaux  alliés,  mit  en  déroute  les 
troupes  d'Irène.  Les  Lombards,  dont  l'attitude  avait  été  suspecte 
ou  nettement  hostile  au  nord  de  l'Italie,  rentrèrent  bientôt  dans  le 
devoir,  et  les  Franks,  tombant  vigoureusement  sur  les  Huns,  en 
débarrassèrent  le  Frioul.  Cet  échec  n'empêcha  pas  le  kha-kan  d'en- 
voyer en  Bavière  sa  seconde  armée,  qui  fut  également  battue.  Deux 
généraux  franks,  Graharaan  et  Odoacre,  prenant  le  commandement 
des  troupes  bavaroises,  vinrent  attendre  les  Huns  sur  la  rive  gauche 
de  rips,  et  défendirent  si  bien  le  passage  de  cette  rivière,  que  le  kha- 
kan  se  retira  avec  plus  de  dix  mille  hommes  tués  ou  noyés.  Une  troi- 
sième armée,  reprenant  l'offensive,  vint  encore  se  faire  battre.  Il  y 
avait  eu  de  la  part  des  Huns  agression  évidente  et  gratuite,  attaque 
€n  pleine  paix,  violation  du  droit  des  gens  :  Charlemagne  résolut 


782  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

d'en  tirer  vengeance.  Le  kha-kan  et  le  oiiïgour  eurent  beau  envoyer 
une  ambassade  à  la  diète  de  Worms,  au  printemps  de  l'année  790, 
pour  donner  des  explications  et  prévenir  la  guerre,  s'il  se  pouvait  : 
Cbarlemagne  traita  durement  leurs  envoyés.  Après  avoir  entretenu 
la  diète  a  de  l'intolérable  malice  dont  cette  nation  faisait  preuve 
contre  le  peuple  de  France  et  contre  l'église  de  Dieu  »  et  de  la  né- 
cessité de  lui  infliger  un  châtiment  exemplaire,  il  s'occupa  des  pré- 
paratifs d'une  expédition  sérieuse,  et  qu'il  supposait  devoir  être 
longue,  échelonnant  des  corps  d'armée  sur  le  Pdiin  et  au-delà  du 
Rhin,  et  réunissant  de  tous  côtés  des  armes  et  des  vivres.  Jamais, 
disent  les  historiens,  on  n'avait  vu  de  tels  approvisionnemens,  et 
jamais  ce  roi,  qui  mettait  au  premier  rang  des  qualités  guerrières  la 
maturité  des  plans  et  la  prévoyance,  n'en  avait  montré  davantage. 

L'annonce  d'une  expédition  prochaine  contre  les  Avars  produisit 
dans  toute  la  Gaule  une  émotion  de  curiosité  qui  n'était  pas  exempte 
d'inquiétude.  De  tant  de  guerres  que  Charlemagne  avait  accomplies 
dans  toutes  les  parties  de  l'Europe,  aucune  peut-être  n'avait  excité 
au  même  point  que  celle-ci  les  puissances  de  l'imagination.  Ici  le 
pays  et  la  nation  étaient  complètement  inconnus,  et  ce  qu'on  en  ap- 
prenait par  les  livres  contemporains  répandus  en  Occident,  c'est  que 
les  Avars  étaient  un  peuple  de  sorciers  qui  avait  mis  en  déroute, 
par  des  artifices  magiques,  l'armée  de  Sigebert,  époux  de  Brunehaut, 
et  qui  avait  failli  prendre  d'assaut  Constantinople,  —  une  race  de 
païens  pervers  dont  la  rage  s'attaquait  avant  tout  aux  monastères 
et  aux  églises.  Les  érudits  qui  connaissaient  la  filiation  des  Huns  et 
des  Avars  en  disaient  un  peu  davantage.  Confondant  le  passé  et  le 
présent  et  attribuant  la  même  histoire  aux  deux  branches  collaté- 
rales des  Huns,  ils  racontaient  les  dévastations  d'Attila,  fléau  da 
Dieu,  et  sa  campagne  dans  les  Gaules.  A  ce  nom,  que  la  tradition 
prétendait 'bonnaître  mieux  encore  que  l'histoire,  les  récits  deve- 
naient inépuisables,  car  il  était  écrit  en  caractères  de  sang  dans  les 
chroniques  des  villes  et  dans  les  légendes  des  églises.  Metz  parlait 
de  son  oratoire  de  Saint-É tienne,  resté  seul  debout  au  milieu  des 
flammes  allumées  par  Attila;  Paris  rappelait  sainte  Geneviève, 
Orléans  saint  Agnan,  Troyes  saint  Loup;  Reims  montrait  les  cada- 
vres décollés  de  Nicaise  et  d'Eutropie;  Cologne,  les  ossemens  accu- 
mulés des  onze  mille  compagnes  d'Ursule.  Qui  n'avait  pas  ses  mar- 
tyrs et  ses  ruines? 

C'était  dans  ces  narrations  colorées  par  la  poésie  des  âges  que  se 
déployait  le  savoir  des  clercs.  Les  gens  de  guerre,  les  poètes  mon- 
dains, les  femmes  surtout,  puisaient  de  préférence  dans  une  autre 
source  de  traditions,  dans  ces  chants  épiques  en  idiome  teuton  dont 
Attila  était  un  des  héros,  qui  se  répétaient  partout,  et  auxquels 
Charles  lui-même  venait  de  donner  une  nouvelle  vogue  en  les  réu- 


CHARLEMÂGNE   ET    LES   HUNS.  783 

nissant.  C'est  là  qu'on  étudiait  de  préférence  la  vie  du  terrible  con- 
quérant, ses  amours,  ses  femmes,  sa  mort  tragique  des  mains  d'une 
jeune  fille  germaine  la  nuit  de  leurs  noces.  Comment  cette  poésie 
amoureuse  se  mêlait-elle  à  la  légende?  Simplement  et  sans  apprêt, 
comme  nous  le  font  voir  quelques  restes  de  la  littérature  du  temps. 
«  Le  grand  roi  Charles,  dit  le  moine  saxon  poète  et  historien  de 
Charlemagne,  avait  hâte  de  rendre  aux  Huns  ce  qu'ils  méritaient. 
En  effet,  tant  que  cette  nation  fut  florissante  et  dominatrice  des 
autres,  elle  ne  cessa  de  faire  du  mal  aux  Franks,  témoin  Saint- 
Étienne  de  Metz  et  tant  d'autres  églises  livrées  à  l'incendie,  jusqu'au 
jour  où  son  roi  Attila,  frappé  mortellement  par  une  femme,  fut 

envoyé  au  fond  du  Tartare C'était  dans  le  cours  d'une  nuit 

paisible,  quand  tous  les  êtres  animés  sont  ensevelis  dans  le  repos; 
lui-même  dormait  accablé  de  vin  et  de  sommeil,  mais  sa  cruelle 
épouse  ne  dormait  point;  l'aiguillon  de  la  haine  la  tenait  éveillée,  et, 
reine,  elle  osa  accomplir  sur  le  roi  un  attentat  horrible.  11  est  vrai 
qu'elle  vengeait  par  ce  meurtre  le  crime  de  son  père  assassiné  par 
son  époux.  Depuis  lors  la  puissance  des  Huns  tomba  comme  par  un 
coup  du  ciel...  Les  défaites  infligées  aux  pères  et  les  outrages  faits 
aux  enfans  stimulaient  l'esprit  du  roi  Charles,  qui  gardait  au  fond  de 
sa  mémoire  les  monumens  des  vieilles  colères.  » 

Les  préparatifs  de  la  guerre  durèrent  près  de  deux  ans,  et  quand 
Charlemagne  eut  réuni  en  Bavière  suffisamment  d'hommes,  de  che- 
vaux, d'approvisionnemens  de  tout  genre,  il  se  rendit  à  Ratisbonne, 
où  il  établissait  son  quartier-général;  la  reine  Fastrade  l'y  suivit. 
Les  épouses  de  Charlemagne  n'étaient  point,  comme  les  sultanes  de 
l'Orient,  des  femmes  amollies  dans  le  repos,  faibles  de  corps  et  d'âme 
et  destinées  à  vivre  et  à  mourir  sous  les  verrous  :  le  soldat  infati- 
gable voulait  des  compagnes  de  ses  travaux  et  des  mères  fécondes. 
Quand  ces  mérites  leur  manquaient,  son  cœur  se  détachait  d'elles,  et 
il  les  répudiait.  Fastrade,  qu'il  avait  épousée  en  785,  après  la  mort 
d'Hildegarde,  était,  malgré  les  défauts  d'un  caractère  dur  et  hau- 
tain, une  de  ces  femmes  qu'il  aimait,  une  confidente  et  parfois  une 
conseillère  utile  dans  les  rudes  labeurs  de  sa  vie.  Il  l'installa  donc  à 
Ratisbonne  avec  les  trois  filles  qu'elle  lui  avait  données  et  qui  étaient 
de  jeunes  enfans,  et  celles  plus  nombreuses  et  plus  âgées  qu'il  avait 
eues  de  ses  autres  épouses  et  de  ses  concubines.  Fastrade  les  soignait 
toutes  également,  sans  jalousie  comme  sans  prédilection,  exerçant 
leur  esprit  et  leurs  doigts  par  des  travaux  variés,  et  filant  au  milieu 
d'elles.  Charles  avait  voulu  que  son  fils  Louis,  roi  d'Aquitaine,  alors 
âgé  de  treize  ans,  assistât  aux  opérations  de  cette  guerre  et  y  fît  ses 
premières  armes.  Sous  le  léger  costume  aquitain,  que  son  père  ai- 
mait à  lui  voir  porter  comme  un  hommage  rendu  à  ses  sujets  d'ou- 
tre-Loire, on  le  voyait  cavalcader  au  milieu  des  Franks  bardés  de 


78^1  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

fer.  ((  Il  avait,  disent  les  historiens,  \m  petit  manteau  rond,  des  man- 
ches de  chemise  fort  amples,  des  bottines  où  les  éperons  n'étaient 
pas  liés  avec  des  courroies,  à  la  manière  des  Franks,  mais  enfoncés 
dans  le  haut  du  talon,  et  un  javelot  à  la  main.  )>  Le  jeune  Louis,  dans 
cet  équipage,  avait  un  air  à  la  fois  guerrier  et  gracieux.  Charles  lui 
ceignit  lui-même  son  baudrier  garni  de  l'épée  à  la  vue  des  troupes 
rangées  en  cercle,  et  cette  remise  solennelle  des  armes  est  ce  qu'on 
appela  plus  tard  ((  faire  chevalier,  »  Les  généraux  ayant  reçu  leurs 
ordres  et  chaque  corps  d'armée  sa  destination  particulière,  le  roi 
partit  pour  les  bords  de  l'Ens,  où  stationnait  la  division  qu'il  devait 
commander  en  personne. 

Le  plan  de  campagne  de  Charlemagne,  si  mûrement  préparé,  au 
dire  des  historiens ,  semble  avoir  devancé ,  par  la  hardiesse  et  la 
science  des  combinaisons,  le  génie  stratégique  moderne  (1).  Maître 
de  l'Italie  en  même  temps  que  de  la  Bavière,  il  prit  deux  bases  d'opé- 
rations, l'une  sur  le  Haut-Danube,  l'autre  sur  le  Pô.  Tandis  que  l'ar- 
mée de  France  attaquerait  la  Hunnie  de  front  par  la  grande  vallée 
qui  la  traverse,  l'armée  d'Italie,  sous  la  conduite  du  roi  Pépin,  de- 
vait franchir  les  Alpes  et  la  prendre  en  flanc  par  les  vallées  de  la 
Drave  et  de  la  Save.  L'armée  franke  était  partagée  elle-même  en 
deux  corps  destinés  à  agir  simultanément  sur  les  deux  rives  du  Da- 
nube. Charlemagne,  prenant  le  commandement  du  premier  corps, 
composé  des  Franks  proprement  dits,  des  Alemans  et  des  Souabes, 
devait  opérer  sur  la  rive  droite,  la  plus  importante  militairement, 
et  envahir  les  Pannonies;  le  second  corps,  composé  des  contingens 
saxons  et  frisons,  devait  suivre  les  chemins  tourmentés  et  resserrés 
de  la  rive  gauche  et  attaquer  le  cœur  de  la  Hunnie;  il  était  com- 
mandé par  deux  généraux  franks  d'un  grand  renom,  le  comte  Theu- 
deric  et  le  chambellan  Megenfrid.  Une  flottille  nombreuse,  portant 
les  approvisîonnemens  de  la  campagne  et  en  outre  les  contingens 
bavarois,  devait  descendre  le  fleuve  en  suivant  les  mouvemens  des 
deux  divisions  de  terre,  et  fortifier  l'une  ou  l'autre  au  besoin.  Pépin 
avait  reçu  l'ordre  d'arriver  sur  les  Alpes  à  la  fin  d'août  et  de  péné- 
trer immédiatement  dans  la  Pannonie  inférieure;  les  opérations  sur 
îe  Danube  étaient  fixées  à  la  première  semaine  de  septembre. 

De  leur  côté,  les  Avars  ne  s'endormaient  pas;  ils  avaient  profité  du 
répit  que  leur  laissait  Charlemagne  pour  réparer  ou  compléter  leur 
système  de  défense,  système  étrange  qui  ne  ressemble  à  aucun  autre, 

(1)  Il  est  curieux  de  comparer  le  plan  de  campagne  de  Charlemagne  avec  celui  que 
suivit  Napoléon  en  1805  dans  la  célèbre  campagne  d'Austerlitz.  La  similitude  est  frap- 
pante à  la  distance  de  tant  de  siècles^,  et  démontre  que  la  stratégie  est  bien  une  science 
dont  les  élémeus  principaux  sont  fournis  par  la  topographie;  mais  c'est  le  génie  de 
l'homme  de  guerre  qui  les  dégage,  les  combine  et  en  fait  pour  lui  des  instrumens  de 
victoire. 


CHARLEMAGNE    ET    LES   HUNS.  785 

et  qui  paraît  avoir  été  imaginé  plutôt  pour  arrêter  des  courses  de 
brigands,  telles  que  celles  des  Bulgares  et  des  Slaves,  que  pour  sou- 
tenir l'effort  de  grandes  années  organisées,  telles  que  celles  des 
Franks.  Nous  en  avons  une  description  curieuse,  quoique  un  peu 
obscure,  dans  les  récits  du  moine  de  Saint-Gall,  qui  la  tenait,  nous 
dit-il,  de  son  maître  Adalbert,  vieux  guerrier  qui  avait  accompagné 
le  comte  Gérold  et  ses  Souabes  dans  la  campagne  de  Hunnie.  Qu'on 
se  figure  neuf  grands  remparts  ou  enceintes  de  forme  à  peu  près  cir- 
culaire, et  rentrant  les  uns  dans  les  autres  de  manière  à  partager  le 
pays  en  zones  concentriques  depuis  sa  circonférence  jusqu'à  son 
milieu  :  c'étaient  les  fortifications  des  Avars.  Ces  enceintes,  appro- 
priées aux  difficultés  du  terrain,  se  composaient  d'une  large  haie, 
établie  d'après  le  procédé  suivant  :  on  enfonçait,  à  la  distance  de 
vingt  pieds  l'un  de  l'autre,  deux  rangées  parallèles  de  pieux  dont  la 
hauteur  était  aussi  de  vingt  pieds,  et  l'on  remplissait  l'intervalle  par 
une  pierre  très  dure  ou  une  sorte  de  craie  qui,  en  se  liant,  ne  formait 
qu'une  masse;  le  tout  était  revêtu  de  terre,  semé  de  gazon  et  planté 
d'arbustes  serrés  qui  par  leur  entrelacement  présentaient  une  haie 
impénétrable.  La  zone  laissée  entre  deux  remparts  contenait  les  villes 
et  les  villages,  disposés  de  façon  que  la  voix  humaine  pût  se  faire 
entendre  de  l'un  à  l'autre  pour  la  transmission  des  signaux.  Les  en- 
ceintes, qui  longeaient  d'ordinaire  le  lit  des  fleuves  et  les  pentes  des 
montagnes,  étaient  percées  de  loin  en  loin  par  des  portes  servant  de 
passage  aux  habitans.  Une  enceinte  prise,  ils  pouvaient  se  réfugier 
dans  la  suivante  avec  leurs  meubles  et  leurs  troupeaux,  sauf  à  se  re- 
tirer dans  la  troisième,  si  la  seconde  était  forcée.  D'une  enceinte  à 
l'autre,  on  pouvait  correspondre  au  moyen  de  la  trompette,  dont  les 
airs  variaient  selon  des  règles  convenues.  Le  nom  avar  de  ces  vastes 
clôtures  concentriques  nous  est  inconnu;  les  Germains  les  appelaient 
hring  ou  rÙKj,  c'est-à-dire  cercles.  Adalbert  affirmait  à  son  élève  que 
d'un  ring  à  l'autre  la  distance  était  à  peu  près  celle  du  chàte;;u  de 
Zurich  à  la  ville  de  Constance,  ce  qui  faisait  de  trente  à  quarante 
milles  germaniques.  Le  diamètre  de  ces  cercles  allait  en  se  rétrécis- 
sant à  mesure  qu'on  approchait  du  centre,  et  là  se  trouvait  le  ring 
royal,  que  les  Lombards  et  les  Franks  appelaient  aussi  campus,  camp, 
et  qui  renfermait  le  trésor  avec  la  demeure  des  souverains  de  la  Hun- 
nie. Il  était  situé  non  loin  de  la  Theiss,  et  au  lieu  où  l'on  suppose 
que  s'élevait  le  palais  d'Attila.  Aussi,  et  sans  trop  s'arrêter  aux  ob- 
scurités que  contiennent  la  description  du  moine  de  Saint-Gall  et 
surtout  ses  mesures,  on  s'aperçoit  que  Charlemagne  n'avait  pas  de 
minces  difficultés  à  vaincre  pour  arriver  au  cœur  du  pays  des  Huns. 
Ces  haies  couvertes  par  des  rivières  et  flanquées  de  montagnes,  sans 
offrir  l'obstacle  de  bonnes  murailles  crénelées,  arrêtaient  une  armée 

TOME    I.  50 


786  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

envahissante  à  chaque  pas  et  pouvaient  la  décourager,  et  le  Danube, 
qui  les  coupait  presque  toutes  par  le  milieu,  permettait  à  leurs  dé- 
fenseurs d'accourir  ou  de  faire  petraite  d'une  rive  à  l'autre. 

Cette  guerre  avec  le  peuple  d'Attila  prenait  aux  yeux  de  Charle- 
magne  un  caractère  essentiellement  religieux,  où  dominait  le  sou- 
venir du  passé  et  comme  une  idée  de  revanche  contre  le  fléau  de 
Dieu.  Il  voulut  y  préparer  son  armée  par  des  mortifications  et  des 
prières  propres  à  appeler  sur  elle  la  protection  spéciale  du  ciel.  Des 
litanies,  accompagnées  d'un  jeûne  général,  furent  célébrées  dans  le 
camp  des  Franks,  qui  présenta  pendant  trois  jours  le  spectacle  an- 
ticipé d'un  camp  de  croisés  sous  les  murs  de  Jérusalem  ou  d'An- 
tioche.  Charles  lui-même  nous  donne  la  description  de  la  pieuse  so- 
lennité dans  une  lettre  qu'il  adresse  des  bords  de  l'Eus  à  Fastrade, 
et  dont  voici  quelques  passages  : 

«  Charles,  par  la  grâce  de  Dieu,  roi  des  Franks  et  des  Lombards 
et  patrice  romain,  à  notre  chère  et  très  aimable  épouse  Fastrade 
leine. 

«  Nous  t'envoyons  par  cette  missive  un  salut  affectueux  dans  le 
Seigneur,  et  par  ta  bouche  nous  adressons  le  même  salut  à  nos  très 
douces  filles  et  à  nos  fidèles  résidant  près  de  toi.  Nous  avons  voulu 
t'informer  que,  le  Dieu  miséricordieux  aidant,  nous  sommes  sain 
et  sauf,  et  que  nous  avons  reçu  par  un  envoyé  de  notre  cher  fils 
Pépin  des  nouvelles,  qui  nous  ont  réjoui,  de  sa  santé,  de  celle  du 
seigneur  l'Apostolique,  et  de  nos  frontières  situées  de  ce  côté,  qui 
sont  paisibles  et  sûres. . .  Quant  à  nous,  nous  avons  célébré  les  litanies 
pendant  trois  jours,  à  partir  des  noues  de  septembre,  qui  étaient  le 
lundi,  continuant  le  mardi  et  le  mercredi,  afin  de  prier  la  miséri- 
corde de  Dieu  qu'elle  nous  concède  paix,  santé,  victoire  et  heureux 
voyage,  assistance,  conseil  et  protection  dans  nos  angoisses.  Nos  évê- 
ques  ont  ordonné  une, abstinence  générale  de  chair  et  de  vin,  excepté 
pour  ceux  qui  ne  la  pourraient  supporter  pour  causes  d'infirmité, 
âge  avancé  ou  trop  grande  jeunesse;  toutefois  il  a  été  établi  qu'on 
pourrait  se  racheter  de  l'abstinence  de  vin  pendant  ces  trois  jours, 
les  riches  en  payant  un  sou  par  jour,  les  autres  au  moyen  d'une  au- 
mône proportionnée  à  leurs  facultés,  ne  serait-elle  que  d'un  denier. 
Chaque  évêque  a  dû  dire  sa  messe  particulière  à  moins  d'empêche- 
ment de  santé;  les  clercs  sachant  la  psalmodie  avaient  à  chanter 
cinquante  psaumes  chacun,  et  pendant  la  procession  des  litanies  ils 
devaient  marcher  sans  chaussure.  Telle  fut  la  règle  dressée  par  nos 
évêques,  ratifiée  par  nous  et  exécutée  avec  l'assistance  de  Dieu.  Dé- 
libère avec  nos  fidèles  comment  vous  célébrerez  aussi  ces  mêmes 
litanies.  Tu  feras,  quant  au  jeûne,  ce  que  ta  faiblesse  te  permettra. 
Nous  nous  étonnons  d'ailleurs  de  n'avoir  reçu  de  toi,  depuis  notre 
départ  de  Ratisbonne,  ni  message  ni  lettre;  fasse  donc  que  nous 


CHARLEMAGNE    ET   LES   HUNS.  787 

soyons  mieux  informé  à  l'avenir  de  ta  santé  et  de  tont  ce  qu'il  te 
plaira  de  nous  apprendre.  Salut  encore  une  fois  dans  le  Seigneur.  » 
Charlemagne  passa  l'Ens,  et  traversa  sans  trouver  d'ennemis  la 
contrée  avoisinante  :  c'était  le  malheureux  pays  que  les  Huns  et  les 
Bavarois  s'étaient  disputé  si  longtemps,  et  dont  ils  avaient  fait  un 
désert.  La  rivière  d'Ips  n'arrêta  pas  sa  marche,  quoique  sans  doute 
le  pont  construit  jadis  par  les  Romains  eût  été  coupé;  la  forte  posi- 
tion de  Lemare,  aujourd'hui  le  Moelk,  ne  lui  opposa  point  de  résis- 
tance; ce  n'est  qu'à  l'approche  du  mont  Comagène  qu'il  aperçut  du 
mouvement,  des  bandes  armées  et  tous  les  signes  d'une  défense 
énergique.  Un  bras  des  Alpes  de  Stjrie,  projeté  vers  le  Danube,  ne 
laisse  entre  ses  escarpemens  et  le  fleuve  qu'un  étroit  défilé,  fameux 
dans  l'histoire  des  guerres  danubiennes,  le  défilé  du  mont  Kalen- 
berg,  alors  mont  Cettius.  Il  couvre  à  l'esfVindobona,  Vienne,  ville 
obscure  jadis,  devenue  importante  dans  les  derniers  temps  de  la 
domination  romaine,  où  on  la  voit  remplacer  l'antique  Carnuntum 
comme  métropole  de  la  Pannonie  supérieure.  En  avant  et  du  côté  de 
l'ouest,  le  défilé  est  couvert  lui-même  par  une  montagne  qui  en  pro- 
tège les  approches;  c'est  le  mont  Comagène,  dont  nous  avons  déjà 
parlé.  Un  château  établi  sur  cette  montagne  et  un  rempart  ou  haie 
fortifiée  interceptaient  la  route,  reliant  au  Danube  la  chaîne  du  Cet- 
tius, embarrassée  d'épaisses  forêts  et  ravinée  par  des  torrens.  Char- 
lemagne dut  faire  halte  pour  assiéger  régulièrement  le  rempart  et 
la  forteresse.  A  l'opposite  du  mont  Comagène,  de  l'autre  côté  du 
Danube,  descend  des  hauts  plateaux  de  la  Moravie  la  rivière  de 
Kamp,  sinueuse  et  profonde,  qui  se  jette  dans  le  fleuve  par  sa  rive 
gauche  :  les  Huns  en  avaient  fait  le  fossé  d'un  second  rempart,  qui 
formait  à  travers  le  Danube  la  continuation  du  premier  et  com- 
plétait le  barrage  de  la  vallée.  Le  rempart  de  la  Kamp  arrêta  le 
corps  d'armée  du  comte  Theuderic,  comme  celui  de  Comagène 
avait  arrêté  Charlemagne:  mais  il  fut  plus  promptement  enlevé, 
soit  force  naturelle  moindre,  soit  moindre  résistance,  les  Avars 
ayant  porté  leurs  principaux  moyens  d'action  sur  la  rive  droite. 
Plusieurs  assauts  tentés  par  Charlemagne  contre  le  château  et 
la  haie  de  Comagène  avaient  échoué,  et  les  assiégés,  munis  d'une 
énorme  quantité  de  machines  de  jet,  lui  faisaient  éprouver  de 
grandes  pertes  par  leur  artillerie,  quand  les  troupes  de  Theuderic, 
maîtresses  des  lignes  de  la  Kamp,  parurent  sur  la  rive  gauche,  et 
que  la  flotte,  arrivée  à  propos,  se  déploya  en  bon  ordre  sur  le  fleuve. 
Cette  vue  ranima  le  courage  des  Franks,  en  même  temps  qu'elle 
remplit  les  Huns  de  terreur.  Craignant  d'avoir  la  retraite  coupée, 
ces  barbares  s'enfuirent  avec  leurs  troupeaux  ou  dans  les  bois  épais 
que  recelait  la  montagne,  ou  derrière  la  plus  prochaine  enceinte, 
laissant  le  château  de  Comagène,  puis  la  ville  de  Vienne,  à  la  merci 


788  REVUE   DES    DEUX    MOISDES. 

du  vainqueur.  Le  château  fut  rasé,  les  machines  de  guerre  détruites, 
la  haie  brûlée  et  nivelée,  et  Gharlemagne  dépêcha  le  jeune  roi  d'Aqui- 
taine, son  fils,  pour  annoncer  à  la  reine  Fastrade  le  double  succès 
qui  inaugurait  si  bien  la  campagne. 

Un  second  cercle,  placé  à  quelque  distance  au-dessous  de  Vienne, 
ne  fut  emporté  qu'après  une  grande  bataille,  et  les  Franks  ne  trou- 
vèrent plus  de  résistance  jusqu'au  Raab.  Cette  rivière  et  les  marais 
du  lac  Neusiedel  servaient  de  fossé  à  un  troisième  rempart  bien 
garni  de  tours  et  défendu  près  du  confluent  de  la  rivière  par  la  forte 
place  de  Bregetium.  Gharlemagne,  n'osant  l'attaquer  de  front,  fran- 
chit la  rivière  dans  un  lieu  où  elle  était  guéable,  força  la  haie  et 
tourna  la  place,  qui  se  rendit  à  son  approche.  Pendant  ce  temps-là, 
le  comte  Theuderic  enlevait  de  l'autre  côté  du  Danube  un  rempart 
construit  le  long  du  Yaag  et  reliant  le  fleuve  aux  Carpathes.  Les 
deux  corps  de  l'armée  de  terre  avaient  glorieusement  rempli  leur 
tâche;  ce  fut  le  tour  de  la  flotte.  Entre  les  embouchures  du  Yaag  et 
du  Raab,  situées  presqu'en  face  l'une  de  l'autre,  le  Danube,  gêné 
par  les  alterrissemens  que  ces  deux  rivières  roulent  incessamment 
dans  son  lit,  se  divise  en  plusieurs  bras  et  forme  sept  îles,  dont  la 
plus  grande  et  la  plus  septentrionale  n'a  pas  moins  de  vingt  lieues 
de  long  sur  six  de  large.  Ces  îles,  couvertes  de  joncs  et  de. saules, 
entrecoupées  de  marécages  et  de  fondrières  et  sans  routes  certaines, 
avaient  servi  d'asile  aux  habitans  accourus  des  deux  rives  avec  leurs 
propriétés  et  leur  bétail.  Les  Huns  s'étaient  même  retranchés  assez 
solidement  dans  la  plus  grande,  qui  présentait  des  bords  élevés  et  un 
accès  difficile;  mais  ils  avaient  compté  sans  la  flotte,  qui  commença 
par  les  bloquer,  et  les  attaqua  ensuite  de  vive  force.  Le  siège  dura 
trois  jours.  Après  beaucoup  de  sang  versé,  les  Huns  se  rendirent,  et 
l'on  trouva  dans  leur  enclos  un  amas  considérable  de  grains  et  des 
troupeaux  sans  nombre;  les  habitans,  hommes,  femmes,  enfans, 
furent  réduits  en  servitude.  Ce  dernier  fait  d'armes  ne  se  lit  pas 
dans  les  historiens  contemporains,  d'ailleurs  très  laconiques,  mais 
il  est  attesté  par  une  tradition  constante,  que  sa  vraisemblance  nous 
permet  d'accepter,  et  que  j'ai  reproduite  telle  qu'elle  se  racontait  au 
XV''  siècle. 

De  son  côté,  le  jeune  roi  d'Italie  n'était  pas  resté  oisif.  Son  armée, 
composée  en  majeure  partie  de  Lombards  et  de  Frioulois,  et  qui 
comptait  un  évêque  parmi  ses  généraux,  s'était  portée,  suivant  ses 
instructions,  directement  sur  la  Pannonie  inférieure,  pour  prendre 
la  Hunnie  en  flanc  et  se  rejoindre  au  corps  d'armée  de  Gharlemagne. 
Arrivée  au  sommet  des  Alpes  le  28  août,  elle  en  était  descendue 
probablement  par  la  vallée  de  la  Drave,  pour  pénétrer,  entre  cette 
rivière  et  la  Save,  dans  ce  qu'on  appelait  la  presqu'île  sirmienne.  Là 
elle  s'était  trouvée  en  face  d'un  des  rings  intérieurs,  qui  contenait 


CHARLEMAGNE    ET   LES    HUNS.  789 

d'autant  plus  de  richesses,  que  les  Huns  l'avaient  cru  plus  à  l'abri 
des  attaques.  Us  le  défendirent  vigoureusement,  mais  le  ring  fut 
enlevé,  et  le  butin  qu'on  y  trouva  dédonnnagea  amplement  le  soldat 
de  ses  fatigues.  La  tradition  rapporte  que  Pépin ,  emporté  par  son 
ardeur,  fut  blessé  d'une  flèche  à  l'assaut  du  rempart  et  renversé  de 
cheval  :  l'histoire  n'en  dit  rien,  et  nous  ne  trouvons  non  plus  aucune 
allusion  à  ce  fait  dans  la  lettre  par  laquelle  le  père,  tout  enorgueilli 
des  succès  de  son  fds,  en  mande  le  récit  à  Fastrade.  11  se  borne  à  ces 
mots  :  ('  Pépin  a  tué  tant  d'Avars,  qu'on  n'avait  jamais  vu  pareil 
massacre;  Tenceinte  a  été  prise  et  pillée,  et  on  y  a  passé  la  nuit  et  la 
matinée  du  lendemain  jusqu'à  la  troisième  heure.  » 

Ainsi  la  Pannonie  avait  été  parcourue  dans  toutes  ses  directions 
par  les  armées  de  la  France,  et  la  Hunnie  transdanubienne  avait  été 
occupée  jusqu'au  Vaag;  il  ne  restait  plus  que  la  grande  plaine  que 
traverse  la  Theiss  et  les  cantons  situés  dans  les  Carpathes  ou  à  l'est 
de  ces  montagnes  jusqu'à  la  Mer-Noire.  La  saison  avançait,  et  la 
prudence  conseillait  à  Charlemagne  de  ne  point  engager  ses  troupes 
au  commencement  de  l'hiver  dans  un  pays  de  marécages  et  de  ro- 
chers où  elles  auraient  à  souffrir  de  la  disette  et  des  inondations  plus 
encore'que  des  hommes.  Une  épizootie,  qui  s'était  mise  sur  les  che- 
vaux de  l'armée  et  en  avait  déjà  fait  périr  la  plus  grande  partie,  eût 
été  à  elle  seule  une  raison  suffisante  de  ne  pas  pousser  plus  loin. 
Charlemagne  termina  donc  là  la  campagne;  il  renvoya  l'armée  d'Ita- 
lie dans  ses  cantonnemens  du  Pô,  plaça  le  corps  du  comte  Theuderic 
et  le  sien  en  observation  sur  la  frontière  hunnique,  et  emmena  son 
fds  Pépin  pour  aller  célébrer  avec  lui  les  fêtes  de  Noël  à  Ratisbonne. 

H. 

L'expédition  de  Hunnie  avait  permis"  à  Charlemagne  d'observer 
par  lui-même,  en  môme  temps  que  la  faiblesse  des  Huns,  la  beauté 
et  l'importante  situation  de  ce  pays,  qui  dominait  l'Italie  au  midi, 
les  nations  slaves  à  l'ouest  et  au  nord,  et  confinait  à  l'empire  romain 
d'Orient.  Ce  conquérant  avait  plus  d'une  raison  pour  ne  point  vou- 
loir perdre  le  fruit  de  cette  guerre;  il  jeta  son  dévolu  sur  la  Hun- 
nie, dont  une  portion  lui  convenait  pour  agrandir  le  territoire  de  la 
France,  l'autre  pour  étendre  sa  suprématie,  et  comme  il  savait  tou- 
jours entremêler  la  modération  à  l'emploi  de  la  force,  il  lui  plut 
d'attendre  que  le  kha-kan  et  le  ouïgour  se  remissent  d'eux-mêmes  à 
sa  discrétion.  Ce  qui  peut-être  chatouillait  le  plus  son  orgueil  dans 
le  rapide  succès  de  cette  campagne,  c'est  qu'il  avait  planté  le  dra- 
peau frank  à  la  frontière  de  l'empire  grec,  et  fait  pâlir  cette  cour 
de  Constantinople,  présomptueuse  et  jalouse,  qui  s'était  vainement 
flattée  de  le  chasser  de  l'Italie,  et  dont  le  mauvais  vouloir  éclatait 


790  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

maintenant  par  une  opposition  dédaigneuse  au  plus  cher  de  ses  pro- 
jets, celui  de  devenir  empereur  d'Occident.  Il  n'ignorait  pas  qu'une 
terreur  panique  avait  saisi  la  Tlirace  et  la  Macédoine,  quand  on  avait 
vu  ses  armées  s'approcher  de  la  Save,  que  les  villes  avaient  fermé 
leurs  portes,  que  des  troupes  s'étaient  mises  en  marche,  qu'en  un 
mot  la  consternation  régnait  au  palais  de  Byzance.  Et  ce  n'était  pas 
seulement  dans  les  provinces  voisines  du  Danube  que  les  Grecs 
éprouvaient  ce  sentiment  d'anxiété;  le  Péloponèse  et  les  îles  de  la 
mer  Egée  se  croyaient  aussi  à  la  veille  d'une  invasion  des  Franks, 
et  comme  il  arrive  toujours  en  pareil  cas,  les  peuples  ne  parlaient 
qu'avec  admiration  du  grand  homme  qui  leur  faisait  peur.  Son  nom 
volait  de  bouche  en  bouche  dans  tout  l'Orient.  Les  ambassadeurs  du 
khalife  Aroun-al-Rachid,  qui  vinrent  le  visiter  quelques  années  après 
dans  Aix-la-Chapelle,  purent  lui  raconter  sans  adulation  qu'en  Asie 
comme  en  Europe,  dans  les  îles  comme  sur  la  terre  ferme,  d'un  bout 
à  l'autre  de  l'empire  grec,  les  peuples  ne  craignaient  ou  n'espéraient 
que  lui.  Il  s'agissait  maintenant  pour  Charlemagne  de  franchir  le 
dernier  pas,  et  il  pensait  avec  grande  raison  que  la  conquête  de  la 
Hunnie  servirait  à  le  lui  rendre  plus  facile.  Quand  l'empire  frank, 
qui  touchait  déjà  à  la  Baltique  par  la  Vistule,  aurait  atteint  la  chaîne 
des  monts  Carpathes  et  la  Mer-Noire,  l'ancien  empire  romain  d'Oc- 
cident se  trouverait  reconstitué  sur  une  base  plus  large  qu'autrefois 
et  ne  réclamerait  plus  qu'un  empereur.  Yoilà  ce  qu'il  se  disait  sans 
doute  en  traversant  les  Pannonies  et  occupant  déjà  par  la  pensée  la 
Dacie  de  Trajan,  qui  se  dessinait  à  ses  yeux  sur  l'autre  rive,  et  il 
habituait  le  monde  à  cette  idée,  qui  faisait  à  la  fois  rire  et  trembler 
les  Grecs,  l'idée  d'une  résurrection  des  césars  occidentaux  dans  la 
personne  d'un  roi  des  Franks. 

Ces  préoccupations  le  retinrent  pendant  tout  le  cours  de  l'année 
792  dans  le  voisinage  de  la  Hunnie,  contre  laquelle  il  méditait  à  tout 
événement  un  nouveau  plan  de  campagne.  Ce  demi-barbare  devi- 
nait la  civilisation  dans  un  siècle  qui  n'en  connaissait  plus  que  les 
ruines.  Le  canal  de  Drusus,  celui  de  Corbulon,  creusé  jadis  entre 
la  Meuse  et  le  Rhin,  et  l'entreprise  de  Lucius  Vêtus  pour  joindre  la 
Moselle  à  la  Saône,  lui  inspirèrent  une  des  plus  grandes  idées  qui 
aient  traversé  la  tête  d'un  chef  de  gouvernement.  Le  rapprochement 
topographique  du  Rhin  et  du  Danube,  qui,  voisins  par  leurs  sources, 
le  sont  encore  plus  par  leurs  afïluens,  lui  fit  concevoir  la  possibilité  de 
les  réunir  au  moyen  d'un  canal.  Dans  ce  projet,  sans  doute  les  besoins 
de  la  guerre  furent  les  premiers  à  frapper  son  imagination  :  il  se  repré- 
senta d'abord  les  flottes  de  la  Frise  convoyant  sans  interruption  ses 
troupes  et  ses  approvisionnemens  des  bords  du  Rhin  à  ceux  de  la 
Theiss,  mais  il  entrevit  aussi  tout  l'avantage  qu'en  retirerait  le  com- 
merce pour  la  gloire  et  la  prospérité  de  son  empire,  quand  la  France 


CHARr.EMAGNE    ET    LES    HUNS.  791 

enverrait  par  des  fleuves  français  ses  navires  dans  la  Mer-Noire, 
pour  en  rapporter  à  Ratisbonne,  à  Mayence,  à  Cologne,  les  trésors 
de  Golconde  ou  les  merveilles  féeriques  de  la  Perse.  Sous  l'aiguillon 
de  ces  vagues  pensées,  ou  plutôt  de' ces  instincts  de  civilisation, 
Charlemagne  se  mit  à  l'œuvre  sans  délai.  Nous  dirions  en  langage 
administratif  moderne  qu'il  fit  venir  ses  ingénieurs  pour  leur  de- 
mander un  plan  de  jonction  des  deux  fleuves,  et  que  ceux-ci  mirent 
le  plan  à  l'étude  :  ces  formules  rendraient  exactement  ce  qui  se 
passa  alors.  «  Ceux  qui  avaient  la  connaissance  des  choses  de  ce 
genre,  comme  s'expriment  les  contemporains,  lui  exposèrent  que  la 
Rednitz,  qui  se  jette  dans  le  Mein,  par  lequel  elle  communique  avec 
le  Rhin  à  Coblentz,  et  l'Almona  (aujourd'hui  l'Altmûhl),  qui  tombe 
dans  le  Danube  au-dessus  de  Ratisbonne,  pouvaient  être  réunis  par 
un  canal  de  six  mille  pas  de  longueur  et  capable  de  recevoir  de 
grands  navires.  »  En  effet  ces  deux  aflluens,  l'un  direct,  l'autre  indi- 
rect, du  Danube  et  du  Rhin,  descendus  tous  deux  de  la  chaîne  du 
Steigerwald,  se  rapprochent  dans  leurs  sinuosités  à  la  distance  de 
six  milles  seulement,  dans  un  pays  plat  et  marécageux.  Charle- 
magne voulut  qu'on  y  creusât  un  canal  de  trois  cents  pieds  de  lar- 
geur et  d'un  tirant  d'eau  suffisant  pour  tous  les  besoins  des  flottes. 
Lui-même  s'établit  sur  les  lieux  avec  des  ouvriers  tirés  de  l'armée, 
et  le  travail  commença.  On  en  avait  déjà  fait  le  tiers,  quand  les  pluies 
d'automne,  arrivées  plus  fortes  que  de  coutume,  noyèrent  ce  pays, 
naturellement  humide.  La  tranchée  se  remplissait  d'eau  toutes  les 
nuits,  les  talus  détrempés  s'affaissaient  :  c'était  chaque  jour  nouveau 
travail,  et  le  soldat,  toujours  plongé  dans  la  boue,  éprouvait  des  fati- 
gues inouies.  Rientôt  la  maladie  se  mit  dans  ses  rangs.  Des  plaintes 
s'élevèrent  de  toutes  parts  contre  une  entreprise  dont  on  ne  compre- 
nait pas  la  grandeur,  et  Charles  vaincu  dut  céder  aux  obstacles  de  la 
nature  et  aux  murmures  des  hommes;  il  abandonna  le  projet.  Une 
vieille  tradition  rapporte  qu'il  fut  amené  à  cette  résolution  par  des 
fantômes  et  des  apparitions  diaboliques  qui  efl"rayaient  la  nuit  les 
travailleurs  et  l'épouvantèrent  lui-même.  Ces  fantômes,  ces  lémures 
qui  firent  reculer  sa  forte  volonté,  ce  furent  probablement  les  pré- 
jugés de  l'ignorance,  contre  lesquels  les  inspirations  du  génie  se 
brisent  quand  elles  sont  prématurées.  Il  ne  reprit  plus  son  canal 
inachevé,  et  se  contenta  de  faire  construire  plusieurs  ponts  de  ba- 
teaux, tant  sur  le  Danube  que  sur  les  rivières  aflluentes  qu'il  aurait 
besoin  de  passer  dans  une  seconde  campagne. 

La  nation  avare  semblait  abattue.  Dispersée  dans  ses  bois  et  ses 
montagnes,  elle  ne  songeait  ni  à  se  rallier  ni  à  reprendre  ses  ai'mes, 
quand  un  message  des  Saxons  vint  l'agiter  de  nouveau.  Ils  l'invi- 
taient à  se  joindre  à  eux  pour  un  grand  eflbrt  qui,  brisant  le  joug 


792  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

des  Franks  en  Germanie,  les  balaierait  au-delà  du  Rhin.  «  Déjà 
même,  assuraient-ils,  leurs  troupes  avaient  détruit  une  division  de 
l'armée  de  Charlemagne  sur  les  bords  du  Weser;  bientôt  la  Germa- 
nie tout  entière  serait  debout  :  quelle  plus  belle  occasion  pour  les 
peuples  d'assurer  à  jamais  leur  liberté?  »  Ce  message  causa  parmi 
les  Huns  une  émotion  profonde.  Les  souffrances  de  la  dernière  cam- 
pagne avaient  créé  chez  eux  un  parti  de  la  paix;  le  ressentiment  et 
l'espérance  entretenaient  le  parti  de  la  guerre  :  on  se  disputa,  on 
en  vint  aux  mains,  et  les  deux  chefs  qui  avaient  provoqué  et  conduit 
les  expéditions  d'Italie  et  de  Bavière,  le  kha-kan  et  le  ouïgour, 
furent  massacrés.  Le  parti  de  la  paix  triomphait;  il  choisit  pour 
kha-kan  un  certain  Tudun,  lequel  s'empressa  d'envoyer  à  Charle- 
magne une  ambassade  chargée  de  lui  déclarer  que  son  peuple  et  lui 
se  mettaient  à  la  merci  du  roi  des  Franks,  et  que  pour  son  compte 
il  recevrait  volontiers  le  baptême.  Charlemagne  accueillit  mal  le 
message  et  les  messagers,  soit  qu'il  doutât  de  la  sincérité  de  la  pro- 
position, soit  que  dans  l'état  des  choses  il  lui  convînt  de  frapper  à 
la  fois  deux  grands  coups  sur  deux  peuples  païens  qui  avaient  cher- 
ché à  s'entendre. 

L'ambassade  congédiée  rentra  en  Hunnie,  et  l'on  apprit  bientôt 
que  la  division  friouloise  et  carinthienne  de  l'armée  d'Italie  passait 
les  Alpes  sous  la  conduite  du  duc  de  Frioul  Héric,  général  expéri- 
menté et  plein  d'ardeur,  et  pénétrait  en  Pannonie,  tandis  que  les 
Saxons  étaient  pourchassés  par  des  forces  supérieures  entre  l'Elbe 
et  l'Oder.  Le  plan  de  campagne  de  Charlemagne  à  l'égard  des  Huns 
fat  de  les  attaquer,  comme  la  première  fois,  par  l'Italie  et  la  Ba- 
vière, en  faisant  marcher  sa  seconde  armée  directement  sur  la 
Theiss  par  la  rive  gauche  du  Danube,  en  même  temps  qu'Héric 
mettrait  à  feu  et  à  sang  les  contrées  de  la  rive  droite.  Le  jeune  roi 
Pépin,  qui  se  trouvait  près  de  lui,  devait  prendre  le  commandement 
de  l'armée  occidentale.  Tout  se  passa  comme  il  l'avait  préva.  Héric 
assaillit,  au  printemps  de  l'année  796,  un  des  rings  intérieurs  de 
la  Hunnie,  et  y  trouva  un  immense  butin,  qui  fut  envoyé  à  Aix-la- 
Chapelle.  Ce  fut  ensuite  le  tour  du  roi  Pépin,  qui,  marchant  réso- 
lument jusqu'aux  plaines  marécageuses  de  la  Theiss,  eut  la  gloire 
d'assiéger  et  de  prendre  le  ring  royal,  habitation  des  kha-kans  et 
lieu  de  dépôt  du  trésor  de  la  nation.  En  vain  Tudun,  frappé  de 
crainte,  était  venu  près  du  jeune  roi  pour  le  fléchir  et  obtenir  rémis- 
sion :  Pépin  ne  s'arrêta  point  jusqu'à  ce  qu'il  eût  mis  le  pied  dans  ce 
sanctuaire  de  la  nationalité  avare,  et  que  l'étendard  du  protecteur 
de  l'église,  qui  venait  de  recevoir  en  hommage  du  pape  les  clés  de 
la  confession  de  saint  Pierre,  flottât  sur  l'ancienne  demeure  du  fléau 
de  Dieu.  La  paix  fut  conclue  sur  les  ruines  du  ring,  et  Tudun  avec 


CHARLEMAGNE    ET   LES    HUNS.  793 

les  chefs  principaux  de  la  lliinnie  accompagna  le  jeune  vainqueur 
jusqu'aux  bords  du  Rhin,  et  de  là  à  Aix-la-Chapelle,  où  Pépin  de- 
vait retrouver  son  père. 

L'entrée  de  Pépin  dans  Aix-la-Chapelle,  ou  plus  exactement  dans 
Aquisgranum,  présenta  comme  une  image  des  triomplies  de  cet  an- 
cien empire  romain  dont  Charlemagne  rêvait  la  résurrection  avec 
tant  d'ardeur.  On  vit  défiler  devant  le  triomphateur  les  étendards 
conquis,  les  dépouilles  des  chefs  groupées  en  trophées,  et  dans  une 
longue  suite  de  chariots  découverts  le  trésor  des  rois  avars  :  des 
monceaux  d'or  et  d'argent  monnayé,  des  lingots,  des  pierreries  de 
toute  sorte,  des  tissus  d'or,  de  soie,  de  pourpre,  des  vases  précieux 
enlevés  aux  palais  ou  aux  églises,  et  dont  la  richesse  et  la  forme 
indiquaient  s'ils  provenaient  des  pillages  de  la  Grèce,  de  l'Italie  ou 
de  la  Gaule.  Tudun  et  les  nobles  Avars,  dans  une  attitude  morne  et 
humble  à  la  fois,  faisaient  partie  du  cortège  :  on  pouvait  se  deman- 
der si  c'était  comme  captifs  ou  comme  alliés.  Tudun,  s'agenouillant 
devant  Charlemagne,  lui  prêta  serment  de  fidélité  suivant  le  céré- 
monial des  Franks,  et  exprima  le  vœu  de  recevoir  bientôt  le  baptême. 
Charles,  en  souverain  puissant  et  magnifique,  ne  s'adjugea  pas  le 
trésor  des  Huns  comme  un  butin.  Après  en  avoir  prélevé  ce  que  les 
savans  de  sa  cour  appelaient  sans  doute  «  les  dépouilles  opimes,  » 
pour  en  faire  don  aux  autres  souverains  et  aux  églises,  il  distribua 
le  reste  avec  une  prodigalité  toute  royale  à  ses  fidèles,  clercs  et 
laïques,  sujets  et  vassaux. 

Ses  libéralités  commencèrent  parle  pape.  L'abbé  Angilbert,  qu'on 
désignait  sous  le  nom  d'Homère  dans  l'académie  Caroline,  et  qui, 
après  avoir  épousé  Berthe,  une  des  filles  du  roi,  l'avait  quittée  de 
son  consentement  pour  se  faire  moine  à  l'abbaye  de  Saint- Riquier, 
fut  chargé  d'accompagner  à  Rome  le  trésor  enlevé  par  Héric,  et  de  le 
déposer  sur  le  tombeau  des  saints  apôtres.  Parmi  les  rois  d'Europe 
qui  prirent  part  à  ces  riches  gratifications  figurait  le  roi  de  Mercie, 
OfFa,  à  qui  Charlemagne  adressa  une  lettre  contenant  ces  mots: 
<(  Nous  avons  envoyé  aux  grandes  cités  et  aux  métropoles  une  part 
du  trésor  des  choses  humaines  que  Jésus-Christ  nous  a  accordées  mal- 
gré nos  démérites.  A  vous  que  nous  aimons,  nous  avons  voulu  offrir 
un  baudrier,  un  glaive  hunnique  et  deux  manteaux  de  soie.  »  On 
peut  supposer  que  dans  le  nombre  des  églises  honorées  de  la  muni- 
ficence du  roi,  celles-là  eurent  le  premier  rang  qui,  pillées  jadis  par 
Attila,  pouvaient  revendiquer  de  pareils  cadeaux  comme  une  resti- 
tution légitime.  La  cathédrale  de  Mayence  reçut,  à  ce  titre  apparem- 
ment, des  objets  du  plus  grand  prix,  qu'on  montrait  encore,  au 
xvr  siècle,  dans  son  trésor  épiscopal.  «  C'était,  nous  dit  un  écri- 
vain, qui  les  vit  alors  et  les  admira,  une  croix  d'or  massif,  nommée 
Benna,  pesant  douze  cents  marcs,  et  sur  laquelle  était  inscrit  un  vers 


794  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

latin  qui  en  indiquait  le  poids.  C'étaient  aussi  deux  calices  de  l'or  le 
plus  fin,  dont  le  plus  petit  pesait  dix-huit  marcs,  dont  le  plus  grand, 
épais  d'un  doigt,  avait  deux  anses  qui  remplissaient  les  mains  de 
celui  qui  le  soulevait,  et  avait  la  forme  d'un  mortier.  L'un  et  l'autre 
étaient  tout  parsemés  de  pierreries.  » 

La  guerre  avait  eu  son  triomphe,  la  foi  attendait  le  sien.  Lors- 
qu'on jugea  Tudun  et  ses  compagnons  suffisamment  instniits  des 
vérités  chrétiennes  pour  être  admis  au  sacrement  du  baptême ,  on 
procéda  à  cette  solennité  avec  un  giand  éclat,  devant  un  immense 
concours  de  peuple.  L'usage  était,  à  la  cour  de  Charlemagne,  que 
les  catéchumènes  convertis  par  ses  soins,  avant  d'approcher  du  bap- 
tistère, se  dépouillassent  entièrement  de  leurs  habits  pour  se  revêtir 
de  robes  ou  longues  chemises  blanches,  du  lin  le  plus  fin,  qu'on  leur 
abandonnait  ensuite  en  commémoration  de  leur  baptême.  Ce  cadeau 
était  fort  recherché  des  sauvages  païens  du  nord,  témoin  ce  vieux 
soldat  saxon,  qui  se  vantait  de  s'être  fait  baptiser  vingt  fois  pour  se 
composer  une  garde-robe  de  chemises  de  lin,  s'il  faut  en  croire  le 
moine  de  Saint-Gall ,  dont  les  anecdotes  ne  sont  pas  toujours  bien 
dignes  de  foi.  Sous  ce  costume,  étrange  pour  un  successeur  d'Attila, 
Tudun,  à  genoux  près  de  la  piscine,  fut  lavé  de  l'eau  baptismale,  que 
chaque  noble  avar  reçut  à  son  tour.  L'église  d'Aix  déploya  pour  cette 
grande  occasion  ses  plus  riches  ornemens  et  le  luxe  de  ses  proces- 
sions d'évêques  et  d'abbés,  étincelans  d'or  et  de  pierreries,  qui  fai- 
saient dire  à  un  ambassadeur  du  khalife  Aroun  :  «  J'avais  vu  jusqu'à 
présent  des  hommes  de  terre,  aujourd'hui  je  vois  des  hommes  d'or.  » 
Les  vers  et  la  prose  ne  manquaient  jamais  aux  fêtes  de  Charlema- 
gne, à  qui  c'était  faire  sa  cour  que  d'aimer  les  lettres;  ils  vinrent  en 
abondance  dans  celle-ci,  et  les  lettrés  absens  tinrent  eux-mêmes  à 
honneur  d'y  être  représentés.  Alcuin,  dont  le  nom  académique  était 
Albinus,  comme  celui  d'Angilbert  était  Homère  et  celui  de  Charle- 
magne lui-même  David,  félicitait  le  roi,  dans  une  lettre  artistement 
travaillée,  «  d'avoir  courbé  sous  son  sceptre  victorieux  cette  race 
des  Huns,  si  formidable  par  son  antique  barbarie,  d'avoir  attaché 
ces  fronts  superbes  au  joug  de  la  foi,  et  fait  briller  la  lumière  à  des 
yeux  qui  semblaient  éternellement  voués  aux  ténèbres.  » 

Théodulf,  évêque  d'Orléans,  envoya  aussi  son  tribut  dans  une 
pièce  de  vers  que  nous  avons  encore,  pièce  composée  évidemment 
pour  les  savans  membres  de  l'académie  Caroline,  qu'il  désigne  tou- 
jours par  leurs  sobriquets  littéraires,  et  dont  il  s'occupe  beaucoup 
plus  que  des  Huns  et  de  leur  conversion.  L'Italien  Théodulf,  que 
Charlemagne  retenait  près  de  lui  à  force  d'argent  et  d'honneurs,  dont 
il  avait  fait  un  de  ses  missi  dominici,  puis  un  évêque  d'Orléans,  était 
alors  le  poète  à  la  mode,  le  Fortunat  d'une  cour  où  la  politesse  es- 
sayait de  renaître  par  la  culture  des  lettres,  et  oîi  l'on  enviait  aux 


CHARLEMAGNE    ET   LES   HUNS.  795 

poètes  italiens  leur  manière  leste  et  dégagée,  leur  talent  d'exagérer 
les  petites  choses,  leurs  antithèses,  leur  recherche  parfois  gracieuse 
d'idées  et  de  mots.  Tout  ce  bagage  d'une  littérature  traditionnelle, 
ces  procédés  de  métier  restés  en  Italie,  oubliés  ailleurs,  frappaient 
d'admiration  des  esprits  habitués  aux  formes  un  peu  lourdes  qu'ap- 
portaient avec  leur  science  les  philosophes  théologiens  de  l'île  de 
Bretagne.  On  se  passa  donc  de  main  en  main,  on  lut  avec  une  avide 
curiosité  les  nouveaux  vers  de  Théodulf,  dont  le  succès  apparem- 
ment fut  d'autant  plus  général  que  chacun  y  trouva  pour  soi  un  sou- 
venir aimable  ou  une  flatterie.  D'abord  c'était  le  roi  a  sage  comme 
Salomon,  fort  comme  David,  beau  comme  Joseph;  »  jmis  la  belle 
Luitgarde,  que  Charles  venait  de  mettre  dans  son  lit  aussitôt  après 
la  mort  de  Fastrade,  puis  les  princesses  filles  du  roi  pour  le  portrait 
desquelles  le  poète -évêque  avait  épuisé  toutes  ses  réminiscences 
mythologiques  et  toute  la  nomenclature  des  pierreries  et  des  fleurs. 
Les  fils  du  roi  n'y  étaient  point  oubliés,  non  plus  que  leurs  fidèles 
et  les  lettrés  de  l'académie,   Riculfe-Damœtas,  Ricbode-Macarius, 
Thyrsis  le  camérier  et  Ménalcas  le  grand-maître  de  la  table  du  roi. 
Avec  tout  cela,  il  restait  peu  de  place  pour  le  sujet  de  la  fête,  quoi- 
que la  pièce  fût  passablement  longue.  Par  une  fiction  assez  heu- 
reuse, l'auteur  introduisait,  à  la  suite  des  Avars,  les  Arabes  d'Es- 
pagne, qu'il  montrait  dans  le  lointain  désireux  aussi  du  baptême  et 
du  joug  des  Franks,  et,  ce  qu'on  ne  dédaignait  pas  à  la  cour  de 
Charlemagne,  venant  verser  les  trésors  de  Cordoue  dans  les  coffres 
d'Aix-la-Chapelle,  u  Grand  roi,  disait-il,  reçois  d'un  cœur  joyeux  ces 
trésors  de  toute  sorte  que  Dieu  t'envoie  des  terres  pannoniennes; 
rends-en  grâces  au  Tout-Puissant,  et  que  ta  main  comme  toujours 
soit  généreuse  pour  ses  temples.  Voici  venir  toutes  prêtes  à  servir  le 
Christ  des  nations  que  ton  bras  puissant  pousse  vers  lui  :  c'est  le 
Hun  aux  longs  cheveux  nattés  et  pendans  par  derrière;  le  voici  aussi 
humble  dans  la  foi  qu'il  était  orgueilleux  dans  l'impiété.  Que  l'Arabe 
se  joigne  à  lui!  Ces  deux  peuples  sont  également  chevelus;  que  l'un 
marche  au  baptême  avec  sa  chevelure  tressée,  l'autre  avec  sa  crinière 
en  désordre!  Riche  Cordoue,  envoie  bien  vite  vers  ce  roi,  à  qui  doi- 
vent se  faire  tous  les  sacrifices  glorieux,  les  richesses  accumulées 
depuis  des  siècles  dans  ton  trésor!  De  même  que  les  Avars  accourent, 
accourez,  Arabes  et  Numides;  fléchissez  à  ses  pieds  vos  genoux  et  vos 
cœurs.  Ceux  que  vous  voyez  là  ne  furent  pas  moins  que  vous  fiers  et 
cruels,  mais  celui  qui  les  a  domptés  saura  bien  vous  dompter  aussi  !  » 
Ces  fêtes  se  célébrèrent  au  milieu  du  désordre  d'une  ville  en  con- 
struction, car  la  grande  cité  d'Aquisgranum,  la  seconde  Rome, 
comme  disaient  les  poètes  du  temps,  sortait  alors  de  terre  sous  les 
yeux  et  par  l'active  impulsion  de  Charlemagne.  Attiré  dans  ce  site 
enchanteur  par  l'abondance  des  sources  thermales  qui  y  formaient 


796  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

comme  une  rivière  bouillante,  il  y  avait  fait  bâtir  un  palais,  sa  rési- 
dence favorite,  et,  à  proximité  de  ce  palais,  venaient  se  fonder  l'un 
après  l'autre  les  établissemens  ordinaires  d'une  métropole.  C'était 
là  son  plaisir  dans  les  rares  momens  de  repos  que  lui  laissait  la 
guerre.  Un  contemporain  nous  le  représente  inspectant  les  travaux 
et  encourageant  par  ses  paroles  une  armée  de  tailleurs  de  pierre,  de 
charpentiers  et  de  maçons,  ou  bien  se  postant  au  haut  de  la  citadelle 
déjà  terminée  comme  au  haut  d'un  observatoire,  indiquant,  le  plan 
en  main,  la  direction  des  rues  et  la  place  du  forum,  de  l'amphithéâ- 
tre ou  de  la  basilique.  Déjà  s'élevait  sur  les  colonnes  de  marbre 
amenées  de  Ravenne  la  coupole  d'or  de  la  chapelle  où  devaient  re- 
poser ses  cendres ,  et  des  fontainiers  répandus  de  tous  côtés  cap- 
taient les  sources  pour  les  amener  dans  de  profondes  piscines,  où 
l'on  descendait  par  des  degrés  de  marbre  blanc.  Ces  créations  du 
génie  civilisateur  durent  intéresser  médiocrement  Tudun  et  ses  sau- 
vages compagnons;  mais  la  cour  franke  avait  d'autres  divertisse- 
mens  plus  conformes  à  leur  intelligence  et  à  leur  goût.  La  chasse 
était  une  des  vives  passions  de  Charlemagne,  et  aux  yeux  des  Franks 
le  i^lus  noble  plaisir  qu'on  pût  offrir  à  des  hôtes  qu'on  voulait  digne- 
ment traiter.  Charles  y  entraînait  ceux-là  mêmes  qui  ne  s'en  mon- 
traient pas  très  soucieux,  témoin  ces  ambassadeurs  d'Aroun-al-Ra- 
chid,  qui  éprouvèrent  une  si  grande  frayeur  à  l'aspect  des  uroks, 
qu'ils  n'avaient  jamais  vus.  On  peut  donc  affirmer,  quoique  l'his- 
toire ait  omis  ce  détail,  qu'il  y  conduisit  les  Avars,  ardens  chasseurs 
eux-mêmes,  et  chez  qui  la  chasse  était  une  institution  politique.  Dans 
cette  hypothèse,  qui  n'a  rien  que  de  très  acceptable,  nous  emprun- 
terons quelques  détails  aux  écrivains  contemporains,  pour  donner 
un  aspect  vrai  de  cette  cour  d'Aix-la-Chapelle,  à  laquelle  se  trouve 
mêlé  assez  bizarrement  un  kha-kan  des  Huns  vaincu  et  baptisé. 

Charlemagne  préparait  comme  une  expédition  militaire  ses  chasses 
dans  les  vastes  forêts  qui  des  coteaux  d'Aix  se  prolongeaient,  d'une 
part  à  la  grande  forêt  des  Ardennes,  de  l'autre  aux  rideaux  boisés 
des  bords  du  Rliin.  Il  y  avait  un  plan  tracé  d'avance,  des  marches 
prévues,  des  embuscades  dressées;  chacun  avait  son  poste  et  son  rôle, 
et  tout  le  monde  y  assistait  soit  comme  acteur,  soit  comme  specta- 
teur. Les  jeunes  iils  du  roi,  la  reine  elle-même  et  les  princesses 
n'étaient  pas  les  derniers  à  accourir,  dès  l'aube  du  jour,  quand  la 
trompe  avait  retenti,  afin  de  participer  de  loin  ou  de  près  aux  péril- 
leux amusemens  du  maître.  «  Dès  que  l'aurore  d'un  jour  de  chasse 
commence  à  se  montrer,  nous  dit  un  témoin  de  ces  fêtes,  les  jeunes 
princes,  sautant  hors  du  lit,  revêtent  précipitamment  leurs  armures; 
la  reine  et  ses  belles-filles  procèdent,  mais  plus  lentement,  à  leur 
toilette,  et  les  leudes  se  rassemblent  dans  les  cours  du  palais,  tandis 
que  les  cors  résonnent,  que  les  écuyers  contiennent  les  chevaux 


CHARLEMAGNE    ET    LES   HUNS.  797 

impatiens,  et  que  les  meutes  répondent  par  des  aboiemens  au  cla- 
quement des  fouets.  Le  roi  entend  d'abord  la  messe,  puis  il  s'élance 
sur  son  vigoureux  coursier  tout  harnaché  d'or,  et  donne  le  signal  du 
départ;  la  troupe  joyeuse,  qu'il  dépasse  de  toute  la  tête,  se  précipite 
après  lui.  Les  jeunes  chasseurs  sont  armés  d'un  épieu  à  pointe  de  fer; 
quelques-uns  portent  un  filet  carré.  Une  rangée  de  leudes  richement 
vêtus  sert  de  cortège  au  roi.  La  belle  épouse  de  Charles,  la  reine 
Liutgarde,  se  montre  ensuite  en  tête  de  la  royale  famille.  Un  ruban 
de  pourpre  qui  entoure  ses  tempes  se  relie  à  ses  cheveux,  que  cou- 
ronne un  diadème  de  pierreries;  sa  robe  est  de  pourpre  deux  fois 
teinte,  et  une  chlamyde  retenue  au  cou  par  une  agrafe  d'or  flotte 
gracieusement  sur  son  épaule.  Un  collier  des  pierres  les  plus  bril- 
lantes et  les  plus  variées  descend  sur  son  sein;  elle  monte  un  che- 
val superbe;  des  leudes  et  des  écuyers  l'environnent. 

«  La  royale  lignée  la  suit  à  distance,  chacun  avec  son  cortège  par- 
ticulier. C'est  d'abord  Charles,  le  fils  anié  du  roi,  qui  porte  le  nom 
et  les  traits  de  son  père,  et  fait  bondir  sous  lui  un  cheval  indompté; 
puis  Pépin,  le  vainqueur  des  Avars,  en  qui  revit  la  gloire  ainsi  que 
le  nom  de  son  aïeul.  Il  porte  au  front  le  diadème  des  rois.  Une  foule 
de  leudes,  noble  sénat  des  Franks,  se  presse  autour  des  jeunes 
princes;  mais  Louis  d'Aquitaine  est  absent... 

((  Arrive  ensuite  le  bataillon  des  jeunes  filles,  qui  déploie  aux  yeux 
ses  lignes  étincelantes.  Rotrude  s'avance  la  première  sur  un  che- 
val frémissant  qu'elle  guide  avec  adresse;  ses  cheveux,  d'un  blond 
pâle,  sont  entrelacés  d'une  bandelette  couleur  d'améthyste  que  re- 
lèvent des  escarboucles  et  des  saphirs;  une  couronne  de  perles  décore 
son  front,  et  son  manteau  est  retenu  par  une  large  agrafe.  Des  sui- 
vantes en  grand  nombre  et  richement  parées  composent  son  cortège. 
Berthe  vient  ensuite  :  celle-ci  a  le  port,  les  traits,  la  voix  de  son  père; 
elle  a  aussi  son  courage,  car  elle  est  son  image  vivante.  Ses  cheveux 
sont  tressés  de  fils  d'or;  elle  porte  au  front  une  couronne  d'or  et  au 
cou  une  fourrure  d'hermine;  sa  robe  est  toute  parsemée  de  pierre- 
ries, et  son  manteau,  cousu  de  lames  d'or,  projette  au  loin  l'éclat 
des  chrysolithes.  Gisèle  paraît  la  troisième  :  vierge  pudique,  elle  a 
quitté  la  solitude  des  cloîtres  pour  suivre  ici,  dans  l'agitation  du 
monde,  les  traces  du  père  qu'elle  aime.  La  robe  modeste  de  l'ab- 
besse  est  tissue  de  fils  de  mauve  et  d'or;  on  dirait  que  son  visage  et 
sa  chevelure  répandent  une  douce  auréole,  et,  sous  les  regards  de 
tant  d'hommes,  la  blancheur  de  son  cou  se  colore  d'une  légère  rou- 
geur. Sa  main  est  d"a]-gent,  son  front  d'or,  et  Ja  sérénité  du  jour  est 
dans  son  regard.  Une  troupe  d'hommes  d'armes  l'entoure  d'un  côté, 
une  troupe  de  jeunes  filles  de  l'autre,  et  leurs  coursiers  écumans 
s'agitent  autour  du  sien.  Rhodhaïde  précède  l'escadron  de  ses  sui- 
vantes; sa  poitrine,  son  cou,  ses  cheveux,  brillent  de  l'éclat  des  plus 


798  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

beaux  joyaux;  son  manteau  est  de  soie,  sa  couronne  de  perles;  une 
aiguille  d'or  à  tête  de  perle  attache  sa  chlamyde,  et  une  peau  de 
cerf  forme  la  housse  de  son  cheval.  Après  elle  vient  une  fille  de  Fas- 
trade,  Théodrade,  enfant  au  visage  rosé,  au  front  blanc,  aux  che- 
veux plus  jaunes  que  l'or;  son  manteau  couleur  d'hyacinthe  est  garni 
de  fourrure  de  taupe,  et  ses  pieds  sont  chaussés  de  cothurnes.  Mon- 
tée sur  un  cheval  blanc ,  elle  le  pique  sans  cesse  pour  arriver  en 
hâte  à  la  forêt,  et  sa  jeune  sœur  Hildrude  a  peine  à  la  suivre.  C'est 
celle-ci  qui  clôt  le  cortège  des  princesses  :  ainsi  l'a  voulu  le  sort  de 
la  naissance...  » 

Tudun  quitta  Aix-la-Chapelle  assez  mécontent,  malgré  les  caresses 
et  les  fêtes,  et  bien  refroidi  dans  sa  ferveur  chrétienne.  Il  avait  es- 
péré que  le  vainqueur  lui  laisserait  la  possession  de  son  royaume 
pour  prix  de  sa  docilité  et  en  vertu  de  son  baptême,  mais  il  s'était 
trompé  dans  ses  calculs  :  Charlemagne  avait  besoin  de  s'assurer  des 
positions  militaires  en  Hunnie,  soit  contre  une  révolte  des  Avars 
eux-mêmes,  soit  contre  l'empire  grec,  dont  la  mauvaise  humeur  de- 
venait menaçante,  et  qui  pouvait  un  jour  ou  l'autre  tenter  contre  lui, 
sur  les  bords  du  Danube,  au  moyen  des  Huns,  ce  qu'il  tentait  na- 
guère sur  ceux  du  Pô  au  moyen  des  Lombards.  Ce  double  motif  lui 
fit  réserver  les  Pannonies,  qu'il  incorpora  au  territoire  frank  comme 
une  annexe  de  la  Bavière.  Il  en  fit  autant  de  la  rive  gauche  du  Da- 
nube jusqu'au  Yaag.  Le  reste  fut  conservé  comme  royaume  de  Hun- 
nie, feudataire  de  l'empire  frank,  et  le  kha-kan  Tudun  en  obtint 
l'investiture  des  mains  de  Charlemagne.  Par  suite  de  ce  partage, 
les  provinces  pannoniennes  reçurent  des  gouverneurs  royaux,  qua- 
lifiés de  comtes  ou  de  préfets,  et  l'empire  frank  toucha  l'empire  grec 
à  la  Save.  C'est  cette  portion  des  contrées  danubiennes  que  les  écri- 
vains byzantins  appellent  Franco-C horion,  le  canton  des  Franks. 
Pour  s'assurer  d'ailleurs  l'obéissance  des  populations  hunniques, 
slaves  et  pannoniennes,  qui  occupaient  le  canton,  et  prévenir  entre 
les  empereurs  de  Constantinople  et  les  kha-kans  des  menées  secrètes 
qui  eussent  entretenu  l'agitation  parmi  elles,  il  fit  descendre  le  long 
du  Danube  des  colonies  germaines  levées  en  Bavière,  ou  slaves 
tirées  de  la  Carinthie,  et  leur  assigna  des  cantonnemens  sur  divers 
points.  11  s'en  établit  successivement  un  grand  nombre,  et  ainsi  se 
créa  autour  de  tienne  et  du  mont  Comagène  un  noyau  de  population 
teutonique. 

Cette  mesure  mit  le  comble  au  mécontentement  des  Huns.  Dans 
leur  colère,  ils  rompirent  le  serment  de  vasselage  qu'ils  avaient  prêté 
à  Charlemagne,  et  ceux  qui  s'étaient  faits  chrétiens  abjurèrent  leur 
nouvelle  foi.  Tudun  lui-même  et  ses  compagnons,  qui  avaient  figuré 
sous  la  robe  de  lin  au  baptistère  d'Aix-la-Chapelle,  ayant  abjuré  pu- 
bliquement le  christianisme,  la  nation  reprit  ses  anciens  dieux  et 


CHARLEMAGNE    ET   LES   HUNS.  799 

courut  aux  armes.  Une  troupe  nombreuse  se  jette  d'abord  sur  la  Ba- 
vière, dont  la  frontière  était  faiblement  gardée;  les  avant-postes  sont 
surpris,  et  le  comte  Gérold,  accouru  sur  les  lieux  avec  une  poignée 
d'hommes,  est  enveloppé  et  tué.  Gérold ,  comte  et  gouverneur  de 
cette  province  au  nom  du  roi,  n'était  pas  moins  éminent  par  sa  piété 
et  sa  bravoure  que  par  son  rang,  car  il  était  frère  de  la  reine  Hilde- 
garde,  celle  de  toutes  ses  épouses  que  Charlemagne  avait  le  plus 
aimée.  Tombé  sous  la  main  de  ces  Huns  plus  que  païens,  puisqu'ils 
étaient  apostats,  Gérold  fut  considéré  comme  un  martyr,  et  son 
corps,  enlevé  du  champ  de  bataille  par  des  soldats  saxons,  fut  con- 
duit à  l'abbaye  de  Richenaw,  dont  il  était  un  des  fondateurs.  On  l'y 
enterra  en  grande  pompe,  et  la  pierre  tumuîaire  qui  le  recouvrit  reçut 
l'inscription  suivante  composée  en  vers  latins  :  «  Mort  en  Pannonie 
pour  la  vraie  paix  de  l'église,  il  tomba  sous  le  tranchant  de  l'épée 
cruelle,  aux  calendes  de  septembre.  Gérold  a  rendu  son  âme  au 
ciel;  le  fidèle  Saxon  a  recueilli  ses  membres  et  les  a  apportés  ici,  où 
ils  ont  été  enfermés  avec  tous  les  honneurs  qu'ils  méritaient.  » 

Ce  fut  un  événement  deux  fois  douloureux  pour  Charlemagne,  et 
parce  qu'il  aimait  tendrement  Gérold,  et  parce  qu'un  premier  échec, 
enhardissant  à  la  fois  les  Huns  et  les  Grecs,  pouvait  ébranler  sa  puis- 
sance en  Hunnie.  H  en  reçut  la  nouvelle  au  camp  de  Paderborn  en 
799,  peu  de  temps  après  la  visite  que  lui  fit  l'infortuné  pape  Léon  III, 
qu'une  faction  romaine  avait  emprisonné  dans  un  monastère  après 
avoir  tenté  de  lui  crever  les  yeux,  et  qui,  échappé  à  ses  bourreaux, 
s'était  enfui  auprès  du  roi  des  Franks.  Charles  ordonna  de  rassem- 
bler des  troupes  en  Bavière,  et  lui-même  se  rendit  à  Ratisbonne  pour 
surveiller  de  là  les  opérations  de  la  guerre.  Elle  fut  terrible  et  se  pro- 
longea à  travers  des  phases  diverses  jusqu'en  l'année  803;  mais  les 
contemporains  ne  nous  la  font  connaître  que  par  cette  mention,  assez 
significative  d'ailleurs  dans  son  laconisme  :  «  Tudun  et  les  Avars  por- 
tèrent la  peine  de  leur  perfidie.  »  En  803,  Tudun  avait  disparu,  et 
le  kha-kan  Zodan,  son  successeur,  venait  mettre  aux  pieds  du  sou- 
verain des  Franks  lui,  ses  sujets  et  son  pays,  La  conquête  mainte- 
nant était  définitive;  Charlemagne  s'empressa  d'en  organiser  l'ad- 
ministration. Nous  lisons  dans  les  vieux  actes  qu'il  institua  cinq 
comtes  de  la  frontière  pannonienne,  Gontram,  Werenhar  ou  Béren- 
ger,  Albric,  Gotefrid  et  un  autre  Gérold,  et  qu'il  plaça  la  Hunnie 
sous  la  juridiction  ecclésiastique  de  l'évêque  de  Salzbourg.  Un  capi- 
tulaire  de  l'année  80A,  relatif  au  commerce  d'exportation,  applique 
à  la  Hunnie  certaines  mesures  prises  pour  la  partie  nord-est  de 
l'empire.  Il  est  probable  que  Zodan,  pour  se  rendre  acceptable  aux 
Franks,  avait  suivi  le  même  procédé  que  Tudun  et  s'était  fait  chré- 
tien; au  moins  ses  successeurs  le  furent.  Le  kha-kan  qui  régna  en 
805  portait  le  nom  chrétien  de  Théodore,  et  fut  remplacé  par  un  cer- 


800  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

tain  kha-kan  Abraham,  baptisé  au  lien  appelé  Fiskaha,  dans  le  dio- 
cèse de  Passai!,  non  loin  de  la  ville  de  Vienne. 

Le  christianisme  paraissait  le  lien  le  plus  solide  ponr  rattacher  les 
Avars  à  l'empire  des  Franks.  Tout  le  monde  travailla  donc  à  leur 
conversion,  les  laïques  aussi  bien  que  les  clercs,  les  fonctionnaires 
militaires  ou  civils  aussi  bien  que  les  évêques.  Le  meilleur  préfet  fut 
celui  qui  convertissait  le  plus.  Les  hagiographes  mentionnent  avec 
grand  éloge  un  certain  Ing  ou  Ingo,  comte  de  la  Pannonie  inférieure, 
qui  s'était  rendu  cher  au  peuple,  disent-ils,  et  se  faisait  obéir  à  tel 
point,  qu'un  commandement  verbal  émané  de  lui  ou  un  morceau  de 
papier  non  écrit,  mais  muni  de  son  sceau,  suffisait  pour  c{u'on  ac- 
complît sans  hésitation  les  ordres  les  plus  graves.  Voici  de  quelle 
façon  il  procéda  en  matière  religieuse  au  début  de  son  gouverne- 
ment. Toutes  les  fois  qu'il  invitait  ses  administrés  à  dîner  chez  lui, 
il  faisait  asseoir  à  sa  propre  table  les  gens  de  bas  étage  et  les  serfs 
qui  étaient  chrétiens,  laissant  dehors,  devant  la  porte,  les  maîtres 
et  les  notables  habitans  qui  ne  l'étaient  pas.  A  ceux-ci  il  faisait  dis- 
tribuer, comme  à  des  mendians,  le  pain,  la  viande  et  un  peu  de  vin 
dans  des  vases  communs,  tandis  que  les  serfs  faisaient  grande  chère 
et  buvaient  à  sa  santé  dans  des  coupes  d'or.  «  Qu'est-ce  cela,  comte 
ingo?  crièrent  un  jour  du  dehors  quelques  chefs  avars  mécontens; 
pourquoi  nous  traitez-vous  ainsi?  —  Je  vous  traite  ainsi,  répondit  le 
comte,  parce  que,  impurs  comme  vous  l'êtes,  vous  ne  méritez  pas  de 
communiquer  avec  des  hommes  qui  se  sont  régénérés  dans  la  fon- 
taine sacrée  du  baptême  :  votre  place  est  celle  des  chiens  à  la  porte 
de  la  maison.  »  Le  vieux  récit  ajoute  que  les  nobles  huns,  éclairés 
par  ces  paroles,  n'eurent  rien  de  plus  à  cœur  que  de  se  faire  instruire 
et  baptiser. 

Telle  fut  cette  guerre  de  Hunnie,  qui  prolongea  le  territoire  frank 
jusqu'à  la  Save  et  le  domaine  suprême  des  Franks  jusqu'à  la  Mer- 
Noire.  La  France  en  retira  un  accroissement  considérable  de  gloire, 
et  Gharlemagne  ro])jet  favori  de  son  ambition,  car,  les  anciennes 
provinces  de  Pannonie  et  de  Dacie  étant  ainsi  rendues  au  christia- 
nisme et  aux  lois  des  peuples  latins,  l'empire  d'Occident  se  trouva 
reconstitué  de  fait  plus  complet,  plus  grand  qu'on  ne  l'avait  vu  de- 
puis Théodose.  Le  pape  consacra  cette  renaissance  du  vieux  monde  ro- 
main en  plaçant  sur  la  tête  de  Gharlemagne  la  couronne  des  augustes, 
à  Rome,  le  jour  de  Noël  de  l'année  800.  Un  second  résultat  fut  d'ef- 
frayer assez  l'empire  grec  pour  qu'Irène,  qui  avait  refusé  autrefois  la 
main  de  la  jeune  Rotrude  pour  son  fils,  offrît  la  sienne  à  Gharlemagne. 
Si  tel  fut  au  dehors  l'effet  de  cette  guerre,  il  augmenta  au  dedans  l'au- 
torité de  Gharlemagne  sur  ses  peuples,  et  enseigna  aux  Saxons  à  se 
résigner.  On  s'accorda  à  la  regarder  comme  la  plus  difficile  de  toutes 
celles  que  Gharlemagne  avait  entreprises,  celle  de  Saxonie  exceptée. 


CHARLEMAGNE    ET    LES   HUNS.  801 

Ces  païens  aux  cheveux  tressés,  contempteurs  de  Dieu  et  des  saints, 
ce  peuple  d'Attila  avec  son  ring  royal  inépuisable  en  trésors,  eurent 
longtemps  le  privilège  de  défrayer  les  conversations  du  peuple  et 
des  soldats.  Ceux  qui  en  revenaient  ne  se  faisaient  pas  faute  de  ré- 
cits incroyables  sur  ce  sauvage  et  lointain  pays,  sur  ces  remparts  de 
haies  qu'il  fallait  franchir  à  chaque  pas,  sur  les  mœurs  étranges  et 
la  férocité  des  habitans.  On  exagérait  à  qui  mieux  mieux  les  dangers 
de  l'attaque  et  l'opiniâtreté  de  la  défense,  et  il  devint  de  mode  de 
placer  les  Huns  à  côté  des  Saxons  et  au-dessus  de  tous  les  autres  bar- 
bares que  les  Franks  avaient  combattus.  Le  moine  de  Saint-Gall,  sur 
la  foi  de  son  père  nourricier,  le  soldat  Adalbert,  qui  avait  servi  en 
Hunnie  à  la  suite  du  comte  Gérold,  introduit  dans  ses  récits  l'anec- 
dote d'un  brave  des  bords  de  la  Dordogne  donnant  son  avis  sur  la 
valeur  des  différentes  nations  qui  ont  eu  affaire  à  lui.  Ce  brave,  qui 
est  un  type  achevé  du  Gascon  moderne,  et  dont  les  faits  d'armes,  à 
l'en  croire,  sont  toujours  prodigieux,  racontait  que  dans  les  guerres 
de  Hunnie  il  fauchait  les  Avars  comme  foin  avec  sa  grande  épée. 
«  n  paraît,  lui  dit  malignement  son  interlocuteur,  que  les  Vendes 
vous  ont  donné  plus  de  soucis.  —  Les  Vendes,  ces  mauvaises  gre- 
nouilles! répliqua  l'enfant  de  l'Aquitaine,  je  les  enfilais  par  cinq, 
six  et  quelquefois  huit  dans  le  bois  de  ma  lance,  et  je  les  emportais 
sur  mon  épaule  malgré  leurs  cris.  »  Cette  burlesque  fanfaronnade 
fait  voir  du  moins  quelle  différence  mettait  l'opinion  commune  entre 
la  bravoure  des  Avars  et  celle  des  Slaves. 

Un  écrivain  plus  grave,  Eginhard,  l'ami,  le  secrétaire,  l'historien 
de  Charlemagne,  résume  dans  les  termes  suivans  les  conséquences 
de  la  guerre  de  Hunnie.  «  Elle  fut  conduite,  dit-il,  avec  la  plus 
grande  habileté  et  la  plus  grande  vigueur,  et  dura  pourtant  huit  an- 
nées. La  Pannonie,  aujourd'hui  vide  d'habitans,  et  la  demeure  royale 
rasée  à  ce  point  qu'il  n'en  reste  plus  vestige,  témoignent  du  nombre 
des  combats  livrés  et  de  la  quantité  de  sang  qu'on  y  versa.  La  no- 
blesse des  Huns  y  tomba  tout  entière,  leur  gloire  y  périt,  leurs  tré- 
sors accumulés  pendant  une  longue  suite  de  siècles  y  furent  pris  et 
dispersés.  On  n'aurait  pas  à  citer  une  seule  expédition  où  les  Franks 
se  soient  plus  enrichis,  car  on  pourrait  dire  qu'auparavant  ils  étaient 
pauvres;  mais  ils  trouvèrent  dans  le  palais  des  kha-kans  tant  d'ar- 
gent et  d'or,  ils  recueillirent  sur  les  champs  de  bataille  tant  de  riches 
dépouilles,  que  l'on  peut  conclure  à  bon  droit  ceci,  que  les  Franks 
très  justement  ont  reconquis  sur  les  Huns  ce  que  ceux-ci  très  injus- 
tement avaient  ravi  au  reste  du  monde.  » 

Amédée  Thierry. 


51 


LE 


POLE  AUSTRAL 


EXPEDITIONS  ANTARCTIQUES 


Lorsqu'on  jette  les  yeux  sur  un  globe  terrestre,  on  est  frappé  par 
la  grandeur  du  vide  qui  remplit  la  zone  antarctique  ou  australe, 
ainsi  que  tous  ses  alentours.  Buffon  avait  remarqué,  dès  longtemps, 
que  les  grands  continens  de  l'Afrique  et  de  l'Amérique  méridionale 
se  terminent  en  pointe  vers  le  sud,  et  laissent  ainsi  aux  mers  une 
place  de  plus  en  plus  étendue.  L'Amérique  ne  dépasse  point  le  cin- 
quante-deuxième cercle  de  latitude,  ni  l'Afrique  le  trente-troisième. 
Le  continent  de  l'Australie  diffère  complètement  des  deux  précé- 
dens  par  l'ensemble  de  sa  configuration,  mais  ne  s'étend  pas  à  de 
très  grandes  distances  de  l'équateur.  Aux  latitudes  inférieures  à 
celles  de  la  Nouvelle-Zélande  et  dans  l'immensité  des  mers  australes, 
qui  servent  en  quelque  sorte  de  confluent  au  grand  Océan-Pacifique, 
à  r Océan-Indien  et  à  l'Océan- Atlantique,  on  ne  trouve  plus  que  des 
points  isolés,  de  rares  îles,  quelques  côtes  peu  connues,  quelques 
petits  archipels,  qui  se  dessinent  sur  nos  cartes  comme  des  constella- 
tions dans  le  ciel.  Ainsi,  considérée  dans  son  ensemble,  cette  portion 
de  notre  planète  est  essentiellement  océanique,  et  si  les  saillies  des 
continens  dominent  presque  tout  l'hémisphère  boréal,  l'hémisphère 
austral  est  au  contraire,  dans  sa  partie  la  plus  étendue,  recouvert  par 
l'immense  et  monotone  plaine  des  eaux. 

Nulle  région  de  la  terre  n'est  demeurée  aussi  inconnue  que  la  zone 
antarctique  proprement  dite,  comprise  à  l'intérieur  du  cercle  polaire 


LE    PÔLE   AUSTRAL    ET   LES    EXPÉDITIONS    ANTARCTIQUES.  803 

austral.  Aucune  des  raisons,  pour  un  temps  si  puissantes,  aucuns 
des  entraînemens  qui,  à  différentes  reprises,  poussèrent  les  naviga- 
teurs vers  les  côtes  du  nord,  n'ont  jamais  dirigé,  sur  ce  point,  leurs 
tentatives  et  leurs  recherches  (1).  Pourtant  après  la  grande  décou- 
verte de  Magellan  les  nations  commerçantes  commencèrent  à  se  pré- 
occuper de  ces  parties  de  la  terre,  qui  jusque-là  n'avaient  jamais  at- 
tiré l'attention  publique,  et  avaient  seulement  exercé  les  spéculations 
de  quelques  géographes;  mais  les  régions  qui  à  de  courts  intervalles 
avaient  été  successivement  ouvertes  aux  entreprises  des  peuples  de 
l'ancien  continent  étaient  si  nouvelles  et  si  immenses,  que  l'activité 
même  la  plus  aventureuse  eut  pour  longtemps  de  quoi  s'y  satisfaire, 
et  il  se  passa  de  longues  années  avant  qu'on  résolût  d'aller  explo- 
rer les  parages  mystérieux  du  sud,  si  entièrement  incomius,  pour  y 
reconnaître  le  grand  continent  austral,  que  les  géographes  d'alors, 
guidés  par  des  inductions  vagues  et  théoriques  sur  l'équilibre  de  la 
planète,  s'accordaient  généralement  à  y  placer. 

La  croyance  à  ce  continent  semble  avoir  été  assez  accréditée 
parmi  les  navigateurs.  En  j  772,  un  lieutenant  de  la  marine  française, 
M.  de  Kerguelen,  avait  aperçu  l'île  qui  porte  encore  aujourd'hui  son 
nom;  les  vents  et  les  tempêtes  l'avaient  empêché  d'y  aborder,  mais 
il  se  crut  autorisé  à  son  retour  à  annoncer  qu'il  avait  entrevu  les 
côtes  d'une  grande  terre  qui  devait  recouvrir  la  zone  australe.  Il 
était  si  enthousiasmé  de  sa  découverte,  qu'il  retourna  au  même  point 
dès  l'année  suivante;  mais  il  ne  fut  pas  plus  heureux  cette  fois  :  il 
nomma  seulement  le  Cap-Français  et  fut  obligé  de  revenir.  En  1774 
"cependant,  un  autre  officier  français,  M.  de  Resnevet,  réussit  à  tou- 
cher terre  et  prit  possession  au  nom  du  roi  de  France.  C'est  vers  la 
même  époque  que  le  fameux  capitaine  Cook  explora  les  mers  du  sud 
et  réussit  à  pénétrer  aux  plus  hautes  latitudes  qu'on  eût  jamais  at- 
teintes dans  l'hémisphère  austral;  il  parcourut  cent  quatre-vingts 
lieues  entre  le  ôO*"  et  le  60''  degré  de  latitude,  et  s'engagea  jusqu'à  la 
latitude  de  71"  15'  sous  109  degrés  de  longitude  ouest.  Dans  le  cours 
de  ses  explorations,  il  rechercha  vainement  des  terres  que  préten- 
dait avoir  aperçues  Bouvet  dans  le  voyage  de  découvertes  qu'il 
avait  fait  pour  la  compagnie  française  des  Indes.  Cook  supposa, 
sans  doute  avec  raison,  que  Bouvet  avait  été  trompé  de  loin  par 
quelque  immense  montagne  de  glace.  Il  eut  aussi  la  curiosité  d'aller 
vérifier  l'existence  du  prétendu  continent  de  M.  de  Kerguelen  :  il 
fit  un  examen  détaillé  des  côtes  orientales  depuis  le  Cap-Français 
jusqu'au  cap  George,  et  le  capitaine  Furneaux,  qui  faisait  partie  de 

(1)  VoyeZj  sur  le  Pôle  nord  et  les  Découvertes  arctiques ,  la  lirraison  du  15  sep- 
tembre 1855. 


80/i  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

la  même  expédition,  coupa  plus  tard  le  méridien  à  soixante-dix  milles 
géograpliiques  au-dessous  du  cap  George,  et  établit  que  la  terre 
découverte  par  Kerguelen  n'était  qu'une  île. 

L'horreur  des  solitudes  australes,  jusque-là  si  inconnues,  la  ri- 
gueur excessive  du  climat,  les  montagnes  de  glace  aux  formes  et 
aux  dimensions  colossales,  les  hautes  et  longues  falaises  recouvertes 
d'un  épais  manteau  de  neige,  la  mer  semée  de  débris  qui  s'agitent 
et  se  heurtent  sans  repos,  frappèrent  fortement  la  vive  imagination 
de  Gook.  Le  grand  navigateur  décrivit  parfaitement,  dans  la  relation 
de  son  voyage,  la  formation  des  glaces  et  leurs  puissantes  actions; 
il  distingua  nettement  les  montagnes  formées  par  les  ruines  des  gla- 
ciers des  plaines  de  glaces  superficielles  que  Dumont  d'Urville  dé- 
signait plus  tard  sous  le  nom  de  banquises;  il  pressentit  l'existence 
des  terres  qui,  après  lui,  furent  découvertes  en  différens  points  de 
îa  vaste  zone  antarctique,  u  Je  crois  fermement,  dit-il  dans  son  Jour- 
nal de  voyage,  qu'il  y  a  près  du  pôle  une  étendue  de  terres  où  se 
forment  la  plupart  des  glaces  répandues  dans  ce  vaste  océan  méri- 
dional; je  crois  que  les  glaces  ne  se  prolongeraient  pas  si  loin  vers 
la  mer  de  l'Inde  et  l'Océan-Atlantique,  s'il  n'y  avait  point  au  sud 
une  terre,  je  veux  dire  une  terre  d'une  étendue  considérable.  J'avoue 
cependant  que  la  plus  grande  partie  de  ce  continent  austral  (en 
supposant  qu'il  y  en  a  un)  doit  être  en  dedans  du  cercle  polaire,  où 
la  mer  est  si  remplie  de  glaces,  qu'elle  est  inabordable.  Le  danger 
qu'on  court  à  reconnaître  une  côte  dans  ces  mers  inconnues  et  gla- 
cées est  si  grand,  que  j'ose  dire  que  personne  ne  se  hasardera  à 
aller  plus  loin  que  moi,  et  que  les  terres  qui  peuvent  être  au  sud 
ne  seront  jamais  reconnues;  il  faut  affronter  les  brumes  épaisses,  les 
ondées  de  neige,  le  froid  aigu,  et  tout  ce  qui  peut  rendre  la  naviga- 
tion dangereuse;  l'aspect  des  côtes  est  plus  horrible  qu'on  ne  peut 
l'imaginer.  Ge  pays  est  condamné  par  la  nature  à  rester  enseveli 
dans  des  neiges  et  des  glaces  éternelles.  » 

Ailleurs,  il  écrit  encore  :  u  J'avais  cependant  grande  envie  d'ap- 
procher davantage  du  pôle;  mais  il  aurait  été  imprudent  de  faire 
perdre  au  public  toutes  les  découvertes  de  cette  expédition,  en  dé- 
couvrant et  reconnaissant  une  côte  dont  les  relèvemens  ne  seraient 
d'aucune  utilité  ni  à  la  navigation,  ni  à  la  géographie,  ni  à  aucune 
autre  science.  Je  crois  qu'après  cette  relation,  on  ne  parlera  plus 
du  continent  austral.  » 

Aujourd'hui,  même  après  les  découvertes  des  dernières  expédi- 
tions française,  anglaise  et  américaine,  on  ne  se  sent  guère  disposé 
à  adoucir  la  sévérité  de  ce  jugement.  L'on  a  reconnu  «  les  terres  qui 
peuvent  être  au  sud,  et  qui  ne  devaient  jamais  être  reconnues,  »  il 
s'est  trouvé  des  marins  assez  hardis  pour  dépasser  la  trace  de  celui 


LE    PÔLE    AUSTRAL   ET    LES    EXPÉDITIONS   ANTARCTIQUES.  805 

qui  ((  osait  dire  que  personne  ne  se  hasarderait  à  aller  plus  loin  que 
lui;  »  mais  en  lisant  leurs  récits,  on  éprouve  encore  ce  sentiment  de 
répulsion  et  d'horreur  qui  inspirait  à  Cook  ces  lignes,  où  il  faut 
moins  voir  de  l'orgueil  que  le  désir  de  préserver  les  navigateurs  de 
dangers  aussi  inutiles  qu'affreux.  Sa  relation  n'était  pas  faite  pour 
échauffer  le  zèle  des  explorateurs;  on  oublia  cette  région  condamnée 
à  laquelle  il  appliquait  les  paroles  de  Pline  l'Ancien  :  Pars  muiuU  a 
naturâ  damnata  et  densâ  mersa  califjine.  Aussi,  jusqu'à  ces  dernières 
années,  la  plupart  des  découvertes  faites  dans  la  zone  australe  furent- 
elles  en  quelque  sorte  accidentelles,  et  dues  presque  toujours  à  des 
pêcheurs  de  haleine  égarés  dans  ces  latitudes  éloignées. 

C'est  ainsi  que  le  groupe  des  îles  Auckland,  situées  au  sud  de  la 
terre  de  Van-Diémen,  un  peu  au-delà  du  cinquantième  cercle  de  lati- 
tude, fut  découvert  en  1806  par  un  baleinier  nommé  Abraham  Bristol. 
Cet  archipel  présente  d'assez  bons  ports,  et  dans  ces  dernières  années 
le  gouvernement  anglais  songea  un  instant  à  en  faire  un  lieu  de 
transportation  après  la  grande  agitation  de  V anti-convict  movement, 
résistance  légitime  contre  l'introduction  de  nouveaux  condamnés 
dans  les  colonies,  devenues  si  prospères,  de  l'Australie;  mais  le  cli- 
mat des  îles  Auckland  fut  jugé  trop  rigoureux,  et  l'on  ne  voulut 
point  courir  le  risque  de  convertir  l'exil  en  une  condamnation  à  mort. 
En  1810,  l'île  Campbell,  située  un  peu  au  sud  de  l'archipel  des 
Auckland,  fut  découverte  par  Frederick  Hazlebourg;  en  1821,  le 
Russe  Bellinghausen  s'avança  jusqu'à  une  latitude  presque  aussi 
élevée  que  celle  où  était  parvenu  Cook,  jusqu'à  70  degrés;  il  vit  et 
nomma  deux  petites  îles  Alexandre  I'^''  et  Pierre  P%  qui  sans  doute 
se  rattachent  à  ce  vaste  groupe  d'îles  et  de  terres  qui  portent  les 
noms  de  terre  de  Graham,  de  terre  de  la  Trinité,  de  terre  Louis-Phi- 
lippe, etc.,  et  furent  depuis  explorées  par  James  Ross  et  par  Dumont 
d'IJrville,  au  sud  de  la  Terre-de-Feu,  entre  le  60"  et  le  70"  cercle  de 
latitude.  Deux  pêcheurs  de  phoque,  Palmer  et  Powell,  découvrirent, 
le  premier  la  terre  de  Palmer,  le  second  celle  de  Powell,  qui  porte 
plus  souvent  le  nom  d'Orkney  du  sud. 

Ce  fut  encore  un  capitaine  marchand,  James  Weddell,  qui  le  pre- 
mier dépassa  la  latitude  extrême  que  Cook  avait  atteinte;  son  voyage, 
exécuté  en  1823,  fit  à  cette  époque  un  grand  bruit.  Il  visita  les  îles 
Orkneys  du  sud,  les  Nouvelles-Shetlands,  la  terre  de  Sandwich,  au- 
trefois reconnue  par  Cook,  et  s'engagea  résolument  vers  le  sud  à  tra- 
vers les  glaces.  A  sa  grande  joie  et  à  sa  grande  surprise,  il  les  vit 
graduellement  disparaître;  le  temps,  d'abord  très  rude,  devint  assez 
doux,  et  Weddell  se  trouva  sur  une  mer  entièrement  libre,  où,  selon 
son  expression,  il  ne  pouvait  apercevoir  jusqu'à  l'horizon  aucune 
particule  de  glace;  il  arriva  ainsi  sous  la  longitude  de  3Zi°  17'  jus- 


806  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

qu'à  la  latitude  de  Ih"  15%  et  ne  revint  sur  ses  pas  que  parce  que 
la  saison  était  trop  avancée;  il  déclara  à  son  retour  qu'il  lui  parais- 
sait beaucoup  plus  aisé  d'aborder  le  pôle  sud  que  le  pôle  nord,  sur 
lequel  les  célèbres  expéditions  de  Parry  et  de  Franklin  attiraient  à 
cette  époque  l'attention  de  l'Europe  entière.  Son  récit  exerça  une 
sorte  de  réaction  contre  les  idées  du  capitaine  Gook;  mais  elle  ne  fut 
que  momentanée  :  il  a  été  bien  prouvé  depuis  que  les  glaces  antarc- 
tiques sont  loin  d'avoir,  dans  leurs  mouvemens  et  leurs  migrations, 
la  régularité  de  celles  du  nord,  et  les  navigateurs  qui  ont  voulu  suivre 
la  trace  de  Weddell  ne  l'ont  jamais  trouvée  aussi  dégagée.  Les  gla- 
ces australes  ne  circulent  pas  en  effet  dans  des  passages  tout  for- 
més, pareils  à  ceux  du  grand  labyrinthe  arctique  ou  aux  ouvertures 
que  le  gulfstream  laisse  libres  entre  le  Groenland,  l'Islande  et  la  La- 
ponie;  les  glaces  qui  s'accumulent  autour  des  terres  antarctiques, 
une  fois  détachées,  peuvent  remonter  vers  les  régions  tempérées, 
librement  et  dans  tous  les  sens,  au  gré  de  courans  variables  et 
nombreux,  qui  se  dirigent  vers  le  nord,  le  nord-est  ou  le  nord-ouest. 
Ainsi  d'une  année  à  l'autre  les  glaces  qui  voyagent  vers  l'équateur 
peuvent  s'accumuler  en  plus  grande  quantité  en  des  régions  assez 
différentes,  et  par  un  hasard  il  peut  s'ouvrir  entre  elles  un  de  ces 
chemins  éphémères  comme  celui  que  Weddell  avait  suivi. 

C'est  aussi  parce  que  les  glaces  antarctiques  ne  sont  pas  empri- 
sonnées dans  des  détroits  sinueux,  et  se  meuvent  avec  une  plus 
grande  liberté  que  celles  du  nord,  qu'on  les  rencontre  voyageant  à 
de  beaucoup  plus  grandes  distances  dans  les  mers  de  la  zone  tem- 
pérée. Il  n'y  a  rien  d'extraordinaire  à  trouver  de  puissantes  monta- 
gnes de  glaces  sous  le  hl"  et  le  àG"  degré  de  latitude,  et  au  mois 
d'avril,  en  1838,  on  en  a  aperçu  une  à  la  latitude  de  35  degrés;  plu- 
sieurs navigateurs,  entre  autres  le  capitaine  Basil  Hall,  ont  eu  acci- 
dentellement à  lutter  contre  les  glaces  en  tournant  le  cap  Horn. 
Souvent  on  a  pris  de  grands  blocs  errans  pour  de  véritables  îles  : 
c'est  ainsi  que  les  deux  îles  Dénia  et  Marseveen,  marquées  sur  d'an- 
ciennes cartes,  n'existent  réellement  pas;  on  peut  en  dire  autant  de 
l'Islande  du  sud,  et  Weddell  lui-même  s'assura  qu'une  pareille  erreur 
avait  fait  placer  près  des  îles  Falkland  les  îles  Aurores,  aperçues 
en  1796  par  YAstravida,  vaisseau  de  guerre  espagnol. 

En  janvier  1831,  Biscoë  sur  le  brick  Tula  découvrit  la  terre  d'En- 
derby,  au  sud  de  l'Océan-Indien,  sous  le  méridien  de  50  degrés, 
entre  le  60"  et  le  70"  cercle  de  latitude;  il  reconnut  aussi  l'île  Adé- 
laïde, placée  en  avant  de  la  terre  de  Graham,  et  deux  ans  après, 
la  terre  de  Kemp,  qui  semble  être  le  prolongement  de  celle  d'En- 
derby.  Enfin  en  1839,  Balleny  découvrit  cinq  îles  qui  portent  au- 
jourd'hui son  nom,  et  qui  sont  comme  les  sentinelles  avancées  des 


LE   PÔLE    AUSTRAL   ET   LES    EXPÉDITIONS   ANTARCTIQUES.  807 

terres  qui  furent  depuis  reconnues  par  Ross,  Dumont  d'Urville  et 
Wilkes;  il  suivit,  comme  ces  deux  derniers,  sur  une  très  grande  dis- 
tance l'énorme  falaise  des  glaces,  aperçut  les  hauteurs  neigeuses  aux- 
quelles Dumont  d'Urville  donna  le  nom  de  côte  Glarie,  mais  il  ne  les 
prit  que  pour  de  gigantesques  montagnes  de  glaces;  il  crut  plusieurs 
fois  apercevoir  la  terre,  et  vit  entre  autres  la  côte  Sabrina,  située  sous 
le  120"'  degré  méridien.  Il  importe  de  tenir  un  compte  exact  des 
remarquables  découvertes  de  Biscoë  et  de  Balleny,  qui  n'ont  mal- 
heureusement publié  aucune  relation  de  leur  voyage,  pour  faire  une 
juste  part  à  tous  les  explorateurs  dans  la  découverte  du  prétendu 
continent  austral,  dans  le  cas  où  elle  se  vérifierait  jamais  com- 
plètement. Je  me  hâte  d'arriver  aux  trois  expéditions,  française,  an- 
glaise et  américaine,  qui  explorèrent  en  même  temps  la  zone  australe 
sous  le  commandement  de  Dumont  d'Urville,  de  sir  James  G.  Ross, 
le  neveu  du  vétéran  des  mers  arctiques,  et  du  capitaine  Wilkes. 

Ce  ne  fut  pas  un  commun  accord  qui  rassembla  ces  navigateurs 
à  la  même  époque  dans  les  parages  antarctiques,  et  ils  semblent 
n'avoir  pas  compris  les  avantages  qui  auraient  sans  doute  pu  ré- 
sulter d'une  action  combinée.  Quand  Ross,  arrivé  à  Hobart-Town, 
apprit,  au  moment  de  partir  pour  le  sud,  les  premières  découvertes 
de  Dumont  d'Urville  et  celles  de  Wilkes,  il  ne  put  s'empêcher  de 
manifester  un  peu  de  dépit  et  se  plaignit  d'avoir  été  prévenu.  Pour- 
tant si  un  champ  doit  être  libre,  c'est  sans  doute  la  mer  et  une  mer 
inconnue,  où  on  ne  se  risque  qu'en  affrontant  de  cruelles  souffrances 
et  la  plus  affreuse  de  toutes  les  morts.  C'est  d'ailleurs  parce  qu'il 
fut  obligé  de  changer  la  route  qu'il  comptait  suivre,  que  Ross  dé- 
couvrit la  fameuse  terre  Victoria,  se  rapprocha  beaucoup  plus  du 
pôle  que  ses  rivaux,  et  fit  incontestablement  la  plus  riche  moisson 
de  découvertes.  La  géographie  n'eut  qu'à  gagner  à  ces  compétitions  : 
les  résultats  furent  soumis  à  un  contrôle  sévère;  mais,  comme  on  le 
verra,  les  discussions  qui  s'élevèrent  sur  la  priorité  et  l'importance 
des  découvertes  firent  bien  voir  que  les  commandans  ne  s'étaient 
guère  pardonné  une  rencontre  où  ils  voyaient  moins  l'effet  du  ha- 
sard que  d'une  jalouse  rivalité. 

C'est  seulement  pendant  les  mois  qui  nous  amènent  l'hiver  que  les 
marins  peuvent  aller  visiter  la  zone  antarctique,  et  chaque  année, 
à  cette  époque,  de  nombreux  baleiniers,  presque  tous  américains, 
vont  en  explorer  les  abords.  Les  températures  de  l'hémisphère  aus- 
tral sont  en  effet,  si  on  pouvait  le  dire,  les  antipodes  de  celles  de  l'hé- 
misphère opposé,  et  dans  les  colonies  de  l'Australie  les  Anglais  cé- 
lèbrent à  l'époque  des  fleurs  et  du  soleil  les  fêtes  de  Noël,  qui  dans 
leurs  souvenirs  sont  associées  au  froid  humide  et  aux  brumes  les  plus 
épaisses  de  la  patrie  éloignée.  C'est  pendant  que  les  navigateurs 


808  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

engagés  dans  les  solitudes  du  nord  hivernent  dans  leurs  navires  en- 
veloppés de  neige,  que  Dumont  d'Urville  et  Wilkes,  profitant  des 
meilleurs  mois  de  l'année,  se  dirigeaient  vers  le  sud. 

Les  deux  corvettes  françaises,  la  Zélée  et  l'Astrolabe,  quittèrent 
les  eaux  du  détroit  de  Magellan  le  9  janvier  1838.  Dumont  d'Ur- 
ville se  proposait  de  suivre  les  traces  de  Weddell,  et  crut  un  instant 
qu'en  dépassant  la  première  barrière  des  glaces,  il  arriverait  comme 
lui  dans  une  mer  ouverte;  mais  les  blocs  errans  devenaient  au  con- 
traire de  plus  en  plus  nombreux,  et  il  finit  par  arriver  devant  une 
haute  falaise  dont  le  front  continu,  taillé  à  pic,  formait  un  rempart 
complètement  infranchissable  :  çà  et  là,  quelque  canal  étroit  s'ou- 
vrait sur  cette  longue  et  uniforme  ligne,  mais  une  petite  embarca- 
tion aurait  à  peine  pu  s'engager  dans  ces  gorges  de  glaces.  Il  fallut 
se  résigner  à  longer  la  banquise,  dans  le  canal  qui  reste  presque 
toujours  libre  à  sa  base,  jusqu'aux  Orkneys,  dont  les  pics  sombres 
et  menaçans  s'élèvent  au-dessus  de  vastes  glaciers,  dont  les  ruines 
colossales  sont  échouées  tout  autour  des  côtes. 

Reprenant  sa  route  vers  le  sud,  Dumont  d'Urville  parvint,  avec 
de  grands  efforts,  à  se  frayer  un  chemin  à  travers  une  nouvelle  ban- 
quise; mais  il  e  trouva  bientôt  prisonnier  dans  les  glaces,  et  pendant 
trois  jours  sa  position  fut  extrêmement  périlleuse.  Quand  les  vents 
soufflent  du  nord,  ils  ramènent  toutes  les  glaces  vers  les  terres  antarc- 
tiques, d'où  elles  s'étaient  détachées,  et  changent  bientôt  la  surface 
de  la  mer  en  un  champ  solide  et  continu,  formé  de  blocs  ressoudés, 
de  toute  grandeur  et  de  toute  nature;  au  contraire,  quand  les  vents 
soufflent  du  sud,  ces  vastes  mosaïques  se  divisent,  les  fragmens  se 
détachent  et  reprennent  le  chemin  du  nord.  C'est  ainsi  que  Dumont 
d'Urville  se  trouva  heureusement  dégagé  et  put  continuer  sa  route. 

Ces  péripéties  impriment  une  grande  incertitude  à  la  navigation 
dans  ces  parages;  elles  tiennent  à  la  distribution  particulière  des 
glaces  dans  la  zone  antarctique.  Les  blocs,  détachés  des  énormes 
champs  de  glaces  qui  entourent  les  terres  ou  reposent  quelquefois 
seulement  sur  des  bas-fonds,  forment  toujours  des  zones  parallèles 
au  front  des  falaises,  dont  les  faces  étincelantes  portent  encore  la 
trace  des  dernières  ruptures;  ces  immenses  ceintures  de  débris  sont 
souvent  séparées,  et  l'on  peut  juger  approximativement,  par  la  gran- 
deur, la  forme,  les  contours  des  blocs  qui  les  composent,  de  la  dis- 
tance dont  on  est  séparé  des  glaces  immobiles.  Ces  fragmens,  qui 
forment  d'abord  d'énormes  prismes,  parfaitement  réguliers,  d'une 
mate  blancheur,  se  brisent,  se  divisent;  le  flot  de  la  mer  en  use  et  en 
arrondit  les  arêtes,  les  raine  et  les  dégrade;  leur  couleur  devient  de 
plus  en  plus  transparente  et  bleuâtre.  Toutes  ces  variétés,  dont  nous 
pouvons  à  peine  nous  faire  une  idée,  deviennent  des  indications  très 


LE    PÔLE    AUSTRAL   ET   LES    EXPÉDITIONS   ANTARCTIQUES.  809 

précieuses  pour  le  navigateur.  Les  paysages  polaires  n'ont  d'ailleurs 
pas  d'antres  traits  :  l'œil,  déshabitué  des  couleurs  riantes  et  vives, 
n'a  plus  à  étudier  que  les  nuances  infinies  de  la  mer,  des  glaces,  et 
d'un  ciel  toujours  gris;  cette  nature  froide  et  voilée  ne  s'anime  que 
rarement,  quand  les  rayons  d'un  soleil  oblique  parviennent  à  percer 
les  brumes  éternelles,  dont  le  manteau  épais  recouvre  les  plaines  de 
glace  et  d'eau. 

C'est  au  sud  des  îles  Orkneys  que  Dumont  d'Urville  découvrit  en- 
viron cinquante  lieues  de  côtes  auxquelles  il  donna  le  nom  de  terre 
Louis-Philippe  et  terre  Joinville,  et  un  grand  nombre  d'îlots  qui 
forment  une  chaîne  qui  leur  est  parallèle,  et  font  partie  de  l'ar- 
chipel des  INouvelles-Shetlands.  Les  terres  de  Louis-Philippe  et  de 
Joinville  sont  recouvertes  par  d'immenses  glaciers  qui  descendent 
de  cimes  élevées  à  six  ou  huit  cents  mètres  au-dessus  de  la  mer,  et 
sont  sur  le  prolongement  de  la  terre  de  la  Trinité  et  de  celle  de  Gra- 
ham.  Ross,  qui  a  visité  depuis  les  mêmes  régions,  découvrit  dans  la 
partie  méridionale  de  la  terre  de  Louis-Philippe  des  pitons  extrê- 
mement élevés,  entre  autres  le  mont  Penny  et  le  mont  Haddington, 
qui  atteint  la  hauteur  de  2150  mètres;  il  les  contourna  entièrement 
et  vérifia  que  cette  terre  est  seulement  une  grande  île.  On  ignore 
encore  aujourd'hui  si  cet  archipel,  le  plus  grand  de  toute  la  zone 
antarctique,  est  isolé  ou  forme  la  portion  avancée  d'un  continent 
dont  peut-être  la  terre  de  la  Trinité  et  la  côte  allongée  qui  porte  le 
nom  de  terre  de  Graham  feraient  déjà  partie. 

Ici  s'arrête  la  première  campagne  de  Dumont  d'Urville.  Son  équi- 
page était  malade  et  extrêmement  fatigué,  et  il  fallut  reprendre  le 
chemin  du  nord.  L'année  suivante,  les  corvettes  françaises  quittè- 
rent Hobart-Tovvn  dès  le  commencement  de  janvier.  Dumont  d'Ur- 
ville chercha  à  pénétrer  cette  fois  dans  la  zone  antarctique  par  un 
point  diamétralement  opposé  au  premier.  Il  se  retrou\a  bientôt  au 
milieu  des  glaces,  mais  sous  la  latitude  même  du  cercle  antarctique 
il  découvrit  la  terre.  De  hautes  montagnes  de  glaces  étaient  accu- 
mulées, comme  des  défenses  naturelles,  devant  la  longue  côte  d'une 
terre  élevée  à  li  ou  600  mètres.  Les  officiers  purent  s'avancer  sur  un 
canot,  à  travers  l'effrayant  labyrinthe  des  glaces,  jusqu'à  un  petit 
îlot  placé  en  face  de  la  côte.  Us  touchèrent  terre,  plantèrent  le  pa- 
villon aux  trois  couleurs,  prirent  possession  au  nom  du  roi  de  France, 
ils  emportèrent  même  quelques  échantillons  des  roches,  quartzites 
et  gneiss  granitiques,  qui  formaient  la  terre  nouvelle. 

Dumont  d'Urville  en  traça  la  côte  sur  une  trentaine  de  lieues  entre 
la  longitude  de  136  et  de  142  degrés;  elle  ne  sort  pas,  dans  cette 
limite,  des  environs  du  cercle  polaire.  Cette  terre,  que  le  comman- 
dant français  nomma  terre  Adélie,  est  morte  et  désolée;  elle  ne  porte 


810  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

aucune  trace  de  végétation.  Derrière  la  ligne  hérissée  des  glaces  des 
côtes,  l'œil  n'aperçoit  que  Tliorizon  monotone  des  glaces  éternelles, 
et,  sous  leur  blanche  enveloj)pe,  ne  devine  les  formes  du  sol  que 
par  des  ombres  légères. 

Obligé  de  redescendre  un  peu  vers  le  nord,  Dumont  d'Urville  re- 
trouva, sous  le  méridien  de  130  degrés,  une  banquise  impénétrable, 
étendue  sur  une  très  grande  longueur,  et  qu'il  jugea  devoir  s'appuyer 
contre  une  côte;  il  crut  même  reconnaître  la  terre  dans  les  lignes 
blanches  de  l'horizon,  et  la  nomma  côte  Clarie.  Il  faut  ajouter  que 
quelques-uns  des  officiers  français  ne  partagèrent  point  l'opinion 
de  leur  commandant.  On  peut  être  très  facilement  déçu,  dans  les 
régions  polaires,  par  des  apparences  pareilles,  et  très  souvent  l'on 
est  tenté  de  prendre  pour  la  terre  des  bancs  de  brouillards  immo- 
biles qui  reposent  sur  la  mer.  D'ailleurs,  quand  même  on  vient  se 
heurter  contre  l'escarpement  d'un  immense  champ  de  glaces,  si 
élevé,  si  compacte,  si  uniforme  qu'il  soit,  on  ne  peut  pas  être  abso- 
lument certain  qu'il  se  trouve  appuyé  contre  une  terre.  11  est  bien 
vrai,  et  les  marins  le  disent  proverbialement,  qu'une  mer  profonde 
ne  gèle  point.  Ainsi  que  Scoresby  et  Parry  l'ont  observé,  aussitôt 
qu'une  couche  mince  de  glace  se  forme  à  la  surface,  le  moindre  coup 
de  vent  la  brise  et  en  emporte  les  débris  jusqu'aux  côtes  les  plus 
voisines,  oi^i  ils  s'attachent  et  se  soudent.  Les  terres  sont  donc  les 
centres  de  formation  des  glaces.  Si  faible  que  soit  leur  profondeur, 
il  ne  semble  pas  que  des  bas-fonds  puissent  naturellement  le  deve- 
nir; mais  on  conçoit  très  bien  qu'une  de  ces  montagnes  de  glaces,  si 
fréquentes  dans  la  zone  polaire,  vienne  s'y  échouer.  Les  glaces  peu- 
vent dès  lors  s'étendre  et  s'affermir  autour  de  ce  gigantesque  noyau. 
Les  neiges,  qui  tombent  en  abondance  dans  ces  régions  antarctiques, 
où  l'air  est  presque  constamment  saturé  de  vapeur  d'eau,  augmen- 
tent peu  à  peu  l'épaisseur  de  l'immense  banquise,  suspendue  sur 
une  mer  où  elle  ne  peut  fondre.  Quelquefois  cette  masse,  rattachée 
en  quelque  sorte  par  un  seul  point  au  fond  de  la  mer,  finit  par  vaincre 
l'obstacle  qui  la  retient  prisonnière,  et  se  met  tout  entière  en  mou- 
vement. Quelquefois  aussi  sa  base  peut  s'étendre,  et  le  champ  de 
glaces,  qui  s'accroît  lentement  et  avec  les  années,  finit  par  atteindre 
la  hauteur  et  l'étendue  de  ceux  qui  enveloppent  le  continent. 

Il  faut  ajouter  cependant  que  de  pareils  bas-fonds  ne  se  trouvent 
le  plus  ordinairement  qu'à  d'assez  faibles  distances  des  terres.  D'ail- 
leurs, en  ce  qui  concerne  la  côte  Clarie,  Dumont  d'Urville  eut  raison 
contre  ses  officiers,  et  l'expédition  américaine  paraît  avoir  confirmé 
ses  résultats.  Il  n'était  pourtant  pas  inutile  de  présenter  les  obser- 
vations précédentes,  car  nous  verrons  plus  tard  que  le  capitaine 
Wilkes  fut  abusé  lui-même ,  sur  un  autre  point ,  par  de  fausses  ap- 


LE   PÔLE   AUSTRAL   ET    LES   EXPÉDITIONS   ANTARCTIQUES.  811 

parences  de  terre,  et  qu'il  ne  fut  pas  toujours  infaillible  clans  ses 
jugemens. 

Le  capitaine  Wilkes  partit  de  Sidney  et  parvint  rapidement,  avec 
des  vents  très  favorables,  à  une  haute  latitude.  Il  rencontra  les  pre- 
mières montagnes  de  glaces,  au  commencement  de  janvier,  à  61  de- 
grés de  latitude;  elles  devinrent  bientôt  de  plus  en  plus  nombreuses 
et  plus  grandes,  et  à  la  latitude  de  6/i  degrés  il  rencontra  l'immense 
plaine  de  glaces  dont  les  escarpemens  élevés  forment,  sur  de  longues 
étendues,  des  murs  droits  et  continus.  Dans  la  relation  de  son  voyage, 
magnifiquement  publiée  par  ordre  du  congrès  des  États-Unis  d'Amé- 
rique, Wilkes  affirme  avoir  vu  les  premières  apparences  de  terre  dès 
le  16  janvier;  il  se  croit  ainsi,  et  c'est  là  une  prétention  que  j'exa- 
minerai en  son  lieu,  autorisé  à  réclamer  la  priorité  de  la  découverte 
de  ce  qu'il  nomme  le  continent  antarctique,  parce  que  le  pavillon 
français  n'y  fut  planté  que  le  21  janvier.  Il  longea  la  grande  ban- 
quise entre  les  montagnes  de  glaces,  et  un  de  ses  navires  y  fut  tel- 
lement endommagé,  que  le  commandant  dut  le  renvoyer  à  Sidney  : 
il  continua  sa  route  avec  le  Vincennes  et  le  Porpoise.  Voyant  la  mer 
assez;  ouverte  vers  le  sud  sous  le  IZi?"  degré  de  longitude,  il  s'avança 
dans  cette  direction  jusqu'au  67"  de  latitude,  mais  au  lieu  d'un  pas- 
sage il  ne  trouva  qu'un  golfe;  des  deux  côtés,  à  l'est,  à  l'ouest,  il 
apercevait  la  terre  derrière  la  ceinture  de  glace  des  côtes.  Il  sortit 
bientôt  de  cette  large  baie,  arriva  en  face  de  la  côte  Adélie,  ayant 
toujours  la  terre  en  vue,  et  bientôt  après  une  effroyable  tempête 
vint  l'y  surprendre.  La  neige  tombait  avec  une  telle  abondance  qu'il 
devenait  impossible  de  voir  plus  loin  que  la  longueur  du  vaisseau  : 
de  temps  à  autre,  on  voyait  passer,  comme  de  blancs  fantômes,  les 
montagnes  de  glaces  soulevées  par  la  mer  en  furie.  Wilkes  se  crut 
un  moment  perdu;  mais  peu  à  peu  la  tempête  s'apaisa,  le  vent  re- 
tomba par  degrés,  et  un  soleil  radieux  vint  éclairer  la  scène  de  la 
tourmente  :  les  blocs  gigantesques  se  balançaient  encore  lentement, 
et  l'on  ne  put  juger  qu'alors,  en  voyant  leur  nombre,  l'étendue  du 
péril  auquel  on  avait  échappé. 

Wilkes  chercha  un  abri  clans  un  étroit  passage  ouvert  tout  le  long 
des  glaces  de  la  côte  :  il  n'en  était  plus  éloigné  que  d'un  mille;  il 
voyait  le  pays,  recouvert  de  neige,  qui  s'élevait  en  pente  jusqu'à 
une  hauteur  de  1,000  mètres.  Il  fallut  sortir  du  canal  par  où  on  était 
arrivé  si  près  de  la  terre,  de  peur  qu'il  ne  se  refermât  derrière  les 
navires  :  Wilkes  continua  à  suivre  vers  l'ouest  la  longue  barrière 
qui  semblait  attachée  à  une  ligne  de  côtes  non  interrompue.  Il  ren- 
contra bientôt  et  contourna  un  cap  qu'il  nomma  Caër,  et  qui  n'était 
autre  que  la  côte  Clarie  de  Dumont  d'Urville  :  au-delà  de  ce  vaste 
promontoire,  entouré  d'une  multitude  de  montagnes  de  glaces,  il 


812  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

retroiua  la  banquise  dirigée  de  î>st  à  l'ouest,  et  la  suivit  sur  une 
très  grande  longueur  :  il  apercevait  partout  derrière  elle  le  haut 
pays,  formé  par  une  chaîne  de  montagnes  moyennement  élevées  de 
1,000  mètres  et  recouvertes  par  des  neiges  éternelles.  Sur  une  mon- 
tagne de  glaces  où  l'on  put  aborder,  on  trouva  des  fragmens  des 
roches  de  la  terre  qui  fermait  l'horizon,  et  qui  furent  reconnues 
pour  du  grès  rouge  et  du  basalte.  Wilkes  s'avança  ainsi  jusqu'à  la 
longitude  de  100  degrés,  mais  à  ce  point  la  côte  change  de  direction; 
au  lieu  de  continuer  à  l'ouest,  elle  s'infléchit  rapidement  vers  le 
nord.  Wilkes  se  trouva  ainsi  arrêté;  la  saison  d'ailleurs  était  trop 
avancée  pour  qu'il  pût  espérer  atteindre  la  terre  d'Enderby,  qu'il 
croyait  sur  le  prolongement  des  côtes  qu'il  avait  explorées.  Dans  sa 
campagne,  il  avait  suivi  à  peu  près  le  cercle  polaire  antarctique  sur 
70  degrés,  c'est-à-dire  sur  près  du  quart  de  sa  longueur. 

Les  mers  du  sud  furent  visitées  sur  d'autres  points  par  l'expédi- 
tion anglaise  commandée  par  sir  James  Clark  Ross  :  il  apprit,  à  son 
arrivée  à  Van-Diémen,  la  découverte  de  la  terre  Adélie  et  de  la  côte 
Clarie,  et  Wilkes  lui  envoya  une  carte  de  celles  qu'il  avait  faites.  Il 
se  décida  à  entrer  dans  la  zone  antarctique  sous  le  méridien  de  170 
degrés  est,  parce  que  Balleny,  en  1839,  y  avait  trouvé  la  mer  déga- 
gée jusqu'à  69  degrés  de  latitude.  La  connaissance  que  possédait 
Ross  des  mers  arctiques  lui  permettait  de  bien  saisir  les  caractères 
particuliers  à  chacune  des  deux  régions  polaires;  il  fut  frappé  de  la 
simplicité  de  formes  des  montagnes  de  glaces  australes,  masses  tabu- 
laires colossales  coupées  par  des  pans  verticaux  et  presque  toujours 
parfaitement  régulières;  formées  de  fragmens  des  énormes  ban- 
quises qui  suivent  les  côtes,  elles  sont  beaucoup  plus  nombreuses 
que  les  blocs  irréguliers  descendus  des  glaciers.  Les  champs  de 
glaces  ne  présentent  plus  comme  dans  la  zone  boréale  de  grandes 
plaines  unies,  divisées  par  des  murailles  de  débris  qui  marquent  le 
contour  des  différentes  pièces  de  ces  vastes  mosaïques.  Ceux  des 
mers  antarctiques  sont  beaucoup  plus  incohérens  en  quelque  sorte; 
formés  dans  des  mers  agitées,  ils  ne  sont  composés  que  par  une  mul- 
titude de  débris  ressoudés,  et  de  loin  ces  surfaces  éphémères  res- 
semblent, suivant  une  expression  de  Wilkes,  à  un  champ  labouré. 

Ross  se  fraya  un  chemin  à  travers  ces  glaces  superficielles,  et 
dépassa  le  cercle  polaire  antarctique  le  1"  janvier  18/il.  Il  arriva 
bientôt  dans  une  mer  encombrée  de  montagnes  de  glaces  très  puis- 
santes. Ses  navires  subissaient  parfois  des  chocs  terribles,  mais  ils 
avaient  été  construits  pour  les  glaces  :  ils  pouvaient  résister  à  de  très 
fortes  pressions  et  avancer  là  où  les  corvettes  de  Dumont  d'Urville  et 
les  vaisseaux  de  Wilkes  n'auraient  sans  doute  jamais  pu  se  risquer. 
Bientôt,  comme  autrefois  Weddell ,  Ross  vit  la  mer  de  plus  en  plus 


LE    PÔLE    AUSTRAL    ET   LES    EXPÉDITIONS    ANTARCTIQUES.  813 

dégagée  et  enfin  complètement  libre;  le  11  janvier,  il  aperçut  la 
terre,  formée  par  des  pics  entièrement  recouverts  de  neige,  et  qu'un 
champ  de  glaces  très  haut  rendait  complètement  inabordable.  A  me- 
sure qu'il  s'avança,  il  vit  se  développer  à  l'horizon  deux  rangées 
montagneuses  élevées.  Il  apercevait  les  grands  glaciers  qui  remplis- 
sent les  vallées  et  descendent  jusqu'aux  falaises  grandioses  qui  for- 
ment leur  pied.  En  quelques  points,  les  rochers  perçaient  le  blanc 
manteau  de  la  neige;  les  pics  qui  se  profilaient  les  uns  derrière  les 
autres  atteignaient  la  hauteur  de  2,500  à  3,000  mètres.  Ross  donna 
à  cette  suite  de  pitons  alignés  le  nom  de  chaîne  de  l'Amirauté,  et  à 
la  terre  nouvelle  celui  de  terre  Victoria.  Il  prit  possession  sur  un 
petit  îlot  où  il  put  arriver  en  bateau,  et  où  il  ne  trouva  aucune  trace 
de  végétation,  pas  même  le  plus  maigre  lichen.  Pénétrant  toujours 
plus  avant  vers  le  sud,  il  continua  à  voir  à  sa  droite  de  hautes  col- 
lines auxquelles  il  distribua  les  noms  de  Herschel,  Whewell,  Wheats- 
tone,  Murchison  et  Melbourne;  mais  bientôt,  la  banquise  s' élargissant 
de  plus  en  plus,  il  se  trouva  trop  éloigné  pour  apercevoir  nettement 
la  ligne  des  côtes.  On  dépassa  rapidement  la  latitude  de  7 h  degrés,  la 
plus  haute  qu'on  eût  jamais  atteinte  du  côté  du  pôle  sud.  On  aborda 
dans  une  petite  île  qui  reçut  le  nom  de  Franklin,  et  peu  après  l'on 
aperçut  à  l'horizon  une  montagne  colossale  qui  s'élevait  en  pentes 
régulières  à  plus  de  4,000  mètres,  et  qui  dominait  une  terre  très 
étendue.  On  était  arrivé  à  un  moment  de  l'année  où  le  soleil,  incliné 
à  deux  degrés  sur  l'horizon,  n'envoie  plus  à  la  surface  de  la  mer  et 
des  glaces  qu'une  lumière  presque  rasante;  le  ciel  était  d'un  bleu 
magnifique  et  sombre,  et  sur  son  fond  presque  opaque  se  détachaient 
les  lignes  blanches  et  pures  de  cette  cime,  entièrement  recouverte  de 
neige  :  on  reconnut  bientôt  que  c'était  un  volcan,  et  qu'il  était  en 
éruption.  D'heure  en  heure,  des  jets  violens  d'une  fumée  épaisse  sor- 
taient du  cône  gigantesque;  elle  retombait  en  nuages  suspendus  qui 
peu  à  peu  s'éclaircissaient  et  se  coloraient  des  reflets  rouges  du  cratère 
en  feu.  La  colonne  de  fumée,  au  moment  où  elle  s'échappait  du  cra- 
tère, n'avait  pas  moins  de  100  mètres  de  diamètre.  Tout  le  monde 
sait  que  l'activité  volcanique  est  indépendante  des  latitudes  et  des 
températures  qui  régnent  à  la  surface  du  sol;  d  semble  pourtant 
qu'un  pareil  spectacle,  en  de  pareils  lieux,  emprunte  encore  quelque 
chose  de  plus  étrange  et  de  plus  grandiose  au  contraste  entre  le 
calme  d'une  nature  glacée  et  les  violences  du  feu  souterrain.  On 
donna  le  nom  de  l'un  des  deux  navires,  l'Érèbe,  à  ce  colosse  volca- 
nique, plus  élevé  que  l'Etna  et  le  pic  de  Ténériffe,  et  dont,  parmi 
les  volcans  actifs  les  plus  importans,  la  hauteur  ne  le  cède  qu'au 
mont  Loa  de  Hawaii,  à  l' Agua  et  à  l' Antisana  dans  les  Andes,  au  grand 
volcan  de  Luzon,  et  au  Kliutchewskaja  dans  le  Kamtchatka.  A  peu  de 


Sih  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

distance  de  l'Erèbe  s'élevait  le  cône  presque  aussi  élevé  d'un  autre 
volcan  éteint  ou  du  moins  endormi,  qui  reçut  le  nom  du  second  vais- 
seau, la  Terreur.  Ces  noms  semblent  bien  donnés  à  ces  deux  mon- 
tagnes voisines,  dont  les  éruptions  seules  avaient  troublé  et  trou- 
blaient encore  les  solitudes  polaires;  ils  rendent  à  la  fois  le  sentiment 
qui  s'attache  à  ces  régions  désolées,  et  perpétuent  le  souvenir  de 
l'expédition  qui  avait  osé  s'aventurer  dans  des  lieux  où  aucun  homme 
n'avait  encore  pénétré. 

C'est  peut-être  ici  le  lieu  de  remarquer  qu'on  rencontre  dans  la 
zone  antarctique  beaucoup  pins  de  traces  d'activité  volcanique  que 
dans  la  zone  boréale;  on  ne  trouve  dans  celle-ci,  au-delà  du  cercle 
polaire,  que  la  petite  île  volcanique  de  Jan-Mayen,  située  au  nord  de 
l'Islande.  Avant  d'arriver  au  puissant  mont  Érèbe,  situé  au  milieu 
des  glaces  du  76"=  degré  de  latitude,  Ross  avait  déjà  trouvé  des  traces 
d'éruptions  dans  les  îles  Auckland,  les  îles  Campbell,  dans  la  terre 
Victoria;  dans  la  petite  île  Possession,  où  il  aborda  en  face  de  cette 
côte  montueuse,  il  avait  vu  le  sol  formé  de  conglomérat  trachytique, 
de  basalte  et  de  lave.  Wilkes  avait  aussi  aperçu  des  débris  de  ba- 
salte dans  une  montagne  de  glace  échouée  en  face  de  son  continent 
antaictique.  L'île  Astrolabe,  découverte  par  Dumont  d'Urville,  près 
de  la  terre  Louis-Philippe,  a  un  cratère  annulaire  tout  à  fait  pareil 
à  celui  de  Santorin,  L'île  Déception  présente  la  même  forme,  et  on 
y  a  trouvé  des  couches  superposées  de  cendres  et  de  neige  convertie 
en  glace,  qui  alternent  à  plusieurs  reprises.  Cette  observation  re- 
marquable prouve  avec  quelle  rapidité  les  cendres  volcaniques  se 
refroidissent  dans  les  hauteurs  glacées  de  l'atmosphère  des  régions 
polaires,  puisqu'elles  n'ont  point  fondu  la  neige  sur  laquelle  elles 
tombaient.  On  en  a  un  autre  exemple  dans  le  cône  même  du  mont 
Erèbe,  qui  reste  recouvert  de  neige  jusqu'au  bord  de  son  cratère. 
Tous  les  îlots  qui  forment  une  chaîne  parallèle  à  la  terre  Louis- 
Philippe  sont  cratériformes.  Dans  l'île  Déception,  il  s'échappe  encore 
du  gaz  par  plus  de  cent  cinquante  ouvertures,  et  des  sources  d'eau 
chaude  y  sortant  de  la  neige  vont  se  verser  dans  une  mer  toujours 
glacée.  Enfin,  dans  les  Shetlands  du  sud,  on  trouve  le  petit  volcan 
Bridgeman,  complètement  isolé  dans  la  mer,  élevé  de  160  mètres 
seulement  et  encore  fumant. 

Après  la  découverte  du  mont  Érèbe  et  du  mont  Terreur,  Ross  ne 
put  franchir  la  haute  barrière  de  glaces  qui  l'empêchait  d'examiner 
si  ces  volcans  faisaient  partie  d'une  île,  ou  s'élevaient  sur  la  côte  d'une 
terre  continentale.  La  falaise  de  glace  ne  reposait  pas  sur  la  terre, 
car  on  ne  pouvait  trouver  le  fond  de  la  mer  à  Zi  10  brasses;  cette  masse 
immense  et  compacte  était  ainsi  seulement  attachée  à  la  terre  par 
un  de  ses  côtés  ;  elle  s'élevait  à  une  hauteur  de  60  mètres  environ  et 


LE   PÔLE    AUSTRAL    ET   LES   EXPÉDITIONS   ANTARCTIQUES.  815 

n'avait  pas,  d'après  le  capitaine  anglais,  moins  de  300  mètres  de 
profondeur  au-dessous  du  niveau  de  la  mer  :  au-dessus  de  la  ligne 
horizontale  qui  formait  la  crête  de  cette  effrayante  muraille,  on 
apercevait,  outre  les  deux  volcans,  une  haute  rangée  de  monta- 
gnes qui  se  dirigeait  vers  le  sud  jusqu'au  79'  degré  de  latitude,  et 
que  Ross  nomma  les  monts  Parry.  Ross  suivit  sur  une  longue  dis- 
tance vers  l'est  cette  grande  banquise  :  il  ne  rencontrait  que  très 
peu  de  montagnes  de  glaces,  et  la  mer  était  à  peu  près  dégagée 
le  long  du  mur  solide  qu'il  était  obligé  de  longer.  Il  en  aperçut 
pourtant  quelques-unes  vers  la  fin  du  mois  de  janvier:  elles  pré- 
sentaient des  faces  verticales  de  60  mètres  de  hauteur,  et  étaient 
évidemment  des  débris  de  la  longue  banquise  de  la  côte;  elles  repo- 
saient sur  des  bas-fonds  où  on  atteignait  le  fond  de  la  mer  à  260 
brasses.  Du  haut  de  l'une  d'elles,  on  put  apercevoir  la  crête  de  l'im- 
mense barrière  de  glaces,  semblable  à  une  plaine  d'argent  fondu.  On 
entra  bientôt  dans  les  champs  de  glaces  superficielles;  Ross  aperçut 
des  apparences  de  terre  sous  le  lôO''  méridien  et  vers  le  79"=  de  lati- 
tude, mais  il  fallut  abandonner  l'idée  d'avancer  davantage  vers  l'est, 
et  on  retourna  vers  l'ouest  afin  de  chercher  un  endroit  pour  hiverner. 
Il  fut  malheureusement  impossible  d'aborder  dans  la  terre  "Victoria 
à  cause  des  glaces  qui  en  remplissaient  toutes  les  indentations.  Par- 
tout on  apercevait  des  falaises  d'une  hauteur  vraiment  effrayante, 
qui  coupaient  l'extrémité  des  glaciers  au  point  où  ils  descendaient 
dans  la  mer.  Ross  fut  contraint  de  revenir  vers  le  nord  ;  il  aperçut 
sur  sa  route  les  cinq  îlots  que  Balleny  avait  découverts.  On  approchait 
d'un  point  où,  sur  la  carte  que  Wilkes  avait  communiquée  au  com- 
mandant anglais,  étaient  dessinées  une  ligne  de  côtes  et  une  chahie 
de  montagnes;  mais  Ross,  à  son  grand  étonnement,  n'apercevait  au- 
cune terre  à  l'horizon.  Après  une  terrible  rafale  qui  vint  l'assaillir 
au  milieu  de  glaces  formidables,  et  qui  fit  courir  aux  navires  anglais 
un  véritable  danger,  il  alla  rechercher  le  continent  de  Wilkes,  et 
courut  la  mer  en  tous  sens  et  sur  de  grandes  distances  autour  du 
point  où  étaient  marquées  les  montagnes.  Il  emporta  la  conviction 
que  Wilkes  avait  été  la  victime  d'une  illusion  pareille  à  celle  qui 
avait,  bien  longtemps  auparavant,  fait  voir  à  son  propre  oncle,  sir 
John  Ross,  les  chimériques  monts  Croker  dans  le  détroit  de  Lan- 
castre. 

Les  deux  autres  campagnes  de  Ross  ne  furent  pas  aussi  heureuses 
que  la  première;  il  ne  trouva  aucune  terre  nouvelle  dans  la  seconde, 
et  resta  prisonnier  pendant  plusieurs  semaines  dans  les  glaces.  L'an- 
née suivante,  il  alla  des  îles  Falkland  visiter  les  Nouvelles-Shetlands, 
et  compléta  l'étude  que  Dumont  d'Urville  avait  faite  des  terres  Louis- 
Philippe  et  Joinville;  c'est  lui  qui  aperçut  et  nomma  le  mont  Hadding- 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ton,  dont  le  cône  s'élève  à  plus  de  2,000  mètres,  et  le  Mont-Penny; 
il  s'assura  que  la  terre  Louis-Philippe  n'était  qu'une  grande  île, 
parcourut  tout  le  détroit  de  Bransfield,  qui  la  sépare  de  l'archipel 
des  Shetlands  du  sud,  et  visita  cet  archipel. 

Ross  avait,  dans  ses  campagnes  à  la  zone  arctique,  déterminé  et 
atteint  le  pôle  magnétique  boréal;  il  avait  aussi  espéré  arriver  au 
pôle  magnétique  austral,  et  il  aurait  eu  ainsi  la  gloire  d'avoir  re- 
connu ces  deux  points  remarquables,  placés  dans  des  régions  anti- 
podes du  globe;  mais  le  pôle  magnétique  austral  est  jjlacé  à  une 
très  grande  distance  dans  l'intérieur  de  l'inabordable  terre  Victoria, 
ou  plutôt,  si  cette  terre  s'unit  en  continent  avec  les  terres  décou- 
vertes par  d'Urville  et  Wilkes,  vers  la  partie  centrale  de  cette  portion 
du  continent.  Gauss  avait  été  conduit,  par  sa  grande  et  belle  théorie 
du  magnétisme  terrestre ,  à  déterminer  la  position  de  ce  point,  et 
il  était  arrivé  à  un  résultat  qui  ne  diffère  pas  d'une  manière  très 
sensible  de  celui  que  Ross  a  indiqué  comme  résultat  des  observa- 
tions nombreuses  qu'il  fit  dans  son  voyage.  Je  dois  ajouter  que  ses 
déterminations  ont  été  attaquées  en  France  par  M.  Duperrey,  et  que 
le  pôle  de  Wilkes  diffère  à  la  fois  très  notablement  de  ceux  de  Gauss, 
de  Ross  et  de  M.  Duperrey. 

Quand  Ross  eut  annoncé  qu'il  avait  passé  avec  son  vaisseau  au 
milieu  d'une  région  où  Wilkes  avait  marqué  des  montagnes,  cette 
déclaration  excita  une  grande  surprise,  et  souleva  entre  les  deux 
marins  anglais  et  américain  une  polémique  fort  vive.  A  moins  d'ima- 
giner que  ces  montagnes  étaient  descendues  sous  la  mer,  il  semble 
qu'il  n'y  eût  rien  à  répondre  à  l'affu-mation  énergique,  indubitable 
du  capitaine  Ross.  Wilkes  se  tira  pourtant  d'embarras  :  il  le  fit  d'une 
manière  que  l'on  peut  qualifier  très  diversement,  mais  que  personne 
ne  manquera  sans  doute  de  trouver  fort  habile.  Il  déclara  que,  dans 
la  carte  qu'il  avait  complaisamment  envoyée  à  Ross,  il  avait  marqué 
non-seulement  ses  propres  découvertes,  qui  occupent  près  de  70  de- 
grés sur  le  cercle  polaire  antarctique,  mais  qu'il  avait  aussi  indi- 
qué vers  l'une  des  extrémités  de  cette  longue  ligne  les  découvertes 
que  l'Anglais  Balleny  avait  faites  quelque  temps  auparavant;  les 
côtes  qu'à  son  retour  de  la  terre  Victoria  Ross  avait  en  vain  recher- 
chées étaient  précisément  ces  dernières,  qui  se  trouvaient  mal  indi- 
quées sur  la  carte,  parce  que  Wilkes  ne  connaissait  qu' approximati- 
vement leur  forme  et  leur  position.  On  avait  omis,  comme  c'était  son 
intention,  d'écrire  à  côté  de  cette  partie  de  la  carte  «  découverte 
anglaise.  »  Il  n'y  avait  donc  dans  tout  cela  qu'une  erreur  de  dessin 
et  un  oubli.  L'explication  assurément  était  fort  ingénieuse;  Ross  fut 
pourtant  assez  difficile  pour  ne  pas  s'en  contenter.  Il  répliqua  qu'il 
lui  paraissait  inexplicable  que  le  commandant  américain  eût  si  mal 


LE    PÔLE    AUSTRAL    ET    LES    EXPÉDITIONS    ANTARCTIQUES.  817 

indiqué  les  découvertes  de  Balleny,  dont  il  avait  eu  connaissance, 
et  n'eût  pas  pris  plus  de  soin  de  distinguer  nettement  les  siennes. 
Wilkes  de  son  côté  répondait  que  Ross  aurait  très  facilement  pu  faire 
cette  distinction  lui-même,  puisqu'il  connaissait  aussi,  et  dans  le 
détail,  les  découvertes  de  Balleny,  et,  par  les  journaux  de  l'Australie, 
celles  de  l'expédition  américaine.  Il  faut  avouer  pourtant  qu'il  n'était 
pas  si  facile  à  Ross  de  reconnaître  les  îles  de  Balleny,  sur  la  carte 
de  Wilkes,  dans  une  ligne  de  côtes  non  interrompue,  bordée  par  une 
chaîne  de  montagnes,  et  placée  à  une  latitude  sensiblement  diffé- 
rente de  ces  îles.  Au  milieu  de  ce  débat,  un  des  officiers  américains 
intervint  et  déclara  que  le  lieutenant  Ringgolds  avait  en  effet  cru 
apercevoir  la  terre  et  des  montagnes  précisément  dans  la  région  où 
Ross  en  avait  inutilement  cherché.  Dans  la  carte  de  ses  découvertes, 
Wilkes  a  complètement  effacé  cette  partie  extrême  de  la  côte  du 
continent  antarctique,  et  dans  sa  relation  il  note  simplement  que  le 
lieutenant  Ringgolds  cnU  apercevoir  des  montagnes  dans  Téloigne- 
ment;  seulement  aujourd'hui  encore  il  prétend  que  ce  n'est  pas  sur 
ces  fausses  apparences  qu'il  marqua  la  terre  sur  cette  partie  de  la 
carte  envoyée  à  Ross,  mais  uniquement  pour  représenter  la  décou- 
verte de  Balleny. 

On  se  trouve  d'autant  plus  embarrassé  pour  tirer  des  conclusions 
dans  un  pareil  débat,  qu'il  s'agit  ici  de  personnes  à  la  profession 
desquelles  s'attache  une  réputation  méritée  d'honneur  et  de  loyauté. 
Pourtant,  quand  on  se  trouve  en  présence  de  deux  loyautés,  dont 
l'une  dit  oui,  et  l'autre  dit  non,  il  faut  bien  chercher  la  vérité,  comme 
s'il  s'agissait  de  gens  ordinaires.  Si  les  explications  du  capitaine 
Wilkes  peuvent  laisser  des  nuages  dans  les  esprits  les  plus  crédules, 
on  ne  peut  au  moins  pas  lui  refuser  le  mérite  de  les  avoir  bien  dé- 
fendues. Dans  cette  lutte,  il  a  fait  preuve  d'une  fertilité  de  ressources, 
d'une  souplesse  d'argumens  qui  feraient  honneur  au  polémiste  le 
plus  habile.  Dans  le  pays  de  M.  Wilkes,  il  n'est  pas  rare  de  changer 
plusieurs  fois  de  profession  dans  sa  vie  :  le  ministre  se  fait  marchand, 
le  marchand  diplomate.  La  nouvelle  profession  de  M.  Wilkes  pa- 
raît toute  trouvée;  il  a  montré  ce  qu'on  peut  faire  d'une  cause  qui 
(l'abord  semblait  perdue,  et  n'a  qu'à  passer,  s'il  lui  en  prend  fantai- 
feie,  du  pont  de  son  vaisseau  au  barreau  d'une  cour  de  justice. 

Il  y  a  cependant  un  point  que  M.  Wilkes  pourrait  difficilement 
contester,  c'est  l'extrême  envie  qu'il  avait  de  découvrir  un  conti- 
nent. Il  n'a  pas  plus  tôt  aperçu  une  ligne  de  côtes,  qu'il  la  baptise 
pompeusement  de  continent  antarctique.  Biscoë,  en  découvrant  la 
terre  d'Enderby,  Dumont  d'Urville  la  côte  Adélie,  Ross  la  terre  Vic- 
toria, n'ont  pas  montré  un  si  grand  empressement.  Cette  impatience 
de  Wilkes  a  peut-être  contribué  à  l'égarer  en  quelques  circon- 


818  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

Stances,  et  lui  a  fait  voir  plus  aisément  qu'à  un  autre  la  terre  où  elle 
n'était  pas.  On  connaît  le  trait  de  la  fable  :  <(  Je  vois  bien  quelque 
chose,  mais  je  ne  distingue  pas  bien.  »  M.  Wilkes  prétend  avoir  vu  le 
continent  antarctique  avant  que  Dumont  d'Urville  ait  pris  possession 
de  la  terre  Adélie;  mais  comme  il  ne  nous  paraît  rien  moins  qu'évi- 
dent qu'il  l'eût  parfaitement  distingué,  nous  continuerons  à  croire  que 
la  priorité  de  cette  découverte  revient'  au  capitaine  français.  Puis- 
qu'il est  démontré  par  maints  exemples  que  les  fausses  apparences 
de  terre  égarent  fréquemment  les  navigateurs  dans  les  régions  po- 
laires, ce  n'est  pas  sur  de  telles  apparences  seulement  qu'on  peut 
établir  des  droits  à  une  découverte. 

Sir  James  Ross  a  poussé  la  sévérité  envers  le  capitaine,  aujour- 
d'hui Commodore  Wilkes,  jusqu'à  envelopper  d'une  suspicion  com- 
mune tous  ses  travaux,  et  à  ne  rien  marquer  des  découvertes  amé- 
ricaines dans  la  carte  de  la  zone  polaire  qui  accompagne  son  excel- 
lent livre  intitulé  les  Mers  du  Sud.  La  défiance  du  navigateur  anglais 
est  allée  jusqu'à  l'injustice,  et  je  n'en  voudrais  d'autre  preuve  que 
la  coïncidence  parfaite  entre  les  contours  de  la  terre  Adélie  de  Du- 
mont d'Urville  et  des  mêmes  côtes  tracées  par  Wilkes.  Sir  James 
Ross  n'a  pu  manquer  d'être  frappé  par  cette  harmonie.  Toutes  les 
indications  de  Wilkes  entre  le  150'=  et  le  100^  degré  ont  un  tel  ca- 
ractère de  précision,  qu'elles  ne  semblent  pouvoir  prêter  à  aucune 
incertitude,  et  même,  en  tenant  compte  des  erreurs  étranges  cpi 
marquèrent  le  début  de  son  voyage,  on  laisse  encore  à  Wilkes  une 
part  assez  belle.  Si  l'on  voulait,  en  résumé,  faire  celle  qui  revient 
à  chacune  des  trois  expéditions  française,  américaine  et  anglaise, 
on  dirait  que,  dans  ces  campagnes,  Dumont  d'Urville  a  reconnu  le 
premier  le  continent  antarctique,  que  Wilkes  l'a  exploré  sur  la  plus 
grande  étendue,  et  que  Ross  a  visité  la  partie  de  ses  côtes  la  plus 
rapprochée  du  pôle. 

Mais  l'existence  même  de  ce  continent  n'est  pas  encore  hors  de 
toute  discussion  :  Dumont  d'Urville  y  croyait  sans  vouloir  préma- 
turément lui  donner  un  nom;  Wilkes  le  lui  donna  avant  presque 
de  l'avoir  bien  vu;  mais,  est-il  besoin  de  l'ajouter?  Ross  est  demeuré 
incrédule.  Les  terres  découvertes  par  Biscoë,  par  Balleny,  et  même 
celles  de  Dumont  d'Urville,  n'ont  pas,  suivant  lui,  été  explorées  sur 
d'assez  longues  étendues  pour  qu'on  puisse  en  déduire  l'existence 
d'un  continent.  Quant  à  la  ligne  de  côtes  non  interrompue  tracée 
par  le  commandant  américain,  nous  savons  qu'il  ne  veut  en  tenir 
aucun  compte;  il  paraîtra  pourtant  à  tous  ceux  dont  l'esprit  est,  je 
ne  dis  pas  un  peu  plus  complaisant,  mais  un  peu  moins  difficile, 
que  toutes  les  terres,  à  partir  de  la  terre  Victoria  de  Ross  jusqu'à  la 
terre  d'Enderby,  semblent  présenter  une  continuité  assez  naturelle, 


LE    PÔLE    AUSTRAL   ET   LES    EXPÉDITIONS   ANTARCTIQUES.  819 

et  paraissent  former  plutôt  les  diverses  parties  d'un  même  continent 
que  de  grandes  îles  détachées. 

On  peut  achever  grossièrement  les  côtes  de  ce  continent  antarcti- 
que en  reliant  sur  une  carte  la  terre  Victoria  aux  côtes  de  Dumont 
d'Urville  et  de  Wilkes,  et  ces  dernières  à  la  terre  d'Endeiby;  sur  les 
autres  méridiens,   entre  150   degrés  de  longitude  occidentale  et 
AO  degrés  de  longitude  orientale,  on  n'a  presque  aucun  point  de  re- 
père. C'est  faire  une  pure  hypothèse  que  d'admettre  la  continuité  des 
côtes  précédentes  avec  les  terres  de  la  Trinité  et  de  Graham;  mais  on 
peut  l'admettre  un  instant  pour  rechercher  quelle  est  la  plus  grande 
étendue  qu'fiin  puisse  concevoir  pour  ce  continent  polaire.  Pour  l'ap- 
précier approximativement,  il  faut  tenir  compte  des  deux  données, 
en  quelque  sorte  négatives,  qui  sont  fournies  par  les  latitudes  ex- 
trêmes auxquelles  Cook  et  Weddell  soilt  parvenus  sans  apercevoir  la 
terre,  le  premier  entre  100  et  110  degrés  ouest  et  le  second  entre  30 
et  hO  degrés  ouest.  En  reculant  au-delà  de  ces  deux  points  la  ligne 
de  côtes  qui  unirait  la  terre  de  Palmer  et  de  la  Trinité,  d'une  part  à 
la  terre  d'Enderby,  de  l'autre  au  prolongement  de  la  terre  Victoria, 
on  ne  peut  manquer  d'être  frappé  de  la  coïncidence  que  présente 
dans  ses  traits  généraux  ce  continent  supposé  avec  le  continent 
de  l'Amérique  du  Sud,  qui  lui  fait  face,  et  dont  il  est  en  quelque  sorte 
le  symétrique  un  peu  amoindri.  Ces  continens  forment  deux  grands 
triangles  qui  sont  opposés  par  leur  angle  le  plus  aigu.  Le  cap  allongé 
qui  forme  la  terre  de  Palmer  et  de  la  Trinité  est  à  peu  près  en  re- 
gard de  la  pointe  inférieure  de  l'Amérique  méridionale,  et  les  terres 
de  Louis-Philippe  et  de  Joinville  pourraient  être  regardées  comme 
les  symétriques  de  la  Terre-de-Feu.  Le  continent  antarctique  s'élar- 
git jusqu'à  la  hauteur  de  la  terre  d'Enderby-et  de  la  terre  de  Victo- 
ria comme  le  continent  américain  jusqu'au  cap  Saint-Pioque  et  aux 
Andes  de  Quito  :  il  n'est  pas  jusqu'à  la  grande  inflexion  des  Andes 
de  Bolivie  qui  n'ait  son  correspondant  exact  dans  le  golfe  profond 
que  ferme  la  terre  Victoria  jusqu'au  mont  Érèbe.  Les  dimensions 
du  continent  antarctique  dans  les  limites  que  je  lui  ai  ainsi  assignées 
sont  un  peu  supérieures  à  celles  de  l'Australie  :  il  y  a  une  distance 
de  1,200  lieues  environ  entre  la  terre  de  Palmer  et  la  côte  Adélie,  et 
plus  de  900  lieues  en  ligne  directe  entre  la  terre  Victoria  et  la  terre 
d'Enderby. 

L'existence  d'un  continent  antarctique  est  liée  d'une  manière  très 
intime  à  l'une  des  questions  les  plus  obscures  de  la  météorologie  du 
globe,  je  veux  parler  de  la  température  de  l'hémisphère  austral  com- 
parée à  celle  du  pôle  boréal.  Jusqu'au  ÔO''  degré  de  latitude,  la  dis- 
tribution des  températures  est  à  peu  près  identique  dans  les  deux 
hémisphères;  mais  la  température  des  régions  plus  éloignées  de 
l'équateur  paraît  être  plus  basse  vers  le  pôle  sud  que  vers  le  pôle 


820  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nord.  Les  rapports  des  premiers  navigateurs  qui  doublèrent  le  cap 
llorn,  et  plus  tard  de  Cook  et  de  Forster,  contribuèrent  à  répandre 
à  cet  égard  des  idées  fort  exagérées,  contre  lesquelles  Weddell  es- 
saya de  réagir.  Les  observations  de  Fitz  Roy,  de  Byron,  de  Bancks, 
de  Barrovv  et  de  Damont  d'Urville,  dans  le  détroit  de  Magellan  et  la 
Terre-de-Feu,  ont  prouvé  que  ces  régions,  que  Forster  avait  décrites 
sous  de  si  sévères  couleurs,  jouissent  à  peu  près  du  climat  de  la 
Norvège  occidentale;  il  faut  remarquer  d'ailleurs  que  tous  les  navi- 
gateurs n'ont  jamais  exploré  les  abords  de  la  zone  antarctique  que 
pendant  la  saison  d'été.  Or  il  semble  assez  probable,  en  vertu  de 
la  prédominance  de  la  mer  sur  les  terres  entre  les  pointes  méridio- 
nales de  l'Amérique  et  de  l'Afrique,  que  si  les  étés  y  sont  plus  froids 
que  dans  la  zone  arctique,  en  revanche  les  hivers  y  sont  beaucoup 
moins  rigoureux.  Les  météorologistes  se  sont  mis  bien  souvent  l'es- 
prit à  la  torture  pour  trouver  les  causes  de  la  différence  des  tempé- 
ratures moyennes  dans  les  deux  hémisphères,  avant  qu'elle  ne  fût 
incontestablement  démontrée.  Pour  faire  voir  le  degré  de  confiance 
qu'il  faut  accorder  à  ces  raisonnemens,  il  suffira  de  dire  qu'on  a 
cherché  d'abord  à  démontrer  que  la  zone  australe  était  la  plus  froide, 
parce  qu'elle  contenait  le  moins  de  terres,  et  depuis  les  dernières 
découvertes  on  essaie  de  démontrer  la  même  chose,  par  la  raison 
que  le  pôle  sud  est  le  centre  d'un  immense  continent,  siège  d'un 
rayonnement  constant.  Il  serait  trop  long  de  faire  la  critique  des 
argumens  de  toute  espèce  qu'on  a  mis  en  avant  dans  l'examen  (le 
cette  question  si  complexe,  depuis  l'excentricité  de  l'orbite  de  la 
terre  jusqu'à  l'hypothèse  d'un  rayonnement  inégal  vers  les  diverses 
parties  de  la  sphère  céleste  :  il  vaut  sans  doute  mieux  attendre  que 
l'on  possède  des  indications  plus  nombreuses  et  des  observations 
plus  suivies  sur  les  températures  de  l'hémisphère  austral.  11  est  mal- 
heureusement à  craindre  qu'on  n'en  recueille  jamais  beaucoup  dans 
la  zone  antarctique  proprement  dite.  Si  elle  est  le  siège  d'un  véri- 
table continent,  on  peut  dire  qu'il  n'y  a  sur  aucun  autre  point  du 
globe  une  aussi  vaste  région  entièrement  fermée  à  l'homme.  Des  ca- 
ravanes traversent  les  déserts  brûlans  de  l'Afrique  centrale;  l'Aus- 
tralie s'entoure  d'une  ceinture  de  riches  colonies  qui  envahiront  un 
jour  l'intérieur  des  terres.  Les  Anglo-Saxons  s'établissent  d'année 
en  année  plus  avant  dans  les  provinces  de  l'Amérique  centrale,  que 
les  dernières  tribus  d'Indiens  ne  peuvent  plus  songer  à  leur  dispu- 
ter; mais  il  y  a  sans  doute  autour  du  pôle  sud  des  solitudes  im- 
menses où  l'homme  ne  pénétrera  jamais,  des  déserts  de  neige  assez 
grands  peut-être  pour  qu'un  œil  perdu  dans  les  profondeurs  du  ciel 
aperçoive  à  leur  place  une  tache  Ijlanchâtre  pareille  à  celle  que  nous 
découvrons  sur  les  pôles  de  Mars. 

AuG.  Laugel. 


LA 


POÉSIE  ANGLAISE 

DEPUIS  SHELLEY 


ALFRED  TENNYSSON.  —  OWEN  MEREDITH. 

I.  Clytemnestra  and  olher  Poems,  by  Oweu  Mcrcdilli;  1  vol.  Londoii,  Chapman  and  Hall,  1855.  — 
II.  Maud,  by  A.  Tennyson;  \  vol.  Londou  1855.  —  Ili.  Shel/ey's  complète  works,  Poems,  Elégies 
and  Lelters;  1  vol.  grand  in-8o,  Londou  1854. 


La  nation  anglaise  est  une  nation  poétique  :  elle  a  eu  beau  se  hé- 
risser de  controverses,  s'enfoncer  dans  le  commerce  et  l'industrie  : 
toujours  l'élément  qui  la  possède,  la  poésie,  a  reparu  et  s'est  mêlé 
à  sa  théologie,  à  ses  guerres,  à  sa  politique,  à  son  luxe,  à  sa  ri- 
chesse. Du  règne  âpre  et  contentieux  d'Elisabeth,  de  son  despotisme 
et  de  sa  cour  a  jailli  Shakspeare,  le  miroir  magique  du  monde,  où 
se  peignent  toutes  les  scènes  vivantes  de  la  création  divine.  Bientôt 
après,  du  fatras  puritain  et  des  débats  du  long  parliament  s'est  élevé 
Milton,  aussi  sublime  qu'Homère.  Enfin,  malgré  tout  ce  qu'on  a  dit 
de  l'action  matérialisante  du  xviii"  siècle,  malgré  le  scepticisme  qui 
gagnait  alors,  assez  semblable  à  ce  refroidissement  graduel  de  la 
terre  et  à  cet  accroissement  des  glaces  du  pôle  que  décrivait  Bufibn, 
n'a-t-on  pas  vu,  au  début  de  notre  siècle,  de  ce  siècle  de  fer  et 
d'or  dans  le  sens  vulgaire  du  mot,  Coleridge,  Gowper,  Wordsworth, 
—  rêveurs  enthousiastes,  peintres  mélancoliques,  ou  philosophes 
austères,  —  être  avant  tout  et  toujours  poètes?  Que  dire  de  Byron 
et  de  Shelley?  et  que  n'est-il  pas  permis  d'espérer  de  leurs  succes- 
seurs, si  ceux-ci  comprennent  bien  la  tâche  qui  les  attend  ! 


822  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Bymn  a  occupé  la  curiosité  de  l'Europe;  il  a  été  un  grand  poète 
pour  elle,  et  quoique  moins  puissant  aujourd'hui  sur  les  imagina- 
tions, parce  que  le  défaut  de  son  génie  s'est  trahi  avec  le  secret  de 
son  âme,  il  reste  haut  placé.  Shelley,  plus  exclusivement  Anglais, 
plus  intraduisible,  est  peu  connu  au  dehors;  son  action  n'en  a  pas 
moins  été  grande  en  Angleterre,  et  elle  a  plutôt  changé  de  forme  que 
disparu.  C'est  qu'il  y  avait  en  lui  bien  des  trésors  de  science  et  de 
poésie,  et  comme  une  âme  multiple  que  sa  vie  courte  n'a  pas  dé- 
ployée tout  entière,  et  où  l'observation  trouve  plus  d'une  découverte 
à  faire ,  plus  d'un  contraste  à  expliquer.  Shelley  sans  doute  a  été 
sceptique,  impérieux  et  railleur;  ce  fut  même  son  caractère  le  plus 
apparent  pour  les  contemporains.  Nourri  des  grandes  traditions  de 
l'art  grec,  il  a  été  aussi  le  studieux  artisan  des  plus  savantes  formes 
du  langage  anglais;  mais  il  était  en  même  temps  spiritualiste  par  le 
le  fond  de  sa  nature,  et  touchait  ainsi  aux  régions  les  plus  heureuses 
de  l'enthousiasme,  au  seul  infini  qu'il  y  ait  pour  le  poète.  C'est  par 
là  que  Shelley  mérite  des  disciples  et  des  émules  :  sa  controverse 
sceptique  est  épuisée;  son  art  savant,  son  archaïsme  créateur  se 
sont  très  altérés  dans  les  raffinemens  de  Keats,  et  se  retrouvent  par- 
fois, sans  progrès,  dans  la  mélodie  de  Tennyson;  son  aspiration  vers 
le  monde  spirituel  et  son  sentiment  amer  des  réalités  de  la  vie  res- 
tent une  source  féconde  d'émotions  vraies  et  partant  de  poésie.  Qu'il 
soit  suivi  dans  cette  voie,  il  pourra  quelquefois  être  dépassé,  car 
l'expérience  lui  a  trop  manqué  dans  la  brièveté  de  son  orageuse  car- 
rière, et  il  avait  plutôt  deviné  qu'étudié  le  monde.  Avec  un  génie 
plein  de  force  et  de  pathétique,  il  a  été  parfois  outré,  invraisem- 
blable, bizarre  plutôt  que  vrai;  mais  il  a  donné  une  impulsion  qui 
subsiste  après  lui.  Ses  fautes  avertissent  et  son  exemple  inspire. 

Ce  n'est  pas  la  première  fois  que  nous  cherchons  ici  à  constater 
l'influence  de  Shelley  sur  la  jeune  école  anglaise,  qui  va  des  Tenny- 
son et  des  Browning  jusqu'à  Alexandre  Smith;  mais  peut-être  à  cet 
égard  en  avons-nous  trop  usé  avec  nos  lecteurs  comme  s'ils  de- 
vaient nécessairement  être  familiers  avec  les  œuvres  et  l'esprit  d'un 
écrivain  intraduisible,  nous  l'avons  déjà  dit,  et  qu'une  révolution  in- 
tellectuelle et  morale  a  pu  seule  faire  reconnaître  dans  sa  propre 
langue  et  révéler  à  son  pays.  L'immense  succès  en  Angleterre  d'une 
édition  récente  et  complète  des  œuvres  de  Shelley  nous  fournira 
l'occasion  de  parler  avec  quelque  détail  de  tant  d' œuvres  dont  en 
France  on  sait  à  peine  le  nom.  L'mfluence  du  maître  sur  ses  disci- 
ples doit  toutefois  nous  occuper  d'abord,  et  nous  chercherons  pour 
ainsi  dire  à  saisir  les  reflets,  avant  de  remonter  à  l'image  même. 
Nous  retrouverons  celle-ci  ensuite. 


LA   POÉSIE    ANGLAISE    DEPUIS    SHELLEY.  S23 


Il  y  a  dans  Shelley  ce  que  j'appellerai  l'art  extérieur,  la  tradition 
du  beau  antique,  l'habileté  du  langage,  le  charme  de  l'harmonie. 
Là  Shelley  semble  un  modèle  élevé,  mais  accessible  et  inspirateur. 
Son  originalité  se  cache  alors  dans  sa  pureté  même,  et  le  talent  qui 
s'est  nourri  des  mêmes  études  comme  des  mêmes  émotions  littéraires 
pourra  s'approcher  de  sa  hauteur  poétique.  Tennyson  l'a  fait,  surtout 
en  ce  qui  touche  à  la  mélodie  du  langage,  à  la  musique  des  vers. 
C'est  la  môme  perfection,  devenue  pour  ainsi  dire  plus  spontanée, 
plus  facile.  —  Mais,  dira-t-on,  l'harmonie  n'est  pas  toute  la  poésie. 
La  science  ou  même  l'inspiration  musicale,  le  rapport  saisi  d'in- 
stinct entre  l'image  et  le  son,  le  retentissement  naturel  de  la  pen- 
sée dans  des  sons  analogues  à  ce  qu'elle  conçoit,  ce  n'est  là  qu'une 
partie  de  l'expression,  et,  disons-le,  plus  l'harmonie  occupera  de 
place  dans  l'art  d'un  écrivain,  plus  l'art  de  cet  écrivain  se  rappro- 
chera des  chances  passagères  et  des  vicissitudes  fréquentes  de  la 
musique. 

Or  ce  qu'on  doit  reprocher  précisément  à  Tennyson,  c'est  de  man- 
quer de  ce  sens  de  l'immuable  qui  s'élève  au-dessus  de  toutes  les 
impressions  du  présent,  c'est  de  ne  point  voir  d'assez  haut  et  d'une 
vue  assez  libre  pour  embrasser  un  vaste  horizon,  c'est  de  subir  l'émo- 
tion accidentelle,  et,  faute  de  savoir  dominer,  de  se  laisser  entraîner. 
Pour  justifier  ces  reproches,  il  suffit  de  citer  son  dernier  poème.  Mal- 
gré lui,  à  son  insu  peut-être,  3L'md  n'est  au  fond  qu'un  ouvrage  de 
circonstance,  dont  la  première  raison  d'être  est  dans  la  date.  Mettez 
qu'au  lieu  de  1855  on  lise  sur  le  titre  1851,  ces  hommages  sonores 
rendus  à  la  sainteté  de  la  guerre,  ces  injures  adressées  à  la  paix 
seraient  devenus  peut-être,  sous  l'impression  de  l'engouement  public 
pour  le  palais  de  cristal  et  la  première  grande  exposition  de  Lon- 
di'es,  de  brillantes  invocations  à  une  déesse  nationale,  protectrice 
pacifique  de  toutes  les  industries  et  de  toutes  les  richesses,  mélange 
de  Gérés  et  de  Minerve  représenté  par  Brilannia. 

Ce  n'est  pas  que  le  talent  fasse  défaut  dans  le  poème  dont  nous 
parlons.  Il  y  a  un  genre  de  talent  qui  ne  manque  aujourd'hui 
que  trop  rarement  :  c'est  celui  de  si  bien  savoir  dire  tout  ce  qu'on 
veut,  que,  n'ayant  rien  à  dire,  on  parle  tout  de  même.  On  donne  ce 
qu'on  ramasse  à  droite  ou  à  gauche,  et  on  passe  en  quelque  sorte  à 
côté  de  soi-même;  on  ne  prend  ni  le  temps  ni  la  peine  de  se  cher- 
cher, et  en  admettant  qu'au  début  on  se  soit  ime  seule  fois  rencon- 
tré, on  ne  se  retrouve  guère  plus  par  la  suite.  De  tout  cela,  la  lan- 
gue est  la  première  victime;  sa  clarté  se  trouble,  son  énergie  se 


S'ill  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

perd;  elle  devient  ou  extravagante  ou  terne,  et  l'indécision  de  l'ex- 
pression est  l'infaillible  preuve  qu'on  ne  s'exprime  pas  soi-même. 

Ce  que  le  lauréat  britannique  a  pris  en  dehors  de  lui,  ce  qu'il  a 
trouvé  à  droite  et  à  gauche,  ce  qu'il  a  subi,  c'est  la  guerre.  Maud 
est  l'histoire  peu  originale  d'un  Roméo  et  d'une  Juliette  dont  les 
familles  se  détestent,  d'un  amant  qui  tue  le  frère  de  sa  fiancée  pour 
aller  ensuite  se  battre  en  Orient,  après  que  la  fiancée  a  disparu.  Les 
premiers  vingt  vers  nous  font  comprendre  que  le  père  du  héros  s'est 
tué  par  suite  d'une  spéculation  désastreuse  pour  lui,  mais  qui  a 
renclu  millionnaire  le  père  de  Maud;  le  vingt  et  unième  ouvre  l'at- 
taque contre  la  paix,  et  nous  sentons  à  une  certaine  allure  plus 
animée  que  le  poète  a  hâte  de  nous  communiquer  l'impression  du 
moment,  qu'au  moment  même  il  vient  de  recevoir  à  peine  : 

«  Qui  est-ce,  dit-il,  qui  bavarde  des  bienfaits  de  la  paix  ?  Nous  en  avons 
fait  un  fléau  !  Les  voleurs  épiant  le  moment  du  vol,  l'espoir  de  Gain  partout, 
—  cela  vaut-il  donc  mieux  que  le  cœur  du  citoyen  ne  respirant,  au  coin  de 
son  feu,  que  le  souffle  de  la  guerre?  Mais,  dit-on,  nous  sommes  un  siècle 
de  progrès,  un  siècle  plein  des  œuvres  de  l'esprit  !  Et  qui  donc,  si  ce  n'est 
un  imbécile,  se  fierait  à  la  parole  d'un  trafiquant,  ou  à  la  qualité  de  ce  dont 
il  trafique?  Est-ce  la  paix  ou  la  guerre,  cela?  La  guerre  civile,  que  je  pense, 
et  de  la  plus  vile  espèce....  La  paix  assise  à  l'ombre  de  son  olivier,  la  voilà! 
elle  efface  un  à  un  les  jours  insigniflans,  —  les  pauvres  des  deux  sexes  sont 
entassés  l'un  sur  l'autre  comme  des  porcs;  le  registre  commercial  seul  vit, 
et  quelques  hommes  rares  sont  seuls  à  ne  pas  mentir  !  —  La  paix  dans  ses 
vignes,  à  la  bonne  heure!  mais  une  compagnie  falsifiera  le  vin  !  La  craie, 
l'alun,  le  plâtre,  font  le  pain  du  malheureux,  et  l'esprit  même  delà  mort  se 
mêle  à  ce  qui  doit  alimenter  la  vie  !  Le  sommeil  doit  s'armer,  car  dans  les 
nuits  sans  lune  l'outil  du  malfaiteur  grince  sourdement  aux  conlrevens  de 
la  fenêtre,  tandis  qu'un  criminel  d'un  autre  genre,  pilant  dans  son  mortier 
un  poison  qu'il  connaît,  dérobe,  au  fond  de  sa  boutique,  leurs  derniers 
momens  aux  malades!  La  mère  tue  son  enfant,  afin  de  gagner  ce  qui  lui 
sera  donné  pour  l'enterrer,  et  Mammon  rit  aux  éclats,  trônant  sur  une  py- 
ramide d'ossemens  tout  petits!  Est-ce  la  paix  ou  la  guerre,  cela?  Oh!  la 
guerre,  plutôt  la  guerre  mille  fois  !  la  bruyante  guerre  par  terre  et  par  mer, 
la  guerre  avec  ses  mille  batailles,  ébranlant  par  centaines  les  trônes  !  —  car 
je  pense  bien  que,  si  une  flotte  ennemie  contournait  ce  promontoire  que  je 
vois  d'ici,  et  que  les  boulets  des  trois-mâts  fissent  entendre  leur  voix  à  tra- 
vers les  flots  écumans,  je  pense  bien  qu'alors  l'ignoble  coquin,  gras,  onc- 
tueux, cainard,  s'élancerait  de  son  comptoir  et  de  sa  caisse,  et  tâcherait  de 
frapper,  et  de  frapper  fort,  quand  ce  ne  serait  qu'avec  son  mètre,  instru- 
ment de  ses  fraudes.  » 

Ce  dernier  passage  ferait  croire  que,  pour  redresser  et  élever  le 
sens  moral  en  Angleterre,  une  guerre  d'invasion  semblerait  chose 
désirable  à  M.  Tennyson;  mais  ne  chicanons  pas  sur  les  détails  :  le 


LA    POÉSIE    ANGLAISE    DEPUIS   SHELLEY.  825 

sang  \  ersé  au  loin  peut  apparemment  servir  à  l'œuvre  de  purifica- 
tion, tout  comme  celui  qui  se  verserait  pour  défendre  le  sol  natal. 
Le  défaut  de  tout  cela  est  celui  qui  comprend  tous  les  autres,  l'ab- 
sence de  vérité.  Cela  n'est  vrai  d'aucune  façon,  ni  dans  le  fait,  ni 
dans  l'opinion.  11  n'est  pas  vrai  que  la  paix  eût  fait  de  l'Angleterre 
une  caverne  de  voleurs,  il  n'est  pas  vrai  que  le  culte  de  Mammon  fût 
la  religion  nationale,  il  n'est  pas  vrai  qu'en  fait  d'honneur  ou  d'hon- 
nêteté le  niveau  fût  ravalé  si  bas.  Bien  au  contraire,  et  tant  que  dans 
un  pays  l'or  reste  impuissant  à  acheter  l'indulgence  ou  à  forcer  le 
respect,  on  ne  doit  pas  se  plaindre.  C'est  ce  qui  a  lieu  encore  en 
Angleterre,  et  tout  l'or  de  la  Californie,  M.  Tennyson  le  sait  bien, 
ne  pourrait  assurer  à  qui  l'aurait  mal  gagnée  la  considération  pu- 
blique ou  une  position  dans  le  monde.  L'Angleterre  a  sa  faiblesse 
comme  les  autres  pays,  et  du  côté  de  l'influence  politique  ou  par- 
lementaire, tout  ou  à  peu  près  tout  est  possible;  mais,  quant  à  se 
prosterner  devant  le  métal  lui-même,  quant  à  oublier  toute  dignité 
humaine,  toute  estime  de  soi,  en  face  de  beaux  hôtels,  de  brillans 
équipages,  de  tables  somptueuses,  de  ce  qui,  en  un  mot,  est  l'en- 
seigne de  la  fortune,  — non,  l'Angleterre  ne  peut  s'abaisser  à  ce 
point,  car  deux  choses  l'en  empêchent  :  son  orgueil  et  son  habitude 
de  la  richesse.  Que  les  problèmes  sociaux  réclament  là  une  solution 
effective,  cela  est  indubitable;  mais  ils  l'y  réclament  comme  partout 
ailleurs,  ni  plus  ni  moins,  et  sous  ce  rapport  je  doute  que  l'on 
trouve  grand  avantage  à  la  guerre. 

Nous  avons  dit  que  l'éternel  thème  de  Roméo  et  Juliette  servait  de 
canevas  aux  broderies  de  M.  Tennyson.  Jusque-là,  point  de  mal,  car 
Roméo  et  Juliette,  c'est  l'amour  même,  et  rien  n'empêche  qu'en  ra- 
contant de  nouveau  cette  vieille  histoire,  on  ne  soit  original  :  il  suffit 
pour  cela  d'être  vrai. 

Le  héros  du  poème,  qui  en  est  lui-même  le  narrateur,  rencontre  un 
jour  Maud,  dont  le  père  et  le  frère  sont  revenus  du  continent  habi- 
ter le  grand  château,  dû,  à  ce  que  nous  savons,  à  leur  bonne  chance 
en  affaires.  Tout  enfant,  Maud  a  joué  avec  le  sombre  personnage 
qui,  autrefois  l'héritier  de  ces  beaux  domaines,  aujourd'hui  habite 
un  cottage  dans  le  voisinage  du  parc.  On  se  revoit,  on  se  retrouve, 
on  s'aime,  rien  de  plus  naturel.  Maud  est  destinée  à  épouser  je  ne 
sais  quel  jeune  lord  qui,  selon  le  trop  évident  parti-pris  de  l'écri- 
vain, est  de  toute  nécessité  un  vaurien  et  un  lâche.  Par  une  belle 
nuit  d'été,  elle  se  glisse  parmi  les  rosiers  en  fleur  du  jardin,  pour 
aller  deviser  d'amour  avec  celui  qu'elle-même  a  choisi.  Le  frère  les 
surprend  tous  deux;  une  querelle  éclate,  le  frère  insulte  l'amant; 
un  duel  a  lieu,  et  l'amant  tue  le  frère,  après  quoi  tout  est  fini. 

J'ai  une  seule  fois  retrouvé  dans  3faud  le  Tennyson  des  anciens 


826  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

jours ,  sinon  clans  ce  qu'il  a  de  meilleur,  du  moins  dans  ce  qui  rap- 
pelle la  grâce  et  la  force  de  sa  veine  lyrique.  Après  avoir  dit  com- 
ment il  a  revu  Maud,  comment  il  s'est  laissé  prendre  à  sa  beauté, 
comment  il  a  douté  d'elle,  passant  par  toutes  les  alternatives  de  la 
haine,  de  l'admiration  et  de  l'épouvante  que  lui  inspire  une  fatalité 
qu'il  pressent  de  loin,  le  narrateur  devine  que  Maud  ne  le  hait  pas, 
et  le  voilà  pris  d'un  désir  irrésistible  d'en  être  aimé.  Il  y  a  là  deux 
strophes  fort  belles,  parce  qu'elles  viennent  réellement  du  cœur, 
qu'elles  sont  naturellement  vraies.  Les  voici  : 

«  Oh  !  que  cette  terre  solide  ne  manque  pas  sous  mes  pieds  avant  que  ce 
qui  vit  en  moi  n'ait  rencontré  ce  que  d'autres  ont  trouvé  si  doux!  Après, 
advienne  que  pourra  !  Qu'importe  que  la  raison  même  me  quitte,  que  je  de- 
vienne fou,  qu'importe?  J'aurai  eu  mon  jour,  j'aurai  vécu  ! 

«  Que  ce  beau  ciel  dure,  et  ne  se  ferme  point  pour  moi  dans  la  nuit  avant 
que  je  ne  sois  sûr,  sûr  qu'il  y  ait  quelqu'un  qui  m'aime  !  Alors  advienne 
que  pourra!  arrive  n'importe  quoi  à  une  si  triste  vie!  J'aurai  vécu,  j'aurai 
eu  mon  jour!  » 

Maintenant,  si,  à  propos  de  ce  petit  volume  que  vient  de  publier 
Tennyson,  on  voulait  examiner  ]es  défauts  de  détail,  on  s'arrêterait 
tout  d'abord  à  la  phraséologie,  qui  froisse  le  goût  en  maint  endroit. 
Je  crains  que  l'auteur  de  3Iaud  n'en  soit  à  cette  période  de  la  vie 
poétique  où  arrivent  immanquablement  ceux  dont  la  puissance  dé- 
pend surtout  de  l'imagination.  Qu'on  se  donne  la  peine  de  relire 
Locksley  Hall,  Love  and  Duty,  ou  JDien  presque  toute  l'œuvre  inti- 
tulée In  memoriam ,  et  on  se  prendra  d'un  vif  regret.  On  se  dira 
qu'il  y  avait  là  autre  chose,  une  meilleure  veine  à  exploiter,  une 
mine  à  creuser,  qui  aurait  pu  donner  de  vrais  diamans,  de  ces 
fleurs  de  lumière  qui  résistent  au  temps,  et  ne  s'altèrent  jamais. 
Cependant  si  de  là  on  se  tourne  vers  cette  galerie  de  beautés  mal- 
heureusement si  populaires,  si  l'on  se  met  à  contempler  toutes  ces 
Clarihel,  ces  Lilian,  ces  Fatima,  ces  Eleanore,  et  que  l'on  se  dé- 
fende du  faux  éclat  dont  elles  nous  ont  si  souvent  éblouis,  on  n'a 
plus  rien  à  apprendre,  et  la  faiblesse  présente  est  expliquée.  On 
s'aperçoit  surtout  de  la  prédominance  de  l'imagination  chez  Tenny- 
son par  les  écarts  du  langage  qui  en  est  le  symbole.  Habitué  à  tou- 
jours laisser  la  bride  sur  le  cou  de  sa  monture,  aujourd'hui  la  mon- 
ture l'emporte.  Le  style  lui  échappe.  C'est  là  une  conséquence  presque 
inévitable,  et  l'auteur  de  3Iaud  ne  sera  ni  le  premier  ni  le  dernier  à 
la  subir. 

Il  n'est  guère  possible  de  voir  moins  d'analogie  entre  deux  poètes 
d'une  même  école  qu'entre  Tennyson  et  Owen  Meredith.  Ce  qui 
manque  à  l'un  se  trouve  précisément  la  qualité  par  laquelle  l'autre 
se  distingue.  Disons  en  passant  que  ce  pseudonyme  d'Oiven  Mère- 


LA    rOÉSlE    ANGLAISE    DEPUIS    SHELLEY.  827 

dith  cache  un  nom  connu,  celui  du  fils  unique  de  sir  Edward  Bulwer 
Lytton,  qui,  pour  n'avoir  que  vingt-deux  ans  et  pour  être  secrétaire 
d'ambassade,  n'en  est  pas  moins,  ainsi  que  le  lui  disaient  dernière- 
ment certains  critiques  anglais  peu  louangeurs  d'habitude,  un  vrai 
poète,  a  truepoet. 

Du  point  de  vue  surtout  de  la  plus  complète  possession  de  la  lan- 
gue, il  est  impossible  de  ne  pas  accorder  une  très  sérieuse  attention 
au  volume  de  M.  Lytton.  Il  y  a  là  fort  peu  de  fantaisie,  moins  encore 
de  sentimentalisme  ou  de  gaspillage  en  fait  de  couleur.  En  vérité, 
—  et  je  le  dis  à  son  éloge,  —  je  ne  vois  pas  trop  ce  que  ferait  cette 
foule  de  liseuses  de  profession,  dont  regorgent  les  salons  anglais,  de 
ce  petit  livre  où  l'intérêt  dramatique  n'est  pour  rien,  où  l'amour  ne 
joue  qu'un  rôle  secondaire,  mais  qui  en  revanche  est  plein  d'une 
vive  préoccupation  des  problèmes  psychologiques.  Je  ne  sais  ce  que 
dans  l'avenir  deviendra  M.  Lytton  ;  il  se  peut  que  les  circonstances 
le  détournent  de  la  route  où  il  a  déjà  fait  un  premier  pas,  que  ses 
premières  aspirations,  au  lieu  de  s'élever  davantage,  retombent,  que 
ses  curiosités  s'éteignent,  qu'en  un  mot  il  se  fatigue  de  penser  et  de 
chercher,  et  reporte  sur  les  affaires  la  somme  de  force  intellectuelle 
qui  lui  a  été  départie.  Je  ne  sais,  mais  j'admets  volontiers  alors  qu'il 
a  écrit  sa  dernière  strophe,  et  le  témoignage  qu'il  a  donné  de  sa 
valeur  poétique  me  suffit.  M.  Lytton  est  déjà  écrivain,  parce  qu'il  est 
penseur;  il  domine  la  langue,  parce  qu'il  n'y  voit  que  le  moyen  de 
traduire  l'idée  qui  le  domine,  lui,  et  son  autorité  sur  l'une  dépend 
de  sa  soumission  à  l'autre.  M.  Lytton  s'exprime  lui-même,  c'est-à- 
dire,  pour  emprunter  l'expression  d'un  ancien,  il  trouve  les  mots 
nécessaires  à  sa  pensée  :  invenit  verha  quibus  deherel  loqui. 

Il  y  a  dans  le  volume  qu'il  vient  de  publier  un  souffle  de  jeunesse, 
un  élan  incontestable,  mais  en  même  temps  l'évidence  d'une  trop 
virile  pensée,  et  surtout  la  trace  trop  profonde  d'études  réellement 
aimées  et  comprises,  pour  que  l'on  puisse  n'y  reconnaître  que  l'ef- 
fervescence poétique  des  premiers  ans.  Un  sentiment  vrai  de  l'anti- 
quité, sentiment  qui,  au  lieu  de  la  rappeler  sèchement,  la  fait  revi- 
vre,  est  ce  qui  anime  M.  Lytton  dans  tout  ce  qu'il  a  écrit,  et  il  évite 
également  les  deux  manières  par  lesquelles  on  se  trompe  si  facile- 
ment au  sujet  de  la  civilisation  antique,  et  dont  l'une  consiste  à  la 
refaire  à  notre  image,  l'autre  à  nous  refaire  à  la  sienne.  Du  premier 
de  ces  procédés,  qui  dépouille  l'antiquité  de  sa  grandeur  sous  pré- 
texte de  nous  la  rendre  familière,  nous  n'avons  eu  pendant  quarante 
ans  que  trop  d'exemples  partout.  Depuis  une  dizaine  d'années,  au 
contraire,  c'est  le  système  opposé  qui  est  en  vogue,  et  en  recher- 
chant ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  sévère  pureté  de  l'art  an- 
tique, on  arrive  à  créer  des  types  dont  le  défaut  est  de  ne  vivre 
nulle  part,  pas  plus  dans  le  monde  antique  que  dans  le  nôtre. 


8"28  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

Il  y  a  presque  autant  de  danger  que  de  difficulté  à  vouloir  repro- 
duire ces  grandes  figures  dont  la  passion  explique,  si  elle  n'excuse 
pas  les  crimes.  Trop  frappé  par  le  forfait  seul  qui  semble  les  iso- 
ler de  leur  espèce,  on  les  juge  trop  sévèrement;  trop  attiré  à  suivre 
les  motifs  qui  les  ont  graduellement  amenées  à  l'acte  irrévocalDle, 
on  use  facilement  de  trop  d'indulgence  à  leur  égard.  M.  Lytton  a 
su  éviter  ce  double  écueil  dans  sa  Clyfemnestre,  poème  dramatique 
où  se  reconnaît  le  profond ,  sentiment  de  la  vérité  antique.  Tout  en 
suivant  Eschyle  quant  à  la  manière  dont  Agaraemnon  périt,  enlacé 
par  la  reine  dans  un  filet  qu'elle  étend  sur  son  bain,  le  poète  anglais 
a  suivi  la  tradition  de  Sophocle  quant  à  l'un  des  principaux  motifs 
du  meurtre  :  il  représente  Clytemnestre  avide  de  se  venger  du  sacri- 
fice d'Iphigénie.  Sans  chercher  à  défendre  l'épouse  coupable  et  sans 
vouloir  atténuer  son  crime  en  lui-même ,  M.  Lytton  a  réussi  à  en- 
tourer d'une  certaine  grandeur,  presque  d'un  certain  intérêt,  cette 
mère  implacable,  cette  amante  passionnée,  qui,  en  connnettant  un 
meurtre  qu'elle  croit  commandé  par  le  destin,  ne  voit  que  celui 
pour  qui  elle  a  tout  oublié.  La  scène  qui  suit  le  meurtre  et  termine 
le  poème  a  une  hardiesse  qui  plaît.  Au  moment  où  Electre  vient 
d'accabler  Égisthe  de  ses  injures  et  de  son  mépris,  au  moment  où  le 
peuple,  s' associant  à  sa  douleur,  commence  à  murmurer,  les  portes 
du  palais  d'Agamemnon  s'ouvrent,  et  l'on  voit  Clytemnestre,  som- 
bre et  calme,  debout  près  du  cadavre  du  roi  des  rois.  «  Peuple 
d'Argos,  dit-elle,  voyez  l'homme  qui  fut  votre  roi!  » 

«  Le  Chcëur.  —  Mort!  mort! 

M  Clytemnestre.  —  La  destinée  seule  l'a  frappé. 

«  Le  CurEUR.  —  Mort!  mort!  hélas!  Regardez-le  donc  étendu!  cette  tète 
si  noble  couchée  si  bas  ! 

«  Clytemnestre.  —  Lui,  le  sacrificateur  des  femmes,  voyez -le  sacrifié 
lui-même  par  une  femme!  C'est  la  justice  suprême  qui  en  appelle  à  vous! 

«  Le  CiiœuR.  —  Hélas!  hélas!  où  trouver  des  paroles  pour  cette  douleur? 

«  Clytemnestre.  —  Nous  ne  sommes  que  les  instrumens  des  dieux.  Notre 
œuvre  ne  provient  pas  de  nous-mêmes,  mais  du  destin.  Un  dieu  prend 
réclair  et  le  dirige,  il  fi'appe  et  tue,  et  passe  outre,  pur  en  lui-même  comme 
au  moment  où  il  jaillit  du  sein  lumineux  de  l'Olympe.  Dans  ce  cœur,  les 
torts  du  passé  sont  ensevelis.  Je  suis  vengée,  et  je  pardonne.  Qu'on  l'ho- 
nore, lui;  c'est  toujours  un  roi,  quoique  tombé. 

«  Le  Chceur.  —  Comme  sur  le  crime  elle  pose  le  diadème  de  la  vertu!  se 
tenant  là,  austère,  comme  l'arbitre  du  destin!  Non,  nul  acte,  quel  qu'il  fût, 
ne  pourrait  la  réduire  à  n'être  pas  grande.  » 

L'unité  du  caractère  de  Clytemnestre,  M.  Lytton  l'a  trouvée  dans 
l'orgueil  souverain  joint  à  la  passion,  comme  Shelley,  ainsi  que  nous 
le  verrons  tout  à  l'heure,  a  découvert  celle  du  caractère  de  Béatrix 
Cenci  dans  la  chasteté  et  le  respect  de  son  nom.  Il  y  a  une  grande 


LA    POÉSIE    ANGLAISE    DEPUIS   SHELLEY.  8'29 

distance  cependant  de  l'une  à  l'autre,  et  personne,  je  pense,  ne 
s'imaginera  que  je  veuille  mettre  au  même  rang  la  vierge  romaine 
outragée  et  la  criminelle  sœur  d'Hélène.  J'indique  seulement  le  pro- 
cédé employé  par  ceux  qui,  dans  le  domaine  de  l'art,  s'attachent 
à  de  pareilles  héroïnes,  et,  suivant  leur  développement  psycholo- 
gique pas  à  pas,  cherchent  la  raison  d'être  de  ce  qui  les  met  à  part 
dans  la  famille  humaine,  tentent  de  saisir  le  point  délicat  où  la  trans- 
formation s'opère,  où  ce  qui  n'était  qu'énergie  devient  violence,  où 
l'idée  du  juste  se  trouble,  et  où  d'une  perturbation  morale  et  in- 
tellectuelle sort  le  crime. 

Si  je  pouvais  m' arrêter  à  chacun  des  morceaux  qui,  dans  le 
volume  de  M.  Lytton,  me  semblent  appeler  une  attention  sérieuse, 
je  signalerais  the  Earl's  return  et  a  Soul's  loss.  La  pièce  intitulée 
la  Perte  d'une  Ame  intéresse  en  ce  qu'elle  contient  indirectement  une 
sorte  de  profession  de  foi  du  poète  à  l'égard  de  l'amour.  On  sait  ce 
qu'a  produit  l'école  de  Byron  en  pareille  matière,  et  à  qui  nous 
devons  tant  de  héros  et  d'héroïnes  commençant  par  le  romanesque 
et  finissant  par  le  cynisme.  Tout  ce  chapitre  interminable  des  pré- 
tendues ((  désillusions  »  du  cœur,  nous  ne  savons  que  trop  qui  en  a 
écrit  les  premières  pages,  et  ce  n'est  pas,  à  mon  avis,  un  des  moin- 
dres mérites  de  la  phalange  anglo-saxonne  que  d'avoir,  à  la  suite  de 
Shelley,  de  Wordsworth  et  de  Coleridge,  mis  en  déroute  toute  cette 
bande  de  recrues  du  sentimentalisme,  et  cherché  à  rendre  le  sérieux 
de  sa  puissance  à  cette  noble  passion  qui  ne  peut  choisir  une  âme 
humaine  pour  sa  demeure  sans  qu'à  l'instant  cette  âme  ne  s'ouvre 
à  la  poésie  et  au  sentiment  du  vrai.  Dans  la  vie  de  l'homme,  c'est 
de  l'amour  surtout  qu'on  peut  dire  qu'il  n'est  ni  rien  ni  tout,  et  le 
malheur  veut  que  ceux  qui  au  début  de  l'existence  s'imaginent  que 
l'amour  est  tout  arrivent  d'ordinaire  à  la  fin  en  croyant  que  l'amour 
n'est  rien. 

A  Soul's  loss  décrit  une  situation  assez  fréquente  de  nos  jours, 
une  phase  assez  familière  de  notre  malaise  psychologique  :  cet  état 
de  l'âme  chez  l'homme  supérieur  qui  aime  au-dessous  de  lui,  et  qui 
n'a  pas  été  trompé,  mais  qui  s'est  trompé;  vraie  passion  celle-là, 
souffrance  sublime  qui,  pour  avoir  été  devinée,  il  y  a  deux  siècles, 
par  Molière  dans  son  Alceste,  n'en  est  pas  moins  vraie  aujourd'hui,  et 
n'en  demeure  pas  moins  la  source  cachée,  mais  féconde,  de  l'inépui- 
sable indulgence  des  grands  cœurs  et  des  intelligences  hautes.  Avoir 
une  seule  fois  compris  l'incapacité  d'élévation  d'une  âme  qu'on 
croyait  sœur  de  la  sienne,  quelle  leçon!  Et  quelle  pitié  profonde 
doit  s'unir  à  la  tristesse  de  celui  qui  vient  de  reconnaître  qu'en 
amour  la  plupart  du  temps  l'âme  n'est  qu'éprise  de  ce  qu'il  y  a  de 
beau  et  de  poétique  en  elle-même  !  Je  sais  gré  à  M.  Lytton  d'avoir 


830  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

à  vingt  ans  compris  cela,  et  d'avoir  si  dignement  senti  comment  on 
peut  voir  se  dissiper  son  rêve,  et  comment  on  doit  supporter  le  ré- 
veil : 

«  Tout  ne  s'écroule  pas  avec  l'araour! 

«  Sois  le  bienvenu,  ô  travail,  antique  associé  de  Thomme!  Comment! 
Devrai-je  donc  périr,  échouer  ainsi  en  vue  de  mes  années  futures,  inabor- 
dées? Non!  je  dois  lutter,  même  cette  douleur  se  peut  vaincre. 

«  De  leurs  tombeaux,  les  grands  morts  me  tendent  la  main  et  m'encou- 
ragent au  combat;  le  cœur  de  Shakspeare  bat  à  rencontre  du  mien,  Platon 
me  parle  en  ami,  la  philosophie  remplit  la  vie. 

«  Et  cependant,  avant  que  la  feuille  ne  soit  tournée,  les  vérités  qu'elle 
enseignait  s'amoindrissent. 

«  Mesuré  à  mon  chagrin,  que  Shakspeare  lui-même  est  petit  !  que  Platon 
sait  peu  consoler  !  La  douleur  leur  est  supérieure  à  tous  !  » 

Il  y  a  dans  ces  aspirations  vers  l'idéal  une  noblesse,  dans  la  dé- 
faillance qui  les  suit  un  naturel,  et  dans  le  courage  comme  dans  le 
désespoir  une  sincérité  qui  sont,  si  je  ne  me  trompe,  des  qualités 
peu  communes  aujourd'hui.  Je  conçois  que  la  critique  en  Angleterre 
ait  pu  saluer  en  M.  Lytton  un  «  vrai  poète.  » 

Maintenant  est-ce  à  dire  que  ce  que  M.  Lytton  nomme  lui-même 
ses  «  années  futures  inabordées  »  doive  nécessairement  être  con- 
sacré au  culte  de  l'art  poétique?  Et  doit-on  voir  dans  son  remar- 
quable volume  de  vers  ce  que  l'on  est  convenu  d'appeler  une  pro- 
messe d'excellence  à  venir?  J'éprouverais  quelque  embarras  à  le 
dire.  Et  d'ailleurs  pourquoi,  sous  prétexte  qu'un  homme  est  jeune, 
pourquoi  vouloir  absolument  que  l'œuvre  où  il  se  manifeste  pour  la 
première  fois  ne  soit  qu'une  promesse,  qu'une  sorte  d'ombre  pro- 
jetée par  le  talent  futur  que  vous  lui  supposez,  qu'un  gage  de  ce  qui 
n'est  pas  encore  et  peut  n'être  jamais?  A  vingt  ans,  l'intelligence  et 
l'âme  sont  complèteg  dans  leur  jeunesse,  comme  plus  tôt  elles  le 
sont  dans  l'enfance,  et  plus  tard  dans  la  maturité.  C'est  folie  de 
croire  que  toujours  le  développement  intellectuel  dépende  de  la  pro- 
gression du  temps.  Telle  nature  livre  au  printemps  toutes  les  richesses 
qui  chez  telle  autre  attendent  pour  mûrir  que  le  soleil  d'automne  ait 
lui.  Que  d'arbres  dont  la  fleur  seule  vaut  quelque  chose!  Et  que 
dirait-on  du  jardinier  qui  ne  verrait  dans  une  rose  que  la  promesse 
de  cette  baie  insignifiante  qui  pourtant  est  très  véritablement  le 
fruit  de  la  plante?  Non,  il  vaut  mieux  prendre  chaque  œuvre  pour 
ce  qu'elle  est  que  pour  ce  qu'elle  semble  présager;  de  cette  façon 
aussi  on  évite  bien  des  déceptions.  Nous  en  avons  devant  nous  la 
preuve,  car  en  lisant  Maud  par  exemple,  que  doivent  conclure  au- 
jourd'hui ceux  cpii,  dans  les  premiers  ouvrages  de  Tennyson,  voyaient 
surtout  la  promesse  de  fruits  splendides?  Mais  parce  que  chez  Ten- 


LA   POÉSIE    ANGLAISE    DEPUIS   SHELLEY.  831 

nyson  le  talent  n'a  pas  grandi  avec  l'âge,  cela  empêche-t-il  que 
l'œuvre  de  sa  jeunesse  ne  soit  une  et  complète,  que  ce  qu'il  a  donné 
à  la  langue  anglaise  ne  compte  pour  celle-ci  parmi  les  joyaux  de  sa 
couronne?  Seulement  dans  cette  œuvre  il  eût  fallu  voir,  au  lieu  d'une 
promesse,  l'accomplissement  entier  de  toutes  celles  que  la  Muse 
avait  pu  donner,  a  fui  filment,  comme  disent  les  Anglais.  On  s'expli- 
quera mieux  toutefois  ce  caractère  de  Tennyson,  en  quoi  il  diffère, 
en  quoi  il  relève  de  Shelley,  si  l'on  revient  avec  nous  à  notre  point 
de  départ,  —  au  talent,  aux  œuvres,  à  l'individualité  de  Shelley  lui- 
même. 

II. 

Shelley  est  sans  contredit  de  notre  temps  un  des  sujets  d'études 
les  plus  curieux  pour  qui  dans  le  poète  cherche  plus  qu'un  simple 
faiseur  de  vers.  Il  y  a  chez  lui  absence  totale  de  parti  pris  et  une 
sincérité  qui  ne  s'altère  jamais,  chose  que  l'on  ne  retrouve  chez  au- 
cun de  ses  contemporains,  si  ce  n'est  Coleridge;  mais  Coleridge,  qui 
est  indubitablement  un  bien  plus  grand  esprit,  qui  peut  comme  pen- 
seur se  placer  à  part  et  très  haut,  Coleridge  est  moins  poète  que 
Shelley.  Il  l'est  moins  inévitablement,  Shelley  ne  s'affranchit  qu'à 
de  rares  et  courts  intervalles  de  cette  sujétion  à  une  puissance  mys- 
térieuse qui  est  le  signe  de  l'enthousiasme  vrai.  Il  est  toujours  do- 
miné, possédé,  et,  esclave  inspiré  d'une  force  en  dehors  de  lui,  ce 
qu'il  donne  au  monde  n'est  que  le  reflet  d'une  lumière  dont  il  est 
plein,  l'écho  d'un  son  qu'il  ne  cesse  jamais  d'entendre. 

L'attrait  de  l'infini  était  irrésistible  pour  Shelley,  et  les  «  ailes  de 
l'âme,  »  comme  dit  Platon,  l'emportaient  sans  cesse.  Revenir  à  ce 
que  nous  appelons  la  vie  lui  était  pénible  :  il  ne  le  faisait  qu'avec 
effort  et  aux  dépens  de  ses  plus  intimes  joies.  En  touchant  à  la  réa- 
lité, sa  passion  poétique  prenait  fin.  Cette  force  étrangère,  domi- 
natrice, que  j'indiquais  tout  à  l'heure,  n'agissait  plus  sur  lui,  et  son 
esprit,  en  s' affranchissant,  s'attristait.  Cependant  à  côté  du  poète 
vivait  une  compagne  de  tous  les  jours,  une  femme  aussi  intelligente 
que  dévouée,  et  qui,  bien  qu'elle  comprît,  qu'elle  partageât  même 
parfois  son  exaltation,  la  redoutait  et  craignait  pour  lui  les  suites 
d'une  absorption  si  complète,  d'une  si  absolue  possession.  Ramener 
Shelley  non  pas  au  vrai,  —  il  ne  s'en  écartait  jamais,  —  mais  au 
réel,  l'attacher  aux  choses  humaines  du  même  amour  qu'aux  choses 
abstraites,  telle  était  la  mission  que  se  donna  une  des  plus  nobles 
personnes  qu'il  y  ait  eu  au  monde,  une  de  celles  qui  avaient  le  plus 
qualité  de  toute  façon  pour  entreprendre  et  mener  son  œuvre  à  bien. 
«  Je  désirais  ardemment,  disait-elle  en  1820,  que  Shelley  adop- 


832  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tât  un  genre  de  sujets  mieux  appréciable  généralement  que  des 
poèmes  conçus  dans  l'esprit  abstrait  et  rêveur  de  la  Sorcière  de 
l'Atlas.  Je  ne  désirai  point  cela  du  point  de  vue  étroit  de  sa  renom- 
mée ou  de  l'étendue  de  sa  gloire  ;  mais  j'étais  persuadée  qu'il  se 
serait  davantage  rendu  compte  de  lui-même,  qu'il  aurait  mieux  do- 
miné et  dirigé  son  propre  talent,  si  une  plus  immédiate  influence  sur 
le  public  avait  pu  résulter  de  chacun  de  ses  écrits.  » 

Avant  d'aborder  la  question  de  ce  réalisme  dans  l'art  qui  d'in- 
stinct l'attirait  si  peu,  et  qui  cependant  réservait  à  Shelley  de  si 
féconds,  quoique  rares  succès,  j'ai  besoin  d'épuiser  le  chapitre  des 
sympathies  intellectuelles  de  Shelley,  et  d'examiner  une  fois  pour 
toutes  sa  raison  d'être  littéraire,  la  cause  qui  fait  qu'il  est  lui,  et 
qui  détermine  également  l'admiration  de  ses  disciples  et  l'éloigne- 
ment  de  ceux  qui  ne  le  comprennent  pas. 

Devant  l'intolérance  du  protestantisme  anglican,  l'illogique  dog- 
'matisme  du  hiijh  church  et  les  hypocrites  dénonciations  des  métho- 
distes et  des  dissenters,  on  n'était  accoutumé  dans  le  commence- 
ment de  ce  siècle,  en  Angleterre,  qu'à  une  opposition  étayée  sur 
le  matérialisme.  Contre  le  faux  du  pharisaisme  régnant,  on  n'avait 
recours,  quand  on  s'insurgeait  un  peu,  qu'aux  armes  d'un  posi- 
tivisme plus  faible  et  plus  faux  encore.  On  croyait  sérieusement  h 
Voltaire,  et  si  on  affectait  de  le  condamner,  c'était  par  conviction 
de  sa  puissance,  et  en  le  tenant  pour  le  plus  terrible  ennemi  de  Dieu 
sur  la  terre,  quelque  chose  comme  le  diable  lui-même.  Ce  qui  nous 
révolte  surtout  dans  l'état  de  la  société  en  Angleterre  durant  les 
quinze  ou  vingt  premières  années  de  ce  siècle,  c'est  sa  grossière 
frivolité,  si  je  puis  me  servir  de  ce  mot.  Acharnée  à  paraître,  elle 
ne  prend  la  peine  d'être  rien,  se  passe  de  toute  recherche  sur  les 
questions  les  plus  graves,  accepte  tous  les  jougs,  et  se  prosterne 
devant  des  semblans  de  choses  qu'elle  ne  comprend  pas  assez  pour 
les  savoir  respecter  au  fond;  —  c'est  le  xviii'  siècle  tel  qu'il  pouvait 
être  chez  les  Anglais,  —  c'est-à-dire  sans  esprit,  sans  élégance  et 
sans  courage.  A  cette  époque  où  politiquement  l'Angleterre  s'élève 
si  haut,  elle  est  philosophiquement  plus  déshéritée  qu'à  toute  autre. 
Elle  compte  une  foule  d'orateurs  illustres,  d'écrivains  brillans,  de 
très  grands  poètes;  —  elle  n'a  qu'un  seul  penseur  :  Coleridge.  — 
Mais  celui-là,  précisément  en  raison  de  sa  supériorité,  passe  pour 
un  visionnaire. 

Vue  de  près  et  bien  examinée,  avec  son  ignorance  et  son  orgueil, 
ses  étroits  préjugés  et  son  immense  mauvais  goût,  sa  lâche  hypo- 
crisie et  son  indifférence  pour  le  beau,  peu  de  sociétés,  je  le  crois, 
ont  été  plus  foncièrement  athées,  ces,t-k-dive  privées  de  Dieu,  que 
cette  société  anglaise,  futile  et  sensuelle,  que  menait  Brummel  par 


LA    POÉSIE    ANGLAISE    DEPUIS    SHELLEY.  831) 

le  bout  de  la  cravate,  et  que  les  vices  de  George  IV  n'épouvantaient 
pas.  Nous  l'avons  dit,  on  en  était  en  Angleterre  au  matérialisme; 
on  n'aimait  pas  les  idées,  on  n'en  avait  point  l'habitude,  et  ce  mot 
banal  d'obscur,  on  le  jetait  à  tout  propos  à  quiconque,  en  écrivant, 
se  permettait  de  sortir  du  domaine  des  faits,  sondait  les  causes,  ou 
se  laissait  fasciner  par  ces  mystères  qui,  <(  dans  la  terre  et  au  ciel, 
sont,  »  comme  le  dit  Hamlet,  «  au-dessus  de  ce  que  rêve  notre  phi- 
losophie. »  L'Angleterre  était  romanesque  et  motler  of  fact,  pleine 
d'aflectation  et  de  sensiblerie,  mais  en  somme  fort  terre  à  terre.  Or, 
par  aucun  côté  de  son  talent,  Shelley  ne  pouvait  répondre  à  cet  état 
des  âmes  que  Byron,  dans  sa  première  phase,  satisfaisait  tout  entier, 
et  sur  lequel  il  agissait  par  contraste  autant  que  par  affinité. 

La  société  en  général  goûtait,  sans  l'avouer,  dans  Byron,  cette 
dernière  étincelle  du  voltairianisme  qu'elle  comprenait,  pendant 
que  les  puritains  le  damnaient,  non  point  «  à  petit  bruit,  »  mais  le 
plus  bruyamment  possible,  pour  cause  «  d'irrévérence.  »  Au  moins 
avec  Byron  on  savait  à  quoi  s'en  tenir;  il  parlait  la  langue  de  tout 
le  monde,  et  n'était  jamais  ((  obscur.  »  S'il  attaquait  «  l'église  éta- 
blie, »  c'était  dans  les  termes  de  ce  vocabulaire  familier  qu'inventa 
le  matérialisme  pour  persuader  aux  esprits  peu  élevés  qu'ils  sont 
profonds;  quels  que  fussent  d'ailleurs  ses  crimes,  n'était-il  pas  le 
plus  victorieux,  le  premier  des  «  romanesques,  »  défendu  par  tout 
un  cortège  de  héros  et  d'héroïnes  impossibles,  mais  charmans  à  voir, 
assurait-on,  et  qui  toujours  ont  figuré  en  tête  de  cet  immense  bal 
masqué  du  sentimentalisme  que  l'Angleterre  pendant  vingt  ans  a 
donné  à  l'Europe  entière?  L'auteur  de  Lara  eût  pu,  par  tout  ce  qui 
lui  manquait,  reconquérir  une  gloire  sans  égale  parmi  ses  compa- 
triotes, si  l'humeur  dédaigneuse  et  la  verve  satirique,  en  se  déve- 
loppant chez  lui,  ne  lui  eussent  montré  l'incompatibilité  de  sa  supé- 
riorité réelle  avec  les  tendances  anglaises.  Nous  devons  à  cela  tout 
ce  qu'il  y  a  de  vrai  dans  Byron;  mais  ce  vrai,  source  de  sa  plus 
grande  œuvre,  le  Bon  Juan,  ne  se  rattache  nullement  au  vrai  ab- 
strait ou  à  un  ordre  d'idées  transcendantes.  Il  reste  dans  les  limites 
de  l'observation  du  fait;  l'idée  proprement  dite  n'a  rien  à  faire  dans 
tout  cela,  et  Byron,  tout  en  offensant  les  préjugés  de  sa  nation,  de- 
meure autant  qu'elle  ennemi  des  idéologues,  aussi  éloigné  qu'elle  peut 
l'être  de  toute  «  habitude  de  l'infini.  »  Pour  cette  raison-là  même, 
le  poète  de  Don  Juan  a  pu  être  réprouvé  sans  être  impopulaire. 

Avec  Shelley,  le  cas  est  tout  autre.  Il  est  foudroyé  non-seulement 
de  toute  la  hauteur  du  puritanisme  et  du  cant  anglais,  mais  de  toute 
celle  de  son  ignorance  philosophique,  ce  qui  est  bien  pis.  Shelley, 
ce  platonicien  sincère  et  que  tous  ses  instincts  conviaient  au  mysti- 
cisme, Shelley  que,  lorsqu'on  le  connaît,  on  conçoit  si  bien,  avec 

TOME  I.  53 


834  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quelques  années  de  plus,  arrivant  à  travers  saint  Augustin  et  Des- 
cartes aux  plus  vives  ardeurs  de  la  foi,  —  Shelley  passa  en  Angle- 
terre pour  quelque  chose  de  pis  qu'un  athée  !  On  fût  volontiers  à  son 
égard  revenu  aux  pratiques  du  moyen  âge,  et  plus  d'un  prédicateur 
protestant,  plus  d'un  gros  counfry  gentlemon,  plus  d'une  respectable 
mère  de  famille  s'est  dit,  je  pense,  que  les  bûchers  de  l'inquisition 
trouveraient  au  besoin  une  excuse,  s'ils  ne  s'appliquaient  qu'à  la 
punition  d'hommes  aussi  évidemment  marqués  des  signes  de  la  ré- 
probation que  l'auteur  de  la  Révolte  d" Islam. 

On  avait  à  son  endroit  des  terreurs  étranges  et  vagues,  on  le  re- 
doutait et  on  l'anathématisait  d'autant  plus  qu'on  le  comprenait 
moins.  Yoilà  pourquoi  Shelley,  condamné  ostensiblement  au  nom 
de  toutes  les  conventions  religieuses,  politiques  et  morales,  ne  fut 
absout  en  secret  par  aucun  admirateur  timide,  et  ne  compta  aucun 
de  ces  amis  cachés  dont  la  ferveur  intelligente  venge  des  dédains 
populaires.  Au  fond,  les  théories  mêmes  de  Shelley  s'opposaient  à 
tout  rapprochement  entre  le  poète  et  l'esprit  de  son  temps.  Non-seu- 
lement il  y  avait  chez  lui  une  obéissance  instinctive  à  la  muse,  à  la 
force  extérieure  qui  le  dominait,  mais  le  but  de  sa  vie  était  a  d'idéa- 
liser le  réel,  »  selon  l'expression  qu'emploie  sa  femme,  de  procla- 
mer partout  la  souveraineté  de  l'idée  sur  le  fait.  On  a  de  lui  à  cet 
égard  quelques  réflexions  qui  valent  la  peine  d'être  citées,  car  elles 
expriment  toute  sa  pensée  sur  la  poésie. 

«  Nous  savons  plus,  dit-il,  en  fait  de  politique,  de  morale  et  d'histoire,  que 
nous  ne  pouvons  coordonner  et  mettre  en  pratique,  nous  avons  plus  de  con- 
naissances scientifiques  que  nous  ne  nous  entendons  à  les  distribuer  utile- 
ment; mais  la  poésie,  inhérente  à  tout  système  de  pensée,  quel  qu'il  soit,  est 
étouffée  sous  l'accumulation  des  faits  et  des  procédés  mécaniques.  L'âme 
souffre  du  corps.  La  science  ne  nous  manque  pas;  touchant  tous  les  problèmes 
sociaux,  nous  sommes  parfaitement  instruits  de  tout  ce  qui  vaudrait  mieux 
que  ce  que  nous  faisons  et  souffrons;  je  le  répète,  la  science,  nous  l'avons 
abondamment;  —  ce  qui  nous  manque,  c'est  la  faculté  créatrice  qui  fait  ima- 
giner ce  qu'on  sait,  l'élan  généreux  qui  nous  pousse  à  être  ce  que  nous  con- 
cevons :  —  la  poésie  de  la  vie  nous  manque  !  Nos  calcids  ont  outrepassé  notre 
force  calculatrice;  nous  nous  sommes  échappés  à  nous-mêmes,  et  ce  que  nous 
avons  absorbé  nous  absorbe'.  Faute  de  la  faculté  poétique  par  laquelle  nous 
restons  supérieurs  à  ce  que  nous  savons,  l'étude  de  certaines  connaissances, 
en  reculant  les  bornes  du  pouvoir  de  l'homme  sur  le  monde  du  dehors,  a 
rétréci  celles  de  son  action  sur  le  monde  du  dedans,  et  tout  en  réduisant 
les  élémens  mêmes  à  être  ses  esclaves,  il  est,  lui,  l'esclave  de  sa  propre  peti- 
tesse. L'homme  est  inférieur  à  ce  qu'il  sait 11  n'est  jamais  plus  nécessaire 

de  s'adonner  au  culte  de  la  poésie  qu'à  ces  époques  où,  par  le  développement 
excessif  de  l'égoïsrae,  la  quantité  de  ce  qui  constitue  le  matériel  de  la  vie 
positive  dépasse  la  puissance  que  nous  avons  de  nous  le  subordonner  :  le 


LA   POÉSIE    ANGLAISE    DEPUIS   SHELLEY.  835 

corps  est  alors  trop  pesant  pour  ce  qui  l'anime.  La  poésie  est  d'essence 
divine;  c'est  le  centre  à  la  fois  et  la  circonférence  de  toute  science,  la  racine 
et  le  fruit  de  tout  système  de  pensée  humaine,  l'origine  et  le  résultat,  le  secret 

de  la  vie  de  toute  chose La  poésie  opposée  au  principe  égoïste  dont  l'or 

est  la  visible  incarnation,  c'est  Dieu  vis-à-vis  de  Mammon  (1).  » 

Qu'on  s'imagine  maintenant  celui  qui  écrivait  ces  lignes,  et  dont 
la  vie  se  passait  réellement  à  mettre  en  pratique  ses  théories,  qu'on 
s'imagine  celui-là  aux  prises  avec  la  société  anglaise  de  1812  à  1820. 
On  comprend  que  par  aucun  côté  il  n'eut  d'affinité  avec  elle.  Aussi, 
comme  j'ai  déjà  tâché  de  le  faire  entendre  ici,  cette  société,  produit 
d'élémens  étrangers  et  hétérogènes,  dernier  débris  d'une  civilisation 
à  part,  cette  société  teuto-normande,  où  s'alliait  à  la  frivolité  raffinée 
des  Stuarts  le  brutal  sensualisme  des  guelfes,  allait  finir.  Elle  a  jeté 
son  dernier  feu  dans  les  soupers  de  Garlton-House,  et  avant  que  le 
prince  qui  la  personnifiait  si  bien,  avant  que  George  IV  eût  cessé 
d'être,  elle  n'était  plus.  L'élément  anglo-saxon  se  développait,  et  la 
société  anglaise  s'édifiait  graduellement  en  prenant  tous  les  radica- 
lismes  pour  base.  Politiquement,  il  est  difficile  de  prévoir  ce  qui  ad- 
viendra de  tout  cela;  moralement  et  intellectuellement,  l'Angleterre 
est  dans  une  période  de  transition,  mais  elle  a  au  moins  cela  de  bon, 
qu'affranchie  à  cette  heure  de  tout  préjugé  et  de  tout  parti  pris,  elle 
met  autant  d'ardeur  sincère  à  tout  chercher  qu'elle  met  de  sincère 
libéralisme  à  ne  rien  exclure. 

On  pouvait  donc,  il  y  a  quelques  années  même,  prévoir  chez  les 
Anglais  cette  insurrection  du  spiritualisme  contre  le  matérialisme  qui 
éclate  aujourd'hui.  Jamais  depuis  le  x\T  siècle,  où  la  philosophie 
était  en  honneur  en  Angleterre,  on  n'y  a  pu  constater  un  si  grand 
déploiement  de  tendances  spéculatives  qu'à  notre  époque  même,  où 
le  positivisme  s'est  pour  ainsi  dire  incarné  dans  l'industrie.  On  dirait 
que  les  esprits  sentent  le  besoin  de  l'idéal,  et,  contre  la  pression  du 
réel,  ils  s'échappent  en  mille  théories  insaisissables,  en  aspirations 
plus  vagues  les  unes  que  les  autres,  se  laissant  entraîner  même  au 
merveilleux  avec  une  facilité  extrême.  Rien  d'étonnant  dès-lors  à  ce 
que  les  hommes  de  la  trempe  de  Coleridge  ou  de  Shelley  exercent 
une  influence  très  marquée  et  très  féconde.  Leur  gloire  d'aujour- 
d'hui est  inséparable  de  leur  défaveur  d'hier  et  en  dépend.  Ceci  est 
surtout  évident  pour  le  dernier  des  deux,  car  Coleridge  se  tient  vo- 
lontiers dans  le  domaine  de  la  métaphysique  pure,  et  se  sert  bien 
moins  que  Shelley  de  l'art  pour  interpréter  ses  théories. 

Si  maintenant  nous  arrivons  à  la  question  du  réalisme  dans  la 

(1)  Defence  of  Poetry,  Siielley's  Essays  and  Letiers,  2  vol.,  Londoiij  Edward  Moxon^ 
1854. 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

langue,  de  ce  réalisme  excessif  aujonrd'liui,  est-il  besoin  de  dire  que 
Shelley  n'en  est  point  l'inventeur?  Byron  l'avait  devancé  par  Beppo 
et  par  les  piemiers  chants  de  Don  Juan.  Dans  une  lettre  adressée  à 
sa  femme  dans  le  courant  de  l'année  qui  précéda  sa  mort  (1821)  et 
pendant  une  visite  qu'il  fit  à  Byron  à  Ravenne,  Shelley  écrivait  ce 
qui  suit  :  «  Il  m'a  lu  iin  des  chants  inédits  du  Bon  Juan;  c'est  éton- 
namment beau.  Cela  le  met  non-seulement  au-dessus,  mais  à  mille 
pieds  au-dessus  de  tous  les  poètes  de  nos  jours.  Chaque  mot  là-de- 
dans a  le  caractère  de  ce  qui  subsiste.  C'est  incroyable  de  puissance, 
et  surtout  d'une  puissance  si  facile!  Cela  atteint  jusqu'à  un  certain 
point  le  but  que  depuis  si  longtemps  je  me  tue  à  proposer  à  tout  le 
monde,  c'est-à-dire  la  création  de  quelque  chose  de  totalement  nou- 
veau, mais  en  rapport  avec  notre  temps,  quelque  chose  de  vrai, 
inais  de  supérieurement  beau.  —  Me  flatté-je?  Je  ne  le  sais.  —  Mais 
dans  cette  œuvre  si  grande  je  crois  trouver  la  trace  des  constantes 
exhortations  que  je  lui  ai  faites  de  créer  ce  qui  serait  vraiment  origi- 
nal, d'oser  à  la  lin  n'être  que  lui  !  » 

11  serait  en  effet  étrange  que  l'enthousiaste  et  mystique  Shelley 
fût  à  la  fin  pour  quelque  chose  dans  la  production  d'une  œuvre  dont 
le  fond  était  si  antipathique  à  toutes  ses  propres  tendances,  à  son  ta- 
lent même,  quelque  admiration  que  la  forme  ait  pu  lui  inspirer;  mais 
cela  s'explique  par  la  profonde  vérité  du  chef-d'œuvre  de  Byron,  par 
le  désir  que  manifestait  Shelley  qu'il  fût  lui!  lui  et  pas  un  autre,  lui 
entièrement  et  simplement!  C'est  bien  ce  que,  pour  la  première  fois 
de  sa  vie  peut-être,  devint  Byron  en  écrivant  le  Bon  Juan,  et  c'est 
par  cette  sincérité  de  talent  qu'il  parvint  à  rendre  Shelley  enthou- 
siaste de  ce  qui,  par  le  détail  seulement,  lui  eût  peut-être  répugné. 
C'est  du  reste,  il  faut  bien  le  remarquer,  un  signe  irrécusable  de  la 
supériorité  de  celui-ci.  Quel  que  pût  être  son  éloignement  pour  la 
tournure  d'esprit  de  son  illustre  et  noble  ami,  chaque  fois  que  lord 
Byron  <(  osait  être  lui,  »  et,  sans  rien  emprunter  nulle  part,  se  mon- 
trait avec  ses  vraies  qualités  et  ses  défauts  vrais,  Shelley  le  compre- 
nait, l'admirait,  sentait  profondément  tout  ce  qu'il  valait, —  tandis 
qu'au  contraire  Byron  n'a  jamais  pu  un  moment  arriver  à  apprécier 
Shelley,  dont  il  ne  goûtait  qu'un  seul  morceau,  lîosaiind  and  Ilelen, 
épisode  en  vers  d'une  demi-douzaine  de  pages,  aussi  insignifiant  par 
le  fond  que  faible  et  terne  par  l'expression;  sacrifice  d'un  esprit  dé- 
couragé et  plein  d'ennuis  à  un  geni-e  faux,  et  qui  heureusement 
n'eut  aucune  espèce  de  retentissement. 

Après  les  premiers  chants  du  Don  Juan,  Shelley  se  prit  à  songer 
sérieusement  à  une  modification  de  la  langue  poétique  dans  le  sens 
d'un  réalisme  plus  grand.  Il  entendait  depuis  longues  années  les  pré- 
dications à  ce  sujet  de  son  ami  Leigh  Hunt,  lequel  était  le  théoricien 


LA    POÉSIE    ANGLAISE    DEPUIS   SHELLEY.  837 

de  la  bande,  l'homme  à  convictions  fortes  et  à  argumens  ingénieux, 
l'intelligence  dépourvue  de  talent  qui  se  trouve  plus  ou  moins  dans 
toute  école  d'art,  et  dont  les  préceptes  sont  souvent  admirables,  si 
à  tout  instant  ils  ne  couraient  risque  d'être  compromis  par  l'exemple 
du  précepteur.  Je  ne  me  chargerai  point  d'examiner  jusqu'à  quel 
point  ce  que  produisait  de  temps  en  temps  Leigh  Hunt  mettait  Shel- 
ley  en  garde  contre  ce  qu'il  prêchait.  Un  jour  pourtant  l'artiste  vou- 
lut s'essayer  à  une  forme  nouvelle,  et  il  cisela  un  des  plus  charmans 
bijoux  de  l'écrin  poétique  de  l'Angleterre,  Julian  and  Maddalo.  Aussi 
est-ce  à  Leigh  Hunt  qu'il  l'envoie,  en  le  priant  de  le  faire  publier 
sans  nom  d'auteur.  «Deux  des  personnages,  dit-il  dans  sa  lettre  d'en- 
voi, seront  reconnus  par  vous  tout  de  suite;  le  troisième  est  égale- 
ment un  portrait  :  seulement  ce  qui  l'entoure,  les  accessoires  de  temps 
et  de  lieu,  tout  cela  est  idéal.  Yous  trouverez,  je  pense,  ce  petit 
poème  conforme  à  vos  notions  sur  ce  que  le  style  poétique  doit  être. 
J'y  ai  mis  une  certaine  familiarité  d'idiome,  afin  de  reproduire  le  lan- 
gage usuel  dont  se  servent  en  parlant  les  gens  placés  par  l'éduca- 
tion et  le  raffinement  de  sentiment  au-dessus  du  vulgaire.  De  ce  der- 
nier mot,  je  me  sers  dans  son  sens  le  plus  étendu;  la  trivialité  des 
classes  supérieures,  des  gens  de  la  fashion,  est  aussi  choquante  que 
celle  du  peuple,  et  son  argot  exprime  autant  les  conceptions  les  plus 
impropres  à  la  poésie.  Encore  ne  suis-je  pas  sûr  que  le  style  familier 
puisse  convenir  à  un  sujet  dont  l'élévation  et  la  passion,  déliassant 
certaines  formes,  touchent  aux  limites  de  l'idéal.  La  vraie  et  forte 
passion  s'exprime  naturellement  par  métaphores,  prend  ses  images 
partout,  mais  couvre  tout  du  voile  de  sa  grandeur.  » 

Sous  ce  rapport,  \e  Julian  and  Maddalo  de  Shelley  est  un  petit  chef- 
d'œuvre  qu'il  suffirait  de  traduire  en  entier  pour  montrer  combien 
tout  le  monde  en  a  fait  son  profit.  Rien  de  plus  simple  que  la  don- 
née, qui  n'est  autre  chose  qu'une  visite  faite  par  Byron  et  Shelley 
à  un  malheureux  enfermé  dans  l'hospice  des  aliénés,  près  de  Venise; 
mais  aussi  quelle  élévation  de  sentiment,  quelle  finesse  de  touche, 
€t  comme  les  souff"rances  de  cet  infortuné  sont  délicatement  et  pres- 
que tendrement  indiquées,  au  lieu  d'être  brutalement  cataloguées, 
comme  c'est  de  mode  aujourd'hui  !  Comme  tout  cela  est  vrai  en 
même  temps  que  réel  ! 

Sur  la  cause  de  cette  folie,  dont  les  divagations  éloquentes  écou- 
tées par  les  deux  amis  sont  presque  tout  le  poème,  nous  ne  sommes 
pas  très  exactement  renseignés.  «D'où  vient  qu'il  est  fou?  demande 
Julian.  —  Je  ne  le  sais,  hélas!  répond  Maddalo.  Une  dame  vint  ici 
avec  lui  de  France;  puis,  lorsqu'elle  le  quitta,  il  se  prit  à  errer  va- 
guement sur  ces  îles  désertes  des  lagunes.  Il  n'avait  ni  terres,  ni 
écus.  La  police  le  saisit  et  l'enferma  parmi  les  fous.  Dieu  sait  quelle 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

manie  le  posséda  alors,  mais  il  ne  voulut  jamais  s'en  aller  cle  là,  de 
sorte  que  je  lui  fis  arranger  un  appartement  ayant  vue  sur  la  mer, 
et  lui  envoyai  des  livres,  des  fleurs,  un  piano,  de  la  musique,  tout  ce 
qui  semblait  avoir  autrefois  charmé  sa  vie.  —  Les  couleurs  de  sa 
fantaisie  sont  vives,  reprend  Julian,  et  le  langage  de  sa  douleur  est 
élevé,  si  élevé  qu'il  n'y  manque  que  le  rliythme  pour  lui  mériter  le 
nom  de  poésie.  — Eh!  mon  Dieu!  dit  Maddalo,  les  plus  malheureux 
trouvent  l'origine  de  leur  talent  dans  l'infortune,  et  n'enseignent 
dans  leurs  œuvres  que  ce  que  la  souffrance  leur  a  appris.  » 

Un  seul  passage  révèle  quelque  peu  la  trahison  qu'a  eu  à  déplorer 
le  héros  du  poème.  Dans  un  moment  de  lucidité,  il  s'adresse  à  un 
être  absent,  sans  doute  à  celle  qui  l'a  abandonné. 

«  Quel  châtiment  cruel  au-delà  de  toute  cruauté,  s'écrie-t-il,  que  de  faire 
de  l'amour  même  l'élément  de  l'enfer  de  l'âme  !  Me  torturer  ainsi,  moi  qui 
aimais  et  plaignais  toute  chose  créée,  moi  qui  ne  suis  qu'un  nerf  qui  vibre 
à  toutes  les  duretés  pratiquées  sur  la  terre,  qui  pour  toi  étais  la  flamme  de 
ton  foyer,  quand  tout  à  l'entourse  refroidissait!  Et  tes  malédictions,  tu  les 
fais  pleuvoir  de  lèvres  débordant  jadis  d'une  trop  amoureuse  éloquence!... 
Ali  !  je  devine.  Tu  diras  plus  tard  combien  c'était  horrible  d'avoir  à  affron- 
ter mon  amour  quand  le  tien  n'existait  plus  !  Tu  t'étonneras  de  ce  que  j'aie 
pu  consacrer  à  l'amour  un  pareil  visage  (hélas  !  il  est  vrai  que  la  nature  ne 
m'a  point  façonné  avec  art);  —  mais  ne  cherche  pas  là  une  excuse,  car 
depuis  que  pour  la  première  fois,  il  y  a  longues  années,  ton  regard  s'en- 
flamma au  feu  de  mon  regard,  je  n'ai  point  changé;  je  suis  ce  que  j'étais  de 
corps  et  d'âme,  n'ayant  subi  que  ce  seul  changement  qu'inflige  l'amour 
alors  qu'il  cesse...  Ah!  que  les  paroles  sont  vaines!...  » 

Julian  and  Maddalo  finit,  ainsi  qu'il  a  commencé,  par  une  conver- 
sation entre  Shelley  et  la  fille  naturelle  de  lord  Byron,  cette  Allegra 
dont  l'auteur  de  Proniéthée  fait  un  si  ravissant  portrait  dans  une  de 
ses  lettres.  Quelques  années  se  sont  écoulées;  l'enfant,  qui  dans  les 
premières  pages  du  récit  s'amuse  à  rouler  des  billes  sur  une  table 
de  billard,  est  devenue  une  femme,  «  telle  que  j'en  ai  peu  vu,  » 
s'écrie  le  poète,  «  une  merveille  de  la  terre,  une  femme  pareille  à 
celles  de  Shakspeare  !  »  Maddalo  est  en  Orient,  son  grand  chien  est 
mort,  son  palais  vide,  n'était  sa  fille  qui  reçoit  le  voyageur.  Sur 
l'étrange  hôte  de  l'hospice  des  aliénés,  elle  rassemble  ses  souvenirs. 
Deux  ans  après  la  visite  que  nous  savons,  il  tomba  gravement  ma- 
lade, et  la  dame  d'autrefois  revint.  Sa  venue  parut  le  guérir.  «  Ils 
demeurèrent  ensemble  chez  mon  père,  dit  la  belle  Allegra,  car  je  me 
rappelle  (j'avais  dix  ans)  avoir  joué  avec  le  châle  de  la  dame.  Après 
tout,  elle  le  quitta  de  nouveau.  —  Quel  cœur  de  pierre  avait-elle 
donc!  s'écrie  le  poète.  Et  la  fin?  —  N'était-ce  pas  assez?  réplique  la 
jeune  femme.  Ils  se  retrouvèrent  et  se  quittèrent.  — Enfant,  est-ce  là 


LA    POÉSIE    ANGLAISE    DEPUIS   SHELLEY.  839 

tout?»  Allegra  reprend  la  parole  pour  terminer  le  poème  par  ces 
mots  :  «  Peut-êti-e  y  a-t-il  quelque  chose  de  plus,  quelque  chose  qui 
porte  l'empreinte  de  leurs  maux,  et  dit  pourquoi  ils  se  quittèrent, 
comment  ils  s'étaient  rencontrés;  mais  ne  me  demandez  pas  davan- 
tage. Fermons  les  années  sur  leur  mémoire,  comme  là-bas  est  fermé 
le  marbre  qui  recouvre  leurs  corps. — Cependant  je  questionnai  tou- 
jours, et  enfin  elle  me  dit  la  manière  dont  tout  se  passa;  mais  je  ne 
l'apprendrai  pas  à  ce  monde  si  indifférent  et  si  froid.  » 

Il  faut  lire  le  poème  en  entier  pour  se  convaincre  de  toute  l'in- 
fluence qu'a  pu  exercer  Julian  and  Moddalo  sur  la  forme  et  l'expres- 
sion adoptées  si  communément  de  nos  jours;  mais  dans  cette  esquisse 
de  Shelley  il  y  avait  une  sobriété  de  détails,  une  passion  intense  et 
une  réserve  que  trop  peu  de  gens  ont  su  imiter.  Julian  and  Maddalo 
est  l'œuvre  d'un  maître;  c'est  le  joyau  ciselé  par  le  sculpteur  du  Per- 
sée,  et  qui,  sortant  merveille  de  ses  mains,  ne  serait  peut-être  rien 
entre  celles  d'un  moindre  artiste. 

Je  voudrais  pouvoir  dire  quelques  mots  d'une  œuvre  de  Shelley, 
tentative  unique  dans  son  genre,  drame  impossible  au  théâtre,  ou- 
vrage inconnu  à  la  plupart  des  lecteurs,  et  qui  pourtant  de  son 
vivant  même,  et  selon  les  critiques  les  plus  hostiles,  mettait  Shelley 
à  la  tête  de  l'art  dramatique  en  Angleterre,  —  j'entends  parler  des 
Cenci.  Jamais  le  réalisme  de  Shelley  ne  s'est  autant  développé  que  dans 
ce  terrible  drame;  lui-même  le  sent  et  dit  dans  la  dédicace  qu'il  en 
fit  à  Leigh  Hunt  :  «  Les  écrits  que  j'ai  publiés  jusqu'à  présent  n'ont 
guère  été  que  des  visions  qui  représentaient  mon  impression  person- 
nelle du  beau  et  du  juste.  Je  vois  tous  leurs  défauts,  —  défauts  de 
jeunesse  et  d'impatience  :  —  ce  sont  des  rêves  de  ce  qui  doit  être  ou 
de  ce  qui  peut  même  être  un  jour;  mais  le  drame  que  je  vous  envoie 
ici  est  une  terrible  réalité.  J'abandonne  ma  présomptueuse  attitude 
de  pédagogue,  et  me  contente  cette  fois  de  peindre  ce  qui  fut  avec 
les  couleurs  que  je  trouve  dans  mon  propre  cœur.  » 

En  effet,  le  mot  de  cœur  est  bien  celui  qu'il  faut.  Le  réel,  chez 
Shelley,  ne  procède  que  de  là.  Aussi,  tandis  que  la  victime  Béatrix, 
née  de  toutes  les  tendresses,  de  toutes  les  commisérations  du  poète, 
véritable  fruit  de  son  cœur,  est  une  des  plus  belles  et  des  plus  com- 
plètes créations  qu'il  y  ait,  le  vieux  Cenci,  produit  de  l'imagination 
seule,  n'est  ni  réel,  ni  vrai,  mais  il  choque  autant  par  ce  qu'il  a  de 
faux  que  par  ce  qu'il  a  de  révoltant.  Sous  ce  rapport,  Shelley  est 
une  des  natures  les  plus  étranges  que  je  sache.  Il  y  a  chez  lui  une 
rare  inaptitude  à  concevoir  le  mal,  et  n'arrivant  jamais  à  le  com- 
prendre tel  qu'il  est,  c'est-à-dire  avec  ses  nuances  du  plus  ou  du 
moins,  il  le  voit  toujours  à  travers  son  imagination,  et  produit  quel- 
que chose  d'exagéré,  de  monstrueux  en  un  mot.  Il  y  a  du  Hamlet 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  Shelley.  Au  contact  du  crime  il  divague,  et  les  pures  résonnances 
de  cette  âme  délicate  deviennent  aussitôt  discordantes,  fausses  :  Like 
sweet  bells  Jnngled  ont  of  lune,  comme  dit  Ophélia. 

11  est  juste  de  dire  que  la  vérité  historique  ne  laisse  pas  grande 
latitude  au  peintre  pour  l'adoucissement  de  ses  teintes,  —  plus  hor- 
rible coquin  que  François  Cenci  n'ayant  jamais  existé;  — mais  ce- 
pendant il  convient  de  voir  comment  en  pareil  cas  agit  le  maître  ab- 
solu de  l'art  dramatique,  Shakspeare.  Étudiez  un  peu  le  roi  Jean  et 
Richard  III,  lago,  lady  Macbeth,  Angelo  dans  Mesure  pour  Mesure, 
les  fdles  du  roi  Léar  et  tous  ceux  dans  lesquels  l'humaine  nature  se 
montre  sous  son  aspect  le  plus  atroce;  regardez-les  bien,  et  pour 
cruels  ou  vils,  ou  abominables  qu'ils  soient  de  n'importe  quelle  façon, 
ils  n'en  demeurent  pas  moins  essentiellement  hommes,  —  à  défaut  de 
la  bonté,  marqués  des  faiblesses  de  notre  race,  et  du  milieu  de  leurs 
crimes  mêmes  se  rattachant  par  quelque  misère  à  leur  espèce.  Ils 
sont  dénaturés,  mais  vrais;  ils  ne  sont  point  des  démons,  pas  plus 
que  leurs  antagonistes  ne  sont  des  anges;  —  ce  sont  des  hommes, 
rien  de  plus,  rien  de  moins.  Quand  Shakspeare  a  voulu  faire  un 
monstre,  il  ne  lui  a  laissé  complètement  ni  l'aj^parence  ni  les  percep- 
tions humaines;  il  est  descendu  d'un  pas  vers  la  brute,  et  a  fait  Gali- 
ban.  Il  aurait  conçu  François  Cenci  d'une  tout  autre  manière  que 
ne  l'a  fait  Shelley,  lequel  semble  ne  mettre  en  scène  ce  personnage 
effroyable  que  sous  l'obsession  d'une  surnaturelle  terreur.  Le  récit 
historique  assure,  je  le  sais  bien,  que  ce  vieux  misérable  ne  vivait 
que  du  constant  espoir  de  la  mort  des  siens,  et  disait  aux  ouvriers 
mêmes  qui  construisaient  dans  son  palais  une  certaine  chapelle  dé- 
diée à  saint  Thomas  :  d  C'est  là  que  je  les  veux  mettre  tous!  »  Mais 
il  ne  devait  point  rassembler  ses  parens  et  amis  autour  de  sa  table 
pour  leur  dire  combien  il  trouvait  de  plaisir  à  commettre  des  crimes! 
J'aime  mieux  ce  qu'en  dit  Stendhal  après  des  années  passées  à  Rome*, 
où  chacun  parle  encore,  au  bout  de  deux  cent  cinquante  ans,  de  l'his- 
toire des  Cenci  comme  de  la  sienne.  <(  Il  s'est  bien  gardé  de  la  mala- 
dresse insigne  de  donner  la  clé  de  son  caractère. . .  Il  a  vécu  sans 
confident  et  n'a  prononcé  de  paroles  que  celles  qui  étaient  utiles 
pour  l'avancement  de  ses  desseins.  »  Yoilà  l'homme  en  effet;  snatura- 
tamenfe  bizarro,  comme  le  raconte  un  contemporain,  mais  taciturne 
et  dédaigneux,  ne  trouvant  aucun  plaisir  dans  la  société  de  ses  sem- 
blables, c(  voyageant  même  seul  et  sans  prévenir  personne;  »  géné- 
reux de  son  argent,  frappant  à  coup  sûr  qui  l'offensait,  et  supprimant 
l'instrument  de  sa  vengeance  sitôt  après;  dissimulé  par  tempéra- 
ment, hardi  par  calcul,  tenant  jdIus  du  serpent  que  du  tigre;  mais, 
—  ne  l'oublions  pas,  —  d'une  si  grande  susceptibilité  nerveuse,  que 
«pour  peu  qu'il  fût  irrité  ou  ému,  il  tremblait  excessivement,  n  Une 


LA    POÉSIE    ANGLAISE    DEPUIS   SHELLEY.  841 

pareille  nature  n'est  point  fanfaronne  :  si  elle  s'épanche  parfois  en 
apparence,  ce  n'est  que  pour  produire  une  impression  voulue,  pour 
s'assurer  l'impunité  d'avance;  mais  la  loquacité  n'est  ni  de  son  hu- 
meur instinctive,  ni  même  de  son  temps.  Le  François  Cenci  de  Shel- 
ley,  loin  d'être  un  Italien  du  xvr  siècle,  ressemble  bien  plus  à  un 
bavard  de  nos  jours,  qui  dit  plus  qu'il  ne  fait.  Évidemment  le  poète 
A'Alastor  ne  sait  pas  comprendre  cette  iniquité  compliquée.  Chacun 
des  traits  par  lesquels  il  voulait  la  peindre  porte  à  faux,  et  du  por- 
trait de  François  Cenci  il  reste  non  pas  l'image  de  l'homme  le  plus 
infâme  qui  fut  jamais,  mais  le  simulacre  d'une  créature  qui  n'est  pas 
de  notre  espèce,  d'un  être  aussi  peu  voisin  de  l'humanité  que  le  sont 
par  la  forme  extérieure  les  idoles  d'un  temple  hindou. 

Si  le  François  Cenci  de  Shelley,  comme  nous  le  disions  tout  à 
l'heure,  est  faux,  pareille  chose  ne  peut  se  dire  de  Béatrix;  depuis 
le  commencement  jusqu'à  la  fin  de  cette  tragédie  épouvantable,  on 
voit  éclater  en  elle  toute  la  vérité  que  sa  monstrueuse  situation 
comporte.  Elle  vil  de  la  première  page  à  la  dernière ,  et  les  circon- 
stances une  fois  données,  elle  ne  pourrait  être  autre  que  ce  qu'elle 
est.  Au  premier  abord,  peu  de  caractères  semblent  plus  compliqués 
que  celui  de  Béatrix  Cenci,  et  dans  l'histoire,  comme  dans  le  drame 
de  Shelley,  elle  vous  étonne  et  vous  choque  par  la  façon  dont  elle 
nie  sa  participation  au  meurtre  de  son  père,  et  par  sa  manière  al- 
tière  de  proclamer  une  innocence  que  vous  savez  bien  n'être  pas. 
La  juger  ainsi  cependant,  c'est  la  juger  imparfaitement.  L'unité  de 
son  caractère  est  dans  le  respect  de  soi,  sa  force  est  dans  son  culte 
de  l'honneur,  et  la  nature  et  le  poète  l'ont  tous  deux  créée  de  telle 
sorte  que  le  point  sur  lequel  elle  est  le  plus  outragée  est  celui  par 
lequel  elle  est  le  plus  complète.  Moins  chaste,  elle  serait  moins 
cruelle;  moins  offensée,  elle  serait  plus  sincère;  mais  le  crime  qui  a 
terni  sa  pureté,  en  laissant  debout  son  orgueil  farouche  de  jeune 
vierge,  lui  prescrit  le  châtiment  du  criminel  comme  un  devoir,  et  ne 
lui  permet,  comme  elle-même  le  dit,  a  d'autre  culte,  d'autre  moyen 
d'adorer  Dieu  que  sa  haine.  »  Fière,  franche,  loyale,  brave,  calme, 
inflexible  dans  sa  droiture,  tout  en  elle  se  révolte  contre  une  flé- 
trissure, et  souillée,  elle  est  bien  à  la  lettre  hors  d'elle-même.  Sa 
conscience  se  déplace  en  quelque  sorte,  le  bien  et  le  mal  changent 
d'aspect,  et  elle  obéit  à  l'honneur  et  à  sa  propre  gloire  en  se  ven- 
geant, comme  aussi  en  niant  sa  culpabilité  sur  l'échafaud  même. 
C'est  le  poète  Landor,  je  crois,  qui,  parlant  de  la  dernière  scène  des 
Cenci,  va  jusqu'à  l'appeler  divine,  et  dit  que  «  sa  beauté,  étant  celle 
de  la  plus  haute  raison,  fait  oublier  tout  l'égarement  de  crime  qui 
la  précède.  »  Il  est  de  fait  qu'au  théâtre  peu  de  choses  ont  jamais 
atteint  à  l'effrayante  grandeur  de  ce  dialogue  entre  Béatrix  et  Mar- 


842  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

zio,  l'assassin  de  François  Cenci.  On  est  devant  la  cour  de  justice 
de  Rome;  les  juges  et  le  cardinal  Camillo  siègent  au  tribunal.  Mar- 
zio  est  confronté  avec  ses  complices,  Lucrèce  Petroni  la  veuve,  Gia- 
como  et  Bèatrix  Cenci. 

«  —  Regardez  cet  homme,  dit  un  des  jug-cs  montrant  Marzio,  qui  revient 
de  la  question.  Quand  le  vites-vous  pour  la  dernière  fois? 

«  BÉATRix.  —  Jamais  nous  ne  le  vîmes. 

«  Marzio.  —  Vous  ne  me  connaissez  que  trop,  madonna  Béatrix. 

a  BÉATRIX.  —  Je  te  connais,  moi!  Où  t'ai-je  vu?  Et  quand? 

«  Marzio.  —  Vous  savez  bien  que  c'est  moi  que  vous  avez  poussé  à  tuer 
votre  père...  Vous,  seigneur  Giacomo,  vous,  madonna  Lucrèce,  vous  savez 

que  ce  que  je  dis    est   vrai!   (Béatrix   s'avance   vers  lul  il'ua  pas  lent    et   feiBne  ;    il  se  caclie  la 

figure  et  recule.)  Oli !  par  pitié!  foudroio  la  terre  de  la  colère  de  tes  yeux,  mais 
détourne-les  de  moi!...  La  torture  seule  m'a  forcé  à  avouer.  Mes  seigneurs, 
ayant  tout  dit,  que  l'on  me  mène  à  la  mort  ! 

«  BÉATRIX.  —  Misérable  que  tu  es!  je  te  plains;  mais  attends  encore. 

«  Le  cardinal.  —  Gardes!  ne  l'emmenez  point. 

«  BÉATRIX.  —  Cardinal  Camillo,  on  vante  en  vous  la  sagesse  et  la  bonté. 
Se  peut-il  donc  que  vous  demeuriez  spectateur  de  la  méchante  comédie  que 
voici?  Un  misérable  esclave  tremblant  est  arraché  à  des  tortures  qui  ébran- 
leraient le  courage  le  plus  fort,  et  condamné  à  répondre,  non  pas  ce  qu'il 
sait  ou  croit,  mais  ce  que  veulent  ceux  qui,  dans  leurs  questions  mêmes, 
indiquent  la  réponse.  Et  cela  en  vue  de  tortures  nouvelles  telles  que  Dieu 
ne  les  infligerait  pas  aux  damnés!  Dites  maintenant,  ce  dont  vous  êtes 
convaincu,  dites  que  si  votre  corps  à  vous  était  étendu  sur  la  roue,  et  que 
l'on  vous  vînt  demander  l'aveu  du  meurtre  de  votre  neveu,  de  ce  blond  en- 
fant qui  animait  votre  vie,  de  cet  enfant  dont  la  perte  a  mis  la  mort  autour 
de  vous,  dites  que  vous  vous  écrieriez  :  Je  confesse  tout  ce  qu'on  veut,  et 
qu'ainsi  qu'une  grâce  vous  réclameriez  de  vos  bourreaux  une  mort  honteuse; 
dites  que  vous  vous  conduiriez  comme  cet  homme  !  Seigneur  cardinal,  je 
vous  prie,  proclamez  mon  innocence  !  » 

A  ce  fier  appel,  le  prélat,  qui  est  cousin  des  Cenci  et  a  toujours 
défendu  Béatrix  contre  les  cruautés  de  son  père,  se  trouble  et  veut 
faire  surseoir  au  procès.  «  Elle  est  innocente,  s'écrie-t-il;  le  crime 
ne  peut  s'allier  à  cette  pureté  divine!  —  Assumez-en  sur  vous  la 
responsabilité,  seigneur,  lui  répond  un  des  juges;  car  sa  sainteté 
le  pape  veut  qu'en  cette  affaire  on  montre  une  juste  sévérité.  Les 
prisonniers  sont  convaincus  de  parricide,  les  dépositions  prouvent 
que » 

«  —  Quelles dépositions?  s'écrie  Béatrix. Quelle  preuve?  Les  paroles  de  cet 
homme  ! 
«  Le  Juge.  —  Précisément. 

«  BÉATRIX    (  se   tournant   rers    Maviio   et    s'adressaat  à  lui   :  )  AvaUCe  !    VÎeUS  iCÎ  pi'èS    de 


LA   POÉSIE    ANGLAISE    DEPUIS   SHELLEY.  8A3 

moi.  Qui  donc  es-tu,  ainsi  choisi  dans  la  multitude  des  vivans  pour  tuer 
l'innocent  ? 

«  Marzio,  en  tremblant  :  Jc  SUIS  Marzio,  le  vassal  de  ton  père. 

«  BÉATRix.  —  Regarde-moi  en  face,  et  réponds  à  ce  que  je  te  vais  dire. 
(se  tournant  vers  ses  juges:)  Je  VOUS  prie  dc  remarquer  son  visage,  et  de  voir 
comme  il  baisse  ses  yeux  vers  la  terre,  à  ses  pieds,  (a  Marzio  :)  Quoi!  dis-lu 
donc  que  je  tuai  mon  propre  père? 

«Marzio.  —  Oh!  par  pitié,  épargne- moi!  Ma  tête  tourne.  Je  ne  puis 
parler.  C'était  la  torture.  Enlevez-moi!  Qu'elle  ne  me  regarde  pas!  Je  suis 
un  misérable!  J'ai  dit  ce  que  je  savais.  Que  je  meure,  que  je  meure  à  pré- 
sent! 

«  Camillo.  —  Amenez-le  plus  près  de  madonna  Béatrix;  il  semble  redou- 
ter son  regard  comme  la  feuille  d'automne  redoute  le  vent  perçant  du 
nord. 

«  BÉATRLS,  à  Marzio:  —  Oli !  tol  qul  cs  encore  suspendu  au  bord  de  cet 
abime  où  la  vie  se  confond  avec  la  mort,  penses-y  avant  de  me  répondre, 
car,  je  te  le  dis,  tu  pourrais  répondre  à  Dieu  avec  moins  de  crainte.  Quel 
mal  t'avons-nous  fait?  Moi,  hélas!  mes  années  sur  la  terre  ont  été  courtes 
et  tristes,  et  le  sort  a  voulu  qu'un  père  empoisonnât  mes  premiers  momens 
de  jeunesse  et  d'espoir  pour  ensuite  tuer  d'un  coup  mon  âme  immortelle 
et  mou  nom  sans  tache...  Le  Tout-Puissant,  comme  tu  dis,  t'arma  contre 
lui,  et  ce  fut  œuvre  de  miséricorde;  mais  je  serais  donc,  moi,  accusée  de  ton 
crime  contre  moi-même,  et  tu  serais,  toi,  l'accusateur  !  Si  tu  espères  un  par- 
don au  ciel,  sois  juste  ici-bas;  le  cœur  endurci  est  pire  que  la  main  san- 
glante... Pense,  je  t'en  conjure,  à  ce  que  c'est  que  de  tuer  dans  l'esprit  des 
hommes  leur  respect  de  notre  antique  maison,  de  notre  nom  immaculé! 
pense  à  ce  que  c'est  que  d'étouffer  la  naissante  pitié,  de  souiller  d'infamie 
et  de  sang  ce  qui  parait  innocent,  ce  qui,  je  le  jure,  ô  mon  Dieu!  ce  qui  l'est 
bien  vraiment  !  de  le  tant  souiller,  que  le  monde  stupide  ne  sache  plus  dis- 
tinguer entre  le  regard  astucieux  et  féroce  du  crime  véritable  et  celui  qui  à 
cette  heure  te  subjugue  et  te  force  de  répondre  à  ma  demande  :  Suis-je  ou 
ne  suis-je  point  un  parricide? 

«  Marzio.  —  Tu  ne  l'es  point! 

«  Le  Juge.  —  Qu'est  donc  ceci? 

«Marzio.  —  Je  déclare  innocens  ceux  que  je  déclarai  coupables.  Moi  seul 
suis  criminel. 

«  Le  Juge.  —  Qu'on  lui  applique  de  nouveau  la  question. 

«  Marzio.  —  Épuisez  sur  moi  vos  tortures.  Une  douleur  plus  aiguë  a  arra- 
ché à  mon  dernier  souffle  une  vérité  plus  haute.  Elle  est  innocente!  Monstres, 
assouvissez  sur  moi  votre  rage;  mais  je  ne  vous  livrerai  point  cette  belle 
œuvre  de  la  nature  afin  que  vous  la  déchiriez.  (Marzio  est  entraîné  par  les  gardes.) 

«Le  Juge,  à  Béatrix.  —  Reconnaissez-vous  ce  papier?  (n  im  donne  la  lettre 

d'Orsino.) 

«  BÉATRIX.  —  N'essaie  pas  de  me  prendre  à  tes  pièges!  Qui  est  ici  mainte- 
nant mon  accusateur?  Est-ce  toi?  toi,  mon  juge?  Accusateur,  témoin,  juge! 
quoi!  tout  en  un  !  Voici  le  nom  d'Orsino.  Où  est  Orsino?  que  je  le  voie  face 
à  face.  Que  veut  dire  ce  griffonnage?  Hélas!  vous-même  ne  le  savez,  et  sur 


Sll!l  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  seule  chance  qu'il  y  ait  du  mal,  vous  voulez  nous  ôter  la  vie!  (Entre  vr. 

oflicier.  ) 

«  L'Officier.  —  Marzio  est  mort. 

a  Le  Juge.  —  Qu'a-t-il  dit? 

«  L'Officier.  —  Rien  !  Sitôt  étendu  sur  la  roue,  il  nous  sourit  comme  quel- 
qu'un qui  a  eu  le  dessus  sur  un  adversaire,  et,  retenant  son  haleine,  il 
mourut. 

«  Le  Juge.  —  Alors  il  n'y  a  plus  qu'à  appliquer  la  question  à  ces  prison- 
niers-ci, qui  semblent  vouloir  nous  braver.  » 

Et  en  effet  la  question  est  appliquée  à  tous  les  trois,  et  Lucrèce 
et  Giacomo  Cenci,  vaincus  par  la  douleur,  avouent  tout,  tandis  que 
Béatrix,  indomptable  après  comme  avant,  demeure  hautaine  à  la  tor- 
ture comme  à  l'interrogatoire.  Une  seule  fois  elle  faiblit,  lorsqu'ap- 
prenant  sa  condamnation  à  mort,  elle  s'épouvante  à  l'idée  de  cette 
éternité  où  peut-être  elle  retrouvera  son  père!  «  S'il  n'y  avait  pas 
de  Dieu!  s'écrie-t-elle  dans  son  égarement  momentané,  si  ciel  et 
terre  n'étant  plus  rien,  —  tout  dans  le  vide  immense,  —  tout  n'était 
que  —  lui!  l'àme  de  mon  père  !  Si  son  regard  et  sa  voix  m'entou- 
raient de  toutes  parts,  étant  l'atmosphère  et  le  souffle  de  ma  morte 
vie  !  »  Mais  ce  n'est  que  l'émotion  d'un  instant;  sa  piété  et  sa  forte 
nature  reprennent  vite  le  dessus,  et  sa  belle-mère  et  son  frère  ne 
trouvent  d'appui  que  dans  sa  sérénité  et  dans  son  calme.  Son  atti- 
tude en  sortant  de  la  prison  pour  marcher  au  supplice,  et  en  faisant 
ses  adieux  au  cardinal  Camillo,  qui,  atterré,  ne  sait  que  dire  :  «  oh! 
madonna  Béatrix  !  »  est  empreinte  d'une  douceur  attendrissante  et 
d'une  dignité  suprême.  On  voit  bien  que  chez  cette  Romaine  de  seize 
ans  il  ne  peut  s'agir  jamais  que  des  «  tourmens  de  l'àme,  »  ainsi 
qu'elle-même  le  dit,  et  soit  qu'elle  se  venge  ou  qu'elle  se  défende, 
qu'elle  résiste  ou  qu'elle  se  résigne,  qu'elle  lutte  ou  qu'elle  suc- 
combe, il  est  impossible  de  porter  à  un  degré  plus  absolu  le  dédain 
et  l'oubli  de  tout  ce  qui  est  souffrance  matérielle. 

Résumons-nous  maintenant.  L'école  ou  la  filiation  de  Shelley  con- 
tinuera-t-elle ?  est-elle  interrompue  sans  retour?  faut-il  la  renou- 
veler sur  un  point,  la  corriger  sur  d'autres?  Nous  n'hésitons  pas  à 
le  dire,  Shelley,  digne  d'être  imité  dans  les  formes  de  son  art,  ne  le 
sera  pas  dans  la  partie  la  plus  intime  de  cet  art  qui  tient  à  sa  per- 
sonne même,  à  sa  souffrance,  à  sa  jeunesse,  aux  maladies  de  son 
âme,  qui  se  confondent  avec  les  caractères  de  son  génie.  Tout  cela 
ne  s'emprunte  ni  ne  se  renouvelle. 

Demeure-t-il  également  inimitable  par  la  richesse  et  l'éclat  de  son 
style,  par  sa  profonde  science  de  la  langue  anglaise?  Cela  est  plus 
difficile  à  dire.  Après  avoir  dû  constater  le  progrès  du  réalisme  dans 
l'expression,  —  chose  surtout  remarquable  chez  la  jeune  école  an- 


LA    POÉSIE    AAGLAISE    DEPUIS    SHELLEY.  Si 5 

glo- saxonne,  —  devrons-nous  bientôt  en  constater  l'abus?  La  ru- 
desse actuelle  de  la  langue  anglaise,  excellente  en  tant  qu'elle  est 
une  réaction  de  l'énergie  naturelle  contre  la  convention,  me  paraît 
déjà  porter  plus  d'un  signe  de  manière,  et  je  ne  puis  dissimuler  que 
notamment  dans  certaines  poésies  de  Tennyson  ou  d'Alexandre  Smith, 
on  est  loin  de  toujours  trouver  ce  caractère  de  nécessité  qui  doit 
dominer  l'expression  dans  toutes  les  langues,  cette  inévilahilUé  qui 
doit  être  absolument  la  loi  des  mots.  Une  seule  personne,  parmi  les 
poètes  anglais  de  ce  temps-ci,  échappe  complètement  à  ce  reproche  : 
cette  personne  est  M""=  Browning.  Dans  l'œuvre  de  cette  femme  si 
éminemment  distinguée,  tout  est  vrai,  simple  et  nécessaire,  et  plus 
on  l'étudié,  plus  on  est  convaincu  que  chez  elle  l'expression  n'est  que 
ce  qu'elle  doit  toujours  être,  une  traduction,  traduction  fidèle  de  ce 
que  le  poète  a  bien  réellement  entendu  et  de  ce  qui  a  frappé  son 
esprit.  L'expression  n'est  qu'une  empreinte,  vague  et  confuse,  ou 
bien  pare  et  hardiment  accusée,  selon  que  l'image  qu'elle  cherche 
à  reproduire  a  été  plus  ou  moins  profondément  gravée.  Les  habi- 
tudes de  la  vie  de  M'"*  Browning  sont  probablement  pour  beaucoup 
dans  son  talent;  par  santé,  elle  évite  forcéirient  les  distractions  du 
monde;  par  goût  intellectuel,  elle  vit  beaucoup  avec  elle-même.  Or, 
pour  peu  que  l'homme  vaille  quelque  chose,  il  est  ce  qui  vaut  le 
mieux  pour  son  talent;  mais  qu'on  y  prenne  garde,  il  ne  suffit  pas 
de  vivre  seul  pour  vivre  avec  soi-même,  pas  plus  qu'il  n'est  indis- 
pensable, pour  prendre  l'habitude  de  soi,  de  se  renfermer  dans  une 
solitude  complète.  «  Se  chercher,  ')  comme  dit  saint  Augustin,  cela 
peut  se  faire  partout;  seulement,  à  raison  de  la  faiblesse  humaine, 
les  hommes  pour  la  plupart  ne  conservent  d'eux  que  ce  qu'ils  refusent 
aux  autres  et  au  torrent  des  choses.  Les  natures  suprêmes  entre 
toutes,  telles  que  Goethe  par  exemple,  savent  seules  demeurer  entiè- 
res et  tout  acquises  à  elles-mêmes  en  se  répandant  au  dehors  par 
tous  les  côtés,  et,  pareilles  à  la  lumière,  ne  rien  perdre  de  ce  qu'elles 
donnent.  Je  le  répète  donc.  M""  Browning  est  aujourd'hui  le  poète 
anglais  dont  la  langue  me  semble  le  plus  irréprochable,  et  cela 
uniquement  parce  que,  ne  se  hâtant  jamais  de  s'exprimer,  elle  se 
rend  compte  des  impressions  qu'elle  a  reçues,  ne  cherchant  à  re- 
produire que  celles  qui  sont  fortes  et  profondes,  et  celles-là,  les 
reproduisant  toujours.  Le  réalisme  de  l'expression  chez  M"'"  Brow- 
ning est  par  conséquent  bien  ce  qu'il  doit  être,  et  jamais  ne  vous 
fait  pressentir,  même  de  loin ,  un  maniérisme  quelconque.  Elle  se 
rapproche  en  cela  de  Shelley,  qui,  plus  que  tout  autre,  s'attachait  à 
ne  rendre  par  l'expression  que  ce  qui  s'était  fortement  imprimé  sur 
ses  sens.  Plus  d'une  coïncidence  d'organisation,  du  reste,  ramène 
ici  le  disciple  au  maître,  et  je  le  dis  sans  hésiter,  mais  sans  vouloir 


SllQ  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lien  diminuer  du  juste  renom  des  autres  représentans  de  la  jeune 
école  en  Angleterre,  la  simplicité  et  la  sincérité  absolues  de  Shelley 
ne  revivent  au  même  degré  que  dans  l'auteur  de  Casa  Guidi,  cette 
chétive  créature  en  qui  la  «  force  du  dehors  »  est  presque  totalement 
absorbée  par  la  «  force  du  dedans,  »  pour  me  servir  des  termes  de 
Shelley  lui-même. 

Si  à  présent  nous  devons  revenir  une  dernière  fois  aux  deux  ou- 
vrages qui  font  le  sujet  de  ce  travail,  et  dont  l'un  vient  d'un  débu- 
tant, l'autre  d'un  écrivain  qui  a  passé  l'apogée  de  sa  puissance,  nous 
dirons  que  tons  deux  semblent  indiquer  assez  les  conditions  ac- 
tuelles de  l'art  poétique  en  Angleterre.  Les  tendances  de  l'un  comme 
les  insuffisances  de  l'autre  marquent  une  même  phase  dans  l'histoire 
de  la  poésie  nationale.  Du  reste,  voici  longtemps  déjà  que  ce  qui 
n'est  qu'apparence  dans  la  langue,  coloris,  sonorité,  fantôme  en  un 
mot,  a  été  de  tous  côtés  l'objet  des  plus  rudes  et  des  plus  persis- 
tantes attaques,  et  ceux  qui  suivent  un  peu  le  mouvement  actuel  de 
l'esprit  chez  nos  voisins  ont  pu  constater  l'acharnement  avec  lequel 
on  y  prêche  la  croisade  contre  le  fine  writing,  c'est-à-dire  contre 
ce  qui  n'est  qtf  ornement  extérieur,  abondance  descriptive,  luxe  phra- 
séologique,  ce  qui  en  un  mot  fournit  la  parole  à  qui  n'a  rien  à  dire. 
Si  je  ne  me  trompe,  le  règne  de  l'imagination  pure  est  fini  dans  la 
littérature  anglaise.  Dans  la  poésie  surtout,  et  désormais  à  la  place 
de  ce  qu'eux-mêmes  appellent  la  peinture  par  les  mots  {word  paiii- 
ting),  il  serait  possible  qu'on  exigeât  plus  de  hardiesse  et  de  sin- 
cérité dans  les  idées,  de  plus  nécessaires,  de  plus  indissolubles  rap- 
ports entre  l'expression  et  l'impression  qui  la  commande.  Le  vent 
est  à  la  poésie  en  Angleterre,  nous  l'avons  dit  ici  même  il  y  a  plus 
de  deux  ans,  nous  le  répétons  encore,  mais  à  la  poésie  comme  inter- 
prétation suprême  de  la  pensée  humaine.  La  guerre  contre  les  idéo- 
logues en  matière  d'art  a  pris  fin,  et  dès  lors  le  premier  pas  est  fait. 
Il  ne  serait  point  étonnant  que  d'ici  à  quelques  années  l'école  de  Co- 
leridge  et  de  Shelley  ne  dotât  l'Angleterre  de  quelque  esprit  distin- 
gué dans  la  voie  des  études  psychologiques;  mais  dès  à  présent,  on 
peut  l'affirmer  en  toute  sécurité,  le  temps  des  simples  rimeurs  est 
passé.  On  s'est  dit  dans  la  patrie  de  Shakspeare  que  ce  n'était  pas 
tout  que  de  chanter,  et  que  ce  que  nous  désignions  tout  à  l'heure 
sous  le  nom  d'art  extérieur  ne  remplissait  pas  toutes  les  conditions 
de  la  grande  poésie.  La  grande  poésie  est  plus  durable;  elle  a  la 
vogue  et  la  gloire,  le  temps  présent  et  la  durée  des  siècles. 

Arthur  Dudley. 


DES 


TABLES  PARLANTES 


ET  DES 


ESPRITS  FRAPPEURS 


Les  historiens  anciens  racontent  que  l'empereur  Néron  eut  le  dé- 
sir de  devenir  habile  dans  les  arts  magiques.  La  magie  de  ce  temps- 
là  opérait  par  l'eau,  par  les  boules,  par  le  cuivre,  par  les  lanternes, 
par  les  bassins,  par  la  hache  et  par  bien  d'autres  procédés  au  moyen 
desquels  elle  dévoilait  l'avenir;  par-dessus  tout,  elle  promettait  de 
mettre  les  curieux  en  rapport  et  en  conversation  avec  les  ombres  des 
morts  et  avec  les  divinités  des  enfers  :  ce  fut  ce  qui  tenta  l'empereur 
Néron.  La  fortune  l'avait  élevé  au  faite  des  choses  humaines.  Maître 
de  l'univers  connu  et  des  hommes,  il  voulut  commander  aux  dieux 
et  porter  au-delà  des  limites  terrestres  cette  extravagance  d'une  âme 
qui,  mal  née  sans  doute,  était  surtout  stimulée  par  les  aiguillons  de 
la  toute-puissance.  Ni  les  accords  de  la  lyre  ni  la  déclamation  tra- 
gique n'excitèrent  davantage  son  envie;  à  aucun  art  plus  qu'à  la  ma- 
gie il  ne  donna  faveur  et  appui.  De  plus,  rien  ne  lui  manquait,  ni  la 
richesse,  ni  les  forces,  ni  le  talent  d'apprendre,  ni  toutes  ces  énor- 
mités  desquelles  le  monde  finit  par  se  lasser.  Les  magiciens  d'alors 
avaient  des  échappatoires  pour  les  cas  où  leurs  opérations  ne  réus- 
sissaient pas  :  quand  celui  qui  invoquait  les  divinités  était  aflecté  de 
quelque  défaut  corporel,  elles  ne  lui  obéissaient  pas  ou  ne  lui  étaient 
pas  visibles;  mais  cela  ne  faisait  pas  obstacle  chez  Néron,  dont  le 
coqis  était  parfait.  Il  pouvait  choisir  les  jours  favorables;  il  pouvait 
immoler  des  victimes  qui  toutes  fussent  de  couleur  noire.  Tiridate 


S48  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

était  venu  d' Arménie  vers  lui,  amenant  des  mages  et  refusant  d'aller 
par  mer,  vu  qu'il  regardait  comme  défendu  de  souiller  la  mer  par 
des  expuitions  et  autres  excrétions.  Pourtant  rien  n'y  fit,  et  jNéron, 
qui  donnait  à  Tiridate  le  royaume  d'Arménie,  ne  put  recevoir  de  lai 
en  retour  le  domaine  de  la  magie  et  l'empire  sur  la  nature  souter- 
raine et  les  mânes  ensevelis.  Pour  expliquer  cet  insuccès,  il  faut  pen- 
ser que  Néron  était  de  nature  peu  nerveuse,  et  que  les  épreuves 
auxquelles  le  mage  arménien  le  soumit  furent  incapables  de  déve- 
lopper en  lui  les  sensations,  les  hallucinations  qui  persuadent  sou- 
vent aux  adeptes  qu'ils  ont  été  définitivement  initiés. 

Le  grammairien  Apion,  que  Pline  vit  dans  sa  jeunesse,  disait 
dans  un  de  ses  ouvrages  avoir  évoqué  des  ombres  pour  inteiTOger 
Homère  sur  sa  patrie  et  sur  ses  parens;  mais  il  ne  parait  pas  que  la 
réponse  ait  été  plus  satisfaisante  que  celles  de  tant  de  tables  par- 
lantes ou  d'esprits  frappeurs  qui  n'apprennent  jamais  rien  aux  inter- 
rogateurs; toujours  est-il  qu  Apion  n'en  sutpas  plus  après  avoir  causé 
avec  les  ombres  qu'il  n'en  savait  auparavant  sur  cette  question  tant 
controversée  de  la  patrie  du  grand  poète  placé  à  l'aurore  de  la  civi- 
lisation hellénique.  Il  y  avait  à  Rome,  sous  les  premiers  empereurs, 
une  illustre  maison  du  nom  d'Aspernas;  de  deux  frères  de  cette  mai- 
son qui  vivaient  du  temps  de  Pline,  l'un  s'était  guéri  de  la  colique 
en  mangeant  une  alouette  et  en  portant  le  cœur  de  cet  oiseau  ren- 
fermé dans  un  bracelet  d'or,  l'autre  par  un  certain  sacrifice  fait 
dans  une  chapelle  de  briques  crues,  en  forme  de  fourneau,  et  qui 
fut  murée  après  l'accomplissement  de  la  cérémonie.  La  magie  flo- 
rissait  alors,  on  le  voit,  sous  toutes  les  formes,  et  les  tables  tour- 
nantes, si  tant  est  qu'on  ne  les  connût  pas  (car  M.  Chevreul  a  dé- 
terré un  texte  ancien,  obscur  il  est  vrai,  mais  qui  semble  bien  les 
indiquer),  les  tables  tournantes,  dis-je,  n'auraient  pas  produit  au 
milieu  de  cette  société  l'elfet  qu'elles  ont  produit  parmi  nous.  Mac- 
beth, venant  à  ouïr  les  lamentations  des  femmes,  s'écrie  :  «  Le  temps 
a  été  où  mes  sens  se  seraient  glacés  à  entendre  un  gémissement  la 
nuit,  où  ma  chevelure,  à  quelque  récit  effrayant,  se  serait  soulevée 
comme  si  la  vie  y  était;  mais  je  suis  rassasié  d'horreurs.  »  Nous, 
nous  étions  comme  le  Macbeth  jeune  et  avant  le  temps  des  sorcières; 
le  moindre  prodige  nous  émeut.  L'antiquité  était  comme  le  Macbeth 
endurci  et  familiarisé,  et  je  doute  fort  que  nos  tables  et  nos  esprits 
eussent  paru  grand' chose  à  des  gens  qui  pouvaient  évoquer  la  triple 
Hécate,  troubler  le  sommeil  de  la  mort,  et  faire  descendre  la  lune 
du  haut  du  firmament. 

Pourtant  le  sort  fait  à  la  magie,  à  la  sorcellerie  dans  l'antiquité, 
était  bien  différent  de  ce  qu'il  fut  dans  le  moyen  âge  et  surtout  à  la 
sortie  du  moyen  âge,  aux  xv'  et  xvi*  siècles.  Les  anciens  n'exerçaient 


TABLES   PARLANTES    ET   ESPRITS    FRAPPEURS.  8i9 

guère  de  persécutions  contre  les  magiciens ,  il  n'y  eut  d'exception 
considérable  que  contre  les  druides,  tourbe  de  prophètes  et  de  mé- 
decins (je  me  sers  de  l'expression  méprisante  de  l'auteur  latin); 
l'empereur  Tibère  les  supprima  dans  les  Gaules,  et  ils  se  réfugièrent 
dans  l'île  de  Bretagne.  Au  reste,  il  paraît  que  leurs  rites  compor- 
taient des  atrocités  et  des  actes  de  cannibalisme,  car  le  même  au- 
teur ajoute  :  <(  On  ne  saurait  suffisamment  estimer  l'obligation  due 
aux  Romains  pour  avoir  supprimé  des  monstruosités  dans  lesquelles 
tuer  un  homme  était  faire  acte  de  religion,  et  manger  de  la  chair 
humaine  une  pratique  salutaire.  »  Le  fait  général  n'en  subsiste  pas 
moins,  et  l'autorité  n'était  pas  incessamment  à  la  recherche  des  sor- 
ciers pour  extirper  cette  engeance  par  le  fer  et  par  le  feu.  Une  aussi 
notalile  différence  a  sa  source  dans  la  conception  que  les  anciens  se 
faisaient  de  l'univers  et  des  êtres  divins  qui  le  gouvernaient.  Il  y 
avait,  il  est  vrai,  des  dieux  méchans,  mais  ces  dieux  n'en  étaient  pas 
moins  respectables,  ils  n'en  participaient  pas  moins  à  la  nature 
divine,  et  ils  n'étaient  pas  moins  nécessaires  à  l'administration  uni- 
verselle. S'il  y  avait  des  dieux  souterrains  qui  ne  voyaient  pas  la 
lumière  du  jour,  qui  tenaient  dans  leur  sombre  empire  les  âmes  des 
morts  et  qui  régissaient  les  choses  ensevelies  dans  les  abîmes  de  la 
terre  et  des  ténèbres,  res  alla  (erra  et  caligine  mersas,  ce  n'était 
là  qu'un  département  de  cette  gestion  du  monde  que  les  anciens  se 
figuraient.  On  tremblait  en  approchant  des  divinités  redoutables; 
mais,  terribles  comme  leurs  demeures  et  leurs  fonctions,  l'idée 
de  crime,  de  tentation  au  mal,  de  révolte  contre  l'ordre  éternel 
ne  se  joignait  pas  à  leur  culte.  Aussi  ceux  qui  essayaient  d'avoir 
commerce  avec  elles  n'étaient  point,  pour  cela  môme,  marqués 
d'un  stigmate  de  réprobation.  Si  on  s'adressait  à  elles  aussi  sou- 
vent qu'aux  divinités  lumineuses  dans  ces  rites  qui  prétendaient 
dévoiler  l'avenir  ou  obtenir  des  services,  c'est  qu'elles  avaient  le 
royaume  de  la  mort,  et  que  faire  apparaître  les  trépassés  et  con- 
verser avec  eux  a  toujours  été  un  des  plus  vifs  désirs  de  la  magie 
et  de  ceux  qui  la  consultent.  Voyez  la  difl'érence  qu'a  apportée, 
même  dans  les  tendances  de  la  curiosité,  le  progrès  des  connais- 
sances positives.  Jadis  c'étaient  les  profondeurs  de  la  terre  qui  atti- 
raient la  pensée  des  hommes;  là  s'étendait  un  autre  monde  peuplé 
de  divinités  et  d'ombres,  pâle  reflet  de  cette  vie  que,  dans  Homère, 
un  guerrier,  tout  en  bravant  la  mort,  ne  quitta  jamais  sans  regretter 
sa  jeunesse  et  sa  vaillance.  Aujourd'hui  ce  sont  les  profondeurs  de 
l'espace  infini  qui  attirent  les  imaginations,  et  un  voyage  dans  les 
gouffres  du  globe  n'aurait  plus  d'attrait  (jue  pour  le  géologue,  qui, 
à  l'aide  d'observations  et  d'inductions,  s'efforce  à  son  tour  de  péné- 
trer les  choses  ensevelies  dans  les  abîmes  de  la  terre  et  des  ténèbres. 

TOME   I.  54 


850  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

Il  arrive  néanmoins  un  temps  où  la  tranquillité  relative  entre  la 
magie  et  l'autorité  reçoit  une  profonde  atteinte,  où  la  paix  est  rom- 
pue et  où  la  persécution  commence  contre  les  magiciens.  Ce  fut 
quand  le  mot  démon  changea  de  signification.  Dans  la  religion  des 
gentils,  les  démons  étaient  des  génies,  des  divinités  qui  planaient 
au-dessus  de  l'existence  humaine,  sans  avoir  en  eux  rien  de  néces- 
sairement funeste;  mais  quand  les  démons  furent  les  anges  rebelles, 
les  ennemis  de  Dieu,  les  auteurs  du  mal,  les  tentateurs  de  l'homme, 
les  inspirateurs  des  noirs  forfaits,  les  contempteurs  de  tout  bien, 
.alors  on  s'inquiéta  de  ceux  qui  prétendaient  fréquenter  habituelle- 
ment une  aussi  redoutable,  une  aussi  mauvaise  compagnie.  Ajoutez 
que  l'imagination  se  peignait  ces  diables,  qui  erraient  volontiers 
parmi  nos  demeures,  d'une  façon  fantastique,  aussi  repoussante 
que  ridicule,  qui  signifiait  la  dépravation  morale  de  leur  nature  et 
celle  de  leurs  sectateurs;  ajoutez  qu'elle  leur  attribuait  un  pouvoir 
mal  défini,  il  est  vrai,  et  mal  compatible  avec  l'ordre  des  choses 
divines  et  humaines,  mais  en  tout  cas  un  pouvoir  supérieur,  et  dis- 
posant des  élémens.  Ajoutez  enfin  que  beaucoup  de  sorciers  étaient 
des  gens  d'esprit  malade  et  halbiciné  qui  confessaient  être  allés  au 
sabbat  et  y  avoir  commis  et  vu  commettre  les  plus  grandes  hor- 
reurs. Dans  cette  situation,  où  était  le  recours  qui  pouvait  sauver  les 
sorciers  des  mains  d'une  justice  impitoyable?  Ne  fallait-il  pas  à  tout 
prix  interrompre  ces  liaisons  coupables  entre  la  terre  et  l'enfer,  et 
retrancher  de  la  société  ces  hommes  qui  n'avaient  plus  d'autre 
société  que  les  esprits  pervers  et  immondes  ?  Et  quand  même  tout 
familier  du  démon  n'eût  pas  été  par  cela  seul  criminel,  ces  gens 
n'avouaient-ils  pas  s'être  associés  à  des  pratiques  sans  nom  et  à  des 
actions  atroces  ?  On  ne  peut  le  méconnaître,  la  justice  humaine  était 
sur  une  de  ces  pentes  où  ce  qu'elle  croyait  sûr  et  vrai  la  poussait 
irrésistiblement,  et  l'on  vit  s'allumer  de  toutes  parts  les  bûchers 
dont  la  flamme  lugubre  se  projette  sur  la  fin  du  moyen  âge. 

Mais  de  ce  que  l'autorité,  dans  l'antiquité,  ne  se  croyait  pas  tenue 
à  supprimer  la  sorcellerie,  et  de  ce  qu'elle  s'y  croyait  tenue  dans 
l'âge  qui  suivit,  est-ce  que  je  voudrais  conclure  que  historiquement 
la  première  est  supérieure  à  la  seconde?  Pas  le  moins  du  monde.  Je 
suis  de  ceux  qui  pensent  et  qui  soutiennent  que,  tout  compensé,  la 
f)ériode  qu'on  appelle  moyen  âge  est  une  évolution  au-delà  de  la  pé- 
riode gréco-romaine,  non  pas  aussi  régulière  que  si  l'empire  romain 
était  tombé  par  ses  propres  élémens  et  non  par  l'intervention  des 
Barbares,  mais  enfin  une  évolution  qui,  en  fait,  est  la  fille  de  celle 
qui  précède  et  la  mère  de  celle  qui  suit,  ou  âge  moderne.  L'histoire 
est  un  long  développement  de  mutations  enchaînées  l'une  à  l'autre 
qui,  ayant  pour  instrument  un  agent  intelligent,  le  genre  humain, 


TABLES   PARLANTES    ET    ESPRITS    FRAPPEURS.  851 

ne  peuvent  que  tendre,  insciemment  d'abord,  sciemment  enfin,  vers 
une  amélioration  progressive;  mais  dans  ce  grand  phénomène  na- 
turel, soumis  à  tant  de  causes  complexes,  surviennent  incessam- 
ment les  perturbations  et  les  désordres,  qui  retardent,  entravent, 
altèrent  la  marche,  et  cette  double  considération  écarte  à  la  fois  le 
fatalisme  et  l'optimisme. 

Témoin  les  sorciers  et  leur  histoire,  à  peu  près  tranquilles  sous 
le  paganisme,  poursuivis  à  outrance  sous  le  christianisme,  en  rai- 
son de  l'incident  qui,  des  divinités  subalternes,  fit  des  êtres  uni- 
quement dévoués  à  la  souffrance  et  à  la  perversité.  Au  reste,  la 
magie  ou  sorcellerie  est  quelque  chose  de  très  compliqué  qui  oc- 
cupe une  part  dans  l'histoire,  qui  se  trouve  au  début  des  sociétés 
naissantes,  et  qui,  persistant  bien  au-delà,  a  suscité  deS  jugemens 
divers.  Sans  parler  des  mystères  dont  elle  réussit  à  s'entourer, 
surtout  quand  elle  fut  devenue  une  science  occulte,  sans  parler  des 
supercheries  qui  s'y  joignaient,  sans  parler  non  plus  des  crimes 
qu'elle  abritait  quand  le  magicien  y  prêtait  la  main,  elle  se  compose 
fondamentalement  d'une  croyance  à  un  pouvoir  sur  la  nature  par 
l'intermédiaire,  soit  des  êtres  surnaturels,  soit  des  forces  élémen- 
taires, et  d'une  somme  de  conceptions  délirantes,  d'hallucinations 
qui  exaltent  le  sorcier,  il  vaut  mieux  dire  le  patient,  en  communica- 
tion avec  les  démons.  La  première  portion  est  celle  que  j'appellerai 
raisonnable,  celle  qui  prétend  par  des  pratiques  s'assujettir  les  agens 
des  choses;  elle  a  eu  pendant  longtemps  des  points  de  contact  avec 
la  science  réelle.  La  seconde  portion  est  complètement  du  domaine 
du  médecin  et  du  philosophe  moraliste,  vu  qu'à  la  fois  elle  dérange 
la  raison  des  individus  et,  suivant  la  circonstance,  jette  de  la  pertur- 
bation dans  l'intellect  social. 

Avant  d'aller  plus  loin,  il  est  nécessaire  de  rappeler  quelques-uns 
des  phénomènes  qui  se  présentèrent  dans  des  épidémies  anciennes 
de  sorcellerie  et  de  démonopathie. 

En  Italie,  sous  le  pontificat  de  Jules  II,  l'inquisition  livra  au  sup- 
plice plusieurs  milliers  d'individus  qui,  d'après  leurs  propres  dires, 
avaient  à  se  reprocher  la  mort  d'une  foule  d'enfans.  Ces  gens  rece- 
vaient de  la  main  du  diable,  auquel  ils  s'abandonnaient  corps  et 
âme,  une  pincée  de  poudre  qu'ils  portaient,  leur  vie  durant,  dans 
un  endroit  secret  de  leur  vêtement.  Un  seul  atome  de  cette  poudre 
suffisait  pour  causer  aussitôt  la  perte  des  individus  qu'elle  atteignait. 
Le  plus  ordinairement,  les  sorcières  de  ce  genre  parvenaient  à  se 
métamorphoser  en  chattes,  et  c'est  sous  la  forme  d'animaux  qu'elles 
allaient  tendre  leurs  embûches  aux  nouveau-nés.  Possédant  l'agilité 
et  la  souplesse  des  chats ,  elles  pouvaient  s'introduire  par  les  lu- 
carnes, sauter  lestement  sur  les  lits,  sucer  gloutonnement  le  sang  de 


852  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

leurs  victimes  et  s'évader  prestement  par  les  moindres  issues.  Les 
doigts,  les  orteils,  les  lèvres  étaient  autant  d'endroits  qu'elles  choi- 
sissaient de  préférence  pour  appliquer  leur  bouche  avide.  Chacune 
d'elles  devait  de  la  sorte  mettre  à  mort  au  moins  deux  nourrissons 
par  mois.  L'ongle,  une  aiguille  que  les  sorcières  avaient  soin  d'em- 
porter avec  elles  servaient  à  pratiquer  sur  les  vaisseaux  des  petits 
enfans  une  ouverture  imperceptible.  Cependant  plus  d'une  mère 
éveillée  en  sursaut  par  les  vagissemens  et  les  cris  plaintifs  de  son 
enfant  ne  s'était  que  trop  souvent  aperçue  à  la  rougeur  de  la  peau, 
aux  taches  de  sang  sur  les  langes  du  nouveau-né,  que  le  malheu- 
reux avait  été  sucé.  Ces  disciples  de  Satan  se  faisaient  une  grande 
joie  d'assister  aux  assemblées  des  esprits  déchus,  que  présidait  une 
espèce  de  diablesse  nommée  par  eux  la  sage  déesse.  Une  fois  que  les 
adorateurs  de  Satan  sont  réunis  dans  le  lieu  qui  leur  a  été  indiqué, 
ils  n'ont  plus  rien  à  faire,  si  ce  n'est  de  se  livrer  au  plaisir  de  la 
danse,  de  s'abandonner  aux  jouissances  des  festins  et  de  prêter 
l'oreille  aux  accens  de  la  musique.  Il  arrive  cependant  que  le  diable 
fascine  les  yeux  des  convives  en  faisant  apparaître  des  mets  presti- 
gieux, et  les  convives,  qui  ont  mâché  à  vide,  arrivent  le  matin  à  leur 
domicile  plus  affamés  çu'ils  ne  l'étaient  la  veille.  Certains  jours  les 
tables  sont  chargées  de  viandes  réelles  et  de  vins  exquis;  des  bœufs 
entiers  qu'on  a  eu  la  précaution  d'enlever  dans  les  étables  des  riches 
servent  à  assouvir  l'appétit  des  sorciers.  Ces  vols  ne  peuvent  être 
soupçonnés  par  les  propriétaires.  La  sage  déesse  connaît  le  secret 
de  remplir  les  futailles  qui  ont  été  vidées,  et  il  lui  suffit  de  faire  ras- 
sembler les  ossemens  des  bœufs  qui  ont  été  dévorés,  de  les  faire 
déposer  les  uns  auprès  des  autres  sur  la  peau  et  d'agiter  sa  ba- 
guette, pour  que  ces  bœufs  puissent  recommencer  à  vivre  et  être 
reconduits  dans  leurs  étables.  Dans  ce  fait,  pour  lequel,  pendant 
quelques  années,  s'allumèrent  les  bûchers,  on  remarquera,  au  pre- 
mier chef,  un  phénomène  qui  est  capital  :  c'est  le  caractère  collec- 
tif. Toutes  ces  sorcières  se  disent  changées  en  chattes,  et  elles  le 
disent  en  face  du  supplice  qui  les  attend,  tant  leur  conviction  est 
inébranlable;  elles  s'accusent  aussi  d'homicides  sans  nombre.  En 
confirmation ,  des  mères  assurent  avoir  vu  des  traces  de  sang  sur 
leurs  enfans;  elles  se  plaignent  de  l'importunité  de  certains  chats 
qui  s'introduisaient  dans  leurs  maisons,  et  les  maris  signalent  la 
peine  qu'ils  avaient  eue  à  les  atteindre  en  leur  donnant  la  chasse. 
A  toute  cette  tragédie  si  bien  attestée  de  toutes  parts,  scellée  par  les 
aveux  des  sorciers,  certifiée  par  le  jugement  solennel  des  inquisi- 
teurs, il  ne  manque  qu'une  chose  :  c'est  que,  malgré  ces  assassinats 
de  tant  d' enfans,  la  mortalité  ne  fut  pas  accrue  ni  la  contrée  dé- 
peuplée. 


TABLES    PARLANTES    ET    ESPRITS    FRAPPEURS.  853 

De  ces  traits  épars,  je  ne  signale  que  ceux  qui  ont  été  simultané- 
ment observés  chez  un  grand  nombre  de  personnes,  c'est-à-dire  qui 
ont  eu  un  caractère  collectif,  afin  que  le  lecteur  en  attribue  la  cause, 
quelle  qu'elle  soit,  non  à  un  cas  particulier,  mais  à  un  cas  général. 
Je  continue.  Au  xvr  siècle,  dans  un  couvent,  les  nonnes  furent  ré- 
veillées en  sursaut,  croyant  entendre  les  gémissemens  plaintifs 
d'une  personne  souffrante.  Bientôt,  se  persuadant  que  leurs  compa- 
gnes appelaient  au  secours  et  se  levant  à  tour  de  rôle  en  toute  hâte, 
elles  étaient  étonnées  de  leur  méprise.  Quelquefois  il  leur  semblait 
qu'elles  étaient  chatouillées  sous  la  plante  des  pieds,  et  elles  s'aban- 
donnaient aux  accès  d'un  rire  inextinguible.  Elles  se  sentaient  aussi 
entraînées  hors  du  lit,  et  glissaient  sur  le  parquet  comme  si  on  les 
eût  tirées  par  les  jambes.  Plusieurs  portaient  sur  le  corps  des 
marques  de  coups  dont  nul  ne  soupçonnait  l'origine.  Ces  phéno- 
mènes eurent  une  issue  tragique.  Les  personnes  ainsi  atteintes  attri- 
buaient leurs  souffrances  aux  effets  d'un  pacte;  leurs  accusations  se 
portèrent  sur  une  pauvre  femme  qui,  saisie  par  le  bras  séculier  et 
mise  à  la  question,  nia  avec  fermeté  l'accusation,  mais  succomba 
aux  suites  des  tortures  endurées.  On  remarquera  que  souvent  les 
vases  qu'elles  tenaient  leur  étaient  violemment  retirés  des  mains, 
qu'à  quelques-unes  une  violence  de  môme  nature  arrachait  une  par- 
tie de  la  chair,  qu'à  d'autres  elle  retournait  sens  devant  derrière  les 
jambes,  les  bras  et  la  face;  qu'une  d'entre  elles  fut  soulevée  en  l'air, 
quoique  les  assistans  s'efforçassent  de  l'empêcher  et  y  missent  la 
main,  qu'ensuite  rejetée  contre  terre,  elle  semblait  morte,  mais  que, 
se  relevant  bientôt  après  comme  d'un  sommeil  profond,  elle  sortit 
du  réfectoire  n'ayant  aucun  mal.  C'était  là  un  genre  d'esprits  frap- 
peurs. 

Veut-on  voir  les  morts  apparaître  et  se  mêler  aux  vivans?  L'an 
159/i,  au  marquisat  de  Brandebourg,  se  montrèrent  plus  de  cent 
soixante  démoniaques,  dont  les  paroles  excitaient  un  vif  étonnement. 
Ils  connaissaient,  nommaient  les  gens  qu'ils  n'avaient  jamais  vus, 
et  dans  leur  bande  on  remarquait  des  personnes  mortes  depuis  long- 
temps qui  cheminaient,  criant  qu'on  se  repentît,  que  l'on  quittât 
toutes  les  dissolutions,  dénonçant  le  jugement  de  Dieu  et  confessant 
qu'il  leur  était  commandé  de  publier,  malgré  qu'ils  en  eussent, 
amendement  et  retour  au  droit  chemin. 

En  Lorraine,  de  1580  à  1595,  il  y  eut  des  manifestations  d'un 
genre  analogue,  pour  lesquelles  plus  de  neuf  cents  personnes  furent 
mises  à  mort  par  les  juges.  Ce  n'était  pas  seulement  dans  la  solitude 
et  dans  l'ombre  de  la  prison  que  les  prévenus  voyaient  le  diable 
rôder  autour  de  leur  personne;  ils  le  voyaient,  le  sentaient,  l'enten- 
daient dans  le  tribunal  et  même  pendant  qu'on  leur  infligeait  la 


Sbll  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

question.  Une  femme  était  étendue  sur  le  chevalet,  et  Satan,  niché 
dans  l'épaisseur  de  sa  chevelure,  cherchait  à  ranimer  son  courage 
et  répétait  que  l'épreuve  touchait  à  sa  fin.  Près  de  certains  condam- 
nés, le  diable  se  tint  jusqu'à  la  fin  des  épreuves  de  la  question,  et  ils 
l'entendaient  parler  aussi  distinctement  que  s'il  eût  été  logé  dans 
leur  tympan.  Une  autre,  s'étant  décidée  à  raconter  les  moindres  dé- 
tails de  son  histoire,  préluda  à  ce  récit  en  adressant  une  prière  au 
Seigneur;  tout  à  coup  elle  est  précipitée  en  arrière,  la  tête  à  la  ren- 
verse. D'abord  on  la  croit  morte,  mais  aussitôt  qu'elle  a  repris  ses 
esprits  :  «  Gomment  ne  voyez -vous  pas,  s'écria-t-elle,  le  démon  qui 
vient  de  me  terrasser  et  qui  s'est  caché  sous  ce  meuble?  » 

Le  Labourd,  au  commencement  du  xvir  siècle,  eut  sa  sorcellerie, 
que  les  juges  chargés  de  cette  commission  s'efforcèrent  de  détruire 
par  la  torture  et  par  le  feu.  Les  supplices,  mêlés  avec  les  visions  du 
diable,  jetèrent  les  inculpés  dans  un  état  d'esprit  qui  leur  faisait 
ardemment  souhaiter  la  mort.  La  plupart  parlaient  avec  une  expres- 
sion passionnée  des  sensations  éprouvées  au  sabbat;  ils  peignaient 
en  termes  licencieux  leur  enivrement,  ils  assuraient  avoir  vu  à  ces 
réunions  des  individus  appartenant  à  toutes  les  contrées  de  la  terre, 
et  disaient  que  les  adorateurs  du  démon  ne  sont  pas  moins  nombreux 
que  les  étoiles  du  firmament.  Beaucoup  déclaraient  être  présentement 
trop  bien  habitués  à  la  société  du  diable  pour  redouter  les  tourmens 
de  l'enfer,  et  avoir  la  conviction  que  les  flammes  qui  brûlent  dans  les 
abîmes  de  la  terre  ne  diffèrent  pas  des  feux  du  sabbat.  Quand  les 
femmes  étaient  amenées  devant  la  justice,  elles  ne  pleuraient  pas, 
ne  versaient  pas  une  seule  larme,  et  même  le  martyre  de  la  torture 
ou  du  gibet  leur  était  si  plaisant  (pour  me  servir  de  l'expression  de 
celui  qui  les  y  envoyait),  qu'il  tardait  à  plusieurs  d'être  exécutées  à 
mort,  souffrant  fort  joyeusement  qu'on  leur  fît  leur  procès,  tant 
elles  avaient  hâte  d'être  avec  le  diable;  elles  ne  s'impatientaient  de 
rien  tant  en  leur  prison  que  de  ce  qu'elles  ne  lui  pouvaient  témoigner 
combien  elles  désiraient  souffrir  pour  lui,  et  elles  trouvaient  fort 
étrange  qu'une  chose  si  agréable  fût  punie.  Là  ne  s'arrêtaient  pas 
les  phénomènes,  et  à  peine  les  cendres  de  ces  sorcières  étaient-elles 
livrées  aux  vents,  que  d'autres  scènes  éclataient.  Les  filles  de  celles 
qui  avaient  péri  adressaient  d'amers  reproches  au  diable  :  Tu  nous 
avais  promis,  lui  criaient-elles  dans  leurs  lamentations,  que  nos 
mères  prisonnières  seraient  sauvées;  néanmoins  les  voilà  réduites  en 
cendres.  —  Alors  le  diable  se  disculpait,  il  leur  maintenait  effronté- 
ment que  leurs  mères  n'étaient  ni  mortes  ni  brûlées,  mais  qu'elles 
reposaient  en  quelque  lieu  où  elles  étaient  beaucoup  mieux  à  leur 
aise  que  dans  ce  monde.  Et,  pour  mieux  les  surprendre,  il  leur  disait  : 
Appelez-les,  et  vous  verrez  ce  qu'elles  vous  en  diront.  Alors  ces  pau- 


TABLES   PARLANTES   ET   ESPRITS    FRAPPEURS.  855 

vres  filles  criaient  l'une  après  l'autre,  comme  qui  veut  faire  parler 
un  écho,  et  chacune  rappelait  sa  mère,  lui  demandant  si  elle  était 
morte  et  où  elle  se  trouvait  maintenant.  Les  mères,  se  faisant  re- 
marquer chacune  par  sa  voix,  répondaient  toutes  qu'elles  étaient  en 
beaucoup  meilleur  état  et  en  plus  de  repos  qu'auparavant. 

Le  démon  accordait  aussi  à  ses  adorateurs  des  facultés  qui  leur 
permettaient  de  ressentir  des  impressions  à  distance  et  de  lire  dans 
la  pensée  d'autrui,  témoin  un  couvent  d'Espagne  dont  presque  toutes 
les  religieuses  étaient  possédées.  L'une  d'elles  était  tenue  par  un 
démon  chef  des  autres,  et  il  suffisait  qu'elle  exprimât  le  désir  de  voir 
auprès  d'elle  l'une  de  ses  compagnes  pour  que  celle-ci,  quoique  se 
trouvant  loin  de  là  et  hors  de  la  portée  de  la  voix,  se  sentît  intérieu- 
rement appelée  et  arrivât,  parlant  déjà  de  ce  qui  faisait  l'objet  d'une 
conversation  qu'elle  n'avait  pas  entendue.  Témoin  encore  un  couvent 
d'Auxonne.  Là  un  évêque  rapporte  que  toutes  les  filles  de  cette  mai- 
son, qui  sont  au  nombre  de  dix-huit,  tant  séculières  que  régulières, 
et  sans  en  excepter  une,  lui  ont  paru  avoir  le  don  de  l'intelligence 
des  langues,  car  elles  ont  toujours  répondu  fidèlement  au  latin  qui 
leur  était  prononcé  parles  exorcistes,  qui  n'était  point  emprunté  du 
rituel,  et  encore  moins  concerté  avec  eux;  souvent  elles  se  sont  ex- 
pliquées en  latin,  quelquefois  par  des  périodes  entièVes,  quelquefois 
par  des  discours  achevés.  Toutes  ou  presque  toutes  ont  témoigné 
avoir  connaissance  de  l'intérieur  et  du  secret  de  la  pensée,  ce  qui  a 
paru  particulièrement  dans  les  commandemens  intérieurs  qui  leiu' 
ont  été  faits  très  souvent  par  les  exorcistes  en  diverses  occasions, 
commandemens  auxquels  elles  ont  obéi  très  exactement  pour  l'ordi- 
naire, sans  qu'ils  fussent  exprimés  ni  par  parole,  ni  par  aucun  signe 
extérieur.  De  cela  l' évêque  fit  plusieurs  expériences,  entre  autres 
sur  la  personne  d'une  religieuse  à  laquelle  il  ordonna,  dans  le  fond 
de  sa  pensée,  de  le  venir  trouver  pour  être  exorcisée,  et  elle  vint  in- 
continent, quoiqu'elle  demeurât  dans  un  quartier  de  la  ville  assez 
éloigné,  disant  à  l' évêque  qu'elle  avait  été  commandée  par  lui  de 
venir.  Une  autre,  sortant  de  l'exorcisme,  lui  dit  le  commandement 
intérieur  qu'il  avait  fait  au  démon  pendant  l'exorcisme.  L'évêque 
ayant  ordonné  mentalement  à  une  autre,  au  plus  fort  de  ses  agi- 
tations, de  venir  se  prosterner  devant  le  Saint-Sacrement,  le  ventre 
contre  terre  et  les  bras  étendus,  la  religieuse  exécuta  le  commande- 
ment au  même  instant  qu'il  eut  été  formé  avec  une  promptitude  et 
une  précipitation  tout  extraordinaires. 

Jusqu'ici,  dans  les  fragmens  que  j'ai  fait  passer  sous  les  yeux  du 
lecteur,  c'est  le  diable  qui  a  joué  le  grand  rôle,  et  comme  le  diable 
est  le  père  du  mal,  comme  il  est  le  type  de  la  laideur,  comme  il  se 
plaît  aux  actions  détestables,  les  manifestations  ont  été  empreintes 


85()  REYUE    DES    DEUX    MONDES. 

de  son  caractère.  Singulières  et  merveilleuses  sans  doute,  elles  se 
sont  passées  dans  les  abominations  du  sabbat,  dans  les  impiétés, 
dans  les  méfaits  de  tout  genre;  l'imagination  de  ceux  qui  étaient 
sous  son  inspiration,  sous  sa  domination,  n'a  cherché  que  les  choses 
perverses  ou  dégoûtantes,  et  mettant  dès  lors  les  inquisiteurs  et  les 
juges  à  cet  affreux  diapason,  la  scène  s'est  encore  assombrie.  La  jus- 
tice, se  montrant  aussi  cruelle  que  le  diable  était  méchant,  a  pro- 
mené la  mort  parmi  les  sectateurs  du  prince  des  ténèbres,  et  les 
flammes  terrestres  des  bûchers  dévorans  ont  répondu  aux  flammes 
de  l'enfer  et  aux  feux  nocturnes  du  sabbat  sur  la  bruyère  solitaire 
et  désolée.  Cependant  il  s'en  faut  de  beaucoup  que  les  manifestations 
aient  toujours  le  caractère  diabolique,  et  maintes  fois  elles  ont  été 
inspirées  par  des  influences  qui  venaient  du  ciel.  Tel  fut  le  cas  des 
camisards.  Dans  un  temps  où  les  passions  religieuses  avaient  perdu 
de  leur  violence,  et  où  la  persécution  commençait,  dans  une  société 
refroidie,  à  n'avoir  plus  de  raison,  une  des  plus  cruelles  persécutions 
qui  se  vit  jamais  s'abattit  sur  les  paisibles  populations  des  Cévennes, 
à"  la  honte  inefi'açable  de  Louis  XIV  et  des  agens  qui  le  servirent  dans 
ces  impardonnables  violences.  Soudainement  les  maisons  furent  en- 
vahies; la  fuite  et  l'exil  séparèrent  les  familles;  les  enfans  furent 
arrachés  aux  pères  et  aux  mères;  les  récalcitrans  furent  livrés  aux 
gibets  ou  aux  galères;  les  biens  furent  confisqués;  une  soldatesque 
effi'énée  fut  chargée  du  système  de  conversion,  qui  a  gardé  le  nom 
historique  de  dragonnades.  Dans  cet  excès  de  misère,  des  visitations 
célestes  vinrent  adoucir  les  maux  des  persécutés;  ce  ne  fut  plus  le 
démon  et  son  hideux  cortège  qui  hantèrent  les  imaginations;  ce  fut 
la  foi  dans  le  secours  divin,  le  courage  dans  la  souffrance  qui  s'em- 
parèrent des  cœurs.  Alors  se  manifestèrent  toute  une  série  de  phé- 
nomènes sans  exemple  dans  l'histoire.  Le  don  de  prophétie  se  ré- 
pandit parmi  les  gens  les  plus  illettrés;  la  bouche  même  des  enfans 
s'ouvrit  pour  prononcer  des  paroles  illuminées,  et  ces  paroles  en- 
voyaient les  insurgés  au-devant  des  fusils  et  des  convertisseurs.  Un 
enfant  de" quinze  mois,  qui  fut  mis  en  prison  avec  sa  mère,  prophé- 
tisait; il  parlait  avec  sanglots,  distinctement  et  à  voix  haute,  mais 
pourtant  avec  des  interruptions,  ce  qui  était  cause  qu'il  fallait  prêter 
l'oreille  pour  entendre  certaines  paroles;  il  parlait  comme  si  Dieu 
eût  parlé  par  sa  bouche,  se  servant  toujours  de  cette  manière  d'as- 
surer les  choses  :  je  te  dis,  mon  enfant.  Ailleurs,  quelques  camisards 
étant  réunis,  une  fille  de  la  maison  vint  appeler  sa  mère  et  lui  dit  : 
((  Ma  mère,  venez  voir  l'enfant.  »  Puis  la  mère  appela  les  autres  per- 
sonnes, disant  qu'elles  vinssent  voir  le  petit  enfant  qui  parlait,  et 
ajoutant  qu'il  ne  fallait  pas  s'épouvanter  et  que  ce  miracle  était  déjà 
arrivé.  Tous  coururent.  L'enfant,  âgé  de  treize  ou  quatorze  mois, 


TABLES    PARLANTES    ET    ESPRITS    FRAPPEURS.  857 

était  emmaillotté  dans  le  berceau;  il  parlait  distinctement,  d'une 
voix  assez  haute  vu  son  âge,  en  sorte  qu'il  était  aisé  de  l'entendre 
par  toute  la  chambre;  il  exhortait,  comme  les  autres,  à  faire  des 
œuvres  de  repentance.  Là  ne  s'arrêtaient  pas  les  phénomènes;  à  cette 
exaltation  prophétique  se  joignit  une  faculté  singulière,  celle  de 
voir  ou  d'entendre  à  des  distances  où  la  vue  et  l'ouïe  ordinaires  ne 
s'exercent  plus.  De  la  sorte  la  prophétie  se  manifestait  et  par  les 
discours  mystiques  qui  coulaient  d'une  multitude  de  bouches  inspi- 
rées, et  par  les  œuvres  qui  venaient  en  appui  aux  discours.  Néan- 
moins il  faut  remarquer  que  ces  merveilles,  qui  remuaient  si  profon- 
dément les  protestans,  qui  les  assuraient  dans  leurs  misères,  qui 
les  animaient  dans  leurs  résistances,  passaient  comme  non  avenues 
aux  yeux  de  leurs  adversaires,  qui,  suivant  l'expression  du  poète, 
avaient  des  yeux  pour  ne  pas  voir,  et  des  oreilles  pour  ne  pas  en- 
tendre. 

La  même  incrédulité,  au  milieu  de  phénomènes  non  moins  extra- 
ordinaires, accueillit  les  jansénistes  quand  ils  devinrent  convulsion- 
naires  sur  le  tombeau  du  diacre  Paris.  Et  pourtant  là  aussi  les  mer- 
veilles ne  manquèrent  pas.  Un  personnage  de  la  cour,  fort  opposé  à 
la  cause  des  jansénistes,  se  trouva  dans  une  maison  où  on  l'avait  in- 
vité à  dîner  avec  une  grande  compagnie.  Tout  à  coup  il  se  sentit 
forcé,  par  une  puissance  invisible,  de  tourner  sur  un  pied  avec  une 
vitesse  prodigieuse,  ne  pouvant  se  retenir,  ce  qui  dura  plus  d'une 
heure  sans  un  seul  instant  de  relâche.  Notez  qu'il  faisait  jusqu'à 
soixante  tours  par  minute.  Les  convulsionnaires  avaient,  comme  les 
camisards,  le  don  de  la  parole  inspirée,  improvisant  sur  les  choses 
qui  se  rapportent  aux  matières  religieuses.  Les  protestans  des  Cé- 
vennes  annonçaient  l'abolition  prochaine  du  papisme;  les  jansénistes 
de  Saint-Médard  déclamaient  contre  la  perversion  du  clergé  et  de  la 
cour  de  Rome.  L'effet  ordinaire  de  la  convulsion  était  de  donner  à 
l'âme  plus  de  lumière  et  d'activité,  et  de  communiquer  aux  esprits 
les  plus  humbles  et  les  plus  vulgaires  une  élévation  et  une  abon- 
dance qui  faisaient  taire  les  hommes  les  plus  confians  en  eux-mêmes. 
Ce  n'était  pas  tout,  et  le  tombeau  du  diacre  Paris  se  signalait  par 
une  vertu  spécilique  merveilleuse  :  il  communiquait  une  sorte  d'in- 
vulnérabilité à  ceux  qui  recevaient  son  influence  souveraine.  Ni  les 
distensions  ou  les  pressions  à  l'aide  d'hommes  vigoureux,  ni  les  sup- 
plices de  l'estrapade,  ni  les  coups  portés  avec  des  barres  ou  des  in- 
strumens  lourds  et  contondans,  n'étaient  capables  de  léser,  de  meur- 
trir, d'estropier  les  victimes  volontaires.^ Les  muscles  de  femmes 
faibles  résistaient  à  ces  tractions  puissantes,  leurs  chairs  supportaient 
ces  contusions  énormes,  afin  que  personne  ne  doutât  qu'il  était  fa- 


858  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cile  au  pouvoir  occulte  qui  les  dominait  de  rendre  invulnérables  et 
impassibles  des  corps  fragiles  et  délicats. 

C'est  parmi  un  grand  nombre  d'histoires  de  ce  genre  que  j'ai 
choisi  ces  quelques  exemples.  On  voit  que  les  temps  jadis  ont  été 
agités  par  les  manifestations  dites  surnaturelles,  que  ces  manifesta- 
tions ont  eu  un  caractère  éminemment  collectif,  saisissant  toujours 
un  grand  nombre  de  personnes  et  les  soumettant  à  un  même  ordre 
de  sensations  et  d'actions,  qu'elles  ont  été  diversement  jugées  au 
sein  des  populations  où  elles  éclataient,  tantôt  considérées  comme 
le  plus  abominable  des  forfaits  et  poursuivies  comme  telles,  tantôt 
débattues,  contredites,  et  exerçant  aussi  peu  d'empire  sur  ceux  qui 
n'y  croyaient  pas  qu'elles  en  exerçaient  sur  ceux  qui  y  croyaient,  et 
que  finalement  elles  se  sont  éteintes  sans  laisser  d'autre  trace  de 
leur  passage  que  le  souvenir  de  leur  singularité  et  la  difficulté  d'en 
faire  la  théorie,  et  sans  avoir  sur  la  société  contemporaine  ou  future 
aucune  de  ces  influences  que  semblait  leur  promettre  la  nature  des 
agens  ou  des  effets. 

Il  y  avait  longtemps  qu'aucun  grand  fait  de  ce  genre  ne  s'était 
produit  dans  les  temps  modernes.  Tout  se  réduisait  à  des  cas  isolés, 
et  partant  sans  importance  et  sans  retentissement,  lorsque  tout  à 
coup,  à  l'occasion  du  phénomène  des  meubles  qui  craquent  et  des 
tables  qui  tournent,  reparaît,  sous  une  autre  forme,  un  ébranlement 
analogue  à  celui  des  âges  précédens.  Tout  le  monde  connaît  l'his- 
toire des  tables  qui  tournent;  après  avoir  tourné  quelque  temps, 
elles  commencèrent  à  se  dresser  sur  leurs  pieds  et  à  frapper  des 
coups;  puis,  leur  parlant  et  conversant  avec  elles  au  moyen  d'un 
alphabet,  on  apprit  qu'elles  étaient  animées  par  des  âmes  de  morts, 
par  des  esprits,  par  des  démons,  et  l'on  obtint,  grâce  à  cet  intermé- 
diaire, des  renseignemens  sur  le  passé,  sur  l'avenir  des  individus 
et  de^la  société,  et  sur  le  mode  d'existence  des  êtres  incorporels  à 
qui  on  avait  affaire.  Quant  aux  meubles  qui  craquent,  les  premiers 
bruits  se  firent  entendre,  il  y  a  six  ou  sept  ans,  dans  une  maison 
située  à  Hydesville  (état  de  New-York).  Cette  maison  passait  j^our 
avoir  antérieurement  retenti  de  bruits  étranges,  et  deux  jeunes  filles 
furent  les  premières  qui  se  trouvèrent  en  communication  avec  les 
nouveaux  phénomènes.  Ces  bruits,  à  la  différence  des  anciens  bruits, 
qui  s' étaient  éteints  sans  trouver  un  milieu  favorable ,  se  propagè- 
rent dans  le  voisinage,  et  successivement  gagnèrent  toute  l'étendue 
des  États-Unis.  Au  moyen  des  coups,  les  êtres  invisibles  sont  par- 
venus à  faire  des  signes  afîirmatifs  et  négatifs,  à  compter,  à  écrire 
des  phrases  et  des  pages  entières.  Non-seulement  ils  battent  des 
marches  suivant  le  rhythme  des  airs  qu'on  leur  indique  ou  qu'on 


TABLES   PARLANTES    ET    ESPRITS    FRAPPEURS.  859 

chante  avec  eux,  et  imitent  toute  sorte  de  bruits,  mais  encore  on 
les  a  entendus  jouer  des  airs  sur  des  instrumens,  sonner  les  cloches 
et  même  exécuter  des  marches  militaires.  D'autres  fois,  on  voit  des 
meubles  ou  des  objets  de  diverse  nature  se  mettre  en  mouvement, 
tandis  que  d'autres  au  contraire  prennent  une  telle  adhérence  au 
plancher,  que  plusieurs  hommes  ne  peuvent  les  ébranler.  Là,  des 
mahis  sans  corps  se  laissent  voir  et  sentir,  ou  bien  elles  apposent, 
sans  qu'on  les  voie,  des  signatures  appartenant  à  des  personnes  dé- 
cédées. Ici,  on  aperçoit  des  formes  humaines  diaphanes  dont  on  en- 
tend même  quelquefois  la  voix;  ailleurs,  des  porcelaines  se  rompent 
d'elles-mêmes,  des  étoffes  se  déchirent,  des  fenêtres  sont  brisées  à 
coups  de  pierres,  des  femmes  sont  décoiffées.  Le  lecteur  rappro- 
chera ces  derniers  phénomènes  de  celui  que  j'ai  rapporté  plus  haut, 
où  des  vases  étaient  arrachés  des  mains  de  religieuses  en  proie  au 
démon.  Il  rapprochera  encore  du  cas  de  ces  mêmes  religieuses  ces 
hommes  qui,  dans  la  manifestation  américaine,  sont  entraînés  tout 
d'un  coup  d'un  bout  d'une  chambre  à  un  autre,  ou  bien  enlevés  en 
l'air,  et  y  demeurent  quelques  instans  suspendus. 

Pour  que  ces  choses  se  produisent,  une  condition  est  nécessaire, 
c'est  la  présence  de  certaines  personnes  qui  en  sont  les  intermé- 
diaires obligés,  et  qu'en  conséquence  on  désigne  sous  le  nom  de 
médiums.  Il  y  a  les  rapping  médiums,  c'est-à-dire  ceux  dont  l'inter- 
vention est  signalée  par  les  coups  et  les  bruits;  sous  l'influence  des 
esprits,  ils  tombent  dans  des  états  nerveux  où  ils  ne  sont  plus  que 
de  véritables  automates,  et  alors,  aux  questions  qu'on  leur  adresse, 
ils  répondent  par  des  mouvemens  spasmodiques  et  involontaires, 
soit  en  frappant  des  coups  avec  la  main,  soit  en  faisant  des  signes 
de  la  tête  ou  du  corps,  soit  en  parcourant  du  doigt  les  lettres  d'un 
alphabet.  Il  y  a  les  writing  médiums,  les  médiums  qui  écrivent;  tout 
à  coup  ils  sentent  leur  bras  saisi  d'une  roideur  tétanique,  et,  munis 
d'une  plume  ou  d'un  crayon,  ils  servent  d'instrumens  passifs  pour 
écrire  des  pages  et  quelquefois  des  volumes  entiers  sans  que  leur 
intelligence  soit  en  jeu.  11  est  curieux  que  le  bras  seul  soit  affecté, 
mais  on  trouvera  un  exemple  d'une  semblable  localisation  (je  de- 
mande pardon  pour  ce  terme  de  médecine)  dans  les  aboiemens  dé- 
moniaques des  femmes  d'Amou,  près  de  Dax,  au  xvii"  siècle;  il  s'y 
joignait  un  violent  remuement  du  bras,  avec  un  tel  mouvement  de 
la  main  et  des  doigts,  qu'aucun  joueur  d'instrument  n'eût  pu  les 
mouvoir  si  vite  et  avec  une  telle  agilité,  et  ce  bras  était  devenu 
comme  un  membre  ou  une  pièce  étrangère  du  corps  qui  n'était  plus 
à  la  libre  disposition  de  la  possédée.  Il  y  a  les  speaking  médiums^ 
les  médiums  qui  parlent.  Ceux-ci  sont  de  véritables  pythonisses; 


860  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

d'une  voix  souvent  différente  dé  la  leur,  ils  prononcent  des  paroles 
qui  leur  sont  inspirées  ou  qui  sont  mises  directement  dans  leur 
bouche.  Cette  passivité  a  été  notée  chez  les  convulsionnaires.  Plu- 
sieurs parlaient  comme  si  les  lèvres,  la  langue,  tous  les  organes  de 
la  prononciation  eussent  été  remués  et  mis  en  action  par  une  force 
étrangère;  dans  l'abondance  de  leur  éloquence,  il  leur  semblait 
qu'ils  débitaient  des  idées  qui  ne  leur  appartenaient  aucunement, 
et  dont  ils  n'acquéraient  la  connaissance  qu'au  moment  où  leurs 
oreilles  étaient  frappées  par  le  son  des  mots.  Ils  articulaient  d'une 
manière  forcée  la  plus  grande  partie  de  leurs  discours,  de  façon 
qu'ils  sentaient  une  puissance  supérieure  remuer  leur  bouche  et 
former  leurs  paroles,  sans  que  leur  volonté  eût  besoin  d'y  contri- 
buer. Ils  écoutaient  eux-mêmes  comme  faisaient  les  assistans.  Il  en 
était  ainsi  parmi  les  camisards.  Une  de  leurs  prophétesses  disait,  et 
ce  qu'elle  déclarait  s'appliquait  à  des  milliers  d'autres  :  «  Je  sens 
que  l'esprit  divin  forme  dans  ma  bouche  les  paroles  qu'il  me  veut 
faire  prononcer.  11  y  a  des  fois  que  le  premier  mot  qui  me  reste  à 
prononcer  est  déjà  formé  dans  mon  idée;  mais  assez  souvent  j'ignore 
comment  finira  le  mot  que  l'esprit  m'a  déjà  fait  commencer.  C'est  à 
l'ange  de  Dieu  que  j'abandonne  entièrement,  dans  mes  extases,  le 
gouvernement  de  la  langue.  Je  sais  que  c'est  un  pouvoir  étranger  et 
supérieur  qui  me  fait  parler.  Je  ne  médite  point  ni  ne  connais  point 
par  avance  les  choses  que  je  dois  dire  moi-môme.  Pendant  que  je 
parle,  mon  esprit  fait  attention  à  ce  que  ma  bouche  prononce,  comme 
si  c'était  un  discours  récité  par  un  autre.  » 

Les  médiums  de  nos  jours  écrivent  des  volumes  entiers.  On  a 
recueilli  de  même  des  volumes  de  prédications  chez  les  camisards. 
Certains,  parmi  les  prophètes  cévenols,  prononçaient  parfois  jusqu'à 
sept  improvisations  par  jour.  On  a  un  recueil  des  discours  d'un  d'entre 
eux;  les  idées  mystiques  y  pullulent  à  l'exclusion  de  toutes  les  au- 
tres, et  la  personnalité  de  l'orateur  y  est  constamment  oubliée. 

Les  musiques  miraculeuses  qui  retentissent  en  Amérique  sans 
musiciens  et  sans  instrumens  ont  eu  leurs  précédens  dans  les  Cé- 
vennes.  Des  chants  de  psaumes  ont  été  entendus  en  beaucoup  d'en- 
droits par  les  camisards  comme  venant  du  haut  des  airs.  Cette 
divine  mélodie  a  éclaté  en  plein  jour  et  en  présence  de  beaucoup  de 
personnes,  dans  des  lieux  écartés  des  maisons,  où  il  n'y  avait  ni  bois 
ni  creux  de  rochers,  et  où,  en  un  mot,  il  était  absolument  impos- 
sible que  quelqu'un  fût  caché.  Les  voix  célestes  étaient  si  belles  que 
les  voix  des  paysans  cévenols  n'étaient  assurément  pas  capables 
de  former  un  pareil  concert.  A  la  vérité,  on  ajoute  que,  par  une  per- 
mission céleste,  ceux  qui  accouraient  pour  entendre  n'entendaient 


TABLES   PARLANTES  ET    ESPRITS    FRAPPEURS.  S6l 

pas  tous,  et  que  plusieurs  protestaient  ne  rien  ouïr,  pendant  que 
les  autres  étaient  charmés  de  cette  mélodie  angélique. 

Sous  l'influence  qui  les  domine,  certains  médiums  imitent  avec 
une  habileté  surprenante  la  figure,  la  voix,  la  tournure  et  les  gestes 
de  personnes  qu'ils  n'ont  jamais  connues,  et  jouent  des  scènes  de 
leur  vie  d'une  façon  telle  qu'on  ne  peut  s'empêcher  de  reconnaître 
l'individu  qu'ils  représentent.  De  la  sorte  il  se  développe  en  eux  une 
aptitude  singulière  à  la  mimique,  comme  se  développe  la  faculté 
de  composer  ou  d'écrire.  On  a  rencontré  ailleurs  des  exemples  d'une 
semblable  faculté,  et  Joseph  Acosta,  qui  résida  longtemps  au  Pérou 
dans  la  seconde  moitié  du  xvi"  siècle,  rapporte  qu'il  y  existait  encore 
à  cette  époque  des  sorciers  qui  savaient  prendre  ou  du  moins  imiter 
toutes  les  formes  qu'ils  voulaient. 

Les  camisards,  qui  se  voyaient  entourés  de  merveilles,  pour  qui 
les  petits  enfans  faisaient  entendre  des  paroles  de  piété  et  de  conso- 
lation, à  qui  les  prophètes  annonçaient  l'avenir,  qui  entendaient  des 
musiques  célestes  dans  le  vide  de  l'air,  ne  doutaient  pas  que  d'aussi 
éclatans  miracles  ne  touchassent  les  cœurs  endurcis;  ils  attendaient 
que  les  dragons  s'éloigneraient,  que  le  grand  roi  serait  fléchi,  et 
que  même  le  pontife  de  Rome  inclinerait  devant  la  volonté  divine  sa 
triple  couronne.  Les  convulsionnaires  fondaient  d'autres  espérances, 
mais  iiion  pas  moindres,  sur  les  visitations  dont  ils  étaient  les  objets; 
ce  Paris,  ce  lieu  de  tumulte,  d'affaires  et  de  licence,  ce  Paris,  au 
sein  duquel  les  œuvres  surnaturelles  s'accomplissaient,  allait  se 
convertir,  et  la  cour  de  Rome,  subissant  à  son  tour  l'action  de  ces 
manifestations  irrésistibles,  se  réformerait.  Rien  de  tout  cela  ne  s'ac- 
complit, et,  quelque  garanties  qu'elles  fussent  par  des  miracles,  les 
espérances  étaient  vaines.  A  la  vérité,  grâce  à  l'exaltation  religieuse 
qui  les  animait,  une  poignée  de  camisards  tint  longtemps  tête  aux 
dragons  de  Louis  XIV  et  arracha  une  meilleure  capitulation  qu'une 
si  faible  troupe  ne  devait  l'attendre;  mais  la  grande  persécution 
n'en  poursuivit  pas  moins  son  cours,  et  le  protestantisme  ne  fit  au- 
cun progrès.  Il  en  fut  de  même  du  jansénisme;  lui  aussi  ne  retira 
aucun  profit  des  merveilles  de  Saint-Médard,  et  si  l'ordre  des  jésuites 
fut  supprimé,  cette  suppression  est  le  résultat  de  conditions  histo- 
riques qui  n'ont  aucun  rapport  avec  les  phénomènes  du  convulsio- 
narisrae.  De  nos  jours,  ceux  des  Américains  parmi  lesquels  les  forces 
mystiques  ont  élu  domicile,  qui  reconnaissent  qu'un  pouvoir  in- 
connu s'applique  à  remuer,  soulever,  retenir,  suspendre  et  déranger 
de  diverses  manièi-es  la  position  d'un  grand  nombre  de  corps  pe- 
sans,  le  tout  en  contradiction  directe  avec  les  lois  reconnues  de  la 
nature;  qui  voient  des  éclairs  ou  clartés  de  différentes  formes  et  de 


862  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

couleurs  variées  apparaître  dans  des  salles  obscures,  là  où  il  n'existe 
aucune  substance  capable  de  développer  une  action  chimique  ou 
phosphorescente,  et  en  l'absence  de  tout  appareil  ou  instrument 
susceptible  d'engendrer  l'électricité  ou  de  produire  la  combustion; 
qui  entendent  une  singulière  variété  de  sons  produits  par  des  agens 
invisibles,  tels  que  des  tapotemens,  des  bruits  de  scies  ou  de  mar- 
teaux, des  rugissemens  de  vent  et  de  tempête,  des  concerts  de  voix 
humaines  ou  d'instrumens  de  musique;  ceux-là,  dis-je,  pensent, 
comme  les  camisards  et  les  jansénistes,  que  la  puissance  du  ciel  est 
ici  révélée,  et  qu'il  en  doit  résulter  des  conséquences  prodigieus'es 
pour  le  genre  humain.  Seulement,  comme  il  n'est  plus  question,  à 
notre  époque,  d'une  persécution  particulière  contre  des  calvinistes  ou 
des  jansénistes,  d'autres  objets  sont  en  vue,  et  il  ne  s'agit  de  rien  de 
moins  que  de  modifier  par  là  les  conditions  de  notre  existence,  la 
foi  et  la  philosophie  de  notre  siècle,  ainsi  que  le  gouvernement  du 
monde. 

Les  annales  de  la  sorcellerie,  de  la  possession,  de  la  vision,  de 
l'extase,  de  la  convulsion,  sont  très  considérables,  et  je  n'ai  voulu 
qu'y  prendre  quelques  traits,  afin  de  signaler  la  continuité  du  phé- 
nomène. Ce  n'est  rien  de  nouveau  qui  se  manifeste  aujourd'hui. 
Quelque  loin  que  l'on  remonte  dans  l'histoire,  on  aperçoit  de  nom- 
breuses traces  qui  témoignent  que  nul  siècle  n'a  été  exempt  dentelles 
perturbations.  Elles  renaissent  pour  périr,  elles  périssent  pour  re- 
naître; elles  sont  comme  les  maladies  qui  ne  quittent  jamais  l'espèce 
humaine,  et  que  l'on  retrouve  aussi  bien  dans  les  antiques  sociétés 
que  dans  les  modernes,  avec  un  fonds  toujours  le  même,  bien  qu'a- 
vec des  traits  diversifiés,  non-seulement  suivant  les  lieux  et  la  géo^ 
graphie,  mais  aussi  suivant  les  temps  et  la  chronologie.  De  même 
entre  les  cas  particuliers  du  phénomène  général  qui  m'occupe  ici 
règne  une  analogie  fondamentale,  qui  n'empêche  pas  des  variétés 
en  rapport  avec  le  temps  et  le  lieu  :  ainsi  on  n'a  signalé  nulle  part 
ai^eurs  que  dans  l'événement  contemporain,  à  ma  connaissance  du 
moins,  les  tournoiemens  de  tables,  cette  agitation  des  meubles  et, 
ces  tapotemens. 

Je  n'ai  pas  besoin  de  rappeler  que  ceux  qui  sont  agens  et  patiens 
dans  ces  déplacemens  de  meubles  et  ces  tapotemens  les  attribuent, 
ainsi  que  le  reste,  à  une  agence  surnaturelle;  je  n'ai  pas  besoin 
d'ajouter  non  plus  que  telle  fut  aussi  l'opinion  de  l'antiquité  et  du 
moyen  âge  pour  les  manifestations  analogues  qui  eurent  lieu  dans 
ces  époques.  Toutefois  il  vint  un  moment  où  une  opinion  qui  était 
appuyée  d'une  part  sur  le  témoignage  en  apparence  le  plus  évident 
des  sens,  et  d'autre  part  sur  les  témoignages  les  plus  respectés,  fut 


TABLES   PARLANTES   ET    ESPRITS   FRAPPEURS.  863 

ébranlée,  à  peu  près  comme  la  croyance  au  mouvement  du  soleil 
autour  de  la  terre  et  à  l'immobilité  de  notre  planète  fit  place  à  une 
explication  toute  différente,  malgré  le  dire  des  sens  et  les  affirma- 
tions des  autorités  traditionnelles.  Ce  fut  au  sujet  de  la  sorcellerie. 
Et  en  effet  il  y  avait  là  quelque  chose  d'incompatible  avec  le  surna- 
turalisme, et  qui  fit  réfléchir.  Des  sorciers,  amenés  devant  le  tribu- 
nal, confessaient  avoir  fait  périr  par  leurs  sortilèges  telle  et  telle 
personne,  et  ces  personnes  étaient  vivantes  au  su  et  au  vu  de  tout 
le  monde,  et  on  les  amenait  en  confrontation  avec  les  hommes  qui  di- 
saient leur  avoir  donné  la  mort.  D'autres  fois,  un  sorcier  était  surveillé 
soigneusement,  on  ne  le  perdait  pas  de  vue  pendant  son  sommeil, 
et,  quand  il  en  sortait,  il  racontait  des  scènes  du  sabbat  auxquelles 
il  venait  d'assister,  bien  que  certainement  il  n'eût  pas  bougé  de  sa 
place.  Cependant  cela  n'était  rien  à  côté  d'une  singularité  encore 
plus  grande.  Ces  mêmes  sorciers,  qui  avaient  la  faveur  du  prince 
des  ténèbres,  à  qui  il  prêtait  une  part  de  sa  puissance,  qui,  à  leur 
gré,  changeaient  de  forme,  qui  excitaient  les  tempêtes  et  soulevaient 
lés  flots,  ces  mêmes  sorciers,  dis-je,  n'avaient  ni  richesses,  ni  éclat, 
ni  grandeur,  et  par-dessus  tout  ne  pouvaient  se  défendre  de  l'écha- 
faud  et  du  bûcher. 

Ce  furent  les  médecins  qui  prirent  un  ascendant  sur  la  question  et 
détournèrent  le  cours  des  opinions  dominantes.  Sans  doute,  en  aucun 
temps  il  ne  manqua  d'esprits  incrédules  à  toute  sorcellerie,  à  toute 
possession;  mais  nier  et  expliquer  sont  deux  choses  fort  différentes, 
dont  l'une  ne  remplace  jamais  l'autre  :  la  négation  est  individuelle 
et  laisse  toujours  le  fait  rebelle  et  incompatible;  l'explication  est 
collective  et  soumet  le  fait  au  système  général  de  la  science  posi- 
tive. Et  ici,  en  ce  point  difficile  et  délicat,  je  veux  faire  toucher  au 
lecteur  la  loi  de  connexion  qui  unit  les  phénomènes  historiques  les 
uns  aux  autres,  et  qui,  après  la  loi  de  filiation,  est  la  plus  impor- 
tante de  l'histoire.  La  filiation,  c'est  la  condition  suivant  laquelle 
Tin  fait  engendre  un  fait,  et  le  passé  le  présent;  la  connexion,  c'est 
la  condition  suivant  laquelle  certaines  parties  de  civilisation  s'allient 
et  s'appellent,  et  certaines  autres  se  repoussent  et  s'excluent.  Ceci 
posé,  comment  advint-il  que  dans  le  cours  du  xvir  siècle  la  méde- 
cine commença  d'attirer  à  elle  les  sorcelleries,  les  possessions,  les 
extases,  d'en  donner  une  doctrine  et  d'en  chasser  les  doctrines  anté- 
cédentes, qui  attribuaient  tout  cela  aux  esprits  purs  ou  impurs,  bons 
ou  mauvais?  Rien  de  pareil  n'avait  surgi  dans  l'antiquité  ni  dans  le 
moyen  âge  :  le  plus  qu'il  y  avait  eu  de  dit,  c'est  que  toutes  les  ma- 
ladies étaient  naturelles;  mais  on  n'avait  pas  dit  que  les  états  démo- 
niaques fussent  des  maladies.  Les  progrès  que  la  pathologie  avait 


SQh  RLVUE    DES   DEUX   MONDES. 

faits  depuis  la  renaissance,  tout  réels  qu'ils  étaient,  n'auraient  pas 
autorisé  la  médecine  à  contredire  directement  les  opinions  accrédi- 
tées, et  surtout  ne  lui  auraient  pas  permis  d'y  substituer  les  siennes, 
si  une  autre  circonstance  n'avait  concouru.  De  grands  événemens 
s'étaient  accomplis  dans  le  domaine  de  la  science  :  l'astronomie,  la 
physique  et  des  essais  très  réels  de  chimie  modifiaient  profondément 
l'ensemble  des  idées  sur  l'ordre  et  le  gouvernement  des  choses,  et 
tendaient  à  écarter  loin  des  phénomènes  les  agences  surnaturelles. 
C'est  cette  coïncidence  qui  favorisa  la  tentative  hardie  de  la  méde- 
cine. Quand  les  hommes  éclairés  virent  d'une  part  que  la  sorcellerie 
était  impuissante  à  tenir  ses  promesses  et  à  garantir  ses  adeptes,  et 
d'autre  part  qu'on  leur  offrait  une  explication  non-seulement  satis- 
faisante, mais  concordante  avec  l'ensemble  des  idées  scientifiques, 
ils  laissèrent  celles  de  la  vieille  doctrine,  et  les  bûchers  ne  s'allu- 
mèrent plus.  Noble  et  éclatant  service,  qui  ne  doit  pas  être  oublié 
parmi  ceux  qu'a  rendus  et  que  rend  tous  les  jours  la  médecine  ! 

Quelques  traits  généraux  montreront  sur  quoi  elle  se  fonde.  Toutes 
les  fois  que  se  sont  présentés  les  phénomènes  dont  il  s'agit,  il  s'est 
manifesté  aussi  sur  les  personnes  qui  y  étaient  agens  ou  patiens  des 
dérangemens  nerveux  parfaitement  caractérisés,  si  bien  qu'on  au- 
rait dû  dire,  si  la  doctrine  des  esprits  ou  des  démons  avait  été  suivie 
jusqu'au  bout,  que  ces  êtres  ne  pouvaient  agir  que  par  l'intermé- 
diaire des  nerfs,  exactement  comme  font  les  causes  des  maladies. 
Toutes  les  fois  qu'un  esprit  ou  démon  s'est  introduit  dans  le  corps 
d'un  homme,  ou  que  des  influences  surnaturelles  venant  du  ciel  ou 
de  l'enfer  se  sont  fait  sentir,  il  est  survenu  des  tremblemens,  des 
convulsions,  des  raideurs  tétaniques,  des  mouvemens  spontanés, 
des  troubles  dans  les  sens,  des  perversions  de  la  sensibilité,  des  pa- 
ralysies; mais  ces  accidens  sont,  si  je  puis  parler  ainsi,  de  la  con- 
naissance du  médecin  :  il  n'y  a  pour  lui  dans  tout  cela  rien  de  sur- 
naturel. Il  sait  non  pas  ce  qu'est  la  vie  en  soi,  distinguons  bien  le 
genre  de  connaissances  qui  est  accessible  à  la  science  positive,  mais 
comment,  cette  vie  une  fois  donnée  et  allumée,  les  actes  s'en  produi- 
sent et  s'en  manifestent;  il  sait  l'influence  des  viscères  sur  le  cer- 
veau, du  cerveau  sur  les  viscères;  il  connaît  le  réseau  des  nerfs  qui 
unit  le  centre  à  la  circonférence,  et  la  circonférence  au  centre  :  le  lit 
des  malades  l'a  familiarisé  avec  des  désordres  tout  semblables,  et, 
quand  il  voit  un  muscle  paralysé  ou  contracté,  il  est  disposé  à  cher- 
cher si  c'est  dans  le  nerf,  dans  la  moelle  épinière  ou  dans  le  cerveau 
que  gît  la  cause  du  mal. 

D'ailleurs  un  lien  étroit  unit  ces  effets  morbides  au  monde  exté- 
rieur, au  milieu  même  dans  lequel  l'homme  est  plongé.  Des  affinités 


TABLES    PARLANTES    ET    ESPRITS    FRAPPEURS.  865 

singulières  existent  entre  notre  système  nerveux  et  des  agens  que 
la  nature  a  disséminés  çà  et  là  :  grand  phénomène  qui  laisse  péné- 
trer l'œil  profondément  dans  l'histoire  de  la  vie,  montrant,  dans  le 
point  en  apparence  le  plus  délicat  et  le  plus  indépendant,  les  subor- 
dinations nécessaires  qu'indique  déjà  l'emploi  des  élémens,  oxygène, 
hydrogène,  azote  et  carbone,  dans  la  constitution  des  êtres  vivans. 
Une  foule  de  substances  ont  le  pouvoir  de  troubler  les  mouvemens, 
la  sensibilité,  l'intelligence.  Veut-on  produire  une  succession  indé- 
finie de  visions  enivrantes  qui  charment  le  temps  et  soustraient  la 
vie  à  ses  ennuis,  à  ses  fatigues,  à  ses  devoirs,  on  n'a  qu'à  fumer 
l'opium,  qu'à  boire  le  hachich,  pour  déplacer  aussitôt  le  centre  des 
sensations  et  faire  disparaître  la  réalité  sous  des  illusions  chan- 
geantes; aujourd'hui  même,  des  milliers  ou  plutôt  des  millions 
d'individus  demandent  à  ces  agens  le  facile  bonheur  de  rêves  déli- 
cieux. D'autres  livrent  le  corps  à  des  convulsions  que  rien  ne  peut 
maîtriser;  administrez  quelques  parcelles  de  strychnine,  et  vous  ver- 
rez les  muscles  s'agiter  sous  l'aiguillon  qui  les  pique,  et,  comme  des 
chevaux  qui  ne  connaissent  plus  de  frein,  échapper  au  contrôle  ha- 
bituel de  la  volonté.  Voulez-vous  faire  entendre  à  l'oreille  des  bruis- 
semens  prolongés  et  formidables,  sans  qu'il  y  ait  au  dehors  aucun 
son  de  produit,  donnez  une  suffisante  quantité  de  sulfate  de  qui- 
nine, et  il  semblera  à  celui  qui  l'aura  prise  qu'une  cataracte  l'as- 
sourdit incessamment  du  fracas  de  ses  eaux  qui  se  brisent  au  loin. 
Voulez-vous  agir  sur  l'œil  et  troubler  la  vision,  la  belladone  est  là 
toute  prête  pour  infliger  une  cécité  transitoire.  Je  m'arrête;  ces  sub- 
stances et  bien  d'autres  sont  autant  de  doigts  qui  vont  faire  mouvoir 
telle  touche,  faire  vibrer  telle  corde.  Tout  est  département,  tout  est 
spécialité,  tout  est  localisation,  tout  a  une  organisation  et  un  office 
séparé,  et  c'est  sur  ces  organes  tous  différens  et  tous  chargés  d'actes 
différens  que  se  portent  les  agens  ou  accidentels  et  nuisibles  (ce  qui 
constitue  la  maladie,  la  pathologie),  ou  choisis  et  envoyés  (ce  qui 
constitue  la  médecine).  Tout  concourt,  a  dit  le  vieil  Hippocrate, 
dans  le  corps.  A  cette  vérité  générale  qui  frappa  tout  d'abord  la  vue 
d'une  science  naissante,  il  faut  ajouter  que  tout  y  est  spécialité, 
vérité  qui  était  reculée  loin  des  yeux,  et  qu'une  science  plus  avancée 
a  mise  en  lumière. 

Indépendamment  de  tant  de  substances  qui  suscitent  les  troubles 
les  plus  variés,  il  est  d'autres  conditions  qui  désordonnent  et  décon- 
certent le  système  des  fonctions  nerveuses.  Les  sens,  les  mouvemens, 
le  moral,  l'intelligence,  n'ont  pas  besoin  d'être  sollicités  par  des  ob- 
jets du  dehors,  par  des  impressions  extérieures,  par  des  agens  intro- 
duits dans  l'économie,  pour  produire  les  actes  qui  leur  sont  respec- 

TUME    I.  53 


866  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

tivement  afiectés.  Il  suffît  que  les  organes  chargés  de  ces  divers 
offices  soient  excités  par  quelque  cause  externe  ou  interne,  pour  que 
ces  offices  se  manifestent  aussitôt.  En  d'autres  termes,  l'œil  peut  voir 
de  la  lumière  sans  qu'il  y  ait  là  une  lumière  effective;  l'oreille  peut 
percevoir  un  son  sans  qu'il  y  ait  là  un  son  réel.  Un  homme  frappé  à 
la  tête  dans  un  lieu  obscur  vit  à  l'instant  des  lueurs  brillantes,  et, 
confronté  devant  le  tribunal  avec  celui  qui  était  accusé  de  l'avoir 
blessé,  il  prétendait  l'avoir  reconnu  à  cette  lueur  même  qui  avait  sou- 
dainement éclairé  ses  yeux  et  l'obscurité,  quand  un  médecin  appelé 
aux  débats  fit  observer  que  la  lumière  dont  il  était  question,  bornée 
au  nerf  optique  du  patient,  n'avait  rien  de  réel  et  n'avait  pu  se  pro- 
jeter dans  les  ténèbres  ni  aider  à  reconnaître  qui  que  ce  fût.  En  irri- 
tant les  nerfs  du  goût  par  un  courant  électrique,  on  produit  dans 
la  bouche  une  saveur  indépendamment  de  tout  corps  sapide.  Sem- 
blablement,  sous  l'influence  d'états  pathologiques,  les  sens  éprou- 
vent des  sensations,  les  yeux  voient,  les  oreilles  entendent,  les  narines 
flairent,  la  langue  goûte,  les  muscles  s'agitent,  des  visions  se  pro- 
duisent, des  sentimens  et  des  impulsions  surgissent,  l'intelligence 
crée  des  associations  étranges  d'idées,  et  le  patient,  soustrait  au 
inonde  réel  et  visible,  appartient  désormais  à  un  monde  fictif  et  invi- 
sible, auquel  il  ne  peut  s'empêcher  d'ajouter  foi  entière.  Tous  les 
degrés,  toutes  les  combinaisons  se  présentent  dans  ces  désordres,  et 
le  médecin  qui  les  contemple  en  fait  spontanément  le  rapport  à  la 
pathologie  surnaturelle  ou  démoniaque,  qui  n'est  ni  plus  singulière 
ni  plus  compliquée. 

Dans  cet  ordre  de  faits,  c'est  l'hallucination  qui  domine;  c'est  elle 
qui  change  les  apparences  des  choses  et  introduit  dans  l'existence 
de  l'halluciné  une  série  de  phénomènes  illusoires.  Elle  a  une  puis- 
sance merveilleuse  pour  donner  corps,  lumière,  son,  saveur,  odeur, 
à  ce  qui  n'a  rien  de  tout  cela.  La  réahté  n'est  pas  plus  réelle  que  les 
apparences  qu'elle  suscite,  et  il  faut  toute  l'intégrité  des  autres  fa- 
cultés pour  que  la  confusion  n'arrive  pas.  Un  savant  allemand  du 
siècle  dernier,  Gleditsch,  à  trois  heures  après  midi,  vit  nettement, 
dans  un  coin  de  la  salle  de  l'académie  de  Berlin,  Maupertuis,  mort 
à  Bâle  quelque  temps  auparavant  :  il  n'attribua  cette  illusion  qu'à 
un  dérangement  momentané  de  ses  organes;  mais,  en  en  parlant,  il 
affirmait  que  la  vision  avait  été  aussi  parfaite  que  si  Maupertuis  eût 
été  vivant  et  placé  devant  lui.  Il  y  a  dans  les  recueils  médicaux 
nombre  d'observations  de  ce  genre;  une  des  plus  remarquables  est 
celle  d'un  médecin  qui,  ayant  pleinement  conscience  de  lui-même 
et  s' examinant  avec  attention,  ne  pouvait  se  soustraire  aux  hallu- 
cinations qui  l'obsédaient,  particulièrement  aux  hallucinations  de 


TABLES   PARLANTES   ET    ESPRITS   FRAPPEURS.  867 

l'ouïe,  et  mainte  fois,  tout  prévenu  qu'il  était,  il  lui  arriva  de  quit- 
ter une  occupation  pour  répondre  à  une  voix  qui  l'appelait,  et  qui 
pourtant  n'avait  d'autre  siège  que  son  nerf  acoustique.  Mais  souvent 
l'intelligence  ne  demeure  pas  ainsi  spectatrice  vigilante  des  fausses 
sensations  qui  l'assaillent.  Ou  bien  elle  finit  par  se  laisser  séduire, 
et,  tout  en  conservant  sa  rectitude  en  autre  chose,  ces  fausses  sen- 
sations sont  tellement  intenses  et  lui  deviennent  tellement  plausibles, 
qu'elles  prennent  la  place  des  sensations  réelles  :  dès-lors  le  monde 
a  changé  de  face,  et  tandis  que  la  masse  continue  à  entendre  et  voir 
ce  qui  se  voit  et  s'entend,  quelques-uns  voient  et  entendent  ce  qui 
ne  se  voit  pas  et  ne  s'entend  pas.  Ou  bien  l'intelligence  elle-même 
prend  part  au  désordre,  et  à  la  série  des  j^hénomènes  hallucina- 
toires se  joignent  diverses  séries  d'autres  phénomènes,  suivant  le 
genre  de  désordres  qui  surgissent. 

Parmi  les  formes  diverses  que  revêt  l'hallucination,  une  mérite 
d'être  signalée  à  cause  de  l'importance  qu'elle  prend  par  momens  : 
c'est  l'hallucination  collective.  L'hallucination,  au  lieu  de  se  borner 
à  frapper  des  individus,  en  peut  frapper  simultanément  un  grand 
nombre,  et,  au  lieu  de  leur  suggérer  des  sensations  différentes,  les 
soumettre  à  un  même  groupe  de  sensations.  Ce  qui  en  fait  le  carac- 
tère, ce  n'est  pas  tant  d'atteindre  à  la  fois  beaucoup  de  personnes 
que  de  faire  naître  dans  leur  esprit  des  aperceptions  de  même  genre 
et  d'imprimer  à  leurs  visions  une  certaine  uniformité.  On  ne  peut  en 
rappeler  aucun  exemple  plus  remarquable  que  celui  de  la  sorcel- 
lerie: dans  ce  vaste  et  long  phénomène  qui  a  occupé  tant  de  pays  et 
tant  de  siècles,  les  formes  fondamentales  se  reproduisaient  toujours; 
le  sorcier,  la  sorcière  étaient  transportés  au  sabbat,  et  là  voyaient 
le  diable,  lui  parlaient,  le  touchaient;  nul  n'échappait  à  ce  genre  de 
vision  qui  était  déterminé  par  le  concours  de  la  lésion  mentale  avec 
la  prédominance  d'un  ordre  d'idées  alors  familières  à  tous  les  esprits. 
La  maladie,  bien  qu'elle  soit  un  trouble  de  l'arrangement  naturel  et 
régulier,  n'est  pourtant  aucunement  arbitraire  ;  elle  aussi  est  sou- 
mise à  des  règles  qui  imposent  des  limites  au  désordre  et  détermi- 
nent les  nouvelles  associations;  elle  dépend  de  la  cause  qui  la  pro- 
duit et  des  élémens  vivans  qu'elle  atteint.  De  même  l'hallucina- 
tion se  subordonne  à  des  conditions  qui  lui  impriment  leur  cachet; 
oscillant  entre  des  écartemens  qui  ne  sont  pas  illimités,  elle  dé- 
pend, elle,  du  sens  qu'elle  affecte  et  du  milieu  où  elle  naît  :  du  sens, 
ce  sont  des  voix,  des  sons  qu'on  entend,  des  formes,  des  lumières, 
qu'on  voit,  des  odeurs  qu'on  perçoit,  etc.;  du  milieu,  ce  sont  des 
opinions  générales  et  puissantes  qui  en  déterminent  le  caractère  et 
donnent  corps  et  vie  à  ces  impressions.  Ayant  reçu  ainsi  naissance 
et  accroissement,  l'hallucination  devient  un  événement  historique 


868  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

qui  mérite  d'être  consigné  clans  les  annales  du  genre  humain.  Si  la 
maladie  ne  peut  être  supprimée  de  l'histoire  de  l'homme  individuel, 
elle  ne  peut  pas  l'être  non  plus  de  l'histoire  des  sociétés. 

Dans  la  vie,  à  chaque  instant  se  présente  la  maladie  isolée.  A  ce- 
lui-ci, tout  à  coup  nne  douleur  aiguë  se  fait  sentir  entre  les  côtes,  la 
toux  s'éveille  et  la  fièvre  s'allume;  à  celui-là,  les  articulations  se 
gonflent  douloureusement;  à  un  troisième,  le  blanc  de  l'œil  jaunit, 
et  bientôt  toute  la  peau  offre  cette  même  teinte,  et  ainsi  de  suite, 
tant  et  tant  de  formes  de  souffrir  que  les  médecins  ont  soigneuse- 
ment décrites,  et  pour  lesquelles  ils  ont,  suivant  les  cas,  des  remèdes 
puissans,  faibles,  incertains,  inefficaces.  Â  cela  cependant  ne  se  borne 
pas  la  pathologie  :  la  maladie  dépasse  mainte  fois  l'individu,  et, 
devenant,  comme  on  dit,  épidémique,  elle  frappe  d'une  même  lé- 
sion des  foules  entières.  Il  éclate  sur  quelque  point  des  affections 
qui  se  généralisent,  et  dans  un  cercle  plus  ou  moins  étendu  la  di- 
versité des  accidens  disparait,  l'uniformité  s'établit.  Enfin  le  cercle 
peut  s'étendre  encore  davantage  et  embrasser  de  vastes  régions, 
comme  cela  est  pour  la  lèpre  du  moyen  âge,  la  peste  du  xiv  siècle, 
la  suette  du  xv%  et  le  choléra  de  notre  temps.  Ce  qui  se  passe  dans 
le  domaine  de  la  vie  végétative,  —  car  toutes  les  affections  dont  je 
viens  de  parler,  et  celles  qui  s'y  rattachent,  appartiennent  à  des 
lésions  du  sang,  des  humeurs,  des  tissus,  des  organes,  et  de  leurs 
actions  et  réactions,  —  ce  qui  se  passe  dans  le  domaine  de  la  vie  vé- 
gétative se  passe  aussi  dans  celui  de  la  vie  intellectuelle  et  morale, 
dans  celui  des  fonctions  nerveuses.  Les  troubles  qui  y  surviennent 
ne  se  présentent  pas  seulement  sous  la  forme  isolée,  la  forme  épi- 
démique y  a  aussi  sa  place;  mais,  au  lieu  d'être  des  influences  de 
nourriture,  d'air,  de  chaud,  de  froid,  de  miasmes  et  d'agens  délé- 
tères, manifestes  ou  occultes,  qui  dérangent  l'être  vivant,  ce  sont 
des  influences  morales,  des  opinions,  des  croyances,  des  craintes, 
qui  causent  la  perturbation.  De  la  sorte  naissent  des  penchans  qui 
s'emparent  irrésistiblement  d'une  foule  d'esprits,  par  exemple  le  be- 
soin d'expiation  et  la  grande  épidémie  des  flagellans  au  xiv*  siècle; 
de  là  naissent  les  extases  et  les  visions  mystiques,  par  exemple  l'épi- 
démie qui  a  régné  parmi  les  camisards  persécutés.  De  même  que 
chez  l'individu  les  passions  touchent  de  près  aux  dérangemens  de 
la  raison,  si  bien  que  parfois  la  distinction  est  difficile,  de  même 
dans  la  société  les  troubles  intellectuels  et  moraux  qui  se  généra- 
lisent tiennent  de  près  aux  entraînemens  collectifs,  aux  émotions  do- 
minantes. 

C'est  dans  les  sciences,  et  surtout  dans  les  sciences  de  la  vie  et 
de  l'histoire,  un  procédé  efficace  et  lumineux  que  de  rapprocher  les 
uns  des  autres  les  faits  desquels  on  dispute,  et  qui,  pris  isolément. 


TARLES   PARLANTES    ET    ESPRITS    FRAPPEURS.  869 

laissent  l'esprit  dans  le  doute.  Le  groupement  seul  est  une  clarté; 
il  élimine  ce  qui  est  accidentel,  montre  la  constance  du  phénomène, 
et  le  présente  sous  toutes  ses  faces.  Ainsi,  de  nos  jours,  plusieurs 
ont  pu  être  singulièrement  étonnés  d'entendre  parler  d'esprits  qui 
frappent,  de  tables  qui  ont  des  âmes,  de  lumières  qui  apparaissent, 
de  sons  qui  se  produisent  miraculeusement.  Eh  bien  !  qu'ils  se  re- 
tournent vers  le  passé,  et  ils  vont  trouver  tout  cela,  ou  l'analogue, 
dans  les  récits  historiques.  Je  dirais,  s'il  avait  pu  rester  quelque  mé- 
fiance sur  le  fond  de  ces  récits,  que  les  faits  actuels  leur  donnent 
créance,  comme  à  leur  tour  ces  récits  mettent  à  leur  place  les  faits 
actuels.  L'ensemble  de  ces  manifestations  maladives  est  limité  dans 
un  cercle  assez  étroit.  11  s'agit  toujours  de  troubles  des  sens  qui  font 
voir,  entendre  ou  toucher,  d'extases  qui  mettent  le  système  nerveux 
dans  des  conditions  très  singulières,  de  modifications  graves  dans 
la  sensibilité ,  de  convulsions  énergiques  qui  donnent  au  système 
musculaire  une  puissance  incalculable.  Puis,  à  ces  circonstances  gé- 
nérales se  joint  ce  que  fournissent  les  idées  et  les  croyances  du  temps. 
Dans  un  siècle,  la  pythonisse  reçoit  le  souffle  d'Apollon,  et  la  sor- 
cière conjure  Hécate  par  ses  évocations;  dans  un  autre,  c'est  le  diable 
difforme  ou  ridicule  du  moyen  âge  qui  hante  les  imaginations.  Sous 
une  autre  influence,  les  anges  du  Seigneur  envoient  des  secours  aux 
malheureux  persécutés.  Sous  une  autre  influence  encore,  à  cette  vi- 
sion des  esprits  se  mêlent  des  idées  mystiques  sur  les  fluides  hypo- 
thétiques que  la  science  a  mis  en  honneur. 

C'est  ce  qui  est  arrivé  de  notre  temps  et  ne  pouvait  arriver  qu'à 
ce  moment  en  effet.  De  notre  temps  aussi  on  peut  apercevoir  quel- 
ques causes  analogues  à  celles  qui  jadis  ont  agi  collectivement  sur 
les  esprits.  Notre  époque  est  une  époque  de  révolutions.  Des  ébran- 
lemens  considérables  ont  à  de  courts  intervalles  troublé  la  société, 
inspiré  aux  uns  des  terreurs  inouies,  aux  autres  des  espérances  illi- 
mitées. Dans  cet  état,  le  système  nerveux  est  devenu  plus  suscep- 
tible qu'il  n'était.  D'un  autre  côté,  quand  le  sol  social  semblait  man- 
quer, bien  des  âmes  se  sont  retournées  avec  anxiété  vers  les  idées 
religieuses  comme  vers  un  refuge,  et  ce  retour  n'était  pas  pur  de 
tout  alliage;  il  se  faisait  en  présence  des  idées  opposées,  qui  conser- 
vent leur  part  d'ascendant,  et  en  présence  des  idées  scientifiques,  qui 
ont  inspiré  un  grand  respect,  même  à  ceux  qui  en  redoutent  l'in- 
fluence. Voilà  un  concours  de  circonstances  qui  a  dû  favoriser  l'ex- 
plosion contemporaine.  Je  dis  favoriser  et  non  produire,  car  il  en 
est,  je  pense,  de  ces  affections  collectives  de  l'esprit  comme  des  af- 
fections collectives  du  corps;  on  connaît  souvent  ce  qui  en  aide  le 
développement;  on  connaît  rarement  ce  qui  le  cause  de  fait.  Au  reste, 
tout  le  chapitre  très  digne  de  méditation  qui  est  constitué  dans  l'his- 


870  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toire  par  la  série  des  affections  démoniaques  est  à  peine  ébauché. 
On  aperçoit  parfois  dans  la  campagne,  surtout  dans  les  lieux 
marécageux  et  où  le  pied  ne  peut  se  poser  avec  sûreté,  des  lueurs 
nocturnes  qui  frappent  et  attirent  l'œil  du  voyageur  attardé.  Ces 
flammes  ne  brûlent  pas,  et,  si  on  va  sur  la  place,  on  ne  voit  pas 
qu'elles  y  aient  marqué  leur  passage  par  la  cendre  et  les  charbons. 
Ces  flammes  n'illuminent  pas,  ne  faisant  que  voltiger  dans  les  ténè- 
bres sans  les  dissiper  :  véritables  feux-follets,  suivant  l'expression 
vulgaire,  qui  n'ont  ni  force  ni  chaleur.  De  même,  comme  autant  de 
feux-follets  se  projettent  dans  les  champs  de  l'histoire  ces  manifes- 
tations de  démons,  de  mânes,  d'esprits,  d'agens  surnaturels.  Bien 
des  fois  elles  y  apparaissent  pour  disparaître  bientôt,  et,  comme 
leur  apparition  n'éclaircit  rien,  rien  non  plus  n'est  obscurci  par 
leur  disparition.  Leur  lumière  est  maladive,  et  qui  la  suit  dans  ses 
mouvemens  irréguliers  ne  fait  que  tourner  et  n'avance  pas.  D'ail- 
leurs, malgré  les  promesses  merveilleuses  qu'elles  prodiguent,  mal- 
gré les  immensités  qu'elles  semblent  découvrir,  leur  impuissance 
finale  demeure  manifeste.  Tout  dans  l'histoire  chemine  comme  si 
elles  n'existaient  pas.  Elles  tiennent  la  baguette  des  fées,  et  cette 
baguette  ne  produit  pas  d' œuvres  dans  leurs  mains.  Elles  comman- 
dent aux  pouvoirs  occultes  des  choses,  et  les  choses  suivent  une  di- 
rection propre  et  assujettie  à  de  tout  autres  conditions.  En  un  mot, 
dans  l'histoire  ces  manifestations  se  montrent  semblables  à  ce  dor- 
meur de  Virgile  qui  dans  son  rêve  veut  en  vain  s'élancer  et  courir  : 
il  s'affaisse  au  milieu  de  ses  efforts,  sa  langue  n'obéit  pas,  ses  forces 
le  trahissent,  et  de  sa  bouche  qui  se  refuse  à  le  servir  il  ne  sort  ni 
parole  ni  voix. 

Ac  velut  in  somnis,  ocalos  ubi  languida  pressit 
Nocte  qui  es,  nequidquam  avidos  extendere  cursus 
Velle  videmur,  et  in  mediis  conatibus  aegri 
Succidimus,  non  liagua  valet,  non  corpore  notœ 
Sufficiunt  vires,  nec  vox  aut  verba  sequuntur. 

La  théorie  spontanée  (il  faut  ici  allier  ces  deux  mots),  servant  à 
lier  et  à  représenter  pour  l'esprit  les  phénomènes  dont  il  s'agit,  est 
indiquée  par  l'histoire  :  l'agence  surnaturelle,  qui  d'ailleurs  était 
admise  partout,  les  déterminait  aussi.  Sans  doute  il  n'y  avait  dans 
cette  théorie  rien  qui  répugnât  soit  aux  faits,  soit  à  la  raison  :  aux 
faits,  l'intervention  des  démons  ou  des  âmes  en  rendait  compte;  à  la 
raison,  cette  intervention  lui  semblait  bien  autrement  plausible  que 
ne  lui  aurait  semblé  l'action  de  causes  naturelles  qui  alors  n'avaient 
aucune  vertu  d'explication.  Les  choses  étaient  ainsi  avant  toute  ex- 
périence et  quand  l'esprit  était  à  l'égard  de  ces  phénomènes  ce  que 


TABLES   PARLANTES    ET   ESPRITS   FRAPPEURS.  871 

l'œil  était  à  l'égard  dn  mouvement  diurne  des  étoUes,  qu'il  voyait  et 
croyait  tourner  autour  de  la  terre;  mais  vint  le  moment  où  l'on  se 
mit  à  réviser  les  notions  spontanées  reçues  des  aïeux,  pour  certifier 
les  unes  et  repousser  les  autres,  ce  qui  proprement  constitue  la 
science  abstraite.  Au  début,  manifestement  l'investigation  désirait 
plutôt  trouver  des  résultats  conformes  à  la  tradition  que  des  nou- 
veautés toujours  suspectes.  Malgré  cette  tendance,  il  fallut  peu  à  peu 
laisser  tomber  ce  qui  avait  été  transmis  touchant  les  sorcelleries,  les 
possessions,  les  extases,  les  convulsions.  Ces  faits  ne  purent  s'expli- 
quer par  la  théorie  des  esprits,  et  ils  purent  s'expliquer  autrement. 
De  là  les  convictions  modernes.  On  dira,  je  le  sais,  que  de  temps  en 
temps  ces  faits  renaissent,  et  que  les  convictions  modernes  ne  les 
suppriment  pas.  Oui,  sans  doute,  ils  renaissent,  car  les  conditions 
qui  les  suscitent,  c'est-à-dire  les  divers  ébranlemens  du  système  ner- 
veux, gardent  toujours  leur  activité.  D'ailleurs,  à  quoi  bon  prolon- 
ger la  discussion?  Vous  êtes  en  communication  avec  les  esprits  qui 
pénètrent  à  travers  la  matière  impénétrable,  avec  le  prince  de  l'en- 
fer pour  qui  les  plus  grandes  merveilles  ne  sont  qu'un  jeu,  avec  les 
âmes  des  morts  qui  habitent  des  séjours  interdits  aux  frêles  humains, 
avec  tous  ces  êtres  en  un  mot  immatériels  et  puisîans  pour  qui  rien 
n'est  caché  et  rien  n'est  impossible  :  par  conséquent  vous  pouvez  et 
vous  savez.  Eh  bien  !  donnez  des  preuves  de  votre  pouvoir  et  de 
votre  savoir.  Mais  point.  Tout  se  borne  aux  plus  pauvres  manifes- 
tations, et  l'on  ne  sait  que  remuer  des  meubles,  ébranler  des  portes 
et  des  fenêtres,  produire  des  sons  ou  des  lumières,  et  tenir  des  lan- 
gages où  l'on  ne  trouve  jamais  que  des  redites  mystiques  de  ce  qui 
a  été  cent  fois  dit  beaucoup  mieux. 

Suivant  d'autres,  dans  les  merveilles  magiques,  ce  n'est  pas  avec 
le  peuple  infini  des  êtres  immatériels  que  l'on  se  met  en  rapport, 
c'est  avec  les  forces  élémentaires  de  la  nature.  Comme  il  est  vrai 
qu'un  homme,  à  l'aide  de  procédés  divers,  peut  susciter  dans  le  sys- 
tème nerveux  d'un  autre  des  phénomènes  très  singuliers,  pourquoi 
ne  serait-il  pas  vrai  aussi  qu'une  action  analogue,  dépendant  de  la 
volonté,  s'exerçât  sur  les  animaux  qui  ont  également  un  système  ner- 
veux susceptible  d'impressions?  Pourquoi  n'irait-elJe  pas  jusqu'aux 
végétaux,  qui,  s'ils  ne  sont  pas  sensibles,  sont  du  moins  vivans? 
Pourquoi  ne  passerait- elle  pas  jusqu'aux  substances  composées, 
comme  l'être  humain,  d'oxygène  ou  d'hydrogène,  de  carbone  ou 
d'azote,  et  ayant  conséquemment  par  ce  côté  une  certaine  affinité 
avec  lui?  Pourquoi  enfin,  franchissant  toute  barrière,  ne  s'étendrait- 
elle  pas  jusqu'aux  corps  bruts,  quels  qu'ils  soient,  en  raison  d'une 
certaine  vie  universelle  qui  pénètre  tout,  c'est-à-dire  pourquoi  la  vo- 
lonté, qui,  dans  le  corps,  passe  instantanément  jusqu'au  bout  des 


872  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

doigts,  ne  passerait-elle  pas  instantanément  aux  objets  extérieurs,  et 
ne  leur  communiquerait-elle  pas  l'impulsion  et  le  mouvement?  Pour- 
quoi?... Mais  que  servirait  de  multiplier  ces  pourquoi,  qui  demeu- 
raient plausibles  jusqu'à  ce  que  l'expérience  répondît?  Si  la  volonté 
et  par  elle  le  mot  magique  ont  pouvoir,  qu'ils  le  montrent;  qu'ils 
remplacent  la  vapeur,  l'électricité,  et  tous  ces  agens  que  la  science 
abstraite  a  mis  à  la  disposition  du  travail  et  de  l'industrie.  Rien  ne  se 
meut  cependant,  et,  pour  que  le  navire  quitte  le  rivage,  il  faut  tou- 
jours que  le  vent  enfle  ses  voiles,  ou  que  la  houille  fasse  tourner  ses 
roues. 

Savoir  et  pouvoir  sont  les  deux  grands  termes  de  la  raison  collec- 
tive, dont  le  développement  progressif  fait  la  trame  de  l'histoire.  A 
l'origine  des  annales  humaines,  on  trouve  la  magie  liée  étroitement 
et  confondue  d'une  part  avec  la  science  commençante,  d'autre  part 
avec  la  maladie,  sans  qu'il  fût  possible  alors  de  faire  un  départ 
entre  les  trois.  La  magie,  comme  la  science,  cherchait  à  scruter  les 
choses  et  à  les  faire  servir  à  son  usage,  et  sans  doute  mainte  fois 
elle  a,  dans  ses  investigations,  rencontré,  comme  fit  plus  tard  l'al- 
chimie, des  phénomènes  curieux  ou  importans.  A  son  tour,  la  science, 
peu  sûre  en  sa  doctrine,  peu  riche  de  faits,  ne  refusait  pas  une  al- 
liance que  les  penseurs  de  la  Grèce  furent  les  premiers  à  oser  repous- 
ser. Enfin  la  maladie,  rêvant  conformément  à  toutes  les  croyances 
reçues,  apportait  une  confirmation  apparente  à  l'art  occulte.  Tout 
cela,  par  l'office  du  temps  révélateur  et  instructeur,  s'est  séparé  et 
distingué.  La  science,  riche  de  faits  et  assurée  en  sa  doctrine,  sait 
qu'elle  n'agit  que  par  l'intermédiaire  des  propriétés  des  choses,  pro- 
priétés où  elle  ne  pénètre  peu  à  peu  qu'en  construisant,  par  la  main 
des  générations  successives,  des  théories  abstraites  et  profondes.  La 
magie ,  isolée  de  la  science  et  à  part  de  la  maladie ,  invoquant  en 
vain  les  êtres  immatériels  de  l'espace  ou  les  forces  élémentaires  de 
la  nature,  a  des  charmes  et  des  formules,  mais  rien  qui  leur  obéisse. 
La  maladie,  qui  si  longtemps  lui  donna  certificat  d'existence,  recon- 
nue sous  les  formes  singulières  qui  la  masquaient,  ajoute  à  la  mé- 
decine une  page  que  l'histoire,  de  son  côté,  ne  doit  pas  négliger. 

É.  LiTTRÉ. 


BEAUX-ARTS 


LA  STATUE  ÉQUESTRE   DE  FRANÇOIS   PREMIER. 


La  statue  de  François  I"  placée  dans  la  cour  du  Louvre  n'est  qu'un  essai. 
Ce  qui  le  prouve  clairement,  c'est  qu'au  lieu  d'exposer  le  bronze,  l'adminis- 
tration s'est  contentée  d'exposer  le  modèle  en  plâtre.  Il  n'y  a  donc  pas  à 
se  méprendre  sur  ses  intentions  :  elle  veut  consulter  l'opinion  publique  et 
recueillir  les  voix  avant  de  donner  à  cet  ouvrage  une  forme  dispendieuse  et 
définitive.  C'est  là  une  mesure  excellente  à  laquelle  nous  devons  applaudir. 
Si  l'on  eût  adopté  ce  parti  pour  la  statue  de  Louis  XIV  de  la  place  des  Vic- 
toires, pour  le  quadrige  de  l'arc  du  Carrousel,  il  est  probable  que  les  Pari- 
siens n'auraient  pas  devant  les  yeux  ces  deux  compositions  déplorables. 

Chacun  sait  aujourd'hui  que  l'importance  de  M.  Clésinger  a  été  singuliè- 
rement exagérée.  Quelques  flatteurs  empressés  avaient  affirmé,  en  voyant 
la  Femme  piquée  par  un  serpent,  que  l'auteur  allait  renouveler  la  face  de 
son  art.  Quelques  esprits  rebelles,  pour  s'être  permis  d'en  douter  et  de  pu- 
blier leurs  doutes,  furent  traités  de  zoïles.  Cette  accusation  banale  ne  méri- 
tait pas  une  réponse,  et  le  temps  s'est  chargé  d'en  faire  justice.  L'opinion 
publique  s'est  aujourd'hui  rangée  du  côté  des  esprits  rebelles.  On  ne  con- 
teste pas  l'adresse  de  M.  Clésinger  dans  l'exécution  d'un  morceau,  mais  on 
s'accorde  à  dire  qu'il  ne  sait  ni  concevoir  ni  composer  :  c'est  une  main  ha- 
bile dirigée  par  une  intelligence  paresseuse  ou  peu  éclairée.  Je  laisse  au  lec- 
teur le  soin  de  trancher  la  question. 

En  disant  ce  que  je  pense  de  la  statue  de  François  1",  je  ne  m'expose  donc 
pas  au  reproche  de  témérité.  M.  Clésinger  ne  semble  plus  destiné  à  dégéné- 
rer la  sculpture.  Il  a  mis  à  profit  l'engouement  de  la  multitude  pour  l'exac- 
titude littérale;  le  bruit  fait  autour  de  son  nom  a  pu  l'abuser  pendant  quel- 
ques années;  les  travaux  importans  qui  lui  ont  été  conliés  devaient  le 
confirmer  dans  sa  méprise  :  aujourd'hui  sans  doute,  il  comprend  que  le 


5/Zl  REVUE   DES   DEUX.  MONDES, 

bruit  n'est  pas  précisément  la  renommée.  S'il  a  recueilli  quelques-unes  des 
paroles  échappées  aux  curieux,  il  doit  s'apercevoir  que  l'indulgence  de  quel- 
ques-uns est  combattue  par  l'étonnement  du  plus  grand  nombre.  Je  dis 
étonnement,  je  ne  dis  pas  admiration. 

Convenait-il  de  placer  une  statue  équestre  dans  la  cour  du  Louvre?  A  cet 
égard,  les  avis  sont  partagés.  Cependant,  si  au  lieu  d'écouter  l'avis  des  pas- 
sans  on  interroge  les  hommes  qui  ont  étudié  la  décoration  des  monumens, 
on  arrive  à  cette  conclusion,  qu'une  fontaine  peu  élevée  produirait  dans  cette 
cour  un  effet  plus  heureux.  La  richesse  de  l'architecture  conseille  de  renon- 
cer à  tout  ce  qui  pourrait  en  masquer  la  partie  inférieure.  Si  l'on  voulait 
absolument  une  statue,  il  eût  été  plus  sage  de  placer  la  figure  du  roi  debout 
sur  un  socle  à  hauteur  d'appui.  De  cette  manière,  le  regard  des  promeneurs 
n'aurait  rien  perdu.  Toutes  les  belles  sculptures  de  la  renaissance  qui  ornent 
la  façade  intérieure  du  côté  de  l'horloge,  contemplées  librement  comme  par 
le  passé,  auraient  gardé  leur  importance.  Maintenant,  quand  on  tourne  le 
dos  à  Saint-Germain-l'Auxerrois,  on  n'aperçoit  pas  toutes  les  merveilles  qui 
sont  pour  notre  génération  un  sujet  d'émulation  et  d'étude.  C'est  là  un  grave 
inconvénient  dont  il  faut  tenir  compte,  et  j'espère  que  l'administration,  après 
avoir  recueilli  les  voix,  c'est-à-dire  consulté  les  hommes  compétens,  réduira 
les  proportions  de  la  statue,  si  toutefois  elle  persiste  dans  le  choix  du  sujet, 
car  ce  que  je  dis  de  la  façade  intérieure  du  côté  de  l'horloge,  je  peux  le  dire 
des  trois  autres  façades  sur  la  cour,  qui  n'ont  sans  doute  pas  la  même  valeur 
comme  décoration,  mais  qui  cependant  veulent  être  vues  librement.  Qu'on 
aille  du  pont  des  Arts  à  la  rue  du  Coq,  de  la  rue  du  Coq  au  pont  des  Arts, 
du  pavillon  de  l'Horloge  à  Saint-Germiain-l'Auxerrois,  l'on  est  toujours  dés- 
agréablement surpris  en  apercevant  cette  masse  noire  qui  masque  la  partie 
inférieure  du  monument.  Ces  remarques,  faciles  à  vérifier,  engageront  sans 
doute  l'administration  à  modifier  son  premier  projet.  Elle  comprendra  que 
les  dimensions  de  cette  statue  ne  sont  pas  en  rapport  avec  l'architecture  du 
Louvre.  Si  le  rez-de-chaussée  du  monument  n'offrait  qu'une  surface  nue,  si 
l'ornementation  ne  commençait  qu'au  premier  étage,  l'inconvénient  que  je 
signale,  sans  disparaître  tout  entier,  aurait  pourtant  moins  de  gravité;  mais 
il  n'en  est  pas  ainsi.  La  sculpture  est  partout,  et  lors  même  qu'on  aurait 
devant  soi,  en  traversant  la  cour  du  Louvre,  une  œuvre  de  premier  ordre, 
le  dédommagement  ne  serait  pas  suffisant.  Tout  doit  être  subordonné  à  l'effet 
d'ensemble;  si  une  erreur  de  proportion  vient  troubler  cet  effet,  il  faut  s'em- 
presser de  la  rectifier.  La  réclamation  des  hommes  de  goût  sera  facilement 
accueillie,  puisque  le  modèle  n'est  pas  encore  fondu.  Avant  de  faire  le  moule 
destiné  à  recevoir  le  bronze,  on  pourra  réduire  le  cheval  et  le  cavalier. 

Quant  au  choix  de  la  figure,  je  ne  crois  pas  qu'il  soulève  de  sérieuses 
objections.  Il  ne  s'agit  pas  en  effet  de  savoir  si  François  i"  mérite  tous  les 
éloges  qui  lui  ont  été  prodigués,  s'il  a  donné  aux  lettres,  aux  sciences,  aux 
arts  tous  les  encouragemens  dont  parlent  ses  panég^Tistes.  Les  bûchers  allu- 
més sous  sou  règne  ne  sont  pas  précisément  un  service  rendu  à  la  philoso- 
phie; les  flammes  qui  dévoraient  les  hérétiques  projettent  sur  son  nom 
une  lueur  sinistre;  mais  quand  il  s'agit  de  décorer  un  monument,  les  récri- 
minations historiques  n'ont  pas  la  même  valeur  que  dans  un  livre  destiné 


BEAUX-ARTS.  875 

à  renseignement.  Quelque  jugement  que  l'on  prononce  sur  François  I",  et 
je  crois  qu'il  mérite  plus  d'un  reproche,  on  ne  peut  s'étonner  de  voir  son 
image  dans  la  cour  du  Louvre,  car  sous  son  règne  le  Louvre  a  reçu  de  nom- 
breux embellissemens.  Que  sous  Henri  II,  sous  Charles  IX,  les  artistes  les 
plus  habiles  de  la  renaissance  aient  travaillé  activement  à  la  décoration  du 
nouveau  palais,  personne  ne  l'ignore;  mais  le  nom  de  Henri  II  n'est  pas  po- 
pulaire, et  celui  de  Charles  IX  est  justement  flétri.  De  quelque  manière 
qu'on  explique  la  Saint-Barthélémy,  qu'on  y  voie  une  conspiration  ourdie 
depuis  longtemps,  ou  qu'on  la  traite  comme  un  caprice  sanguinaire,  comme 
une  fantaisie  du  pouvoir  absolu,  il  n'y  a  pas  un  esprit  sensé  qui  songe  à 
la  réhabiliter.  Les  petits  vers  qu'on  attribue  à  Charles  IX,  rapprochés  de 
cette  épouvantable  tragédie,  ajoutent  encore  à  l'horreur  de  son  nom.  Les 
bûchers  allumés  par  François  I"  sont  moins  connus  que  la  bataille  de  Mari- 
gnan  et  les  travaux  accomplis  au  château  de  Fontainebleau  par  les  artistes 
italiens;  je  pense  donc  que  l'image  du  vainqueur  de  Marignan  n'est  pas  dé- 
placée dans  la  cour  du  Louvre.  Malgré  mon  profond  respect  pour  le  témoi- 
gnage de  l'histoire,  je  ne  crois  pas  qu'il  faille  proscrire  sans  pitié  l'image 
de  tous  les  rois  qui  n'ont  pas  laissé  une  mémoire  pure  et  sans  tache.  Si  le 
rival  de  Charles-Quint  n'a  pas  fait  pour  la  science,  la  littérature  et  les  arts 
tout  ce  qu'il  pouvait  faire,  nous  savons  cependant  que  les  études  ont  accom- 
pli sous  sou  règne  d'éclatans  progrès,  et  c'en  est  assez  pour  expliquer,  pour 
légitimer  sa  jtrésence  dans  un  monument  qu'il  a  enrichi. 

Mais  avant  d'aborder  la  statue  de  M.  Clésinger,  je  veux  dire  quelques 
mots  d'une  autre  question  :  étant  donné  la  figure  de  François  I",  fallait-il 
représenter  le  protecteur  des  arts  ou  le  guerrier?  Le  choix  de  l'emplacement 
ne  devait-il  pas  déterminer  le  choix  du  costume?  C'est,  je  crois,  la  manière 
la  plus  simple  de  trancher  la  difficulté.  Au  Champ-de-Mars,  près  de  l'École- 
Mihtaire,  je  comprends  le  guerrier;  au  Louvre,  je  ne  comprends  que  le  pro- 
tecteur des  arts,  car  il  faut  que  la  figure  soit  en  harmonie  avec  sa  destina- 
tion. Si  le  protecteur  des  arts  convient  seul  au  Louvre,  si  le  guerrier  n'a  rien 
à  démêler  avec  le  palais  splendide  dont  le  ciseau  de  Jean  Goujon  a  fait  une 
école  de  sculpture,  nous  sommes  amené  à  dire  que  la  statue  équestre  doit 
faire  place  à  une  statue  debout.  Que  signifie  un  cheval  de  bataille  lorsqu'il 
s'agit  de  consacrer  la  mémoire  des  services  rendus  à  l'imagination,  au  sa- 
voir, par  François  I"?  Le  costume  de  cour  est  le  seul  qui  convienne.  L'ap- 
pareil militaire  ne  s'accorde  pas  avec  la  destination  de  la  figure.  Les  con- 
sidérations morales  et  les  considérations  purement  techniques  se  réunissent 
pour  recommander  le  parti  que  je  propose.  Si  ce  parti  était  adopté,  l'archi- 
tecture s'en  accommoderait,  et  le  penseur  n'aurait  rien  à  dire. 

M.  Clésinger  paraît  avoir  négligé  ou  dédaigné  toutes  les  considérations 
que  je  viens  de  présenter.  Il  a  voulu  faire  un  François  I*"  théâtral,  et  je  dois 
avouer  qu'il  a  pleinement  réussi.  Dans  la  réduction  exposée  par  M.  Barbe- 
dienne  au  palais  de  l'industrie,  le  défaut  que  je  signale  était  déjà  très  sen- 
sible; il  est  devenu  plus  manifeste  encore  dans  le  modèle  que  nous  avons 
sous  les  yeux.  Quand  il  s'agissait  d'une  statuette  destinée  à  orner  une  che- 
minée, si  les  plus  clairvoyans  savaient  à  quoi  s'en  tenir,  le  plus  grand 
nombre  pouvait  croire  que  le  s(?ulpteur  avait  ordonné  l'économie  de  sa 


876  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

composition  pour  une  grande  masse,  et  que  les  juges  les  plus  difficiles  lui 
rendraient  justice  dès  que  son  œuvre  serait  placée  dans  la  cour  du  Louvre. 
Aujourd'hui  les  promeneurs  étrangers  à  toutes  les  questions  techniques, 
éclairés  par  les  seules  lumières  du  bon  sens,  se  demandent  ce  que  signifie 
cette  statue.  Quant  à  ceux  qui  connaissent  les  monumens  de  l'art  antique 
et  ceux  de  l'art  moderne,  si  je  dois  en  juger  par  les  voix  que  j'ai  recueillies, 
ils  n'hésiteraient  pas  à  se  prononcer.  Toutefois  les  avis  qui  sont  venus  jus- 
qu'à moi  pourraient  trouver  des  contradicteurs  parmi  ceux  mêmes  qui  ont 
étudié  l'histoire  de  la  sculpture.  Je  n'entends  pas  affirmer  dès  aujourd'hui 
que  mon  opinion  soit  partagée  par  tous  les  hommes  qui  jouissent  d'une 
autorité  légitime. 

Est-ce  un  guerrier,  est-ce  un  Mécène  que  nous  avons  devant  nous?  Si  c'est 
un  guerrier,  pourquoi  donc  est-il  coifTé  d'une  toque?  Si  c'est  un  Mécène,  un 
roi  protecteur  des  arts,  pourquoi  donc  est-il  couvert  d'une  cuirasse?  Est-ce 
avec  une  toque,  le  front  découvert,  que  François  I"  affrontait  les  balles  à 
Marignan?  Est-ce  avec  une  cuirasse  qu'il  visitait,  qu'il  encourageait  les  tra- 
vaux de  Fontainebleau?  C'est  à  ces  termes  élémentaires  que  se  réduit  la 
question  posée  par  le  bon  sens.  Il  fallait  choisir  entre  l'homme  de  guerre  et 
l'homme  de  goût.  M.  Clésinger  a  voulu  tout  concilier,  et  je  crains  fort  qu'il 
n'ait  contenté  personne.  Il  n'y  a  qu'une  manière  d'exprimer  franchement 
l'impression  produite  par  son  œuvre  :  le  François  7*""  de  la  cour  du  Louvre 
appartient  à  l'Opôra-Comique  par  la  toque,  à  Franconi  par  la  cuirasse.  Ces 
mots  suffisent  à  caractériser  la  statue  dont  nous  parlons.  Ce  n'est  pas  un 
guerrier,  car  au  xvr  siècle  on  n'allait  pas  au  combat  le  visage  découvert; 
ce  n'est  pas  un  roi  protecteur  des  arts,  car,  pour  encourager  la  peinture  et 
la  sculpture,  la  cuirasse  est  au  moins  inutile.  Un  tel  attirail  de  guerre  serait 
embarrassant  et  ridicule  dans  l'ateher  de  Léonard  de  Vinci,  de  Primatice 
ou  de  Benvenuto  Cellini. 

De  quelque  côté  en  effet  qu'on  regarde  cette  statue,  on  n'aperçoit  qu'une 
figure  de  théâtre.  Qu'on  pense  au  vainqueur  de  Marignan  ou  au  roi  protec- 
teur des  arts,  on  est  également  désappointé.  Si,  pour  se  préparer  à  l'indul- 
gence, on  veut  bien  oublier  un  instant  le  personnage  qu'on  a  devant  les 
yeux,  on  n'est  guère  plus  satisfait.  Le  cavalier  n'est  pas  en  selle,  il  n'est  pas 
campé  de  façon  à  gouverner  son  cheval.  Je  n'ai  pas  la  prétention  de  me  poser 
en  homme  du  métier,  je  veux  dire  en  écuyer  ;  mais  il  suffit  d'avoir  vu  un 
dragon  à  cheval,  manœuvrant  au  Champ-de-Mars ,  pour  affirmer  que  le 
François  I"  de  M.  Clésinger  serait  désarçonné  au  premier  caprice  de  sa  mon- 
ture. La  bouche  du  coursier  ne  sent  pas  la  main  qui  le  guide;  les  cuisses  du 
cavalier  n'étreignent  pas  les  côtes;  un  bond  jetterait  à  terre,  en  un  clin 
d'œil,  l'homme  assez  inexpérimenté  pour  se  conduire  avec  une  telle  mala- 
dresse. Avec  les  pieds  en  dehors,  comment  imposer  sa  volonté  ?  Il  n'y  a  pas 
un  écolier  de  manège  qui,  après  trois  leçons,  ne  se  comporte  autrement. 
Parlerai-je  de  la  pantomime  de  François  I"?  Elle  est  plus  étrange  encore  que 
sa  tenue  à  cheval.  Le  mouvement  de  son  bras  droit  ne  se  comprend  pas,  à 
moins  qu'on  ne  consente  à  voir  dans  le  roi  un  des  virtuoses  du  Cirque. 
Pourquoi  étend-il  la  main?  Qui  donc  salue-t-il?  S'il  tenait  la  bride  entre  ses 
dents,  s'il  gouvernait  son  cheval  d'une  étreinte  puissante,  s'il  tenait  le  mous- 


BEAUX-ARTS.  »// 

quel  d'une  maiu,  l'épée  de  l'autre,  je  ne  m'étonnerais  pas;  mais  je  n'ai  de- 
vant moi  qu'un  héros  de  parade,  et  pour  m' expliquer  son  attitude,  je  suis 
obligé  de  croire  qu'il  défile  devant  le  parterre  et  va  recueillir  ses  applau- 
dissemens.  Ce  jugement  pourra  paraître  sévère  aux  admirateurs  de  M.  Clé- 
singer.  J'ai  pourtant  quelques  raisons  de  penser  qu'il  sera  bientôt  accepté. 

Le  cheval  ne  vaut  pas  mieux  que  le  cavalier,  et  ses  dimensions  ne  s'ac- 
cordent pas  avec  celles  du  roi.  Qu'on  agrandisse  un  peu  le  modèle  d'un 
cheval  de  bataille,  je  le  conçois  sans  peine  :  encore  faut-il  que  le  cavalier 
puisse  enfourcher  sa  monture.  Si  le  roi,  pour  se  mettre  en  selle,  est  obligé 
de  demander  un  escabeau,  s'il  ne  peut  mettre  le  pied  à  l'étrier  en  parlant 
du  sol,  il  est  évident  que  le  sculpteur  a  dépassé  le  but.  Or  je  crois  que  les 
plus  habiles  cavaliers  seraient  quelque  peu  embarrassés  pour  grimper  sur 
le  géant  que  M.  Clésinger  a  donné  pour  monture  à  François  I''''.  Si  nous 
prenons  la  peine  d'étudier  les  diverses  parties  du  cheval,  notre  étonnement 
redouble  à  bon  droit.  A  quelle  race  appartient-il?  Est-il  normand,  est-il 
arabe?  Bien  fin  serait  celui  qui  trancherait  cette  question.  Ni  les  naseaux, 
ni  les  orbites,  ni  le  front  ne  peuvent  servir  à  la  décider.  Les  sabots  sont 
d'une  dimension  inusitée,  pour  quelque  race  qu'on  se  prononce.  Les  lecteurs 
les  plus  assidus  du  Stud-Book,  qui  connaissent  familièrement  tous  les  signes 
généalogiques,  hésiteraient  sans  doute  devant  le  problème  que  je  leui-  pro- 
pose, et  je  suis  porté  à  croire  qu'ils  rangeraient  le  cheval  de  P'rançois  F'' 
dans  une  race  inconnue.  Ne  trouvant  en  lui  aucun  des  signes  mdiqués  par 
les  maîtres  de  la  science,  ils  renonceraient  à  le  caractériser,  et  déclineraient 
l'honneur  de  révéler  son  origine.  Il  faudrait  en  effet  être  doué  d'une  singu- 
lière témérité  pour  essayer  de  résoudre  cette  question. 

M.  Clésinger  connaît  l'Italie;  il  y  a  vécu  pendant  plusieurs  années.  Com- 
ment donc  se  fait-il  qu'il  ait  oublié  Venise  et  Padoue,  qui  possèdent  d'admi- 
rables statues  équestres?  Venise  garde  comme  un  trésor  inestimable,  comme 
une  œuvre  digne  des  meilleurs  temps,  la  statue  de  CoUeoni,  d'Andréa  Veroc- 
chio;  Padoue  vante  à  bon  droit  la  statue  de  Gatta  Melata,  placée  devant 
l'église  de  Saint-Antoine.  Je  ne  parle  pas  de  la  statue  de  Marc-Aurèle,  placée 
au  Capitole  derrière  les  trophées  de  Marins,  car  elle  ne  pourrait  fournir 
d'utiles  conseils  pour  la  statue  de  François  1".  Une  fois  résolu  à  composer 
une  statue  équestre,  M.  Clésinger  ne  devait  négliger  ni  Donatello  ni  Andréa 
Verocchio,  deux  maîtres  d'une  habileté  consommée,  qui  ont  su  faire  deux 
guerriers  solidement  étabhs  sur  leur  monture.  Ni  Gatta  Melata  ni  Colleoni 
ne  se  laisseraient  désarçonner  par  le  premier  caprice.  Fièrement  campés  sur 
la  selle,  ils  ne  redoutent  ni  bond  ni  faux  pas.  Que  leur  cheval  bronche  ou 
poursuive  sa  route  d'une  allure  paisible,  ils  n'ont  rien  à  craindre,  car  si  la 
bride  leur  échappait,  la  puissance  musculaire  de  leurs  genoux  et  de  leurs 
cuisses  leur  suffirait  pour  dompter  l'indocilité  de  leur  monture.  A  défaut 
de  Venise  et  de  Padoue,  de  Colleoni  et  de  Gatta  Melata,  nous  avons  sous  les 
yeux  les  cavaliers  du  Parthénon.  C'est  plus  qu'il  n'en  faut  pour  reconnaître 
et  pour  signaler  les  défauts  de  l'œuvre  conçue  par  M.  Clésinger.  Ces  cava- 
liers ne  ressemblent  guère  par  leur  attitude  au  roi  placé  dans  la  cour  du 
Louvre.  Tous  les  monumens  justement  célèbres  de  l'art  antique  et  de  l'art 
moderne  se  réunissent  donc  pour  condamner  la  statue  soumise  au  contrôle 
de  l'opinion  publique. 


878  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

Quoique  je  sois  profondément  convaincu  de  l'inopportunité  d'une  statue 
équestre  dans  la  cour  du  Louvre,  et  j'ai  dit  pourquoi,  j'aurais  accueilli  sans 
déplaisir  une  œuvre  de  ce  genre,  si  elle  eût  été  conçue  et  composée  avec 
simplicité.  Dans  le  François  /""  de  M.  Clésinger,  je  ne  trouve  rien  de  pareil: 
cheval  et  cavalier  ne  conviennent  qu'au  théâtre;  je  ne  vois  là  rien  de  mo- 
numental. La  toque  a  plus  d'importance  que  la  tête  du  cavalier,  le  harnais 
a  plus  d'importance  que  le  cheval.  La  queue,  relevée  pour  une  raison  que 
j'ignore,  ofire  une  ligne  des  plus  malheureuses.  Le  portrait  de  Titien,  que 
nous  avons  au  Louvre,  admirable  comme  peinture,  ne  donne  pas  de  Fran- 
çois I^""  une  idée  très  avantageuse;  il  exprime  la  luxure,  la  gourmandise,  et 
révèle  une  intelligence  très  modestement  développée.  11  me  semble  cependant 
que  le  statuaire  pouvait  tirer  parti  de  ce  portrait  eu  le  iïiodifiant  légère- 
ment. Personne  n'eût  songé  à  l'accuser  d'infidélité  en  voyant  le  front  s'avan- 
cer au  lieu  de  fuir,  comme  dans  le  portrait  vénitien,  les  pommettes  moins 
saillantes,  les  lèvres  un  peu  moins  épaisses.  On  aurait  accepté  sans  répu- 
gnance ces  corrections,  que  réclamait  la  sculpture  monumentale.  La  gour- 
mandise et  la  luxure  ne  sont  pas  les  traits  caractéristiques  d'un  Mécène,  et 
puisqu'il  s'agissait  d'un  roi  protecteur  des  arts,  parmi  les  visiteurs  les  plus 
assidus  de  la  galerie  du  Louvre,  il  ne  s'en  fût  pas  trouvé  un  seul  pour  repro- 
cher à  M.  Clésinger  la  faiblesse  de  sa  mémoire.  11  a  copié  servilement,  et 
pourtant  inexactement,  le  portrait  de  Titien.  Il  nous  a  donné  une  tète  de 
Faune  qui  s'accorde  assez  mal  avec  la  destination  du  modèle. 

11  est  donc  permis  d'affirmer  que  M.  Clésinger  a  complètement  oubhé  ou 
méconnu  le  but  qui  lui  était  assigné.  Il  s'agissait  d'une  sculpture  monu- 
mentale destinée  à  retracer  l'image  d'un  roi  protecteur  des  arts  :  qu'a-t-il 
fait?  que  nous  a-t-il  donné?  A  cet  égard,  les  avis  ne  sont  pas  partagés.  Le 
François  1"  exposé  dans  la  cour  du  Louvre  ne  satisfait  à  aucune  des  con- 
ditions du  programme.  Je  ne  veux  pas  rappeler  toutes  les  conjectures  plus 
ou  moins  hasardées  auxquelles  a  donné  lieu  cette  étrange  statue.  Ce  serait 
traiter  d'une  manière  trop  légère  un  sujet  grave.  Que  des  esprits  enclins 
à  la  raillerie  aient  vu  et  s'obstinent  à  voir  dans  l'œuvre  de  M.  Clésinger 
l'image  non  pas  de  François  I",  mais  du  héros  de  Cervantes,  je  n'ai  pas  à 
m'en  inquiéter.  Je  ne  veux  pas  introduire  dans  la  discussion  des  élémens 
que  la  raison  doit  répudier.  Qu'ils  s'étonnent  de  ne  pas  trouver  Sancho  près 
de  son  maître,  c'est  un  regret  que  je  ne  puis  accueillir.  Sans  recourir  à  de 
tels  argumens,  il  est  facile  de  démontrer  que  la  statue  de  François  I"  ne 
répond  pas  à  sa  destination.  Non-seulement  en  efi"et  la  toque  ne  s'accorde 
pas  avec  la  cuirasse,  mais  lors  même  qu'on  accepterait  sans  répugnance  le 
costume  singulier,  à  demi  pacifique,  à  demi  guerrier,  qu'il  a  plu  à  l'auteur 
d'inventer,  on  aurait  encore  le  droit  de  lui  demander  pourquoi,  au  lieu  de 
laisser  le  cheval  au  repos,  comme  l'exige  impérieusement  la  sculpture  mo- 
numentale, comme  le  bon  sens  le  conseille,  il  a  imaginé  un  mouvement  qui 
inquiète  le  spectateur.  Le  cheval  se  cabre,  et  comme  le  cavalier  est  assez 
mal  assis,  comme  il  n'est  pas  maître  de  sa  monture,  on  craint  à  chaque 
instant  de  le  voir  désarçonné.  Si  M.  Clésinger  eût  pris  la  peine  de  consulter 
les  monumens  de  son  art  qui  font  autorité  en  pareille  matière,  il  aurait 
compris  que  la  sculpture  monumentale  ne  s'accommode  pas  de  ces  mouvc- 
mens  désordonnés.  Dans  une  statue  équestre,  il  ne  s'agit  pas  de  représenter 


BEAUX-AKTS.  879 

une  action,  mais  un  personnage.  Tout  ce  qui  excède  cette  dernière  limite 
doit  être  condamné  sans  hésitation.  Qu'ayant  à  retracer  la  victoire  de  Mari- 
gnan  ou  la  défaite  de  Pavie,  M.  Clésinger  lance  au  galop  le  cheval  de  Fran- 
çois V',  personne  ne  se  plaindra,  personne  n'aura  le  d'-oit  de  se  plaindre; 
mais  une  ligure  isolée  n'est  pas  soumise  aux  mêmes  conditions  qu'une 
figure  engagée  dans  une  action  militaire.  A  la  première  l'immobilité,  à  la 
seconde  le  mouvement.  Pour  sentir  l'opportunité  de  cette  distinction,  il 
n'est  pas  nécessaire  de  réfléchir  longtemps,  il  suffit  de  se  demander  la  des- 
tination de  l'œuvre  soumise  au  contrôle  public.  Que  le  statuaire  enflamme 
le  regard  de  son  modèle,  qu'il  donne  à  son  attitude  une  expression  guer- 
rière, c'est  son  droit;  qu'il  n'essaie  pas  de  concevoir  le  personnage  comme  il 
pourrait  le  faire  dans  un  bas-relief,  car  dans  cette  tentative  réprouvée  par 
le  goût,  il  est  sûr  d'échouer.  Un  mouvement  qui  ne  rencontre  aucune  résis- 
tance, un  mouvement  qui  ne  s'explique  par  la  présence  d'aucun  adversaire 
est  un  mouvement  inutile.  M.  Clésinger,  obéissant  à  l'opinion  vulgaire  qui 
ne  connaît  pas  la  vie  sans  mouvement,  a  fait  un  cheval  qui  se  cabre,  et,  ce 
qui  est  plus  grave,  un  cheval  qui  se  cabre  sous  un  cavalier  inhabile. 

Malheureusement  les  statues  équestres  que  nous  possédons  à  Paris  ne 
valent  guère  mieux  que  la  statue  de  François  P''.  La  statue  de  Louis  XUl, 
commencée  par  Dupaty  et  achevée  par  Roman,  se  dérobe  par  le  ridicule  à 
toute  discussion.  Le  tronc  d'arbre  placé  sous  le  ventre  du  cheval  pour 
l'étayer  est  à  coup  sûr  une  des  conceptions  les  plus  singulières  que  l'on 
puisse  rêver.  Les  paisibles  habitans  de  la  Place-Royale  ont  perdu  depuis 
longtemps  l'habitude  d'en  rire,  et  je  suis  loin  de  blâmer  leur  indifférence. 
La  statue  de  Louis  XIY,  condamnée  par  le  bon  sens  de  tous  ceux  qui  ont 
pris  la  peine  de  la  regarder,  peut  être  citée  comme  une  des  œuvres  les  plus 
absurdes  de  la  sculpture  moderne.  La  statue  de  Henri  IV  quoique  très  su- 
périeure aux  statues  de  Louis  XIII  et  de  Louis  XIV,  ne  mérite  cependant 
pas  de  grands  éloges.  Si  Lemot  a  mieux  fait  que  Dupaty  et  Bosio,  il  n'a  pas 
montré  une  bien  grande  habileté.  La  construction  du  cheval  ne  révèle  pas 
des  études  bien  profondes.  11  y  a,  dans  toutes  les  parties  qui  présentent  une 
difficulté  à  résoudre,  une  mollesse  d'exécution  que  je  prendrais  volontiers 
pour  une  ruse.  On  dirait  que  Lemot,  ne  sachant  comment  indiquer  la  forme 
vraie  du  cheval  qu'il  a  voulu  modeler,  n'achève  pas  sa  tâche  pour  échap- 
per au  reproche  des  spectateurs  trop  sévères.  11  faut  du  mohis  lui  rendre 
cette  justice,  qu'il  n'a  pas  lancé  au  galop  la  monture  de  Henri  IV.  Le  roi, 
tête  nue,  quoique  vêtu  en  guerrier,  respire  une  majesté  calme;  en  un  mot, 
si  l'auteur  n'a  pas  réalisé  pleinement  le  programme  qui  lui  était  donné,  il 
faut  reconnaître  qu'il  l'a  compris,  et  qu'il  a  fait  de  son  mieux  pour  contenter 
ses  juges. 

M.  Clésinger  n'a  pas  suivi  l'exemple  de  Lemot.  Il  a  voulu  faire  quelque 
chose  d'extraordinaire,  quelque  chose  qui  fût  sans  précédent,  et  j'avoue 
sans  hésiter  qu'il  a  réussi.  La  statue  de  François  i"  est  une  œuvre  inatten- 
due, qui  n'a  pas  dans  le  passé  de  termes  de  comparaison.  La  réunion  d'une 
toque  et  d'une  cuirasse  est  une  invention  hardie  qui  doit  satisfaire  les  amis 
de  l'imprévu.  Un  esprit  timide,  soumis  docilement  aux  traditions  consa- 
crées, ne  se  fût  jamais  avisé  de  tenter  cette  réunion.  L'étonnement  des 
spectateurs  a  dépassé  toutes  les  espérances  du  statuaire.  Son  œuvre  est  à 


880  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

bon  droit  considérée  comme  une  témérité,  sinon  des  plus  heureuses,  au 
moins  des  plus  singulières.  11  a  fait  certainement  ce  que  personne  n'avait 
fait  avant  lui.  Reste  à  savoir  si  c'est  là  le  but  que  l'art  doit  se  proposer.  Que 
l'invention  soit  le  premier  devoir  de  tous  ceux  qui  veulent  émouvoir  et 
charmer,  je  l'ai  toujours  pensé  ;  qu'il  soit  permis  d'inventer  sans  tenir 
compte -de  la  destination  assignée  à  l'œuvre  qu'on  exécute,  je  l'ai  toujours 
nié,  et  je  crois  que  mon  avis  trouvera  de  nombreux  approbateurs.  Si  je  me 
trompe,  j'ai  du  moins  pour  moi  la  Grèce  et  l'Italie,  dont  l'autorité  n'est  pas 
sans  quelque  poids  en  pareille  matière.  Je  n'ai  pas  la  prétention  de  résoudre 
par  moi-même  tous  les  problèmes  qui  relèvent  du  goût,  mais  une  telle  au- 
torité me  confirme  dans  mon  opinion. 

A  quoi  bon  invoquer  le  témoignage  du  passé?  M.  Clésinger  ne  s'en  in- 
quiète guère,  et  ceux  qui  l'admirent  partagent  à  cet  égard  son  indilTérence. 
Il  y  a  aujourd'hui  parmi  les  sculpteurs,  comme  parmi  les  peintres,  une 
classe  nombreuse  d'esprits  étourdis  par  la  louange,  égarés  par  l'orgueil,  qui 
croient  de  bonne  foi  avoir  découvert  le  secret  de  leur  profession,  et  qui 
parlent  du  passé  avec  un  dédain  très  sincère.  Ces  hardis  inventeurs,  qui  se 
prennent  au  sérieux,  n'écoutent  jamais  sans  sourire  l'éloge  de  l'art  grec  ou 
romain.  C'est  à  peine  si  la  renaissance  trouve  grâce  à  leurs  yeux.  Les  révé- 
lations de  leurs  panégyristes  nous  ont  édifiés  sur  la  valeur  de  cetti'  merveil- 
leuse découverte.  Il  s'agit  tout  simplement  de  copier  ce  qu'on  voit,  rien  de 
moins,  rien  de  plus.  C'est  une  recette  souveraine  pour  éblouir  ses  contem- 
porains et  transmettre  son  nom  à  la  postérité  la  plus  reculée.  Les  anciens 
ont  fait  fausse  route.  Comment  en  douter?  On  chercherait  vainement  dans 
leurs  œuvres  la  copie  exacte  du  modèle  vivant.  Ils  n'avaient  pas  deviné  le 
grand  secret  qui  fait  tant  de  bruit  de  nos  jours;  ils  croyaient  ingénument  à 
la  nécessité  d'inventer;  ils  ne  pensaient  pas  que  le  travail  du  statuaire  ou 
du  peintre  dût  se  réduire  à  copier  ce  que  l'œil  a  vu.  Ils  s'imposaient  une 
tâche  plus  difficile,  et  pour  eux  l'habileté  de  la  main  n'était  pas  le  terme 
suprême.  Ils  se  trompaient,  la  chose  est  aujourd'hui  démontrée;  il  ne  faut 
ni  s'en  étonner,  ni  leur  en  vouloir.  A  l'époque  où  ils  vivaient,  l'intelli- 
gence humaine  n'était  pas  assez  puissante  pour  poser  nettement  le  problème 
résolu  sous  nos  yeux.  Ils  méritent  l'indulgence,  et  se  montrer  sévère  serait 
méconnaître  l'action  du  temps  sur  le  développement  des  idées.  En  sculpture 
et  en  peinture,  il  est  désormais  avéré  qu'il  s'agit  d'imiter  la  nature.  Plus 
l'imitation  sera  fidèle,  plus  la  gloire  sera  grande.  Quiconque  se  permettra 
de  rêver  quelque  chose  au-delà  de  l'imitation  sera  déclaré  aveugle,  inintel- 
ligent, incapable  de  se  prononcer  sur  les  qualités  ou  les  défauts  d'une  figure 
peinte  ou  modelée.  Cette  doctrine,  malgré  les  nombreux  adeptes  qu'elle  a 
déjà  recrutés,  n'a  pas  encore  imposé  silence  à  toutes  les  objections,  mais 
elle  grandit,  elle  s'affermit  de  jour  en  jour,  et  bientôt  il  ne  sera  plus  permis 
d'en  parler  qu'avec  un  profond  respect.  En  attendant  qu'elle  soit  déclarée 
infaillible,  nous  croyons  utile  de  l'appliquer  dans  toute  sa  rigueur  à  ceux 
mêmes  qui  la  préconisent.  Plus  tard,  il  serait  trop  tard.  Dès  qu'elle  sera  pro- 
clamée supérieure  et  antérieure  à  toute  discussion,  l'épreuve  de  l'application 
ne  sera  plus  de  mise.  Les  adeptes  de  bonne  foi  feront  la  sourde  oreille;  ils  se 
croiront  en  possession  de  la  vérité,  et  ne  voudront  écouter  personne. 

Je  veux  donc  bien  admettre  pour  un  instant  que  la  tâche  des  peintres  et 


TÎEAUX-ARTS.  881 

des  sculpteurs  se  réduit  à  Fimitation  de  la  nature,  et  je  demande  si  51.  Clé- 
sing-er,  en  modelant  la  statue  de  François  1",  a  réalisé  cette  condition  unique 
et  suprême.  Qu'on  me  prouve  qu'il  a  t'ait  un  vrai  cavalier,  un  vrai  cheval, 
et  je  me  résigne  à  l'admiration.  Malgré  mes  vieux  scrupules,  malgré  la  part 
que  j'ai  toujours  attribuée  à  l'invention  dans  les  arts  du  dessin,  je  consen- 
tirai à  voir  dans  l'auteur  de  cette  statue  un  maître  habile,  digne  de  l'atten- 
tion et  des  encouragemens  non-seulement  de  la  France,  mais  de  l'Europe 
entière.  Si  l'on  vient  me  dire  que  l'Allemagne  et  l'Angleterre  se  dijpulent  son 
ciseau,  je  ne  m'en  étonnerai  pas;  que  l'Italie  regrette  amèrement  de  ne  pas 
le  compter  au  nombre  de  ses  enfans,  je  compatirai  à  sa  douleur.  Mais  qui 
oserait  affirmer  la  vérité  du  cavalier,  la  vérité  du  cheval?  Parmi  les  specta- 
teurs étrangers  aux  querelles  d'école,  qui  n'ont  jamais  songé  à  prendre  parti 
pour  l'nivention  ou  pour  l'imitation,  impartiaux  et  désintéressés  par  consé- 
quent, les  uns  trouvent  que  le  cavalier  n'est  pas  en  selle,  qu'il  n'a  pas  son 
cheval  dans  la  main;  les  autres,  que  le  cheval  n'est  pas  possible,  que  l'avant- 
train  et  l'arrière-train  ne  s'accordent  pas,  que  les  cuisses  sont  trop  grosses 
pour  les  épaules.  En  examinant  froidement  la  valeur  de  ces  reproches,  on 
arrive  à  reconnaître  qu'ils  ne  sont  pas  dépourvus  de  fondement.  Ainsi 
M.  Clésinger  est  condamné  par  la  doctrine  même  qu'il  professe.  S'il  faut  en 
-croire  ses  admirateurs,  et  je  les  tiens  pour  bien  informés,  il  n'a  rien  tenté, 
rien  voulu  au-delà  de  l'imitation.  A-t-il  réussi  dans  l'accomplissement  de 
son  projet?  Si  je  consulte  l'impression  produite  par  son  œuvre,  je  suis  obligé 
de  dire  non.  Comme  je  le  juge  au  nom  du  principe  qu'il  a  posé,  auquel  il 
attribue  le  mérite  de  la  nouveauté,  il  aurait  mauvaise  grâce  à  se  plaindre. 
Pour  blâmer  sa  statue,  j'ai  consenti  à  négliger  les  exemples  fournis  par  l'an- 
tiquité; la  nature  seule  m'a  servi  de  guide.  Je  ne  cherchais  dans  la  statue 
de  François  I"  que  Fexactitude,  la  fidélité  scrupuleuse  de  Fimitation.  Mon 
espérance  déçue,  faut-il  s'étonner  que  mon  désappointement  se  traduise  en 
paroles  sévères?  J'ai  bien  voulu,  pour  estimer  l'œuvre  nouvelle  de  M.  Clésin- 
ger, me  placer  à  son  point  de  vue,  et  faire  abstraction  d'une  doctrnie  qui 
n'est  pas  la  sienne  et  que  je  crois  vraie.  Cette  seconde  épreuve  n'a  pas  été 
pour  lui  plus  heureuse  que  la  première. 

Mais,  diront  les  iiartisans  exclusifs  de  l'imitation,  lors  même  que  vous 
auriez  démontré  l'infidélité  que  vous  affirmez  et  qui  ne  frappe  pas  nos 
yeux,  auriez-vous  réfuté  la  doctrine  que  nous  soutenons?  L'auteur  de  cette 
statue,  que  vous  épluchez  avec  tant  d'obstination,  n'a  pas  fait  tout  ca  qu'il 
voulait,  tout  ce  qu'il  espérait  faire  :  est-ce  une  raison  pour  condamner  en 
même  temps  son  œuvre  et  son  espérance?  Lors  même  que  le  premier  point 
vous  serait  acquis,  sur  le  second  la  discussion  resterait  ouverte.  —  Et  cette 
réponse  n'est  pas  une  pure  invention.  L'argument  n'est  pas  imaginé  pour 
les  besoins  de  la  cause.  Eh  bien!  je  dis  que  les  épreuves,  en  se  multi- 
I)liant,  ne  laisseront  aucun  doute  sur  la  puérilité  de  la  doctrine  que  je  com- 
bats. La  main  la  plus  habile  ne  remplacera  jamais  le  travail  de  la  pen- 
sée. Quand  l'artiste,  en  face  de  la  nature,  comprend  qu'il  ne  peut  lutter 
avec  elle,  qu'il  doit  renoncer  à  la  copier  littéralement,  quand  il  profite  du 
témoignage  de  ses  yeux  en  y  ajoutant  les  fruits  de  la  méditation,  —  si  la 
tâche  qu'il  se  propose  est  difficile,  elle  n'est  pas  au-dessus  de  ses  forces.  S'il 

TOME    I.  56 


882  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  comprend  pas  l'inégalité  de  la  lutte,  sa  défaite  est  certaine.  Lors  même 
que  son  reg-ard  atteindrait  tous  les  élémens  de  la  vérité,  ce  qui  lui  est  re- 
fusé, comme  il  ne  dispose  pas  des  mêmes  moyens  que  la  nalure,  il  serait 
vaincu.  Ainsi,  quand  on  arriverait  à  prouver  que  dans  la  statue  de  M.  Clé- 
singer  ni  le  cavalier  ni  le  cheval  ne  laissent  rien  à  désirer  sous  le  rapport 
de  Texactitude,  il  resterait  à  prouver  que  l'œuvre  est  belle,  qu'elle  intéresse, 
qu'elle  dit  quelque  chose  à  la  pensée. 

Les  défauts  que  j'ai  signalés  dans  la  statue  de  François  P'',  et  qui  frap- 
pent tous  les  yeux,  ne  doivent  pas  surprendre  ceux  qui  ont  suivi  avec 
attention  les  travaux  de  M.  Clésinger.  Lorsqu'il  a  voulu  aborder  la  sculpture 
religieuse,  les  admirateurs  les  plus  empressés,  les  plus  sincères  de  la  Femme 
piquée  par  un  serpent  ont  reconnu  que  son  talent  n'était  pas  à  la  hauteur 
d'une  pareille  tentative,  et  n'ont  pas  même  essayé  de  le  défendre.  C'était  en 
effet  le  parti  le  plus  sage.  Quelques-uns  de  ses  bustes  ont  réuni  d'assez 
nombreux  suffrages,  je  dois  même  reconnaître  que  parmi  les  gens  du  monde 
ils  ont  passé  pour  de  véritables  chefs-d'œuvre.  Malheureusement  pour  l'au- 
teur, quelques  amis  imprudens  ont  prononcé  le  nom  de  Coustou,  et  les 
hommes  familiarisés  avec  l'histoire  de  la  sculpture  française  ont  dû  repous- 
ser cette  étrange  comparaison.  Les  femmes  de  Nicolas  Coustou,  placées 
devant  le  château  des  Tuileries,  n'ont  rien  de  commun  avec  les  bustes  de 
M.  Clésinger.  11  y  a  dans  ces  figures  une  élégance  qu'il  n'atteindra  jamais, 
si  nous  devons  juger  de  son  avenir  par  son  passé.  11  ne  faut  pas  s'abuser  en 
effet  sur  le  mérite  de  res  bustes  si  vantés.  Dépouillés  de  la  couche  légère  de 
stéarine  qui  les  recouvre,  ils  auraient  bientôt  perdu  la  meilleure  partie  de 
leur  charme.  Tout  ce  qu'on  peut  louer  dans  ces  œuvres  trop  prônées,  c'est 
une  certaine  habileté  de  ciseau.  Quant  à  l'expression  des  physionomies,  elle 
n'a  rien  qui  excite  l'attention.  Rapprocher  M.  Clésinger  de  Nicolas  Coustou, 
c'est,  là  en  vérité  un  étrange  caprice.  Pour  imaginer  une  telle  comparaison, 
il  faut  compter  singulièrement  sur  l'ignorance  des  lecteurs.  Quoique  les 
développemens  de  l'art  français  depuis  la  renaissance  jusqu'à  nos  jours  ne 
fassent  pas  partie  de  l'enseignement  ordinaire  de  nos  écoles,  un  tel  juge- 
ment devait  rencontrer  des  contradicteurs. 

Insuffisant  dans  la  sculpture  religieuse,  prosaïque  dans  la  représentation 
du  masque  humain,  comment  M.  Clésinger  s'est-il  trouvé  chargé  d'un  tra- 
vail aussi  important  que  la  statue  de  François  1"  Je  ne  veux  pas  accuser 
légèrement  ceux  qui  distribuent  les  commandes  :  je  ne  m'étoime  pas  qu'ils 
aient  songé  à  l'auteur  de  la  Femme  piquée  par  un  serpent,  car  cette  figure, 
malgré  les  objections  très  légitimes  qu'elle  a  soulevées,  garde  encore  au- 
jourd'hui une  véritable  popularité.  11  sera  toujours  difficile  de  contenter 
tout  le  monde,  et  si  le  choix  de  M.  Clésinger  ne  s'accorde  pas  avec  ses  anté- 
cédens,  sévèrement  estimés,  je  reconnais  sans  hésiter  que  pour  bien  des 
gens  c'était  un  acte  de  justice.  En  apprenant  cette  heureuse  nouvelle,  ses 
amis  nous  promettaient  merveille  :  nous  allions  donc  avoir  enfin  un  ou- 
vrage original;  la  sculpture  allait  se  dégager  de  la  routine.  Si  quelques 
incrédules  secouaient  la  tête  en  écoutant  ces  magnifiques  promesses,  on  les 
accusait  de  ne  pas  encourager  les  talens  nouveaux,  de  suivre  aveuglément 
les  doctrines  académiques.  Aujourd'hui  les  incrédules  n'ont  pas  besoin  de 


BEAUX-ARTS.  883 

se  justifier  :  la  statue  placée  dans  la  cour  du  Louvre  suffît  à  leur  défense. 
Quel  argument  pourraient-ils  invoquer  qui  ne  demeurât  au-dessous  de  ce 
plaidoyer?  L'aptitude  de  M.  Clésintrer  pour  la  sculpture  monumentale  est 
aujourd'hui  appréciée  par  des  milliers  de  spectateurs.  A  cet  égard,  toute  dis- 
cussion serait  désormais  superflue. 

Quelque  singulier  que  puisse  paraître  le  choix  de  l'artiste  en  présence  de 
l'œuvre  qu'il  nous  a  donnée,  il  ne  faut  pas  oublier  qu'avant  l'épreuve  déci- 
sive qui  vient  de  dessiller  les  yeux,  il  passait  pour  très  capable.  C'est  donc 
à  lui-même  que  le  public  doit  s'en  prendre;  il  recueille  aujourd'hui  le  prix 
de  son  engouement.  S'il  n'avait  pas  loué  sans  réserve  une  figure  qui  n'avait 
d'autre  mérite  que  l'exactitude  littérale,  il  n'aurait  pas  devant  lui  une  sta- 
tue vulgaire,  dont  personne  ne  comprend  la  composition.  La  sculpture  mo- 
numentale exige  impérieusement  des  facultés  d'une  nature  toute  spéciale. 
Pour  l'accomplissement  d'une  pareille  tâche,  l'habileté  de  la  main  ne  suffit 
pas.  Il  ne  faut  pas  seulement  posséder  une  intelligence  étendue,  il  faut  en- 
core avoir  le  goût  de  la  méditation.  Or,  je  le  demande  à  tous  les  hommes 
de  bonne  foi,  la  Femme  piquée  par  un  serpent  pouvait-elle  être  acceptée 
comme  un  gage  suffisant?  Ceux  qui  ont  accueilli  avec  joie  la  nouvelle  d'une 
statue  équestre  commandée  à  M.  Clésinger  le  croyaient  sans  doute;  ils  doi- 
vent maintenant  savoir  à  quoi  s'en  tenir. 

Pour  concevoir,  pour  exécuter  la  figure  à  laquelle  M.  Clésinger  doit  sa 
popularité,  la  méditation  est  parfaitement  superflue.  De  quelque  manière 
qu'on  l'envisage,  il  est  impossible  d'y  découvrir  l'ombre  même  d'une  pen- 
sée. Et  si  l'on  veut  prendre  l'auteur  au  mot,  si  l'on  cherche  dans  son  œuvre 
l'expression  de  la  douleur,  on  est  obligé  de  lui  donner  tort,  car  la  figure 
entière,  empreinte  d'un  caractère  lascif,  ne  laisse  pas  deviner  la  plus  légère 
souffrance.  Il  est  évident  qu'elle  n'avait  pas  de  nom  avant  d'être  ache- 
vée, c'est-à-dire,  en  d'autres  termes,  que  rintelligence  n'a  rien  à  démêler 
avec  cet  ouvrage.  Or,  quand  il  s'agit  de  représenter  un  personnage  histo- 
rique, l'intelligence  est  une  mise  de  fonds  de  première  nécessité.  Le  manie- 
ment de  l'ébauchoir,  dont  je  ne  méconnais  pas  l'importance,  ne  satisfait 
qu'à  demi  aux  exigences  du  programme.  Les  admirateurs  de  M.  Clésinger 
vantent  beaucoup  la  prestesse  de  son  exécution  :  c'est  sans  doute  un  avan- 
tage toutes  les  fois  que  la  prestesse  se  trouve  réunie  à  la  perfection  de  la 
forme.  Si  l'œuvre  est  imparfaite  ou  vulgaire,  n'est-ce  pas  le  cas  de  se  rap- 
peler la  parole  d'Alceste  avant  d'écouter  le  sonnet  d'Oronte?  En  sculpture 
comme  en  poésie,  le  temps  ne  fait  rien  à  l'affaire.  Ou  viendrait  me  dire 
que  la  statue  de  François  I"  a  été  modelée  en  six  semaines,  cette  nouvelle 
ne  me  rendrait  pas  plus  indulgent.  Peut-être  fallait-il  une  année  de  travail 
pour  atteindre  le  but  désigné;  les  hommes  du  métier  peuvent  seuls  décider 
celte  question,  qui  n'intéresse  pas  le  public.  L'œuvre  est-elle  bonne?  répond- 
elle  à  sa  destination?  Voilà  ce  qui  l'inquiète.  Si,  pour  justifier  l'échec  de 
l'auteur,  on  nous  affirme  qu'il  a  improvisé  la  statue  de  François  I",  cet 
argument  restera  pour  nous  sans  valeur.  Je  n'admets  pas  même  qu'on  soit 
reçu  à  le  produire  pour  défendre  un  mauvais  sonnet  écrit  sur  un  album;  à 
plus  forte  raison,  je  dois  l'écarter  lorsqu'il  s'agit  de  sculpture  monumentale. 
Improvisée  ou  non,  la  statue  de  François  I"  ne  soutient  pas  l'examen,  et  si 


88/i  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'on  se  décidait  à  la  couler  en  bronze,  je  crois  qu'on  ne  tarderait  pas  à  s'en 
repentir.  ]Mal,tj;ré  les  dépenses  déjà  faites,  il  est  encore  temps  d'aviser,  et 
j'espère  qu'on  n'ira  pas  plus  loin. 

En  face  de  cette  statue,  qui  obtient  une  iraprobation  unanime,  une  ques- 
tion se  présente  que  je  ne  puis  éluder,  et  qui  n'est  pas  facile  à  résoudre  : 
d'après  quels  principes  l'administration  doit-elle  se  décider  lorsqu'il  s'agit 
de  choisir  un  sculpteur  ou  un  peintre  pour  l'exécution  d'un  travail  impor- 
tant? En  appelant  M.  Clésinger,  il  est  hors  de  doute  qu'elle  s"est  trompée. 
Cependant  il  est  certain  que  son  choix  s'explique  par  la  popularité  du  nom 
qu'elle  avait  préféré.  Comment  à  l'avenir  liourra-t-elle  se  mettre  à  l'abri  de 
pareilles  déceptions?  Bien  habile  serait  celui  qui  lui  donnerait  une  recette 
infaillible  pour  prévenir  tout  mécompte.  Il  y  a  pourtant  quelques  précau- 
tions à  prendre  qui  réduisent  le  nombre  des  chances  malheureuses.  Je  n'en- 
tends pas  supprimer  les  recommandations  :  quelle  que  soit  la  forme  du 
gouvernement,  les  recommandations  interviendront  toujours;  mais  je  vou- 
drais que  les  bureaux  qui  distribuent  les  travaux  fussent  défendus  contre 
l'action  dangereuse  des  apostilles,  je  voudrais  qu'ils  s'entourassent  de  con- 
seils désintéressés.  Quand  il  s'agit  d'un  monument  qui  doit  attester  aux 
générations  futures  le  bon  goût  ou  le  goût  dépravé  de  notre  temps,  la  pru- 
dence n'est  pas  superflue.  Eu  pareil  cas,  l'administration,  au  lieu  d'écouter 
docilement  l'opinion  populaire,  doit  s'imposer  le  devoir  de  la  contrôler,  car 
ceux  qui  ont  accepté,  qui  ont  suivi  aveuglément  cette  opinion,  sont  les 
premiers  à  se  plalndi-p,  quand  l'administration  est  déçue  dans  son  espé- 
rance. Délivrés  tout  à  coup  de  leur  engouement,  ils  dédaignent  ce  qu'ils 
ont  adoré,  comme  ils  adoreront  demain  ce  qu'ils  dédaignent  aujourd'hui. 
L'administration,  en  raison  même  des  fonctions  qui  lui  sont  dévolues,  doit 
dominer  cette  inconstance  de  l'opinion  populaire.  11  faut  qu'elle  étudie  par 
elle-même  ou  qu'elle  fasse  étudier  par  des  hommes  spéciaux  les  transfor- 
mations, les  défaillances,  les  déviations,  les  progrès  de  la  sculpture  et  de  la 
peinture,  afin  de  choisir,  le  cas  échéant,  des  artistes  capables  de  justifier  la 
confiance  ou  de  mériter  l'approbation  publique.  Je  ne  propose  pas  de  réta- 
blir le  concours,  je  sais  trop  bien  que  cette  méthode  a  trompé  l'espérance 
de  ses  plus  fervens  approbateurs  :  c'est  au  concours  que  nous  devons  le 
fronton  de  la  Mideleine  et  le  tombeau  de  Napoléon;  sans  le  concours,  nous 
aurions  x>eut-ètre  évité  MM.  Lemaire  et  Visconti.  La  mesure  que  j'indique 
n'est  pas  d'une  application  aussi  diflicile  qu'on  pourrait  le  croire.  Il  suffirait 
de  consulter  ceux  qui  connaissent  les  antécédens  des  peintres  et  des  sculp- 
teurs de  notre  temps,  et  d'estimer  l'aptitude  des  artistes  pour  un  travail 
projeté  d'après  les  œuvres  qu'ils  ont  déjà  soumises  au  contrôle  de  l'opinion. 
La  plus  sûre  manière  de  prévenir  les  recommandations,  ou  du  moins  d'en 
atténuer  le  danger,  serait  de  ne  pas  révéler  le  nom  des  conseillers  dont  on 
réclamerait  l'assistance.  Il  serait  impossible  d'éviter  les  indiscrétions,  je  ne 
rignore  pas;  cependant  j'aime  à  penser  qu'en  suivant  cette  méthode  on 
arriverait  à  décorer  Paris  de  monumens  plus  heureusement  conçus,  plus 
habilement  exécutés  que  la  statue  de  François  r*".  Je  ne  considère  pas  l'im- 
partiaUté  en  pareille  matière  comme  un  rêve  d'enfant.  Sans  prétendre  à  la 
sagacité  souveraine  de  Salomon,  l'administration  peut  choisir  des  hommes 


BEAUX-ARTS.  885 

dont  les  facultés,  dont  les  études  s'accordent  avec  la  tâche  qu'elle  leur  confiera. 
Pour  atteindre  ce  but,  il  serait  nécessaire  de  déroger  aux  habitudes  consa- 
crées, et  de  ne  pas  accepter  sans  réserve  les  droits attriiués  par  Tusage  aux 
pensionnaires  de  l'Académie  de  France  à  Rome.  Qu'un  lauréat  vive  cinq  ans 
en  Italie  aux  frais  de  l'état,  qu'il  s'insUuise,  qu'il  étudie,  qu'il  travaille 
librement  sans  souci  du  lendemain,  c'est  déjà  un  assez  beau  privilège.  Je 
ne  comprends  pas  que  ces  cinq  années  de  loisir,  je  veux  dire  de  travail 
indépendant,  dégagé  de  toute  préoccupation,  constituent  pour  l'avenir  un 
titre  à  la  préférence  de  radministratiou.  Et  cependant,  pour  me  servir  d'une 
exjiression  vulgaire,  les  pensionnaires  de  Rome  écrément  les  travaux  du 
gouvernement.  Si  pourtant  les  lauréats  de  l'Académie  ne  sont  pas  préparés 
par  leurs  études  à  la  conception,  à  l'exécution  d'un  monument,  il  faut  bien 
jeter  les  yeux  sur  d'autres  noms.  En  appelant  M.  Clésinger,  qui  n'est  pas 
lauréat,  l'administration  s'engageait  dans  la  voie  que  j'indique;  malheureu- 
sement sa  préférence  n'a  pas  été  justifiée.  Ce  n'est  pas  une  raison  pour  ne 
pas  choisir  à  l'avenir  en  dehors  des  pensionnaires,  lorsqu'ils  ne  présentent 
pas  de  garanties  suffisantes. 

J'ignore  si  les  statues  équestres  de  Louis  XIV  et  de  ^'apoléon,  qui  doivent 
décorer  le  nouveau  Louvre,  sont  dès  à  présent  données.  Si  l'administration 
n'a  pas  encore  pris  d'engagement,  l'occasion  est  bonne  pour  réparer  l'échec 
éprouvé  par  M.  Clésinger.  Parmi  les  pensionnaires  qui  ont  dessiné  In 
Famille  de  Ba'bus  au  musée  -le  Naples,  y  en  a-t-il  im  qui  ait  prouvé  son 
aptitude  pour  la  composition  d'une  statue  équestre?  y  en  a-t-il  un  qui  soit 
naturellement  désigné  pour  représenter  Louis  XIV  ou  N'apoléon?  Toute  la 
question  est  là.  Quoique  les  costumes  du  xvir  et  du  xix^  siècle  ne  se  prêtent 
pas  facilement  à  la  sculpture,  il  y  a  cependant  moyeu  de  prouver  aux  plu? 
incrédu'es  que  MM.  Bosio  et  Seurre  n'ont  pas  épuisé  les  ressources  de  l'art. 
L'œuvre  de  Bosio  est  ridicule,  l'œuvre  de  31.  Seurre  n'est  que  vulgaire. 
Louis  XIV  et  Napoléon  entre  les  mains  d'un  artiste  habile  peuvent  donner 
quelque  chose  de  mieux.  Sans  recourir  au  manteau  romain,  que  le  bon  sens 
proscrit,  il  n'est  pas  défendu  d'assouplir  le  costume  réel,  et  je  nourris  la 
ferme  confiance  qu'un  sculpteur  habile  résoudra  cette  difficulté.  Avant 
tout,  puisqu'il  s'agit  de  deux  statues  équestres,  il  est  indispensable  d'appe- 
ler un  homme  qui  connaisse  la  forme  et  les  mouvemens  du  cheval.  Fût-il 
cent  fois  capable  de  modeler  une  figure  humaine,  s'il  ne  sait  pas  l'asseoir 
en  selle,  s'il  ne  sait  pas  placer  les  pieds  dans  les  étriers,  mettre  la  bride  dans 
la  main,  il  ne  fera  jamais  qu'une  œuvre  incomplète,  insuffisante.  Il  y  a  tel 
pensionnaire  qui  conçoit  très  bien  une  statue  debout,  et  qui  se  trouverait 
fort  empêché  s'il  avait  à  faire  un  cheval.  Ses  travaux  en  effet  ne  l'ont  pas 
préparé  à  l'accomplissement  de  cette  tâche.  Quoique  l'antiquité  nous  ait 
laissé  plus  d'une  leçon  en  ce  genre,  les  professeurs  de  l'école  de  Paris  sont 
habitués  à  traiter  la  forme  et  les  mouvemens  de  toutes  les  figures  qui  ne 
sont  jjas  la  figure  humaine  comme  une  chose  secondaire.  Aussi,  lorsqu'on 
a  besoin  d'une  statue  équestre,  professeurs  et  lauréats  sont  presque  toujours 
pris  au  dépourvu. 

Toutes  les  conditions  que  je  viens  d'énumérer,  qui  semblent  au  premier 
aspect  si  difficiles  à  réaliser,  se  trouvent  pourtant  réunies  dans  un  homme 


886  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

dont  le  nom  commence  aujourd'hui  à  devenir  populaire,  mais  qui  n'a  pas 
encore  été  encouragé  selon  la  mesure  de  son  mérite.  C'est  à  peine  si  quel- 
ques travaux  lui  ont  été  confiés,  et  ses  débuts  remontent  à  l'année  1831. 
Après  une  lutte  soutenue  sans  relâche  pendant  vingt-cinq  ans,  le  nom  de 
Barye  se  fait  enfin  jour.  On  s'aperçoit  qu'il  possède  un  savoir  profond,  un 
talent  souple  et  varié.  C'est  un  peu  tard  sans  doute,  mais  l'heure  est  venue 
de  réparer  les  injustices  du  passé.  Les  hommes  du  métier  savent  ce  que 
vaut  Barye,  le  public  ne  le  sait  pas  encore  complètement.  Bien  des  occasions 
ont  été  négligées  dont  cet  artiste  éminent  aurait  dignement  profité.  Quand 
il  s'agissait  de  l'achèvement  de  l'arc  de  l'Étoile,  les  promesses  ne  lui  ont  pas 
manqué;  on  lui  a  demandé  des  esquisses,  et  les  promesses  sont  demeurées 
sans  résultat.  On  a  confié  la  Rataille  de  Jemmapes  à  M.  Marochetti,  la 
Bataille  d' Juste  ri  Uz  à  M.  Gechter,  et  Barye  n'a  rien  obtenu  dans  la  décora- 
tion de  cet  immense  monument.  Ceux  qui  connaissent  l'histoire  anecdo- 
tique  des  artistes  contemporains  se  rappellent  avec  amertume  toutes  les 
intrigues  ourdies  pour  l'ensevelir  dans  l'obscurité.  Des  hommes  d'une  habi- 
leté réelle,  mais  d'un  caractère  envieux,  dont  je  veux  taire  le  nom,  ont  abusé 
longtemps  l'administration  sur  la  valeur  et  la  portée  de  ce  talent,  qui  est  dès 
à  présent  et  qui  sera  pour  la  postérité  un  des  plus  grands,  un  des  plus 
purs  de  l'école  française.  Pendant  toute  la  durée  du  règne  de  Louis-Phi- 
lippe, Barye  a  été  considéré  comme  un  sculpteur  de  genre.  C'est  à  peine  si 
quelques  esprits  clairvoyans  et  désintéressés  se  permettaient  de  le  recom- 
mander à  l'administration  :  on  prenait  leurs  réclamations  pour  un  engoue- 
ment paradoxal.  Aujourd'hui  la  vérité  frappe  les  yeux  les  moins  exercés, 
mais  ce  talent  de  premier  ordre  n'a  pas  encore  trouvé  son  emploi.  Le  duc 
d'Orléans  avait  eu  l'heureuse  pensée  de  demander  à  Barye  des  groupes 
d'animaux  qui  sont  aujourd'hui  dispersés,  et  qui  devraient  figurer  au 
musée  du  Luxembourg.  Ces  groupes  ont  appris  aux  plus  ignorans,  aux 
plus  incrédules,  que  ce  prétendu  sculpteur  de  genre  est  capable  des  plus 
hardies  conceptions,  et  que  sa  main  obéit  docilement  à  sa  volonté.  Les 
Chasses  au  tigre,  les  Chasses  au  lion  destinées  à  récréer  les  yeux  des  con- 
vives du  prince,  auraient  été  pour  les  jeunes  sculpteurs  et  pour  les  sculp- 
teurs d'un  âge  mûr  un  sujet  d'étude  profitable,  et  pour  ma  part  je  regrette 
qu'elles  soient  dispersées.  Puisqu'on  ne  peut  effacer  le  passé,  qu'on  se  hâte 
du  moins  d'employer  pour  la  décoration  de  nos  monumens  ce  talent  si  fin 
et  si  vrai,  qui  ne  s'est  pas  encore  révélé  avec  une  entière  liberté.  Qu'on 
lui  demande  des  statues  et  des  bas-reliefs,  qu'on  lui  permette  d'exprimer  sa 
pensée  par  le  bronze  et  par  le  marbre,  sans  lui  assigner  les  limites  étroites 
qu'il  n'a  pu  franchir  jusqu'ici.  Les  statues  équestres  de  Louis  XIV  et  de 
Napoléon  sont  une  excellente  occasion.  Personne  mieux  que  lui  ne  pourra 
satisfaire  aux  conditions  de  ce  double  programme.  Si  ces  deux  figures  sont 
déjà  commandées,  dans  une  ville  comme  Paris  il  ne  sera  pas  difficile  de 
trouver  une  occasion  équivalente.  Les  Tuileries,  les  Champs-Elysées,  le 
Luxembourg  offrent  un  vaste  champ,  et  nous  n'avons  de  lui  que  deux  lions 
dans  nos  promenades  publiques.  C'est  aux  Tuileries  que  devrait  être  placé 
le  groupe  du  Lapifheet  du  Centaure,  enfouis  dans  le  musée  du  Puy.  Pour- 
quoi ne  demanderait-on  pas  à  l'auteur  de  cet  admirable  ouvrage  un  groupe 


BEAUX-ARTS.  887 

de  Nessus  et  Déjanire  qu'on  placerait  dans  le  jardin  des  Tuileries?  Ce  serait 
une  réparation  équitable,  éclatante,  à  laquelle  tous  les  bons  esprits  applau- 
diraient. 

La  statue  de  François  I",  qui  nous  suggère  ces  réflexions,  malgré  tous  les 
défauts  que  j'ai  relevés,  ne  sera  pas  une  œuvre  inutile,  si  les  hommes  char- 
gés de  distribuer  les  travaux  de  sculptui'e  se  décident,  après  avoir  recueilli 
les  voix,  à  consulter  le  savoir  plutôt  que  la  popularité.  Qu'ils  essaient  de 
pressentir  ce  que  fût  devenu  le  vainqueur  de  Marignan  entre  les  mains  d'un 
homme  tel  que  Barye'  :  au  lieu  d'une  œuvre  mesquine,  sans  élan,  sans  vé- 
rité, nous  aurions  une  composition  pleine  de  grandeur  et  de  vie.  Je  n'aban- 
donne pas  les  réserves  que  j'ai  faites  au  sujet  du  programme  :  je  persiste  à 
croire  qu'une  statue  équestre,  quel  que  soit  le  nom  du  personnage,  ne  con- 
vient pas  à  la  cour  du  Louvre;  mais  si  Barye  eût  été  chargé  de  modeler  la 
statue  de  François  I",  nous  aurions  du  moins  un  vrai  cavalier,  un  vrai  che- 
val, et  l'excellence  de  l'œuvre  en  atténuerait  l'inopportunité.  Le  Charles  VI, 
le  général  Bonaparte^  malgré  l'exiguité  de  leurs  dimensions,  ont  montré 
tout  ce  que  l'auteur  peut  faire,  et  nous  savons  d'ailleurs,  par  les  deux  lions 
des  Tuileries,  qu'eu  modelant  une  ligure  grande  comme  ^nature,  il  n'a  rien 
à  redouter. 

La  réparation  que  j'appelle  de  tous  mes  vœux,  que  je  sollicite  avec  em- 
pressement, est-elle  prochaine?  J'aime  à  le  penser.  Il  faut  effacer  au  plus 
tôt  le  souvenir  du  François  7",  qui  tour  à  tour  égaie  ou  étonne  les  passans. 
Le  talent  de  Barye  est  aujourd'hui  en  pleine  maturité  :  que  l'administration 
le  mette  à  prolît.  Il  y  a  dans  la  vie  de  cet  artiste,  si  longtemps  méconnu,  des 
épisodes  qu'on  a  peine  à  croire  vrais,  et  qui  pourtant  ne  peuvent  être  con- 
testés. Quand  on  réparait  le  Pont-Neuf,  après  en  avoir  abaissé  le  tablier,  on 
a  senti  la  nécessité  de  refaire  les  mascarons  placés  au-dessus  des  arches,  et 
la  moitié  de  cette  besogne  est  échue  à  Barye.  Que  penser  d'un  tel  choix? 
A  coup  sûr  celui  qui  s'en  est  avisé  ne  possède  jîas  un  esprit  vulgaire.  De  la 
sculpture  de  genre  à  la  sculpture  d'ornement,  il  n'y  a  guère  que  l'épaisseur 
d'un  cheveu;  c'est  pour  cela  sans  doute  que  l'auteur  des  deux  lions  placés 
au  bas  delà  terrasse  du  bord  de  l'eau  a  été  chargé  de  refaire  une  moitié  des 
mascarons  du  Pont-Neuf.  Aujourd'hui  l'opinion  publique,  ou  du  moins  celle 
de  tous  les  hommes  éclairés,  le  désigne  pour  les  grands  travaux.  Puisqu'on 
n'a  pas  eu  l'heureuse  pensée  de  lui  demander  François  F"",  qu'on  lui  confie, 
s'il  en  est  temps  encore,  Louis  XIV  ou  Napoléon;  qu'on  lui  fournisse  l'oc- 
casion de  montrer  d'une  manière  décisive  ce  qu'il  sait  et  ce  qu'il  sent,  la 
profondeur  de  ses  études,  la  richesse  de  son  imagination;  que  son  œuvre 
soit  librement  soumise  au  contrôle  de  la  foule  et  des  connaisseurs,  je  veux 
dire  placée  assez  près  du  regard  pour  ne  pas  exiger  le  secours  d'une  longue- 
vue;  qu'on  puisse  en  faire  le  tour  et  la  contempler  sans  effort  sous  ses  dif- 
férens  aspects.  Le  jour  où  mon  vœu  se  réalisera,  l'administration  aura  rendu 
à  l'école  française  un  éclatant  service,  et  nous  oublierons  volontiers  la  sta- 
tue de  François  1". 

Gustave  Planche. 


CHRONIQUE  DE  LA  QUINZAINE 


•14  février  1856. 


Voilà  donc  l'Europe,  après  deux  années  d'épreuves  et  d'incerUtudes,  ra- 
menée en  face  de  toutes  les  perspectives  de  la  paix.  Autant  on  montrait  d'in- 
crédulité, il  y  a  deux  mois,  à  l'égard  de  ces  négociations,  qu'on  i^ressentait 
sans  en  connaître  le  secret,  autant  on  est  porté  aujourd'hui  à  se  précipiter 
en  quelque  sorte  vers  l'issue  inespérée  ouverte  par  la  diplomatie.  On  dirait 
même  qu'il  y  a  de  toutes  parts  une  émulation  singulière  à  hâter  le  dénoû- 
ment,  à  considérer  la  paix  comme  conclue  et  irrévocable,  en  un  mot  à.  clore 
ce  chapitre  nouveau  de  notre  histoire,  déjà  si  féconde  en  épisodes  émouvans. 
Le  fait  est  que  si  la  paix  est  rendue  au  monde  en  ce  moment,  la  crise  qui 
est  venue  assaillir  l'Europe  aura  offert  un  spectacle  rare,  celui  d'une  guerre 
commençant  avec  un  objet  déterminé  et  précis,  se  déroulant  sans  franchir 
jamais  les  limites  qu'elle  s'était  tracées,  et  s'arrêtant  aussitôt  après  avoir 
touché  le  but.  Étrange  affaire,  où  une  sorte  de  rigueur  méthodique  se  sera 
conciliée  avec  tous  les  hasards  et  tout  l'imprévu  d'une  lutte  immense!  Oui, 
il  en  sera  ainsi  à  la  condition  que  les  efforts  de  la  diplomatie  soient  couron- 
nés de  succès.  Il  faut  cependant  tenir  compte  de  tout  dans  une  situation 
aussi  grave.  La  paix  réunit  sans  doute  aujourd'hui  les  chances  les  plus  nom- 
breuses :  la  bonne  foi  du  tsar  peut  d'autant  moins  être  mise  en  suspicion, 
qu'il  a  fallu  à  ce  prince  un  véritable  courage  moral,  ainsi  que  le  disait  ré- 
cemment lord  Clarendon,  pour  prendre  l'initiative  qu'il  a  prise;  dans  tous 
les  pays,  les  passions  beUiqueuses  s'amortissent,  les  déceptions  elles-mêmes 
s'efforcent  de  se  consoler;  mais  croire  que  tout  soit  réglé  par  cela  même,  ne 
serait-ce  pas  pousser  un  peu  loin  l'illusion?  Il  y  a  encore  à  traverser  cette 
crise  épineuse  d'une  négociation  sur  les  plus  sérieuses  matières  de  la  poli- 
tique. Le  terrain  sur  lequel  la  diplomatie  doit  opérer  est  choisi,  pour  ainsi 
dire  évalué  par  toutes  les  parties.  Les  conditions  générales  sont  acceptées. 
Il  reste  à  se]'rer  de  plus  près  quelques-uns  des  points  qu'on  connaît,  à  éclair- 


REVUE.  CHRONIQUE.  889 

cir  ceux  sur  lesquels  continue  à  planer  quelque  mystère,  et  sur  ce  chemin 
bien  des  obstacles  peuvent  naître  assurément.  La  difficulté  consiste  à  trouver 
une  forme  qui  n'affaiblisse  pour  la  France  et  pour  l'Angleterre  aucun  des 
avantages  d'une  situation  victorieuse,  et  qui  n'offre  pour  le  chef  de  l'empire 
russe  aucune  des  humiliations  ostensililes  d'une  défaite  qu'il  ne  pourrait 
accepter  aux  yeux  de  ses  peuples.  Les  résultats  sérieux  de  la  guerre  une  fois 
acquis  et  garantis  d'ailleurs,  les  puissances  occidentales  seraient  intéressées 
les  premières  à  donner  à  cette  forme  le  caractère  d'une  transaction  élevée 
propre  à  sauvegarder  la  dignité  des  peuples,  en  devenant  une  règle  nouvelle 
des  relations  européennes. 

Ainsi  se  présente  aujourd'hui  la  question  avec  ses  chances  diverses.  L'ac- 
quiescement du  cabinet  de  Saint-Pétersbourg  aux  propositions  autrichiennes 
n'avait  été  consigné  d'abord  que  dans  une  communication  diplomatique 
émanée  de  M.  de  Nesselrode.  U  a  pris,  il  y  a  peu  de  jours,  la  forme  d'un  pro- 
tocole qui  a  été  signé  à  Vienne,  et  qui  constate  tout  à  la  fois  l'acceptation  de 
la  Russie  et  l'adhésion  des  autres  puissances,  en  réservant  au  congrès  qui  va 
se  réunir  la  mission  de  signer  des  préliminaires  formels  de  paix,  de  conclure 
un  armistice  et  d'ouvrir  les  négociations  définitives.  Le  protocole  est  du  1"  de 
ce  mois,  et  c'est  le  23  que  le  congrès  doit  inaugurer  ses  travaux  au  milieu 
de  nous.  Singulier  retour  des  choses,  qui  ramène  un  congrès  où  la  France 
va  figurer  eu  victorieuse  dans  ce  Paris  même  où  le  duc  de  Richelieu  signait 
il  y  a  quarante  ans,  le  désespoir  dans  l'âme,  le  traité  du  20  novembre  1815! 
On  connaît  déjà  les  principaux  hommes  d'état  qui  vont  intervenir  au  nom 
de  leur  pays  dans  la  nouvelle  réunion  diplomatique.  L'empereur  Alexandre 
envoie  le  comte  Orlof,  l'un  des  premiers  personnages  de  l'empire,  dont  la 
carrière  est  déjà  longue,  et  qui  a  eu  un  rôle  dans  les  plus  grands  événemens 
de  riiistoire  contemporaine  de  la  Russie.  Il  fut  notamment  le  négociateur 
des  traités  d'Andrinople  et  d'Uukiar-Skelessi.  11  avait  prouvé  son  dévoue- 
ment à  l'empereur  Nicolas  le  jour  de  son  avènement  au  trône,  en  présence 
de  l'émeute  qui  grondait  à  Saint-Pétersbourg;  aussi  était-il  devenu  le  con- 
seiller intime,  le  confident,  l'ami  écouté  du  dernier  tsar,  qui  le  choisissait 
encore  au  commencement  de  la  guerre,  pour  aller  proposer  à  l'Autriche  un 
traité  de  neutralité.  Le  comte  Orlof  ne  réussit  pas,  et  il  se  trouve  conduit  au- 
jourd'hui à  venir  négocier  une  j)aix  dont  la  clairvoyance  de  son  esprit  aper- 
çoit sans  doute  la  nécessité,  en  même  temps  que  la  popularité  de  son  nom 
doit  la  rendre  acceptable  en  Russie;  il  doit  être  assisté  par  M.  de  Rrunnow. 
L'Angleterre  et  l'Autriche  seront  représentées,  comme  on  sait,  par  leur  mi- 
nistre des  alFaires  étrangères  et  leur  ambassadeur  à  Paris.  Le  sultan  envoie 
son  grand-visir  Aali-Pacha,  qui  fi,:j,urera  au  congrès  avec  le  ministre  turc  en 
France.  La  représentation  diplomatique  du  Piémont  s'est  modifiée,  sans 
doute  pour  devenir  en  tous  points  semblable  à  celle  des  autres  gouverne- 
mens.  A  la  place  de  M.  d'Azeglio,  seul  désigné  d'abord,  c'est  le  président  du 
conseil  de  Turin,  M.  de  Cavour,  qui  doit  venir  prendre  part  aux  négocia- 
tions avec  le  marquis  de  Villamarina ,  ministre  sarde  accrédité  à  Paris. 
Toutes  les  puissances  engagées  à  un  titre  quelconque  dans  la  lutte  actuelle 
seront  donc  représentées  dans  le  prochain  congrès;  il  n'y  manquera  proba- 
blement que  la  Prusse,  qui  s'est  condamnée  elle-même  à  l'isolement  par  sa 


890  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

politique  vacillante  et  timide.  Quelle  est  la  pensée  dernière  du  roi  Frédéric- 
Guillaume?  Il  serait  difficile  de  le  dire  à  coup  sûr.  La  Prusse  avait  encore 
une  occasion  de  préparer  sa  rentrée  dans  le  concert  de  l'Europe,  en  s'apprc- 
prlanl  les  propositions  autrichiennes;  mais  il  y  avait  quelques  obligations 
éventuelles  à  contracter,  et  au  lieu  d'entrer  par  une  porte  qui  lui  eût  été 
facilement  ouverte,  le  cabinet  de  Berlin  semble  mettre  tous  ses  efforts  à  la 
fermer  de  plus  en  plus;  il  emploie  tout  son  zèle  à  peser  en  Allemagne 
pour  empêcher  la  diète  de  souscrire  aux  propositions  de  l'Autriche.  Qu'en 
peut-il  résulter?  Si  la  Prusse  doit  être  appelée,  comme  signataire  du  traité 
de  1841,  à  participer  aux  négociations,  ce  ne  peut  être  qu'au  dernier  mo- 
ment, quand  les  grandes  questions  seront  résolues.  Acceptera-t-elle  dans 
ces  conditions?  Sa  fierté  de  grande  puissance  ne  s'en  trouvera  pas  très  re- 
haussée sans  doute.  Et  d'un  autre  côté,  si  on  considère  ce  que  la  Prusse  a 
fait  à  l'appui  de  ses  engagemens  antérieurs,  quel  poids  sa  signature  peut- 
elle  ajouter  aux  transactions  destinées  à  clore  la  crise  actuelle? 

Ce  qu'il  y  a  de  plus  clair  jusqu'ici,  c'est  que  le  congrès  paraît  devoir  s'ou- 
vrir en  l'absence  de  toute  représentation  de  la  Prusse.  Du  reste,  il  est  dans 
l'esprit  et  dans  le  vœu  de  tous  les  gouvernemens  d'arriver  rapidement  à  une 
solution,  dès  que  les  conférences  auront  commencé.  Seulement  ici  peut  se 
réaliser  ce  que  nous  disions  des  difficultés  possibles  des  négociations.  Dans 
tous  les  cas,  les  déhbérations  du  congrès  ne  dureront  pas  moins  d'un  mois 
certainement.  Ce  n'est  point  un  trop  long  espace  de  temps  quand  on  songe 
aux  immenses  problèmes  qui  seront  abordés,  et  dont  la  solution  doit  être 
le  fondement  même  de  la  paix.  La  plus  grave  question  qui  se  présentera  au 
premier  abord,  et  qui  peut  devenir  un  écueil,  paraît  devoir  être  celle  du 
règlement  des  frontières  à  l'embouchure  du  Danube  et  de  l'organisation  des 
principautés.  C'est  là  peut-être  qu'on  pourra  le  mieux  apprécier  les  disposi- 
tions véritables  de  la  Russie,  l'esprit  qui  a  dicté  ses  récentes  concessions. 
Bien  que  la  neutralisation  de  la  Mer-Noire  semble  un  point  universellement 
accepté  et  mis  hors  de  tout  débat,  l'application  du  principe  ne  sera  pas 
moms  épineuse.  Quant  à  ce  qui  touche  à  l'état  des  populations  chrétiennes 
de  l'Orient,  la  question  arrivera  au  congrès  à  peu  près  résolue,  théorique- 
ment du  moins.  On  sait  en  effet  que  des  conférences  ont  été  ouvertes  à  Con- 
tantinople  entre  les  représentans  de  la  France,  de  l'Angleterre,  de  l'Autriche 
et  de  la  Porte,  pour  délibérer  sur  les  moyens  d'améliorer  la  situation  des 
chrétiens.  Ces  conférences,  dont  les  travaux  laissaient  entièrement  intacte 
l'autorité  du  sultan,  ont  eu  un  résultat:  elles  ont  produit  un  projet  auquel 
il  ne  manque  que  la  sanction  définitive  de  l'empereur  ottoman  pour  de- 
venir mi  liatti-chériiT,  et  le  hatti-chériff  ne  peut  tarder  à  être  publié.  Le 
projet  élaboré  dans  les  conférences  de  Constantinople  consacre  la  liberté 
pleine  et  entière  des  cultes,  la  faculté  de  construire  et  de  réparer  des  églises 
dans  toutes  les  parties  de  l'empire,  la  réforme  des  abus  qui  se  sont  glissés 
dans  l'administration  des  patriarches,  l'admissibihté  des  chrétiens  à  tous 
les  emplois,  la  création  de  tribunaux  mixtes  pour  juger  les  contestations 
entre  musulmans  et  rayas,  le  droit  des  chrétiens  à  témoigner  devant  la  jus- 
tice turque.  C'est,  comme  on  voit,  tout  un  ensemble  de  réformes  qui  garan- 
tissent aux  populations  chrétiennes  des  avantages  que  la  Russie  n'eût  point 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  891 

songé  à  réclamer  pour  elles.  Sur  un  seul  point,  il  paraît  s'être  élevé  quel- 
ques diflîcultés.  La  liberté  des  cultes  comporte-t-elle  pour  les  musulmans 
la  faculté  d'abjurer  leur  religion  et  d'embrasser  le  cbristianisme?  Aux  yeux 
des  représentans  de  l'Europe,  cela  n'est  point  douteux.  Aux  yeux  des  con- 
seillers du  sultan,  la  liberté  ainsi  entendue  deviendrait  la  source  des  com- 
plications les  plus  sérieuses,  peut-être  le  principe  d'une  révolution,  en  affai- 
blissant de  plus  en  plus  l'autorité  du  chef  de  la  religion  musulmane. 

Au  surplus,  il  est  facile  de  l'observer,  toutes  les  réformes  justes,  légitimes, 
adoptées  en  principe  et  inscrites  dans  un  liatti-cheriff,  n'acquerront  leur 
pleine  valeur  qu'en  devenant  une  sérieuse  et  bienfaisante  réalité.  Le  premier 
intérêt  de  \a,  Turquie  est  d'assurer  ce  résultat  en  cherchant  une  force  nou- 
velle dans  l'élévation  morale,  politique  et  matérielle  de  populations  nom- 
breuses, qu'une  situation  meilleure  rendra  moins  hostiles.  En  réalité,  c'est 
là  une  des  conséquences  inévitabes  des  événemens  actuels.  La  guerre  que 
la  France  et  l'Angleterre  ont  entreprise  aura  produit  un  fait  sans  exemple 
jusqu'ici  :  c'est  l'admission  de  l'empire  ottoman  dans  le  concert  européen, 
ou,  en  d'autres  termes,  la  garantie  collective  de  l'Occident  solennellement 
assurée  à  l'existence  indépendante  de  la  Porte;  mais  pour  que  cette  garan- 
tie devienne  réelle  et  efficace,  il  faut  invinciblement  que  la  Turquie  tende 
de  plus  en  plus  à  se  rapprocher  de  la  civilisation  occidentale.  Si,  en  dehors 
de  tous  les  arrangemens  diplomatiques,  les  divers  états  européens  sont  liés 
entre  eux  par  une  certaine  solidarité,  c'est  qu'à  travers  les  différences  de 
régimes,  de  formes  politiques,  de  religion  même,  ils  vivent  d'un  fonds  com- 
mun d'idées,  de  sentimens  et  de  principes;  ils  reconnaissent  le  même  droit, 
et  là  est  la  raison  morale  de  ce  qu'on  nomme  le  concert  des  puissances.  La 
garantie  que  l'Europe  va  offrir  à  la  Porte  ne  sera  sérieuse  que  si  le  gou- 
vernement du  sultan  entre  dans  cette  voie  de  progrès,  et  il  peut  y  entrer  en 
faisant  de  l'empire  turc,  non  un  mélange  de  maîtres  et  d'esclaves  opprimés, 
mais  une  terre  où  puisse  grandir  une  population  chrétienne  laborieuse  et 
réconcihée  par  les  bienfaits  qu'elle  recevra.  De  toutes  les  questions  qui  pour- 
ront occuper  le  congrès,  celle-là  est  la  plus  grande  assurément,  et  si  la  Rus- 
sie, dans  l'intérêt  de  sa  politique,  a  si  hautement  revendiqué  des  immunités 
restreintes  pour  les  chrétiens  d'Orient,  elle  ne  refusera  pas  sans  doute  son 
concours  à  des  améliorations  plus  générales,  plus  étendues,  dans  l'intérêt 
de  ces  populations  elles-mêmes. 

Une  sorte  d'inquiétude  restait  encore,  il  y  a  quelque  temps,  au  sujet  des 
dispositions  que  l'Angleterre  apporterait  dans  les  négociations  où  vont  se 
débattre  tous  ces  problèmes  de  la  politique  contemporaine.  Le  langage  de  la 
presse  de  Londres  n'avait  pas  peu  servi  à  répandre  des  doutes  dans  le  pre- 
mier instant.  Qu'y  avait-il  de  vrai  et  de  sérieux  sous  ces  apparences  obsti- 
nément belliqueuses?  Le  parlement  s'est  ouvert.  La  reine  a  annoncé  dans 
son  discours  que  des  négociations  allaient  commencer  à  Paris;  les  ministres 
enfin  ont  exposé  la  situation  dans  les  chambres,  et,  on  peut  le  dire,  la  vé- 
rité des  sentimens  du  peuple  anglais  s'est  révélée  sans  feinte,  sans  détour. 
Oui,  il  est  certain  que  la  possibilité  d'une  paix  immédiate  a  causé  tout 
d'abord  chez  nos  puissans  alliés  un  moment  de  déception.  Quelques-uns  des 
hommes  publics  ne  l'ont  nullement  caché.  L'Angleterre  a  éprouvé  comme  un 


892  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

regret  d'avoir  à  déposer  les  armes  au  moment  où  elle  sentait  ses  forces 
croître  en  quelque  façon,  et  où  elle  pensait  être  en  mesure  de  frapper  des 
coups  terribles  dans  la  Baltique.  D'ailleurs  les  Anglais  ont  plus  que  nous 
les  regards  tournés  vers  l'Asie,  et  la  chute  de  Kars,  bien  que  retardée  par 
l'héroïsme  d'un  de  leurs  généraux,  n'est  point  sans  as'oir  laissé  une  impres- 
sion très  vive.  A  travers  tout  enfin,  on  distingue  toujours  une  sorte  de  be- 
soin secret  de  relever  le  lustre  des  armes  anglaises,  comme  si  l'armée  britan- 
nique n'avait  point  montré  ses  grandes  et  fortes  qualités  dans  cette  longue 
et  rude  campagne  de  Crimée.  Par  tous  ces  motifs,  l'Angleterre  eût  continué 
la  guerre  sans  peine,  cela  n'est  point  douteux  :  sauf  le  parti  plus  spéciale- 
ment et  plus  exclusivement  acquis  à  la  paix,  la  plupart  des  orateurs  l'ont 
avoué  sans  peine;  mais  si  l'Angleterre  est  toute  prête  à  continuer  la  guerre, 
ce  n'est  pas  une  raison  pour  qu'elle  la  prolonge,  si  elle  devient  inutile. 
Aussi  lord  Palmerston  et  lord  Clarendon  ont-il  mis  une  entière  netteté  dans 
leurs  déclarations;  ils  n'ont  point  hésité  un  seul  instant  à  décliner  toute 
pensée  hostile  aux  négociations.  Ce  qu'il  y  a  de  remarquable  dans  ces  pre- 
miers débats  du  parlement  anglais,  c'est  l'attitude  de  tous  les  partis.  Que  la 
guerre  doive  continuer  ou  que  la  paix  soit  prochainement  conclue,  il  n'est 
point  certain  que  dans  l'un  ou  l'autre  cas  lord  Palmerston  parvienne  à  se 
maintenir  au  pouvoir;  il  aura  tout  au  moins  à  surmonter  d'immenses  dif- 
ficultés. Tous  les  partis  cependant  se  sont  renfermés  dans  le  silence  et  la 
réserve  en  présence  d'une  négociation  où  un  grand  intérêt  public  est  en- 
gagé :  rare  et  digne  spectacle  offert  par  un  pays  libre,  qui  met  son  hon- 
neur et  son  patriotisme  à  se  contenir  pour  ne  point  créer  à  son  gouverne- 
ment l'embarras  de  discussions  irritantes  et  de  dissentimens  qui  pourraient 
énerver  ou  égarer  son  action!  Au  fond,  on  peut  dire  que  le  gouvernement 
anglais  est  aussi  disposé  à  la  paix  aujourd'hui  que  toutes  les  puissances 
qui  vont  entrer  dans  les  négociations.  Les  conditions  auxquelles  il  a  sous- 
crit, il  les  maintiendra  dans  leur  modération;  mais  il  n'en  laissera  ni  di- 
minuer ni  affaiblir  la  portée,  et  sous  ce  rapport  l'Angleterre  et  la  France 
n"ont  qu'une  même  pensée,  celle  d'une  paix  fondée  sur  de  sérieuses  et  fortes 
garanties. 

Ce  congrès,  dont  les  délibérations  vont  s'ouvrir,  présentera  un  fait  sin- 
gulier et  caractéristique  :  c'est  l'alliance  de  la  France,  de  l'Angleterre  et  de 
l'Autriche,  rapprochées  sur  le  terrain  d'une  défense  commune  et  prêtes  à 
signer  ensemble  la  paix  avec  la  Russie  ou  à  continuer  ensemble  la  guerre. 
En  présence  de  ce  fait,  il  est  impossible  de  ne  point  se  rappeler  une  autre  cir- 
constance de  l'histoire  diplomatique  de  l'Europe.  En  1815  aussi,  au  lendemain 
des  gigantesques  luttes  de  l'empire  et  de  la  chute  de  Napoléon,  la  France, 
l'Angleterre  et  l'Autriche  se  trouvaient  conduites  à  conclure  le  3  janvier 
un  traité  assez  semblable  à  celui  qu'elles  ont  signé  l'an  dernier  le  2  décem- 
bre. Ce  traité,  qui  devait  rester  secret,  n'eut  aucune  suite  ;  il  fut  même  coil- 
muniqué  pendant  les  cent  jours  à  l'empereur  Alexandre,  contre  lequel  il  était 
dirigé.  Quarante  ans  plus  tard,  la  même  alliance  s'est  renouée,  tant  il  est  vrai 
qu'elle  était  dans  la  nature  des  choses,  et  qu'elle  représentait  la  seule  force 
capable  de  lutter  contre  un  danger  qu'on  entrevoyait  déjà  dans  ce  premier 
instant!  Au  lendemain  de  coalitions  de  toute  sorte,  on  déposait  le  germe 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  893 

d'une  coalition  nouvelle.  Et  à  quelle  occasion  le  traité  du  3  janvier  1815  était-il 
sig-né?  C'était  à  l'occasion  des  prétentions  de  la  Russie  sur  la  Polog-ne,  sur  ce 
qui  restait  du  moins  de  ce  royaume,  sur  le  duché  de  Varsovie.  La  France 
et  rAn,e:Ieterre  eussent  voulu  la  reconstitution  d'une  Polo.crne  indépendante; 
l'Autriche  elle-même  n'était  point  éloignée  de  s'y  prêter.  La  Russie  finit  par 
l'emporter.  N'est-ce  point  cependant  un  fait  frappant  que  dans  toutes  le 
grandes  crises  le  nom  de  la  Pologne  revienne  toujours?  Par  une  aberration 
singulière,  on  a  laissé  tomber  la  cause  de  ce  malheureux  peuple  aux  mains 
des  révolutionnaires,  qui  l'ont  souvent  compromise.  Voici  une  crise  nouvelle, 
et  ce  ne  sont  plus  cette  fois  les  révolutionnaires  qui  s'occupent  de  la  Polo- 
gne, ce  sont  les  gouvernemens  eux-mêmes  qui  commencent  à  murmurer 
son  nom,  à  envisager  la  possibilité  de  faire  quelque  chose  pour  elle.  Nul  ne 
peut  dire  ce  que  cache  l'avenir;  mais  du  moins  ne  peut-on  pas  demander 
pour  la  Pologne  le  traitement  que  lui  garantissait  l'acte  final  du  congrès  de 
Vienne,  en  lui  donnant  le  caractère  d'un  royaume-uni  et  non  d'une  pro- 
vince russe,  en  lui  assurant  le  maintien  de  sa  nationalité,  —  des  institutions 
propres?  La  Russie  ne  pourrait  certainement  dire  que  la  révolution  polonaise 
de  1830  l'a  déliée  de  tout  engagement,  car  ce  n'est  point  avec  la  Pologne 
qu'elle  se  liait  en  1815,  et  les  obligations  qu'elle  contractait,  elle  les  contrac- 
tait vis-à-vis  de  l'Europe,  qui  trouvait  une  dernière  garantie  dans  ce  reste 
d'une  nationalité  survivante.  C'est  à  l'empereur  Alexandre  II  d'entrer  dans 
cette  voie  de  réparation.  Cela  lui  serait  compté  à  coup  sûr  dans  l'esprit  de 
l'Europe.  Quant  à  la  France,  plus  que  toute  autre  puissance,  elle  est  en  position 
d'invoquer  les  stipulations  préservatrices  de  ces  traités,  car  ils  ont  été  faits 
contre  elle,  et  seule  elle  ne  les  a  pas  violés.  Elle  n'a  point  du  reste  à  modi- 
fier sa  politique  pour  que  ses  sympathies  soient  assurées  à  la  Pologne,  comme 
à  tous  les  peuples  à  qui  un  appui  est  parfois  nécessaire.  La  France  peut  être 
conduite  parfois  à  contracter  de  grandes  alliances.  La  tendance  la  plus  es- 
sentielle de  sa  politique  peut-être  consiste  à  se  tenir  en  étroite  amitié  avec 
des  états  comme  le  Piémont,  la  Suède,  le  Danemark,  l'Espagne,  le  Portugal, 
dont  le  faisceau  est  une  force.  Aussi,  dans  le  cas  où  quelque  question  rela- 
tive au  Piémont  ou  à  la  Suède  naîtrait  dans  les  prochaines  négociations, 
l'appui  de  la  France  ne  manquerait  point  certainement  à  ces  deux  pays. 

Pour  le  moment  donc  et  plus  que  jamais  tout  se  résume  dans  la  réunion 
de  ce  congrès,  qui  va  tenir  ses  séances  au  milieu  de  nous.  Paris  a  eu  l'an 
dernier  l'exposition  universelle  des  beaux-arts  et  de  l'industrie,  la  visite  de 
la  reine  Victoria,  la  visite  du  roi  de  Sardaigne;  il  va  avoir  cette  année  la 
plus  grande  assemblée  diplomatique  qui  ait  été  tenue  depuis  longtemps.  On 
ne  la  verra  pas,  mais  sa  présence  se  fera  sûrement  sentir,  surtout  si  la  paix 
sort  de  ses  délibérations.  Paris  alors  aura  les  fêtes  de  la  paix.  C'est  au  mi- 
nistère des  affaires  étrangères  que  le  congrès  se  réunira,  et,  suivant  un 
usage  consacré,  c'est  le  ministre  des  affaires  étrangères,  M.  le  comte  Wa- 
lewski,  qui  sera  le  président,  de  même  que  M.  de  Buol  présida,  il  y  a  un  an, 
les  conférences  de  Vienne.  Chaque  jour  maintenant,  les  représentans  des 
diverses  puissances  vont  arriver  pour  se  trouver  à  l'heure  indiquée  où  va  se 
poser  solennellement  cette  grande  question  de  la  paix  et  de  la  guerre.  En 
attendant,  à  côté  de  ces  grandes  affaires  qui  intéressent  l'Europe  entière. 


894  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

divers  changemens  viennent  d'avoir  lieu  dans  le  personnel  du  ministère  des 
affaires  étrang'ères.  M.  Lefebvre  de  Bécour  a  quitté  la  sous-direction  des 
affaires  du  nord  pour  passer  au  poste  de  ministre  plénipotentiaire  au  Pa- 
rana,  dans  la  Confédération  Argentine.  Au  milieu  de  toutes  ces  complica- 
tions qui  s'agitent  toujours  dans  la  Plata,  nul  mieux  que  le  nouveau  mi- 
nistre ne  peut  parvenir  à  conduire  les  affaires  de  la  France  avec  la  sûreté 
d'un  esprit  à  qui  toutes  ces  questions  sont  familières.  M.  de  Bécour  a  pour 
successeur  au  ministère  des  affaires  étrangères  M.  H.  Desprez,  dont  on  con- 
naît les  travaux  sur  l'Orient,  et  qui  a  commencé  avec  succès  comme  écrivain 
l'étude  de  ces  grandes  affaires,  dont  il  a  aujourd'hui  à  s'occuper  dans  une 
position  officielle.  Une  nouvelle  sous-direction  a  été  créée  en  même  temps 
pour  les  affaires  d'Amérique  et  confiée  à  M.  Noël,  attaché  depuis  plusieurs 
années  au  département. 

Le  mouvement  des  choses  diplomatiques  éclipse  naturellement  ce  qui  reste 
parmi  nous  de  vie  politique  intérieure,  et  cependant  au  moment  même  où 
le  congrès  va  s'ouvrir,  ou  du  moins  peu  après,  le  sénat  et  le  corps-législatif 
vont  se  réunir  à  leur  tour;  ils  sont  convoqués  pour  le  3  mars.  On  n'a  point 
oublié  peut-être  un  article  du  Moniteur  qui  venait  récemment  provoquer 
l'activité  du  sénat.  Le  sens  de  cet  article  semblait  assez  énigmatique;  il  est 
devenu  plus  clair  par  une  publication  officielle  subséquente,  qui  offre  en 
effet  au  sénat  de  quoi  s'occuper.  Les  conseils-généraux  émettent  chaque 
année  des  vœux  dictés  par  la  connaissance  qu'ont  ces  assemblées  départe- 
mentales de  tous  les  besoins,  de  tous  les  intérêts  du  pays.  Ces  vœux  annuels 
ont  été  réunis  depuis  1831,  et  devront  être  communiqués  au  sénat  comme  un 
ensemble  de  documens  où  ce  corps  peut  puiser  toutes  les  lumières  néces- 
saires pour  proposer  des  mesures  d'utilité  publique.  Il  en  a  été  décidé  ainsi 
d'après  un  rapport  adressé  par  M.  le  ministre  de  l'intérieur  au  chef  de  l'état. 
Cette  mission  confiée  au  sénat  peut  en  effet,  suivant  les  circonstances,  ac- 
quérir une  certaine  importance.  Il  s'agit  simplement  de  recueillir  dans  leur 
spontanéité  les  vœux,  les  désirs,  les  espérances  et  les  justes  aspirations  d'un 
pays  où  se  réveille  toujours,  sous  une  forme  ou  sous  l'autre,  l'énergie  morale 
ou  intellectuelle. 

Il  y  a  certes  dans  la  vie  contemporaine  une  confusiiOn  qui  la  rend  difficile 
à  saisir  pour  l'esprit  politique,  et  plus  difficile  encore  à  reproduire  pour 
l'esprit  littéraire.  On  risque  souvent  de  marcher  de  contradictions  en  con- 
tradictions, d'incohérences  en  incohérences.  Cette  confusion  néanmoins 
laisse  apercevoir  un  fait  supérieur  :  c'est  cette  sorte  de  solidarité  de  prin- 
cipes, d'asxjirations  ou  d'intérêts,  qui  se  révèle  entre  les  peuples  et  leur  crée 
pour  ainsi  dire  un  même  but,  vers  lequel  ils  se  dirigent  par  des  chemins 
différens.  Chaque  pays  a  son  histoire  particulière  sans  doute,  et  il  y  a  aussi 
une  histoire  commune  à  tous  les  pays;  il  est  des  momens  où  les  nations  se 
sentent  invinciblement  dépendantes  l'une  de  l'autre  et  soumises  à  la  pression 
des  mêmes  événemens.  Ce  fait  est  devenu  bien  plus  palpable  depuis  la  révo- 
lution qui  a  clos  le  dernier  siècle  en  ouvrant  le  siècle  présent.  La  révolution 
française  n'est  point  seulement  en  effet  l'orageuse  et  terrible  transforma- 
tion d'un  peuple  livré  à  lui-même  :  c'est  une  grande  mêlée  de  l'Europe,  et 
cette  mêlée  dure  vingt-cinq  ans,  pendant  lesquels  tout  est  démoli,  reconstruit. 


REVUE.   —  CHRONIQUE.  895 

rajusté,  pour  finir  par  être  remis  en  équilibre  tant  Men  que  mal.  L'Europe 
porte  encore  la  marque  de  cette  opération  empirique.  Le  côté  abstrait,  orga- 
nique ou  purement  intérieur  de  la  révolution  a  été,  surtout  en  France, 
l'objet  de  bien  des  études  qui  ne  font  que  se  multiplier  de  jour  en  jour.  11 
est  plus  rare  qu'on  se  soit  appliqué  à  caractériser  nettement  la  partie  exté- 
rieure de  la  révolution,  le  rôle  des  divers  états  de  l'Europe,  surtout  ces  pre- 
miers démêlés  bientôt  transformés  en  un  duel  gigantesque.  C'est  là  ce  que 
s'est  proposé  un  écrivain  hollandais,  M.  A.  van  Uijk,  dans  un  livre  de  Consi- 
dérations .s«r  l'histoire  de  la  révolution  française  depuis  llSd  jusquenilQo. 
M.  van  Dijk  n'est  point  un  contre-révolutionnaire,  comme  il  le  dit  peut-être 
un  peu  subtilement;  mais  il  est  anti-révolutionnaire  en  ce  sens  qu'il  incline 
visiblement  vers  la  nécessité  d'une  réforme  sensée,  juste,  devenue  d'ailleurs 
irrésistible,  et  qui  aurait  pu  être  contenue  dans  de  raisonnables  limites  sans 
un  enchaînement  de  fatalités  auxquelles  l'Europe,  par  sa  conduite,  ne  fut 
point  étrangère. 

C'est  ici  en  efîet  la  partie  intéressante  des  Considérations  de  M.  van  Dijk. 
La  vérité  est  que  l'Europe  contribua  singulièrement  à  irriter  la  révolution 
française  en  se  refusant  à  comprendre  le  sens  des  événemens  qui  se  prépa- 
raient, en  prêtant  au  roi  Louis  XVI  un  appui  périlleux  et  inefficace,  en  por- 
tant dans  ces  premiers  démêlés  aussi  peu  de  sag^icité  que  de  décision,  sur- 
tout des  vues  étroites  et  égoïstes.  Quel  était  l'état  de  l'Europe  au  moment 
où  déjà  se  dessinait  cette  lutte?  L'Angleterre  était  indifférente  encore,  ne  se 
sentant  pas  menacée  dans  sa  puissance.  La  Russie  était  engagée  dans  sa 
guerre  avec  les  Turcs,  et  elle  ne  voulait  point  se  détourner  de  sa  proie,  ou  si 
elle  se  détournait,  c'était  pour  se  rejeter  sur  la  Pologne.  L'Autriche  sortait 
aussi  d'une  guerre  avec  la  Turquie,  et  en  se  repliant  du  côté  de  l'Occident, 
elle  songeait  avant  tout  à  sauvegarder  ses  provinces  de  Belgique.  La  Prusse, 
tout  hostile  qu'elle  fût  à  la  révolution,  craignait  de  voir  la  prépondérance 
de  l'Autriche  sortir  des  conflits  possibles.  Les  petits  princes  allemands  déjà 
se  voyaient  avec  effroi  absorbés  par  les  deux  puissances  allemandes  rivales. 
C'est  une  histoire  assez  vieille  et  toujours  nouvelle.  De  là  un  système  plein 
de  tergiversations,  de  duplicité  et  d'impuissance.  Cette  déclaration  même 
de  Pilnitz,  dont  les  révolutionnaires  de  Paris  avaient  intérêt  à  exagérer 
l'importance,  ne  stipulait  rien  que  de  très  éventuel  et  de  très  équivoque.  La 
déclaration  de  Pilnitz  n'était  point  une  force  pour  les  alliés,  ni  même  un 
engagement  sérieux;  elle  ne  faisait  qu'enflammer  l'instinct  patriotique  en 
France  en  le  ralliant  à  la  révolution.  Cest  ce  que  montre  d'une  façon  lumi- 
neuse M.  van  Dijk.  A  l'heure  des  hostilités,  l'Autriche  et  la  Prusse  enga- 
geaient la  lutte  sans  esprit  d'unité,  avec  des  forces  restreintes  Pourquoi 
cela?  Parce  que  la  Prusse  et  l'Autriche  gardaient  une  partie  de  leur  armée 
du  côté  de  la  Pologne,  sur  laquelle  Catherine  ne  dissimulait  plus  ses  des- 
seins, et  qu'il  y  avait  à  revendiquer  une  part  de  butin.  C'est  là  le  nouveau 
partage  que  M.  de  Lamarck  appelle  «  un  acte  de  rapine  et  de  vol,  »  en  mon- 
trant les  mêmes  souverains  d'accord  pour  dépouiller  un  roi  inoffensif  et  se 
partager  ses  états,  et  coalisés  en  même  temps  pour  rétablir  un  autre  roi 
dans  ses  droits  en  proclamant  des  vues  de  modération.  Lorsque  fut  nouée 
enfin  la  grande  coalition  de  tous  les  états,  sauf  la  Suède  et  le  Danemark, 


896  REVUE    DES   DEUX   MONDES. 

il  n'était  plus  temps.  Les  révolulionnaires  français  pouvaient  faire  honneur 
de  leui's  victoires  à  l'inextinguible  amour  de  la  liberté.  La  grande  raison  de 
ces  victoires  sans  doute,  ce  fut,  après  l'héroïsme  de  nos  soldats,  la  politique 
égoïste  et  impuissante  de  ces  cours,  qui  songeaient  avant  tout  à  un  intérêt 
étroit,  qui  rusaient  entre  elles,  menaçaient  sans  agir,  et  ne  laissaient  à  la 
France  d'autre  alternative  qu'une  lutte  désespérée,  en  lui  offrant  le  spec- 
tacle d'uu  royaume  démembré  et  partagé.  C'est  avec  pénétration  et  sûreté 
que  M.  van  Dijk  retrace  cette  série  d'événemens,  devenus  le  point  de  départ 
de  l'histoire  contemporaine. 

L'un  de  ces  événemens,  le  partage  de  la  Pologne,  garde  sans  doute  un 
caractère  général  ineffaçable,  et  il  a  eu  aussi  une  influence  particulière  sur 
l'Allemagne.  Cette  influence  n'a  point  cessé;  elle  réagit  à  chaque  instant  sur 
la  politique;  elle  communique  aux  gouvernemens  une  secrète  faiblesse,  car 
cette  suppression  d'un  peuple,  surtout  d'un  peuple  de  soldats,  a  privé  les 
états  germaniques  du  bouclier  qu'ils  avaient  au  nord.  Aussi  n'est-il  pas  sur- 
prenant que  bien  des  historiens  en  Allemagne  aient  tourné  leurs  recherches 
vers  ce  triste  épisode  des  annales  du  xvni*'  siècle,  et  ce  n'est  pas  sans  raison 
que  dans  ses  Études  contemporaines  sur  les  pays  germaniques  et  slaves 
M.  Edouard  Laboulaye  commence  par  résumer  tous  les  incidens,  toutes  les 
péripéties  du  premier  partage,  dont  tous  les  autres  n'ont  été  que  la  consé- 
quence fatale.  Chose  curieuse  et  morale  à  observer,  personne  n'a  songé  à 
absoudre  cet  acte,  dont  Marie-Thérèse  s'accusait  elle-même  en  le  signant;  il 
ne  s'agit  que  de  fixer  ses  résultats  politiques  et  de  démêler  la  part  de  res- 
ponsabilité des  divers  auteurs  de  l'œuvre.  Il  y  a,  comme  on  sait,  un  système 
historique  qui  tend  à  rejeter  sur  Frédéric  II  la  principale  responsabilité  du 
partage,  et  certes  les  témoignages  accusateurs  ne  manquent  pas  contrôle 
roi  philosophe:  Seulement  il'  reste  toujours  cette  question  :  Frédéric  fut-il 
dupe  en  étant  complice?  Qui  avait  préparé  la  dissolution  de  la  I*ologne? 
qui  poursuivait  cette  œuvre  avec  un  acharnement  incroyable?  qui  en  a 
recueilli  le  plus  grand  profit?  Tandis  que  Catherine  faisait  avancer  la  Russie 
vers  l'Occident,  l'Allemagne  se  trouvait  affaiblie.  C'est  ce  que  M.  Laboulaye, 
après  bien  d'autres,  met  en  relief  dans  ses  Études.  Ce  n'est  pas  là  d'ail- 
leurs la  seule  question  allemande  que  traite  l'auteur.  Il  va  librement  de  la 
politique  à  la  philosophie.  M.  Laboulaye  n'est  point  un  historien  de  l'Alle- 
magne contemporaine;  mais  c'est  un  observateur  des  choses  et  des  hommes, 
des  idées  et  dès  faits,  qui  analyse  plus  qu'il  ne  peint,  qui  juge  plus  qu'il  ne 
raconte,  et  qui  recueille  enfin  ses  jugemens  sur  les  publications  diverses 
dont  il  a  eu  à  s'occuper  à  mesure  qu'elles  se  succédaient.  C'est  ainsi  que  de 
l'essai  sur  le  partage  de  la  Pologne,  l'auteur  passe  à  une  étude  sur  la  der- 
nière révolution  de  Hongrie,  pour  aborder  ensuite  le  système  historique  de 
"Ai.  de  Savigny.  L'esprit  qui  domine  dans  ces  études  est  un  esprit  libéral  et 
équitable,  indulgent  même  parfois.  Il  est  des  faits  presque  inaperçus  qui 
s'accomplissent  au-delà  du  Rhin  et  que  M.  Laboulaye  indique  rapidement. 
L'un  de  ces  faits  est  l'échange  singulier  qui  s'opère  chaque  jour  entre  l'Alle- 
magne et  l'Amérique.  Les  pays  germaniques  envoient  aux  États-Unis  leurs 
émigrans,  qui  vont  chercher  la  fortune  ou  un  foyer;  l'Amérique  envoie  en 
Allemagne  ses  idées  républicaines.  Quel  augure  peut-on  tirer  de  tels  faits? 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  897 

L'émigration  allemande,  qui  se  développe  toujours  dans  de  vastes  propor- 
tions, est  certes  un  élément  sain  et  vigoureux  pour  les  États-Unis;  elle  porte 
au-delà  de  l'Océan  des  mœurs  fortes  et  paisibles,  des  habitudes  de  travail. 
En  compensation,  les  idées  américaines  sont-elles  destinées  à  faire  des  pro- 
grès au-delà  du  Rhin?  et  si  elles  faisaient  des  progrès,  sont-elles  de  nature 
à  favoriser  la  grandeur  de  l'Allemagne?  C'est  peut-être  le  rêve  de  quelque 
imagination  démocratique,  rêve  qui  s'évanouit  bien  vite  quand  on  le  rap- 
proche de  la  réalité,  de  tous  les  instincts,  de  toutes  les  traditions  germa- 
niques. Il  n'est  pas  moins  curieux  d'observer  ces  affinités  entre  l'Allemagne 
de  notre  temps  et  la  puissante  république  américaine,  qui,  pour  dernière 
singularité,  grandit  chaque  jour  par  le  concours  des  Européens,  et  semble 
à  chaque  instant  prendre  l'attitude  d'une  ennemie  de  l'Europe. 

C'est  certainement  l'une  des  plus  graves  questions  politiques  aujourd'hui 
que  celle  des  complications  survenues  entre  l'Angleterre  et  les  États-Unis. 
Les  relations  entre  ces  deux  grands  pays,  après  s'être  sensiblement  refroi- 
dies dans  ces  derniers  temps,  finiront-elles  par  se  rompre  tout  à  fait?  Les 
querelles  soutenues  des  deux  côtés  de  l'Océan  par  la  diplomatie  et  par  la 
presse  se  changeront-elles  en  hostilités  ouvertes?  Tous  les  faits  par  momens 
semblent  conduire  à  ce  résultat,  quand  tous  les  intérêts  des  deux  pays  et 
toutes  les  affinités  de  race  se  réunissent  pour  le  rendre  impossible.  Dans  les 
premières  et  courtes  discussions  du  parlement  anglais,  il  n'y  a  eu  place,  à 
vrai  dire,  que  pour  deux  questions.  La  première  est  celle  de  la  guerre  avec 
la  Russie  et  des  négociations  qui  vont  s'ouvrir;  la  seôonde  a  été  celle  des 
rapports  de  l'Angleterre  avec  les  États-Unis.  On  sait  du  reste  en  quoi  con- 
sistent les  difficultés  qui  se  sont  élevées  entre  les  cabinets  de  Londres  et  de 
Washington.  Le  gouvernement  américain  accuse  l'Angleterre  d'avoir  violé 
les  lois  nationales  des  États-Unis  en  faisant  des  enrôlemens,  et  il  fait  peser 
la  responsabilité  de  cette  violation  sur  le  ministre  anglais  en  Amérique, 
M.  Crampton,  dont  il  réclame  le  rappel.  L'autre  difficulté  a  trait  à  l'inter- 
prétation du  traité  Clayton-Bulwer,  relatif  à  l'Amérique  centrale.  Il  s'agit 
de  savoir  si  l'un  des  articles  de  ce  traité,  en  vertu  duquel  les  deux  parties 
s'interdisent  d'occuper  ou  de  coloniser  un  point  quelconque  des  républiques 
de  Nicaragua,  Honduras  et  Costa-Rica,  s'applique  aux  possessions  anciennes 
de  la  Grande-Bretagne  sur  les  côtes  de  l'Amérique  centrale.  Le  gouverne- 
ment américain  soutient  que  l'Angleterre  doit  se  retirer  complètement  de 
cette  partie  de  l'Amérique.  Le  gouvernement  anglais  prétend  au  contraire 
que  le  traité  s'applique  uniquement  à  des  acquisitions  nouvelles  et  nulle- 
ment aux  droits  et  possessions  qu'avait  antérieurement  l'Angleterre  à  Be- 
lize,  sur  la  côte  des  Mosquitos  et  dans  les  îles  de  la  Baie.  Sur  ces  divers 
points,  le  président  Pierce,  dans  son  derniej'  message,  a  pris  un  ton  assez 
haut  vis-à-vis  de  l'Angleterre.  Il  dit  d'une  façon  assez  claire  et  assez  mena- 
çante que  les  États-Unis  iront  jusqu'au  bout,  s'ils  n'obtiennent  pas  s.itisfac- 
tion  pour  la  violation  de  leurs  lois  nationales  et  au  sujet  de  l'interprétation 
du  traité  Clayton-Bulwer. 

C'est  ainsi  que  la  question  arrivait  récemment  devant  le  parlement  an- 
glais. Les  explications  des  ministres,  de  lord  Clarendon  et  de  lord  Palmerston, 
ont  été,  il  faut  le  dire,  empreintes  d'une  modération  extrême.  Quoiqu'ils 

TOME  l,  57 


898  REVUE   DES   DEUX    MONDES. 

eussent  été  assez  fondés  à  relever  les  paroles  de  M.  Pierce,  ils  n'en  ont  rien 
fait;  bien  au  contraire,  ils  ont  poussé  l'esprit  de  conciliation  presque  jusqu'à 
la  limite  de  l'humilité,  et  certes  ce  jour-là  lord  Palmerston  avait  oublié  le 
fameux  civis  romanus.  Du  reste  les  explications  des  ministres  anglais  étaient 
fort  simples.  En  ce  qui  touche  l'interprétation  du  traité  Clayton-Bulwer,  ils 
ont  offert  de  soumettre  la  question  à  l'arbitrage  d'une  puissance  amie.  Quant 
à  l'affaire  du  recrutement,  ils  ont  tout  fait  pour  désarmer  la  susceptibilité 
américaine  sans  aller  cependant  jusqu'à  rappeler  M.  Crampton.  La  querelle 
suit  son  cours  entre  les  deux  gouvernemens,  car  à  la  veille  de  l'ouverture 
du  parlement  le  cabinet  anglais  recevait  encore  une  communication  plus 
péremptoire  de  Washington.  Les  explications  données  par  le  ministère  de 
Londres  suffiront-elles  pour  satisfaire  le  gouvernement  américain?  Il  ne 
serait  point  impossible  que  la  perspective  d'une  paix  prochaine  en  Europe 
n'eût  encore  plus  d'effet  et  ne  servît  à  ramener  le  cabinet  de  Washnigton  à 
une  politique  moins  acerbe  et  moins  impérieuse.  Dans  tous  les  cas,  le  cabinet 
britannique  a  prouvé  certainement  tout  le  prix  qu'il  attachait  à  ne  se  point 
brouiller  avec  les  États-Unis.  Cela  ne  paraît  point  suffire  cependant  à  l'hu- 
meur pacifique  de  M.  Bright  et  aux  manufacturiers  de  Manchester,  qui  ont 
besoin  du  coton  américain.  Il  est  vrai  qu'après  les  discours  de  M.  Bright,  il 
ne  reste  plus  qu'à  laisser  les  États-Unis  suivre  leurs  volontés  et  leurs  impé- 
rieux caprices,  comme  il  eût  fallu  laisser  paisiblement  la  Russie  accomplir 
ses  desseins  en  Orient.  La  politique  de  la  paix  eût  été  satisfaite;  il  n'y  a  que 
la  dignité  des  peuples  qui  eût  reçu  l'irréparable  atteinte.  11  n'est  point  dou- 
teux que  le  gouvernement  anglais  a  une  raison  de  tout  faire  pour  éloigner 
une  rupture  avec  les  États-Unis;  mais  si  malgré  tout  cette  rupture  éclatait, 
la  question  pourrait  bien  changer  de  face,  et  l'attention  de  l'Europe  pourrait 
se  tourner  du  côté  de  l'Atlantique,  pour  demander  enfin  quelques  garanties 
à  cette  politique  turbulente  qui  remplit  et  agite  le  Nouveau-Monde  de  ses 
ambitions  et  de  ses  provocations. 

Placée  en  dehors  des  conflits  où  d'autres  peuples  sont  engagés,  heureuse- 
ment affranchie  de  toute  complication  extérieure,  l'Espagne  en  est,  aujour- 
d'hui comme  hier,  à  lutter  avec  elle-même;  c'est  la  condition  de  son  exis- 
tence politique  depuis  deux  ans.  La  Péninsule  parviendra-t-elle  enfin  à  se 
donner  un  gouvernement?  De  cet  amas  de  passions  personnelles,  de  rivali- 
tés, d'antagonismes  qui  semblent  tout  obscurcir  au-delà  des  Pyrénées,  sor- 
tira-t-il  un  pouvoir  capable  de  reprendre  d'une  main  vigoureuse  la  direc- 
tion du  pays?  Il  n'y  a  pas  d'autre  question  à  Madrid.  Après  avoir  voté  une 
constitution  qui  reste  provisoirement  suspendue,  le  congrès  discute  main- 
tenant les  lois  organiques,  notamment  la  loi  électorale,  et  pendant  ce  temps 
le  cabinet  vient  de  se  modifier  encore  une  fois,  sans  qu'il  y  ait  eu  à  la  vérité 
une  crise  réelle.  Le  ministre  des  finances,  M.  Juan  Bruil,  a  quitté  le  pouvoir 
et  a  été  remplacé  par  M.  Francisco  Santa-Cruz.  Des  considérations  toutes  per- 
sonnelles ont  sans  doute  présidé  à  ce  changement,  qui  ne  modifie  pas  d'une 
manière  sensible  la  position  du  gouvernement.  M.  Francisco  Santa-  Cruz  est 
un  riche  propriétaire  de  la  province  de  Teruel,  progressiste  modéré,  qui  a  déjà 
fait  partie,  comme  ministre  de  l'intérieur,  du  premier  cabinet  formé  après  la 
révolution  de  1854,  et  qui  a  donné  sa  démission,  il  y  a  six  mois,  pour  quel- 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  899 

ques  démêlés  avec  la  milice  nationale  de  Madrid.  Sa  rentrée  au  pouvoir  ne 
peut  que  promettre  un  appui  de  plus  à  une  politique  modérée  dans  le  sein  du 
conseil.  Ce  n'est  plus  toutefois  comme  ministre  de  l'intérieur  que  M.  Francisco 
Santa-Cruz  revient  au  gouvernement,  c'est  comme  ministre  des  finances.  Or 
les  finances  sont  certainement  un  des  côtés  les  plus  graves  de  la  situation  de 
l'Espagne,  et  il  reste  à  savoir  si  le  nouveau  ministre  sera  à  la  hauteur  des 
difficultés  qu'il  va  avoir  à  résoudre.  C'est  peut-être  pour  n'avoir  pas  pu  vaincre 
ces  difficultés  que  x\I.  Bvuil  s'est  retiré  après  avoir  mis  la  main  à  beaucoup 
d'opérations  d'un  succès  au  moins  douteux.  La  chose  est  curieuse  à  obser- 
ver. Il  y  a  à  Madrid  une  assemblée  qui  est  en  permanence,  qui  prolonge  son 
existence  au  risque  d'ajouter  à  l'incertitude  du  pays,  qui  se  livre  chaque 
jour  aux  querelles  les  plus  irritantes  et  les  plus  stériles,  et  qui  n'a  point 
trouvé  le  temps  de  discuter  sérieusement  le  budget.  Les  contributions  pu- 
bliques se  perçoivent  encore,  selon  l'habitude,  en  vertu  d'une  autorisation 
préalable,  et  ce  budget  même  présente  un  déficit  considérable,  principale- 
ment occasionné  par  la  suppression  de  l'impôt  des  consumos.  Pendant  l'année 
qui  vient  de  s'écouler,  on  a  cherché,  à  l'aide  de  divers  emprunts  et  d'opéra- 
tions onéreuses,  à  combler  le  vide  laissé  par  cette  suppression  ;  mais  la  dif- 
ficulté ne  subsiste  pas  moins  tout  entière  pour  le  nouveau  ministre  comme 
pour  celui  qui  s'est  retiré.  Il  s'agit  toujours  de  créer  des  ressources  perma- 
nentes pour  faire  face  à  des  dépenses  permanentes.  M.  Francisco  Santa-Cruz 
proposera-t-il  le  rétablissement  des  droits  de  consommation?  La  question 
serait  bien  vite  résolue  si  ce  n'était  pour  la  révolution  une  espèce  de  désaveu 
d'elle-même,  et  si  on  ne  craignait  de  mettre  une  arme  dans  la  main  des  partis 
extrêmes.  Il  n'y  a  point  cependant  d'autre  issue  pour  rétablir  un  certain 
équilibre  financier. 

La  situation  de  l'Espagne,  à  ce  point  de  vue,  reste  donc  singulièrement  em- 
barrassée, soit  par  suite  des  mesures  irréfléchies  adoptées  l'an  dernier,  soit 
par  bien  d'autres  causes  qui  contribuent  à  maintenir  le  pays  dans  une  cer- 
taine stagnation  matérielle.  Dans  tous  les  cas,  si  l'Espagne  ne  retrouve  pas 
subitement  aujourd'hui  la  route  de  toutes  les  prospérités  matérielles  et  finan- 
cières, ce  ne  sont  pas  les  moyens  de  crédit  qui  vont  lui  manquer.  Depuis 
quelque  temps  en  effet,  il  y  a  à  Madrid  une  véritable  invasion  de  faiseurs, 
de  projets,  de  capitaux  en  espérance,  si  l'on  nous  passe  ce  terme.  Banques, 
institutions  de  crédit,  sociétés  mobilières,  —  jusqu'ici  on  en  peut  compter  au 
moins  quatre,  qui  viennent  d'être  l'objet  de  concessions  de  la  part  du  gouver- 
nement et  du  congrès.  Durant  plus  d'un  mois,  il  n'a  été  question  que  de  cela 
dans  les  couloirs  de  l'assemblée  aussi  bien  qu'à  la  bourse  de  Madrid.  La  spé- 
culation a  fait  son  entrée  à  pleines  voiles  dans  la  vieille  Espagne,  et  la  pe- 
tite chronique  de  cette  entrée  solennelle  ne  serait  peut-être  pas  sans  offrir 
quelques  particularités  curieuses.  Quoi  qu'il  en  soit,  la  première  de  ces  so- 
ciétés nouvelles  s'est  formée  sous  les  auspices  et  au  nom  des  fondateurs  du 
crédit  mobilier  de  France,  qui  avaient  commencé  par  avancer  au  ministre 
des  finances  une  somme  de  6  millions  de  francs  pour  le  paiement  du  semestre 
de  la  dette,  et  avaient  eu  peut-être  un  moment  la  pensée  d'obtenir  le  pri- 
vilège d'une  entreprise  unique  de  ce  genre.  Il  n'en  a  point  été  ainsi  cepen- 
dant. Un  autre  banquier  français,  M.  Prost,  a  fait  une  soumission  de  la 


000  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

même  nature,  et  il  a  eu  aussi  sa  concession.  Ce  n'est  pas  tout;  les  banquiers 
espag-nols  n'ont  pas  voulu  laisser  le  champ  libre  aux  étrangers;  MM.  Col- 
lado,  Sevillano,  bien  d'autres  encore,  ont  fondé  également  une  société  dont 
l'existence  a  été  consacrée  par  les  cortès.  Enfin  des  négocians  et  des  capi- 
talistes catalans  ont  à  leur  tour  formé  pour  le  même  objet  une  association 
flnancière,  dont  l'action  restera  circonscrite,  il  est  vrai,  dans  la  principauté 
de  Catalogne.  Tout  compte  fait,  voilà  donc  quatre  sociétés  qui  s'offrent  à 
inonder  l'Espagne  d'argent  ou  peut-être  de  papier.  Cette  intervention  des 
capitaux  étrangers,  cette  multiplication  des  moyens  de  crédit  ne  pourraient 
évidemment  qu'être  utiles  à  la  Péninsule;  mais  n'est-il  pas  à  craindre  que 
tout  ce  mouvement  ne  soit  plus  apparent  que  réel,  et  qu'il  ne  soit  très  dis- 
proportionné avec  l'état  vrai  des  affaires?  Qu'on  songe  bien  que  le  crédit  est 
chose  récente  en  Espagne  :  le  seul  établissement  de  ce  genre,  la  banque  de 
Saint-Ferdinand,  date  de  1829.  On  essaya  en  1844  de  créer  la  banque  d'Isa- 
belle II,  qui  ne  put  vivre,  et  alla  bientôt  se  fondre  avec  sa  rivale  et  son  aînée. 
La  banque  de  Saint-Ferdinand,  successivement  réorganisée  par  M.  Mon  en 
1849  et  par  M.  Bravo  Murillo  en  18ol,  a  donc  seule  fonctionné  jusqu'ici, 
avec  un  capital  social  de  120  millions  de  réaux  et  avec  la  faculté  de  mettre 
en  circulation  pour  une  somme  égale  de  billets.  M.  Domenech,  durant  son 
ministère  en  i8o4,  avait  songé  un  moment  à  augmenter  le  chiffre  de  la 
somme  émissible  en  billets,  et  dès  cette  époque  il  avait  même  reçu,  dit-on, 
des  propositions  des  fondateurs  du  crédit  mobiher  français.  La  révolution 
survenait,  et  la  banque  de  Saint-Ferdinand  est  restée  dans  des  conditions 
modestes,  qui  n'indiquent  i^oint  à  coup  sûr  un  grand  mouvement  d'affaires. 
Qu'on  se  représente  maintenant  quatre  sociétés  nouvelles  de  crédit  survenant 
avec  un  capital  presque  fabuleux  pour  l'Espagne,  et,  ce  qui  est  plus  grave, 
avec  la  faculté  d'émettre  du  papier  pour  une  somme  décuple  du  capital  de 
fondation.  N'y  a-t-il  pas  à  craiiidre  quelque  perturbation  dans  un  pays  où 
le  crédit  est  jusqu'ici  peu  entré  dans  les  habitudes?  Il  y  a  eu  un  exemple  de 
ce  genre  après  1846,  après  la  création  de  nombreuses  sociétés  anonymes;  il 
en  est  résulté  deux  années  de  crises  durant  lesquelles  la  place  de  Madrid  eut 
à  subir  les  plus  rudes  épreuves.  L'Espagne  est  donc  fondée  à  se  prémunir, 
non  certes  contre  la  propagation  du  crédit,  mais  contre  l'excès  des  entre- 
prises de  ce  genre.  Du  reste,  le  premier  élément  de  sa  régénération  financière, 
l'Espagne  le  trouvera  toujours  dans  une  bonne  et  intelligente  politique,  et 
sous  ce  rapport  il  reste  malheureusement  beaucoup  à  faire.  Les  mêmes  luttes 
existent  en  effet  dans  toutes  les  régions;  seulement  plus  on  avance,  plus 
on  aperçoit  distinctement  pour  le  général  O'Donnell  la  nécessité  d'adopter 
une  politique  dans  laquelle  l'Espagne  puisse  voir  la  garantie  de  sa  sécurité 
et  de  ses  intérêts.  ch.  de  mazade. 


REMTE.   —  CHRONIQUE.  901 

ESSAIS  ET  NOTICES. 


REVUE  ÉTRANGÈRE. 

Nous  signalions  l'autre  jour  le  mouvement  d'études  sérieuses  qui  s'accroît 
et  se  propage  en  Allemagne;  en  voici  de  nouveaux  témoignages  que  nous 
nous  empressons  de  recueillir.  Un  libraire  de  Leipzig,  M.  Hirzel,  qui  se  dis- 
tingue par  son  activité  et  par  le  choix  de  ses  publications,  vient  de  faire 
paraître  deux  ouvrages  qui  ne  peuvent  manquer  de  saisir  vivement  l'atten- 
tion des  penseurs;  l'un  est  une  Histoire  de  la  Logique  dans  l'Occident^  par 
M.  Charles  Prantl  (1),  professeur  à  l'université  de  Munich;  l'autre  est  une 
Philosophie  du  Christianisme,  par  M.  Christian  Weisse  (2). 

En  publiant  son  œuvre,  qui  est  évidemment  le  fruit  de  longues  années  de 
travail,  M.  Charles  Prantl  remarque  avec  une  satisfaction  très  allemande 
qu'il  traite  un  sujet  tout  nouveau  {ifivia  doctorvm  pedibus  peragro  loca),  et 
qu'il  n'a  trouvé  que  d'insuffisantes  ressources  chez  les  écrivains  qui  l'ont 
précédé.  Ramus  dans  ses  Scholx  dlalecticœ.  Gassendi  dans  son  livre  intitulé 
De  Logicx  origine  et  varietate,  avaient  donné  sans  doute  des  indications  fort 
utiles;  mais  M.  Prantl  est  un  de  ces  esprits  acharnés  qui  croient  que  rien 
n'est  fait  tant  qu'il  r>;ste  à  faire  quelque  chose;  il  prend  son  sujet  dès  les 
plus  lointaines  origines  et  ne  nous  fait  grâce  d'aucun  détail.  L'histoire  de 
la  philosophie  ancienne  a  été,  de  nos  jours  surtout,  l'objet  de  bien  des  tra- 
vaux approfondis;  a-t-on  étudié  les  procédés  de  l'esprit  humain  dans  les  dif- 
férentes écoles  avec  autant  de  soin  et  d'attention  qu'on  étudiait  ces  écoles 
même  et  leurs  doctrines  générales?  M.  Prantl  ne  le  croit  pas.  Rechercher  ce 
qu'a  été  l'art  de  penser  chez  les  Éléates,  chez  les  Mégariens,  dans  l'école  de 
Socrate  et  de  ses  glorieux  successeurs,  telle  est  la  tâche  qu'il  se  donne.  Cet 
art  de  penser,  tantôt  il  est  formulé,  chez  Aristote  par  exemple,  avec  une 
force  et  une  précision  supérieure,  tantôt  il  s'exerce  naïvement  sans  se  rendre 
compte  à  lui-même  des  procédés  qu'il  emploie;  le  docte  critique  veut  décou- 
vrir ces  secrets  et  montrer  quelles  phases  de  progrès  ou  de  décadence  la  lo- 
gique a  traversées  dans  l'Occident  depuis  Parménide  et  Zenon  jusqu'à  Kant 
et  Hegel.  Le  premier  volume  que  nous  avons  sous  les  yeux  embrasse  toute 
la  philosophie  ancienne,  et  s'arrête  au  seuil  du  moyen  âge  avec  Boè^e;  le 
second,  qui  doit  paraître  bientôt,  comprendra  la  scolastique  et  la  philoso- 
phie moderne.  C'est  à  coup  sûr  un  tableau  instructif  que  cette  histoire  des 
procédés  de  l'esprit  chez  les  penseurs  de  la  Grèce  et  des  écoles  alexandrines; 
M.  Prantl  y  a  déployé  une  science  incontestable  et  quelquefois  des  vues  in- 
génieuses et  fécondes.  Je  ne  dirai  pas  que  le  livre  soit  bien  fait,  qu'il  soit 
composé  avec  art,  que  la  logique,  sujet  de  ces  longues  investigations,  appa- 

(1)  Geschichte  der  Logik  Un  Abendlande,  von  Caii  Prantl;  premier  vol.,  Leipzig  1836. 

(2)  Philosophische  Dogmatilc  oder  Philosophie  des  Chris'enthnms,  von  Ch.  Weisse; 
premier  vol.,  Leipzig  1855.  Hirzel.  Paris,  Glaoser,  rue  Jacob,  9. 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raisse  suffisamment  dans  remploi  et  la  distribution  des  matériaux,  mais  cer- 
tainement c'est  là  un  manuel  qu'on  ne  pourra  se  dispenser  de  consulter  cha- 
que fois  qu'on  s'occupera  de  l'art  de  philosopher  chez  les  anciens.  M.  PrantI 
s'excuse  quelque  part  d'avoir  laissé  de  côté  la  logique  des  écoles  orientales, 
bien  que  les  traditions  de  l'Asie  aient  exercé  une  influence  manifeste  sur 
les  premiers  développemens  de  la  philosophie  hellénique;  il  prévient  aussi, 
en  demandant  grâce,  qu'il  n'a  parlé  qu'accessoirement  des  logiciens  arabes 
du  moyen  âge.  Qu'il  se  rassure  :  ce  n'est  pas  l'insuffisance  des  documens 
qu'on  pourra  lui  reprocher.  Je  regrette  pour  ma  part  qu'il  ait  accumulé 
tant  de  choses.  On  étoufTe  dans  cet  arsenal  de  formules;  on  voudrait  y  voir 
circuler  un  peu  d'air,  et  l'on  est  tenté  de  s'écrier  avec  Goethe  :  mehr  Licht! 
Après  tout,  M.  PrantI  a  remué  beaucoup  de  faits,  beaucoup  d'idées,  et  cette 
abondance  d'un  écrivain  qui  ne  sait  se  borner,  défaut  si  grave  chez  nous, 
sera  beaucoup  moins  remarquée  chez  nos  voisins.  On  sait  de  reste  que  l'Al- 
lemagne ne  ressemble  pas  à  notre  immortel  fabuliste,  et  ce  n'est  pas  elle 
qui  dirait  :  Les  longs  ouvrages  me  font  peur. 

Que  de  faits  aussi,  que  d'idées  et  de  formules  dans  l'ouvrage  de  M.  Chris- 
tian Weisse!  Heureusement  l'érudition  de  l'auteur  s'applique  à  un  fonds 
plus  riche  et  plus  varié.  Il  ne  s'agit  pas  de  consulter  sur  un  même  point 
l'opinion  de  toutes  les  écoles,  il  s'agit  d'établir  par  la  raison  et  par  l'his- 
toire la  philosophie  du  christianisme.  La  philosophie  du  christianisme! 
M.  Weisse  ne  s'inquiète  pas  de  savoir  si  ces  mots  sonneront  mal  aujour- 
d'hui au  milieu  des  passions  contraires  entretenues  par  les  ennemis  de  la 
raison;  il  est  philosophe,  il  est  chrétien,  et  il  poursuit  son  œuvre.  Dès  la 
première  page  de  son  livre,  il  réfute  l'intolérance  et  le  fanatisme  en  rappe- 
lant qu'à  toutes  les  époques  où  le  christianisme  a  vécu  d'une  vie  complète, 
il  a  eu  sa  philosophie.  Cette  philosophie  se  révèle  déjà,  et  avec  quelle  subli- 
mité !  chez  saint  Jean  et  saint  Paul;  elle  se  développe  chez  les  pères,  et  elle 
produit  sous  la  plume  de  saint  Augustin  des  monumens  immortels.  Que  sont 
les  travaux  des  scolas tiques  et  des  mystiques  du  moyen  âge,  sinon  une  série 
de  systèmes  philosophiques  inspirés  par  la  religion  du  Christ?  Des  apôtres 
à  saint  Augustin,  de  saint  Augustin  à  saint  Thomas,  de  saint  Thomas  à 
Tauler,  àBossuet,  à  Leibnitz,  à  Schleiermacher,  si  cette  tradition  s'interrompt 
quelquefois,  elle  n'est  jamais  brisée.  M.  Weisse  a  raison  de  s'appuyer  sur 
ces  glorieux  témoignages;  la  meilleure  partie  de  son  livre  incontestable- 
ment, c'est  celle  qui  déroule  devant  nous  ces  grands  et  audacieux  efforts  de 
l'intelligence  humaine.  J'aurais  môme  désiré  qu'il  fît  une  part  plus  large  à 
ce  développement  historique  de  la  philosophie  chrétienne.  Quand  il  nous 
donne  ses  propres  commentaires  des  dogmes,  il  tombe  souvent  dans  le  vague; 
l'histoire  le  contient  et  le  redresse. 

On  demandera  à  quel  point  de  vue  s'est  placé  M.  Christian  Weisse  et  de 
quelle  école  il  relève.  M.  Weisse  est  un  de  ces  nobles  esprits  qu'avaient  sé- 
duits d'abord  la  mystique  grandeur  de  l'idéalisme  hégélien,  et  qui  bientôt, 
effrayés  des  conséquences  d'une  doctrine  qui  anéantit  la  hberté  humaine, 
n'ont  conservé  de  l'inspiration  du  maître  que  l'enthousiasme  de  la  science 
et  l'ardent  désir  de  concilier  la  philosophie  et  la  religion.  Les  ouvrages  de 
M.  Weisse  sont  nombreux;  un  des  plus  remarquables  sans  contredit  est  celui 


REVUE.  —  CHRONIQUE. 


903 


où  il  revendique  contre  Hegel  le  droit  de  l'individu  et  l'immorlalité  de  la 
conscience.  M.  Weisse  reprend  donc  la  philosophie  au  point  où  elle  semblait 
parvenue  lorsque  Hegel  apparaissait  aux  esprits  comme  le  créateur  d'un  sys- 
tème qui  unissait  la  raison  et  la  foi.  Hegel  n'a  pas  réalisé,  on  le  sait  trop,  les 
sublimes  espérances  qu'il  avait  fait  concevoir;  M.  Weisse  est-il  mieux  in^ 
spire?  11  l'est  très  certainement  si  l'on  considère,  non  pas  l'éclat  du  génie, 
mais  la  justesse  des  intentions.  Aucune  trace  de  panthéisme  dans  le  sys- 
tème qu'il  expose,  à  moins  que  ce  ne  soit  ce  prétendu  panthéisme  que  cer- 
tains esprits  aperçoivent  partout,  le  panthéisme  dont  saint  Paul  et  saint 
Jean  sont  remplis.  L'homme  est  libre  dans  la  doctrine  de  M.  Weisse,  et  tou- 
tefois il  dépend  d'un  pouvoir  supérieur  vers  lequel  l'emportent  les  aspira- 
tions de  son  amour.  La  religion  n'est  pas  pour  lui,  comme  chez  Hegel,  la 
conscience  de  sa  propre  divinité;  elle  naît  au  contraire  du  sentiment  de  sa 
faiblesse,  en  même  temps  qu'elle  atteste  la  dignité  de  son  être.  En  un  mot, 
nous  ne  sommes  pas  des  dieux  longtemps  emprisonnés  dans  la  matière  et 
affranchis  eniin  après  une  captivité  de  six  mille  ans  par  l'audacieux  philo- 
sophe de  Berlin;  mais  si  l'esprit  humain  n'est  pas  dieu,  ne  croyez  pas  ce- 
pendant qu'il  soit  privé,  comme  le  veut  de  nos  jours  une  théologie  scep- 
tique, de  cette  lumière  céleste  qui  éclaire  tout  homme  venant  en  ce  monde; 
il  porte  en  lui  la  marque  de  la  main  qui  l'a  formé,  et  c'est  en  s'étudiant  lui- 
même  qu'il  peut  s'élever  à  la  connaissance  du  divin  maître  et  de  ses  attri- 
buts. L'étude  de  .Dieu,  l'étude  métaphysique  du  Père,  du  Fils,  du  Saint- 
Esprit,  l'étude  psychologique,  si  je  puis  ainsi  parler,  de  la  bonté,  de  la 
justice  et  de  la  providence  infinie,  voilà  le  sujet  de  M.  Christian  Weisse  dans 
ce  premier  volume;  le  second  s'attaquera  à  des  problèmes  plus  périlleux 
encore  :  il  essaiera  une  explication  philosophique  des  dogmes  fondamentaux 
du  christianisme,  le  péché  originel  et  la  rédemption.  Un  livre  qui  traite  de 
matières  si  hautes,  qui  discute  les  questions  les  plus  ardues  de  la  métaphy- 
sique et  de  la  théologie,  soulèvera  sans  doute  plus  d'une  objection  sérieuse. 
Quant  à  nous,  sans  entrer  dans  le  fond  des  choses,  nous  lui  reprocherons 
bien  des  défauts  de  mise  en  œuvre,  bien  des  obscurités  de  style  et  un  amas 
de  dissertations  abstruses.  Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  cette  lecture  élève 
l'âme  et  la  transporte  en  des  régions  idéales  dont  la  philosophie  allemande 
avait  perdu  la  voie.  Quel  qu'en  puisse  être  le  succès,  nous  félicitons  l'auteur 
de  cette  audacieuse  tentative;  il  y  a  là,  on  ne  peut  le  nier,  un  symptôme 
éclatant  du  retour  à  ce  spiritualisme  chrétien  qui  est  en  définitive  le  vrai 
génie  de  l'Allemagne. 

C'est  encore  l'éditeur  Hirzel  qui  publie  un  ouvrage  d'un  ordre  bien  diffé- 
rent, mais  qui  représente  aussi  avec  éclat  les  plus  glorieuses  facultés  du 
génie  germanique;  je  parle  du  Dictionnaire  allemand  de  MM.  Jacob  et  Wil- 
helm  Grimm  (1).  Ce  grand  ouvrage  est  le  résumé  de  toutes  les  recherches 
qui  occupent  depuis  quarante  ans  les  deux  infatigables  philologues;  leur 
vie  entière  est  là.  On  sait  avec  quelle  patience,  avec  quelle  sagacité  lumi- 
neuse, M.  Jacob  Grimm  et  son  frère  ont  scruté  les  antiquités  du  droit,  de 

(1)  Deutsches  Worterbuch,  von  Jacob  Grimm  und  Wilhelm  Grimm.  Premier  vol.  et 
neuf  livraisons  du  deuxième  vol;  Leipzig,  chez  Hirzel,  1854-1853. 


90Zi  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

la  mythologie  et  de  la  littérature  s^ermaniques;  en  exhumant  toutes  ces 
richesses,  ils  ont  eu  maintes  occasions  de  noter  les  transformations  de  la 
langue,  de  marquer  le  sens  primitif  d'un  mot  et  de  suivre  ses  destinées 
dans  le  cours  des  âges.  Tout  cela  se  retrouve  dans  le  dictionnaire  qu'ils  pu- 
blient aujourd'hui,  dictionnaire  sans  précédens,  dictionnaire  impossible 
jusque-là,  car  il  ne  pouvait  naître  avant  les  immenses  travaux  de  la  philo- 
logie du  xix*^  siècle,  et  il  exigeait  toute  une  carrière  comme  celle  de  Jacob 
Grimni  assisté  de  son  digne  frère. 

Quelle  est  l'inspiration  de  i\I.  Jacob  Grimm?  Un  amour  passionné  de  la 
langue  de  son  pays.  Ce  n'est  pas  le  grammairien  d'autrefois,  défiant,  méti- 
culeux, voyant  partout  des  solécismes  et  châtiant  le  peuple  avec  sa  férule; 
ce  n'est  pas  le  philosophe  scythe  émondant  à  coups  de  serpette  le  feuil- 
lage trop  toulTu;  il  a  foi  dans  l'idiome  du  peuple,  il  recueille  avec  piété  les 
termes,  les  locutions,  les  tours  de  phrase  que  tout  le  monde  emploie,  il 
interroge  les  documens  primitifs  et  les  livres  populaires  aussi  bien  que  les 
œuvres  classiques  des  maîtres,  il  étend  même,  autant  qu'il  le  peut,  les  limites 
de  son  domaine;  tous  les  pays  où  la  langue  allemande  est  parlée  lui  four- 
nissent des  indications,  et  le  romancier  populaire  de  la  Suisse  allemande, 
Jérémie  Gottheif,  est  invoqué  à  côté  de  Luther  et  de  Goethe. 

Ceux  qui  veulent  connaître  dans  son  fond  le  plus  intime  le  génie  des 
idiomes  germaniques  ne  sauraient  choisir  un  autre  guide  que  celui-là;  c'est 
à  la  fois,  dans  le  même  tableau,  l'histoire  et  la  philosopliie  de  la  langue. 
Sous  la  gravité  de  la  science,  on  sent  à  chaque  page  l'enthousiasme  de  la 
poésie.  —  Voyez  cette  montagne  immense,  dit  quelque  part  Henri  Heine, 
c'est  l'érudition  de  Jacob  Grimm;  voyez  au  pied  de  la  montagne  la  source 
fraîche  et  limpide  qui  en  sort,  c'est  l'imagination  de  Jacob  Grimm.  —  Rien 
de  plus  vrai;  cette  fraîcheur  de  pensée,  cet  enthousiasme  poétique  et  natio- 
nal éclatent  dans  l'ai  ondance  et  le  choix  des  citations  littéraires  qui  vien- 
nent expliquer  l'histoire  des  mots.  La  préface  est  un  chef-d'œuvre  d'expo- 
sition :  réminent  philologue,  souvent  un  peu  embarrassé  de  ses  richesses, 
a  rarement  montré  dans  ses  autres  ouvrages  la  netteté  et  la  précision  dont 
il  fait  preuve  ici.  On  y  trouvera  une  explication  éloquente  et  candide  des 
principes  qui  l'ont  dirigé,  en  môme  temps  qu'un  résumé  rapide  et  substan- 
tiel des  travaux  analogues  accomplis  en  Allemagne  avant  la  création  de  la 
philologie  comparée.  C'est  un  immense  travail  qu'ont  entrepris  MM.  Wil- 
helm  et  Jacob  Grimm  :  le  premier  volume,  le  seul  qui  soit  achevé,  ne  ter- 
mine pas  la  lettre  B;  mais  nous  n'avons  pas  besoin  d'adresser  aux  auteurs 
une  parole  d'encouragement.  Leur  érudition  est  riche  de  trésors  amassés, 
leur  juvénile  ardeur  ne  se  lasse  pas,  et  on  peut  affirmer  que  les  deux  illus- 
tres frères  auront  bientôt  élevé  un  monument  durable  à  la  langue  des  na- 
tions germaniques.  saint-rené  taillandier. 

SvENSK  OCH  Ryss  (1)!  [Suédois  et  Russes).  —  S'il  était  besoin,  outre  les 
nombreux  témoignages  que  nous  avons  invoqués  dans  la  Renie,  de  démon- 
trer par  d'autres  preuves  encore  que  les  sympathies  en  faveur  de  la  France 
sont  en  Suède  aussi  nomljreuses  qu'elles  l'ont  jamais  été,  aussi  nombreuses 

(1)  Uu  volume  in-12,  Stockliolm  1835. 


REVUE.  CHRONIQUE.  905 

et  aussi  vives  qu'elles  Tétaient  avant  1812,  et  qu'après  avoir  rebroussé  à 
cette  époque  vers  la  Russie,  sous  une  pression  du  moment,  l'opinion  pu- 
blique en  Suède  a  repris  de  notre  temps  son  cours  naturel,  mille  nouveaux 
indices  nous  ôteraient  toute  incertitude.  Voici  par  exemple  une  publication 
suédoise,  essentiellement  populaire,  qui  se  répand  à  bon  marché,  dont  le 
titre  est  une  menace,  et  qui  n'est  tout  entière  elle-même  qu'un  cri  de  guerre. 
C'est  un  petit  volume  de  cent  cinquante  pages,  dont  la  couverture  montre 
un  bouclier,  des  glaives  et  un  vigoureux  Suédois  terrassant  une  poignée  de 
Moscovites,  avec  cette  légende  :  «  Non  pas  un  contre  sept,  ce  serait  peu;  un 
contre  vingt!  «  et  cette  autre,  tirée  d'une  belle  poésie  de  Tegner  en  l'honneur 
de  Charles  XII  :  «  Hors  du  chemin,  Moscovites!  Ur  vxgen,  Moscnvist  cri  »> 
L'éditeur  n'a  fait  que  réunir  les  témoignages  les  plus  connus  de  la  haine 
qui  a  toujours  divisé  Suédois  et  Russes,  chants  nationaux,  récits  populaires, 
poésies  patriotiques.  Rangées  selon  la  suite  des  temps,  ces  voix,  qui  respi- 
rent souvent  la  colère  et  la  vengeance,  ne  laissent  pas  de  produire  une  vive 
impression  et  donnent  bien  à  ce  petit  livre  le  caractère  national  et  populaire 
qu'il  cherchait.  Du  xiV  siècle  à  l'an  1835,  voilà  quelles  ont  été  les  antipa- 
thies d'une  nation  tout  entière  contre  la  Russie  voisine  :  est-il  possible  que 
les  vrais  intérêts  d'un  peuple  ne  soient  pas  d'accord  avec  ses  sentimens,  si 
longtemps  et  si  uniformément  exprimés  ? 

Un  des  premiers  récits  contenus  dans  le  volume  suédois  met  en  scène  le 
défenseur  de  Wiborg,  le  célèbre  Knut  Posse.  En  l'an  de  grâce  1395,  Knut 
Posse  (un  des  grands  noms  de  la  noblesse  suédoise)  passait  aux  yeux  de  ses 
compatriotes,  à  Stockholm,  pour  un  redoutable  sorcier,  parce  que,  pendant 
un  long  séjour  dans  les  pays  étrangers,  et  surtout  à  Paris,  il  avait  appris 
beaucoup  des  secrets  de  la  nature.  Tout  à  coup  la  nouvelle  se  répand  que 
la  province  (alors  suédoise)  de  Finlande  est  envahie  par  ses  farouches  voi- 
sins les  Russes.  On  ne  parle  qu'avec  horreur  des  excès  commis  par  ces  hordes 
asiatiques  :  ils  rôtissent  leurs  prisonniers  à  petit  feu,  arrachent  le  sein  des 
femmes  avec  des  tenailles,  et  se  montrent  enfin  ce  que  peuvent  être  des 
païens  sans  foi  ni  loi.  Le  jeune  Svante  Sture  Nilsson  les  a  bien  poursuivis 
une  fois,  mais  c'est  à  peine  s'il  a  pu  les  atteindre;  ils  ont  disparu  devant 
lui,  se  sont  dispersés  dans  leurs  déserts,  puis,  revenant  en  hordes  innom- 
brables, ont  inondé  la  Finlande  comme  des  nuées  de  sauterelles.  Sténon 
Sture,  l'administrateur  du  royaume,  se  prépare  donc  à  aller  les  combattre 
lui-même.  Il  écrit  d'abord  à  l'archevêque  et  au  chapitre  d'Upsal  pour  obtenir 
la  bannière  de  saint  Éric  et  la  protection  divine  contre  les  ennemis  de  la  foi, 
et  puis  il  s'embarque.  Pendant  ce  temps-là,  Knut  Posse,  qui  n'avait  pas 
attendu  si  tard  pour  passer  en  Finlande,  combattait  les  Russes  comme  on 
combat  les  bêtes  sauvages,  et  se  faisait  si  bien  redouter  par  eux,  qu'ils  fuyaient 
tous  quand  ils  l'apercevaient  de  loin.  Toutefois  son  armée  s'épuise,  et  il  ne 
lui  arrive  de  Suède  aucun  renfort,  tandis  que  les  Russes  amènent  chaque 
mois  des  hordes  nouvelles.  11  ne  lui  reste  bientôt  plus  de  ses  braves  compa- 
gnons d'armes  que  deux  cents  hommes,  quand  l'ennemi  en  compte  des 
milliers.  Il  se  retire  donc  dans  les  murs  de  Wiborg ,  non  loin  de  l'emplace- 
ment où  s'élèvera  plus  tard  Saint-Pétersbourg,  et  il  s'y  défend  énergique- 
ment,  de  la  Saint-Martin  à  la  Saint-André,  en  attendant  l'arrivée  de  Sté- 
non Sture  et  de  son  armée.  Les  Russes  font  bien  quelquefois  des  brèches 


906  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

à  ses  murailles,  mais  il  les  répare  avec  une  incroyable  rapidité...  Il  finit 
cependant  par  voir  que  sa  défense  ne  pourra  pas  se  prolonger  beaucoup,  et 
alors  il  a  recours  à  un  expédient.  Au  nombre  des  connaissances  secrètes 
qu'il  a  acquises  pendant  ses  lointains  voyages,  il  compte  celle  de  la  fabri- 
cation redoutable  d'une  poussière  noire  qui  éclate  au  contact  du  feu  et  ren- 
verse tout  autour  d'elle.  C'est  la  poudre  à  canon,  que  le  génie  industrieux 
de  l'Occident  vient  d'inventer.  11  rapporte  ce  secret  et  imagine  de  s'en  servir 
pour  la  première  fois  contre  les  Russes.  Aidé  fidèlement  par  un  guerrier 
suédois  nommé  Winbolth,  il  lui  confie  la  défense  des  murailles,  pendant  que 
lui-même,  assis  devant  sa  chaudière  bouillonnante  ou  devant  le  mortier  où 
il  pile  et  broie  tout  le  jour,  il  fabrique  l'horrible  matière,  à  laquelle  il  ne 
faut  plus  qu'une  étincelle  pour  renverser  maisons,  tours  et  murailles.  Par 
son  ordre,  la  chaudière  est  placée  dans  un  trou  pratiqué  sous  la  tour  princi- 
pale ,  dont  les  autres  fortifications  dépendent,  et  un  de  ses  serviteurs  est 
chargé  d'y  mettre  le  feu  quand  il  en  donnera  le  signal.  —  C'était  le  matin  de 
la  Saint-André,  le  30  novembre  1395.  Les  Russes,  avec  de  grands  cris  et  au 
son  des  trompes,  se  précipitent  vers  la  ville,  appliquent  leurs  échelles  contre 
la  grande  tour  qui  donne  entrée  dans  la  place,  et  commencent  l'assaut.  Alors 
Knut  Posse,  sans  s'émouvoir,  assemble  sa  petite  troupe  dans  la  cour  du  châ- 
teau; il  déploie  fièrement  la  bannière  suédoise,  qui  porte  les  images  de  saint 
Éric  et  de  saint  Olaf,  et  il  la  fixe  devant  l'ennemi,  qu'il  laisse  sans  se  trou- 
bler gravir  les  premiers  murs.  Cela  fait,  il  donne  le  signal.  La  tour  s'écroule, 
et  les  murs  qui  l'entouraient  écrasent  des  milliers  de  Russes.  Ce  fut  ce  qu'on 
appela  l'explosion  de  TFiborg.  Le  rusé  vainqueur  reçut  de  ses  compatriotes 
de  grands  éloges  et  de  riches  domaines  en  Finlande,  et  les  Russes  chantè- 
rent pendant  bien  longtemps  dans  leurs  litanies  :  «  De  l'explosion  de  Wiborg 
et  de  Knut  Posse  préservez -nous.  Seigneur!  » 

Un  second  récit  contient  encore  un  épisode  de  ces  guerres  incessantes  en 
Finlande;  celui-là  date  de  1535.  La  Finlande  mettait  fréquemment  aux 
prises,  il  est  vrai.  Suédois  et  Russes;  mais,  toute  suédoise  par  la  langue,  la 
civilisation,  la  religion  et  le  cœur,  cette  belle  et  riche  province  résistait 
facilement  après  tout,  bien  défendue  non  pas  seulement  par  le  courage  de 
ses  habitans,  mais  aussi  par  la  configuration  même  de  son  territoire,  entre- 
coupé de  lacs  et  de  forêts. 

Charles  XII  ne  pouvait  manquer  d'avoir  sa  place  dans  cette  galerie  toute 
suédoise.  Son  imprudence,  il  est  vrai,  a  éveillé  la  Russie,  jusque-là  peu 
puissante,  et  ses  victoires  ont  instruit  ses  ennemis;  mais  les  Suédois  ont 
oublié  ses  fautes  pour  ne  se  rappeler  que  son  héroïque  ardeur  et  son  cou- 
rage. Je  me  souviens  d'avoir  entendu  l'an  dernier,  sur  la  principale  scène  de 
Stockholm,  un  acteur  intelligent,  prenant  le  vêtement  et  la  physionomie 
de  Charles  XII,  ses  grosses  bottes  et  sa  houppelande  de  drap  bleu,  réciter 
avec  talent  les  beaux  vers  de  M.  Ridderstad  sur  Charles  XII  à  Frederikshall, 
un  monologue  au  bruit  du  canon.  Il  fallait  entendre  les  applaudissemens 
de  toute  la  salle  à  cette  voix  du  héros  dans  lequel  les  Suédois  prétendent 
retrouver  leur  image.  Les  rudes  apostrophes  à  la  Russie  ne  manquaient  pas 
dans  cette  ardente  poésie;  le  parterre  les  saisissait  avec  enthousiasme,  et 
les  théâtres  de  la  province,  répétant  les  mêmes  scènes,  offraient  les  mêmes 
échos. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  907 

Charles  Xll  donc,  le  héros  de  la  Suède  contre  la  Russie,  est  représenté  dans 
celte  série  de  souvenirs  par  les  récits  d'Holofzin  et  de  Narva,  et  par  quelques 
poésies  détachées.  C'est  sans  doute  parce  qu'il  est  su  par  cœur  dans  toutes 
les  parties  de  la  Suède  que  l'éditeur  n'a  pas  inséré  le  beau  morceau  de  Teg- 
ner,  belle,  simple  et  vivante  poésie  : 

Kung  Cari,  den  unga  hjelte, 
Han  stod  i  roek  och  dam; 


«  Le  roi  Charles,  le  jeune  héros,  il  est  debout  au  miheu  de  la  fumée  et  de 
la  poussière.  11  tire  son  épée  du  fourreau  et  il  s'élance  dans  la  mêlée.  — Voyons, 
s'écrie-il,  voyons  s'il  mord  bien,  l'acier  suédois!  Hors  d'ici,  Moscovites,  et 
courage,  mes  garçons  bleus!  — Dans  sa  colère,  un  contre  dix,  il  les  engage, 
le  glorieux  iils  des  Vasas.  Les  Russes  tombent  ou  prennent  la  fuite,  et  c'est 
là  son  coup  d'essai.  Trois  rois  ensemble  n'ont  pas  dicté  au  jeune  roi  leur 
volonté.  Tranquille  il  résiste  à  l'Europe,  imberbe  dieu  de  la  foudre...  » 

Ce  souvenir  du  roi  Charles,  présent  au  cœur  de  tous  les  Suédois,  et  l'un 
de  ceux  qui  s'élèvent  comme  d'infranchissables  barrières,  quelques  efforts 
qu'on  ait  pu  tenter,  entre  la  Russie  et  la  Suède,  un  poète  contemporain  vient 
de  l'évoquer  récemment  avec  une  certaine  énergie  en  saluant  de  ses  rimes 
improvisées  l'arrivée  du  général  Canrobert  :  «...  Héros  de  l'Aima,  dit-il,  d'un 
courage  et  d'une  force  d'âme  antiques,  sois  le  bien-venu  !  Nous  aussi,  nous 
détestons  le  nom  russe.  Comme  la  France,  nous  trouverons  dans  notre  passé 
de  grandes  leçons.  Nous  avons,  nous  aussi,  notre  campagne  de  Russie  à 
venger.  » 

Aussi  bien  que  Charles  XII,  Gustave  III,  l'ami  déclaré  de  la  France,  le  cor- 
respondant spirituel  de  Marmontel  et  de  Voltaire,  de  M"""  de  Staël,  de  M"''  de 
Boufflers  et  de  M"''  d'Egmont,  a  combattu  la  Russie.  La  journée  d'Hogland, 
restée  populaire,  consacre  ce  souvenir. 

D'ailleurs  la  mémoire  des  batailles  n'est  pas  la  seule  que  ce  petit  livre 
invoque.  Celle  des  perfidies  de  la  diplomatie  ou  de  la  police  moscovite  y 
prend  aussi  sa  place.  Ou  y  trouve  par  exemple  la  narration  du  meurtre  de 
ce  malheureux  Malcolm  Sinclair,  qui,  chargé  par  le  gouvernement  suédois 
d'aller  à  Constantinople  liquider  les  dettes  laissées  par  Charles  XII  et  porter 
au  divan  des  instructions  secrètes  relatives  à  la  politique  du  cabinet  de  Saint- 
Pétersbourg,  fut  assassiné  dans  un  bois  près  de  Naumbourg  en  Silésie,  le 
17  juin  1739,  par  des  officiers  russes.  11  était  accompagné  d'un  marchand 
français  nommé  Couturier,  à  qui  les  meurtriers,  en  le  rassurant,  expliquè- 
rent en  mauvais  latin  le  motif  de  sa  mort  :  Ne  timeas  !  Peccatum  essef  contra 
Spiritum  Sanctum  maie  facere  viro  probo  sicut  te  (sic).  Isie  habuit  guod  nie- 
rebat;  erat  eîiim  inimicus  magistri;  inimicus  viagistri  est  inimiais  Del,  et 
puto  nos  non  peccasse  interficiendo  eum.  Ce  mélange  de  superstition  et  de 
crime,  cette  insulte  manifeste  au  droit  des  gens,  au  respect  des  nations,  firent 
en  Suède  une  vive  impression  sur  les  esprits.  Cent  preuves  confirmèrent  les 
premiers  soupçons  qui  s'étaient  élevés  contre  la  Russie,  et  cet  acte  de  bri- 
gandage devint  le  motif  de  nombreux  chants  populaires  en  Suède,  même 
en  Angleterre  et  en  Allemagne,  qui  ranimèrent  les  haines  nationales  contre 
les  Russes. 


908  REVUE    DES   DEUX    MONDES. 

La  conquête  de  la  Finlande  en  1809,  la  perte  de  Svéaborg,  achetée  par  les 
roubles  russes,  et  l'espérance  enfin  d'un  meilleur  et  plus  glorieux  avenir, 
voilà  quels  traits  accompagnent  les  témoignages  suédois  des  derniers  temps. 
Le  livre  finit  par  une  pièce  intitulée  f'aliclnUnn,  la  même  qui  fut  prononcée 
jadis  à  l'une  de  ces  réunions  d'étudians  Scandinaves  ayant  pour  but  de  rap- 
procher ensemble  les  trois  peuples  du  Nord.  11  y  avait  là  des  jeunes  gens  de 
chacune  des  universités  du  Nord.  Ceux  de  la  Finlande  manquaient  seuls  depuis 
quelques  années,  ou  bien,  si  quelques-uns  s'aventuraient  en  échappant  à  la 
police,  ils  étaient  punis  au  retour.  La  Finlande  néanmoins,  la  chère  Suomi, 
n'était  jamais  oubliée  dans  ces  assemblées  fraternelles,  et  des  espérances 
hardies,  anticipant  sur  l'avenir,  en  rêvaient  déjà  la  nouvelle  conquête.  «Fin- 
lande! s'écrie  M.  Strandberg,  tu  es  toujours  notre  sœur,  et  la  brise  qui  nous 
vient  d'Orient  nous  apporte  les  vœux  de  plus  d'un  ami.  C'est  de  là  que  cha-. 
que  matin  nous  arrivent  les  rayons  du  soleil  !  Bien  que  nos  frères  soient 
courbés  sous  le  joug,  le  langage  les  trahit,  et,  même  après  une  longue  sépa- 
ration, à  ce  signe  vous  les  reconnaîtrez.  —  Un  soir,  j'espère,  nous  ferons 
voile  vers  cette  côte;  nous  irons  prendre  au  lit  l'astre  du  jour.  Nos  escadrons 
couvriront  le  rivage.  En  avant  !  Nous  aurons  bientôt  tranché  les  liens  qui 
retiennent  les  mains  de  nos  frères!  —  Avant  le  coucher  du  soleil,  amis,  le 
Cosaque  sera  gisant  sur  la  terre.  Le  nom  de  ce  jour-là  sera  pour  nous  un 
titre  d'honneur,  et  le  roi  Charles,  du  haut  des  cieux,  où  il  tient  le  solennel 
chapitre  des  braves,  homme  par  homme,  nous  appellera  tous,  et  de  chaque 
étoile  que  laissera  tomber  sa  main  entr'ouverte  fera  pour  chacun  de  nous 
une  médaille  d'honneur!  »  a.  geffuoy. 

Art,  Scenery  xIND  Philosophy  in  Europe  [^rt.  Sites  et  Philosophie 
d'Europe),  etc.,  par  H.  B.  Wallace,  de  Philadelphie  (1).  —  Ces  fragmens, 
réunis  et  publiés  après  la  mort  de  l'auteur,  révèlent  un  aimable  enthou- 
siasme et  une  chaleur  d'admiration  pour  le  beau  dans  l'art  et  dans  la  na- 
ture, qui  dénotent  un  esprit  sincère  et  bien  intentionné.  M.  Wallace  était 
un  jeune  avocat  américain  qui  paraît  s'être  enflammé  à  première  vue  d'un 
ardent  amour  pour  les  chefs-d'œuvre  de  l'art  et  tout  en  même  temps  du 
désn*  d'exposer  les  lois  de  la  beauté  plastique.  Son  noviciat  à  peine  com- 
mencé, il  se  lance  dans  des  critiques  et  des  théories  du  genre  le  plus  ardu. 
Un  peu  plus  d'expérience  aurait  sans  doute  modéré  cet  excès  d'audace,  car 
M.  Wallace  semble  avoir  possédé  un  certain  sentiment  de  l'art  aussi  bien  que 
de  remarquables  capacités  intellectuelles,  et  on  peut  croire  que  cette  assu- 
rance exagérée  provenait  plus  encore  d'une  éducation  première  défectueuse 
que  dune  disposition  présomptueuse.  Pour  les  natures  bien  douées,  le  temps 
et  les  voyages  corrigent  souvent  ce  qu'il  y  a  d'erroné  dans  les  enseignemens 
nationaux,  qui,  à  tout  le  moins,  tendent  à  circonscrire  l'esprit  plutôt  qu'à 
l'élargir.  Il  n'est  pas  moins  assez  difficile  de  s'expli4uer  la  publication 
d'une  œuvre  aussi  incomplète.  Nous  ne  prétendons  pas  deviner  jusqu'à 
quel  point  elle  peut  être  suffisante  pour  répondre  aux  goûts  des  compa- 
triotes de  l'écrivain  et  pour  satisfaire  aux  exigences  de  leurs  lumières  ac- 
tuelles en  matière  de  beaux-arts;  mais  en  regard  des  vues  et  des  idées  esthé- 

(1)  1  vol.  ia-8o,  Philadelphie,  Herman  Horace  Binney  Hooker,  1855. 


REVUE.  —  CHRONIQUE.  909 

tiques  qui  circulent  de  ce  côté  de  l'Atlantique,  on  ne  voit  plus  guère  ce  qui 
a  pu  mériter  la  publicité  à  des  fragmens  aussi  crus  et  à  un  langage  aussi 
imparfait  et  aussi  peu  soigneux.  Peut-être  la  précipitation,  qui  semble 
être  l'état  normal  de  la  vie  américaine,  a-t-elle  poussé  les  éditeurs  à  se 
hâter  d'imprimer  ce  que  l'auteur  lui-même,  s'il  eût  vécu,  eût  gardé  en  por- 
tefeuille pour  le  revoir  et  le  méditer.  Tel  qu'on  nous  l'a  donné,  le  volume, 
quoiqu'il  ne  soit  pas  absolument  sans  renfermer  quelques  justes  aperçus, 
ne  saurait  rendre  qu'un  faible  témoignage  aux  talens  et  aux  connaissances 
de  M.  Wallace,  et  il  confirme  mal  ce  que  des  plumes  amies  racontent  de  ses 
études  et  de  ses  capacités  dans  les  notices  louangeuses  qui  remplissent  les 
trente  premières  pages. 

Le  volume  s'ouvre  par  quatre  morceaux  de  peu  d'étendue,  où  sont  traités 
les  plus  mystérieux  problèmes  de  l'estbétique.  Le  premier  développe  l'idée 
que  l'art  est  une  émanation  du  sentiment  religieux;  le  second  est  consacré 
à  démontrer  que  l'art  est  symbolique  et  non  intitatîf;  le  troisième  nous 
donne  la  loi  du  développement  de  l'architecture  gothique;  dans  le  quatrième, 
l'auteur  recherche  les  principes  du  beau  dans  les  œuvres  d'art.  Si  les  con- 
clusions de  ces  essais  étaient  vraiment  satisfaisantes,  et  si  M.  Wallace  avait 
été  aussi  profond  et  aussi  judicieux  qu'il  a  été  concis  et  rapide  dans  ses 
jugemens,  nous  aurions  ainsi,  dans  quatre  fois  vingt  pages  de  lecture  fa- 
cile, la  solution  de  ces  questions  intéressantes  et  ardues.  Malheureusement 
les  difficultés  du  sujet  ne  paraissent  pus  avoir  épouvanté  l'auteur,  proba- 
blement parce  qu'il  ne  les  apercevait  pas;  au  lieu  de  l'arrêter  dans  ses  rai- 
sounemens,  elles  l'entraînent  seulement  à  se  contredire  lui-même.  Ainsi, 
au  commencement  de  son  premier  essai,  il  écrit  ces  mots  :  «  La  faculté  créa- 
trice qui  fait  l'artiste  est  une  faculté  distincte  et  indépendante,  originale  et 
naturelle,  un  don  accordé  à  quelques-uns  et  refusé  aux  autres,  qui  implique 
sans  doute  une  organisation  cérébrale  ou  au  moins  un  développement  d'es- 
j>èce  particulière.  »  Et  deux  pages  plus  loin,  dans  le  même  essai,  il  attribue 
au  même  instinct  une  tout  autre  origine.  Nous  lisons  que  «  la  faculté  artis- 
tique n'est  pas  autre  chose  qu'un  intense  sentiment  religieux  qui  opère 
imaginativement,  ou  une  vive  imagination  agissant  sous  l'influence  d'un 
sentiment  religieux  qui  l'échauffé  et  l'élève.  »  Un  déploiement  aussi  formi- 
dable d'inconséquence  au  début  du  premier  et  du  principal  morceau  donne 
une  mauvaise  idée  des  pages  qui  restent  à  lire,  et  de  fait  elles  sont  rem- 
plies d'idées  mal  digérées  et  d'assertions  précipitées.  On  y  trouve  pourtant, 
comme  nous  l'avons  dit,  des  passages  disséminés  qui  indiquent  confusé- 
ment quelques  vagues  perceptions  dans  le  sens  de  l'art,  et  probablement 
une  certaine  fibre  pour  le  sentir;  mais,  quoique  cette  aptitude  naturelle  et 
toute  spéciale  à  recevoir  des  impressions  plastiques  soit  aussi  indispensable 
à  celui  qui  juge  qu'à  celui  qui  pratique,  elle  a  besoin  chez  l'un  et  chez  l'autre 
d'être  complétée  par  une  forte  dose  d'instruction  technique.  Et,  à  vrai  dire, 
pour  pouvoir  réehement  apprécier  une  œuvre,  il  faut  à  peu  de  chose  près  la 
même  éducation  que  pour  pouvoir  la  produire.  Sans  cette  préparation,  on 
peut,  quand  on  est  docte  en  d'autres  matières,  écrire  des  choses  très  sagaces 
au  sujet  d'une  peinture;  néanmoins,  si  l'on  ne  donne  pas  dans  le  faux,  on 
n'entre  qu'à  peine  dans  le  vrai,  ou  l'on  reste  tout  à  fait  à  côté.  M.  Wallace 
ne  diffère  pas  de  la  grande  majorité  des  lettrés  qui  ont  prononcé  sur  l'art 


910  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sans  en  avoir  fait  une  étude  pratique.  Ses  remarques  et  ses  jugemens  nous 
semblent  superficiels  et  nullement  concluans. 

A  la  suite  de  ces  quatre  essais  viennent  des  observations  svr  If  s  cathé- 
drales du  contlneni,  des  souvenirs  d'un  voyage  en  Suisse  et  en  Italie,  des 
notes  sur  les  peintres  italiens,  et  enfin  une  lettre  inachevée  sur  la  philoso- 
phie de  M.  Auguste  Comte.  11  est  clair  que  l'esprit  de  M.  Wallace  n'avait  rien 
d'exclusif,  et  nous  pouvons  concevoir  une  intelligence  largement  douée  qui 
toucherait  avec  puissance,  quoique  en  passant,  à  tous  ces  divers  sujets,  pour 
faire  jaillir  de  chacun  d'eux  une  succession  d'étincelles  électriques,  ou  pour 
les  enchaîner  tous  dans  une  même  harmonie.  Il  faut  toutefois  dans  ces  pages 
nous  contenter  de  la  bonne  volonté  et  de  la  jouissance  évidente  avec  laquelle 
l'auteur  épanche  ses  sensations.  Çà  et  là,  comme  l'ardeur  de  son  enthou- 
siasme eût  pu  le  faire  présumer,  il  s'est  abandonné  à  des  élans  de  descrip- 
tion poétique;  mais  ce  sont  là  les  parties  les  moins  attrayantes  de  son  livre, 
et  l'enflure  de  ces  passages  pourrait  même  donner  des  doutes  sur  la  vérité 
de  son  sentiment  général  pour  l'art.  En  tout  cas,  il  est  loin  d'être  un  maître 
dans  son  propre  art  d'écrivain,  et  quand  il  quitte  le  beau  style  pour  un  ton 
plus  simple,  sa  prose  est  gauche  et  mal  construite,  malgré  l'abondance 
aventureuse  avec  laquelle  elle  s'épanche.  Néanmoins  la  jeunesse  est  si  visible 
dans  ces  défauts,  qu'ils  appellent  l'indulgence,  et  ce  n'est  que  justice  peut- 
être  de  supposer  que  la  maturité,  en  arrivant  à  l'auteur,  lui  aurait  fait  pro- 
duire de  bien  meilleurs  fruits. 

Les  pages  sur  la  philosophie  de  M.  Comte  ne  sont  que  la  première  ébauche 
d'une  lettre  qui,  à  la  mort  de  M.  Wallace,  a  été  trouvée  dans  ses  papiers. 
Nous  les  mentionnons  seulement  pour  en  extraire  un  ou  deux  passages  qui 
sont  remarquables  comme  venant  d'un  citoyen  des  États-Unis.  Après  avoir 
énergiquement  soutenu  que  la  philosophie  positive  était  applicable  et  devait 
être  appliquée  à  l'ordre  des  phénomènes  moraux,  il  s'attaque  virilement 
aux  théories  sociales  du  jour,  et  donne  un  franc  démenti  aux  axiomes  des 
démocrates  républicains  ou  socialistes  et  autres  docteurs  du  corps  politique. 
Ainsi  les  dogmes  populaires,  que  «  tous  les  hommes  ont  des  droits  égaux,  » 
et  que  tout  pouvoir  politique  ne  «  peut  procéder  légitimement  que  du 
consentement  des  gouvernés,  »  sont  traités  par  lui  de  sophismes  méta- 
physiques. Plus  loin  il  ajoute  :  «  Quant  à  ces  maximes  démocratiques  sur 
les  droits  de  l'homme,  elles  sont  clairement  fausses  et  pernicieuses,  parce 
qu'elles  sont  de  la  pure  métaphysique,  et  parce  qu'elles  ne  s'accordent  pas 
avec  les  phénomènes  des  sociétés  tels  qu'ils  sont  consignés  dans  l'histoire. 
Que  ces  notions  ne  représentent  aucunement  les  lois  implantées  dans  la 
nature  de  l'homme  en  tant  qu'être  social,  cela  résulte  clairement  du  fait 
que  jamais  la  société  n'a  obéi  à  de  telles  règles,  et  qu'elle  n'a  jamais  été  com- 
patible avec  elles.  » 

Des  principes  de  ce  genre  sont  faits  pour  frapper  chez  un  citoyen  de  la 
république  modèle.  On  se  fût  à  peine  attendu  à  les  entendre  sortir  d'une 
telle  bouche;  mais  nous  ne  serons  peut-être  pas  dans  l'erreur  en  supposant 
que  M.  Wallace  avait  appris  à  douter  des  vérités  républicaines  en  contem- 
plant de  près  leurs  conséquences  pratiques.  w.  h.  darlev. 

V.  DE  Mars. 


TABLE  DES  MATIÈRES 


PREMIER  VOLUME. 


SECONDE  PÉRIODE.  —  XXVI«  ANNEE. 


JANVIER.  —  FÉVRIER   185b. 


Livraison  du  1er  janvier. 

Études  de  la  Vie  Mondaine.  —  La  Petite  Comtesse,  par  M.  Octave  FEUILLET.  5 
Le  Canal  de  Suez  et  la  Question  du  Tracé,  les  divers  Projets  en  présence, 

avec  une  Carte,  par  MM.  Alexis  et  Emile  BARRAULT 70 

Charles  Fox  d'après  ses  Mémoires,  publication  de  lord  Jolin  Russell,  dernière 

partie,  par  M.  Charles  de  RÉMUSAT,  de  l'Académie  Française 103 

L'Art  et  l'Industrie  des  Bronzes  dans  l'antiquité  et  dans  l'Europe  moderne, 

par  M.  A.  GRUYER 153 

Un  Roi  d'Orient.  —  Nussir-u-din,  le  dernier  roi  d'Aoude,  par  M.  Emile  MON- 

TÉGUT 178 

Revue  Musicale.  —  Les  Théâtres  et  les  Opéras  nouveaux. — Les  Saisons,  de 

M.  Massé,  etc.,  par  M.  P.  SCUDO 198 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 208 

Livraison  du  15  Janvier. 

Madame  de  Hautefort,  par  M.Victor  COUSIN,  de  l'Académie  Française 225 

Leopold  Kompert.  —  Le  Romancier  du  Ghetto  et  l'Émancipation  des  Juifs  de 

Bohème,  par  M.  Saint-René  TAILLANDIER 277 

Jeanne  d'Arc  et  sa  Mission  d'après  les  pièces  nouvelles  de  son  procès,  par 

M.  Louis  de  CARNÉ ,      310 

Thérèse,  Soutenir  d'Allemagne,  par  M.  Amédee  ACHARD 349 

Les  Roumains.  —  I.  —  Les  Titres  de  nationalité  et  la  Renaissance  littéraire 

de  la  Roumanie  ,  par  M.  Edgar  QUINET 375 

Poètes  et  Romanciers  modernes  de  la  France.  — LYIII.  —  M.  V.  de  Laprade, 

par  M.  Gustave  PLANCHE 409 


912  TABLE    DES   MATIÈRES. 

Sciences.  —  Les   Saisons  sdu  la  Terre  et  dans  les  autres  Planètes,  par 

M.  BABINET,  de  l'Institut A36 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 451 

Livraison  du  1er  Février. 

Emina,  Récits  turco-asiatiques ,  première  partie,  par  M^^  la  Princesse  Chris- 
tine Trivulce  de  BELGIOJOSO 465 

Les  Jésuites  en  Chine  autrefois  et  aujourd'hui,  par  M.  Charles  LAVOLLÉE.      505 
Économie  rurale.  —  Les  Ouvriers  européens,  de  M.  Le  Play,  par  M.  L.  de 

LA\  ERGNE,  de  l'Institut 537 

La  Statuaire  d"Or  et  d'Ivoire.  —  La  Minerve  de  M.  Simart,  par  M.  BEULÉ.      564 
Du  Romanesque  dans  l'esprit  littéraire.  —  Poésies  et  Nouvelles  de  M™«  d'Ar- 

bouville,  par  M.  Charles  de  RÉMUSAT,  de  l'Académie  Française 587 

De  l'Alimentation  publique.  —  La  Viande  de  boucherie,  Réformes  a  introduire 
dans  la  Taxe  et  dans  la  Production,  par  M.  PAYEN,  de  TAcadémie  des 
Sciences 596 

Charles  Dickens,  son  Talent  et  ses  Œuvres,  par  M.  H.  TAINE 618 

Les  Chrétiens  d'Orient,  par  M.  VILLEMAIN,  de  l'Académie  Française 648 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 658 

Le  Cabinet  anglais  a  l'ouverture  du  Parlement,  par  M.  J.  PERODEAUD 674 

Revue  Littéraire.  —  Publications  allemandes  sur  Lessing,  par  M.  Saint-René 

TAILLANDIER 686 

Livraison  du  15  Février. 

Le  Mormonisme  et  sa  valeur  morale.  —  La  Société  et  la  Vie  des  Mormons, 

par  M.  Emile  MONTÉGUT 689 

Emina,  Récits  turco-asiatiques,  dernière  partie,  par  M""  la  Princesse  Chris- 
tine Trivulce  de  BELGIOJOSO 726 

Charlemagne   et   les   Huns.  —  Destruction   du   second   Empire  hunnique,  par 

M.  Amédee  THIERRY,  de  l'Institut 768 

Le  Pôle  austral  et  lf.s  Expéditions  antarctiques,  par  M.  Auguste  LAUGEL.      802 

La  Poésie  anglaise  depuis  Shelley.  —  Alfred  Tennyson,  Owen  Meredith,  par 

M.  Arthur  DUDLEY 821 

Sciences.  —  Des  Tables  parlantes,  des  Esprits  frappeurs  et  autres  Manifes- 
tations DE  ce  temps-ci,  par  M.  É.  LITTRK,  de  l'Institut , 8i7 

Beaux-Arts.  —  La  Statue  équestre  de  François   I^r,  de  M.   Clésinger,  par 

M.  Gustave  PLANCHE 873 

Chronique  de  la  quinzaine,  histoire  politique  et  littéraire 888 

Essais  et  Notices.  —  Revue  étrangère 901 


FIN   DE    LA    TABLE. 


vm 


mffy:. 


"Icc-^V 


vF'>^r' 


■'*^Q 


tmÊÊm»